NOTE 12 – La limitation de l’infini. L’ange. Réflexions sur la poésie.
« Il me semble malgré tout que je vais mieux, que je peux guérir. J’ai fort bien dormi. Je n’ai plus eu de rêves ni de ces apparitions morbides. Demain, O viendra me voir, tout sera simple, régulier et limité comme un cercle. Je ne crains pas le mot “limité”. Le travail de la plus haute faculté de l’homme, de la raison, est justement consacré à la limitation continuelle de l’infini et à sa division en portions commodes, faciles à digérer, qu’on appelle des différentielles. C’est en quoi réside la beauté divine de ma partie : les mathématiques. C’est justement cette beauté que les femmes ne comprennent pas. Cette dernière pensée est, du reste, le résultat d’une association fortuite. »
Je pensais à tout cela sous le bruit mesuré des roues du chemin de fer souterrain. En même temps que je scandais ce bruit, je lisais les vers que R m’avait apportés la veille. Je sentis à un moment donné que derrière moi quelqu’un se penchait avec précaution et regardait la page ouverte. Je vis du coin de l’œil, sans me retourner, des oreilles écartées comme des ailes, un corps courbé comme un « S »… C’était lui. Je ne voulus pas le déranger et fis semblant de ne pas le voir. Comment il s’était trouvé là, je n’en savais rien, il ne devait pas y être lorsque j’entrai.
Cet incident insignifiant eut une excellente influence sur moi, je dirais presque qu’il me fortifia. Il est très agréable de sentir derrière soi le regard perçant d’une personne qui vous garde avec amour contre la faute la plus légère, contre le moindre faux pas. Cela paraîtra peut-être un peu sentimental, mais je pense toujours à la même analogie : aux anges gardiens des anciens. Il est extraordinaire de constater le nombre de choses auxquelles rêvaient les anciens et que nous avons réalisées.
Au moment où je sentis l’ange gardien derrière mon dos, je me délectais d’un sonnet intitulé le Bonheur. Je ne pense pas me tromper en disant que c’est un morceau rare tant par la beauté que par la profondeur des idées. En voici les quatre premiers vers :
Les éternels amoureux, deux fois deux,
Éternellement unis dans le quatre passionné,
Les inséparables deux fois deux,
Sont les amants les plus brûlants au monde…
La suite est du même genre, c’est un hymne au bonheur sage et éternel de la table de multiplication.
Tout véritable poète est infailliblement un Christophe Colomb. L’Amérique existait depuis des siècles avant Colomb ; mais ce dernier sut la trouver. Il en est de même pour la table de multiplication. Elle avait existé depuis des siècles avant R-13, mais lui seul sut trouver un nouvel Eldorado dans cette forêt vierge. Existe-t-il un bonheur parfait et sans tache ailleurs que dans ce monde merveilleux ? L’acier se rouille, le vieux Dieu a créé l’homme d’autrefois, c’est-à-dire une créature faillible, par conséquent lui-même se trompa. La table de multiplication est plus sage, plus absolue que le vieux bon Dieu ; jamais, vous entendez, jamais elle ne se trompe. Il n’est rien de plus heureux que les chiffres qui vivent sous les lois éternelles et ordonnées de la table de multiplication. Jamais d’hésitations ni d’erreurs. Cette vérité est unique et le vrai chemin vers celle-ci est également unique ; la vérité est « quatre », et le vrai chemin est « deux fois deux ». Ne serait-il pas absurde que ces deux chiffres heureusement et idéalement multipliés l’un par l’autre se missent à penser à je ne sais quelle liberté, c’est-à-dire à la faute ? C’est pour moi un axiome, que R-13 a su saisir le fondement, la base de…
Je sentis encore une fois, d’abord sur mon crâne, ensuite sur mon oreille gauche, l’haleine douce et tiède de l’ange gardien. Il avait certainement remarqué que le livre était fermé sur mes genoux et que mes idées étaient loin. Eh quoi, j’étais prêt à lui ouvrir les pages de mon cerveau ; cela donne tellement de tranquillité et de joie. Je me souviens m’être retourné et l’avoir regardé avec insistance dans les yeux, en ayant l’air de lui demander de me lire. Mais il ne comprit pas, ou ne voulut pas comprendre, et ne me demanda rien… Je demeurai seul et il ne me restait plus qu’à vous raconter tout cela, lecteurs inconnus qui m’êtes actuellement aussi chers, aussi proches et aussi inaccessibles que lui tout à l’heure.
Mon chemin était d’aller de la partie au tout, la partie étant R-13, le tout, notre Institut des Poètes et Écrivains Nationaux.
« Comment se peut-il que toute l’absurdité de la littérature et de la poésie des anciens ne leur ait pas sauté aux yeux ? La force immense et grandiose du Verbe était employée en pure perte. C’est comique : chacun écrivait ce qui lui passait par la tête. C’était aussi ridicule et absurde que d’avoir laissé la mer battre inutilement les rivages pendant les vingt-quatre heures de la journée, de telle sorte que les millions de kilogrammètres des vagues ne servaient qu’à entretenir les sentiments des amoureux. Nous avons tiré l’électricité du mugissement furieux de la mer et transformé cette bête écumante en animal domestique. L’élément, autrefois sauvage, de la poésie, a été également dressé et soumis au joug. La poésie n’est plus un impardonnable roucoulement de rossignol, c’est une force nationale, un service utile. Pourrait-on, dans nos écoles, aimer si sincèrement et si tendrement les quatre opérations arithmétiques sans nos célèbres “Normes Mathématiques” ? Et que dire des “épines”, cette image classique pour désigner les Gardiens, épines de rose, chargées de garder la délicate fleur de l’État des attouchements grossiers… Quel cœur de pierre resterait indifférent en entendant les lèvres innocentes des enfants balbutier comme une prière :
Un vilain garçon voulut prendre la rose,
Mais l’épine d’acier le perça comme une aiguille,
Le vaurien pleura
Et chez lui rentra, etc.
« Et les “Odes quotidiennes au Bienfaiteur” ! qui, après les avoir lues, ne s’inclinera pas religieusement devant le sacrifice de ce Numéro parmi les Numéros ? Et les terribles : “Fleurs rouges des condamnations judiciaires” ! Et le livre de chevet : “Stances sur l’hygiène sexuelle” !
« La vie, dans toute sa complexité et sa beauté, est sertie pour l’éternité dans l’or des mots. Les poètes n’habitent plus l’empyrée, ils sont descendus sur la terre et avancent avec nous la main dans la main, aux sons de la sévère marche de l’Usine Musicale. Leur lyre, c’est le frottement matinal des brosses à dents électriques, c’est le crépitement de tonnerre des étincelles dans la Machine du Bienfaiteur, c’est l’écho grandiose de l’Hymne à l’État Unique, c’est le bruit intime des vases de nuit de cristal, c’est le froissement des rideaux que l’on baisse, ce sont les voix joyeuses des tout derniers livres de cuisine et les murmures à peine perceptibles des membranes des rues.
« Nos dieux sont ici, sur terre, avec nous, dans le Bureau, dans la cuisine, à l’atelier, au salon. Les dieux sont devenus comme nous, ergo, nous sommes devenus comme des dieux. Et nous allons vers vous, lecteurs planétaires inconnus, pour rendre votre vie divinement raisonnable et précise, comme la nôtre… »