Le résultat de nos semis, c’est une moisson d’impossible. Spéculation : le fragment n’est pas de la matière au sens strict – à part masse et volume, mesurables, il n’en possède aucune des propriétés conventionnelles. On ne peut le subdiviser. Sa structure reste lisse quel que soit le grossissement, mais l’examen optique peut occasionner des erreurs pour plusieurs raisons. Sa radiation viole la loi du carré inverse, comme si une masse infiniment supérieure modifiait la courbure de l’espace local, alors que quatre hommes robustes réussiraient à le soulever (mais aucun d’entre nous n’est assez fou pour le toucher). Il tire de l’air ambiant des photons à haute énergie qu’il fait passer au rouge en les rayonnant. Même effet sur la lumière qu’il réfléchit : les dimensions du fragment semblent se réduire en contradiction flagrante avec les lois optiques connues ; il diminue trop vite pour qui s’en éloigne ! La réciproque est vraie, ce qui interdit toute mesure rapprochée. Au microscope, il apparaît comme une structure homogène aussi vaste que la surface d’une étoile, en moins énergétique, par bonheur ! Cela crée de sérieuses difficultés, le miracle étant qu’elles ne se révèlent pas bien pires encore.
Observer de telles merveilles est un privilège. Étrange que ce fragment provienne d’un désert du Moyen-Orient. Des siècles de pensée religieuse ont fertilisé l’âme humaine dans un rayon de mille cinq cents kilomètres autour du site : Moïse, Jésus, Mithra, Mani, Valentin…
Il me revient l’idée de Linde selon laquelle le cosmos observable s’élève de l’« écume » chaotique des configurations possibles de l’espace et du temps : enchâssé dans (mêlé avec) d’autres univers semblables et dissemblables. En rêve, j’ai vu un véhicule permettant de naviguer par les « trous de ver » entre îlots de création adjacents. Pour l’assembler, des êtres lumineux, étranges, inconnaissables – habitant le Plérôme ? Ils tentent de pénétrer le mystère de la Matière créée, mais ils échouent… des débris de hors-substance s’éparpillent sur d’innombrables îlots d’espace-temps, y compris le nôtre…
Nous comptons bombarder le fragment de particules à haute énergie. Frapper à la porte du Paradis.
Que le Bureau de la convenance et le département de la Guerre collaborent, et toutes les difficultés s’aplanissent, se disait Symeon Demarch.
En son absence, on avait assemblé le portique d’essai. Il dominait une parcelle de forêt mise à nu, trois kilomètres à l’ouest des vestiges du laboratoire, et son apparence sans prétention de tourelle en acier évoquait plutôt un mirador. Une grue déjà tractée à proximité permettrait de poser la bombe dans son berceau.
L’arme même – ou plutôt ses pièces, avant l’assemblage final – était arrivée bien gardée, du terrain d’atterrissage de Fort LeDuc, sur deux camions amenant aussi une troupe de techniciens nerveux. Ces civils en blouse blanche s’affairaient maintenant à son montage dans un hangar de tôle non loin de là, sous le vif éclat des rampes lumineuses.
Demarch inspectait le site en compagnie de Clément Delafleur, l’attaché de la Branche idéologique, devenu son principal rival à Two Rivers.
La neige descendant autour d’eux arrondissait les angles aigus du portique sur son pas de tir en ciment, mais elle ne pouvait rien pour les traits de Clément Delafleur. L’homme, âgé d’au moins dix ans de plus que lui, se trouvait beaucoup plus près d’une confirmation au poste de censeur. Son visage tout en froncements de sourcils et grimaces, creusé de rides par des décennies de manœuvres politicardes, ressemblait à une falaise imprenable. Delafleur avait plus d’amis que lui dans l’Officialité – y compris, peut-être, le censeur Bisonette, dont la loyauté professionnelle n’allait pas toujours dans le sens de la loyauté personnelle.
Demarch n’avait aucune latitude pour critiquer cette décision de pendre douze enfants par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il se borna à risquer une allusion – subtile.
Delafleur ne s’embarrassa pas de précautions oratoires.
— C’était de la rébellion pure et simple, et les actions que j’ai engagées relèvent de la tâche qui nous a été assignée, vous le savez aussi bien que moi.
La cloche de midi sonna dans le camp. Demarch écouta les échos se perdre parmi les arbres enneigés. Il se demandait quoi répondre. Sa position lui semblait incertaine. Lorsqu’il était revenu en ville et qu’il avait vu les petits corps pendre des réverbères comme des sacs de blé, il avait ordonné qu’on coupât les cordes.
— Votre décision était légale, dit-il. Vous étiez habilité à la prendre, je n’en disconviens pas. Je me demande juste s’il était sage d’ajouter aux griefs de la population. (Il indiqua le portique d’un coup de menton.) Surtout maintenant.
— Je vois mal en quoi je devrais me sentir concerné par les sentiments de gens que guette l’annihilation.
— Pour nous épargner des représailles.
Une patrouille avait essuyé les tirs d’un père en deuil. L’individu avait connu le même sort que sa progéniture, mais sur un gibet plus discret.
— Nous pouvons les mater, dit Delafleur.
— Mais fallait-il en arriver là ?
— Peu importe.
L’attaché considéra la tourelle comme si elle constituait la meilleure réponse à toute objection. Peut-être était-ce le cas. Demarch disposait de quelques éléments d’appréciation sur la bombe, désormais.
— Difficile de croire…
— Qu’elle puisse accomplir ce qu’ils prétendent ? Oui. Pour ma part, je n’y comprends rien. Imaginer un tel cercle de ruine et d’incendie échappe à l’entendement. Le Génie a ménagé un coupe-feu tout autour du périmètre, de peur que la forêt, ou la péninsule entière, ne parte en fumée. (Delafleur secoua la tête.) Selon eux, elle opère sur le principe même du soleil.
— Incroyable.
Demarch songeait que ces arbres seraient bientôt du bois d’allumage, et la ville un four en brique – empli de viande.
Il en frissonna.
— Vous méritez des félicitations, dit Delafleur d’un air madré. N’avez-vous pas eu l’idée de piller les bibliothèques ? Cette initiative, à ce qu’il semble, nous a permis de gagner du temps. Plusieurs mois, à tout le moins. La mise au point était bien avancée, la faute ne vous incombe donc pas entièrement. (L’attaché eut un sourire insondable.) Cet air catastrophé ne vous sied guère, lieutenant.
Il s’entretint des plans d’évacuation avec Delafleur et un adjudant. Le programme venait de la capitale, mais il fallait en arrêter le détail. C’est presque irréel, se dit-il, de devoir négocier une fuite avec ce fonctionnaire du Bureau fastidieux et borné doté de tous les traits caractéristiques des hiérarques – l’ambition, la loyauté, et une absence totale de conscience. La mort prochaine de milliers de personnes comptait moins pour Delafleur que le protocole de cette ruée vers les sorties de secours.
Quoi de plus naturel, par ailleurs ? N’était-il pas absurde de discuter le blanc-seing de l’Église et de l’État ? Si chaque agent du Bureau décidait de sa propre politique et suivait la voix de sa conscience, quel serait le résultat, sinon l’anarchie ?
Néanmoins, l’attaché exsudait le mal. L’Église dirait que toute âme recèle un apostoma theion. En Delafleur, cet éclat divin, s’il existait, devait être profondément enfoui.
Une fois les négociations parachevées, il prit une voiture pour regagner la maison d’Evelyn dans un crépuscule amer.
À son arrivée, elle le dévisagea avec la prudence blessée qu’elle lui témoignait depuis son retour. Même si elle évitait d’en parler, il savait qu’elle avait vu les enfants exécutés.
Ses grands yeux meurtris lui rappelèrent Christof.
En haut, dans la chambre, intimidé par son mutisme, il lui présenta les documents obtenus de Guy Marris. Elle les consulta sans émotion apparente.
— C’est moi ?
— À certains égards.
Sauf-conduit bleu, certificat d’état civil jaune, attestation de citoyenneté verte, acte de naissance et de baptême rose, Guy s’était montré aussi méticuleux qu’à son habitude.
— Je suis plus petite que ça.
— Peu importe. On n’y jette qu’un coup d’œil.
Elle plia les papiers et les lui rendit.
— C’est pour notre départ ?
— Oui, Evelyn.
Il savait qu’elle se doutait de la tournure des événements. Ils n’en avaient jamais discuté. Les regards avaient suffi.
— Quand ?
— La décision reste à prendre.
— Dans quel délai, Symeon ?
C’est de la trahison, se dit-il. Oui, comme les documents. Comme ses pensées. Il ne pouvait plus revenir en arrière.
— Avant la fin du mois.
Dex parla à Bob Hoskins, qui l’envoya à un parent, lequel le dirigea sur un ancien pilote privé sec comme un coup de trique du nom de Calvin Shepperd.
Ils se rencontrèrent au restaurant Tucker, dans la petite pièce du fond qui servait de réserve dans les temps bénis où il y avait encore de la nourriture à stocker. Dex serra la main du vieil homme et se présenta.
— Je sais qui vous êtes, dit Shepperd. Vous aviez Cléo, la fille de ma sœur, dans votre classe il y a deux ou trois ans. (Il parut hésiter.) Bob Hoskins vous a recommandé, mais je me demandais s’il fallait vous impliquer.
— Je peux vous demander pourquoi ?
— Oh, c’est évident. D’abord, vous voyez cette femme de l’extérieur.
— Elle s’appelle Linneth Stone.
— Peu importe. Le problème, c’est que je ne sais pas ce qu’elle vous dit ni ce que vous lui dites. Et puis, vous ne sortiez pas avec Evelyn Woodward, de la pension ? Qu’on voit beaucoup au bras du proctor en chef, ces temps derniers.
— C’est une petite ville, observa Dex.
— C’était, c’est et ce sera toujours une petite ville. Je n’ai rien contre les cancans, monsieur Graham, surtout de nos jours.
— D’ailleurs tout est exact. Je prends peut-être quelques risques en les fréquentant, mais ça m’a permis d’obtenir les informations dont vous avez besoin.
— C’est-à-dire ?
— Bob Hoskins m’a expliqué que vous essayiez d’établir une filière d’évasion pour des familles du coin.
— Bob Hoskins doit avoir sacrément confiance en vous. (Shepperd soupira et croisa les bras.) Allez-y.
Evelyn était passée trois fois avec des nouvelles fraîches recueillies en général sur les documents que Demarch laissait traîner sur son bureau. Dex décrivit le coupe-feu, la bombe – l’apocalypse qui fondait sur Two Rivers à la vitesse d’un rapace piquant sur sa proie.
Shepperd s’adossa à une étagère – qui contenait en tout et pour tout une grosse boîte de haricots verts – pour l’écouter, le visage figé. Quand Dex en eut terminé, le vieux pilote s’éclaircit la gorge.
— Alors, on a combien de temps – une semaine, deux ?
— Je ne peux pas être précis, mais ça semble plausible. On n’aura peut-être aucun avertissement.
— Faudra bien qu’ils évacuent les soldats.
— Je crois qu’il n’est rien prévu de tel.
— Quoi, ils vont les laisser là ? Les laisser cramer ?
— On dirait bien.
— Ah, merde, les salauds. (Il secoua la tête.) Je vous fiche mon billet que les proctors s’en iront, eux. Le voilà, notre avertissement… si vous dites vrai.
Dex resta coi.
Shepperd mit les mains dans les poches de sa veste.
— Je suppose que je dois vous remercier.
Dex haussa les épaules.
— Au fait, Hoskins dit que votre démarche l’a surpris. Il vous prenait surtout pour une grande gueule. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
— Douze mômes pendus aux réverbères de la mairie.
— Ah, oui. Je comprends.
Douze mômes pendus aux réverbères, se disait Dex en rentrant par les rues enneigées.
Douze mômes, dont certains qu’il connaissait ; dont trois de ses élèves.
Douze mômes. N’importe lequel aurait pu être son fils.
Aurait pu être David.
S’il avait vécu.
— Il ne t’a pas cru ? demanda Linneth.
Assise à la table de cuisine chez Dex, elle se réchauffait les mains sur une bouilloire de thé. Le ciel était bleu. Le vent secouait un carreau disjoint.
— Il m’a cru. Bien à contrecœur, mais il m’a cru.
— Combien de personnes compte son groupe ?
— Trente ou quarante adultes, plus leurs familles. Selon Bob Hoskins, ils ont réussi à se procurer quelques fusils de chasse et même deux ou trois armes automatiques. Stupéfiant, ce que les gens gardent dans leur cave.
— Ils espèrent s’enfuir ?
— C’est ce que je me suis laissé dire.
— J’aurais pensé qu’ils seraient plus nombreux, eu égard à la population de la ville.
— Il y a d’autres groupes comme celui-là, mais ils ne communiquent pas entre eux – et ça vaut sans doute mieux.
— Il n’empêche, trop de gens mourront.
Il acquiesça sans mot dire.
— Même les spécialistes venus d’ailleurs. Je ne crois pas qu’ils aient l’intention de nous épargner. Nous en savons trop, et nous risquerions d’en parler.
— On partira. Sauver quelques vies, ce n’est pas l’idéal, mais il faudra s’en contenter.
Il enfila son anorak.
— Où vas-tu maintenant ?
— Finir quelques trucs. Je passe voir Howard Poole.
— Laisse-moi t’accompagner.
Il réfléchit un instant.
— Il y a un blouson dans le placard. Prends-le à la place du tien. Et mets-toi une écharpe. Je n’ai aucune envie qu’on nous reconnaisse.
Une fois dans la rue, elle le prit par le bras et marcha à ses côtés, tête baissée. Menue, parfaite. Sans doute condamnée à mort, comme tous les occupants de ces maisons tranquilles, se disait Dex.
Howard avait trouvé tant de réponses depuis ces derniers jours qu’il se demandait comment dire quoi que ce soit à Dex.
Celui-ci, débarquant sans prévenir, amenait quelqu’un : Linneth Stone, une étrangère, mais pas un proctor.
— Tu peux parler devant elle. C’est une prof, Howard – et une titulaire.
Il la regarda.
— Quelle discipline ?
— L’ethnologie culturelle, répondit-elle.
— Oh. Les systèmes de parenté. Beurk.
— Howard est physicien, dit Dex.
— Oh, dit Linneth. Les particules atomiques. Beurk.
Mais les nouvelles importaient davantage. Il se tourna vers Dex.
— Écoute, j’ai trouvé la femme.
— Laquelle ?
— Celle chez qui Stern habitait. Elle vit à deux rues d’ici. Et elle a toutes ses notes.
— Howard, peu importe, maintenant.
— Mais si. Au contraire.
Dex échangea un regard avec Linneth, et soupira.
— Très bien. Dis-moi ce que tu as découvert.
— Stern n’était pas le seul physicien mystique, dit Howard. Prenez Einstein et son objection à la théorie des quanta, ou Schrödinger et son idée de l’unité secrète de l’esprit humain. À force d’observer le cosmos, ces questions métaphysiques – religieuses – émergent.
» Mais son obsession était encore plus étrange – hanté par Dieu depuis la plus tendre enfance, poussé par ce qu’on peut appeler une contrainte : des rêves, des visions, voire un ennui de santé passé inaperçu, tumeur, épilepsie du lobe temporal, début de schizophrénie – il avait étudié les textes sacrés, en quête d’indices de ce mystère qui lui semblait omniprésent, pressant et hors de portée… le mystère de ce qui dépasse l’entendement humain.
» Il avait cherché les réponses avec la même passion dans les écrits d’Einstein, du Talmud, de Heisenberg et de Maître Eckhart. Si la physique lui avait donné une carrière, jamais il n’avait abandonné ses livres d’ésotérisme, ni sa fascination pour la cosmogonie folle des premiers gnostiques chrétiens, mythes de la création mêlés de judaïsme, de paganisme grec et de mystères orientaux. Le mysticisme florissant de la fin de l’Empire romain lui avait fourni une métaphore féconde pour l’univers tel qu’il existait derrière le quantum et avant la création.
— Ce devait être un homme brillant, dit Linneth.
— Aveuglant. Parfois méprisant envers ses collègues. Et excentrique – toujours en jean et en T-shirt, même pour la cérémonie du Nobel. Mais il pouvait se le permettre.
— Impressionnant ?
— Oui. Ça faisait partie du personnage. Ça lui a acquis sa réputation. Et c’est sa réputation qui l’a amené ici.
— De sa part, c’est étonnant d’accepter de bosser pour le gouvernement, dit Dex.
— Il n’y tenait pas. Surtout pendant la guerre froide. En ce temps-là, mener des recherches pour le gouvernement, ça revenait à laisser choir le résultat dans un trou noir. Si ton travail est secret, tu ne peux pas publier, et si tu ne peux pas publier, ce n’est pas de la science. Mais il n’a pas su refuser leur dernière offre. Ils lui ont promis qu’il pourrait regarder tout à son aise au cœur du mystère.
Howard décrivit le fragment turc, un objet si étrange qu’il défiait la compréhension.
— Vous imaginez à quel point ses obsessions ont carburé. Le jour, il mesurait, il émettait des hypothèses prudentes et rigoureuses. La nuit, il s’installait dans son bureau chez Ruth Wintermeyer, et il délirait : le Plénum, le fragment comme artefact divin, comme débris de l’Appenoia. Son journal mêle l’autobiographie, la chronique scientifique et la folie pure. Je dirais que Stern a perdu la capacité de dissocier les faits des spéculations. C’est devenu le mysterium tremendae – l’ultime frontière de la pensée rationnelle.
— Mais, au bout du compte, dit Linneth, a-t-il découvert ce qu’était ce fameux fragment ?
— Sans aucune certitude. Il a fini par le tenir pour un bout d’un véhicule permettant de naviguer par les « trous de ver ».
— Les trous de ver ?
— Disons un dispositif capable de voyager entre univers parallèles. Mais tout ça repose sur de la physique hautement spéculative et sur ses notions plutôt folles. Il a pu démontrer un fait intéressant – que le fragment réagissait de manière imperceptible mais mesurable à la proximité d’êtres vivants, bref, savait s’il y avait quelqu’un dans le coin. Stern y a vu la preuve d’une autre de ses marottes, comme quoi la conscience est liée à la réalité de façon beaucoup plus profonde qu’on ne le pense en général. Que ce fait le prouve, c’est une autre paire de manches, bien entendu.
— Et l’accident ? demanda Dex.
— Ah. Intéressant. On ne peut pas le reconstituer à partir de ses notes, mais il parlait d’irradier le fragment pour tester ses réactions. Le résultat a dépassé toutes ses attentes. Stern a franchi un seuil.
— Et nous a amenés ici ?
— Oui.
— Tu veux dire, lui, en personne ?
— Bon, c’est un puzzle, mais toutes les pièces s’emboîtent. Le fragment réagit à sa présence – à son esprit, comme dirait mon oncle. Une énergie formidable appliquée à l’objet produit une sorte de catalyse et, d’une manière inimaginable, nous voilà transportés ici. Mais ça va plus loin. Je pense que le processus n’est pas terminé. Qu’il se poursuit.
— Je ne comprends pas.
— C’est évident, non ? Le labo est toujours entouré de ce dôme de lumière. Et réfléchissez à ce qui s’est passé quand la station-service a pris feu. L’énergie libérée a pris une drôle de forme. Les gens ont vu Dieu ou le diable, mais moi… (Il scruta la table, puis leva les yeux sur ses deux visiteurs avec une lueur de défi dans le regard.) Moi, j’ai vu Stern.
Le raisonnement d’Howard allait plus loin qu’il n’était prêt à l’admettre. Pour lui, Stern avait raison : le fragment faisait bel et bien partie d’un dispositif destiné à traverser diverses avenues de la création, les univers infinis de Linde ou les multiples alternatives de la fonction d’onde – ou les deux. Et il était entré en interaction avec la conscience, avec Stern.
Ce véhicule, Stern l’avait piloté, en emportant ce bout du Nord Michigan dans un monde qui reflétait, imparfaitement, ses obsessions persistantes.
Il se figurait Stern au milieu des décombres, préservé… et vivant, comme dans ses rêves.
— Quand les proctors inspectaient le labo, ils envoyaient des gens revêtus de combinaisons protectrices. Ça devait les aider, un peu. Je veux me procurer une de ces tenues.
— C’est ridicule. Tu arriverais à quoi ?
Il faillit répondre. Comment leur faire comprendre qu’il devait aller là-bas ? Qu’il le voulait, mais qu’en plus il s’y sentait poussé, contraint ?
— Je ne peux pas t’expliquer, dit-il enfin. Il se trouve que je dois essayer.
— Vous n’avez pas beaucoup de temps, dit Linneth.
Howard la dévisagea sans comprendre.
— Comment ça ?
— Elle veut dire que la ville n’a pas beaucoup de temps. Les proctors comptent bien la détruire. Ils ont une espèce de bombe atomique dans l’ancienne réserve ojibwa. On venait te le dire. Howard, même si Stern est encore vivant, il n’existe aucun moyen de l’aider. Tout ce qui nous reste comme choix, c’est d’essayer de partir.
Howard songea à cette énorme quantité d’énergie, à la chaleur blanche de la fission nucléaire, engloutissant le labo et le mystère qui subsistait en son sein.
Il se rappela le rêve où son oncle se trouvait dans un globe de lumière.
— On ne les arrêtera pas, dit Dex. Le seul moyen de s’en sortir, c’est de partir.
Howard prit une profonde inspiration, et secoua la tête. Dans ses rêves, il entendait l’appel au secours de Stern, perdu au bord du monde, qui cherchait à rentrer chez lui. Il avait négligé cet appel une première fois. Mauvaise décision.
— Tu te trompes, Dex. Du moins en ce qui me concerne. Pour moi, le seul moyen de m’en sortir, c’est de rester.
La température baissait sans cesse, mais la couverture de nuages se déchira et, pendant trois jours, le soleil brilla dans un ciel hivernal d’un azur sans défaut. La neige de la semaine précédente recula et Clifford ressortit enfin son V.T.T.
Il partit tôt le matin et traversa la ville endormie. Vitrines et fenêtres poussiéreuses brillaient. Il portait son plus gros anorak, des gants, des bottes, un bonnet de laine. Cet amas de vêtements le gênait pour pédaler. Et il se fatiguait vite, mais ça venait peut-être de son alimentation : pas de viande depuis deux semaines, sinon le peu qu’apportait Luke, plus de légumes frais depuis des mois.
Two Rivers, cernée par l’hiver, condamnée. Il savait ce que le coupe-feu signifiait. La ville allait brûler. Il en avait la certitude depuis qu’il avait vu les ados pendus par le cou aux réverbères. À partir de là, se disait-il, tout peut arriver.
Il se dirigea vers la nationale, vers les anciennes terres indiennes. D’après Luke, les proctors construisaient un truc. Un truc que les soldats n’étaient pas censés connaître.
Il rejoignit la nationale avant midi, et il déjeuna – d’un sandwich de pain rassis et de fromage moisi, qu’il dévora au milieu d’une pinède enneigée à l’écart de la route. Des rais de lumière transperçaient les branchages et l’air moite.
Ensuite, il repartit vers l’ancienne réserve, mais tourna à gauche dans un sentier récent à travers bois. La circulation était plutôt réduite, et il avait tout loisir d’entendre approcher un camion ou une voiture et de se cacher dans les fourrés : le grondement du moteur et le crissement des pneus sur la neige tassée portaient loin. Mais les ornières et le terrain glissant lui rendaient la tâche si difficile qu’il finit par laisser son vélo dans un bosquet ombreux pour continuer à pied.
Il allait rebrousser chemin quand il parvint au sommet d’une petite colline et aperçut dans le lointain le portique en acier dominant la cime des pins. Il s’approcha avec davantage de précautions, car il entendait la rumeur des voix et le bruit métallique des outils, mais suffisamment pour voir la tourelle aux poutrelles entremêlées comme des volutes de fumée.
Clifford devina aussitôt sa fonction. Il avait vu un film sur le premier essai nucléaire à Los Alamos, et il savait qu’on avait laissé tomber la bombe d’un portique semblable. Et il ne pouvait s’agir que d’une bombe. Qu’est-ce qui pourrait brûler un territoire aussi vaste que Two Rivers et ses environs ?
Il resta un bon moment à observer le portique et l’enclos le surmontant, qui contenait peut-être l’engin de mort. Tant de destruction dans une simple boîte en métal. Si l’explosion se produisait maintenant, il disparaîtrait en une fraction de seconde. Il le souhaitait presque.
Mais non.
Il songea à la ville, aux habitants sans aucune perspective d’avenir. Comme sa mère. Comme lui.
Soudain très las, il se détourna pour rentrer chez, lui.
Peu avant le couvre-feu, il frappait chez Howard Poole. Il lui décrivit ce qu’il avait vu, mais le physicien était déjà au courant. Clifford chercha son regard.
— Vous essayez toujours de sauver la ville ?
— À ma façon.
— Il reste peut-être pas beaucoup de temps.
— Peut-être pas.
— Je peux vous aider ?
— Non. (Un silence.) Si, remarque. Ce scanner. (Howard le sortit d’un placard de sa cuisine.) Je veux que tu l’apportes à quelqu’un. Dex Graham. Je t’écris son adresse. Montre-lui aussi comment ça fonctionne.
— Dex Graham, répéta Clifford.
— Raconte-lui comment on s’est rencontrés. Dis-lui de ma part que tu dois partir. Il pourra t’aider. Tu te le rappelleras ?
— Bien sûr. (L’idée de quitter Two Rivers l’intriguait ; il ne la croyait pas réalisable.) Et vous, vous devenez quoi ?
Howard eut un sourire étrange.
— Ne t’inquiète pas pour moi.
Le lycée John Fitzgerald Kennedy avait fermé pendant les vacances. Il ne rouvrit jamais, pour des raisons politiques et pratiques.
Au début du mois de janvier, quelqu’un bomba les mots PROCTORS = MEURTRIERS sur le mur de brique en face de LaSalle Avenue. Une patrouille arrivée tôt le matin étala du blanc de chaux sur l’inscription, mais elle resta visible par transparence, haineuse et spectrale. Les proctors déclarèrent l’école propriété du Bureau de la convenance et soudèrent une chaîne en travers des portes.
Un geste à caractère symbolique, la réunion des parents ayant conclu que le risque d’envoyer les enfants en classe n’en valait plus la chandelle, car il pouvait leur arriver n’importe quoi. Les douze preuves qu’ils avaient vues accrochées aux réverbères leur suffisaient. Et puis pour apprendre quoi ? De l’histoire ancienne. Dans quel but ? Aucun.
Evelyn avait recopié de son écriture appliquée certaines dépêches de Symeon Demarch. Dex les donna à Shepperd en échange d’informations sur le plan d’évasion, qui paraissait crédible. L’armée circulait surtout sur un itinéraire nord-sud qui croisait sur la nationale et menait jusqu’à Fort LeDuc – un trajet à éviter. Mais pendant l’invasion de juin, un bataillon de chars d’assaut était venu de l’ouest par un sentier peu usité.
Les éclaireurs de Shepperd l’avaient trouvé mal surveillé et avaient établi qu’il s’agissait d’une route de bûcherons menant à une coupe de bois, évacuée, trente kilomètres plus loin. De là, une route plus importante continuait vers l’ouest, et sans doute vers la civilisation, en évitant le goulet d’étranglement de ce qui aurait dû être le Mackinac Bridge. La forêt offrait un abri. Même un groupe important pouvait passer inaperçu.
— Pourvu, expliqua Shepperd, qu’on quitte la ville sans trop de bobos et que le temps nous soit favorable – nuageux, disons, mais pas trop neigeux. Si on retombe sur nos pattes, il y a pas mal de gens qui parlent de pousser à l’ouest, vers ce qu’on aurait appelé l’Oregon ou l’État de Washington. Paraît que c’est une frontière, là-bas. Les proctors y sont moins en force. Jouer les pionniers serait une possibilité, à long terme.
Il toisa Dex.
— On vous fera connaître la date et l’heure choisies. Mais ça ne tardera plus. Il vous faudra un moyen de transport, des réserves d’essence, des pneus neige – des chaînes, si possible – et des cordes, des outils et de la nourriture. Bob Hoskins dit qu’il peut vous aider pour ça. Ah, on préférerait un véhicule entièrement occupé : on a plus de réfugiés que de bagnoles. Si vous n’avez pas au moins trois passagers, venez me voir ; il y a une liste d’attente. Dites-moi, vous avez déjà tiré ?
— Au service militaire. Il y a des années.
— Sauriez toujours vous servir d’une arme ?
— Je suppose.
— Prenez ça. (Shepperd lui mit dans la main un pistolet d’ordonnance calibre.38 et emplit la poche de son anorak de munitions.) J’espère que vous n’aurez pas à vous en servir. Faut dire que je suis un type plein d’espoir.
Dex Graham rentra retrouver Linneth, qui passait plus souvent la nuit chez lui depuis que les proctors avaient retiré leurs gardes de l’aile civile du Blue View Motel.
Cette nuit-là, une fois les rideaux tirés, elle s’assit sur le lit près de lui et entreprit de lui déboutonner sa chemise. Sa blessure, réduite à une fossette rosée dans le gras du bras, ne lui élançait plus que par intermittence. Elle l’effleura de la paume de la main dans un geste sans doute inconscient, mais que Dex jugea empreint de profondeur. Caresse bénéfique qu’elle aurait apprise de sa mère. Symbole de l’étrange religion dans laquelle elle avait grandi, le polythéisme grec modifié par des siècles d’influence européenne. À Londres, selon elle, la ville acceptait encore les temples. On donnait les oracles d’Apollon en plein Leicester Square.
Elle se déshabilla dans la pénombre avec un mélange de modestie puritaine et de jubilation païenne. En dépit de toutes les épreuves qu’elle avait subies – l’arrestation de ses parents, trois années de couvent, sa longue et difficile éducation – une vitalité cachée courait encore dans ses veines.
Dex se sentait vibrer à l’unisson. Étrange de constater, à l’approche d’une mort possible, qu’il parvenait à se décharger de son fardeau. Sans tambour ni trompette. Persuadé d’avoir vu les limites du monde et de s’y attarder faute de mieux, la mort l’ayant négligé sans raison apparente, il était peu à peu devenu courageux… ou du moins bravache et téméraire.
Une drogue, ce courage. Ou un revêtement antiadhésif. Dex avait passé sa vie à glisser, sans jamais s’accrocher. Son courage était resté lettre morte. Les étudiants massacrés sur la place Tien’an Men avaient, eux, dû affronter des tanks. En tant qu’Américain, il avait, même en cette fin difficile du XXe siècle, pu mener une existence préservée du mal – sinon celui qu’il s’infligeait.
Il s’était parfois demandé à quoi ça ressemblait, le mal. Il l’avait vu sur C.N.N., les corps dans les fosses communes, les escadrons de la mort dans leurs 4x4 poussiéreux. Mais le mal en face ? Comment réagirait-il ? Il se tapirait dans un coin ? Il y retrouverait l’odeur rance de son sentiment de culpabilité ?
Et il l’avait vu ôtant son masque. Des petits corps pendus. Le mal, à l’état pur. Rien ne permettait d’acquitter le bourreau. Ni circonstances atténuantes ni légitime défense, pour cette démonstration de barbarie organisée.
Cette cruauté, il ne la jugeait en rien effrayante. Banale, choquante, répugnante, brutale, tragique – elle était tout sauf effrayante. Elle pouvait le blesser, certes. Le tuer, sans doute. Mais le visage de cette cruauté, celui des proctors dans toute son autoglorification, n’était que vide.
À l’opposé, Linneth. Son sourire bannissait l’oppression. Son toucher relevait les martyrs. Son souffle abattait les murs des prisons.
Le choix est simple, se dit-il. Tu as là une porte ouverte sur le jour et la possibilité, après toutes ces années d’aridité et de poussière, d’avancer d’un pas. Un seul pas, et tout change.
Linneth tenait toujours compagnie à Dex le lendemain matin quand le jeune garçon vint frapper à la porte.
C’était un enfant très ordinaire, de grands yeux sous une cascade de cheveux blonds en bataille, mais elle crut voir Dex le reconnaître. Curieux, car Clifford, ainsi qu’il se présenta, était visiblement un inconnu : il apportait une drôle de radio et les instructions pour s’en servir de la part d’Howard Poole.
Il devait avoir douze ans. Les yeux bleus, comme Dex. On aurait dit son neveu. Ou son fils. Ah.
Combien de fois cet homme avait-il vu un air de famille chez quelqu’un ? Ce doit être terrible pour lui, songea-t-elle.
Selon Clifford, Howard avait promis que Dex l’aiderait quand viendrait le moment de quitter Two Rivers.
— Bien sûr.
— Et ma mère. On n’est que deux. On a une voiture, si vous en avez besoin. Une Honda. Il reste même de l’essence.
— Ne t’en fais pas. On a de la place pour deux.
Mais Linneth nourrissait de sombres pensées.
— Clifford, quand as-tu parlé avec Howard ?
— Hier, juste avant le couvre-feu.
— Tu dis lui avoir parlé de la tourelle dans la forêt ?
— De la bombe. Il était déjà au courant.
— Alors il t’a donné la radio et conseillé de venir ici ?
— Oui.
— Comme s’il ne comptait plus te revoir. Clifford… tu crois qu’il s’apprêtait à aller quelque part ?
Le garçon parut réfléchir.
— Peut-être. Il y avait un gros manteau d’hiver près de la porte. Un sac à dos, aussi. Oui, ça se peut.
Linneth dévisagea Dex, qui comprit aussitôt.
Il se précipita chez les Cantwell. Une maison déserte. Le compteur coupé, la cuisine nettoyée – geste futile, typique. Et le sac de couchage n’était plus dans la cave, là où il l’avait vu pour la dernière fois.
— Je ne m’attendais pas à ça, dit-il à son retour. C’est du suicide. Et il le sait !
— Il a pu se dire qu’il n’avait rien à perdre. Ou croire disposer d’une issue. (Linneth haussa tristement les épaules.) Je ne le connaissais pas bien, mais il m’a semblé très pieux.
Comme l’on était un vendredi soir, Lukas Thibault emprunta une voiture militaire pour se rendre chez Ellen.
Ces temps derniers, il devenait plus aisé de disposer d’un moyen de transport et de trouver quelqu’un pour se couvrir, mais cela restait dangereux. Nico Bourgoint, tout juste guéri des plaies occasionnées par le bris de glace consécutif à l’explosion du dépôt de gasoil, venait de se voir consigné au bloc pour avoir couché avec une des femmes du relais. Peu sociable, il n’avait aucun ami disposé à le couvrir. Tout était affaire de protocole, en vérité. L’aspect routinier – véhicules, tableau de service – se faisait moins problématique désormais. Tous les officiers supérieurs semblaient distraits.
Thibault se rangea dans l’ombre du garage. Les voisins sauraient qu’il était là, bien sûr ; sa discrétion n’était qu’une marque de galanterie. Mais il doutait qu’Ellen parlât souvent avec ses voisins.
Quand il frappa, elle ouvrit la porte, et posa aussitôt des yeux avides sur le sachet contenant un quart de tord-boyaux dans un bocal en verre.
Du geste, elle l’invita à entrer et ils s’assirent à la table de la cuisine. Il s’était accoutumé au luxe sybaritique de cette maison non dénuée d’étrangeté mais mal tenue, avec son tapis en grande largeur (taché), ses machines aérodynamiques (poussiéreuses) et ses comptoirs luisants (écaillés). Toutefois, sitôt qu’il y pénétrait, un vertige le prenait. Quelle existence mystérieuse ces gens avaient menée !
Il avait connu Ellen au relais sur la nationale, peu après le début de l’occupation. Cet endroit avait acquis une certaine notoriété parmi les soldats souhaitant rencontrer une femme prête à abandonner sa vertu en échange de quelques bons d’alimentation. Le relais avait tout d’une maison de tolérance, sauf le nom.
En un sens, Thibault avait permis à Ellen d’échapper au lot commun. Elle servait là-bas quand il s’agissait encore d’un établissement respectable et la nouvelle clientèle, surtout des valets de ferme rustauds arrachés à leurs soues de province, l’attristait. Thibault, qui se targuait de son Manhattan natal, l’avait sauvée d’un soldat de première classe dont la méthode de séduction consistait à exhiber son œil de verre et à se prétendre « le seul canonnier borgne de l’Armée de Dieu », même si on le voyait plus souvent de corvée de latrines que dans l’artillerie. Par Samael, c’était une drôle d’armée qu’on avait envoyée ici – des bataillons de boiteux, d’estropiés et d’aveugles.
Il avait raccompagné Ellen en voiture (sa toute première escapade illicite dans Two Rivers) et la femme avait tenu à lui témoigner sa reconnaissance. Voulait-il passer la nuit ici ? Oui. Voulait-il revenir ? Oui. Voulait-il apporter à manger ? Bien sûr.
Ce soir, le garçon était absent, ce qui convenait très bien à Thibault. Ellen prépara un souper quelconque puis s’attaqua sans attendre au bocal de rinçonnette. Elle buvait de plus en plus, et de plus en plus vite, depuis le début de l’hiver. Quel dommage ! Il avait toujours trouvé les femmes soûles moins appétissantes. Il n’allait pas pour autant jouer les difficiles.
— Cliffy dort chez un copain à lui, dit-elle. On a toute la maison à nous.
Et elle inclina la tête avec ce qu’elle prenait sans doute pour de la coquetterie.
Thibault acquiesça sans un mot.
— Un drôle de pistolet, ce môme. Et de drôles d’idées. Dis-moi, Luke. (Elle lui caressa la joue.) Vous allez vraiment nous brûler tous ?
— Que veux-tu dire ?
— Vous creusez des tranchées autour de la ville. C’est lui qui le dit. Pour contenir le feu. L’empêcher de se propager.
Elle se leva et s’appuya contre le comptoir. Thibault ne se sentait pas encore soûl, mais juste à l’aise dans sa glaise, comme disaient les fermiers. Il suivit des yeux la courbe de la hanche d’Ellen. Il la trouvait jolie, cette femme trop âgée pour être belle.
Ce qu’elle disait éveillait en lui une angoisse vague, tout au plus.
— On entend des rumeurs, répliqua-t-il. De toutes sortes.
— Une bombe, il dit, Cliffy.
— Une bombe ?
— Une bombe atomique.
— Je ne comprends pas.
— Pour nous brûler tous.
Il ne connaissait pas le mot atomique, mais la nouvelle ne le surprenait guère – même s’il s’étonnait qu’Ellen fût dans la confidence. Two Rivers serait rasée, certes ; le coupe-feu s’expliquait sans peine. Peut-être avec une bombe « atomique ». Ce devait être ce que les proctors avaient édifié dans la forêt. Tout était possible, sans nul doute.
Elle voulait qu’il la rassurât.
— Je prendrai soin de toi, Ellen. N’aie aucun souci.
— Cliffy dit que tu ne pourras pas. (Elle but délibérément une longue rasade du whisky de contrebande.) Les soldats brûleront aussi, il a dit, Cliffy.
— Quoi ?
— Les proctors s’en fichent. Ils s’en tapent. Ils vont brûler tout le monde. Même toi, joli Luke. Même toi, mon charmant soldat.
Il s’éveilla, au matin, migraineux et nauséeux. Ellen, sans connaissance à ses côtés, lui fit l’effet d’un amas de chair rance et graisseuse dans la lumière du jour. Il jeta un œil sur le réveil posé sur la table de nuit, et gémit. Il était en retard ! Maroix ou Eberhard avait peut-être signé à sa place. Ou non. La pensée d’être déjà par trop débiteur le tracassait.
Il s’habilla sans réveiller Ellen et s’éloigna dans une aube grise et glaciale. Au cantonnement, il signa le retour de la voiture et courut vers ses quartiers. Il lui fallait sa note de service et une excuse plausible…
Il eut la note, mais deux agents de la police militaire et un gros proctor l’attendaient dans ses quartiers.
Le proctor s’appelait Delafleur.
Thibault le reconnut. On le voyait partout, depuis peu, à se pavaner dans son uniforme du Bureau et son pardessus noir. Le nouveau chef, disait-on. La voix de l’Officialité.
Il ôta précipitamment sa coiffe, et salua. Delafleur, une expression de mépris chagriné sur son visage mafflu, s’approcha.
— Les temps changent et vous n’avez pas su vous adapter, monsieur Thibault.
— Patron, je sais que je suis en retard…
— Vous avez passé la nuit chez… (Le proctor fit mine de consulter son carnet.) Oui. Chez Mme Ellen Stockton.
Il rougit. Lequel de ces éleveurs de cochons avait osé le trahir ? Il n’arrivait pas à croiser le regard de Delafleur, qui se tenait si près de lui qu’il sentait son souffle sur sa joue.
— Dites-moi donc de quoi vous parlez avec cette femme.
— De rien, je vous jure. (Conscient du ton suppliant qu’il adoptait, il tâcha de sourire.) Je ne la vois pas pour parler !
— Mauvaise réponse. Vous ne comprenez pas, monsieur Thibault. La ville est au bord de la panique. Nous tenons à éviter que des mensonges ne se propagent. Deux fantassins ont été attaqués dans leur voiture de patrouille cette nuit, pendant que vous couchiez avec cette femme – le saviez-vous ? Vous avez eu bien de la chance de ne pas être tué, vous aussi. (Le proctor secoua la tête, comme s’il se sentait insulté.) Pire, on colporte des rumeurs jusque dans la caserne. Cela pourrait avoir des conséquences tragiques. Il ne s’agit en rien ici d’un délit ordinaire.
Au bout du compte, il avoua ce qu’il avait appris sur la bombe – la bombe « atomique » – mais prit soin de défendre l’honneur d’Ellen : elle ne savait rien, tout venait du garçon, de Clifford, qui avait un comportement étrange et s’absentait souvent. Delafleur hochait la tête en prenant des notes.
Thibault n’avait jamais aimé ce gosse, d’ailleurs. Ce ne serait pas une grande perte.
Les proctors l’emmenèrent à la prison de fortune établie dans les caves de la mairie et l’enfermèrent dans une cellule.
Thibault, qui détestait les espaces clos, se mit à arpenter sa cage. Il se remémora soudain les propos d’Ellen.
« Ils vont brûler tout le monde. Même toi. »
Était-ce vrai ? Il n’avait jamais cru les murmures dans les chambrées et au mess. Restait le coupe-feu. Cela, on ne pouvait le nier. La tour dans la forêt. Cette incarcération.
Lukas Thibault sentait son crâne se fendre comme une coquille de noix. Il aurait voulu voir le ciel.
« Même toi, mon charmant soldat. »
Sur le terrain d’essai, l’activité atteignit son maximum, puis décrut. On renvoya la plupart des civils à Fort LeDuc. Un bataillon de physiciens et d’ingénieurs resta pour vérifier la séquence de mise à feu de la bombe. Plus rien ne bougeait ; l’air froid paraissait chargé de tension.
Les derniers instants, songea Demarch. Bisonette était arrivé de la capitale en avion pour une visite d’une journée : Two Rivers, avant la fin. Le lieutenant se cantonna à la lisière du site que Bisonette arpentait, escorté par ses subordonnés, dont Delafleur qui désignait fièrement les moindres points de repère. Puis un des hangars débarrassés récemment accueillit le premier repas convenable depuis le début de l’occupation : potage aux poireaux et aux pommes de terre dans des soupières fumantes, pain, viandes, fromages frais.
Demarch et Delafleur s’installèrent de part et d’autre du censeur. Malgré cette équité ostentatoire, la conversation se déroula surtout entre Bisonette et l’attaché de la B.I. Nouvelle preuve d’un changement d’alliances, se dit Demarch, ou d’un mouvement plus tectonique dans la géologie du Bureau. On l’écartait, mais il se sentait tellement inerte qu’il n’en avait cure, aidé en cela par la boisson, un vin rouge issu des caves espagnoles en Californie. Une prise de guerre.
À l’issue du déjeuner, l’attention exclusive du censeur n’améliora en rien son état d’esprit. Il monta dans la voiture de Bisonette pour visiter la ville dans le grouillement des véhicules de la sécurité. La procession suivit une nationale défoncée, des routes secondaires ponctuées de nids-de-poule, et des rues vides bordées de commerces fermés et de maisons grises sous un ciel terne. La prospérité passée et la misère présente se révélaient à tout instant.
Bisonette resta de marbre.
— Je ne vois guère de bâtiments publics.
— L’école, le tribunal – pardon, la mairie.
— Quel manque de civisme !
— Cela n’avait rien d’une grande cité, censeur. On peut la comparer à Montmagny, ou à Sur-Mer.
— Au moins, à Montmagny, il y a des temples.
— Les églises d’ici…
— Des cabanes de paysans agrandies. Leur théologie est bien pauvre, d’ailleurs. Une vague ébauche du christianisme.
Demarch en avait retiré la même impression. Il acquiesça.
Le défilé emprunta Beacon Street pour regagner l’hôtel routier réquisitionné comme quartier général. Le chauffeur gara la voiture, descendit et se posta non loin de là sans faire mine d’ouvrir les portières. Demarch tendait la main vers la poignée quand Bisonette le retint par le bras.
— Un moment.
Il s’immobilisa, crispé par l’attente.
— Des nouvelles de la capitale, reprit le censeur. Votre ami Guy Marris a quitté le Bureau.
— Ah ?
— Il lui manque trois doigts. (La punition traditionnelle pour vol d’un bien du Bureau. Ou mensonge à hiérarque. Demarch se raidit.) J’ai cru comprendre que vous étiez proches.
Nauséeux, pris de vertiges, il ne put que hocher la tête.
— Par chance, vous avez d’autres amis. Ainsi, votre beau-père. Il a laissé un grand souvenir. Nul ne voudrait insulter son honneur, ou celui de sa famille. Du moins de son vivant. (Bisonette s’interrompit pour souligner son propos.) Je pense que vous voulez conserver vos doigts intacts, lieutenant.
Il hocha de nouveau la tête.
— Vous avez les faux papiers que Marris vous a confiés ?
Dans la poche intérieure de sa veste. Il ne dit rien, mais sa main s’y égara.
— Donnez. Nous en resterons là. Pour l’instant.
Demarch chercha le regard du censeur. Des yeux bleus, de la couleur d’un ciel voilé. Il voulait y trouver l’apospasma theion, ou son opposé, l’antimimon pneuma, l’absence visible d’âme. Rien de la sorte. Alors il tira de sa poche les papiers d’Evelyn et les déposa dans la paume ridée.
La visite de Bisonette s’était révélée plus embarrassante que Delafleur ne s’y attendait : l’évolution de la situation dans les casernements lui avait échappé.
Deux miliciens arrêtés en essayant chacun de franchir un poste de contrôle avaient admis sous la question savoir que la ville allait brûler et que les proctors tenaient les soldats pour sacrifiables.
Tout cela, bien qu’exact, devait rester secret. Il fallait empêcher cette rumeur néfaste de se propager. Aujourd’hui encore, trois miliciens avaient disparu au cours de patrouilles de routine : peut-être tués ou capturés par les citadins. Plus probablement en fuite.
Le problème se résoudrait dans moins de vingt-quatre heures, mais bien des événements pouvaient survenir d’ici là. Une mutinerie entraverait la bonne marche des opérations. Il avait établi son quartier général à la mairie et transformé les réserves du sous-sol en centre de détention ; Lukas Thibault, qui s’y trouvait, n’était pas le seul à répandre son fiel, hélas.
Delafleur se mit à arpenter l’ancien bureau du maire, qui disposait d’une vue panoramique sur la ville. Two Rivers exhibait le calme trompeur d’avant la tempête. Les troubles demeuraient sous-jacents, mais pour combien de temps ? Et le climat compliquait encore la situation. La neige risquait-elle de retarder l’essai ? Le moniteur de contrôle radiophonique installé par les soldats ne le renseigna guère – des bavardages de techniciens. Le compte à rebours n’était pas commencé.
Il aurait aimé accélérer le cours du temps, bousculer la ronde des heures.
On frappa à la porte.
— Entrez !
Il se retourna pour voir un soldat au garde-à-vous.
— La femme que vous nous aviez demandé d’arrêter était sortie, censeur.
— Je ne suis pas censeur, cracha-t-il. Appelez-moi patron. Lisez votre manuel, pour l’amour de Dieu !
Le soldat courba l’échine.
— Oui, patron. Mais on a le garçon. On l’a trouvé.
Derrière le milicien, il l’aperçut dans la salle d’attente : un gamin quelconque, chaussé de lunettes et vêtu d’une chemise déchirée. Clifford Stockton, l’instrument de la vengeance de Lukas Thibault.
— Enfermez-le à la cave.
Peut-être était-il trop tard pour arrêter la rumeur, mais on ne perdrait rien à essayer.
Il chassa le soldat, puis prit le téléphone et appela le commandant militaire, le caporal Trebach, et lui ordonna de confiner ses troupes dans leurs casernes. Les citadins tiraient des coups de feu, et il ne tenait guère à ce qu’il y eût des blessés.
Il mentait, certes. Aucun coup de feu n’avait retenti, et le bien-être des troupes lui importait peu. Trebach le crut-il ? Impossible à affirmer.
Curieux travail, se dit-il. Colmater des brèches dans un barrage en attendant de le détruire…
— Demain, dit Evelyn. Je ne sais pas pour quelle heure. Sans doute vers midi. Je l’ai entendu parler à Delafleur au téléphone. Ils ont des ennuis avec les soldats, donc personne ne veut traîner.
Dex hocha la tête. Il la voyait sans doute pour la dernière fois. Elle a l’air gelée, se dit-il. Et amaigrie. Elle doit pourtant manger à sa faim, depuis que Demarch l’a prise sous son aile.
Elle parcourut la pièce d’un regard vague, sans sourire. Pourquoi aurait-elle souri ?
Il lui promit de répercuter la nouvelle.
— Tu peux venir avec nous, Evie, ajouta-t-il. Il y a de la place dans la voiture.
Il avait mentionné Linneth, le plan d’évasion. Elle l’avait écouté sans manifester de jalousie – un sentiment éteint, sans doute, après tout ce qui s’était passé. Elle s’était contentée de le dévisager avec nostalgie. Comme en ce moment.
— J’irai avec le lieutenant. C’est plus sûr.
— Je l’espère pour toi.
— Merci, Dex. Vraiment. (Elle lui effleura le bras.) Tu as changé, tu sais.
De sa fenêtre, il la regarda s’éloigner dans la tempête de neige.
Shepperd passa plus tard. Il avait obtenu l’information d’une autre source : le jour J, c’était pour demain. Le convoi partirait une heure avant l’aube.
— Bonne chance si vous n’êtes pas prêt, mais on ne vous attend pas. Tout le monde prend Coldwater Road, ou ce qu’il en reste. Prions pour que tout aille bien. Et gardez ce sacré pistolet sur vous ! Le laissez pas dans la cuisine, bon Dieu !
Dex lui proposa le scanner, mais l’autre refusa.
— On en a plusieurs. Utiles, ces machins-là. Écoutez la fréquence de la marine si vous voulez, et le signal qu’on capte vers mille trois cents mégahertz ; il doit venir des types de la bombe. Du charabia, mais vous en tirerez peut-être un indice. Peu importe, d’ailleurs. Le truc, c’est de respecter l’horaire. J’aimerais qu’on soit tous sur la route de bûcherons à l’aube. C’est réglé, pour la bagnole, je crois.
Il avait une vieille Ford au parking souterrain, la voiture qu’il prenait les jours de mauvais temps. Il avait déjà planqué dans le coffre deux bidons d’essence achetés au marché noir.
Il serra la main que lui tendait le vieux pilote.
— Bonne chance, dit Dex.
— Pour nous tous, répondit Shepperd.
Linneth le rejoignit avant le couvre-feu – elle était sortie sans permission, mais on avait affecté les gardes ailleurs. Pas question de dormir. Elle l’aida à descendre les provisions. Il fit le plein d’une essence américaine à l’odeur âcre.
Ils prirent un dernier repas à 3 heures du matin, dans la cuisine. Dehors, la neige granuleuse, balayée par le vent qui secouait les vitres, formait des congères.
Dex leva son verre d’eau tiède.
— Au monde ancien. Et au nouveau.
— Tous deux plus étranges qu’on ne l’imaginait.
Ils n’avaient pas fini de boire qu’ils entendaient des tirs dans le lointain.
Les Indiens huichol de la Sierra Madré l’appelaient le nierika : le passage, et la barrière, entre le monde normal et celui des esprits.
Le nierika est aussi un disque rituel, à la fois miroir et visage de Dieu, ressemblant à un mandala, où figurent les quatre points cardinaux matérialisés par des lignes irradiant d’un centre qui, dans les peintures huichol, se trouve toujours au milieu d’un brasier.
Il atteignit la nationale avant la nuit, mais une longue procession de camions et de voitures l’empêcha de traverser. Les proctors et leurs affaires, quelques officiers de l’armée, le reste du butin, tout ça se dirigeait plein sud vers le havre de Fort LeDuc.
Ça ne sera plus long, maintenant.
Howard força la porte d’une cabane abandonnée à l’écart de la route et, abrité de la neige, se protégea du froid en se drapant dans son sac de couchage. Ni le temps ni l’envie de dormir. Il se reposa dans un vieux fauteuil à bascule fragilisé par le gel. La poussière obturait les fenêtres.
Tout allait bien quand il se déplaçait ; la marche exigeait toute son attention. Mais l’attente favorisait la réflexion.
Jamais il n’avait à ce point courtisé la mort.
La proximité du danger le paralysait. La peur le prenait dans sa gangue, comme une grêle tombée d’un ciel noir. Il frissonna, ferma les yeux.
Peu après minuit, la circulation se tarit. Il s’étira, se leva en chancelant sur ses jambes engourdies, et rangea son sac de couchage dans son sac à dos.
Il traversa la nationale au petit trot. Les nombreuses empreintes de pneus qui s’effaçaient déjà sous la neige fraîche avaient gelé, et il glissa à plusieurs reprises. De l’autre côté, dans l’ancienne réserve ojibwa, les bois semblaient dessinés à l’encre de Chine. Il alluma sa torche pour longer le sentier de terre battue. La neige chuintait en ruisselant dans les aiguilles de pins. Chaque rafale le douchait d’une avalanche glaciale et muait le faisceau lumineux en un tunnel de glace mouvant.
Un embranchement sur sa gauche, plus usité, conduisait au terrain d’essai. En dépit d’une croûte de glace qui rendait chaque pas acrobatique, il continua tout droit.
Aux abords du labo, il revit les formes éthérées aperçues durant sa nuit dans les bois, à l’automne. Il les jugea moins effrayantes, mais aussi mystérieuses. Elles ne s’intéressaient à rien, sinon à cette parade majestueuse qui leur faisait décrire un cercle autour des ruines. Des spectres fébriles, se dit-il. Cloués là par une chaîne invisible.
Ils étaient en fait d’une étrange beauté, ces drapeaux de lumière à forme humaine qui projetaient en tous sens les ombres des pins et se reflétaient à l’infini sur la neige. À croire que les arbres eux-mêmes pirouettaient sur le rideau sombre de la nuit. Pris d’une émotion inexplicable, il sentit son regard s’embuer. Il s’enfonça dans ce tourbillon pendant ce qui lui parut des heures. Il avait du mal à se souvenir qu’il fallait suivre le sentier. Du mal à se souvenir de quoi que ce soit.
Il s’immobilisa à l’approche d’une de ces créatures (si le terme convenait). Elle passa tout près, alors qu’il retenait son souffle, et il sentit une chaleur intense ; autour d’eux, la neige fondait. Scrutant la silhouette translucide, il vit, par-delà les reflets verts et mordorés, des entrelacs d’indigo et de pourpre s’étirer comme la couronne d’une étoile avant de se faner et de se recourber telle une protubérance solaire. Il vit aussi des yeux, deux lacs de nuit. Pas une pause. Pas un regard.
Elle poursuivit sa route. Il reprit sa respiration tant bien que mal, et l’imita.
Arrivant sur le site tandis que l’aube éclaircissait le ciel, il franchit sans crainte la clôture de barbelés et le poste de garde que les proctors avaient construits et abandonnés. Plus personne. Depuis des mois. Ce mystère, les proctors l’avaient décrété trop effrayant et trop dangereux.
Des traces d’activité subsistaient, engins de terrassement, hangars rouillés, véhicules démembrés. La neige dressait des tumulus sur toutes ces carcasses mortes. Seul édifice intact, un bunker en brique, aux murs aveugles, nanti de portes en tôle fermées par un cadenas, vers lequel il se dirigea.
Le dôme de lumière bleue qui englobait le laboratoire de recherches de Two Rivers s’élevait au-dessus de lui. Howard ne l’avait jamais côtoyé de si près. Intrigué, il l’observa mieux. La frontière entre l’intérieur et l’extérieur paraissait bien tranchée. Dedans, pas de neige, une herbe d’un vert saugrenu, un arbre toujours feuillu… Le tout, cependant, changeait, mutait, sitôt que le regard s’attardait. Curieux, se dit-il. Et si le phénomène débordait les limites du labo ? Ça expliquerait ces créatures dans les bois.
Même ici, dans la lueur de l’aube, les monticules de neige luisaient, sa vision périphérique devenait un prisme suscitant des arcs-en-ciel – il parcourait une décharge piquée de joyaux.
Les derniers temps, Stern tenait le fragment pour un objet quantique dont le volume n’était qu’une fraction de la masse – incalculable car existant hors de l’univers observable. Débris inconnaissable du Protennoia, il modifiait la fonction d’onde de la réalité de manière aléatoire et souvent bizarre.
Si c’était vrai, franchir ce barrage d’azur l’amènerait en quelque sorte dans le fragment. Mais imaginons, se dit-il, que moi, les proctors, ce monde et cet univers jusqu’à ses confins, nous nous y trouvions déjà : on aurait l’illusion que l’univers contient le fragment, alors qu’en fait ce serait l’inverse.
Un passage, une barrière – le nierika.
L’axis mundi, comme son oncle l’appelait.
Les proctors avaient laissé beaucoup de choses dans ce hangar, à l’abri des intempéries : leurs carnets, leurs photos aériennes du site, leurs manuels de physique et leurs bibles ; des dossiers et des cartons issus du premier bâtiment du labo ; un amas de blouses blanches et de tabliers de plomb dans un coin ; et trois des tenues que Clifford avait décrites – lourde veste matelassée dotée d’une capuche, casque à visière fumée. Les vestes, pour arrêter les radiations, songea Howard. Dick Haldane, le capitaine des pompiers, était mort quelques mois après être entré sous le dôme. Les casques, pour diffuser une lueur invisible pour l’instant – radiance inimaginable, éclat aveuglant de la création. Comme si on pouvait s’en protéger.
Il descendit la combinaison de son étagère et l’endossa. Geste inutile, sans doute, mais réconfortant.
Puis il sortit. Le soleil se levait dans un ciel gris de nuages bas. Un froid intense régnait. Il contourna le hangar, longea la décharge aux arcs-en-ciel, suivit le sentier enneigé et pénétra dans le halo de lumière bleue.
Le soleil se leva sur un terrain d’essai vide et silencieux.
Le dernier technicien était parti à minuit. Le bunker d’observation, un bloc de ciment armé, percé de meurtrières, se trouvait à l’est, des kilomètres plus loin. Les moniteurs de contrôle communiquant les données actualisées de l’armée aux banques de télémètres luisaient de tous leurs écrans anodisés. Les témoins verts ou ambre clignotaient de la plus rassurante façon. Tout se déroulait selon le programme préétabli. Tout se passe bien, du point de vue étriqué de ces machines, songea Milos Fabrikant.
Invité à titre d’observateur, il attendait toujours une explication convaincante sur le choix de ce site : Carthagène était-elle enneigée ? L’Espagne une forêt de pins ?
Mais les proctors suivaient leur logique interne, comme de coutume. Il s’était gardé d’insister. Il n’avait fait que son devoir, soit l’extraction d’isotopes d’uranium enrichi et leur application à la construction d’une bombe. On en avait déjà construit trois, dont une reposait sur le portique, et plusieurs étaient en cours de fabrication. Quant aux deux autres armes fonctionnelles, on les avait expédiées vers une des bases de l’Atlantique. Si l’essai s’avérait concluant, on les lâcherait sur l’Europe belligérante. Dieu nous vienne en aide !
Il avait eu en main les prévisions de rendement établies par le Bureau, qui dépassaient de très loin ses propres calculs. Il se demanda qui tomberait juste. En tout cas, cela dépassait l’entendement. Convertir la masse en énergie, comme si nous étions des Archontes, se dit-il. Quel orgueil démesuré !
Il se sentait privilégié, et pas peu effrayé, d’assister à cet événement.
Il se tourna vers le censeur responsable des opérations, Bisonette, ce déplaisant personnage.
— Dans combien…
— Deux ou trois heures, monsieur Fabrikant. Un peu de patience, je vous prie.
Je n’ai aucun désir de presser le mouvement, songea-t-il.
Symeon Demarch avait passé la nuit au téléphone, qu’un système de lignes ouvertes reliait avec Bisonette au bunker du terrain d’essai, Delafleur à la mairie, Trebach à la caserne et le commandant à Fort LeDuc. Dans la pénombre du bureau d’Evelyn, il avait regardé la parade des lumières sur la rive opposée du lac Merced. Un immense détachement de proctors et d’officiers quittait la ville en un long convoi. La scène lui avait paru étrangement belle dans la tempête de neige. On eût dit une retraite aux flambeaux, ou le pèlerinage de minuit qu’effectuaient les Renonciatrices à la veille de l’Ascension.
Le défilé des phares cessa bien avant l’aube. De ceux qui devaient partir vers le salut, restaient (outre les chauffeurs) lui, Trebach et Delafleur qui, inquiet de certains désordres dans les cantonnements, coupla sa ligne à celle de Bisonette, réduisant au silence, une heure durant, le poste de la pension Woodward.
Il resta assis, immobile, à mi-chemin entre le sommeil et l’éveil. Assis. Immobile.
Un soldat vint le chercher dès l’aurore.
Il alla répondre à la porte d’entrée.
— Oui. D’accord. Je vous demande une minute.
— Le temps manque, monsieur. (Le chauffeur, un jeune homme, paraissait inquiet.) Il y a un problème en ville. On entend tirer d’ici. Sans parler de la neige.
— Je ne serai pas long.
Il monta jusqu’à la chambre en traînant les pieds. Evelyn ne semblait guère avoir dormi non plus, et paraissait fragile dans la robe qu’il avait fait venir de la capitale de nombreux mois plus tôt. Fragile et belle. La fenêtre, exposée au plein vent, disparaissait sous la neige. Evelyn leva sur lui des yeux écarquillés dans une obscurité de dentelle et de glace.
— C’est l’heure ? On s’en va ?
Demarch se sentit vaciller. Incipit vita nova, se dit-il, tout étourdi. Une nouvelle vie commence. Maintenant, ici, dans cette pièce. Je laisse ceci derrière moi. J’oublie.
Il songea à Dorothéa, et son souvenir s’imposa avec une telle force qu’il vit le visage de sa femme flotter devant lui. Il songea à Christof, et à son regard prudent. Il avait quitté son foyer pour un lieu irréel, fait de bric et de broc, pour un décor de théâtre qui cesserait d’exister dans quelques heures.
Il songea à Guy Marris et aux trois doigts manquants de sa main droite.
En bas, le chauffeur l’appelait.
Evelyn fronça les sourcils.
— C’est juste une dernière corvée, dit-il. On me réclame à la mairie. Je reviens d’ici peu.
Il s’en alla sans attendre de voir si elle le croyait ou non.
Evelyn se précipita au rez-de-chaussée. Arrivée devant la baie vitrée, elle aperçut la voiture qui s’ébranlait, dérapait sur la neige de Beacon Street, accélérait pour se perdre dans le lointain, vers l’est.
Quand le bruit du moteur s’éteignit, elle entendit un bruit de détonation. Comme du pop-corn dans la poêle.
Elle doutait d’avoir le temps de rejoindre Dex Graham… et d’ailleurs, elle n’en avait aucune envie.
En fait, elle voulait regarder la neige tomber. Un beau spectacle, se dit-elle. Qui requiert toute l’attention. Elle allait s’asseoir dans sa chambre, et regarder le blanc manteau sur lequel le vent soufflant du lac gelé sculptait rides et dunes.
C’est la meilleure façon d’attendre les feux de la rampe, se dit-elle. Mais d’abord, se changer. Elle n’aimait plus cette robe. Elle ne voulait plus la sentir sur sa peau.
Clément Delafleur vit sa communication avec le caporal Trebach coupée. Il réussit à le joindre par radio. Trebach hurlait, à propos des cantonnements, de ses hommes, mais on ne comprenait rien dans le crépitement des parasites.
— Partez, pour l’amour de Dieu ! lui dit-il. Peu importe ! Partez !
Pas de réponse. La radio de Trebach venait de flancher, elle aussi.
Delafleur se mit en quête de son chauffeur. Il estimait avoir accompli son devoir avec beaucoup d’énergie, malgré la pression des événements, et tout désagrément disparaîtrait bientôt. Il allait enterrer ses erreurs, comme on le disait des médecins en plaisantant. Si ses problèmes forçaient Trebach à rester ici, lui serait le dernier à partir… ce qui risquait fort d’impressionner le censeur Bisonette, qui semblait surmonter son dégoût de la Branche idéologique. Ces jours-ci, il attirait les alliances comme le sucre les fourmis.
Ragaillardi, il pénétra dans la réception, où le chauffeur aurait dû se trouver. Une autre radio, réglée sur la fréquence du bunker, émettait un piaulement aigu ponctué de décomptes monotones et de rafales de données incompréhensibles. Moins de trois heures avant l’explosion. Un peu juste pour tirer sa révérence, mais la sale affaire de Trebach l’avait retardé.
Où était passé cet homme ? Les autres bureaux étaient vides, bien entendu. Il avait congédié et envoyé à Fort LeDuc par le convoi de minuit son personnel de proctors et de pions loyaux. Le chauffeur, resté à boire le café noir de l’étrange cafetière qui se dressait dans un angle, avait disparu.
Arpentant les couloirs moquettés avec une anxiété croissante mais soigneusement contrôlée, Delafleur explora les toilettes, les bureaux vides aux portes grandes ouvertes et enfin, au rez-de-chaussée, le vestibule dallé de marbre. Nulle trace de l’homme. Les minutes passaient à une allure dont il n’avait pas eu conscience jusqu’alors. La neige s’accumulait en congères de plus en plus hautes. Il fallait partir.
Il entendit des détonations à l’ouest. Selon les derniers communiqués de Trebach, les troubles se situaient à la lisière de la ville : un poste de garde avait échangé des coups de feu avec des véhicules civils, sans doute des réfugiés essayant de fuir par l’une des routes de bûcherons. Trebach avait dépêché des renforts qui auraient dû régler le problème. Mais les tirs sporadiques se poursuivaient – mauvais signe.
L’homme était peut-être à la cave, parmi les conduites d’eau, les murs de ciment et les cages d’acier où moisissaient Thibault et le jeune Clifford Stockton. Non, peu probable. En outre, il n’avait aucune envie d’y descendre, de peur de s’y trouver piégé. Tous ces murs se refermaient sur lui, soudain.
Il passa son manteau d’hiver et franchit la grande porte qui donnait sur l’allée. Au diable ce chauffeur, qu’il brûle en enfer, il conduirait lui-même s’il le fallait ! Mais, tandis qu’il dévalait les marches arrondies par la neige, il s’avisa que la voiture aussi manquait à l’appel.
Il en resta muet de rage.
Il ne perdra pas que trois doigts, se dit-il. Il me le paiera de sa tête. La capitale n’avait pas connu une seule décapitation depuis la Dépression, mais il restait des hommes au sein du Comité de salut public qui savaient encore châtier un traître.
Mais cela n’avait rien à voir avec sa situation présente ; le transport passerait avant la vengeance. Il n’avait plus aucun véhicule à sa disposition, son couard de chauffeur avait pris le dernier. Delafleur sentit la panique monter, mais décida de réfléchir, et de manière constructive. Il disposait toujours de la radio. Peut-être Bisonette pourrait-il lui envoyer quelqu’un du bunker, s’il n’était pas trop tard.
Il s’apprêtait à gravir les marches de la mairie quand un fourgon noir négocia le tournant du square municipal dans un rugissement de moteur. L’espace d’un instant, Delafleur sentit l’espoir renaître : on venait à son secours ! Mais le véhicule avait viré trop vite. Il gîta dans un sens, dans l’autre, et finit par se renverser sur le trottoir pour ne s’arrêter qu’à l’issue d’une longue glissade.
Le silence retomba. Puis les portes s’ouvrirent, laissant échapper des hommes en armes, termites surgissant d’un nid piétiné : des miliciens, à l’évidence soûls et dangereux.
L’un d’eux visa un réverbère, tira, et ajouta une cascade de verre brisé à l’avalanche de neige. Les autres se mirent à hurler des propos incohérents.
Soûls, certes, ils étaient aussi terrifiés. Ils savent, se dit Delafleur. Ils se savent condamnés.
Et ils savent à qui en incombe la responsabilité.
Une fenêtre se brisa au-dessus de lui. L’avait-on repéré, dans l’ombre de la mairie ? Peut-être pas. Il se rua dans le bâtiment et verrouilla la grande porte derrière lui.
Dex se voyait mal débarquer en pleine bataille rangée, mais le plan de Shepperd, rejoindre la route de bûcherons et tirer parti de la confusion, valait mieux que n’importe quel autre. La neige, abondante dans les rues, gênait la conduite, et le sentier forestier ne serait pas plus praticable, au contraire. Mais il s’en soucierait en temps utile. D’abord passer prendre Clifford et sa mère. Ensuite s’éloigner le plus possible de la bombe à fission installée sur les terres indiennes.
Linneth scrutait la lueur pâle annonciatrice de l’aube, que ponctuait l’éclat ambré des réverbères. On voyait des lumières allumées un peu partout, comme si les maisons elles-mêmes s’étaient éveillées en sursaut. Dex se demanda dans quelle mesure la population avait connaissance de la tentative d’évasion. D’après Shepperd, on avait contacté de nombreux parents. Évacuer les enfants passait avant tout, et le personnel du lycée n’avait pas été avare de noms. Des membres de la communauté noire de Hart Avenue, inquiets depuis que les proctors les avaient obligés à se déclarer comme « nègres ou mulâtres » lors du recensement, complétaient le convoi.
Mais Two Rivers était une localité trop importante pour un véritable exode. Ces deux derniers jours la nouvelle s’était répandue, mais beaucoup ne devaient pas être au courant. Dex les vit, derrière leurs rideaux, jeter des regards prudents sur la rue en s’interrogeant sans doute sur les tirs et sur ce trafic aussi intense qu’inhabituel. Sa voiture n’était pas seule. Plusieurs la doublèrent dans un festival d’imprudences lié à la panique. L’une d’elles se retourna dans le fossé de drainage bordant LaSalle Avenue. En dépassant le lieu de l’accident, il aperçut du coin de l’œil des roues qui tournaient en vain sous un ciel indifférent.
Il se gara à l’adresse que Clifford lui avait donnée, un pavillon près de Coldwater Road, et laissa le moteur tourner le temps de courir à la porte. Il frappa, patienta, refrappa. Pas de réponse. Le garçon et sa mère dormaient ? Un jour comme aujourd’hui ? Ils étaient partis en avance ? Désespéré, il assena de grands coups de poing sur le battant.
Ellen Stockton vint ouvrir, en robe de chambre, les yeux rougis par les larmes. Elle tenait un bocal ; plein de liquide qui ressemblait à de l’eau huileuse, mais empestait l’alcool de contrebande.
— Madame Stockton, appelez Clifford, et venez tout de suite dans la voiture. On ne peut pas attendre.
— Ils l’ont emmené.
Elle regardait dans le vague. Les flocons s’accrochaient à ses cheveux noirs.
— Pardon, vous parlez de Clifford ? Qui l’a emmené ?
— Les soldats ! Les soldats l’ont emmené. Partez. Allez vous faire foutre. On a pas besoin de vous. On ira nulle part.
Linneth aida Dex à l’habiller et à l’installer dans la voiture. Malgré ses jurons, Mme Stockton était trop fatiguée pour se débattre et trop soûle pour opposer une résistance autre que de pure forme. Une fois sur la banquette arrière, elle devint un objet malléable sous une couverture en laine.
Dex se rassit au volant. Le jour s’était levé. Linneth apercevait des panaches de fumée un peu partout, et entendait toujours des coups de feu sporadiques – tantôt lointains, tantôt beaucoup trop proches.
— Le garçon se trouve sans doute à la mairie, dit-elle. Ils ont une prison de fortune, là-bas.
À moins qu’il ne fût mort. Ce qui restait possible, voire probable. Mais Dex devait le savoir, et elle ne voulait rien ajouter devant la mère.
La femme Stockton parla d’un voisin qui avait vu les soldats escorter son fils jusqu’à la mairie – Clifford s’y trouvait donc, du moins quelque temps plus tôt.
— Ça m’étonnerait qu’il y ait beaucoup de gardes, dit Dex d’une voix posée. Tous les proctors sont partis, maintenant. Quelques soldats, peut-être.
Il dévisagea Linneth.
Il me laisse la décision, songea-t-elle. Puis : Non, il veut ma permission.
Sa vie à elle, aussi, était en péril.
Nous courons à la mort, se dit-elle. Mais le problème se posait nonobstant. Les uns mouraient déjà. Les autres allaient mourir bientôt – elle risquait fort d’en faire partie. Et alors ?
Selon l’enseignement des Renonciatrices, si elle mourait hors du sein de l’Église, l’ange Tartarouchis la fouetterait de son martinet de flammes. À jamais. Mais Tartarouchis devait être très occupé, avec la guerre et son cortège de malheurs.
La mairie se situait cinq rues derrière eux.
Elle décida de répondre tant qu’elle en avait le courage.
— Il va falloir se hâter, dit-elle.
Dex sourit, et engagea la Ford dans un demi-tour.
Demarch s’adossa à la banquette arrière molletonnée tandis que le chauffeur prenait la direction de la nationale sur les chapeaux de roues tout en marmonnant.
Il avait cessé de penser à Evelyn. Il avait cessé de penser à Dorothéa, à Christof, à Guy Marris ou au Bureau… Au vrai, il ne pensait plus à rien, il se contentait de contempler le flou vert et gris des pins et des nuages par sa vitre arrière, où chaque flocon rencontré adhérait avant de disparaître, chassé par le déplacement d’air.
— Des problèmes à la caserne, dit le chauffeur, un jeune civil aux cheveux gominés et à l’accent traînant du Nahanni.
Demarch s’avisa des regards nerveux que l’autre jetait sur le rétroviseur.
Ils virèrent sur la nationale, en direction du sud. Cette route rejoignait celle de Fort LeDuc, mais passait également devant l’hôtel routier réquisitionné pour la garnison.
— Vous nous croyez en danger ?
— Je l’ignore, lieutenant, mais cela se peut. Vous voyez la fumée ?
Demarch se pencha, mais ne vit que de la neige, cette neige sur laquelle la voiture dérapait à chaque tournant.
— Vous devez vraiment rouler aussi vite ?
— Monsieur, si nous ralentissons, nous risquons de perdre de la traction. Je préfère continuer sur ma lancée.
— Faites comme bon vous semble.
Un moment plus tard, le chauffeur lâcha un « Samael ! » retentissant et freina. La voiture se mit à tanguer.
Plus loin, sur leur gauche, la caserne brûlait. Demarch se laissa muettement captiver par l’étrange scène. La fumée s’échappait en torrents charbonneux des nombreuses fenêtres de ce qui était naguère le Days Inn, et les flammes s’élevant des embrasures n’étaient pas sans évoquer des visages.
La chaussée, noire de suie, semblait carrossable.
— Ne vous arrêtez pas, dit-il. Pour l’amour de Dieu !
Une vitre éclata à l’avant, côté conducteur. Le chauffeur eut un spasme et parut se retourner pour regarder en arrière, mais son œil visible pissait le sang. Son pied écrasa la pédale de l’accélérateur et la voiture bondit tandis qu’il s’effondrait.
Une borne kilométrique se matérialisa devant le capot. Projeté en avant par le choc, Demarch constata que le crâne fendu de l’homme tachait le siège d’un sang mêlé de gomina. Un vent glacial pénétrait par la vitre brisée. Le lieutenant se rapprocha de l’orifice déchiqueté qui marquait l’entrée de la balle et, des bois face à l’hôtel, vit émerger des soldats armés de fusils qu’ils braquaient pour la plupart sur la voiture.
Les soldats visèrent tandis qu’il s’extrayait du véhicule par la portière arrière droite. Il portait son uniforme qui, même à cette distance, le désignait comme proctor. Du verre explosa tout autour de lui en petits geysers solides. Il entendit les balles miauler et marteler la chaussée enneigée. Quand il se releva pour prendre la fuite, il ressentit plusieurs impacts.
Il était couché face contre terre. Les soldats criaient et brandissaient leurs armes, mais il ne comprenait plus ce qu’ils disaient. À bout de souffle, il tourna la tête vers le bâtiment en feu. Le brasier rugissant transmuait la neige en miroirs de gel, des miroirs emplis de ciel, de feu, de cendres, du monde, d’un proctor agonisant et, bientôt, d’une nuit ouatée, précoce et silencieuse.
Clifford Stockton avait dormi un peu au cours de la nuit. Pas Luke Thibault.
Chacun occupait une cage au sous-sol de la mairie. Elles étaient à l’écart l’une de l’autre dans l’ancienne salle des archives, vidée de tous ses classeurs quand Delafleur avait fait main basse sur le bâtiment. Des murs en béton. Un plafond en carreaux blancs insonorisants. Un parquet de lino vert, froid comme la glace. Clifford avait compris qu’il valait mieux éviter d’y poser les pieds : ses après-skis n’offraient qu’une maigre protection. Il passait le plus clair de son temps sur le lit pliant que les proctors avaient apporté.
Les jurons de Lukas Thibault le réveillèrent.
— Je veux mon petit déjeuner ! hurlait Luke. Connards ! On crève de faim, ici !
Silence. Puis un martèlement rythmé : Luke tapait du poing sur le métal. Clifford qui, pour voir le milicien, devait passer sa tête en force entre deux barreaux et se dévisser le cou pour apercevoir la bonne cellule, dans un angle, au bout d’une rangée de cages identiques, ne prit pas cette peine.
Il se réjouit de cet isolement relatif alors qu’il vidait sa vessie dans le pot de faïence fourni à cet usage, mais le bruit le gêna. Le froid était tel, ce matin, que de la vapeur s’éleva du récipient pendant quelques minutes.
Il se rassit sur le lit et s’enveloppa dans la couverture.
— Salauds ! criait Luke à tue-tête. Crétins ! Bâtards !
Clifford attendit qu’il se taise.
— Ils sont plus là, dit-il.
Luke laissa échapper un « Quoi ? » surpris, comme s’il avait oublié la présence d’un autre captif.
— Ils sont plus là ! (À la nuit, le bâtiment avait retenti des heures durant de bruits de pas, de claque ments de portes et de grondements de moteur qui s’éteignirent ensuite au loin.) Ils sont partis. Ils ont évacué la ville. Ça doit être le jour prévu.
Nul besoin de préciser. Le soldat était enfermé là parce qu’il avait parlé de la bombe.
Clifford aussi, même si personne ne le lui avait dit. Les miliciens s’étaient contentés de les mettre dans cette cage, sans un mot, avant de s’éloigner.
Luke le traita de petit imbécile, de criminel, de menteur.
— Ils ne peuvent pas me laisser ici ! Les fils de Samael ! Même les proctors ne feraient pas ça !
Mais la matinée avançait, et le milicien se renferma dans un silence désespéré. Clifford devinait le jour à la lueur ténue filtrant par les fenêtres d’aération couvertes de poussière. C’était sa seule pendule. Les plafonniers au néon, grillés pour la plupart, ne donnaient qu’une chiche lumière.
Il fixa la flaque de jour qui rampait sur le lino près de sa cage jusqu’à ce que les pleurs de Lukas Thibault l’arrachent à sa contemplation.
Soudain, un autre bruit : des coups de feu, tout proches.
— Mère Sophia ! s’écria Luke.
Une autre menace. Clifford sentit le désarroi l’envahir : il préférait la bombe au fusil. À ce qu’il avait lu d’Hiroshima et de Nagasaki, la bombe avait tout emporté en un raz de marée de lumière. Les gens n’avaient laissé que leurs ombres derrière eux. Il s’était résigné à mourir dans la déflagration, mais ces coups de feu, c’était autre chose. La peur le tenailla.
Les tirs cessèrent, reprirent, cessèrent.
Puis la porte marquée ISSUE DE SECOURS s’ouvrit à la volée, et le proctor Delafleur apparut, les yeux écarquillés.
Au commencement était l’Ennoia, et le monde était fait de lumière.
Sophia, une pensée de Celui qui n’est pas, commit le péché de création. Expulsée du Noüs primordial, elle façonna le hylé, la matière, et la fertilisa de son principe spirituel, le dynamis, semence et image du Monde de Lumière.
Le monde, à la fois créé et séparé de ses origines, est ainsi matière plantée d’un grain d’esprit, ni kenoma (vide) ni pleroma (plein). Incomplet, moins qu’entier, asymétrique.
Stern trouvait cette métaphore irrésistible par ses échos dans la cosmologie moderne – retirons une charnière à la symétrie primordiale, et tout dégringole : quarks, leptons, noyaux atomiques, étoiles ; chatons, scarabées, physiciens.
Au cœur de tout ça, une insatiable epignosis, souvenir de l’unité isotropique de toutes les choses du monde incréé.
Sophia, abandonnée, arpente les bas-fonds infinis de la matière hylique avec une terrible nostalgie de la lumière.
Et pourtant… Sophia riait.
Howard avait trouvé cette phrase, soulignée, encadrée et terminée par des points d’interrogation, dans le carnet de Stern.
Sophia riait.
Il calcula qu’il devait parcourir deux cents mètres sur le parking du labo pour atteindre le bâtiment central, l’édifice en parpaings effondré où Stern était – peut-être – mort.
Une distance ordinaire. Mais cet endroit n’avait plus rien d’ordinaire. L’ordinaire, il le laissait derrière lui : il avait franchi la limite, il se situait dans la lumière.
Pas de neige, l’air était chaud et moite, et le gazon vert, mais l’herbe rase. Et si le temps passait plus lentement ? Dans ce cas, inutile d’espérer rejoindre Stern avant l’explosion.
Dehors, la neige tombait à son allure habituelle.
Le cours du temps n’est pas ralenti, en déduisit-il. Mais peut-être qu’il diffère.
Un pas de plus.
L’environnement ne convenait ni à l’œil ni aux autres sens : Howard voyait flou, coordonnait mal ses mouvements, avait trop chaud, ou trop froid. Le plus vertigineux, c’était la fuite des objets solides. Les images s’incurvaient et perdaient toute proportion, comme si le fait de les regarder remettait la réalité en cause.
L’observation, se dit-il, est une guillotine quantique, qui tranche l’incertitude attachée à ceci ou à cela, à la particule ou à l’onde. Ici, cet effet avait disparu. L’effondrement du front d’onde, le moment de l’être-au-monde, devenait fluide, imprécis ; il lui semblait éprouver la sensation une seconde avant la sensation. Ainsi, le goudron sous ses pieds. Un bref regard, et c’était le parking, numéros peints en blanc, 26,27. S’il le fixait, il discernait du granit, du verre ou des grains d’un sable cristallin. Et il avait très envie de le fixer.
Il comprit pourquoi les pompiers avaient si vite battu en retraite : une longue exposition au phénomène affecterait plus que les sens. Ça doit ressembler à ça, la folie, se dit-il.
Un nouveau pas. Et encore un autre.
L’éclat ambiant, qui n’était pas le jour, illuminait tout de l’intérieur, divisait les couleurs comme un prisme et parait tout d’une brume iridescente.
Un pas.
Un pas. Il avait l’estomac qui se soulevait.
L’air se solidifiait autour de lui, prenait forme, comme si des corps translucides s’y déplaçaient. D’autres spectres, se dit-il. Peut-être ceux des hommes et des femmes morts dans ces bunkers la nuit de l’accident.
Mais il en doutait. À constater le propos délibéré qu’ils semblaient mettre à croiser sa route, à les voir tourner autour du site, il échafauda une théorie : c’étaient les créateurs et les prisonniers du fragment, impuissants à quitter l’orbite et le décalage temporel qu’il leur imposait.
Il secoua la tête. Toujours des spéculations. Voilà ce qui avait perdu Stern.
Stern, qui l’appelait. Au fond, il était là pour cette seule raison. Parce que Stern l’avait appelé. Et l’appelait encore.
Tu es peut-être aussi intelligent que ton oncle, disait sa mère : un compliment, un soupçon, une angoisse.
Stern avait toujours pesé sur son paysage mental tel un grand monument inaccessible. Dans leur famille, personne n’abordait les sujets importants. Mais Stern avait du bagage, et il se montrait sans cesse prêt à le partager avec lui. Quitte à le taquiner.
« Tu aimes ça ? Alors, que penses-tu de ça ? Et de ça ? »
Il se rappelait son oncle, perché sur le fauteuil d’osier de la véranda, par une nuit d’été qu’éclairaient les étoiles et les lucioles, il se rappelait sa voix couvrant un bruit de vaisselle dans le lointain.
« Ton chien voit le même monde que nous, Howard. Il voit ces étoiles. Nous, on sait ce qu’elles sont. Parce qu’on peut poser les bonnes questions. Et ce savoir, ton chien, en chien qu’il est, n’y aura jamais accès. Jamais. Alors, Howard, à ton avis – tu crois qu’il existe des questions que même nous, les hommes, on ne pourra jamais poser ? »
Des lucioles, ici aussi : lueurs fugaces devant ses yeux.
Il atteignait le bâtiment central, au toit effondré, mais aux murs intacts. Une lézarde zébrait la porte en acier. En y regardant mieux, il vit les parpaings constellés de diamants ; des pierres précieuses collées aux murs comme des moules à un rocher. Ces facettes attiraient le regard, et il prit garde de se détourner : elles recelaient de périlleux horizons.
Effleurant la porte, il la trouva brûlante. D’une chaleur réelle, physique. Aussi près de l’épicentre, il devait encaisser des radiations mortelles, mais ça ne le concernait plus.
Il avait déjà employé le mot stupéfait sans en connaître le sens véritable. Maintenant, il se sentait bel et bien « rendu stupide » à force de respect, au point d’en oublier sa peur.
Là, son oncle avait franchi la frontière du monde.
Stern était-il devenu un Démiurge, en les amenant ici ?
Avait-il découvert, ou créé ce monde ? L’avait-il édifié, consciemment ou inconsciemment, avec l’aide du fragment turc, sur la base de ses peurs et de ses espoirs ?
Dans ce cas, tout comme Sophia, il avait échoué.
Tout ce qu’il avait cherché dans ses vieux livres – un remède à la douleur et l’aliénation, une cosmogonie dépassant la physique – se retrouvait dans le monde des proctors, mais sous la forme ignoble d’un dogme mort, pétrifié, oppressant.
Il imagina Stern perdu, prisonnier de sa propre création à laquelle il était incapable d’apporter la rédemption.
« Suis-je prêt à rencontrer un dieu ? »
Il en frissonna. Mais il ouvrit la porte ornée de bijoux.
Au lever du jour, la ville céda à la panique.
Le feu avait pris dans le quartier commerçant de Beacon Street. Tom Stubbs s’était joint, avec la plupart des pompiers, à l’expédition vers l’ouest. L’incendie, que nul ne combattait, balaya la boutique Emily Dee de prêt-à-porter pour grandes tailles, la librairie New Day et un local vacant, aux fenêtres barrées de planches sur lesquelles on pouvait encore lire, en lettres fanées : NOUVEAU RESTAURANT FAMILIAL FRY CASTLE ! BIENTÔT SUR CET EMPLACEMENT.
Aux abords de Coldwater Road, les réfugiés tombèrent sur un barrage routier tenu par un détachement – une fuite avait révélé la tentative d’évasion – mais les voitures de tête, dont celle de Calvin Shepperd, transportaient chacune trois tireurs d’élite armés des meilleurs fusils semi-automatiques. Les échanges de tirs, entamés avant l’aube, se poursuivaient de manière sporadique au matin.
Trois camions de soldats ayant dû rebrousser chemin sur la route de Fort LeDuc devant une barricade de gabions et une ligne de chars d’assaut en embuscade traversèrent la ville à toute allure.
Le premier allait atteindre Coldwater Road lorsqu’une arrière-garde de civils en armes le prit sous son feu croisé. Le conducteur, tué net, ne sut jamais qu’il avait défoncé une barrière de sécurité et précipité son véhicule, après une chute de dix mètres, au fond des eaux glaciales de Powell Creek.
Le deuxième se dirigea plein nord dans l’intention futile de traverser le coupe-feu et de rejoindre un terrain sûr ; il cassa un essieu dans un fossé enneigé. Vingt-cinq soldats dépourvus de vêtements d’hiver et d’équipements adéquats se rangèrent en file indienne et s’enfoncèrent au cœur des bois en espérant distancer l’ange Tartarouchis.
Le troisième se retourna devant la mairie, déversant des appelés furieux qui se déployèrent et se mirent à vider leurs fusils sur les façades obscures de ces maisons étrangères, dans cette ville au bord de l’Abysse, ce Temple du Chagrin.
Dex virait dans Municipal Avenue quand il aperçut des miliciens sous les arbres de la promenade devant la mairie.
Pris par surprise, il tourna le volant vers la droite, de toutes ses forces. Mais, sur cette chaussée glissante, la voiture partit en dérapage, monta sur le trottoir, et il dut batailler pour l’empêcher de verser dans l’égout à ciel ouvert. Il y eut un ping sur le capot, laissant une éraflure d’un gris terne à la place de la peinture.
— Baisse-toi ! dit-il à Linneth. Et occupe-toi d’elle !
Linneth saisit le poignet d’Ellen Stockton, qui restait à fixer les soldats dans une stupeur alcoolique, et la coucha sur la banquette arrière.
La Ford s’immobilisa à deux doigts de la tranchée. Il enclencha la marche arrière et accéléra tout doucement, mais les roues patinèrent sur une plaque de neige tassée.
Il manipula le levier de vitesse, la voiture tressauta. D’un coup d’œil, il vit un soldat, à cent mètres de là – on aurait dit un gamin tout juste en âge de voter –, pointer sur lui un énorme fusil au canon d’acier bleuté. Il l’observa, comme hypnotisé. Le canon oscilla, et parut se stabiliser. Arraché à sa transe, Dex rentra la tête dans les épaules et appuya encore sur le champignon.
Une balle traversa les deux vitres arrière. Le verre de sécurité vola en une pluie de poudre blanche. Linneth émit un cri étouffé. Il mit le pied au plancher, le moteur rugit, et la voiture bondit dans un nuage de gaz d’échappement.
Alors qu’il faisait demi-tour pour fuir les miliciens, il entendit d’autres projectiles frapper le coffre et le pare-chocs arrière : impacts inoffensifs, tant qu’ils épargnaient le réservoir.
Luttant toujours pour maîtriser la Ford, il s’engagea à gauche dans Oak. Le véhicule tangua, mais prit la direction approximative du nord.
Il franchit deux intersections et tourna une fois de plus avant d’oser ralentir.
— Seigneur ! dit soudain Ellen Stockton, comme si elle s’avisait juste des événements. Qu’est-ce qu’ils font à Cliffy ?
— Tout va bien, madame Stockton, dit-il, croisant le regard d’une Linneth pâle de terreur qui hocha néanmoins la tête. Ils n’ont rien de précis contre le bâtiment municipal. Il faudra qu’on entre par-derrière, voilà tout.
Le temps était précieux, mais à quel point ? Cependant, Dex attendit, et le bruit des détonations finit par s’éloigner.
La voiture se trouvait deux rues derrière la mairie, dans un quartier résidentiel tranquille – plus tranquille que jamais, à part l’écho des coups de feu. Des maisons attenantes toutes en hauteur, anciennes quoique bien entretenues, bordaient la rue. Les unes étaient vides, les autres, sans doute, occupées – mais les habitants restaient hors de vue. La neige tombait sans hâte. Un carillon tintait sur une véranda.
Ellen Stockton se plaignit du froid qui pénétrait par les fenêtres brisées.
— Mettez-vous sous la couverture, dit Dex. Je veux que vous restiez là pendant mon absence.
— Vous allez chercher Cliffy ?
— Essayer, en tout cas.
Une tentative qui, de plus en plus, lui semblait inutile ou, pire, symbolique. En évacuant la mairie, les proctors avaient sans doute exécuté ou emmené le jeune garçon.
— Tu devrais rester avec Mme Stockton, dit-il à Linneth.
— Ellen ne craint rien, ici, répondit-elle en le regardant droit dans les yeux. Ta galanterie est déplacée. Je ne suis pas un bagage, Dex. Je veux retrouver Clifford, moi aussi.
Il hocha la tête.
— Allons-y à pied. On attirera moins l’attention.
— Excellente idée. Pense au pistolet.
Le plus curieux, c’est qu’il l’avait bel et bien oublié. Il le tira de sa poche, ôta le cran de sûreté. La crosse lui sembla très froide.
Ils se mirent en marche. Une cour blanche, des canisses abattues, une autre rue tranquille. Les flocons tourbillonnants piquaient la peau et crissaient comme des grains de sable sur le vinyle de son blouson.
Clifford n’est pas David, se rappela-t-il en dépit de sa propension à établir un parallèle évident : un enfant condamné dans un bâtiment promis aux flammes. Dommage qu’il nous soit interdit de revenir sur nos péchés, se dit-il. Ça ne marche pas comme ça.
Mais le souvenir s’imposait avec une force inhabituelle, et il finit par l’accepter. Il l’accueillait, même.
La neige, qui étouffait les autres odeurs, lui permettait de sentir un relent d’incendie.
Aucun soldat dans l’espace situé derrière la mairie – un coin du square et le parking réservé aux véhicules autorisés. Personne n’était venu là depuis un bon moment, songea Dex à la vue de la neige immaculée. Linneth à ses côtés, il courut se réfugier dans l’ombre du bâtiment.
Celui-ci n’était pas si vaste, malgré ses façades en pierre et ses linteaux sculptés : une salle de réunion, une rotonde, une batterie de bureaux sur deux étages, et le sous-sol. Dex se souvenait d’être entré à l’occasion, en des temps plus cléments, pour renouveler son permis de conduire et payer ses impôts.
L’entrée du personnel n’était pas fermée à clé. Il se faufila, l’arme à la main, avant d’inviter du geste Linneth à le suivre. Tendant l’oreille, il ne perçut que le bruit du vent dans une aération. À sa gauche, un escalier, qui montait. Il le gravit et aboutit au premier étage, dans un couloir moquetté.
Il passa devant des portes ouvertes. MÉDIATEUR, PERMIS DE CONDUIRE, CADASTRE. On avait déjà dû fouiller ces pièces.
— Désert, murmura Linneth.
Elle avait raison. Des papiers, dont beaucoup à l’en-tête du Bureau de la convenance, jonchaient le sol et les meubles. Certaines fenêtres, brisées, laissaient entrer le vent ; les stores s’agitaient et des gobelets roulaient sur la moquette.
Dex effleura le bras de Linneth et ils s’immobilisèrent.
— Tu entends ? demanda-t-il.
Elle inclina la tête.
— Oui. Une voix.
Il pointa son pistolet. Les cours d’adresse au tir qu’il avait reçus comme réserviste ne l’avaient pas préparé à ça. Sa main tremblait, ou plutôt trémulait, comme sous l’effet d’un courant électrique.
Il trouva l’explication de la voix dans l’antichambre du maire : une radio, le modèle des proctors, énorme boîte de métal ajouré et de tubes à vide luisants, branchée à une prise par l’intermédiaire d’un transformateur.
Le poste s’exprimait en français.
— Quarante-cinq minutes.
Et un bip métallique incessant et régulier, tel celui d’une horloge parlante. Il dévisagea Linneth.
— Quarante-quatre minutes, glapit la radio.
— Qu’est-ce que c’est ? dit-il.
— Un compte à rebours.
Une voix débita des propos hachés par les parasites, mais Dex reconnut le mot détonation.
— Il reste combien de temps ?
Elle lui prit la main.
— Quarante-quatre minutes.
— Quarante-trois minutes.
Clifford reconnut l’homme entré par la porte marquée ISSUE DE SECOURS : le proctor que les autres appelaient Delafleur. Quelqu’un d’important. Lukas Thibault retint une exclamation à sa vue.
De son pardessus qui lui descendait jusqu’aux chevilles, Delafleur sortit une arme à canon long comme les proctors en portaient parfois : un revolver avec une crosse en bois poli incrusté de nacre. L’autre ne s’attarda guère à le contempler, toutefois : il transpirait et haletait.
— Patron ! dit Luke. Laissez-moi sortir, pour l’amour de Dieu !
Delafleur sursauta. Il avait dû oublier les captifs.
— Taisez-vous.
On entendait toujours des coups de feu à l’extérieur, mais Clifford estima qu’ils s’éloignaient.
Delafleur parcourut toute la longueur de la salle, entre le mur extérieur et les cellules, à grands pas, son long pardessus flottant derrière lui. Il tenait le revolver de la main gauche. Dans la droite, il avait une montre-gousset, reliée à sa veste bleue par une chaîne d’argent. Il ne cessait de la consulter, comme s’il ne pouvait pas s’en empêcher – mais il avait l’air terrifié.
Il tira une caisse sous une des petites lucarnes et monta dessus pour regarder à l’extérieur. En vain. La lucarne était trop loin, et fermée, par-dessus le marché. En plus, se dit Clifford, elle donne au niveau du sol. Bonjour la vue.
L’autre dut parvenir à la même conclusion. Il s’assit sur la caisse et scruta d’un œil torve la porte par laquelle il était arrivé.
— Je vous en prie, patron ! dit Luke. Laissez-moi sortir !
Delafleur se tourna dans sa direction.
— Si vous ouvrez encore le bec, je vous descends, dit-il d’une voix pincée.
Il ne donnait pas du tout l’impression de plaisanter. Luke se tut, même si Clifford, en écoutant attentivement, entendait sa respiration oppressée.
Au cours des dernières heures, Luke était souvent resté silencieux, quoique jamais bien longtemps. Delafleur mettrait sa menace à exécution si le soldat parlait. Le proctor avait l’air trop terrifié pour se contenter de menaces en l’air. Et après avoir tué Luke ? Dès qu’il aurait commencé à tirer…
Mais Clifford ne voulait pas réfléchir à ça, sinon la cage lui paraissait rétrécir aux dimensions d’un nœud coulant, et il craignait, lui, d’émettre un son, de perdre le contrôle de ses cordes vocales dans la panique.
Un long moment s’écoula. Delafleur scrutait sa montre, fasciné. Il inclinait la tête à chaque détonation lointaine.
— Ils s’en vont, dit-il soudain.
Tournant et retournant sa montre, il parut recouvrer ses esprits. Enfin, il se leva, rajusta sa veste et se dirigea vers la sortie de secours sans un regard vers les cellules.
Lukas Thibault craqua. Clifford l’entendit se jeter sur les barreaux de sa cage.
— ALLEZ VOUS FAIRE FOUTRE ! hurla-t-il. NE ME LAISSEZ PAS ! VOUS POURRIREZ EN ENFER !
Grave erreur. Delafleur s’immobilisa, puis se retourna. Et saisit le revolver à canon long de sa main droite.
Clifford se tassa dans un coin de sa cellule, le plus loin possible du proctor – ce qui ne fit pas une grande différence. Il avait cessé d’avoir la moindre pensée cohérente depuis que l’homme avait rebroussé chemin.
Delafleur passa devant lui, le visage de pierre, et tourna dans l’angle où se trouvait la cage du soldat. Tous deux étaient hors de son champ de vision, maintenant. Mais il les entendait.
Lukas Thibault reprit la parole tout bas, d’une voix que la peur rendait rauque.
— Salaud ! Je vous tuerai, bâtard.
Non, c’est le contraire…
La détonation résonna comme un coup de canon dans la grande salle en pierre taillée.
Lukas Thibault poussa un cri étouffé. Clifford l’entendit tomber : un bruit sourd d’os et de viande heurtant le béton. Un bruit terrible. Un bruit de mort.
Le proctor revint, blême et menaçant, dans son champ de vision. Le canon de son arme laissait échapper des volutes d’une fumée bleue. Son regard se perdit dans le vague avant de se poser sur Clifford, qui en sentit le poids. Des yeux aussi mortels que le revolver. Il n’arrivait pas à s’arracher à leur emprise.
Un autre bruit. Delafleur battit des paupières et tourna la tête vers l’issue de secours.
La porte s’ouvrit, et Dex Graham entra. Aussitôt, il tira sur le proctor, le manqua. Celui-ci riposta, et Clifford eut juste le temps de se boucher les oreilles. La balle se perdit.
Dex tira une seconde fois. Delafleur tomba assis, lâcha son arme et partit à la renverse contre les barreaux de la cage en gémissant.
L’autre s’avança d’un pas vif. Linneth Stone franchit le seuil à son tour et vint ramasser l’arme du proctor.
Dex dénicha un bout de tuyau de cuivre et s’en servit pour forcer la grille de la cellule. Le verrou céda, la porte se rabattit à la volée, et Clifford se jeta sans réfléchir dans les bras du professeur.
Au passage, il remarqua son regard, étrangement calme.
Linneth emmena le garçon vers l’escalier.
Dex s’attarda un peu.
Il dévisagea Delafleur, qui vivait encore. La balle, en lui pulvérisant la hanche, l’avait paralysé au-dessous de la taille. La plaie saignait à profusion dans les replis de la doublure de soie de son long manteau d’hiver.
— Je ne peux plus bouger.
Dex pivota sur ses talons pour partir.
— Vous n’avez plus le temps, dit le proctor. C’est sans espoir.
— Je sais.
Plusieurs des murs en parpaings du bâtiment des hautes énergies avaient fondu, et une partie du toit avait disparu. Un ciel bleu électrique éclairait le dédale de couloirs.
Howard se fraya un chemin parmi les décombres. Les brefs instants pendant lesquels il avait une vision normale lui permettaient de voir des tiges métalliques émergeant de blocs de béton, des câbles rompus de l’épaisseur de son bras, des isolateurs en céramique éparpillés tels des débris de poterie.
Le reste du temps, il voyait tout au travers de multiples prismes, comme si une neige de cristaux à facettes emplissait l’air.
Il avança vers le cœur du labo, dont il sentait la chaleur sur son visage : le soleil, par un beau jour d’été.
Les dernières notes cohérentes de Stern tendaient vers la notion d’inflation chaotique : un scénario cosmologique selon lequel la fluctuation quantique du vide primordial engendrait une profusion d’univers. Au lieu d’une création unique, une infinité de créations inaccessibles les unes aux autres, sinon peut-être par les tunnels quantiques baptisés trous de ver.
D’après ce schéma, un univers pouvait même en contenir un autre. Si l’on parvenait à comprimer quelques dizaines de grammes de matière à l’intérieur de l’orbite d’un électron, elles fleuriraient en une nouvelle avenue de temps et d’espace – un nouveau Big Bang ; de nouveaux quarks, de nouveaux leptons, de nouvelles étoiles, de nouveaux cieux.
Autrement dit, il était possible de devenir un dieu par la maîtrise de la technologie.
Stern estimait que c’était déjà arrivé. Le fragment turc résultait d’un effort pour relier deux branches de l’Arbre des Mondes. Ces spectres (qui traversaient et côtoyaient Howard avec la régularité d’un métronome) en étaient peut-être les fabricants. Dieux mortels. Démiurges. Archontes, mais pris au piège, enchaînés à ce vortex de création.
Les dégâts étaient plus graves au centre du bâtiment. Howard escalada un tas de briques et de carreaux brisés. Il avait le vertige, ou alors il se trouvait au centre du monde et de son tournoiement. Il s’obligea à regarder droit devant lui. Tout ce qu’il voyait paraissait fourmiller d’irisations.
Les murs noircis s’élevaient au-dessus de lui comme des dents cassées. Il passa devant des écriteaux et des panonceaux dont un mot restait parfois à peine lisible : ATTENTION, INTERDITE, AUTORISATION.
Le cœur du bâtiment était une enceinte de confinement entourée de deux couches d’acier renforcé : la matrice où convergeaient câbles et conduits, et où Stern avait concentré une énergie fabuleuse, des faisceaux de particules plus chauds que la surface du soleil, sur le fragment.
Si les parois de métal avaient cédé en plusieurs endroits, certaines sections demeuraient debout. Tout le reste, débris, poussière, éclats, avait été soufflé par l’explosion. L’enceinte se dressait au milieu du cratère de scories noires occupant le centre du bâtiment. Howard s’y engagea, atteignit les vestiges, sentit une nouvelle vague de cette terrible chaleur tandis qu’il se déplaçait au sein d’une atmosphère remplie de spectres et d’étoiles, franchit un vide qui dénotait l’ancien emplacement d’une porte, et parvint au cœur du monde : axis mundi.
Là, il vit Stern qui l’attendait.
Stern n’avait plus rien d’humain.
Il devait être là quand on avait entamé le bombardement d’énergie – et plus près qu’il ne l’aurait dû, par accident ou à dessein.
Le fragment ? Un œuf de lumière. Bleu-vert. Six mètres de diamètre – mais Howard savait les apparences trompeuses. Brûlant, éclatant de vitalité. Aussi fragile qu’une bulle, mais plus menaçant : verre soufflé contenant la substance de mille étoiles.
Radioactif.
Le jeune physicien se devina condamné à mort. Sa survie se comptait en heures, même si un miracle survenait ici.
Alan Stern, debout, touchait la sphère.
Il ne restait plus grand-chose de lui. Il devait être mort ; un événement ou un phénomène incompréhensible conservait une fraction de son individualité : son esprit, au mieux. Dans la brillance, Howard discerna un corps translucide dont le système nerveux – cerveau, dendrites – battait d’une étrange pulsation lumineuse. Ses bras se fondaient dans la sphère, au même titre qu’une douzaine d’autres excroissances qui, surgies de son corps, l’ancraient là comme des racines.
Sa présence autour d’Howard, plus nébuleuse, semblait lui communiquer l’impression d’être piégé, en stase, muet de terreur. Si la sphère était une porte, Stern ne pouvait ni la franchir ni battre en retraite. Écartelé entre chair et âme.
La tête – bulbe gélatineux, ombre vague d’un crâne – se tourna vers lui et, dépourvue d’yeux, le regarda.
Stern le suppliait de l’aider.
Howard hésita pendant un certain temps.
Toutes ses spéculations, toutes celles de Stern, touchaient à la vérité que la sphère, par une sorte d’osmose silencieuse, lui communiquait en cet instant : le fragment permettait de passer dans un autre monde, voire d’en créer un.
En ce cas, le seul moyen qu’il avait de secourir son oncle (cette chose, cette essence torturée), c’était de passer le seuil, d’ouvrir grande la porte. De réussir là où Stern avait échoué.
Mais comment ? C’était l’oncle, le génie. Pas le neveu. Alan Stern avait révisé et poursuivi le travail d’Hawking, de Guth et de Linde, qu’Howard comprenait tout juste.
C’était Stern le sorcier. Lui, il n’était que l’apprenti.
Un souvenir lui revint : sa mère, en train de laver des assiettes qu’il séchait ensuite. Quel âge avait-il, alors ? Quinze ou seize ans. Le bon vieux temps.
Stern venait d’accepter le prix Nobel – on l’avait vu à la télévision – et Howard répétait sans cesse que c’était extra de connaître cet homme hors du commun.
Sa mère rinça la dernière assiette de porcelaine, et ôta la bonde de l’évier.
— Alan est aussi intelligent que… le mot m’échappe. (Elle fronça les sourcils.) Pour lui, tout est un puzzle. Tu lui montres un galet, et il te dira de quoi il se compose, pourquoi il s’est retrouvé à tes pieds, comment ses atomes fonctionnent ou ce qu’il pèserait sur Mars. Mais le ramasser ? Le tenir en main, le sentir ? Jamais. Il est au-dessus de ça. Ce serait une distraction. Pire, une illusion. Oh oui, il comprend le monde, mais crois-moi, Howard : il ne l’aime pas.
Contemptus mundi. Le mépris du monde et des choses de ce monde. Quand il lut ces mots dans un texte de son cours de philo, il songea aussitôt à Stern.
Que faire, sinon retourner aux proctors, à leur terreur, à leur brasier ? La bombe n’avait pas encore explosé, ce qui l’étonnait. De toute façon, ça ne tarderait plus.
L’entité qui, jadis, était Stern, manifestait une souffrance aussi tangible que la chaleur atroce de cet endroit.
Tendant la main, Howard s’avisa des veines de lumière qui battaient désormais sous sa peau.
La lumière l’entourait, augmentait.
Un monde de lumière.
La bombe, se dit-il.
Sophia pleurait, et souffrait, parce qu’elle se retrouvait seule, abandonnée dans l’obscurité du néant ; mais songer à la lumière qui l’avait quittée lui apporta du réconfort, et elle rit.
Un brasier.
Du bout des doigts, il effleura quelque chose. Tout. Il le prit en main.
Une pierre polie. Un galet.
Ellen Stockton fondit en larmes quand elle vit Clifford courir vers la Ford. L’air froid l’avait dégrisée, et elle savait quelle chance ils avaient de se retrouver. Elle lui ouvrit la portière et il se jeta dans ses bras.
Dex s’attarda dehors, auprès de Linneth qui le dévisagea comme si elle attendait un verdict.
— Quinze minutes, dit-il. Si on peut se fier au décompte. (Il baissa le ton. La mère et le fils ne devaient pas entendre.) On est trop à l’est. On n’atteindra jamais la limite de la ville en temps voulu, sans parler de sortir de la zone dangereuse.
Linneth semblait d’un calme éthéré.
— En effet. Avons-nous une autre possibilité ?
— Rouler en tablant sur un miracle.
— Ils ne retarderont pas l’explosion. Tout va déjà mal.
— Rouler et prier, dit Dex, ou alors…
— Quoi ?
— Je n’arrête pas de penser à Howard. Tu te rappelles ce qu’il a dit ? « Le seul moyen de m’en sortir, c’est de rester. »
— Il parlait des ruines du laboratoire, sans aucun doute. Tu crois que nous pourrions y trouver un abri ?
— Je l’ignore. Qui sait ? (Il posa la main sur son épaule.) Et puis ça nous rapprochera de la bombe.
— Curieux avantage.
— Si, Linneth. Au pire, ce sera plus rapide.
Elle le fixa. De précieuses secondes s’envolèrent.
— Tu as raison. Mais j’accepte parce que c’est une chance. Tu comprends ? Il y a sans doute une part de toi qui désire se suicider, mais c’est loin d’être mon cas.
Voulait-il mourir dans les bois ? Il s’étonna de constater que non. Pour la première fois depuis des années, il aurait aimé vivre. Il le souhaitait. Désespérément.
Les routes enneigées. Les sinistres prédictions qu’Evelyn avait sorties en cachette du bureau de Symeon Demarch. Rien de tout ça n’incitait à l’optimisme, pas plus que ce qu’il avait lu sur Hiroshima et Nagasaki. Mais une mort propre vaudrait mieux qu’une longue agonie. Jamais il ne supporterait de voir Linneth dans cet état.
Et on a une chance, se dit-il. Infime, sans doute. C’est ce qu’Howard estimait, en tout cas.
Les flocons blancs paraissaient suspendus en plein air. L’air même semblait frémir d’anticipation.
— On perd du temps, dit-il.
Ce n’était guère moins loin que Coldwater Road. Il allait falloir une conduite sportive pour l’atteindre en… combien ? Il consulta sa montre. Treize minutes.
Linneth colla son visage à la vitre tandis que la voiture suivait Beacon Road. Une bonne part du quartier commerçant brûlait. La neige, en les reflétant, démultipliait la violence des flammes. La fumée envahissait la route.
Dex roulait dangereusement, mais il connaissait le trajet. Linneth évitait l’étrange pendule du tableau de bord. Ne pouvant rien changer à l’heure, elle refusait de se laisser obséder.
Bizarrement, elle songeait à sa mère, morte des années plus tôt dans une prison du Bureau. « Il y a du vivant en tout », disait-elle. Peut-être quelque chose vivait-il dans cet amas de ruines vers lequel Dex se dirigeait. Une espèce de démiurge, si elle avait bien compris. Un dieu mortel.
Un ange, bienveillant ou non.
Des nuages bas roulaient dans le ciel. La neige tombait en rideaux soyeux. La voiture s’engagea sur la nationale.
Clifford s’avisa de leur destination. Il garda le silence. Il savait que Dex Graham ne lui voulait aucun mal. Mais quand ils prirent un étroit sentier en pleine forêt qu’il ne connaissait que trop bien, il ne put retenir un soupir de résignation.
— Ça va, Cliffy, dit sa mère alors qu’ils passaient sous un toit de branches de pin. Tout va bien, maintenant.
Elle ne savait rien de rien.
Les arbres avaient plus ou moins abrité le sentier de la neige, mais la voiture mordait sans cesse dans les profondes ornières laissées par les véhicules militaires plus larges d’essieu, et patinait alors sur de la glace qui la ralentissait et obligeait Dex à des manœuvres prudentes.
Il tâchait d’ignorer la pendule, mais y réussissait moins bien que Linneth. Plus que cinq minutes.
Clifford avait deviné leur objectif.
— Il y a une colline avant d’arriver au labo. Ça sera peut-être glissant.
Dex l’aperçut. Une longue pente. Dans les trente degrés. Tout doucement, il accentua sa pression sur l’accélérateur. La voiture prit de la vitesse, en tanguant de manière alarmante, mais il se battit avec le volant pour tenir le cap.
La Ford roulait à quatre-vingt-dix dans la neige quand ils atteignirent le pied de la butte. Il comptait sur l’inertie, et celle-ci les emmena près du sommet, puis la voiture se mit à patiner. Linneth retint son souffle tandis qu’il accélérait. Mais ils s’immobilisaient. Le train avant dérapa. Ils reculèrent de trente ou quarante centimètres. Dex accéléra encore, dans l’espoir de creuser la neige jusqu’à retrouver une prise. Les pneus crissaient. Le pot d’échappement cracha un nuage de fumée bleue. La Ford bondit d’un bon mètre, hésita, bondit encore. Il avait l’impression qu’il pourrait toucher le sommet de la colline en tendant le bras par la fenêtre.
Il commit l’erreur de jeter un coup d’œil sur la pendule.
Le délai de grâce se terminait, et la bombe était au plus à neuf cents mètres de là. Clifford, qui regardait par la lunette, distinguait le portique d’essai au-dessus des arbres.
Linneth serrait les poings.
Un mètre. Encore un mètre. Le moteur grinça, comme s’il manquait d’huile – ce qui était possible, vu l’aspect des gaz d’échappement dans le rétroviseur.
Ils y étaient presque. Pied au plancher. Ce n’était plus de la stratégie, mais de la panique. Soudain, la voiture franchit le sommet dans une succession de soubresauts. Il était debout sur la pédale de frein.
Les vestiges du laboratoire de recherches en physique de Two Rivers gisaient devant eux. La lumière lui parut plus vive que dans la description d’Howard. On aurait cru de la foudre liquide. Et ils allaient rouler au travers ? Ou plutôt glisser au travers ? La Ford prenait de la vitesse, et il risquait à tout moment d’en perdre le contrôle.
— Accrochez-vous, dit-il.
Linneth eut un murmure indistinct d’où se détachait le mot « temps ». Ellen serra son fils contre elle. Si les roues se bloquaient, ils partaient en soleil. Une folle pensée lui vint.
On est une luge. Chute libre.
Un moment d’éternité s’écoula. Puis le ciel s’emplit de lumière et, en une fraction de seconde, les pins s’embrasèrent et se réduisirent en cendres.
Milos Fabrikant suivit le censeur, M. Bisonette, dans une tranchée creusée devant le bunker, à même le tertre mis à nu.
La neige avait cessé. Les nuages d’altitude se dissipaient. Le décompte se poursuivait avec une précision implacable, et il écouta la litanie dévidée par la corne métallique d’un haut-parleur. Quand le compte à rebours atteignit vingt secondes, Fabrikant, Bisonette et une demi-douzaine d’observateurs privilégiés s’accroupirent, le dos au mur ouest de la tranchée.
La lueur de la détonation, soudaine et incroyablement vive, projeta des ombres vers l’est. Une révision de la nature, songea Fabrikant. Il prit note du silence. Seules ses pensées l’assourdissaient.
Bisonette se redressa aussitôt, les mains en coupe autour de ses lunettes protectrices aux verres ambrés. Fabrikant prit le temps d’épargner ses articulations tenaillées par le froid.
La boule de feu luisait comme un soleil couchant dans les moutonnements de la forêt de pins. Chose fabuleuse, les nuages s’étaient écartés du lieu de l’explosion. Un pilier de fumée bouillonnait dans les cieux déchirés.
Le bruit leur parvint ensuite, un roulement de tonnerre, tel le cri d’indignation du Protennoia offensé.
Il effleura le bras du censeur qui frémissait d’un plaisir non dissimulé.
Il est aussi plein que je suis vide, songea Fabrikant.
— Nous devrions nous abriter de nouveau, censeur.
Bisonette hocha la tête et se baissa.
Survint le souffle, aussi chaud que le vent du Tartare.
Evelyn Woodward devint aveugle. Le nouveau soleil lui dévora les yeux. Durant un bref instant, la sensation lui parut transcender la douleur.
Puis le lac Merced se vaporisa tandis que l’onde de choc franchissait les flots, et la fenêtre disparut. Et la pièce. Et la maison. Et la ville.
Clément Delafleur avait essayé d’étancher le sang de sa blessure avec la doublure de soie de son pardessus, mais ses efforts n’avaient rien donné. Pendant le temps qu’il fallut à Dex Graham pour rejoindre l’ancienne réserve ojibwa, il traîna le poids insensé de ses jambes mortes jusqu’à la porte marquée ISSUE DE SECOURS. Ses plans futurs restaient plutôt vagues. Peut-être se hisser en haut des marches pour chercher du secours. Mais le temps manquait.
Il haletait, à peine conscient, quand les lucarnes du sous-sol laissèrent entrer une tornade de vapeur surchauffée. Les murs de pierre de la mairie s’effondrèrent comme un château de cartes avant d’être emportés.
Calvin Shepperd écoutait le décompte sur un scanner. À l’approche de zéro, il s’arrêta, alluma ses feux de détresse. Le signal remonta vers la queue du convoi : « Couchez-vous sur les sièges, coupez le contact. » Ce qu’il fit. Son ami Ted Bartlett se recroquevilla près de lui, imité à l’arrière par Paige, le tireur d’élite. Quant à Sarah, la femme de Shepperd, elle se trouvait sept voitures plus haut avec son neveu de cinq ans, Damion, et la conductrice, une certaine Ruth. Il espéra qu’elles allaient bien : il n’avait pas eu le temps de s’arrêter pour s’en assurer. Même équipé de chaînes, on roulait au pas sur cette vieille route de bûcherons.
L’éclair, lointain, pénétra pourtant la cathédrale de pins, comme la foudre au ralenti.
Le bruit vint plus tard, un grondement sourd déboulant du ciel tumultueux. Puis un vent chaud secoua la voiture.
— Seigneur ! s’écria Paige.
Une série d’impacts étouffés retentit sur le toit, le capot, le pare-brise. Des débris, se dit Shepperd, épouvanté, mais ce n’était que de la neige, de gros paquets de neige délogés des branches qui les surplombaient. Ils glissaient, déjà fondus par cette chaleur surnaturelle.
— Repars, dit Ted Bartlett dès que le vacarme s’estompa. Ça doit pas être bon pour la santé, tout ça.
Il redémarra, et entendit les autres l’imiter derrière lui. Courage, Sarah.
Au crépuscule, le convoi atteignit le camp de bûcherons abandonné, trois grandes cabanes en bois au toit de tôle.
Shepperd calcula que cette expédition avait permis de sauver une centaine de familles sur les milliers de foyers que comptait Two Rivers. La grande majorité des habitants de la localité n’était plus que cendres : un crime si atroce qu’à le contempler l’esprit s’égarait.
Mais ces évadés, dont beaucoup d’enfants, étaient sauvés. Et il n’en était pas peu fier. Il regarda les enfants descendre des voitures à mesure qu’elles se garaient sous les arbres : des mioches transis de froid, hébétés, mais vivants. Pour eux, il avait quelque espoir. Ils sauraient s’adapter.
L’avenir n’avait rien de radieux, pourtant. Un de ses éclaireurs était revenu du sud nanti d’une carte routière, et le produit des ventes aux soldats de tord-boyaux et de bouteilles d’alcool pillées dans les magasins fermés avait constitué une belle cagnotte pour l’essence, en monnaie locale. Le problème, c’est qu’ils apparaissaient comme des étrangers. Quant à leurs voitures, toute la peinture, tout le camouflage du monde ne feraient jamais passer une Honda Civic ou un 4x4 Jeep pour un de ces lourds paquebots que conduisaient les autochtones.
Cependant, on disait les quelques routes vers l’ouest peu fréquentées (pour la bonne et simple raison qu’elles n’étaient pas nécessairement praticables !) à cette saison, et si jamais ils réussissaient à franchir l’obstacle inimaginable des Montagnes Rocheuses, même si ça leur prenait jusqu’en juin… Alors, ils se retrouveraient dans les grands espaces du nord-ouest, sans un policier ni un proctor en vue, sinon au sein des villes les plus importantes.
Il se raccrocha à cet espoir, dont il retirait un certain réconfort.
À la tombée du soir, les nuages s’étaient dissipés. Même le champignon s’était dispersé. En revanche, on voyait encore un panache de fumée d’un noir de suie, sans doute les restes incinérés de Two Rivers, Michigan, attirés par l’encre bleue du ciel comme autant d’âmes migratrices.
Sarah le rejoignit dans l’ombre du toit de la cabane, et Shepperd l’enlaça. Ni l’un ni l’autre ne prononça un mot. Un appareil militaire les survola – stupéfiant, ce que ces zingues ressemblent aux P-51, se dit-il – mais sans amorcer de demi-tour. On n’avait pas dû les repérer. Il paria sans crainte que tout le monde survivrait à la nuit pour voir un jour nouveau.
Même si tout est différent, M. Graham veut que j’écrive ce journal pour ne pas perdre mon anglais et mon histoire.
On est en hiver d’après notre calendrier, et il fait chaud. Presque autant que le jour de notre arrivée. Je ne me rappelle pas tous les détails. Ça vaut mieux, dit ma mère.
En gros, après avoir passé la lumière, je me souviens du vert. Le labo était bizarre, des bâtiments écroulés dans une clairière ronde, entourée de vert : les buissons aux longues feuilles pointues et les arbres qui ressemblaient à des plumes. Il y avait encore des flocons dans l’air ! Ils ont fondu tout de suite, bien sûr. Et la lumière bleue avait disparu.
On a logé quelque temps dans un dortoir en ruine près de la forêt. M. Graham a préféré qu’on ne s’y attarde pas, vu qu’il restait peut-être des radiations. On avait des provisions dans la voiture, mais y avait pas de routes, juste des pistes.
Puis les gens nouveaux sont venus et nous ont emmenés dans leur village. M. Graham dit qu’en fait il est aussi grand qu’une ville, si on compte les souterrains.
Ils sont gentils. Ils ont la peau sombre, ou vert sombre. Le vert de l’ombre des bois. En général ils sont moins grands que M. Graham, plutôt de la taille de Mlle Stone. Leur langue est difficile à apprendre, mais je connais déjà plusieurs mots. Je les note comme je les entends dans mon carnet « Langue ».
Ils nous traitent bien, ils ont beaucoup de curiosité pour nous. On n’est pas prisonniers. Mais tout est très bizarre.
En surface, les bâtiments sont aussi verts que les arbres. Avec des plafonds en voûte. On se croirait à l’église.
Hier, j’ai vu un avion. Il avait les ailes peintes en violet et en blanc, comme des ailes de papillon.
M. Graham et Mlle Stone parlent souvent de ce qui nous est arrivé. La nuit dernière, on est allés dans ce qu’on appelle la cour, un lieu à ciel ouvert près de la place du marché. On entend de la musique le soir, et il n’y a jamais trop de monde.
On voyait les étoiles. Ce sont les mêmes, dit Mlle Stone, même si tout le reste a changé.
Elle pense que c’est Howard Poole qui a créé ce monde. Elle dit que c’est un « Démiurge », maintenant.
« Non, les dieux sont plus distants, a dit M. Graham, et ce n’est pas hanté, ici. Mais il a dû nous amener, au moins. »
« Un acte divin en soi », a dit Mlle Stone. Elle parlait tout bas, et elle regardait les étoiles.
Je ne sais pas si je suis croyant. Ma mère dit que croire, ça compte plus que d’aller à l’église. Elle n’y allait jamais.
Mlle Stone dit qu’il y a du vivant en tout.
Je ne sais pas ce que croient les nouvelles gens. Dès que je connaîtrai mieux leur langue, je leur poserai la question.