Robert Charles Wilson Mysterium

AVANT

République de Turquie, 1989


L’intérieur des terres. Une plaine sèche. Sous un ciel couleur d’agate, des Américains décapaient les vestiges de constructions en argile.

Le groupe se composait d’étudiants venus sur le terrain valider un diplôme d’archéologie sous la tutelle de quelques profs de fac. Trois semaines plus tôt, ils quittaient Ankara en Land Rover pour s’enfoncer au cœur du plateau central, dans le désert anatolien où un site néolithique attendait depuis neuf mille ans. Ils avaient dressé tentes et W.-C. portables à l’ombre d’un tertre rocheux, et le matin frais les voyait manier la brosse métallique et l’époussette.

Un site aussi réduit que décevant. William Delmonico, un étudiant de troisième cycle, fouillait une parcelle matérialisée par des ficelles tendues entre des piquets, qui n’avait livré que des pierres effilées, équivalents préhistoriques des mégots de cigarette, lorsqu’il mit au jour ce qu’il prit pour un tesson de jade poli – matériau insolite, beaucoup plus intéressant que les silex déjà catalogués par ses soins.

Mais la brosse à dents resta impuissante, et le fragment incrusté dans sa gangue pierreuse. William alerta son tuteur, un enseignant qui goûta la diversion : il considérait déjà que l’été était gâché, avec ces fouilles stériles et répétitives. Ce morceau de verre (et non de jade, malgré la ressemblance frappante) offrait au moins un défi intellectuel à relever. Le professeur assigna à deux vétérans la tâche de l’exhumer et à Delmonico, un grand échalas de vingt et un ans au visage couvert d’une pellicule de sueur, la supervision des travaux.

Trois jours plus tard, un aileron dentelé, vert terne, de la longueur d’un dessus de table, émergeait d’une excavation, mais restait enchâssé dans la terre.

Bizarre. Le plus étrange, c’est qu’on allait devoir faire appel à un expert en matériaux. Il ne s’agissait ni de jade, ni de verre, ni de terre cuite. La substance gardait la chaleur bien après le crépuscule – par des nuits souvent glaciales. De plus, l’objet avait l’aspect illusoire d’un mirage. Qui s’en éloignait le voyait s’amenuiser pour finir par se fondre dans une suture d’air et de sable.

Le lendemain, Delmonico se cloîtrait dans sa tente. Trois ou quatre fois par heure, il vomissait dans un bocal de deux litres alors qu’un vent de tempête secouait la toile et changeait l’air en craie. Tous parlaient de grippe. Ou de dysenterie – il ne serait pas le premier touché. Il se résigna.

Puis des plaies apparurent sur ses mains dont la peau noircit et se détacha des doigts. Les pansements jaunissaient de pus. Il trouva du sang dans ses selles.

Son tuteur le conduisit à Ankara où un médecin des urgences nommé Celal diagnostiqua le mal des rayons. Celal adressa un rapport à son chef du personnel, le chef du personnel une note au ministère de la Santé. Le médecin ne s’étonna donc guère que des militaires débarquent au milieu de la nuit pour emmener le malade en proie au délire. Mystère, se dit-il. Mais il y a toujours des mystères. Le monde est un mystère.

Delmonico mourut seul, une semaine plus tard, confiné dans un hôpital de l’US Air Force. On mit tout son groupe en quarantaine. Ses deux assistants lui survécurent un jour et demi avant de décéder à une heure d’intervalle.

On relâcha, une fois traités, les autres membres de l’expédition. On leur demanda de reconnaître par écrit que la divulgation de ces événements classés secret défense, à qui que ce soit et pour quelque motif que ce soit, pourrait entraîner des poursuites selon l’Official Secrets Act. Bouleversés, égarés, les quatorze survivants signèrent le document présenté.

Un seul devait revenir sur sa parole. Sept ans après la mort de Delmonico, Werner Holden, étudiant en archéologie devenu gérant d’un garage à Portland, en Oregon, confia à un spécialiste des O.V.N.I qu’il avait assisté à la découverte d’une partie de la coque d’une soucoupe volante sur un site archéologique en Turquie centrale. Le journaliste l’écouta patiemment et promit de vérifier son récit, sans lui dire que l’angle des preuves matérielles était passé de mode – son public voulait de l’intime : enlèvements, réflexions. Un an plus tard, le livre du spécialiste accordait une simple note à ce témoignage. Nul n’intenta de poursuites. Holden mourut en janvier 1998 d’un lymphosarcome galopant.

Une section dotée de pelles et de tenues protectrices retira l’Anomalie de Jade – comme Delmonico l’avait baptisée – des fouilles abandonnées. Plutôt que de cuire en plein soleil dans leurs tenues doublées de plomb, les soldats travaillèrent du crépuscule à l’aube sous des projecteurs. Il leur fallut trois nuits pour déterrer un pan d’un matériau homogène, un peu incurvé, de 10,6 cm d’épaisseur, à la découpe irrégulière. Un observateur le compara à un bout de coquille d’œuf, « pourvu qu’on imagine un œuf assez gros pour qu’en éclose une limousine à six portes ». Sa radioactivité, très élevée, dans les longueurs d’onde voisines des 1 Nm, diminuait pour devenir indétectable à partir d’un mètre. Nul n’essaya d’expliquer cette violation flagrante d’une loi de la physique.

On conclut un accord secret d’évacuation avec l’État turc. Gainé de plomb, placé dans un container anonyme au fond de la soute d’un avion de transport Hercules, l’objet quitta une base de l’O.T.A.N. pour les États-Unis. Sa destination finale ne fut pas divulguée.


Alan Stern, récent prix Nobel de physique, arpentait un hôtel du Massachusetts pour assister à une conférence sur la théorie inflationniste quand il fut abordé par un jeune homme en costume trois pièces, plutôt incongru au milieu de cette foule de thésards livides, d’universitaires cossards, d’astrophysiciens barbus et autres savants au crâne dégarni. Son air d’autorité tranquille intrigua tant et si bien ce professeur – lui-même barbu et chauve –, qu’il accepta de suivre le jeune homme au bar, où celui-ci le déçut aussitôt en lui proposant un boulot.

— Pas question de secret, dit Stern. Je publie, sinon rien. D’ailleurs, la recherche militaire est dans l’impasse. C’est fini, la guerre froide. On a oublié d’informer la commission des finances adéquate ?

Le jeune homme resta de marbre.

— Il ne s’agit pas d’un projet militaire au sens strict.

Il s’expliqua davantage.

— Mon Dieu, murmura Stern quand l’autre eut terminé. C’est vrai ?


Ce soir-là, Stern, encore enflammé par les propos de son jeune interlocuteur, s’ennuyait ferme à la conférence d’un mathématicien de Cambridge usant du langage de la théorie des ensembles pour soutenir le principe anthropique. Il tira un carnet de sa poche et l’ouvrit sur son genou.


Dieu est la racine du Tout, écrivit-il. Il est l’Ineffable qui réside dans la Monade.

Seul dans le silence.


La construction du laboratoire de recherches en physique de Two Rivers, dans le nord du Michigan, sur une parcelle qu’une tribu ojibwa appauvrie avait cédée au gouvernement dura six mois.

La localité voisine accepta les installations sans protester. Two Rivers, née autour d’une minoterie, avait survécu grâce à la chasse et à la pêche et tenait désormais le rôle de banlieue pour les adeptes du télétravail. On avait redécoré la grand-rue avec de faux réverbères à gaz et de fausses briques. Une cafétéria gastronomique avait ouvert près du Baskin-Robbins. Certains se plaignaient que le ski nautique chasse les canards du lac Merced. Les pêcheurs, eux, affrétaient des charters pour fuir l’avancée de la civilisation, mais la ville prospérait pour la première fois depuis trente ans.

Le conseil municipal ne débattit guère de l’édification du laboratoire. Les équipes et leurs engins remontaient, de nuit, la nationale et abordaient le site par l’ouest en suivant une ancienne route de bûcherons. On avait cru que la population bénéficierait de retombées en matière d’emploi, mais l’espoir s’éteignit. Le personnel arriva en camion, aussi discrètement que les blocs de béton et les parpaings ; il y eut du travail, temporaire, pour les gens du cru, grâce à la pose de grosses canalisations d’eau et de lignes électriques à haute tension. Une fois le complexe devenu opérationnel – pour Dieu sait quelles recherches clandestines –, les employés restèrent à l’écart. Ils étaient logés – ou parqués – dans une caserne, effectuaient leurs achats dans une coopérative militaire. S’ils venaient quelquefois à Two Rivers par groupes de deux ou trois pour organiser des parties de pêche, boire un verre dans un bar ou voir un film au complexe multisalles de la galerie marchande, en règle générale ils évitaient tout contact.


Dexter Graham, un professeur d’histoire au lycée John Fitzgerald Kennedy, fut l’un des rares à manifester une quelconque curiosité envers ces installations dont il expliqua à sa fiancée, Evelyn Woodward, qu’elles n’avaient aucun sens.

— Consacrer des fonds à la défense nationale, c’est de l’histoire ancienne. Si tu lis les journaux, tous les budgets de recherche militaire subissent des coupes sombres. Et nous voilà avec notre petit projet Manhattan. Comme si la bombe atomique restait à inventer.

Evelyn tenait une pension de famille en bordure du lac, dans un paysage qui, vu des baies vitrées du premier étage, prenait des allures de carte postale. Dex s’était éclipsé de sa réunion pédagogique du vendredi afin de la rejoindre pour ce qu’elle appelait le « goûter coquin ». Ils en savouraient les effets – le lit frais, les rideaux ondoyant dans les longs soupirs d’un air empreint d’une fragrance de pin. Evelyn avait abordé le sujet du laboratoire car son nouveau pensionnaire, un jeune homme du nom d’Howard Poole, y travaillait.

— Étonnant, dit Dex en prenant une pose alanguie sous le drap de coton. Il s’est échappé du camp ? Je n’ai jamais entendu parler d’un employé qui habite en ville.

— Tu es d’un cynisme ! rétorqua Evelyn. Selon lui, ils ont trop de personnel pour les logements disponibles en ce moment. Il a dû perdre au petit jeu des chaises musicales. De toute façon c’est provisoire, l’affaire d’une semaine. Et puis il voulait visiter la ville.

— Quelle admirable curiosité !

Vaguement agacée, elle s’assit sur son séant et tendit la main vers son collant. Le pessimisme de Dex commençait à lui porter sur les nerfs. À quarante ans, il raisonnait déjà comme le concierge de son lycée, un édenté toujours à vitupérer contre « le gouvernement ».

Elle craignait qu’il ne gâche le dîner d’Howard Poole. Elle espérait que non. Elle aimait bien ce jeune homme timide, vulnérable. Son accent new-yorkais la charmait. Il devait venir du Bronx ou de Queens – deux endroits qu’Evelyn, qui n’avait jamais dépassé l’est de Détroit, ne connaissait que par ses lectures.

Elle s’habilla et descendit à la cuisine afin de préparer la salade et le coq au vin pour ses convives, Dex, Howard et une certaine Mme Friedel, arrivée de Californie. Ce faisant, elle fredonnait un petit air, distraite, le corps encore alangui de ce qui s’était passé dans la chambre. Des rayons de soleil rampaient sur le sol de lino et la planche à découper.

Le repas se passa mieux que prévu. Mme Friedel l’anima d’une voix douce, évoquant sa traversée du pays, et le plaisir que son défunt mari y aurait pris. Le coq au vin mit tout le monde de bonne humeur, mais le temps devait aussi y être pour beaucoup : un beau crépuscule de printemps, la première soirée clémente de l’année. Howard Poole, assis en face d’Evelyn, souriait souvent sans mot dire. Il grignotait, plus gourmet que gourmand. Les couleurs vives du couchant que laissait entrer la fenêtre se reflétaient sur les ovales jumeaux de ses lunettes, voilant son regard.

Dex attendit le cake à la cannelle pour aborder le sujet tabou.

— Il m’a semblé comprendre que vous travailliez à l’usine d’armement, Howard.

Evelyn se crispa. Mais Howard resta impassible, haussant ses maigres épaules.

— Je ne l’ai jamais envisagé sous cet angle, monsieur Graham.

— Les journaux disent « un laboratoire gouvernemental ».

— Oui.

— Qu’est-ce qu’on y fait, au juste ?

— Je viens d’arriver. Je ne peux pas vous répondre.

— Autrement dit, c’est un secret ?

— Autrement dit, j’aimerais être au courant.

Evelyn décocha en catimini un coup de pied à son amant et demanda à la ronde d’une voix pimpante :

— Du café ?

— Volontiers, répondit Howard.

Dex sourit et hocha la tête.


Curieusement, Mme Friedel voulait partir sitôt le dîner fini. Evelyn ne put se retenir, tout en calculant la note, de lui faire part de son inquiétude.

— Vous allez rouler de nuit ?

— En temps normal je m’abstiendrais, lui confia la veuve. Et je ne crois pas aux prémonitions – vraiment. Mais celle-là m’a secouée. Je me suis octroyé une sieste cet après-midi. Et Ben m’a parlé. En rêve.

— Votre mari ?

— Oui. Il m’a dit de boucler mes valises. Il n’avait pas l’air contrarié, juste soucieux. (Mme Friedel rougit.) Je sais ce que vous pensez. Je ne suis pas folle, mademoiselle Woodward – inutile de me dévisager.

Au tour d’Evelyn de rougir.

— Oh, non. Je vous en prie, madame Friedel. Il faut suivre son instinct, je l’ai toujours dit.

Pourtant, elle avait une drôle d’impression.


La vaisselle terminée, Evelyn alla comme chaque soir se promener avec Dex.

Ils traversèrent Beacon Road pour gagner la rive du lac. Des moucherons voltigeaient sous les réverbères, mais ce n’était pas encore la saison des moustiques. La brise était douce, le fond de l’air à peine frais.

— Quand on sera mariés, je compte sur toi pour laisser les pensionnaires en paix, dit-elle.

Dex saisit le message et prit une expression contrite.

— Bien sûr. Loin de moi l’idée de le vexer.

En son for intérieur, elle reconnaissait que le pire avait été évité. Mais elle redoutait l’obstination de Dex, le chagrin qu’il portait en lui.

— J’ai bien vu que tu te retenais.

— Howard est sympa, dans le genre petit génie. La proie idéale du chasseur de têtes. Il ignore peut-être tout du labo.

— Et s’il ne s’y passait rien ? Enfin, rien de grave.

— Possible.

— En tout cas, je suis sûre que c’est sans danger.

— Oui, comme Tchernobyl. Jusqu’à ce que ça pète.

— Merde, ce que tu es parano !

Il s’esclaffa à la vue de son air consterné ; une seconde plus tard, elle riait aussi. Puis ils longèrent en silence la rive du Merced.

Sous les étoiles, des vaguelettes léchaient les pontons. Sur le chemin du retour, Evelyn frémit, boutonna son cardigan.

— Tu restes, ce soir ? demanda-t-elle.

— Si tu veux.

— Bien sûr que oui.

Dex passa un bras autour de sa taille.


Par la suite, il repenserait à sa remarque sur Tchernobyl.

Une prémonition, comme celle de Mme Friedel ? Une sensation subliminale qui échappait à l’esprit conscient ?

Routarde, la chatte tigrée d’Evelyn, avait tourné en rond dans la chambre toute la soirée jusqu’à ce que sa maîtresse, perdant patience, la laisse sortir. Et si l’animal avait perçu de faibles radiations qui franchissaient les eaux noires ?

Qui sait ? Qui sait ?


Il ouvrit les yeux peu après minuit.

Englué dans le sommeil, il sentait Evelyn à ses côtés, il entendait sa respiration, longs soupirs délicats. Qu’est-ce qui l’avait éveillé ? Un bruit ?

Oui. À la fenêtre. Un tapotement irrégulier, métallique.

Il se tourna et vit une silhouette qui se découpait sur fond de ciel étoilé. Routarde était montée sur le toit du garage, avait gravi la pente de bardeaux et demandait à entrer. À coups de griffes sur la vitre. Tac-scratch.

— Va-t’en, marmonna Dex.

Un vœu pieux. Tac-tac.

Il se leva, enfila ses sous-vêtements. La chaleur du jour avait fui ; la chambre était glaciale. La chatte debout sur ses pattes de derrière se pressait contre le verre. Étrange posture. Le clair de lune nimba Dex qui se tourna et aperçut son reflet dans le miroir de la coiffeuse. Les poils noirs et frisés sur son torse, les grandes mains contre ses cuisses, le visage émacié à moitié dans l’ombre, les yeux fatigués, quarante et un ans en août… Un vieux.

Il actionna la clenche, souleva le châssis de la fenêtre à guillotine. Routarde bondit, traversa le tapis ventre à terre et, plus frénétique que jamais, sauta sur le lit. Evelyn frémit dans son sommeil.

— Dex ? murmura-t-elle. Que… ?

Elle roula sur elle-même avec un soupir.

Il se pencha dans la fraîcheur nocturne.

Two Rivers dormait, calfeutrée dès minuit, malgré les douces températures de cette fin de semaine. Le bruit de la circulation s’était tu. Dex entendit le gazouillis lointain d’un huard chassant sur le lac. Les arbres parés de leur feuillage printanier bruissaient. Un chien aboya, au bout de Beacon Road.

Soudain, inexplicablement, un rayon lumineux déchira le ciel. À l’est, sur la rive opposée. Issu de l’usine d’armement. Il jetait des ombres fugaces, jouait sur l’eau tel un éclair. La pièce s’embrasa.

Projecteur ? Fusée éclairante ? Dex n’y comprenait rien.

Evelyn se redressa, alarmée, tout à fait réveillée.

— Dex ! Qu’est-ce qui se passe ?

Il n’eut pas le temps de répondre. Un autre rayon coupa le méridien du ciel, puis un troisième. Fins comme des faisceaux laser. Une arme testée là-bas ? Puis la lueur enfla, telle une bulle de savon, englobant le lac, la ville, la chambre d’Evelyn et lui. La pièce enflammée pivota, oscilla sur un axe invisible en décrivant des cercles de plus en plus larges jusqu’à réduire la conscience de Dexter Graham à un point, à une singularité dont la pulsation se noya dans un océan de lumière.


Two Rivers et le laboratoire fédéral situé sur ses abords disparurent un samedi de la fin mai, quelques heures avant l’aube.

Les incendies se déclarèrent peu après.

Ils permirent d’expliquer la destruction de la localité. On n’avait jamais caché l’existence d’installations militaires sur d’anciennes terres indiennes (ni précisé la nature du projet). Le secrétariat à la Défense souhaita dissocier ces deux faits malencontreux. Selon la version officielle, ville et laboratoire disparurent dans les flammes. Les divers foyers, simultanés, pouvaient résulter d’éclairs de chaleur, anormaux en pareille saison. Le feu avait encerclé et dévasté l’agglomération sans laisser le temps d’y trouver une parade. L’holocauste réduisit en cendres la quasi-totalité du comté de Bayard au cours de la catastrophe naturelle la plus meurtrière de toute l’histoire des États-Unis ; on compta des dizaines de milliers de victimes. Les membres des commissions nommées pour enquêter sur le terrain furent triés sur le volet.

Il y eut des questions, bien sûr. Une ville de la taille de Two Rivers, c’est un important dépôt de pierre, de goudron, de ciment, d’acier – tout ne part pas en fumée. Où étaient les fondations, les cheminées, la maçonnerie, les briques ? Et les routes ? Les barrages dressés à la hâte restèrent longtemps en place. Des bataillons de bulldozers les franchirent dès le feu maîtrisé – officiellement pour dégager la nationale. Mais selon un retraité des travaux publics qui vivait à l’est du front d’incendie, on avait plutôt l’impression qu’ils la reconstruisaient.

Des mystères demeuraient : étranges lueurs ; coupure de toutes les communications téléphoniques bien avant l’arrivée des flammes ; selon une quinzaine de civils, la route à l’est et à l’ouest s’achevait net devant des arbres et des fourrés. Les lignes électriques, coupées aussi, traînaient par terre ; certains les tenaient pour responsables de l’incendie.

Mais ces énigmes furent vite oubliées de tous, hormis les quelques spécialistes ès fantômes, pluies de pierres et autres combustions spontanées.


Officiellement, on ne relia jamais ce désastre au cas de Wim Pender, retrouvé errant dans un état d’hébétude le long de l’accotement herbu de la nationale 75. Il affirmait être parti camper et pêcher dans le « nord de la province des Mille Lacs » avec deux compagnons dont il avait été séparé quand il y avait eu « une boule de lumière et de flammes en pleine nuit au sud de notre position ».

En guise d’adresse, il donna un numéro dans une rue de Boston inexistante. Il avait soi-disant perdu portefeuille et papiers en fuyant l’incendie. Son sac à dos ne contenait qu’une gourde vide, deux boîtes de conserve étiquetées, en français, MIETTES DE THON et un testament apocryphe, Le Livre secret de Jacques en langue anglaise, imprimé sur du papier de riz et relié similicuir.

Lorsque les déclarations de Pender versèrent encore plus dans le délire – il accusa notamment les Eaux et Forêts et l’aide sociale du Michigan de ne compter que « mahométans, serviteurs de Samuel ou pire » –, on le mit en observation dans un service psychiatrique à Lansing.

Le 23 juin, on le déclara inoffensif et on le relâcha. Il se rendit à Détroit, où il passa l’été dans un refuge pour sans-abri.

Novembre fut glacial cette année-là. Durant une chute de neige précoce, Pender quitta son lit et consacra ses derniers dollars à l’achat d’un ticket de bus, car les autobus municipaux étaient chauffés. Son trajet le long du fleuve l’emmena à Southgate, où il descendit devant une scierie désaffectée. Il monta au dernier étage, déboucla sa ceinture, s’en confectionna un nœud coulant rudimentaire et se pendit à une poutre.

On trouva un mot épinglé à sa chemise :


LE ROYAUME DES MORTS APPARTIENT À CEUX QUI SE DONNENT LA MORT.

JACQUES L’APÔTRE.

JE NE SUIS PAS FOU.

SIGNÉ WIM PENDER DE BOSTON.

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