Er’perrehnne.

Ursula K. LE GUIN,

L’Autre Côté du rêve


Quel conseil donneriez-vous à votre moi plus jeune, et à quel âge ?

N’importe quel âge, entre dix et vingt-cinq ans :

Ça va s’arranger. Sincèrement. Il y a vraiment quelque part des gens que tu apprécieras et qui t’apprécieront.

Farah MENDLESOHN,

My LiveJournal, 23 mai 2008

Jeudi 1er mai 1975

L’usine Phurnacite d’Abercwmboi avait tué tous les arbres à des kilomètres à la ronde. Nous avions mesuré avec le compteur de la voiture. On l’aurait dit sortie des profondeurs de l’enfer, sombre et menaçante, avec ses cheminées cracheuses de flammes se reflétant dans une mare noire qui tuait tout animal qui se risquait à y boire. La puanteur était indescriptible. Nous remontions les vitres de la voiture au maximum quand nous devions passer par là et essayions de ne pas respirer, mais Grampar disait que personne ne pouvait retenir sa respiration si longtemps, et il avait raison. Dans cette odeur se mêlaient le soufre, produit de l’enfer, comme chacun sait, et bien pire, des métaux innommables surchauffés et de l’œuf pourri.

Ma sœur et moi appelions cet endroit Mordor, et nous n’y étions encore jamais allées seules. Nous avions dix ans et étions donc de grandes filles, mais, dès que nous avons commencé à la regarder, à notre descente du bus, nous nous sommes donné la main.

C’était le soir et, plus nous approchions, plus elle se dressait noire et terrifiante. Six de ses cheminées étaient éclairées ; quatre crachaient une fumée délétère.

« Certainement une ruse de l’Ennemi », ai-je murmuré.

Mor n’avait pas envie de jouer. « Tu crois vraiment que ça va marcher ?

— Les fées en sont sûres, ai-je répondu de mon ton le plus rassurant.

— Je sais, mais par moments je me demande ce qu’elles comprennent au monde réel.

— Leur monde est réel, ai-je objecté. Il est juste différent, c’est une question de point de vue.

— Oui. » Elle ne pouvait détacher les yeux de l’usine, de plus en plus grosse et effrayante à mesure que nous approchions. « Mais je me demande d’où elles voient notre monde. Et c’est incontestablement le nôtre. Les arbres sont morts. Il n’y a pas une fée à des kilomètres à la ronde.

— C’est pour ça que nous sommes là », ai-je dit.

Nous étions arrivées à l’enceinte, trois rangées de fil de fer, dont seule la plus haute était barbelée. Une pancarte y était accrochée : « Accès interdit. Attention aux chiens. » L’entrée était loin de l’autre côté, hors de vue.

« Il y a des chiens ? » a demandé Mor. Elle en avait peur, et ceux-ci le sentaient. Des toutous parfaitement gentils qui jouaient avec moi se hérissaient devant elle. Ma mère disait que c’était un moyen permettant de nous distinguer l’une de l’autre. Le pire était que cela aurait pu marcher mais, venant d’elle, c’était, comme souvent, inadmissible, impraticable et légèrement extravagant.

« Non, ai-je dit.

— Comment le sais-tu ?

— Ça gâcherait tout si nous renoncions maintenant, après nous être donné tout ce mal et être allées si loin. En plus, c’est une quête et on ne renonce pas à une quête parce qu’on a peur des chiens. Je ne sais pas ce que diraient les fées. Pense à toutes les choses que les gens qui se lancent dans une quête doivent supporter. » Je sentais qu’elle n’était pas convaincue. Tout en parlant, je scrutais la nuit tombante. Mor a serré ma main plus fort. « En plus, les chiens sont des animaux. Même des chiens de garde bien dressés essaieraient de boire de l’eau, et ils en mourraient. S’il y avait vraiment des chiens, il y aurait au moins quelques cadavres à côté de la mare, et je n’en vois pas. C’est du bluff. »

Nous avons soulevé à tour de rôle les fils de fer pour nous glisser dessous. La mare immobile avait un aspect de vieil étain non astiqué, réfléchissant les flammes des cheminées en traînées vacillantes. On voyait plus bas des lumières à la lueur desquelles travaillait l’équipe du soir.

Il n’y avait aucune végétation, pas même des arbres morts. Des cendres crissaient sous nos pieds, du mâchefer et des scories menaçant de nous faire tordre les chevilles. Il semblait n’y avoir que nous de vivant. Les fenêtres éclairées sur le versant opposé de la colline semblaient ridiculement hors de portée. Nous avions une camarade de classe qui vivait là, nous étions allées à une fête, une fois, et avions remarqué l’odeur, même dans la maison. Son père travaillait à l’usine. Je me suis demandé s’il y était en ce moment.

Nous avons fait halte au bord de la mare. Elle était complètement immobile, sans même le frémissement naturel de l’eau. J’ai pris ma fleur magique dans ma poche. « Tu as la tienne ?

— Elle est un peu froissée », a dit Mor en la sortant. J’ai regardé la mienne, elle était aussi un peu froissée. Jamais ce que nous faisions n’avait paru aussi puéril et stupide, seules au milieu de cette désolation près de cette mare sans vie tenant deux fleurs de mouron fanées dont les fées avaient dit qu’elles tueraient l’usine.

Je n’ai rien trouvé d’autre à dire. « Eh bien, un, deux, trois ! » Et à « trois », comme toujours, nous avons jeté les fleurs dans la mare, où elles ont disparu sans même en rider la surface. Il ne s’est rien passé. Puis un chien a aboyé au loin. Mor a tourné les talons et détalé, et je l’ai suivie.

« Il ne s’est rien passé », a-t-elle dit quand nous avons retrouvé la route en moins du quart du temps qu’il nous avait fallu pour venir.

« À quoi t’attendais-tu ? ai-je demandé.

— À ce que la Phurnacite s’écroule et devienne un lieu sacré, a-t-elle dit d’un ton parfaitement naturel. Enfin, soit ça, soit les Huorns. »

Je n’avais pas pensé aux Huorns et je l’ai regretté amèrement. « J’avais imaginé que les fleurs se dissoudraient et que les ondes se répandraient, après quoi l’usine serait tombée en ruine et les arbres et le lierre seraient venus tout recouvrir sous nos yeux et la mare se serait transformée en eau claire que les oiseaux viendraient boire et puis les fées seraient là et nous diraient merci et prendraient l’usine pour palais.

— Mais il ne s’est rien passé, a-t-elle conclu en soupirant. Demain, nous allons devoir leur dire que ça n’a pas marché. Allons-y. Tu préfères rentrer à pied ou attendre le bus ? »

Ça avait fonctionné, pourtant. Le lendemain, le gros titre du Leader d’Aberdare disait : « Fermeture de l’usine Phurnacite : des milliers d’emplois perdus. »


Je commence par cela parce que c’est concis et que ça permet de comprendre le reste, qui n’est pas si simple.

Voyez ça comme des Mémoires. Pensez-y comme un de ces recueils de souvenirs dont l’auteur s’est discrédité en se faisant passer pour un autre qu’il n’était ni par la couleur, ni par le genre, ni par la classe ou la religion. J’ai le problème inverse. Je dois sans arrêt me battre pour qu’on cesse de me prendre pour plus normale que je ne suis. La fiction est bien pratique. Elle vous laisse choisir et simplifier. Ceci n’est pas une belle histoire, et ce n’est pas une histoire facile. Mais c’est une histoire qui parle de fées, donc sentez-vous libre de penser que c’est un conte de fées. De toute façon, vous n’y croyez pas.


Très privé.

Ceci n’est PAS un cahier de cours !

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