— Vous ne m’en voudrez pas, j’espère, mais j’ai beaucoup ri quand j’ai appris que vous pensiez que Wilhelm Goetz avait été une victime de la dictature chilienne.
Kasdan et Volokine se regardèrent. Ils n’étaient pas d’humeur.
— Nous ne sommes pas des spécialistes, répliqua l’Arménien.
— Il suffisait de regarder les dates, sourit Velasco. Goetz a fui le Chili en 1987. Les réfugiés politiques, je veux dire ceux qui avaient des raisons de craindre Pinochet, ont fui en 1973, juste après le coup d’État.
— On nous a dit que Goetz avait des ennuis avec la justice chilienne quand il est parti. Comment est-ce possible s’il était du côté du pouvoir ?
— Même là-bas, les choses ont évolué. Des organisations démocratiques, aidées par l’Église catholique, ont recueilli des renseignements sur les personnes torturées, disparues ou exécutées, et ont constitué des dossiers. L’équipe d’avocats de l’organisme « Vicariat de la solidarité », par exemple, a fait du bon boulot. A partir des années 80, les premières plaintes sont tombées. Pour enlèvements, tortures, meurtres. Ce que les militaires appelaient : arrestation, interrogatoire, élimination. On estime qu’il y a eu environ 3 000 disparus durant les années dures. Parmi eux, il n’y avait pas que des Chiliens. Les « étrangers » étaient même enlevés en priorité. Espagnols, Français, Allemands, Scandinaves… Ils étaient nombreux. Avant Pinochet, le régime de Salvador Allende offrait une sorte d’Internationale du socialisme. Une utopie réalisée qui attirait tous les militants du monde. La belle époque ! Enfin, pour ceux qui croyaient à ces idées-là…
Cela n’avait pas l’air d’être le cas de Simon Velasco. Un grand barbu poivre et sel. Ses gestes étaient amples. Et son sourire plus ample encore, qui vous enveloppait d’une présence réconfortante. Il parlait un français sans accent, excepté peut-être une inflexion légèrement snob, sans doute acquise au fil de ses soirées diplomatiques. Le Chilien avançait à visage découvert : un grand bourgeois de la société de Santiago, qui n’avait jamais dû voir de près une geôle ni un gauchiste.
L’homme leur proposa une citronnade glacée, ce qui était plutôt curieux par ce temps. Mais Velasco semblait vivre au fil d’un long été indien, situé en altitude, à Santiago du Chili. Il les avait reçus dans son bureau — bois verni, cuir acajou, parfum de cigares. Dans la pénombre, Kasdan repérait les reliures mordorées des ouvrages de La Pléiade. Il avait chaussé ses lunettes et lu : Montaigne, Balzac, Maupassant, Montherlant… Un pur francophile.
Une fois qu’il eut rempli les verres, Velasco posa la carafe en cristal et s’installa face à eux.
— Dans les années 80, une amnistie larvée, qui ne disait pas son nom, protégeait les tortionnaires. D’abord, il y avait le problème des disparus. Sans corps, pas de victimes. Ensuite, le mot « torture » n’existe même pas dans le code pénal chilien. A priori, les militaires ne craignaient rien. A priori seulement, parce qu’il y avait d’autres pays plaignants. Les demandes d’extradition se sont multipliées. Au Chili même, on parlait de plus en plus de ces plaintes. Les journaux les évoquaient. Des manifestants se risquaient dans les rues. Pinochet vieillissait. Et le monde lui-même changeait : les dictatures, l’une après l’autre, s’effondraient. L’apartheid vacillait en Afrique du Sud. Les murs de l’Est tremblaient. Même les États-Unis ne soutenaient plus aussi franchement les dictatures sud-américaines. La question devenait donc sérieuse : le Chili allait-il extrader ses assassins ?
Kasdan glissa une question :
— C’est ce qui s’est passé avec Pinochet, non ?
— Pas tout à fait. Pinochet avait des ennuis de santé. Il s’est rendu à Londres pour se faire opérer d’une hernie lombaire. Il ne s’est pas assez méfié. En réalité, il n’y avait pas de plaintes anglaises contre lui mais le juge Balthazar Garzon, de Madrid, a pu faire valoir une plainte espagnole sur le territoire du Royaume-Uni. Les deux pays ont des accords. Le piège s’est refermé sur Pinochet. Il ne bénéficiait plus d’aucune immunité. Sauf son âge et sa soi-disant sénilité. C’est comme ça qu’il s’en est tiré. Volokine remit la balle au centre :
— Revenons à Wilhelm Goetz. Savez-vous quel a été son rôle au moment de la répression ?
— Pas un rôle important, ni officiel. Wilhelm Goetz n’était pas un militaire. Il n’était pas non plus un fonctionnaire du régime. Mais il était proche des tortionnaires, notamment des dirigeants de la DINA, la police secrète de Pinochet.
— Que faisait-il ?
Velasco se passa le dos de la main sous la barbe :
— On ne sait pas trop. Il n’y a pas eu beaucoup de survivants à ces interrogatoires. Pourtant, son nom est revenu dans plusieurs plaintes. Il est évident qu’il a assisté à des séances de torture.
— Il y a une chose que je ne comprends pas, intervint Kasdan. Si ces plaintes proviennent d’Europe, pourquoi Goetz est-il venu justement se réfugier en France ? Pourquoi se jeter dans la gueule du loup ?
— Question intéressante… Il y a là un mystère. Goetz semblait ne rien craindre en France. Comme s’il bénéficiait ici d’une immunité. Il y a eu des rumeurs à ce sujet.
— Des rumeurs ?
Le Chilien joignit les mains, l’air de dire : « N’ouvrez pas le tonneau des Danaïdes. »
— Politiquement, les années 70 ont été une période complexe. Les pays avaient parfois entre eux des accords incompréhensibles. Et secrets. On a dit que certains Chiliens bénéficiaient d’une protection en France.
— Pourquoi ?
— Mystère. Mais Goetz n’est pas le seul à être venu se réfugier ici. Des membres de la DINA ont été accueillis. Ils ont tous bénéficié du statut de réfugié politique. Un comble.
— Vous avez la liste de ces « réfugiés » ?
— Non. Il faudrait faire des recherches. Je peux m’en occuper, si vous voulez.
Kasdan réfléchit. Ce nouveau fait pouvait expliquer les zonzons chez Goetz. Son témoignage posait un problème au gouvernement français et la DST ne voulait pas être prise de court.
Il choisit de jouer franc jeu :
— Nous pensons que Wilhelm Goetz s’apprêtait à témoigner dans un procès pour crimes contre l’humanité au Chili, avez-vous entendu parler de quelque chose ?
— Non.
— Cela vous paraît plausible ?
— Bien sûr. Il n’y a pas d’âge pour avoir des remords. Ou bien Goetz avait une raison pragmatique de se mettre à table. Peut-être a-t-il été rattrapé par un dossier quelconque. Peut-être voulait-il monnayer sa liberté. Les choses s’accélèrent en ce moment dans ce domaine.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— La mort de Pinochet a électrisé tout le monde. Cela a donné un coup de fouet aux procédures en cours. La disparition du général a démontré que la plupart des responsables de la dictature allaient mourir de leur belle mort, sans avoir été inquiétés. Les magistrats s’agitent actuellement. Les procès vont avoir lieu et les têtes vont tomber.
— Vous parlez en Europe ou au Chili ?
— Un peu partout.
— Connaissez-vous des avocats en France spécialisés dans ce type d’affaires ?
— Non. Je ne suis pas impliqué dans ces poursuites. Ce n’est pas mon rôle. En revanche, je peux vous donner un nom qui vous sera utile. Un réfugié politique. (Il eut un bref sourire.) Un vrai. Un « sobreviviente », un survivant qui a subi des interrogatoires terribles avant d’atterrir en France. Cet homme a fondé une association visant à retrouver les tortionnaires, où qu’ils soient.
Volokine sortit son carnet Rhodia :
— Comment s’appelle-t-il ?
— Peter Hansen. Un Suédois. Toujours l’Internationale de gauche… C’est pour ça qu’il est encore vivant. Son gouvernement l’a tiré des geôles chiliennes.
Velasco se leva, contourna son bureau puis ouvrit un tiroir. Il chaussa ses lunettes et feuilleta un agenda revêtu de cuir. Il soumit les coordonnées du Scandinave. Volokine les recopia.
— Dernière question, fit Kasdan. Pure curiosité personnelle. Comment savez-vous tout ça, vous ? Vous m’avez l’air sérieusement impliqué dans ces dossiers…
Velasco joua de son sourire :
— Je ne suis attaché d’ambassade que depuis 5 ans. Un poste honorifique, pour occuper ma retraite. Auparavant, j’étais juge d’instruction.
— Vous voulez dire…
— Je suis un des juges qui ont poursuivi Augusto Pinochet, oui. Sur son propre territoire, et croyez-moi, la partie était difficile. Le général possédait encore de nombreux appuis et personne, au Chili, je parle des notables, n’avait envie de sortir les cadavres du placard.
— Vous avez interrogé Pinochet ?
— Je l’ai même assigné à demeure !
L’intérêt de Kasdan redoublait pour ces moments historiques :
— Les interrogatoires, comment se sont-ils passés ?
— C’était plutôt ubuesque. D’abord, il n’était pas question qu’il se déplace. C’est donc moi, avec ma greffière, qui lui rendais visite dans sa villa de Santiago. Je sonnais, tout simplement. Avec une armée de journalistes derrière moi.
— Et ensuite ?
— Il me proposait du thé et nous parlions tranquillement du sang qu’il avait sur les mains.
Kasdan imaginait la scène : ce général tyrannique, qui avait prononcé la phrase célèbre : « Aucune feuille ne bouge dans ce pays sans que je le sache », soudain mis au pied du mur, forcé de rendre des comptes à cet aristocrate élégant…
— Vous savez, poursuivit Velasco, Pinochet n’était pas du tout comme on le pensait. Il s’était forgé un personnage de dictateur omniscient, sans pitié, mais c’était un petit bonhomme. Un lèche-cul sans envergure. Un mari sous la coupe d’une épouse ambitieuse, plus haute que lui socialement. Elle l’avait surpris à la tromper quand il était âgé de la trentaine. Depuis ce temps, il filait droit. Avant 1970, Pinochet n’avait qu’un rêve : devenir douanier, ce qui lui paraissait plus prometteur que militaire.
Velasco but une gorgée de citronnade. Même avec le recul des années, il paraissait encore étonné par le surréalisme de ces événements.
— Le plus fou, enchaîna-t-il, c’était que « Pinocchio », un de ses surnoms, était contre le coup d’Etat. Il avait peur ! Il s’est retrouvé aux commandes du pays par hasard. Les Américains ont simplement posé sur le trône le général le plus ancien du corps de l’armée de terre. Augusto Pinochet. Là, il s’en est donné à cœur joie. Comme un enfant cruel à qui on donnerait un pays. Les Américains ont pu se réjouir : il s’est acharné sur les socialistes comme s’il s’agissait d’éradiquer une maladie contagieuse. A cette époque, les généraux disaient : « Il faut tuer la chienne avant qu’elle fasse des petits. »
Ces propos rappelèrent à Kasdan les paroles de Naseer à propos du plan Condor qui visait à éliminer le « cancer communiste » où qu’il soit. Il évoqua ce projet. Velasco répondit :
— Peut-être que Goetz possédait des informations sur ce point spécifique. Peut-être avait-il participé à des opérations… Comment savoir ? Il est mort avec ses secrets. A moins bien sûr qu’il n’ait déjà témoigné. A vous de trouver son avocat.
Volokine lui rendit son agenda et ferma son bloc. Le diplomate se leva et ouvrit la porte de son bureau. En manière de conclusion, il dit :
— Vous avez dû le comprendre, je n’étais pas du côté des socialistes. Pas du tout. J’appartenais à la haute société chilienne et je l’avoue, à l’époque d’Allende, j’avais peur, comme tous les nantis. Nous avions peur de perdre nos biens. Peur de nous retrouver aux mains des Russes. Peur de voir le pays s’écrouler. D’un point de vue économique, le Chili était au bord du gouffre. Alors, quand il y a eu le putsch, nous avons dit « ouf ». Et nous avons détourné les yeux quand les militaires ont assassiné des milliers de personnes dans le stade de Santiago. Quand des commandos de la mort ont sillonné le pays. Quand les étudiants, les ouvriers, les étrangers ont été fusillés dans les rues. Ensuite, nous avons retrouvé nos vieilles habitudes bourgeoises alors que la moitié du pays crevait dans des geôles.
Les deux partenaires suivirent le Chilien jusqu’au vestibule de sa maison. Une demeure hispano-américaine, pleine de petites pièces percées de fenêtres étroites, dotées de grilles en fer forgé, dans le style castillan.
Sur le seuil, Kasdan demanda :
— Pourquoi avoir poursuivi Pinochet alors ?
— Un hasard. Le dossier est tombé sur mon bureau. Il aurait pu arriver dans le bureau voisin. Je me souviens exactement de ce jour… Vous connaissez Santiago ? C’est une ville grise. Une ville aux couleurs de plomb et d’étain. Dans ce dossier, j’ai vu un signe de Dieu. On m’offrait une chance. De racheter mon péché d’indifférence et de complicité. Malheureusement, Pinochet est mort sans avoir été châtié et moi, je joue encore à l’aristocrate, dans votre pays, en buvant ma citronnade…
— En tout cas, Goetz, lui, a expié sa faute. Sa mort a été son châtiment.
— Vous pensez que son meurtre est lié à toutes ces vieilles histoires ?
Kasdan lui servit une réponse de fonctionnaire :
— Pour l’instant, nous n’excluons aucune possibilité. Velasco acquiesça. Son sourire, enfoui dans sa barbe, semblait dire : « Vous êtes dans la merde et je connais bien ce bain. » Il ouvrit la porte, laissant l’averse s’engouffrer sur le seuil :
— Bonne chance. Je vous appelle quand j’aurai la liste des tortionnaires « importés » en France.
Kasdan et Volokine coururent rejoindre le break. La maison de Velasco se trouvait dans un quartier résidentiel de Rueil-Malmaison. De part et d’autre de la chaussée, on ne voyait que des buissons épais et des arbres centenaires.
Volokine tenait toujours son bloc Rhodia, où étaient inscrites les coordonnées de Peter Hansen, le réfugié politique, chasseur de bourreaux chiliens. Ils n’eurent pas besoin de se consulter : ils avaient la nuit pour fouiller la piste politique.
Une demi-heure plus tard, Kasdan manœuvrait dans un quartier exigu du dix-huitième arrondissement, suant à grosses gouttes à l’idée d’accrocher sa bagnole. Rue Riquet. Rue Pajol. Puis, enfin, à gauche, rue de la Guadeloupe. Sous la pluie torrentielle, le boyau ressemblait à un tambour de machine à laver battant les voitures stationnées.
Peter Hansen vivait au 14. Un immeuble sans âge, serré comme un carton poussiéreux parmi d’autres édifices. Clé universelle. Quelques mots au concierge et les voilà partis pour le cinquième étage. Sans ascenseur. L’escalier embaumait l’encaustique mais la minuterie ne marchait plus. Ils grimpèrent les étages, guidés par la lumière des réverbères qui filtrait par la fenêtre de chaque palier.
Parvenus au cinquième, ils repérèrent le seuil de Hansen — son nom était écrit au feutre sur une carte. Kasdan remonta sa ceinture, rajusta son treillis puis se composa une tête sympathique. Le bon gros nounours de la maison Poulaga. Il sonna. Pas de réponse. Il sonna encore. Rien. Bref coup d’œil à Volokine : de la lumière filtrait sous la porte. Il frappa violemment et avertit :
— Police. Ouvrez !
Le Russe tenait déjà son Glock. L’Arménien dégaina à son tour, marmonnant un juron. De l’épaule, il poussa la porte pour simplement éprouver les verrous. Rien n’était fermé. Il prit son recul en vue d’enfoncer la paroi d’un coup de talon.
A ce moment, la porte s’ouvrit. Un homme, grand échalas, cheveux longs et barbe grise, apparut sur le seuil.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il très calmement.
Kasdan plaqua son arme contre sa cuisse, derrière son treillis.
— Nous sommes de la police, fit-il d’une voix douce. Je suis le commandant Kasdan. Voici le capitaine Volokine. Vous êtes bien Peter Hansen ?
L’homme acquiesça. Il tenait une cuillère en bois et portait un tablier de toile beige. Il ne semblait pas étonné par les deux gaillards qui se révélaient dans la clarté électrique du vestibule. Posé, décontracté, le Suédois ressemblait à ce qu’il était sans doute : un vieux célibataire en train de préparer sa popote un peu tard, selon l’horaire latin.
— On peut entrer ? Nous avons quelques questions à vous poser.
— Aucun problème.
Hansen pivota et les invita à le suivre. Les deux partenaires rengainèrent discrètement et marchèrent dans un couloir étroit jusqu’à un salon minuscule. Un canapé affaissé, deux fauteuils usés encadraient une malle de marin noire qui tenait lieu de table basse. Des ponchos multicolores étaient suspendus contre les murs. Des masques de cuir, des objets en lapis-lazuli, des poteries de terre rouge, des étriers en bois sculpté, des instruments anciens de navigation en cuivre complétaient la décoration. Kasdan se dit que les brocantes de Santiago ou de Valparaiso devaient proposer le même genre de bric-à-brac.
— Je n’ai passé que quelques années au Chili, commenta Hansen. Les pires de ma vie. Pourtant, j’ai adhéré totalement à cette culture…
Kasdan considéra le vieil homme, chandail informe, jean délavé sous son tablier. Il semblait sortir d’une manifestation contestataire des Seventies. L’Arménien demanda d’une voix plus calme encore, essayant de casser son ton naturel de flic :
— Nous avons frappé plusieurs fois. Pourquoi vous n’avez pas ouvert ?
— Je n’ai rien entendu, excusez-moi. J’étais dans la cuisine. L’Arménien lança un coup d’œil à Volokine, qui semblait ne pas comprendre lui non plus : l’appartement ne devait pas excéder soixante mètres carrés. Ils n’insistèrent pas. Hansen désigna le mobilier du salon :
— Asseyez-vous, je vous en prie. Vous voulez du vin ? Du maté ?
— Du vin. Très bien.
— J’ai un délicieux vin rouge du Chili. Du « vino tinto ».
Il parlait avec un curieux accent, mi-scandinave, mi-espagnol, et hachait les syllabes comme de fines rondelles d’oignons. Il repartit dans la cuisine. Kasdan écrasa sa masse dans l’un des fauteuils, imitant Volokine, déjà recroquevillé dans le canapé. Des effluves émanaient de la cuisine. Haricots. Potiron. Piments. Maïs…
L’Arménien pouvait observer leur hôte par la porte de la cuisine. Il ressemblait à Velasco. Le même genre de grande saucisse à barbe grise, aux gestes élégants et au sourire facile. Mais il y avait quelque chose de dépareillé, de négligé chez le Suédois qui évoquait plutôt une version beatnik de l’aristocrate. Dans les années 70, quand Velasco s’inquiétait de l’avenir du Chili, dans les clubs huppés de Santiago, Peter Hansen devait refaire le monde avec ses amis socialistes.
L’homme réapparut avec une bouteille noire, un tire-bouchon, trois verres ballons. Il s’installa dans le deuxième fauteuil et entreprit d’ouvrir le « grand cru ». Ses mains étaient longues et fines comme des mandibules.
— Vous savez qu’il y a une grande tradition viticole au Chili ? On dit qu’elle vient des conquistadores, qui ont semé des grains de raisin d’Espagne pour produire du vin de messe… (Il déboucha la bouteille.) On dit beaucoup de choses au Chili… Un chanteur a écrit : « Un pays plein d’espoir où personne ne croit en l’avenir, Un pays plein de souvenirs où personne ne croit au passé »…
Il remplit lentement les verres.
— Goûtez-moi ça.
Les enquêteurs s’exécutèrent. Cela faisait une éternité que Kasdan n’avait pas bu de vin. Son premier réflexe, au contact du breuvage, fut de penser à son cerveau — et à son traitement. Il espérait que le mélange comprimés/alcool n’allait pas le rendre malade.
— Alors ?
— Excellent.
Kasdan avait répondu au hasard — il ignorait tout des vins. Et il ne fallait pas compter sur le fumeur de joints qui reniflait son verre comme un chien indécis.
— Que puis-je faire pour vous ? demanda le Scandinave. Kasdan attaqua posément, exposant de la manière le plus vague possible l’objet de leur investigation. Ce qui ressortait de son discours, c’était qu’ils enquêtaient sur un meurtre, « peut-être » lié à des tortionnaires de la junte chilienne, « peut-être » installés en France…
Hansen répondit, sans paraître le moins du monde étonné :
— Vous avez des noms ?
— Nous pouvons commencer par Wilhelm Goetz. Fixé à Paris depuis 20 ans.
Hansen sursauta. Il demanda, d’une voix tremblante :
— Vous avez une photo ?
Kasdan sortit le portrait qu’il avait piqué à l’Éphorie. L’homme observa attentivement le tirage et, en quelques secondes, se transforma. Son visage se creusa. Ses yeux, ses rides, ses lèvres : tout devint plus profond, plus sombre. Puis sa peau changea d’aspect. Grise, terne, elle parut se fondre dans la barbe. Hansen se muait en statue du Commandeur.
— Le Chef d’orchestre, murmura-t-il en rendant la photo.
— Le chef d’orchestre ?
Hansen ne répondit pas. Au bout d’une bonne minute de silence, les yeux fixes, il grommela, de sa voix grave :
— Excusez-moi. L’émotion. Je pensais avoir dépassé tout ça mais… (Il se reprit.) Je pensais surtout que cet homme était mort. (Un fantôme de sourire se dessina parmi les poils de sa barbe.) Disons plutôt que je l’espérais…
Le Suédois paraissait bloqué. La violence des retrouvailles. Ou l’aspect de Kasdan, trop massif, trop militaire. Volokine intervint. Il était l’ange de l’équipe.
— Nous comprenons votre émotion, monsieur Hansen. Prenez tout votre temps. Que pouvez-vous nous dire sur cet homme ? Pourquoi l’appelez-vous le « chef d’orchestre » ?
Hansen prit son souffle :
— J’ai été arrêté en octobre 1974. Je déjeunais dans ma maison. Sans doute une dénonciation des voisins. A l’époque, il suffisait d’être étranger pour être arrêté. Certains étaient même fusillés dans la rue, en bas de chez eux, sans autre forme de procès. Souvent, les dénonciateurs étaient tués eux aussi, avec les autres. C’était le chaos total. Bref, les membres de la police paramilitaire ont débarqué chez moi. Ils m’ont tapé dessus et m’ont amené à la station de police la plus proche où j’ai encore été battu. Je ne me plaignais pas. Là-bas, c’était un vrai carnage. Un étudiant avait été blessé par balle dans le dos. Les soldats sautaient à pieds joints, à tour de rôle, sur sa blessure…
Hansen se tut. Le flux des souvenirs, trop fort, lui coupait le souffle. Volokine usa de sa voix la plus douce :
— Que s’est-il passé ensuite ?
Après un temps, le Suédois reprit, avec son accent monocorde :
— On m’a placé dans une des camionnettes bleues de la DINA. On les appelait les « mouches bleues ». On m’a mis de la ouate humide dans les oreilles et un masque de cuir sur le visage qui m’empêchait de voir quoi que ce soit. On a roulé. Les pensées que j’avais à ce moment étaient curieuses. Je ne vous ai pas dit le principal : je n’appartenais pas à l’Unité Populaire. J’étais à peine socialiste… A cette époque, j’étais simplement allé au bout de mon destin nomade. Beaucoup de drogues, beaucoup de sexe, un peu de méditation… En 1970, j’ai échoué à Katmandou. C’est là-bas que j’ai rencontré des Chiliens qui m’ont parlé du régime d’Allende comme d’un pays de cocagne. Une sorte de réalisation du rêve communautaire beatnik. Je suis allé à Santiago, par pure curiosité. Je fumais du cannabis. J’allais aux réunions politiques du MIR (Mouvement de la Gauche Révolutionnaire)… Surtout pour draguer les militantes. Donc, je ne savais pas grand-chose. Pourtant, ce jour-là, dans le bus, je me suis fait une promesse. Ne rien dire. La torture et la peur sont des choses étranges. Des forces qui vous secouent, au sens propre et au sens figuré. Vous vous révélez : un lâche ou un brave. Moi, quand j’ai vu ces salopards se mettre en quatre pour me faire souffrir, j’ai décidé de ne plus rien dire. De devenir un héros. Même inutile. Après tout, je n’avais rien fait d’exceptionnel jusqu’ici. Autant finir en beauté !
Kasdan prit la parole :
— Où vous a-t-on conduit ?
— Je ne sais pas. À la Villa Grimaldi, sans doute. Le haut lieu de la torture à Santiago. Mais je n’avais pas de notion de temps ni de distance. Quand vous n’entendez rien, que vous ne voyez rien, et que vous recevez des taloches de temps en temps, comme ça, sans raison, toute mesure devient relative…
— C’est à ce moment que vous avez vu Goetz ?
— Non. Cette nuit-là… Enfin, il me semblait que c’était la nuit… J’ai eu affaire à des militaires. Des coups. Des injures. Puis la baignoire. Ils m’ont noyé plusieurs fois. Parfois dans de l’eau. D’autres fois dans de la paraffine brûlante ou des excréments. Je ne parlais toujours pas. Ensuite, ils ont voulu utiliser l’électricité. C’était presque drôle parce qu’à l’évidence, ils ne savaient pas se servir de leur machine. Alors, les Français sont apparus.
— Des Français ?
— Je crois qu’ils étaient français, oui. A l’époque, je ne parlais pas votre langue.
— Que faisaient-ils là ?
Hansen eut un sourire. Il but une gorgée de vin et reprit des couleurs.
— C’était assez simple à deviner. Ils formaient les Chiliens. Ils leur montraient comment ces instruments marchaient, comment il fallait appliquer la pointe électrifiée. D’ailleurs, j’ai entendu aussi des voix qui parlaient en portugais. Sans doute des « élèves » venus du Brésil. Oui, j’étais au centre d’une espèce de stage…
Les deux flics échangèrent un regard. Des Français, sans doute des militaires, en délégation au Chili afin de livrer une formation concernant la torture. Des instructeurs aidant la junte de Pinochet à mieux briser le front subversif. Si la France était mouillée dans la répression du coup d’Etat, alors le gouvernement avait de sérieuses raisons de surveiller Wilhelm Goetz, qui avait soudain la langue trop pendue…
Volokine reprit le fil de l’histoire :
— Combien de temps êtes-vous resté dans ces… bureaux ?
— Je ne sais pas. Je m’évanouissais, je revenais à moi… Bientôt, on m’a emmené. De nouveau la camionnette. De nouveau, les bouchons de ouate et le masque de cuir. Cette fois, on a roulé vraiment longtemps. Au moins une journée. Puis je me suis retrouvé dans un endroit totalement différent. Un hôpital. Je sentais les odeurs de médicaments. Mais c’était un hôpital bizarre, qui semblait surveillé par des chiens. Les aboiements nous suivaient partout.
— Ce transfert, c’était pour vous soigner ?
— C’est ce que j’ai cru. J’étais naïf. En réalité, l’interrogatoire continuait… Ou plutôt, pour être précis, l’expérience…
— L’expérience ?
— J’étais une sorte de cobaye, vous comprenez ? Mes bourreaux avaient compris que je n’avais rien à dire. En revanche, mon corps pouvait encore les renseigner. Je veux dire : il était devenu un matériau pour tester les limites de la souffrance, vous voyez ?
Kasdan écoutait, renfrogné dans son fauteuil. Toute cette merde lui était familière. Il savait, il l’avait toujours su, que cette enquête liée au Chili les emmènerait au cœur de la saloperie humaine.
— A l’hôpital, demanda-t-il, que vous a-t-on fait ?
— Je ne portais plus de bandeau. Les murs de faïence blanche, les odeurs aseptiques, les cliquetis des instruments. J’étais abruti de fatigue et de souffrance mais la peur se frayait tout de même un chemin jusqu’à mon cerveau. Je savais que j’étais déjà mort. Je veux dire : j’étais un « desaparecido ». Un disparu. Un homme qui n’existait plus dans aucun registre. Vous savez que la DINA ne possédait pas d’archives écrites ? Aucune trace, aucune vérité. Une machine d’anéantissement total qui…
Volokine le recadra, en douceur :
— Monsieur Hansen, que s’est-il passé à l’hôpital ?
— Les médecins sont arrivés. Ils portaient des masques chirurgicaux.
— Et Goetz, l’homme de la photo ? Il était là ?
— Il est apparu à cet instant, oui. Il ne portait ni blouse ni masque. Il était habillé en noir. Il ressemblait à un prêtre. Un des chirurgiens s’est adressé à lui. Par son nom. Les mots qu’il a prononcés alors étaient tellement extraordinaires que je ne les ai jamais oubliés…
— Quels mots ?
— « Le concert peut commencer. »
— Le concert ?
— Je vous assure. C’est ce qu’il a dit. Et c’est en effet ce qui s’est passé. Au bout de quelques minutes, alors que les médecins choisissaient leurs instruments, j’ai entendu des voix… Des voix d’enfants. C’était sourd, ouaté, comme dans un cauchemar…
— Ces enfants, que chantaient-ils ?
— A l’époque, j’écoutais beaucoup de musique classique. J’ai tout de suite reconnu l’œuvre. C’était le Miserere de Gregorio Allegri. Un ouvrage a cappella, très connu…
Un coin de la mosaïque se dévoilait. Par une perversité unique, les Chiliens opéraient leurs cobayes au son d’une chorale. Donnant voix à ses pensées, Hansen continua :
— Des bourreaux mélomanes… Ça ne vous rappelle rien ? Les nazis, bien sûr ! La musique était au cœur de leur système maléfique ! Au fond, tout cela n’était pas étonnant.
— Pourquoi ?
— Parce que mes médecins étaient allemands. Ils parlaient allemand entre eux.
De très anciens cauchemars se levaient, reproduisant les mêmes schémas de terreur. Nazisme. Dictatures sud-américaines. Une filiation presque naturelle.
Après une hésitation, l’Arménien se décida à poser la question cruciale :
— Ces médecins, que vous ont-ils fait ?
— Je préfère ne pas en parler. Ils m’ont blessé, tailladé, opéré… À vif, bien sûr. J’ai vécu un enfer sans nom, entendant toujours, au fond, ces voix d’enfants, mêlées aux bruits des instruments, à mes hurlements, alors que la douleur éclatait partout dans mon corps.
Hansen se tut. Les deux visiteurs respectèrent son silence. Ses yeux sombres étaient exorbités. Kasdan se résolut à lui arracher un mot de conclusion.
— Comment en êtes-vous sorti ?
Hansen sursauta. Puis, très lentement, un sourire revint jouer sur ses lèvres :
— C’est ici que mon histoire devient intéressante… Je veux dire : vraiment originale. Les médecins m’ont prévenu qu’ils allaient m’anesthésier complètement.
— Pour stopper vos souffrances ?
Le Suédois éclata de rire et vida son verre :
— Ce n’était pas le genre de la maison. Pas du tout. Ils voulaient simplement se livrer à un petit jeu avec moi.
— Un jeu ?
— Les chirurgiens se sont penchés sur moi et m’ont expliqué que j’avais une chance de sauver ma peau. Il suffisait que je leur donne une bonne réponse… Ils allaient m’opérer. Procéder à l’ablation d’un organe. Puis ils attendraient que les effets de l’anesthésie se dissipent et que je me réveille. Alors, il faudrait que je reconnaisse ma douleur. Il faudrait que je devine quel organe ils m’avaient arraché. A cette seule condition, j’aurais la vie sauve. Si j’échouais, ils effectueraient d’autres prélèvements, cette fois à vif, jusqu’à ce que ma mort les arrête.
Le silence s’imposa dans le petit salon. Un silence glacé comme un permafrost. Ni Kasdan ni Volokine n’osait relancer l’interrogatoire.
Enfin, Hansen enchaîna :
— Je me souviens de cela comme d’un rêve… Je me suis doucement endormi au son de la voix des enfants… J’étais dans une sorte de transe. Des images flottaient au fond de mon esprit : un rein brunâtre, un foie noir, des testicules sanglants… Qu’allaient-ils me voler ? Allais-je pouvoir identifier ma souffrance ?
Le Suédois s’arrêta. Les deux partenaires ne respiraient plus. Ils attendaient la conclusion du récit.
— Au fond, chuchota Hansen, j’ai eu de la chance. Les organes que les médecins m’ont prélevés — parce qu’il y en avait deux — étaient très faciles à deviner.
D’un geste, il releva les mèches grises qui entouraient son visage.
A la place des oreilles, il avait deux plaies couturées dont les cicatrices évoquaient des barbelés. Kasdan se força à regarder. Volokine détourna les yeux.
Le supplicié conclut d’une voix sourde :
— Il ne faut pas vous étonner que je ne réponde pas quand on frappe à ma porte. J’ai seulement vu qu’elle bougeait tout à l’heure, quand vous l’avez poussée. Et depuis que vous êtes ici, je lis sur vos lèvres. Finalement, le Miserere des enfants est la dernière chose que j’ai entendue dans mon existence.
— Arnaud ? Kasdan.
— Tu m’appelles pour Noël ?
— Non. Pour un renseignement.
— On est rangés des voitures, mon vieux. T’es pas au courant ?
— Des instructeurs français, qui seraient allés donner des cours de torture au Chili, dans les années 70, ça te dit quelque chose ?
— Non.
La voix de Jean-Pierre Arnaud résonnait dans l’habitacle de la voiture. Volokine écoutait en silence : il était en train de brûler un carré de shit bien compact. Son visage brillait à la flamme comme au fond d’un tabernacle. Il semblait cette fois bouleversé par le témoignage de Hansen, alors que les morts de Naseer et du père Olivier ne lui avaient fait ni chaud ni froid.
— Tu pourrais vérifier ? continua Kasdan.
— J’ai pris ma retraite il y a 8 ans. Comme toi. Nous sommes à deux jours de Noël et je viens d’arriver chez mes enfants. Voilà la situation, mon petit père. Ni toi ni moi n’y pouvons rien.
Jean-Pierre Arnaud était un colonel du 3e RPIMA qui avait intégré les services du Renseignement militaire dans les années 80 et avait achevé sa carrière comme instructeur-armurier. Kasdan l’avait connu à cette époque. Ils fréquentaient tous deux les mêmes stages de formation, organisés par les fabricants d’armes automatiques et semi-automatiques.
— Est-ce que tu pourrais te renseigner ? insista Kasdan. Rappeler les collègues ? Trouver les noms de ces experts français ?
— C’est de la vieille histoire. Ils doivent être tous morts.
— Nous sommes bien vivants, nous. Arnaud éclata de rire :
— T’as raison. Je vais voir ce que je peux faire. Mais après les fêtes.
— Non. Ça urge !
— Ben voyons. Kasdan, tu es une vraie caricature.
— Tu peux secouer le cocotier ou non ?
— Je te rappelle demain.
— Merci, je…
— Tu m’en dois une, c’est ça ?
— Exactement.
Le colonel raccrocha en riant. Il paraissait à la fois amusé et consterné par l’attitude de Kasdan, vieux retraité qui se donnait des airs de flic sur la brèche.
Volokine murmura :
— Vous me prêteriez votre bagnole, cette nuit ?
Kasdan le regarda sans répondre. Le gamin venait d’allumer son joint. Il ajouta en souriant :
— J’ai bien compris que vous faisiez un transfert sur votre Volvo.
— Transfert mon cul. Pourquoi veux-tu ma bagnole ?
— Je dois vérifier des trucs.
— Quels trucs ?
— Je veux creuser encore du côté des enfants. Et aussi des voix. El Ogro : je suis sûr qu’il y a là un élément important. Le Chilien travaillait à Paris depuis 20 ans. Je veux retrouver tous les chanteurs qui ont bossé sous sa direction. Même les plus âgés. Surtout les plus âgés. Ils se souviendront. Ils me parleront.
Kasdan tourna sa clé de contact :
— Il y a mieux à faire. Il faut gratter encore la piste politique. D’une façon ou d’une autre, le passé a rattrapé Goetz.
— Tout est lié. Les enfants assassins. Le Miserere. La dictature chilienne. Les trois victimes, qui sont aussi des coupables. Donnez-moi jusqu’à demain matin pour vaquer à mes affaires. Première heure, on s’attaque aux magouilles franco-chiliennes de l’époque. Promis.
Kasdan emprunta la rue de la Chapelle, en direction du métro aérien.
— OK, fit-il d’un ton de lassitude. Je me dépose et je te laisse la caisse. Mais tu fais gaffe, hein ? On réattaque demain matin à 8 h. Noël joue pour nous. La Crim sera plus lente que d’habitude. Mais pas non plus immobile…
— Le mec qui a repris l’enquête, Marchelier, qu’est-ce qu’il vaut ?
— Pas mauvais. Très arriviste. A la boîte, on le surnomme « Marchepied ».
— Dans quel style ?
— Sournois. Furtif. Le genre qui fait l’amour à sa femme sans la réveiller.
Volokine sourit encore, les yeux mi-clos. Ils arrivaient en vue de la place de la République. La rumeur de la circulation. Les lumières. La grande liesse du Paris nocturne. Kasdan avait le cafard de rentrer chez lui. Il aurait aimé sillonner la ville, toute la nuit, en compagnie du jeune chien fou.
Il stoppa boulevard Voltaire, devant l’église Saint-Ambroise, laissant tourner le moteur :
— Tu as l’habitude de ce genre de voitures ? Tu dois faire hyper-gaffe à l’allumage, elle…
— Vous en faites pas. Oubliez-moi. La nuit est à moi.
Kasdan se prépara du café bien noir, assorti des pahlavas que sa veuve d’Alfortville lui avait déposés sur son paillasson dans la journée. Il ne lut pas son message. Pas d’humeur pour les roucoulades. Sa vie ronronnante de retraité continuait mais il était sorti des rails. Il avait réintégré sa peau de flic. Son cuir de combattant.
Il s’installa dans sa chambre, allongé sur le lit, avec son café et ses crêpes posés sur un plateau d’argent — un trophée qu’il avait gagné à un tournoi de tavlou, une sorte de backgammon arménien. Il aurait pu éteindre la lumière et s’endormir, là, tout de suite, mais il songea à Volokine et cette vision lui redonna du jus. Il voulait aussi rattraper le temps perdu, d’une certaine façon, chez Hansen. Embarqués par son histoire, ils ne l’avaient pas interrogé sur les autres tortionnaires vivant en France, ni sur les avocats spécialisés dans les affaires de crimes contre l’humanité.
Il attrapa les bouquins sur l’histoire récente du Chili, au bas de son lit. Il ouvrit le premier livre, sentant ses neurones excités par le café.
D’abord, un regard d’ensemble sur les événements. Le gouvernement socialiste, qui avait duré 3 ans, de 1970 à 1973. Puis la dictature, qui en avait duré dix-sept. A propos de la période du putsch, Simon Velasco avait dit : « D’un point de vue économique, le Chili à cette époque était au bord du gouffre. » Il avait raison. Grèves des ouvriers, rébellion des paysans, pénurie alimentaire… Le socialisme d’Allende avait plongé le Chili dans le marasme. En réalité, les États-Unis travaillaient en sous-main à ce naufrage, sabotant chaque mesure du président socialiste, montant la tête aux syndicats, conditionnant l’opinion. Après avoir bien savonné la pente, Washington avait carrément scié le plongeoir. En 1971, les Américains du Nord avaient stoppé tout crédit en direction du Chili. Il ne restait plus qu’à financer l’armée, en vue du coup d’État.
Pourquoi tant de haine ? Kasdan obtint des réponses au fil des pages. Aux yeux des gouvernants américains, Salvador Allende avait deux torts. Un tort idéologique : il était socialiste. Un tort économique : il projetait de nationaliser les exploitations minières de cuivre, principale ressource du pays, appartenant pour la plupart à des compagnies américaines. L’Oncle Sam n’aime pas qu’on lui reprenne ce qu’il a volé. L’histoire des États-Unis n’est qu’un hold-up à main armée.
Été 1973. Rien ne va plus. Les grèves se succèdent. Le pays est bloqué, asphyxié. C’est l’état d’urgence. Salvador Allende veut organiser un référendum, espérant gagner une nouvelle légitimité auprès du peuple mais il n’en a pas le temps. Le 11 septembre 1973, les fascistes du parti « Patria y Libertad » — ceux que les socialistes appellent les « valets de l’impérialisme américain » et dont le symbole est une araignée noire rappelant le svastika nazi — renversent le gouvernement populaire.
Kasdan n’était pas mécontent de se rafraîchir la mémoire. Comme tout le monde, il avait entendu parler du coup d’État de Pinochet, de l’attaque du palais présidentiel, la Moneda, de la mort héroïque de Salvador Allende. Mais il était d’abord et avant tout un flic et, à l’époque, toutes ces histoires étaient des histoires de gauchistes. Or, la gauche signifiait pour lui « trouble », « utopie », « merdier ».
Il feuilleta encore ses livres. Les troupes avaient bombardé le palais, sommé Allende de se rendre, déclaré son gouvernement destitué. Seul contre tous, l’homme d’État avait fait évacuer les siens puis avait verrouillé son bureau et décroché du mur le fusil que lui avait offert Fidel Castro. Du pur héroïsme tel que notre époque contemporaine en avait oublié jusqu’à l’existence.
Il y avait dans la fin d’Allende quelque chose de pathétique, et en même temps d’intensément beau, qui serrait la gorge. Kasdan resta un moment à observer la photo célèbre — la dernière — d’Allende. Le portrait du petit moustachu, en col roulé, portant son casque de travers et sa vieille pétoire. Un héros mort pour son idéal. Lors de son dernier message radio, Allende avait déclaré : « Je paierai de ma vie la loyauté que le peuple m’a confiée. » Et aussi : « On n’arrête pas une société en marche par le crime ni par la force. L’Histoire est avec nous et ce sont les peuples qui font l’Histoire. »
Kasdan se pinça les lèvres. Les socialistes avaient tort sur toute la ligne mais il devait en convenir, ils avaient des couilles. Voilà pourquoi, au fond de lui-même, il admirait ces idéalistes. Il savait que leur grand rêve ne mourrait jamais. C’était un idéal, un appel, qui prendrait de multiples visages, et se résumerait toujours à cette phrase, mille fois répétée par les militants : « Quand un révolutionnaire tombe, il y a toujours dix mains pour ramasser son fusil. »
L’histoire de la répression l’intéressait moins. Toujours les mêmes atrocités. Les chiffres, les dates, les massacres, qui ne cessaient de se répéter au fil de l’histoire humaine. Aujourd’hui, on estimait à dix mille les personnes tuées durant le coup d’État. Quatre-vingt-dix mille détenus avaient été retenus dans les geôles durant les premiers dix-huit mois du régime de Pinochet. Cent soixante-trois mille Chiliens avaient été contraints à l’exil. Trois mille avaient totalement disparu. Ni morts, ni vivants. Effacés. Évaporés.
Kasdan survola la litanie des tortures pratiquées, d’abord dans le stade de Santiago, où les prisonniers avaient été concentrés, puis dans les geôles et les centres d’interrogatoire, dont la célèbre Villa Grimaldi. Chocs électriques, viols, baignoires, brutalités en tous genres… Tout cela, Kasdan connaissait.
En revanche, il ne trouvait dans ces pages aucune trace du mystérieux endroit où avait été emmené Peter Hansen. Qui étaient ces Allemands, mélomanes et chirurgiens de cauchemar ? Où Wilhelm Goetz avait-il dirigé des chorales d’enfants alors qu’on opérait à vif des prisonniers ? Qui étaient les militaires français venus assister les bourreaux du régime et mettre au point leurs techniques de persuasion ?
Pas un mot là-dessus dans sa documentation. Aucune trace d’experts français, ni de nazis recyclés dans la torture. Ses bouquins parlaient plutôt de brutes épaisses, des soldats affublés de surnoms ridicules. « Mano Negra » (la Main Noire) ou « Muneca del Diablo » (Poupée du diable). Des paysans illettrés qui s’étaient fait connaître pour leur sauvagerie et leur absence de scrupules.
L’Arménien se frotta les paupières. 2 h du matin. Il n’avait rien appris. Rien en tout cas qui puisse éclairer la série de meurtres actuels. S’il avait eu le goût du feuilleton, il aurait pu imaginer ceci : des vieillards chiliens, d’origine allemande, qui craignaient pour leur tranquillité, avaient envoyé en France des enfants meurtriers éliminer des témoins gênants…
Absurde. Et cela ne rendait même pas compte de la totalité des faits. Pourquoi, dans ce cas, avoir tué le père Olivier ? Pourquoi les chorales semblaient-elles tenir une place centrale dans cette série d’assassinats ? Pourquoi les meurtres eux-mêmes respectaient-ils un rituel ? Et quel lien les anciennes disparitions d’enfants entretenaient-elles avec ces crimes ?
Kasdan s’arrêta face au nombre de questions et à l’absence de réponses. Un frisson le secoua. Il réentendit la petite voix, dans l’obscurité, de la nuit dernière. Qui va là, putain ? Une voix étrangement douce. Rieuse. Une voix qui voulait jouer… Il comprit qu’il avait peur. D’un coup, il eut envie de téléphoner à Volokine mais se raisonna.
Soudain, son portable sonna.
— Mendez. Les résultats précis de la métallisation des plaies du Mauricien, ça t’intéresse ?
— Je t’écoute.
— Des particules de fer. Du fer noir. A priori un couteau. Plutôt ancien. Un instrument qui daterait au moins du XIXe siècle. On a aussi des échantillons d’os.
— D’os ?
— Oui. De yack. Sans doute des traces du fourreau de l’arme. J’ai passé quelques coups de fil. L’arme utilisée pourrait être un couteau rituel, provenant du Tibet. Une sorte de talisman qui vise à chasser les spectres et les terreurs nocturnes. Bref, encore un truc incompréhensible.
Kasdan réfléchit mais sa fatigue coupait court à tout développement. Et d’ailleurs, ce nouvel élément faisait déborder la coupe. Trop d’éléments étranges. Disparates.
Il salua le légiste et rejoignit le salon, se fermant à toute réflexion. Il alla s’asseoir dans son fauteuil, chope de café en main, près d’une des fenêtres mansardées qui s’ouvraient sur l’église Saint-Ambroise.
Là, il rechercha la paix en ruminant d’autres tortures, d’autres horreurs, qui lui étaient cette fois familières. Quitte à être empoisonné par des cauchemars, autant que cela soit les siens.
La forêt dense se forma, un sentier de latérite se dessina.
Il se cala au fond du siège en cuir et se laissa partir en direction du Cameroun.
Vers la scène primitive, qui expliquait tout.
La nuit au bout du fil. Volo était d’abord retourné au 15–17, rue Gazan et avait fouillé le salon de musique de Goetz. Jusqu’à dénicher les archives professionnelles du Chilien. Des archives plutôt curieuses : elles ne se présentaient pas sous la forme d’une liste de chorales mais d’une série d’œuvres que Goetz avait dirigées. Sur la même ligne, on pouvait trouver, après la date du concert et le nombre de chanteurs, le nom de l’église où le récital avait eu lieu.
Un motet de Duruflé avait été interprété à Notre-Dame-des-Champs, en 1997. Un Ave Verum de Poulenc à l’église Sainte-Thérése, en 2000. L’adagio de Barber à Notre-Dame-du Rosaire en 1995… La liste était longue. Goetz avait aussi enregistré plusieurs disques. Un Miserere en 1989, une Enfance du Christ en 1992…
Que de la merde en barre. Il connaissait ces œuvres et rien qu’à y penser, il avait envie de gerber. Il s’était concentré sur les noms, les dates, et avait occulté la musique qui résonnait dans sa tête. En tout, sur un peu moins de 20 ans, Goetz avait dirigé huit chorales différentes, chaque fois durant 6 ou 7 ans.
Volokine avait inscrit les noms des paroisses sur son bloc, dont les quatre qu’il connaissait, et avait appelé, l’un après l’autre, les presbytères.
Sur huit, sept avaient répondu. Des prêtres ou des sacristains ensommeillés qui ne comprenaient pas ce qu’il se passait. Volokine les prévenait : qu’ils se tiennent prêts avec leurs archives, parce qu’il arrivait, lui, et ce n’était pas pour rigoler. Il bossait sur une enquête criminelle concernant un triple homicide.
Il traversait Paris dans le tacot de Kasdan. Déboulait dans la sacristie. Etudiait les archives de la chorale. En général, le registre était bien tenu et il trouvait sans problème la liste des enfants qui avaient chanté sous la direction de Goetz, ainsi que les coordonnées de leurs parents.
Alors, il téléphonait. En pleine nuit. En pleine illégalité. Il n’avait pas le droit de mener cette enquête. Encore moins de faire chier les gens en pleine nuit, à l’aube d’un dimanche 24 décembre. Mais tout résidait dans sa force de persuasion au moment du contact.
Cela donnait à peu près ceci :
— Capitaine de police Cédric Volokine, Brigade de Protection des Mineurs.
— Quoi ?
— C’est la police, monsieur. Réveillez-vous.
— C’est une blague ?
Voix nasale, empâtée de sommeil. Volo enchaînait direct :
— Vous voulez mon numéro de matricule ?
— Mais on est en pleine nuit !
— Votre fils a bien appartenu à la chorale de Notre-Dame-du-Rosaire, en 1995 ?
— Mais… oui. Enfin, je crois… Je… Pourquoi ?
— Vit-il encore chez vous ?
— Heu… non. Je ne comprends pas…
— Vous pouvez me donner ses nouvelles coordonnées ?
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Ne vous inquiétez pas. Il y a simplement un problème avec le maître de chœur de l’époque.
— Quel problème ?
— Il a été assassiné.
— Mais mon fils…
A ce moment précis, Volo montait le ton :
— Vous me donnez ses coordonnées ou vous préférez que je débarque chez vous avec un fourgon ?
En général, il obtenait le numéro de téléphone dans la minute. Il appelait alors l’ex-choriste. Pour tomber de nouveau sur une voix chiffonnée et des réponses évasives. Les gamins devenus grands ne se souvenaient de rien.
Il fallut écumer trois paroisses, passer une quarantaine de coups de fil, faire un stop au MacDo de la place Clichy, le seul ouvert jusqu’à 2 h du matin, pour reprendre des forces avant de tomber, enfin, sur du sérieux. A l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas, dans le cinquième arrondissement.
Volo avait appelé les parents de Régis Mazoyer à 3 h 40. Après s’être fait tirer l’oreille, le père, un ouvrier au parler de titi parisien, avait craché le morceau. Son fils, qui avait été chanteur virtuose, avait enregistré la voix solo sur le disque du Miserere de 1989, enregistré à l’église Saint-Eustache de Saint-Germain-en-Laye. Aujourd’hui, à 29 ans, il avait monté un atelier de réparation mécanique à Gennevilliers. Il vivait et dormait sur son lieu de travail.
Volokine composa le numéro et là, surprise. Une voix vive, alerte, répondant à la deuxième sonnerie. Avant le moindre mot d’introduction, le flic demanda :
— Vous ne dormez pas ?
— Je suis matinal. Et j’ai du boulot en retard.
Le Russe se présenta et attaqua ses questions, s’attendant aux traditionnelles réponses, fondées sur de vagues souvenirs. Mais Régis Mazoyer se rappelait le moindre détail. Volo devinait que le garagiste avait été passionné par cette discipline et que le disque qu’il avait enregistré sous la direction de Goetz constituait un sommet dans sa vie.
L’homme demanda :
— Que se passe-t-il avec M. Goetz ? Un problème ?
Volo marqua un temps. Prit sa voix de croque-mort. Annonça la nouvelle. Il y eut un silence. Sans doute, dans l’esprit de son interlocuteur, se télescopaient deux époques. Un passé révolu, émouvant, et un présent effrayant, violent, qui mettait un point final à toute mélancolie.
— Comment… Je veux dire, comment a-t-il été tué ?
— Je vous passe les détails. Parlez-moi de lui. De son comportement.
— Nous étions très proches.
— A quel point ?
L’homme rit doucement au bout du fil.
— Pas comme vous le pensez, capitaine. Vous autres flics, vous voyez le mal partout…
Volo, les dents serrées, eut envie de répondre que le mal, en effet, était partout. Mais il se contenta d’ordonner :
— Décrivez-moi vos rapports.
— Monsieur Goetz se confiait à moi.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il m’avait pris en main. Il pensait que je pouvais aller loin en tant que chanteur. Mais il fallait aller vite. Notre temps était compté. J’avais déjà 12 ans. Je n’avais plus qu’un an ou deux devant moi, avant la mue.
— Vous semblait-il inquiet ?
— Plutôt, oui.
— En 1989 ?
Volokine avait lancé un coup de sonde à l’aveugle. Il était le premier surpris de tomber juste.
— Parfois, continua Mazoyer, nous restions à répéter tous les deux, le soir, et je sentais qu’il était angoissé. Je garde l’impression d’un malaise. D’ailleurs, je sais de quoi il avait peur.
— De quoi ?
— Un soir, alors que je travaillais le Miserere, en vue de l’enregistrement du disque, Goetz avait l’air particulièrement nerveux. Il n’arrêtait pas de lancer des regards aux quatre coins de l’église, comme si quelque chose allait apparaître.
— Continuez.
— Après ça, il s’est effondré en larmes. Ça m’a fait un choc. Pour moi, les adultes ne pleuraient pas.
— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
— Un truc bizarre… Il m’a dit que les enfants avaient raison de croire aux contes qu’on leur racontait. Que parfois, les ogres existaient, dans la réalité…
Volokine sentit les poils de son cou se hérisser :
— Il vous a parlé d’ogres ? A-t-il formulé l’expression « El Ogro » ?
— Oui. Je me souviens. C’est le terme qu’il a utilisé. En espagnol.
— Donnez-moi votre adresse.
— Mais…
— Votre adresse.
Mazoyer dicta ses coordonnées. Volokine annonça :
— J’apporte les croissants.
Le Russe se trouvait toujours dans l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Le sacristain était reparti se coucher, lui demandant de sortir par la porte latérale, restée ouverte.
Avant de quitter les lieux, il voulait vérifier un autre fait. Quelque chose qui le taraudait depuis un moment. Il composa le numéro de cellulaire d’un flic espagnol, travaillant à Tarifa. Le type parlait français. Ils avaient bossé ensemble sur le cas d’un pédophile qui récupérait des enfants africains clandestins et leur faisait tourner des films « gonzo ». Le pire du pire, avec un petit truc dégueulasse en plus.
— José ?
— Que ?
— C’est Volokine, José. Réveille-toi. Je suis sur un coup en urgence.
L’homme se racla la gorge et trouva quelques mots de français au fond de son cerveau embrumé :
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Juste une information, qui concerne un mot en espagnol.
— Quel mot ?
— El Ogro : qu’est-ce que ça veut dire ?
— L’Ogre, comme en français.
— C’est tout ?
Le flic espagnol parut réfléchir. Volokine l’imaginait dans l’obscurité de sa chambre, en train de se débarrasser de ses rêves pour retrouver quelques idées claires.
— Disons que c’est un peu plus que ça.
— C’est-à-dire ?
— « El Ogro », c’est l’équivalent du « croque-mitaine » en français. Ou du « boogeyman » en langue anglaise.
— Celui qui vient chercher les enfants pendant leur sommeil ?
— C’est ça.
— Merci, José.
Il claqua son portable. Fourra ses notes dans sa gibecière. Enfila son treillis. Il sortait de la pièce quand il perçut un craquement suspect, près du portail, au bout de la nef.
Il lança un regard circulaire. Seule l’ampoule du bureau éclairait la salle de pierre. Sens en alerte, Volo éteignit et attendit. Très faiblement, la lumière des réverbères du dehors perçait par les vitraux. Pas un bruit. Pas un frottement. Mais l’église lui paraissait remplie de sons infimes, à fleur de silence. Qui était là ?
Nouveau craquement, au fond du chœur, vers l’autel. Le Russe monta sur la base d’une colonne, surplombant les rangées de chaises.
Il ne voyait rien mais acquit une conviction.
Il n’était pas seul et « ils » étaient plusieurs…
Soudain, il aperçut une ombre, effilée comme un poignard, projetée sur l’allée centrale par la faible clarté de la rosace. C’était l’ombre étirée d’un corps, portant à son sommet un petit chapeau. Ou une casquette.
Tout disparut. Un autre frôlement retentit de l’autre côté, près de l’autel. Le temps que Volokine tourne la tête, il aperçut une silhouette furtive, entre l’angle du buffet et une colonne. Un fantôme qui ne dépassait pas un mètre quarante. Avec un chapeau vert sur la tête. Bon Dieu : qu’est-ce qu’il se passait ? Il avait l’impression d’être en pleine descente d’acide.
Une minute passa, dans le plus parfait silence. Au moment où il croyait avoir rêvé, un ricanement étouffé retentit. Puis un autre, ailleurs. Puis un autre encore… Des feux follets sonores.
Volokine sentit une étrange chaleur dans ses veines, se mélangeant aux courants glacés de la peur. Sur ses lèvres, sans même qu’il y prenne garde, un sourire se dessina. « Vous êtes là… », murmura-t-il d’une voix qui revenait de très loin.
Et il ouvrit ses bras, tel saint François d’Assise parlant aux oiseaux.
L’instant suivant, la panique reprit le dessus, l’arrachant à son délire. À l’arrière de son crâne battait cette conviction : il n’avait aucune chance face à eux.
La porte laissée ouverte par le sacristain n’était qu’à quelques mètres. Un craquement, sous les orgues, fut le signal. Volokine fit trois pas de côté. Trouva le chambranle. Disparut comme un voleur de reliques.
La Défense. Nanterre-Parc. Nanterre-Université… Volokine filait sur l’autoroute qui surplombait la plaine grise de la banlieue et la coupait à la manière d’un cutter. Il connaissait cette route. C’était son chemin quand il allait voir la vieille Nicole, au foyer d’accueil d’Épinay-sur-Seine. Ces visites, il les rendait à reculons. Il n’avait aucune tendresse pour la vieille éducatrice. Il ne souhaitait pas livrer son cœur à un ersatz de famille. Il n’avait pas de parents. Il n’en avait jamais eu. Pas question de se bricoler un mensonge de ce côté-là. Volokine se voulait dur. Et aussi, d’une certaine façon, pur. Un vrai orphelin. Détaché. Sans racines ni passé.
Pour chasser ces pensées, il mit la radio. France-Info. Un message tournait en boucle à propos du meurtre du père Olivier. Ce n’était pas toutes les veilles de Noël qu’un prêtre se faisait tuer dans une église. Volokine écoutait ces news avec satisfaction. Pas un mot sur le meurtre de Goetz. Ni sur celui de Naseer. Pour l’heure, les médias se concentraient sur le passé du père Olivier, alias Alain Manoury, mis en examen pour agression sexuelle en 2000 et 2003. Les journalistes avaient rapidement découvert les casseroles du prêtre. Et pour cause : c’était Volokine himself qui leur avait refilé le tuyau par téléphone, anonymement. Il avait préféré les placer sur une fausse piste pour ne pas les avoir dans les pattes. Le Russe en était convaincu maintenant. Il ne s’agissait pas de pédophilie. Pas au sens classique, en tout cas.
Les indications de Régis Mazoyer étaient limpides. Suivre la sortie « Port de Gennevilliers » puis se repérer par rapport à une haute cheminée qu’on ne pouvait pas perdre de vue. L’atelier de mécanique jouxtait le parvis d’un ensemble d’immeubles, la cité Calder, elle-même située au pied de la cheminée.
Il n’était pas question de GPS dans la voiture de Kasdan. Il n’était même question d’aucune technologie récente. En quelques gestes, le Russe avait retrouvé des vieux réflexes — ceux des bagnoles datant des années 80. Sensibilité du levier de vitesse. Ronronnement du moteur. Odeur de cuir et de graisse de l’habitacle. Il éprouvait une espèce d’affection pour cette vieille guimbarde bourrée de sensations. Cette carcasse ressemblait à Kasdan lui-même…
Port de Gennevilliers. Il quitta l’autoroute. Plongea dans la banlieue. Paysage troublant à force de laideur. Succession infinie de cités et d’usines. Blocs aux teintes de métal et de boue. Un univers jailli de la terre, qui en conservait les scories et racontait, par ses tons monocordes, la genèse des roches, des métaux. Parfois, çà et là, quelques petites plaies saignaient. Façades en briques. Panneaux aux lettres rouges, CASINO, SHOPPI. Puis le grand gris reprenait ses droits.
Il trouva la rue des Fontaines. Une de ces artères commerçantes qui poussent au pied des cités, alignant boutiques et troquets en rangs serrés. Le parvis et ses immeubles surplombaient cette rue, la faisant ressembler à une douve de vie sous une forteresse de béton. Volokine repéra une boulangerie qui ouvrait à peine — il était 7 h — et choisit de nouveaux croissants. Il avait déjà bouffé ceux qu’il avait achetés à Paris.
Il longea la rue et découvrit le garage de Mazoyer. En réalité plusieurs boxes aménagés en atelier. Le mécanicien n’avait pas levé son rideau de fer mais de la lumière filtrait sur le pas de la porte.
Volokine se gara et frappa contre la paroi métallique. Il était propre et rasé. Avant de quitter Paris, il avait fait l’ouverture d’un bains-douches public. Un lieu utilisé par les clodos qui voulaient sauver les apparences.
Valait-il mieux que ça ? Une chose était sûre : pas question de retourner dans sa piaule, rue Amelot. Trop de souvenirs, trop d’hallucinations l’attendaient là-bas. Les ombres chinoises de ses vieux shoots étaient encore incrustées sur les murs, façon théâtre balinais. Autant d’invites à repiquer au poison…
Il frappa encore. Sous la douche, il avait surtout voulu se laver de son cauchemar. L’hallucination qui l’avait surpris dans l’église. S’était-il endormi ? Avait-il rêvé ?
Enfin, le rideau de fer se leva.
Régis Mazoyer mesurait un mètre quatre-vingt-dix et portait un bleu de chauffe, ouvert sur une laine polaire. C’était un gaillard aux épaules larges et aux cheveux noirs et bouclés, qui luisaient comme de la soie. En guise de salut, il offrit un sourire immense, qui lui remontait jusqu’aux oreilles et respirait une jeunesse intacte, vibrante, qui vous fouettait comme un jet d’eau froide.
— Vous avez amené les croissants ? Cool. Entrez. J’ai du café. Volokine passa sous le rideau à demi levé et découvrit un garage à l’ancienne. Une fosse centrale, des pneus, des outils, et des modèles de voitures d’un autre temps, comme destinés à des lilliputiens. Fiat 500, Mini Rover, Austin…
— Il n’y a que ça qui marche, lança Mazoyer à travers l’atelier. Les Parisiens adorent les modèles réduits. Ils en sont dingues !
Le garagiste nettoyait ses mains au fond d’un seau de sable. La meilleure méthode pour ôter la graisse. Volokine s’en souvenait : c’était le truc qu’il utilisait quand il retapait lui-même des bagnoles volées, avec ses collègues dealers.
La machine à café crépitait, posée sur l’établi, entre clés de douze et tournevis. Le parfum de l’arabica se mêlait aux odeurs d’huile et d’essence.
Mazoyer marcha vers lui, se frottant encore les mains :
— Depuis votre appel, j’ai réfléchi. Toute cette époque m’est revenue… Mon heure de gloire ! J’étais un des solistes de la chorale, vous savez ? Je suivais des stages. On donnait des concerts. La fierté de mes parents, je vous explique pas… Vous voulez écouter le CD ? Je l’ai ici…
A l’idée d’entendre ça, le sang de Volokine se glaça :
— Non, merci. Je n’ai malheureusement pas le temps, là… Régis parut déçu. Il enchaîna sur un ton plus grave :
— Tout de même, c’est dingue cette histoire… Comment ça s’est passé ?
Volokine ne pouvait plus faire l’économie de quelques détails.
Il parla de meurtre, de blessures effectuées à l’aide d’un « poinçon », mais n’en dit pas plus. Rien sur l’énigme de l’arme. Rien sur la souffrance de la victime. Pas un mot sur le fait que cet assassinat avait initié une série de meurtres.
Le mécanicien servit le café dans des chopes, retrouvant son sourire. Il respirait une vitalité, une bonne humeur qui firent du bien au Russe. Détail curieux : Mazoyer avait enfilé des gants de feutre blanc.
Volokine attrapa un croissant. Il avait encore la fringale. Celle des mecs en manque, qui se gavent pour oublier l’autre faim, la vraie, celle du sang.
Le mécanicien puisa à son tour dans le sac en papier et mordit une pointe dorée :
— Qui a pu faire ça, à votre avis ? Le Russe la joua complice :
— Je vous cache pas qu’on patauge grave. C’est pourquoi nous creusons le moindre indice.
— Je suis un indice ?
— Non. Mais ce que vous m’avez raconté tout à l’heure sur « El Ogro » m’intéresse. Ce n’est pas la première fois qu’on m’en parle. Je me demande ce qui se cache derrière ce mot bizarre. Goetz avait peur, c’est sûr. Et ce mystère a peut-être un lien avec son meurtre…
— Ne prenez pas trop à la lettre ce que je vous ai dit. Ce sont des souvenirs de môme.
Volokine s’était assis sur un cric géant. Il se sentait vraiment mieux. Il aimait cette salle aux allures de grenier chaleureux, familier. Un radiateur électrique tournait à plein régime, derrière une pile de pneus.
— Parlez-moi de Goetz, fit-il. De son rapport aux voix, à la chorale. Fouillez au plus profond de votre mémoire.
Mazoyer ne répondit pas tout de suite. Il rassemblait ses souvenirs.
— Goetz cherchait la pureté, dit-il enfin. Je pense qu’il était très chrétien. (Volokine se souvenait du crucifix, suspendu dans sa chambre de la rue Gazan.) L’ascèse chrétienne : c’était sa voie. C’est pour ça qu’il dirigeait les chorales d’enfants. Il aimait cette atmosphère. Cette concentration d’innocence…
— Vous voulez dire… à cause des voix ?
— Bien sûr. Rien n’est plus pur qu’une voix d’enfant. Parce que notre corps aussi est pur.
— Développez, s’il vous plaît.
— Nous n’avions pas encore connu la puberté. Pas de sexe. Pas de désirs clairement formés. C’était cela que Goetz aimait. Moi, j’étais déjà âgé. J’avais compris que Goetz aimait les hommes. Je crois qu’il vivait cette homosexualité comme une souillure. A notre contact, il se lavait de ses péchés, vous comprenez ?
Volokine s’était planté sur toute la ligne. Goetz n’avait jamais pollué les enfants avec ses désirs d’adulte. C’était l’inverse qui s’était produit. Les enfants le purifiaient avec leur innocence. D’ailleurs, Goetz n’avait pas seulement son homosexualité sur l’estomac. Il avait aussi ses années de crimes, de tortures, de complicité silencieuse aux côtés des bouchers chiliens et allemands…
La voix du garagiste lui revint aux oreilles — elle était devenue rêveuse :
— Nous aussi, on était heureux d’être purs… On n’en avait pas vraiment conscience mais cette inconscience même était un signe de pureté. On déconnait dans les couloirs. On râlait quand il fallait chanter et puis d’un coup… (il claqua des doigts)… notre timbre s’élevait dans la nef et révélait la transparence de notre être.
Volokine attaquait son troisième croissant. Pour un garagiste, le gusse lui paraissait plutôt intello. Il acheva sa tirade dans un murmure.
— Oui, vraiment, on était des anges… Mais des anges menacés.
— Par qui ?
— Par quoi plutôt. La mue. Nous savions que cet état de grâce n’allait pas durer. Une parenthèse enchantée.
L’homme en bleu de chauffe se leva et se servit une nouvelle rasade de café :
— J’ai beaucoup réfléchi à ce phénomène. La mue, c’est la puberté. Et la puberté, c’est le sexe. Oui, nous perdions nos voix d’anges quand notre corps accueillait le désir. Le péché. A mesure que le mal se répandait en nous, notre voix changeait. La puberté, c’est la chute du paradis, au sens biblique du terme…
Volokine remplit sa tasse à son tour. Il sentait qu’il touchait là un point crucial de l’enquête. Il retourna s’installer sur son cric :
— C’est ce que pensait Goetz ?
— Bien sûr. Il redoutait pour nous l’arrivée de la mue. J’ai souvent pensé à lui. Plus tard, quand j’ai eu 20 ans. Ses paroles me sont revenues. J’ai compris pas mal de trucs…
Il but quelques gorgées de café en silence. Sa mélancolie l’enveloppait, comme matérialisée par la fumée de sa tasse. Volokine avait envie de se rouler un joint, mais il se dit que ça la foutrait mal. Quoiqu’il fût certain que l’autre aurait tiré avec plaisir le cul de la vieille.
Régis reprit, d’une voix lointaine :
— Je m’étais trompé sur certains mots, certains gestes de Goetz.
— Lesquels ?
— Eh bien, ce fameux « Ogro » dont Goetz m’avait parlé… A l’époque, j’ai cru qu’il emportait les enfants qui chantaient mal. Pour les punir. Mais finalement, je crois que c’était le contraire…
— Le contraire ?
— L’Ogre dont parlait Goetz était attiré par les voix parfaites. Plus nous chantions juste, plus nous avions des chances d’être enlevés.
Volokine songea à Tanguy Viesel. A Hugo Monestier. Sa conviction revint en force. Une histoire d’enlèvement d’enfants, dont le mobile serait la voix. Il devait se renseigner sur le timbre et le niveau vocal des deux enfants. Savoir s’ils étaient des virtuoses du chant.
— Je crois que Goetz avançait avec cette angoisse. Il nous faisait travailler, nous perfectionnait, tout en redoutant que nous montions trop haut, trop fort. Parce que cette perfection allait attirer le monstre…
— Vous avez des preuves de ce que vous avancez ?
— Bien sûr que non. (Il regarda le fond de sa chope.) Ce n’est pas vraiment… rationnel.
— Laissez-vous aller.
— Eh bien, cette fameuse séance dont je vous ai déjà parlé. Quand nous étions tous les deux à répéter le Miserere. Je n’arrêtais pas de merder. Je lançais la fameuse ligne du soliste. Je ne sais pas si vous connaissez…
— Je connais. Je suis musicien.
— Super. Bon, je chantais et je merdais. Goetz me demandait de reprendre. Il était de plus en plus nerveux. Il n’arrêtait pas de regarder le balcon de l’orgue, comme si, dans l’ombre, il y avait quelqu’un d’autre. Un bonhomme venu m’écouter, vous voyez ?
— Je vois.
— Le plus étrange, c’était l’attitude de Goetz. D’un côté, il s’énervait face à mes fausses notes. Mais, de l’autre, il paraissait soulagé. Comme si j’étais en train de rater un casting, et qu’il en était plutôt heureux. Enfin, tout ça, c’est l’analyse que j’en fais aujourd’hui.
Volokine imaginait un Ogre, un « mangeur de voix », particulièrement attiré par quelques notes. La ligne mélodique du Miserere.
Mazoyer conclut tout haut ce que Volokine pensait tout bas :
— Je sens que, ce jour-là, je l’ai échappé belle. C’est pour ça que Goetz a pleuré. D’émotion. Et peut-être aussi de joie. J’avais raté l’épreuve et j’avais la vie sauve. Le plus ironique, c’est qu’ensuite, nous avons enregistré le Miserere et qu’alors, j’ai chanté parfaitement. Mais le danger était passé…
Volokine rangeait ces données au fond de sa tête. El Ogro existait. Wilhelm Goetz, chef de chœur, était son rabatteur. Au bout de quelques secondes, le garagiste reprit :
— Je ne sais pas si ça a un rapport mais, l’année suivante, il y a eu l’histoire de Jacquet.
— Quelle histoire ?
— Nicolas Jacquet. Un môme qui a disparu dans notre chorale, en 1990.
— Quoi ?
— On l’a jamais retrouvé. Je me souviens des flics, de l’enquête, de la peur. À l’époque, nos parents parlaient que de ça.
Putain de Dieu de merde. Volokine se maudit lui-même. Il avait cherché toute la nuit dans le passé des chorales un ancien chanteur capable de lui parler d’El Ogro mais il avait négligé le principal. Vérifier s’il y avait eu d’autres disparitions dans ces chorales.
— Racontez-moi, ordonna-t-il.
— Il n’y a rien à dire. Un jour, la rumeur a couru que Jacquet avait disparu. On ne l’a jamais revu. C’est tout ce que je sais. Il avait le même âge que moi. 13 ans. Je crois que les flics ont plutôt pensé à une fugue.
— Il était bon chanteur ?
— Le meilleur. Je peux vous dire qu’il ne se plantait pas quand il fallait monter jusqu’au do, dans le Miserere. Le jour de l’enregistrement, il était enroué. C’est pour ça que j’ai interprété la partie soliste. En temps normal, c’était lui notre soprano-vedette. A l’époque, quand j’ai appris sa disparition, je me suis dit, mais d’une manière très vague, que l’Ogre l’avait emporté… Lui et sa voix… L’année suivante, j’ai mué et j’ai cessé d’aller à la chorale. Mes angoisses se sont envolées.
Volokine vida sa tasse d’un trait. Le café était encore chaud, mais lui était glacé. Il pensait à Jacquet, le préadolescent disparu. A Tanguy Viesel. A Hugo Monestier. Que leur était-il arrivé ?
Il leva les yeux. L’autre parlait toujours. Il le voyait, mais à travers un voile rouge, et ne l’entendait plus. Ses yeux tombèrent sur les mains gantées de feutre et il s’accrocha à ce détail, pour sortir de son état.
— Vos gants, pourquoi ? Mazoyer regarda ses mains :
— Une vieille habitude… Je suis allergique au contact du plastique. Alors dès que je cesse de manipuler mes moteurs et mes clés, je mets des gants. Ça m’évite de réfléchir à la composition de chaque objet.
Volokine sut, à cet instant précis, que Mazoyer mentait. Or, ce simple grain de sable remettait en cause tout son témoignage.
Régis Mazoyer remonta le zip de son bleu de chauffe, en signe de conclusion :
— Tout ça ne doit pas vous sembler très concret.
— C’est ce que j’ai entendu de plus concret depuis longtemps.
Le petit déjeuner avait désormais valeur de rituel. Volokine apportait les croissants. Kasdan concoctait le café.
Et les deux partenaires échangeaient leurs infos de la nuit.
Le Russe avait sonné aux alentours de 9 heures, réveillant Kasdan, encore une fois — ça aussi, cela faisait partie du rituel. Le vieil Arménien s’était endormi sur ses souvenirs, dans son fauteuil, sur le coup des 3 heures du matin. Il n’avait reçu aucune visite étrange et n’avait pas repris ses lectures historiques. Il s’était simplement assoupi, comme une vieille patate poussiéreuse. Il ne se souvenait pas d’avoir rêvé. Le trou noir. Et c’était bon.
Tandis qu’il mettait la table et que la machine à café tournait, Volokine résuma sa nuit. Le fait essentiel était le témoignage d’un garagiste, ancien chanteur, Régis Mazoyer. Le nom provoqua un déclic dans le cerveau de Kasdan. La voix bouleversante qu’il avait écoutée le premier soir, dans l’appartement de Goetz. L’enfant qui attirait les souvenirs douloureux à la manière d’un aimant psychique.
Le mécanicien lui avait parlé encore une fois d’El Ogro et lui avait révélé qu’un autre enfant, Nicolas Jacquet, 13 ans, chanteur virtuose, avait disparu en 1989, dans le sillage de Wilhelm Goetz.
A partir de ce témoignage, Volokine avait monté un conte à dormir debout. L’organiste rabattait des chanteurs d’exception pour une espèce de monstre qui se nourrissait de voix. Volo avait déjà vérifié : Tanguy Viesel et Hugo Monestier possédaient, eux aussi, un timbre d’une grande pureté.
Plus rocambolesque encore était la théorie de Volokine à propos des meurtres :
— C’est une vengeance. Des enfants se rebellent face à ce système. Ils éliminent les hommes qui travaillent à l’enlèvement des leurs. Qui nous dit que le père Olivier n’était pas, lui aussi, un « rabatteur » ? Je vais vérifier ce matin s’il n’y a pas eu de disparitions à Saint-Augustin et…
— Pour l’instant, tu vas rester avec moi.
— Pourquoi ?
— Café ?
— Café.
Kasdan servit deux tasses, puis partit dans la salle de bains. Il attrapa ses boîtes de médicaments. Depakote. Seroplex. 9 h 30. Ce retard sur l’horaire habituel l’angoissait. Il avait toujours peur que l’effet des molécules ne se dissipe au moindre écart. Il accompagna ses pilules d’un verre d’eau, songeant à Volokine : chacun sa came.
Quand il revint, le Russe s’était déjà envoyé deux croissants.
— Vous ne m’avez pas répondu. Quel est le plan pour aujourd’hui ?
— Arnaud, le colonel. Il m’a appelé ce matin. Je n’ai pas entendu. Je suis sûr qu’il a quelque chose pour nous.
Disant cela, il composa le numéro du militaire et mit son appareil sur la position « mains libres » afin que Volokine profite de la conversation. Trois sonneries et la voix de clairon du militaire.
— Kasdan. Tu m’as appelé. Tu as du nouveau ?
— Pas mal, ouais. J’ai gratté une partie de la nuit. Vous êtes sur du lourd.
Les deux enquêteurs échangèrent un regard. Arnaud continua :
— Je laisse tomber le cours d’histoire mais il faut que vous ayez quelques dates en tête. En 1973, la dictature militaire s’impose au Chili. Elle règne déjà en Argentine depuis 66, au Brésil depuis 64, au Paraguay depuis 54. Les militaires se sont également imposés en Bolivie en 73 et en Uruguay en 71. Bref, ces six pays décident d’associer leurs efforts pour traquer les « terroristes », où qu’ils soient. C’est-à-dire de pourchasser leurs opposants, dans les pays où ils se sont cachés, en Amérique du Sud et en Europe. C’est la loi dite de « sécurité nationale ».
Kasdan intervint :
— Le plan Condor.
— Exactement. Les accords secrets entre les pays sont signés en 1975, à Santiago. Autour de la table, une délégation pour chaque État expose ses méthodes spécifiques de répression. Les idées sont mises en commun. Des stages d’entraînement, des sessions de travail sont organisés. J’imagine la tête des bonshommes dans leur uniforme : ça devait payer.
— Je t’avais demandé de te renseigner sur des officiers français…
— J’y viens. Traquer des gauchistes, sur un territoire étranger, est une opération illégale. Et pas facile. De plus, les dictateurs ne veulent pas seulement les éliminer. Ils veulent les faire parler. Cela suppose des actions spécifiques telles que « enlèvements », « séquestrations », « torture ». Les dictatures militaires ne sont pas préparées pour ces missions. Il leur faut des conseils. Des experts. On pourrait penser qu’ils se tournent vers les États-Unis, leur allié naturel, mais bizarrement, ils contactent l’Europe.
« En matière de torture, les Sud-Américains sollicitent les meilleurs : nous. La France possède une expérience toute fraîche dans ce domaine, avec l’Algérie. Il y a aussi d’autres raisons à cette collaboration. Des anciens de l’OAS sont sur place. Ils ont trouvé refuge en Amérique latine. Une mission militaire française permanente à Buenos Aires fournit également des conseillers aux troupes argentines. Sans compter la présence du général Paul Aussaresses en tant qu’attaché militaire au Brésil. Des stages spécifiques sont organisés au Chili par l’armée française et la DST, dès 1974.
— Des stages sur la torture ?
— La vérité historique. Récemment, des députés français ont voulu créer une commission d’enquête pour faire la lumière sur ce scandale. Ils ont été déboutés en 2003. L’année suivante, Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, a nié encore une fois toute coopération entre la France et les dictatures latino-américaines.
— Tu as pu avoir les noms des officiers français… en délégation ?
— J’ai obtenu trois noms. Avec difficulté. Ce n’est pas une période très glorieuse de notre politique étrangère.
Volokine attrapa son bloc.
— Je t’écoute.
— Trois colonels, à l’époque. Trois anciens de l’Algérie. J’ai pu en localiser un de manière précise : Pierre Condeau-Marie, devenu général dans les années 80. A la retraite depuis 1998. Il vit dans les hauteurs de Marnes-la-Coquette.
— File-moi l’adresse.
Arnaud donna les coordonnées en ajoutant :
— Tu as intérêt à avoir une raison valable pour le déranger.
— Trois meurtres : ça te paraît suffisant ?
— Je te parle d’une commission rogatoire, qui te désigne comme responsable de l’enquête.
Kasdan répondit par un silence. Le militaire éclata de rire :
— Fais attention où tu mets les pieds, Kasdan. Papy a le bras long ! Il a survécu à je ne sais combien de gouvernements. À la fin de sa carrière, il dirigeait une branche importante du renseignement militaire. Un vrai condottiere.
— Les deux autres ?
— Je n’ai que les noms. Peut-être qu’ils sont morts. Le général François La Bruyère et le colonel Charles Py. Le premier, s’il vit encore, doit avoir 120 ans. Une grande expérience des colonies. Il était en Indochine. Ensuite, l’Algérie, Djibouti, la Nouvelle-Calédonie… Le deuxième, Py, a une réputation de soufre. Il doit être plus jeune. En Algérie, il était sacrement efficace, paraît-il. À côté de lui, Aussaresses passait pour un animateur de colo.
— Tu peux gratter encore sur eux ? Ils doivent bien avoir un dossier archivé, non ?
Kasdan avait monté le ton. Ces périodes remuaient en lui une vase nauséabonde. Arnaud répondit, d’une voix tranquille :
— Calme-toi. Le ministère des Armées, c’est pas le Who’s who. De plus, je te rappelle que nous sommes le 24 décembre.
— Ça urge, Arnaud. Sinon, je ne te ferais pas chier avec…
— Bien sûr. T’as pas changé, ma vieille. Toujours droit sur le pont d’Arcole !
Kasdan retrouva son sourire :
— Merci, Arnaud. Tu as fait du bon boulot.
— Cadeau de Noël.
L’Arménien raccrocha. Le silence s’étira. Kasdan vida sa tasse et rompit la pause :
— Un ange passe…
— En Russie, on dit : « Un flic naît. »
— T’as raison. (Le sexagénaire frappa dans ses mains.) Bon. On va aller voir ce général. Je suis certain que Goetz tenait quelque chose contre lui et ses collègues. Un témoignage qui allait foutre la pétaudière dans notre bonne vieille armée…
— Je vous rappelle que, dans le témoignage de Hansen, Goetz n’est apparu qu’auprès des boches, dans un endroit perdu du Chili. Pas aux côtés des experts français. Il n’y a aucun lien entre Goetz et cette histoire de colonels.
— Et moi, je te rappelle que des flics ont mis sur écoute notre organiste. Et que la DST a l’air de s’intéresser de près aux meurtres. Il y a une logique dans ce bordel. A nous de dérouler la pelote.
Volokine se servit un nouveau café. Kasdan s’aperçut qu’il était douché, peigné, rasé de frais.
— Où tu as dormi ? demanda-t-il.
— Pas dormi.
— Et la douche ?
— Des bains-douches que je connais.
Face à l’expression de l’Arménien, Volokine sourit :
— Tous les junkies ont une âme de clodo.
La ligne fixe sonna. Kasdan, d’un seul geste, mit le haut-parleur. Il n’avait plus de secrets pour son partenaire. Puyferrat, de l’Identité judiciaire.
— C’est ta semaine de chance. J’ai d’autres résultats pour toi.
— Quoi ?
— Les empreintes de chaussures. Fort Rosny. Ils ont enfin terminé leurs analyses. Ça a pris du temps. Parce que les résultats sont plutôt… étonnants.
— Ce ne sont pas des empreintes de baskets ?
— Non. Mais alors, pas du tout ! Je me suis fait piéger par le motif des semelles. En réalité, il fallait inverser la lecture de l’empreinte. Ce que j’avais pris pour des sillons en creux, c’étaient en réalité des reliefs. Des marques de crampons et…
— Putain, accouche. Ce sont des empreintes de quoi ?
— Des chaussures allemandes. Très anciennes. Des chaussures de la Seconde Guerre mondiale.
— Je peux pas te croire.
— Attends la suite. Le mec du Fort est un passionné de godasses. Et aussi d’histoire. Je te passe son discours sur la possibilité de lire le déroulé des batailles à travers les chaussures que portaient les…
— Ouais, passe-le-moi.
— OK. Selon le bonhomme, ces pompes sont très spécifiques. Elles ont été fabriquées durant la guerre, dans la région d’Ebersberg, en haute Bavière, et étaient destinées seulement aux enfants. Des enfants particuliers.
— C’est-à-dire ?
— Ce sont les chaussures des Lebensborn. Les haras humains où les SS faisaient naître de petits Aryens pour réaliser leur rêve dément d’une race pure.
L’Arménien murmura :
— Ça n’a pas de sens.
— Le technicien du Fort est catégorique. Il a comparé nos marques avec ses propres modèles. Il va m’envoyer les clichés.
— Je te rappelle. Il faut que je digère le coup.
— Lâche plutôt l’affaire, Doudouk. File dans ta famille et va manger des huîtres !
— C’est ça. Meilleurs vœux. Et merci.
Tonalité. Les deux enquêteurs l’avaient compris : leur enquête était un cyclone et ils étaient à l’intérieur de l’œil. Il n’y aurait aucun moyen de s’arrêter jusqu’à son terme. Et surtout pas de rationaliser les données de plus en plus cinglées qui leur tombaient dessus.
Kasdan composa un numéro, toujours en mains libres.
— Qui vous appelez ?
— Vernoux.
— Vernoux n’est plus de la fête.
— Je veux vérifier quelque chose.
La voix du capitaine retentit dans la cuisine au bout de six sonneries. Il ne parut pas enchanté d’entendre celle de l’Arménien. L’homme avait tourné la page. Il était en train de préparer son réveillon de Noël et d’acheter des cadeaux pour ses enfants.
Kasdan lui remit les idées en place :
— Je voudrais que tu me rancardes sur les enquêtes de proximité. Goetz. Naseer. Olivier.
— J’ai tout filé à la Crim.
— Tu as bien gardé les doubles au bureau, non ?
— Je ne suis pas au bureau. Et je ne bosse plus jusqu’au 3 janvier.
— Écoute-moi bien. Je comprends que tu aies mis ton mouchoir sur toute l’histoire. Je comprends aussi que tu sois écœuré. Mais il y a encore deux flics qui s’accrochent. Moi et Volokine. Un dernier coup de main, c’est possible, non ?
— Qu’est-ce que vous cherchez exactement ?
— On a la preuve quasi irréfutable qu’il s’agit d’enfants. Des enfants-tueurs, âgés entre 10 et 13 ans. Nous en sommes à trois meurtres, en quatre jours. A des heures distinctes, dans des quartiers différents, en plein Paris. Il est impossible que personne n’ait rien vu. Il doit bien y avoir un témoignage, même indirect, qui nous donnerait un détail, un indice, révélant la présence de mômes sur les lieux des crimes.
Silence au bout du fil. Kasdan imaginait le capitaine aux gros sourcils, les bras chargés de jouets. L’Arménien lui parlait maintenant de gosses capables de tuer et de mutiler froidement des adultes.
— Je crois que j’ai vu passer un truc, fit enfin le flic. Un détail absurde. Quelques lignes auxquelles je n’ai pas prêté attention mais… (Il s’arrêta. Sa respiration résonnait dans le haut-parleur.) Laissez-moi contacter la boîte. Je vous rappelle tout de suite.
Kasdan raccrocha. Volokine fixait la coupelle de croissants. Vide. L’Arménien se leva. Ouvrit un placard. Attrapa un sac de biscuits arméniens. Il le posa devant le Russe. Le chien fou plongea sa main dans le sac et s’empiffra, sans un mot, mais avec beaucoup de miettes.
Le téléphone sonna. Kasdan décrocha avant la fin de la première sonnerie :
— Je savais que j’avais lu quelque chose, dit Vernoux. Hier soir, dans le cadre de l’enquête de voisinage de Saint-Augustin, mon sixième de groupe m’a parlé d’un témoignage délirant. Un vieux bonhomme. Mais alors très vieux, le gars… Au moins 90 ans. Il habite dans les hauteurs du quartier Monceau, à cinq cents mètres de l’église Saint-Augustin.
— Qu’est-ce qu’il a vu ?
— Selon le rapport, il préparait son dîner, la fenêtre ouverte sur la rue. Il était 16 heures, tu vois le genre ?
— Continue.
— Selon lui, des enfants partaient à un bal costumé.
— C’est-à-dire ?
— Ils portaient des costumes bavarois. Culottes de peau, gros croquenots, petit chapeau de feutre vert. Le vieux a reconnu le costume parce que, pendant la dernière guerre, il a fait trois ans dans une ferme en Bavière. (Vernoux éclata de rire :) C’est plus « Elle voit des nains partout », c’est « Il voit des chleuhs partout » !
Kasdan ne riait pas du tout.
— Il a dit combien ils étaient ?
— Trois ou quatre. Il n’a pas su dire. Pour moi, le mec est gâteux.
— Ils sont partis comment ?
— Dans un 4 x 4 noir.
— Merci, Vernoux. Tu peux me mailer le PV ?
— Je vais dire à mes gars de t’envoyer ça. Mais tu sais, à midi, tout le monde ferme.
— Je sais. Bon Noël.
— Bonne chance.
Kasdan appuya sur le bouton pour libérer la ligne. Les deux hommes se regardèrent. Ils n’avaient pas besoin de se parler pour voir passer devant eux le même tableau. Des enfants à chapeaux verts, en culottes courtes, chaussés de godasses allemandes, évoluant dans Paris comme des créatures surnaturelles. Des enfants qui utilisaient, d’une manière ou d’une autre, le bois de la Couronne du Christ.
Non, ils n’avaient pas besoin de parler pour confronter leur conclusion unique.
Ils avaient bien affaire à des anges du châtiment.
Et ces anges étaient nazis.
Ce ne sont pas des bons souvenirs. Le général Philippe Condeau-Marie se tenait debout, les mains dans le dos, face à la fenêtre de son bureau, dans la noble position du stratège avant la bataille. La noblesse s’arrêtait là. Le général était un petit bonhomme rondouillard et chauve. Sa seule caractéristique était son extrême pâleur. Le sexagénaire, visage exsangue, paraissait à deux doigts de s’évanouir.
Quand les deux partenaires avaient sonné au portail de la villa de Marnes-la-Coquette, ils s’étaient dit que l’entrevue était foutue. On était dimanche et le général recevait sa famille. A travers les vitres, des enfants montés sur des chaises décoraient un sapin de Noël alors qu’une femme, sans doute la mère des gamins, fille ou belle-fille de l’officier, disposait des boules de gui dans le salon. On ne pouvait pas tomber plus mal.
Pourtant, le majordome — un Philippin râblé, en sweat-shirt et jean — les avait fait entrer dans une pièce annexe puis était monté prévenir « michieu ».
Quelques minutes plus tard, le général les accueillait. Pantalon de toile yachting, pull en V bleu marine sur polo blanc, chaussures de bateau Dockside. Il semblait plutôt prêt pour l’America’s Cup que pour une bataille d’infanterie.
Très calme, mains dans les poches, il avait simplement prévenu :
— Je vous donne dix minutes.
Kasdan s’était lancé, encore une fois, présentant l’enquête, oubliant de préciser leur statut exact dans l’affaire. A la fin de l’exposé, Condeau-Marie avait considéré ses interlocuteurs et les avait gratifiés d’un sourire :
— Pendant la guerre d’Algérie, je me souviens de deux harkis qui avaient été faits prisonniers par les gars du FLN. Ils avaient été déshabillés, torturés, relâchés. Des militaires français les avaient arrêtés à leur tour, les prenant pour des rebelles. Puis d’autres soldats les avaient reconnus, en prison, estimant qu’ils étaient déserteurs. Au moment de leur jugement, ils ne ressemblaient plus à rien. Ni Algériens, ni Français, ni militaires, ni civils, ni héros, ni déserteurs. (Son sourire s’accentua, miroitant sur son visage de céramique blanche.) Vous me faites penser à ces gars-là.
— Merci du compliment.
— Passons dans mon bureau.
Ils avaient monté un étage — larges marches de bois, armes suspendues au mur — puis pénétré dans une grande pièce au plafond en pente, strié de poutres noires. Condeau-Marie s’était posté devant sa fenêtre, n’attendant plus de questions. Il savait ce qu’il lui restait à faire. Se mettre à table. Il attendait sans doute depuis longtemps deux va-nu-pieds dans leur genre. Deux émissaires du Jugement dernier. Il acceptait maintenant d’accomplir son devoir. Une sorte d’expiation pour Noël.
— Ce ne sont pas des bons souvenirs, répéta-t-il. Puis il attaqua, sans hésitation :
— Au fond, à cette époque, tout le monde craignait l’invasion communiste. Mieux valait encore ces grandes gueules d’Américains qui marchaient sur la Lune que les Soviétiques qui menaçaient de nationaliser la planète entière. Voilà pourquoi, lorsque le coup d’État chilien s’est produit, tout le monde s’est écrasé. C’était pourtant une honte. Les Américains avaient asphyxié le pays, financé des ordures d’extrême droite, saboté le régime d’Allende de toutes les manières possibles. Voilà comment est mort un régime qui avait été élu démocratiquement, représenté par des hommes d’une extrême valeur.
Kasdan était étonné par l’introduction. Il avait assez roulé sa bosse pour savoir que les militaires sont rarement de gauche. Puis il se souvint de sa propre émotion quand il avait relu l’histoire éphémère du gouvernement populaire de Salvador Allende. Pour une fois, les bons et les méchants étaient clairement identifiables. Et les héros étaient bien du côté des Rouges.
— Quand les militaires de « Patria y Libertad » nous ont fait du pied, avant même le coup d’État, il n’y a pas eu d’hésitation. Il fallait barrer la route aux socialistes. Nous savions, de toute façon, que le gouvernement populaire ne tiendrait pas. La diplomatie est toujours fondée sur le même principe. Voler au secours de la victoire. Autant être du bon côté le plus tôt possible et contribuer, dans la mesure du possible, à faire les choses « proprement ».
Kasdan intervint :
— Excusez-moi. On parle bien de torture, là ? Condeau-Marie plaça de nouveau ses mains dans ses poches. Il avait ces gestes très étudiés des hommes petits qui cherchent à se donner une densité particulière.
— En Algérie, nous avions compris certaines vérités. La torture est une arme capitale. On ne l’a pas utilisée de gaieté de cœur mais nos résultats ont balayé tout état d’âme. Rien n’est plus important que de pénétrer le cerveau de l’ennemi. Et ce n’est pas près de changer en ces périodes de terrorisme.
Il y eut un silence. Condeau-Marie fit quelques pas puis reprit :
— Tout passait par l’ambassade de France. Officiellement, nous étions là pour des missions d’apprentissage des forces armées. Ce n’était pas faux. Les Chiliens étaient de piètres militaires. Dans leurs rangs, il y avait surtout des paysans illettrés qui avaient troqué la charrue contre un fusil.
Kasdan enfonça le clou :
— Mais vous, vous étiez là pour la torture, non ?
— Oui. Nous étions trois. Moi, La Bruyère, Py. Nous sommes d’abord venus faire un état des lieux, au lendemain du putsch. L’idée était de nettoyer le pays, le plus vite possible.
— J’ai lu pas mal de documents, rétorqua Kasdan, de plus en plus agressif. Le stade, la DINA, les commandos de la mort. Vous n’avez pas chômé. Vous avez du sang sur les mains, général !
Volokine lança un regard étonné à Kasdan. Condeau-Marie sourit. Sa pâleur de cire était comme un miroir dans lequel on pouvait se regarder.
— Quel âge avez-vous, commandant ?
— 63 ans.
— Vous avez servi en Algérie ?
— Au Cameroun.
— Le Cameroun… On m’en a souvent parlé. Ce devait être passionnant.
— Ce n’est pas le mot que j’utiliserais.
Kasdan commençait à voir rouge. Il monta la voix :
— Vous tournez autour du pot, putain ! Vous étiez au Chili pour former des tortionnaires ! Alors, racontez-nous ce que nous voulons entendre. Qu’est-ce que vous avez enseigné aux militaires ? Qui étaient vos collègues ? Vos élèves ? Quelles étaient vos techniques de salopards ?
Condeau-Marie contourna son bureau et s’installa derrière le plateau vierge de tout document. Il posa ses petits doigts sur le sous-main de cuir sombre. Encore un geste de densité.
— Asseyez-vous, proposa-t-il calmement aux deux enquêteurs. Ils s’exécutèrent. Le général noua ses mains, posément.
— Nous sommes arrivés en mars 1974, après la première vague de violence. Les militaires se défoulaient sur les gauchistes et les étrangers. Sans jeu de mots, on peut dire que nous leur avons apporté l’électricité.
Kasdan avait déjà compris. L’histoire n’est qu’un éternel recommencement.
— Ils l’utilisaient déjà, mais de manière chaotique. Ils avaient cette méthode qu’ils surnommaient le « gril », qui consistait en un lit métallique sur lequel le prisonnier recevait des décharges électriques. Plutôt sommaire. Nous les avons orientés vers un instrument venu d’Argentine, la « picana ». Une pointe électrifiée qui permettait un travail plus… précis. Nous leur avons enseigné les points sensibles. La durée de contact. Le seuil de tolérance. Le sens de notre formation était de montrer qu’on pouvait faire mal rapidement. Efficacement. Sans laisser de traces. Tout en respectant une sorte de… cadre scientifique. Nous avons par exemple imposé un médecin au cours de chaque séance.
— Combien de temps ont duré ces stages ?
— Je ne sais pas pour les autres. Moi, je n’ai pas fait long feu. J’ai réussi à rentrer en France au bout de quelques mois.
— On nous a parlé du plan Condor.
— Nos conseils servaient à toutes les opérations, dont le plan Condor, c’est vrai. L’avantage de l’électricité est la taille réduite du matériel. Les dictatures de l’époque pouvaient envisager d’installer des centres d’interrogatoire n’importe où. Même en territoire étranger.
— Vous étiez les seuls instructeurs ?
— Non. Nous étions une sorte… de groupe. Des bourreaux venus d’un peu partout. On enseignait. On faisait également, disons, des recherches. Cette répression offrait une opportunité unique. Du matériel frais, quasiment inépuisable. Les prisonniers politiques que le régime arrêtait en masse.
— Parmi les autres instructeurs, y avait-il d’anciens nazis ? Condeau-Marie répondit sans la moindre hésitation :
— Non. Les nazis étaient à la retraite, au fin fond de la pampa ou au pied de la Cordillère. Ou bien au contraire recyclés à Santiago ou à Valparaiso, dans des postes de bureaucrates. (Il se tut, paraissant réfléchir, puis reprit :) Maintenant que j’y pense, il y avait bien un Allemand, oui. Un personnage vraiment… terrifiant. Mais il était trop jeune pour avoir été nazi. Il était arrivé au Chili, je crois, dans les années 60.
— Comment s’appelait-il ?
— Je ne me souviens plus.
— Wilhelm Goetz ?
— Non. Plutôt un nom en « man »… Hartmann. Oui, je crois que c’était Hartmann.
Kasdan nota le nom dans son carnet, improvisant l’orthographe.
— Parlez-moi de lui.
— Il nous dépassait tous. Et de très loin.
— De quelle manière ?
— Il connaissait les techniques de la souffrance… de l’intérieur.
— Comment ça ?
— Il les expérimentait sur lui-même. Hartmann était religieux. Un mystique, dont la voie était celle de la pénitence. Un fanatique qui vivait pour et par le châtiment. Il s’automutilait. Se torturait lui-même. Un vrai cinglé.
— Avait-il des techniques de prédilection ?
— Une de ses obsessions était l’absence de traces, de marques, de cicatrices. Cette exigence avait quelque chose à voir avec son credo religieux — un respect du corps, de sa pureté. Je ne me souviens plus très bien. En tout cas, il privilégiait l’électricité et aussi des méthodes plus singulières.
— Comme ?
— La chirurgie. Les techniques, balbutiantes à l’époque, non invasives. Les interventions sans ouverture qui passent par les orifices naturels : la bouche, les narines, les oreilles, l’anus, le vagin… Hartmann parlait de choses effroyables : des sondes brûlantes, des câbles aux crochets repliés, s’ouvrant à l’intérieur des parois organiques, des coulées d’acide dans l’œsophage…
Kasdan tressaillit. Cette caractéristique tendait un lien direct avec le modus operandi des meurtres — les tympans. France Audusson, l’experte ORL, avait parlé d’un instrument mystérieux, qui avait percé les tympans de Goetz, et n’avait pas laissé la moindre particule.
— Comment était-il, physiquement ?
Condeau-Marie fronça les sourcils. La lumière de la fenêtre venait caresser son crâne brillant, qui donnait l’impression de fondre comme une bougie.
— Je ne comprends pas. Ces vieilles histoires ont un intérêt pour votre enquête ?
— Nous avons la conviction que la clé des meurtres se trouve dans le passé du Chili. Alors répondez. A quoi ressemblait Hartmann ?
— Il avait encore des allures de jeune homme mais il devait avoir 50 ans. Une tignasse noire, très drue, et des petites lunettes, qui lui donnaient l’air d’un étudiant en sociologie. Vraiment un type étonnant. Vous savez, j’ai pas mal voyagé dans ma vie. Notamment en Amérique du Sud. C’est une terre où on doit s’attendre à tout, en permanence, parce que c’est en effet ce qui survient. Hartmann était un pur produit de ces terres de solitude, encore barbares.
— C’est tout ce dont vous vous souvenez ? Un détail qui nous permettrait de l’identifier ?
Le général se leva. Pour se délier les jambes. Réveiller ses souvenirs. Il se posta à nouveau devant la fenêtre. Silence.
— Hartmann était musicien.
— Musicien ?
Le petit homme eut un haussement d’épaules :
— En Allemagne, il avait fait ses classes au conservatoire de Berlin. C’était un musicologue et il avait des théories sur la question.
— Comme ?
— Il prétendait qu’il fallait torturer en musique. Qu’une telle source de bien-être jouait un rôle aggravant dans l’opération d’anéantissement de la volonté. Ces flux contradictoires — musique et souffrance — brisaient un peu plus l’homme torturé. Il parlait aussi de suggestion…
— De suggestion ?
— Oui. Il défendait l’idée qu’ensuite, le prisonnier, au moindre son de musique, se placerait lui-même en position de victime prête à parler. Il disait qu’il fallait empoisonner l’âme. Vraiment un drôle de lascar.
Kasdan n’avait pas besoin de regarder Volokine pour savoir qu’il pensait comme lui.
— Avez-vous entendu parler, à l’époque, d’un hôpital où auraient été pratiquées des vivisections humaines sur fond de chorales ?
— On m’a parlé de pas mal d’horreurs mais pas de celle-ci.
— Les médecins auraient été allemands.
— Non. Ça ne m’évoque rien.
— Le nom de Wilhelm Goetz vous dit-il quelque chose ?
— Non.
Kasdan se leva, imité aussitôt par le Russe.
— Merci, général. Nous aimerions interroger le général La Bruyère et le colonel Py. Savez-vous où nous pouvons les trouver ?
— Pas du tout. Je ne les ai pas vus depuis 30 ans. A mon avis, ils sont morts. Je ne sais pas ce que vous cherchez dans ces vieilles histoires mais pour moi, tout cela est mort et enterré.
Kasdan se pencha vers le petit homme. Il le dépassait de trois têtes :
— Vous devriez venir faire un tour à la morgue. Curieusement, c’est là-bas que vous comprendriez que ces histoires sont bien vivantes.
— Vous avez un problème avec l’Algérie ou quoi ?
— Non.
— Si. Quand l’autre en a parlé, vous avez failli tout casser. C’était moins une qu’on perde le témoin avec vos conneries.
— Ça s’est bien fini, non ?
— Pas grâce à vous. Les prochains militaires, je me les fais tout seul.
— Pas question. Tu es un môme et tu ne connais rien à ces problèmes.
— C’est ce qui me permettra de les interroger en toute neutralité. Vous m’avez l’air un peu trop sensible de ce côté-là.
Kasdan ne répondit pas. Il avait les doigts serrés sur le volant, les yeux rivés sur l’autoroute. Après un temps, Volokine demanda :
— Qu’est-ce qui s’est passé au Cameroun ?
— Rien. Tout le monde s’en fout. Volokine eut un court éclat de rire :
— OK. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— On se sépare. Je m’occupe de Hartmann.
— L’Allemand ? Mais ce n’est qu’un taré venu du passé, croisé à 12 000 kilomètres…
— L’homme réunit trois paramètres. La torture. La religion. La musique. C’est suffisant pour moi. C’est peut-être contre lui que l’organiste voulait témoigner.
— Condeau-Marie nous a dit qu’à l’époque, le mec avait 50 ans. Il aurait donc au moins 80 ans…
— Je veux creuser cette voie.
Volokine eut un nouveau rire, plus bref encore :
— Et moi ? Je me farcis les avocats ?
— Exactement. Trouve le bavard que Goetz a contacté. Trouve aussi quelque chose sur les autres Chiliens qui sont arrivés en France avec Goetz. Rappelle Velasco. Ces mecs sont quelque part en France et ils ont des choses à nous dire. Dès que j’en aurai fini avec l’Allemand, je te rejoindrai.
— Arrêtez-moi là. Il y a un cybercafé.
Ils étaient parvenus porte de Saint-Cloud. Kasdan s’engagea dans l’avenue de Versailles et stoppa quelques mètres plus loin. Le cybercafé ne payait pas de mine. Une vitrine, pas d’éclairage, quelques écrans scintillants autour desquels s’agglutinaient des gamins.
— Tu es sûr que ça ira ?
— Sûr. Avec un écran et un téléphone, je vous retrouve n’importe quoi.
— Tu as la grosse tête, mon petit.
Volokine sortit d’un bond. Il se pencha avant de refermer sa portière :
— Faites gaffe à votre cœur, Papy. Pas de pétage de plombs !
— J’ai mes pilules. On reste en contact sur nos portables.
Le Russe courut jusqu’au café connecté. Kasdan l’observa. Une silhouette tendue, concentrée. Un chasseur étranger au monde inoffensif qui l’entourait : les lampions suspendus aux arbres, les passants aux bras chargés de cadeaux, les écaillers déguisés en marins, bichonnant leurs huîtres et leurs crustacés devant les brasseries de la place.
Il ne démarra pas aussitôt. Le calme revenait dans ses veines. Le calme… Et aussi le vide. En réalité, il ne savait pas où aller. Par où commencer son enquête sur Hartmann. Il n’en avait pas la moindre idée.
Que possédait-il au juste ? Un nom — dont Condeau-Marie n’était même pas sûr —, une orthographe approximative, quelques dates… C’était peu. Comment retrouver la trace d’un tel bonhomme, à Paris, un 24 décembre ? Il songea d’abord à l’ambassade du Chili, puis à Velasco. Mais il ne voulait pas revenir en arrière. Repasser une couche sur ceux qu’il avait déjà interrogés.
Alors, il utilisa sa bonne vieille méthode. Il appela mentalement son bréviaire de répliques de cinéma. Et en cueillit une, au hasard. Ce ne fut pas celle qu’il attendait. Michèle Morgan, les cheveux trempés, ballottée dans une cabine de bateau, en pleine tempête. La femme aux yeux de chat était en train de s’engueuler avec son mari. La violence des mots répondait aux secousses du plancher et aux fouets d’écume sur les hublots.
Kasdan n’eut aucun mal à identifier la scène.
Remorques. Jean Gremillon. 1940.
Michèle Morgan hurlait au visage de son mari : « On connaît bien les gens quand on les déteste ! »
L’Arménien comprit qu’il avait fait une bonne pioche. On connaît bien les gens quand on les déteste. Voilà la clé. Pour pister Hartmann, musicologue berlinois, qui avait sans doute, dans sa prime jeunesse, flirté avec le nazisme, il fallait se tourner vers les pires ennemis des nazis. Ceux que ces derniers avaient persécutés, massacrés, brûlés : les Juifs.
Depuis 50 ans, les meilleurs services de renseignements du monde, ceux d’Israël, traquaient les nazis réfugiés partout sur la planète. Patiemment, ils avaient retracé leurs parcours, établi leurs points de chute, démasqué leurs identités. Ils les avaient enlevés, jugés, exécutés. Des décennies de persévérance. Rien que pour rendre justice à leur peuple.
Kasdan attrapa son téléphone.
Lui aussi, avec un portable, il pouvait trouver n’importe quoi.
En quelques coups de fil, il identifia les coordonnées du Mémorial de la Shoah, 17, rue Geoffroy-Tasnier, en plein quartier du Marais. Ce lieu abritait un centre de documentation unique, le CDJC (Centre de Documentation Juive Contemporaine), dont la vocation était d’établir la liste des Juifs victimes de la Shoah en France, en s’appuyant sur les documents originaux déposés dans ses archives.
La sonnerie retentit. Plusieurs fois. On était dimanche — et une veille de Noël. Mais les Juifs ne suivaient pas ce calendrier.
— Allô ?
Kasdan donna son nom, sa qualité et demanda si le Mémorial accueillait aujourd’hui le public. La réponse fut « oui ». Le CDJC était-il ouvert lui aussi ? Oui. Les experts responsables du Centre de Documentation étaient-ils présents ?
— Pas tous, fit la voix. Nous tournons à faible régime.
— Y aurait-il au moins un spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme ?
— Il y a un jeune chercheur aujourd’hui. David Bokobza. Vous voulez que je vous le passe ?
— Dites-lui simplement que j’arrive.
Le Mémorial de la Shoah n’était pas situé, comme Kasdan le croyait, au cœur du Marais, mais en bordure du quatrième arrondissement, dans un quartier ouvert, aéré, face à l’île Saint-Louis. C’était un bâtiment moderne qui regardait la Seine d’un air froid et surplombait les autres immeubles, dont la plupart dataient du XVII ou XVIIe siècle.
Kasdan s’annonça et demanda qu’on prévienne David Bokobza. Le hall accueillait une exposition photographique. De grands tirages noir et blanc, au grain épais, qui semblaient dater d’un bon demi-siècle.
L’Arménien s’approcha et mit ses lunettes. Sur un des clichés, un jeune homme et une jeune femme marchaient dans une plaine. Leurs beaux visages tenaient tête au vent. Ils auraient pu composer un couple magnifique mais la femme était nue et l’homme tenait un fusil. La légende disait : « Estonie, 1942. Une femme est conduite près d’une fosse commune pour y être exécutée par un soldat des Einsatzgruppen. »
Kasdan se redressa, pris de dégoût. 63 ans et il ne s’y faisait toujours pas. D’où venait le mal ? Cette pulsion de destruction ? Cette indifférence à l’égard du bien le plus précieux : la Vie ? Kasdan se souvint d’une phrase qu’avait crachée un gardien d’Auschwitz au prisonnier Primo Levi : « Ici, il n’y a pas de pourquoi. »
Ce qui le choquait aussi, c’était la misère, la lâcheté des bourreaux. Si on tuait, alors on devait accepter d’être tué soi-même.
N’accorder aucun prix à sa propre existence. Mais non. Les oppresseurs étaient toujours cramponnés à leur pauvre souffle. Himmler, visitant le camp de Treblinka, s’était trouvé mal. Les nazis prisonniers dans les camps russes étaient sales, apeurés, pitoyables, craignant la faim et les coups. Les accusés de Nuremberg avaient tout tenté pour limiter leur responsabilité, sauver leur misérable peau. Des ordures sans dignité, dont la seule force avait été d’être du bon côté du manche.
— Vous vouliez me voir ?
Kasdan se retourna et ôta ses lunettes. Un jeune homme se tenait devant lui. Il portait la kippa et une chemise Oxford à fines rayures, aux manches retroussées. Ce qui frappait dans son visage plein de taches de rousseur, c’était la franchise du regard. Un regard limpide, rieur, qui disait tout et attendait en retour la pareille.
L’Arménien donna son nom, son grade et évoqua une enquête criminelle, sans donner plus de détails. David Bokobza secoua la tête, avec amusement. Il semblait n’éprouver aucune crainte, ni même d’étonnement face à la carrure colossale de Kasdan.
Il dit d’une voix douce, caressée par un léger accent :
— Je pensais qu’on partait à la retraite beaucoup plus tôt dans la police française…
— Je suis à la retraite. Je suis consultant pour la PJ. L’Israélien se cambra, feignant une admiration exagérée.
— Je n’ai pas de bureau. Allons dans la pièce où je travaille. Kasdan lui emboîta le pas. Ils prirent un escalier aux marches suspendues, tendance architecture moderne, puis traversèrent plusieurs salles. Des fichiers occupaient tous les murs — casiers de fer, tiroirs en bois, dossiers suspendus. Des noms, des chiffres, des références… Au centre, de longues tables, sur lesquelles trônaient des ordinateurs, offraient des postes de travail.
Les pièces étaient presque désertes mais Kasdan éprouvait tout de même la sensation de se trouver dans un bastion, une forteresse. Passionné d’armes et de stratégie militaire, il admirait le peuple juif — qu’il tenait pour une redoutable machine à combattre. L’une des plus efficaces du monde contemporain.
— Voilà. Nous sommes ici chez moi.
La salle était semblable aux autres. Murs tapissés de petits tiroirs de bois, surmontés d’étiquettes. Fenêtre s’ouvrant sur la Seine. Longue table supportant des dossiers, un ordinateur, un engin de projection.
— Vous voulez un café ?
— Non merci.
Bokobza poussa une chaise d’école vers Kasdan :
— Alors commençons. En réalité, je n’ai pas beaucoup de temps.
Kasdan s’installa, redoutant, comme d’habitude, que la chaise cède sous sa masse.
— Ma requête est un peu spéciale.
— Ici, rien n’est spécial. Nos archives abritent les histoires les plus bizarres.
— Je ne recherche pas un Juif.
— Bien sûr. Vous n’êtes pas juif vous-même.
— Comment le savez-vous ?
Bokobza eut un large sourire, en osmose avec son regard :
— J’en vois tous les jours. (Il frotta ses pouces contre ses autres doigts.) C’est presque… paranormal. Une vibration, un feeling. Qui cherchez-vous, alors ?
— Un nazi.
Le sourire de Bokobza disparut.
— Les nazis sont tous morts.
— Je cherche… C’est difficile à expliquer. Je cherche un sillage. Je pense que mon homme a fait école. Et que cette école est liée aujourd’hui aux meurtres qui m’intéressent.
— Que savez-vous sur lui ?
— Il s’appelle Hartmann. Je n’ai même pas son prénom, ni l’orthographe exacte de son patronyme. Ce dont je suis sûr, c’est qu’il n’a pas fui l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Il n’a même pas été inquiété à cette époque. Il était trop jeune. Il a fui plus tard au Chili. Dans les années 60.
— C’est vague.
— Je possède deux autres éléments. Hartmann est devenu un maître de la torture au Chili. Un spécialiste qui a servi Pinochet. Il avait alors une cinquantaine d’années. Il était aussi musicien. Il maîtrisait des connaissances très poussées dans ce domaine.
Les yeux francs du chercheur s’étaient voilés. Kasdan n’aurait su dire ce qu’ils exprimaient maintenant, mais toute clarté était rentrée dans l’ombre des cils, comme si le monde, dans son état actuel, ne méritait pas la lumière, la spontanéité naturelle de son regard.
— Hartmann est un nom très répandu en Allemagne, finit-il par dire. Il signifie : « homme fort ». Dans le domaine musical, le Hartmann le plus célèbre de cette époque est Karl-Amadeus. Un grand musicien, né en 1905. Il n’est pas connu du public mais les spécialistes le considèrent comme un des plus grands symphonistes du XXe siècle.
— Je ne pense pas que ce soit le mien.
— Moi non plus. Karl-Amadeus a assisté avec consternation à l’institution du régime nazi, s’enfermant dans un exil intérieur, se retirant de la scène musicale. Je connais d’autres Hartmann. Un pilote d’aviation. Un autre dans la Waffen SS. D’autres qui ont pris la fuite : des psychologues, des philosophes, des peintres…
— Tous ces hommes ne correspondent pas à mon profil.
Le sourire de Bokobza revint d’un coup, franc, glacé comme l’eau d’une rivière :
— Je vous fais marcher. Je connais votre Hartmann. Je le connais même très bien.
Il y eut un silence. Kasdan ressentit une crispation — il n’aimait pas trop jouer au chat et à la souris. Surtout quand il tenait le rôle de la souris.
— Vous savez, reprit l’Israélien, c’est drôle de voir débouler des gens comme vous.
— Comme moi ?
— Des novices, des ignorants complets du monde dans lequel ils avancent. Ils marchent à tâtons, comme des aveugles. Vous, par exemple, vous croyez chercher un homme de l’ombre. Vous pensez traquer un secret. Je suis désolé de vous le dire mais le premier spécialiste venu, possédant quelques notions sur les nazis cachés en Amérique du Sud, connaît Hans-Werner Hartmann. C’est une figure. Presque un mythe dans ce domaine.
— Affranchissez-moi.
Bokobza se leva et se mit à consulter les étiquettes des tiroirs.
— Hartmann était un musicien, c’est vrai, mais c’était surtout un spécialiste de la torture. Durant les années Pinochet, il possédait son propre centre d’interrogatoire et des centaines de prisonniers sont passés entre ses mains.
Bokobza ouvrit un tiroir. Feuilleta des fiches. En saisit une. La lut avec attention. Puis il se tourna vers une armoire en fer, qu’il déverrouilla à l’aide d’une clé du trousseau qu’il portait à la ceinture. Cette fois, il sortit une chemise cartonnée qui semblait contenir, non pas des documents papier, mais des planches de diapositives.
— Mais avant tout, après la guerre, Hans-Werner Hartmann était un gourou.
— Un gourou ?
Le chercheur saisit le carrousel de l’engin de projection. Il glissa les diapositives dans chaque compartiment avec une dextérité impressionnante.
— Un leader religieux. Hartmann a fondé une secte dans le Berlin en ruine puis s’est exilé, avec ses disciples, au Chili. Là-bas, son groupe est devenu très puissant…
Bokobza rejoignit la fenêtre. Tira un épais rideau doublé de toile noire. D’un coup, la pièce fut plongée dans les ténèbres. Il descendit ensuite un écran blanc, à l’ancienne, comme lorsqu’on projetait à Kasdan, jeune soldat, des images d’Afrique ou des plans de bataille.
L’Israélien revint à son carrousel. Alluma la machine. Testant son mécanisme, il murmura :
— L’histoire de Hartmann est fascinante. C’est une de ces histoires qui ne sont possibles qu’à l’ombre des grandes guerres et des empires du Mal.
Première image. Noir et blanc. Un jeune homme à l’allure stricte, serré dans un costume cintré, portant une petite cravate jaillissant d’un col rond.
— Hans-Werner Hartmann. 1936. Il vient d’obtenir son diplôme du conservatoire de Berlin. Prix de piano. Harmonie. Composition. Il a 21 ans. Sa mère est française. Son père bavarois. Des petits-bourgeois dans le textile.
Le musicien n’avait rien d’un blondinet aryen. Brun, maigre, il avait une tête de fanatique, dans le style des terroristes des romans russes. Ses cheveux étaient particuliers : très noirs, très épais, ils lui poussaient droit sur le crâne, comme si ses idées passionnées avaient pris corps dans cette matière électrique. Des yeux sombres, enfoncés dans leurs orbites, semblaient embusqués derrière des pommettes hautes, sur lesquelles on aurait pu affûter un couteau. Des lèvres fines complétaient l’expression dure, pénétrée d’une intensité terrible. Une tête à la Jack Palance.
— A cette époque, on peut supposer qu’il est partagé, voire déchiré, entre deux tendances. Sa passion pour la musique et son obsession patriotique. En tant que musicien, il ne peut ignorer que les grands compositeurs allemands ou autrichiens sont Mahler, Schönberg, Weill… Or, tous ces artistes sont déjà bannis par le régime nazi. C’est l’époque de la « Gleichschaltung », la « mise au pas ». On brûle les livres de Freud ou de Mann dans les rues. On décroche les tableaux dans les musées. On interdit les concerts de musique juive. Hartmann est partie prenante de cette réforme.
Il appartient aux Jeunesses hitlériennes. En tant qu’esthète, il ne peut souscrire à cet aveuglement. En même temps, il est un enfant de son époque. Amer. Haineux. Élevé dans le ressentiment de la défaite de 1918.
Kasdan songea à son fils. Le mauvais âge. L’âge où les enfants deviennent soi-disant des adultes. L’âge où ils sont en vérité le plus vulnérables, s’embarquant dans n’importe quel voyage.
— Je crois surtout qu’il est un musicien raté, poursuivit Bokobza. Il a décroché son diplôme mais sait déjà qu’il n’a aucune originalité en tant que compositeur ni aucune chance de devenir pianiste concertiste. Ce constat d’échec doit renforcer son amertume. Il est mûr pour l’enthousiasme barbare des nazis. Finalement, c’est l’expédition Schäfer qui va le sauver d’une carrière classique de cadre hitlérien.
Le carrousel tourna. Une image ancienne de Lhassa, capitale du Tibet, jaillit sur l’écran. Les hautes tours du palais du Potala surplombaient la Cité interdite.
— Vous savez que les nazis étaient obsédés par le problème des origines, la race pure et tous ces mirages ? Dans ce domaine, ils avaient une obsession spécifique : la montagne. A leurs yeux, c’était le lieu des origines par excellence. Le lieu de la grandeur, de la pureté. Le Reichsführer Heinrich Himmler, chef des SS, dirigeait à cette époque une bande de fumistes, soi-disant spécialistes, qui avaient réécrit l’histoire du monde, mélangeant des rites païens et des croyances farfelues sur l’existence de civilisations perdues. Ils avaient même inventé une théorie, selon laquelle les ancêtres des Aryens, congelés dans la glace, auraient été délivrés par la foudre. Dans ce contexte, les Tibétains, vivant en altitude et en toute pureté, constituaient des cousins possibles à ces Lohengrin descendus des glaces. Il fallait aller vérifier… Ce fut l’expédition Schäfer.
Un claquement. Une nouvelle diapositive. Des Occidentaux et des Tibétains assis par terre, autour d’une table basse. Au milieu, un barbu placide…
— Au centre, c’est Ernst Schäfer, zoologiste, racialiste, soi-disant expert de la race aryenne. A côté, Bruno Berger, qui va passer son temps à mesurer des crânes et à « tester » la pureté des Tibétains. Ces aventures ont un côté comique, sauf qu’elles ont débouché sur la Solution finale. Je préfère vous le dire : toute ma famille a disparu à Auschwitz. A gauche, entre deux Tibétains, on reconnaît Hartmann. Il s’est laissé pousser la barbe.
Kasdan repérait surtout les croix gammées et les sigles SS qui décoraient la maison himalayenne. Hallucinant. L’horreur nazie, à quatre mille mètres d’altitude…
— Hartmann, demanda-t-il, que faisait-il dans cette expédition ?
— Il s’occupait de la musique. Je veux dire : la musique des Tibétains. Il était à la fois diplômé du conservatoire et hitlérien. Le profil idéal. On a retrouvé ses notes, dans les archives de l’expédition. Hartmann a reçu un véritable choc au Tibet. Une révélation. On ne sait pas vraiment de quoi. A son retour, il ne se considère plus comme un musicien ni même un musicologue, mais comme un chercheur. Il va travailler sur les sons, les vibrations, la voix humaine…
— Quand sont-ils revenus ?
— En 1940.
Bokobza manipula son carrousel. Nouvelle image. Des baraquements. Des matons. Des spectres en costume de toile. Un camp de concentration.
— Hartmann n’a pas le temps de se lancer dans ses recherches. C’est la guerre et le jeune homme, toujours proche du pouvoir, est envoyé dans les camps, en tant que conseiller.
— De quoi ?
— De l’activité musicale des prisonniers. Une autre obsession des nazis : la musique. Ils en mettaient partout. Quand les déportés sortaient des trains de la mort, ils étaient accueillis par une fanfare. Quand ils travaillaient, c’était en chantant. On torturait aussi en musique. Des exécutions massives de populations civiles juives de l’Est se sont déroulées sur fond musical, diffusé par des haut-parleurs. C’est sans doute ce qu’on appelle « l’âme allemande »…
Kasdan songea à ce qu’avait raconté l’homme mutilé, Peter Hansen, sur le chœur qui accompagnait les expériences chirurgicales, et au témoignage de Condeau-Marie : comment Hartmann suggérait d’associer musique et torture. Tout était né de l’horreur nazie.
Bokobza joua de son appareil. Un autre camp. Toujours des baraques alignées, toujours ce parfum de mort…
— Hartmann a d’abord fait un passage au camp de Terezin. Vous en avez entendu parler ?
— Oui. Mais je ne suis pas contre un rafraîchissement.
— Theresienstadt, en Tchécoslovaquie, est un des mensonges les plus funestes des nazis. Un camp modèle, une vitrine, qu’ils montraient aux membres des commissions de la Croix-Rouge et aux diplomates, leur faisant croire que tous les camps étaient structurés sur ce type de « colonie juive ». Des activités artistiques, des travaux moins pénibles… Terezin est célèbre parce que le camp a abrité la crème des artistes juifs. Certains compositeurs ont écrit là-bas des chefs-d’œuvre. Robert Desnos, le poète français, y est mort. En réalité, Terezin était la dernière station avant Auschwitz. C’est d’ailleurs à Auschwitz que Hartmann est ensuite parti.
— Il a connu les massacres des camps ? Le chercheur eut un rire sinistre.
— Il était aux premières loges. Les vraies douches avant les fausses, pour mieux dilater les pores de la peau et laisser pénétrer le gaz. Les cadavres qu’on sortait, dix minutes après, d’une trappe pour les faire brûler. Les bébés qui survivaient parfois, tétant le sein de leur mère et échappant au gaz mortel, qu’il fallait achever d’une balle dans le crâne…
D’un coup sec, Bokobza fit glisser une nouvelle diapositive. Des cendres humaines dégueulant de fours en forme de sarcophages.
— … Les enfants brûlés ou enterrés vivants, faute de temps, faute d’espace…
L’Israélien jouait de sa machine avec une rage à peine contenue. Sa voix prenait une inflexion de plus en plus dure :
— … Les milliers de corps brassés au bulldozer, dirigés vers des charniers ! Les cheveux coupés des cadavres, afin d’en confectionner de la moquette pour les sous-marins allemands…
Nouveau claquement, nouvelle horreur. Les scènes qui saliront l’espèce humaine à jamais. Celles de Nuit et brouillard, rappelant les toiles de Jérôme Bosch. Des corps et des os indistincts, poussés, roulés, broyés par des pelleteuses, déplacés en collines blanchâtres de déchets humains.
— Hartmann, que faisait-il, durant ces… activités ?
— Il est devenu capitaine SS. Il n’a pas de responsabilité effective — je veux dire, concernant l’extermination. Il a en réalité deux casquettes. Sans jeu de mots. Il organise les fanfares, les chorales, les orchestres et, parallèlement, il se livre à ses recherches personnelles.
— Quelles recherches ?
— On a des notes là-dessus, encore une fois, de sa propre main. Des trucs confus. Hartmann étudiait la voix humaine, les cris, les vibrations de la souffrance. Il analysait l’impact des sons sur le monde matériel et le cerveau humain. Ce qu’il appelait les « forces et turbulences des ondes sonores ».
Bokobza passa à une autre image. Hartmann assis à un bureau, un casque audio sur les oreilles, souriant à l’objectif, devant une grosse bécane qui devait être l’ancêtre des magnétophones.
— Les magnétophones à bande existaient déjà, à cette époque ?
— Les premiers ont été inventés par les Allemands, puis utilisés par les nazis. Hitler faisait un grand usage de cette technique. Tous ses discours radiophoniques étaient préenregistrés, pour éviter un attentat dans le studio de la radio. Personne n’a jamais soupçonné la supercherie.
L’Arménien observait le musicologue en uniforme. Son regard fiévreux, son sourire mince, ses mains osseuses posées sur la machine comme s’il s’agissait d’un trésor…
— Il enregistrait les concerts des prisonniers ?
— Non. Il captait les cris de terreur des déportés. Il avait placé des micros dans les couloirs des douches, dans les salles de vivisection. Ses assistants poursuivaient, micro en main, les détenus jetés vivants dans les fours. Il traquait je ne sais quoi à travers ces hurlements. Mais je l’imagine assez bien prenant des notes, réécoutant ses bandes, étranger au cauchemar en marche. En cela, Hartmann est un vrai nazi. Il partageait avec les autres cette indifférence radicale à l’égard du martyre des victimes. Il avait cette espèce de trou noir au fond de la conscience. Vous avez dû voir des images du procès de Nuremberg. Ces types qui semblaient parfaitement normaux mais dont l’âme était en réalité atrophiée, difforme, monstrueuse. Il leur manquait la compassion humaine. Le sens moral. Il leur manquait ce qui fait l’humain.
Kasdan contemplait toujours sur l’écran l’homme hiératique, au physique d’intellectuel, aux yeux de fou. Il l’imaginait au cœur de l’enfer, se préoccupant seulement de ses notes et de la qualité de ses enregistrements. Oui. Son visage ruisselait d’indifférence.
— A la fin de la guerre, Hartmann a été fait prisonnier ?
— Non. Il a disparu. Evaporé. Nouvelle diapositive. Berlin en ruine.
— On le retrouve dans la ville détruite, en 1947. Arrêté par la police paramilitaire américaine, aux abords du quartier de « Onkel Toms Hutte ». La zone investie par les occupants américains.
Des monceaux de gravats devant des maisons détruites. Des caniveaux remplis de poussière. Des tas de bois mort brûlés par le soleil. Des passants étiques, au regard hanté, qui semblent chercher quelque chose à manger. Le Berlin sectorisé de l’immédiate après-guerre. Un corps urbain frappé par une lèpre, dévasté par les ulcères…
— Nous n’avons pas de photos de Hartmann à ce moment-là mais le rapport américain le décrit comme un dément. Un clochard mystique, un prédicateur, sale comme un pou. Son état de santé est critique. Malnutrition. Déshydratation. Des engelures aux pieds. Et aussi des marques de fouet sur tout le corps. Ces cicatrices ont décontenancé les Américains. Hartmann semblait avoir été torturé. Mais par qui ? Le musicien s’en est expliqué. « Traitement personnel », a-t-il répondu quand on l’a interrogé. Il parlait anglais, à la différence des criminels nazis interviewés par des psychiatres, à Nuremberg. J’ai pu récupérer un enregistrement. Je vous donnerai une copie : c’est plutôt impressionnant.
— Dans quel sens ?
— Vous verrez par vous-même.
L’Arménien regardait les ruines grises. Des pans de murs qui ne s’emboîtaient plus dans rien. Des trous, des crevasses qui ressemblaient à de grands yeux blancs — des yeux crevés…
Nouvelle diapositive.
La même ville, en voie de reconstruction.
— 1955. Berlin renaît de ses cendres. Hartmann renaît lui aussi. Il n’est pas si fou que ça. Je veux dire qu’il s’est organisé. A l’époque du « Berlin année zéro », le musicologue, à coups de discours illuminés, a réuni une sorte de groupe. Des femmes, des hommes et surtout des enfants. Berlin grouille d’orphelins. Cette bande se constitue en faction parareligieuse.
— Une secte ?
— Un genre de secte, oui. Ils ont un local, en zone soviétique. Ils vivent de différents boulots, notamment de couture. Ils chantent dans la rue. Ils mendient. On sait peu de chose sur le culte enseigné par Hartmann. Il semble que cela soit très… régressif.
— Dans quel sens ?
— Les enfants s’habillent de manière traditionnelle, à la bavaroise. Les membres n’ont pas le droit de toucher certains matériaux, ni d’utiliser des instruments modernes.
Kasdan songeait au témoignage de l’ancien combattant, aux alentours de Saint-Augustin. Des enfants à chapeaux verts, culottes de peau et galoches de la Seconde Guerre mondiale. Les faits collaient. Un vieux salopard, nazi et mystique, mort sans doute depuis des années, avait envoyé à Paris, à travers les couches du temps et de l’espace, des petits tueurs endoctrinés. Il lui fallait des dates.
— Quand Hartmann est-il parti au Chili ?
— En 1962. Il avait des ennuis à Berlin. On a parlé de pédophilie mais cela n’avait pas l’air fondé. D’autres rumeurs évoquaient des sévices physiques, des séquestrations de mineurs, et ça semblait beaucoup plus proche de la vérité. Le credo de Hartmann s’appuyait sur le châtiment. La seule voie pour accéder à la grâce, à la fusion avec le Christ, est la souffrance. Ce qui n’est pas nouveau. Mais Hartmann paraît avoir poussé très loin cette profession de foi. Les enfants, « ses » enfants comme il disait, ne devaient pas rire tous les jours.
Déclic du carrousel. Un portrait de groupe. Au premier rang, des enfants blonds, sans chapeau, portant tous la culotte de peau typique de la Bavière. Au deuxième rang, des hommes et des femmes, jeunes, à l’allure vigoureuse, en chemise blanche et pantalon de toile. A droite, Hartmann, droit comme un instituteur. Grand, maigre, il portait toujours sa tignasse noire, épaisse et drue, et ses petites lunettes rondes.
— Vous voyez Hartmann ? Son air gaillard ? Il a l’air d’un animateur emmenant en excursion sa colonie. En fait d’excursion, c’est plutôt un voyage en enfer qu’il prépare. Le gourou a sélectionné ses élus avant de partir.
— Il voulait créer une communauté aryenne ?
— Pas au sens génétique, non. Même si on raconte qu’Hartmann a toujours contrôlé les naissances dans son groupe.
— Comment ?
— Il déterminait les couples. Il choisissait l’homme et la femme qui pouvaient s’unir. Mais cette sélection n’était pas centrale dans son « œuvre ». Il travaillait plutôt à une mutation spirituelle. Une métamorphose qui passait par la foi et le châtiment. Il ne s’agit pas d’eugénisme. Même si progressivement, au Chili, il s’est entouré de médecins, de spécialistes…
Kasdan songeait aux chirurgiens fêlés qui avaient torturé Peter Hansen. Hartmann était dans le coup, aucun doute. Tout cela s’était peut-être même passé au sein de son groupe.
— Où était installé Hartmann au Chili ?
— Au sud, à près de six cents kilomètres de Santiago, entre la ville de Temuco et la frontière de l’Argentine. Les autorités de l’époque lui ont accordé un statut particulier de « société de charité » et lui ont alloué des terres vierges. Des milliers d’hectares, au pied de la Cordillère des Andes. L’accord tacite était : « Réveillez cette zone et nous vous foutrons la paix. » Hartmann a respecté sa partie du contrat. Au-delà de toute mesure. Face aux paysans chiliens, plutôt flemmards, les Aryens disciplinés ont fait des prodiges.
Nouvelle image. Vue aérienne d’une immense exploitation agricole. Des champs découpés en carrés, rectangles, losanges, déposés au pied des Andes comme des pièces de tissu. Des maisons en bois, des rivières courant à travers les prairies. Un véritable décor de train électrique.
— En quelques années, l’enclave allemande est devenue la zone la plus prospère du pays. Une agriculture rigoureuse. Une production intensive. Personne n’avait jamais vu ça au Chili. A ce moment, Hartmann a acheté ces terres. Il a dressé un enclos et transformé sa propriété en forteresse dont il aurait levé le pont-levis. Il l’a baptisée « Asunción ». En hommage à un groupe de missionnaires espagnols du XVIe siècle partis évangéliser les Indiens Guaranis au Brésil. Aucun rapport avec la capitale du Paraguay.
Le mot signifie « Assomption ». Je ne vous fais pas un dessin. Durant des années, les supermarchés chiliens ont été remplis de produits « Asunción ». La figure souriante de la fertilité dissimulait le visage du mal.
— Il torturait les enfants ?
— Il parlait plutôt de « quintessence », de « purification », de « maîtrise de la douleur »… Tout cela participait d’un cheminement complexe. La souffrance visait à être elle-même dépassée. Le corps tourmenté devenait pour l’âme une sorte de véhicule, qui permettait de devenir plus fort et de rejoindre le Seigneur. Voilà ce que proposait Hartmann dans sa communauté, qu’on a bientôt appelée « la Colonie ». La Colonia. Une renaissance de l’esprit par la chair.
Kasdan regardait toujours la vue aérienne de l’enclave. Se pouvait-il que le cauchemar d’aujourd’hui soit parti de là, de cette surface verdoyante et fertile ?
— D’après mes informations, dit l’Arménien, Hartmann a participé aux opérations de torture du régime Pinochet.
— Bien sûr. C’était un spécialiste. Il connaissait les techniques. Et aussi leurs effets, puisque lui et ses enfants s’infligeaient les pires traitements. Dès le coup d’Etat, la Colonie est devenue un centre de détention très efficace. Une véritable annexe de la DINA, la police politique chilienne. Ils étaient connectés par radio avec Santiago, jour et nuit.
— Comment un religieux pouvait-il prêter main-forte à des militaires ?
— Hartmann se moquait des généraux et de leur dictature. Il voulait racheter l’âme des gauchistes. Des égarés. Des pécheurs. Il les purifiait par la souffrance. D’autre part, Hartmann se considérait comme un chercheur. Il étudiait les zones de la douleur, les seuils de tolérance de l’homme… Ces prisonniers politiques lui offraient un cheptel idéal… Plus prosaïquement, l’Allemand savait qu’en rendant service aux généraux, il s’assurait une immunité totale et de nombreuses subventions. Il avait aussi obtenu des autorisations d’extraction sur le sol chilien : titane, molybdène, des métaux rares utilisés dans les industries d’armement. Et bien sûr, l’or.
— Dans les années 80, les tortionnaires chiliens ont commencé à avoir des ennuis…
— Hartmann n’a pas fait exception à la règle. De nombreux prisonniers avaient disparu au sein de la Colonia. Des plaintes se sont élevées contre la secte. Des familles de paysans ont aussi attaqué la Communauté pour « enlèvements » et « séquestrations » de mineurs. Comme la première fois, en Allemagne. Il faut comprendre le système Hartmann. Il avait fait construire un hôpital gratuit, créé des écoles, des centres de loisirs. Les villageois lui confiaient leurs enfants afin qu’ils apprennent les méthodes de culture, des principes agronomiques, ce genre de choses. Mais lorsque ces parents voulaient récupérer leur progéniture, c’était une autre histoire. Hartmann vivait en maître sur cette région médiévale. C’était une sorte de Gilles de Rais, régnant sur ses serfs. D’ailleurs, c’était son surnom. El Ogro.
— El Ogro ?
— Ou en allemand : « Der Ojjer ». Un Barbe-Bleue omniscient, omniprésent…
L’Arménien eut une pensée pour Volokine. Le gamin avait donc vu juste, encore une fois.
— Vous n’avez pas d’autres photos ?
— Non. Personne n’est jamais entré au sein la Comunidad. Je veux dire : des étrangers à la secte. Il y avait une partie publique — l’hôpital, les écoles, le conservatoire, le comptoir agricole. Pour le reste, c’était un territoire interdit. Des gardes. Des chiens. Des caméras. Hartmann avait les moyens de se payer ce qu’il y avait de mieux dans le domaine de la sécurité.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Quand les plaintes ont été trop nombreuses, Hartmann a de nouveau disparu, avec sa « famille ». Ils ont monté un réseau de sociétés anonymes afin de récupérer leur argent et échapper au démantèlement, puis ils se sont enfuis.
— Où sont-ils allés ?
— Personne ne le sait. On ignore même si l’Allemand était encore vivant à ce moment-là. J’ai appelé plusieurs journalistes à la Nación, un journal important de Santiago. On a raconté beaucoup de choses. On a dit que Hartmann avait quitté depuis longtemps la Colonie, qu’il la dirigeait à distance. Ou qu’il avait fui aux Caraïbes, à la fin des années 80. On a dit aussi qu’il n’avait jamais quitté les lieux, qu’il vivait dans les souterrains, là même où les prisonniers chiliens avaient été torturés. Il est impossible de connaître la vérité. Ni même de savoir s’il existe une vérité…
— Aujourd’hui, vous pensez que Hans-Werner Hartmann est mort ?
— Sans aucun doute. Il aurait plus de 90 ans. Au fond, ça n’a pas beaucoup d’importance. Il a fait école. Il a même un fils, je crois, qui a dû prendre le relais…
Kasdan se décida à lâcher sa bombe :
— Si je vous disais que des enfants de la Colonie frappent actuellement en plein Paris, que diriez-vous ?
Le chercheur éteignit son projecteur. La pièce fut d’un coup plongée dans le noir.
— Je ne serais pas étonné, fit-il en extrayant son carrousel de la machine. Quand on donne un coup de pied dans la fourmilière, les fourmis survivent. Elles trouvent refuge ailleurs. Jusqu’à creuser d’autres galeries. Constituer un autre foyer. La clique de Hartmann s’est peut-être installée dans un autre pays d’Amérique du Sud. Ou même en Europe. Rien n’est fini. Tout continue.
Bokobza ouvrit les rideaux. Le jour terne se répandit dans la pièce.
— Je pourrais emporter quelques documents sur papier ? Un portrait de Hartmann ? Des témoignages ?
— Pas de problème. J’en ai des tonnes.
Le chercheur eut un mouvement vers les tiroirs tapissant la pièce :
— Ces archives regorgent d’exemples de réapparitions du Mal. Les néo-nazis sont partout. Le nazisme fait des petits et ne cessera jamais d’en faire. Nous tentons seulement ici de pratiquer une veille morale.
Kasdan regarda les tiroirs. Il avait soudain l’impression d’être entouré de vivariums voilés, abritant des monstres abjects. Ou encore de bocaux remplis de virus, de microbes véhéments. Bokobza était une sentinelle du Mal, guettant les foyers d’infection.
— Comment faites-vous pour vivre… là-dedans ?
— Je suis un homme et je vis parmi les hommes. C’est tout.
— Je ne comprends pas.
Bokobza se retourna et eut un sourire fatigué :
— Dans une autre pièce, je pourrais vous montrer un film édifiant montrant des Israéliens brisant à coups de pierres les membres d’un adolescent palestinien. La haine est le don le mieux partagé.
— Je ne comprends toujours pas.
Le chercheur croisa les bras. Son sourire restait suspendu. Il ressemblait à une goutte glacée, au bout d’une stalactite. Tant qu’elle demeurait ainsi, en équilibre, on aurait pu la croire vive, gaie, scintillante. Mais lorsqu’elle se détachait et s’écrasait sur le sol, elle révélait sa vraie nature : c’était une larme.
— Ce qui est triste, conclut Bokobza, ce n’est pas seulement que le nazisme ait existé, qu’il ait contaminé un peuple entier et provoqué le massacre de millions de personnes. Ni que cette monstruosité persiste encore aujourd’hui, partout sur la planète. Le plus triste, vraiment, c’est qu’il y ait une telle haine au fond de chacun de nous. Sans exception.
17 h et Volokine était toujours dans son cybercafé.
L’avocat ne lui avait pas posé de problème.
II l’avait déniché en trente minutes.
Il s’était d’abord connecté aux sites dédiés à la défense des droits de l’Homme et, plus précisément, aux disparus des dictatures militaires latino-américaines. Il avait dressé la liste des magistrats et avocats français impliqués dans ces dossiers fondés sur des plaintes contre le régime chilien. Il avait ensuite contacté France-Télécom et fait valoir sa qualité de flic, donnant son matricule d’une voix ferme. Il avait alors appelé chaque bavard à son domicile (on était dimanche) ou sur son portable, en pleines courses de Noël.
Au huitième appel, il était enfin tombé sur Geneviève Harova, avocate au barreau de Paris, spécialisée dans les affaires de crimes contre l’humanité, travaillant notamment pour le Tribunal Pénal International sur le dossier de l’ex-Yougoslavie et celui du Rwanda.
— Wilhelm Goetz m’a téléphoné, oui, avait admis maître Harova, prévenant aussi qu’elle était chez le coiffeur.
— Quand ?
— Il y a une dizaine de jours, environ.
— Vous a-t-il dit ce qu’il avait en tête ?
— Un témoignage spontané. Contre des personnes liées à des affaires de disparition, de séquestration et de torture au Chili.
La femme parlait d’un ton condescendant, où se mêlaient l’impatience et le mépris. Il pouvait entendre, en fond, les bruits caractéristiques du salon de coiffure. Ciseaux. Séchoirs. Murmures.
— Pourquoi vous a-t-il appelée, vous ?
— Je m’occupe de plusieurs dossiers de ce type, concernant la disparition de ressortissants français, dans les années 73–78.
— Quels sont les noms de vos suspects ?
— Le général Pinochet est notre cible principale. « Etait », puisqu’il vient de mourir. Il y en a d’autres. Des responsables du corps d’infanterie de Santiago. Des chefs de la DINA.
— Pouvez-vous me donner leurs noms ?
— Il y en a une trentaine.
Volokine avait donné son adresse e-mail et demandé à l’avocate de lui transmettre cette liste avant d’attaquer son réveillon de Noël.
— Que vous a-t-il dit d’autre ?
— Pas grand-chose. Nous devions nous rencontrer pour en parler de vive voix. Je n’étais pas sûre de croire à son histoire. Vous savez, nous recueillons beaucoup de témoignages de victimes. Des hommes, des femmes qui ont été emprisonnés sans raison, qui ont été torturés. Mais il est très rare d’obtenir le témoignage d’un tortionnaire. Goetz se présentait comme un bourreau repenti. Son témoignage était donc de première importance. Ou bidon.
— Au téléphone, il ne vous a rien dit sur les exactions auxquelles il a participé ?
— Pas un mot. Il m’a seulement dit une chose étrange.
— Quoi ?
— « Les crimes continuent. » Il parlait comme s’il possédait des informations sur des délits actuels.
— Vous ne l’avez pas rencontré, finalement ?
— Non. Nous avions rendez-vous avant-hier. Il n’est pas venu. Cela a confirmé mon intuition. Un mythomane. Je n’ai plus trop le temps, là… (Elle avait eu un petit rire, à la fois désolé et hautain.) J’ai une couleur sur la tête, vous comprenez ?
Volokine n’avait pas résisté à la tentation de la remettre à sa place :
— Wilhelm Goetz a été assassiné. Et je peux vous assurer une chose : il n’était pas bidon.
— Assassiné ? Quand ?
— Il y a quatre jours. Dans une église. Je ne peux rien vous dire de plus.
— C’est fou. Les journaux n’ont pas…
— Nous nous efforçons au maximum de discrétion. Je vous rappellerai quand nous aurons du solide. Et n’oubliez pas : l’e-mail avant ce soir.
Volokine avait raccroché. Les crimes continuent. C’était le moins qu’on puisse dire. Sauf que Goetz ne parlait pas alors des trois meurtres à venir. Il faisait allusion à d’autres faits. Lesquels ? Sur quelles victimes ? Voulait-il témoigner contre El Ogro en personne ? Pourquoi avait-il soudain décidé de tout balancer ?
Le flic avait remisé ces questions en forme d’impasses puis orienté ses recherches vers une de ses hypothèses à lui. Les enfants volés. Il avait décidé d’alterner son travail — une série d’appels pour Kasdan, une série pour lui-même. Les deux voies d’enquête n’étaient pas contradictoires, car tout était vrai.
Il avait contacté de nouveau la paroisse de Saint-Augustin, afin de vérifier si le père Olivier n’avait pas été lui-même mêlé à une ou plusieurs disparitions d’enfants. Il était tombé sur un curé pressé et réticent.
— Je ne vous connais pas, avait-il répondu.
— Chaque groupe d’enquête comprend six membres et…
— Je ne veux parler qu’au capitaine Marchelier. D’ailleurs, je n’ai pas du tout le temps et…
— Voilà ce qu’on va faire, mon père, fit Volokine en changeant de ton. Soit vous répondez à mes questions, tout de suite, sans discuter, soit je rappelle mes amis des médias.
— Vos amis des… ?
— C’est moi qui leur ai signalé les vices du père Olivier, alias Alain Manoury.
— Mais…
— Je pourrais en remettre une louche. Leur parler par exemple des magouilles du diocèse pour que les parents retirent leurs plaintes.
— Les choses ne se sont pas…
— Fermez-la et répondez à mes questions ! C’est moi qui ai mené l’enquête à l’époque. Je peux vous dire que je l’avais plutôt mauvaise quand les deux affaires m’ont claqué entre les doigts. Alors je répète ma question : y a-t-il eu, oui ou non, des disparitions au sein de votre chorale durant les années où le père Olivier officiait ?
— Une, oui.
Des frissons électriques, des mains jusqu’aux épaules :
— Le nom. La date.
— Charles Bellon. En avril 1995. L’enquête a conclu à une fugue et…
— Epelez-moi le nom.
Le prêtre s’était exécuté. Volokine était sorti pour éviter les cris des mômes devant leur ordinateur et le fracas assourdissant des jeux. L’avenue de Versailles était à peine moins bruyante.
— Olivier a été interrogé ?
— Bien sûr. Mais à l’époque, il n’avait pas encore eu les problèmes… Enfin, vous voyez ce que…
Volo écrivait sur son bloc, le cellulaire coincé entre l’oreille et l’épaule. Quatre disparitions. Trois pour Goetz. Une pour Olivier. Des rabatteurs de voix.
— Qui a mené l’enquête ?
— Je ne me souviens pas.
— Faites un effort.
— Je suis allé signer ma déposition. Les bureaux étaient rue de Courcelles.
La Ie DPJ, responsable du huitième arrondissement. Volokine n’obtiendrait rien de plus du curé. Il avait raccroché. Goût amer dans la gorge. 5 ans après cette disparition, il avait lui-même enquêté sur Alain Manoury et n’avait jamais entendu parler de cette histoire. Il n’y avait que dans les films que les services de police échangeaient leurs informations.
La Ie DPJ. Une idée, toute chaude.
Il avait appelé Eric Vernoux, qui bossait là-bas :
— Je ne veux plus entendre parler de cette histoire.
— Des hommes sont assassinés. Des mômes sont enlevés. Si tu ne veux pas arrêter ça, il faut que tu changes de boulot.
— Qu’est-ce que tu veux au juste ?
Volokine s’était expliqué. Le dossier d’enquête complet de l’affaire Bellon. Vernoux ne se souvenait pas de l’affaire. Il n’était pas encore en poste et personne ne lui en avait jamais parlé.
— C’est pour maintenant, je suppose ?
— Pour hier.
— Comment je te le fais parvenir ?
— Tu me le mailes.
— 1995. Les PV n’étaient pas encore numérisés.
— Tu te faxes à toi-même les pages principales du dossier, sur ton ordinateur. Tu crées un document et tu me l’envoies, capito ?
— Vous êtes sur une piste ?
— N’oublie pas de m’envoyer une photo du gamin.
Il avait raccroché en sentant la sueur couler dans son cou. L’excitation de l’enquête avait du bon. Son corps transpirait, son nez coulait, et sa tête restait intacte. Depuis ce matin, l’idée d’un fix ne l’avait même pas traversé. Il fallait qu’il tienne encore…
17 h.
La nuit tombait.
Il attrapa une clope. Respira à pleins poumons l’air acide de la fin d’après-midi, puis alluma sa tige, inhalant profondément le parfum de la Craven. Il sentait ses poumons brûler, alors que ses membres étaient perclus de courbatures. Sensations positives. Châtiment mérité.
Aucune nouvelle de Kasdan. Tant mieux. Il voulait encore avancer. Dans son coin et à sa manière. Il songea un instant à contacter les parents du petit Bellon, mais il ne se voyait pas remuer ces événements tragiques la veille de Noël. Impossible.
Il balança sa cigarette à moitié consumée et retourna dans son refuge pour vérifier sa boîte aux lettres électronique. Vernoux s’était bougé le cul. L’e-mail était déjà là. Volokine lut le dossier. Rien d’essentiel. L’enquête avait été rapidement classée. Le Russe était ulcéré de voir dans quelle indifférence ces enfants s’étaient dilués dans l’air.
Il ouvrit le document PDF. Le portrait du petit garçon. Sans même le regarder, il l’édita sur l’imprimante du cybercafé. Il partit récupérer la feuille puis la disposa devant lui, sur le clavier de l’ordinateur, aux côtés des trois autres gosses volatilisés — il avait récupéré, le matin même, le dossier et le portrait de Nicolas Jacquet.
Nicolas Jacquet.
Disparu en mars 1990. 13 ans. Saint-Eustache, Saint-Germain-en-Laye.
Charles Bellon.
Disparu en mai 1995. 12 ans. Saint-Augustin, Paris huitième. Tanguy Viesel.
Disparu en octobre 2004. 11 ans. Notre-Dame-du-Rosaire, Paris quatorzième. Hugo Monestier.
Disparu en février 2005. 12 ans. Église Saint-Thomas-d’Aquin, Paris septième.
Combien d’autres encore ? Il retint son souffle et observa posément chacun des visages. Les quatre gamins ne se ressemblaient pas. Le mobile du voleur d’enfants se situait ailleurs. Le mobile, Volokine en était certain, était à l’intérieur.
C’était la voix des enfants.
Des timbres dont l’Ogre, d’une manière ou d’une autre, se nourrissait…
Volokine se prit à imaginer un instrument humain, un orgue dont chaque tuyau serait une délicate et précieuse gorge d’enfant. Pour jouer quelle œuvre ? Pour atteindre quel but ? Sa vision vira au cauchemar. Il vit des mômes battus, torturés, dont les hurlements constituaient le registre de l’instrument maléfique…
Le Russe sentait sourdre en lui l’angoisse. L’idée de ces gamins perdus lui tordait l’estomac. Il ne croyait plus au motif pédophile. Ni à l’idée d’une perversité qui aurait inclus les voix d’enfants. Non. Autre chose. Une œuvre. Une expérience. Un projet qui impliquait l’utilisation de voix innocentes. Et de la souffrance. Beaucoup de souffrance…
Les idées commençaient à se chevaucher dans son cerveau. Depuis le départ, il imaginait une vengeance enfantine. Des gosses ligués pour tuer les rabatteurs — ceux qui avaient fait du mal aux leurs.
Mais si c’était l’inverse ?
Si ces enfants appartenaient au contraire aux troupes de l’Ogre ? Des signes parlaient en faveur de cette théorie. Les chaussures.
L’habillement des gamins. L’utilisation du bois de la Sainte-Couronne. Tout cela faisait penser à une secte rétrograde. Sans compter la technique des meurtres, les mutilations, qui évoquaient une mystique dépravée. La secte de l’Ogre ? Ce serait alors le « maître » qui enverrait ses enfants pour éliminer ses propres sentinelles. Pourquoi ?
17 h 30. Toujours pas de nouvelles de Kasdan. Volokine attaqua sa deuxième mission « officielle ». La recherche des collègues exilés de Goetz. Les Chiliens, proches du régime, qui avaient migré en France à la fin des années 80.
Il composa le numéro de Velasco, qui s’apprêtait justement à rappeler Kasdan. Il avait retourné ses archives et trouvé trois noms. Reinaldo Gutteriez. Thomas Van Eck. Alfonso Arias. Trois bourreaux présumés qui, comme Goetz, avaient choisi la France. Et avaient été accueillis par le gouvernement de l’époque.
Nouveau coup de fil. Avec les noms et la nationalité des ressortissants chiliens, il était facile de les pister dans les archives informatiques des visas. Seul problème : on était dimanche, une veille de Noël. Volokine contacta ses copines en permanence à l’Etat-Major et joua de sa voix de velours. Les filles effectuèrent la recherche. Les quatre Chiliens, Goetz compris, avaient débarqué à Paris sur le même vol, l’AF 452, le 3 mars 1987.
Volokine demanda aux fliquettes de tracer les mecs depuis leur arrivée, via le service de l’Immigration. Département des cartes de séjour. Tout de suite, une anomalie apparut : si Wilhelm Goetz était bien venu « pointer » au bout de trois mois, pour obtenir sa carte de résident, les trois autres Chiliens s’étaient éclipsés. Aucune demande de carte. Aucun renouvellement de visa. Rien.
Le trio avait donc quitté le territoire français. Cela aussi, c’était facile à vérifier. Mais Volokine eut une nouvelle surprise. Les bourreaux n’avaient jamais franchi aucune frontière de l’Hexagone. Où étaient-ils allés ? Bénéficiaient-ils d’un statut particulier ? Le Russe avait contacté le Quai d’Orsay. Pour obtenir nada.
Il ne s’attendait pas à un mystère de ce côté-là. Trois hommes arrivent sur le sol français en 1987. Ils ne quittent pas le territoire. Pourtant, ils ne sont plus en France. Où sont-ils ? Ont-ils changé de nom ? Impossible d’imaginer ces trois Chiliens tout frais débarqués à Paris, possédant des connexions suffisantes pour endosser aussi sec une nouvelle identité. A moins qu’ils aient bénéficié d’une aide interne — un coup de pouce de l’État. Non. Trop tiré par les cheveux. Les lascars n’avaient pas même effectué une demande pour obtenir le statut de « réfugiés politiques ». Ils étaient partis ailleurs. Où ? 18 h.
Le Russe tenta de joindre Kasdan. Répondeur. Il laissa un message puis se leva. Paya. Se jeta sur l’avenue de Versailles. Il n’en pouvait plus de ce gourbi saturé de bruits de mitrailleuses. Que faire maintenant ? La nuit était tombée, ajoutant encore une couche aux délices de Noël. Sous les arches lumineuses, les passants se pressaient, comme si une sirène avait annoncé un bombardement imminent. On approchait de l’heure fatidique. Le seuil terrible du réveillon.
Il eut une pensée pour la Dinde froide. Comment les zombies du foyer allaient-ils fêter Noël ? En mangeant de la dinde chaude ? Peut-être. Mais surtout, en dégustant un bon vieux gâteau au shit pour le dessert…
Volokine s’offrit une crêpe au Nutella, en guise de repas de réveillon, et se dirigea vers la station de taxis de la porte de Saint-Cloud. Il vérifia dans ses poches : il avait encore quelques dizaines d’euros. Mais aucune idée de destination. Quand il grimpa dans la voiture, il eut un déclic. Dans une enquête, quand on se retrouvait bloqué, il fallait prendre le large.
Il était temps de lâcher le concret pour le concept.
Quitter les faits matériels pour l’abstraction.
Sourire.
Il savait quelle direction allait prendre son envol.
— Mon petit Cédric, comment ça va depuis la dernière fois ?
— Ça va.
— Tu t’es enfin décidé ? Volokine sourit.
— Non, professeur, je viens vous voir pour une autre raison.
— Entre.
Le vieil homme s’effaça et fit pénétrer le Russe dans son cabinet feutré de la rue du Cherche-Midi. Il était 18 h 30 mais le bonhomme ne semblait pas pressé d’aller réveillonner. Il se situait, comme toujours, hors du temps, hors de l’espace. Son esprit habitait un lieu étrange, indicible — qui fascinait Volokine.
Dès sa première année à la BPM, le jeune flic s’était passionné pour la psychologie infantile. Il avait lu tous les bouquins qui lui tombaient sous la main, étudié de multiples écoles, interviewé des thérapeutes. Volo avait un feeling naturel avec les gosses mais il voulait être aussi blindé du côté de la théorie, des rouages secrets de l’innocence enfantine, plus complexe, plus volatile encore que la psyché des adultes.
Un jour, Volokine était tombé sur un article à propos du cri primal. La méthode datait des années 60 et fleurait bon la liberté du « Flower Power ». Arthur Janov, l’inventeur de cette thérapie, prétendait qu’on pouvait, à force de questions, faire remonter la psyché humaine jusqu’à la naissance et ses traumatismes premiers. Il fallait alors crier. Crier sa souffrance. Crier sa naissance. Si Volokine avait bien compris, on hurlait alors pour deux raisons. D’abord, parce qu’on remontait à la violence originelle — celle du venir au monde. Mais on criait aussi parce que ce cri, jaillissant du fond de la gorge, provoquait une nouvelle douleur, physique, intolérable… Alors seulement, quand on avait expectoré cette souffrance dans la souffrance, ce cri enchâssé dans le cri, on était libéré. On devenait un homme « réel », qui n’entretenait plus avec le monde un rapport dévié, symbolique, névrotique…
Volokine s’était passionné pour cette technique. D’autres l’avaient fait avant lui. Surtout dans le monde du rock. John Lennon avait pratiqué le cri. Le groupe Tears for Fears (« Des pleurs, pas des peurs ») avait choisi son nom en hommage à Arthur Janov. Quant aux allumés de Primal Scream, leur nom se passait de commentaire. Leur album « XTRMNTR », en 2000, avait littéralement changé la vie de Volokine.
Or, un spécialiste du cri primal exerçait à Paris. Bernard-Marie Jeanson, psychiatre, psychanalyste. L’homme se risquait à appliquer cette méthode aux enfants — plutôt aux adolescents qui avaient vécu un trauma. Selon lui, le sujet pouvait accéder ainsi à une seconde naissance. Extérioriser le choc pour mieux repartir avec une psyché purifiée…
Volokine avait passé des heures à écouter le vieil homme et ses histoires vraiment pas ordinaires. Jeanson prétendait devoir mettre parfois des boules Quiès au moment crucial du cri, tant ce dernier était chargé de souffrance. Un bloc de douleur, insoutenable, qui risquait de déchirer celui qui l’écoutait. Il racontait aussi qu’il avait vu des patients se lover sur le sol, après avoir crié, en larmes, n’étant plus capables que de bredouiller un babil de bébé…
Le flic pénétra dans le bureau sombre et, comme d’habitude, eut l’impression de se trouver au fond d’une gorge humaine.
— Tu es sûr que tu ne veux pas commencer une séance ?
— Non, professeur. Pas aujourd’hui, désolé. Je dois vous parler d’un sujet particulier.
Depuis trois ans qu’ils se connaissaient, Jeanson tannait le flic pour qu’il s’essaie lui-même à la technique du cri. Le jeune Russe en avait, selon le professeur, un « besoin urgent ». Volokine n’en doutait pas — il avait besoin de ça, et sans doute de bien d’autres choses — mais il refusait. A l’idée de bousculer ses structures profondes, il était saisi d’angoisse. Même si ses fondations étaient pourries, même si son équilibre psychique tenait à des périodes de défonce et de vaines tentatives pour en sortir, même si à ce rythme, il n’allait pas faire long feu, il ne voulait toucher à rien. Tout valait mieux que retourner le passé et revenir au trauma d’origine qu’il avait oublié. Cette zone opaque qui le hantait.
— Alors, assieds-toi et explique-moi.
Volokine prit son temps. Il aimait ce lieu. Cette petite pièce au parquet sombre et aux murs blancs, dont les seuls motifs de décoration étaient une cheminée minuscule et une bibliothèque consacrée à la psychanalyse et à la philosophie. Un bureau au vernis craquelé, deux fauteuils aux accoudoirs élimés et un lit — le fameux « divan » pour les séances d’analyse — complétaient le tableau.
Jeanson ouvrit un tiroir et en sortit un cigare — un Monte-Cristo :
— Ça ne te dérange pas ?
Volokine nia de la tête, connaissant le rituel. Le barreau de chaise serait la seule concession du professeur au soir de Noël.
— Alors, demanda-t-il de sa voix douce, tout en coupant l’extrémité du cigare, qu’est-ce que tu veux ?
— Je suis venu vous parler de chorales. De chorales d’enfants.
— La voix des anges. Le sommet de la pureté.
— Précisément. Que pouvez-vous me dire sur ces voix ? Sur cette pureté ?
Jeanson ne répondit pas. Il alluma son Monte-Cristo en faisant jaillir des flammes à chaque bouffée. Le cigare ressemblait à une torche de champ pétrolifère.
Laissant aller sa tête en arrière, le psychiatre répandit un épais nuage au-dessus de lui. La fumée était lourde et lente. De la peinture bleue se diluant dans de l’eau.
— C’est assez simple, fit-il à voix basse. La tessiture des enfants est pure parce que leur esprit est pur. Je schématise, bien sûr. La psyché des enfants n’est pas plus pure que celle des adultes, mais le désir, dans sa version consciente, sexuelle, n’est pas encore d’actualité. Voilà pourquoi les enfants sont des anges. Les anges n’ont pas de sexe. Ensuite, tout change. L’enfant découvre le désir. Sa voix s’approfondit. Son âme atterrit en quelque sorte…
Le garagiste, Régis Mazoyer, lui avait dit la même chose, avec ses mots à lui.
— Y a-t-il une explication physiologique à ce phénomène ?
— Bien sûr. A l’âge de la puberté, la testostérone, l’hormone mâle, afflue. Les cordes vocales s’allongent. Le larynx grossit. Comme il est normal en acoustique, l’étirement des cordes les fait vibrer moins vite et donc émettre des sons plus graves. Imagine un violon qui se transformerait en violoncelle. (Il eut un bref sourire.) D’une certaine façon, c’est l’arrivée du désir qui « décroche » la voix. C’est le sexe qui transforme l’ange en simple être humain.
Volokine revoyait Régis Mazoyer, le garagiste aux gants de feutre. Un ange qui avait atterri. Un homme qui ne lui avait pas dit toute la vérité…
Jeanson continuait :
— D’une façon plus générale, la voix traduit notre chair. Et notre âme. Elle est un vaisseau, tu comprends ? Voilà pourquoi elle est au centre de la psychanalyse. Le travail psychanalytique consiste à identifier d’anciens traumatismes refoulés mais cette prise de conscience n’est pas suffisante. Pour que l’esprit soit soulagé, il faut « dire » le trauma. La voix a un effet cathartique, Cédric. Elle est le « grand véhicule », comme on dit dans le bouddhisme. Prendre conscience. Prendre voix. Voilà la seule… « voie » pour être libre. Toi, mon petit, tu ferais bien d’y passer.
— On en a déjà parlé.
Jeanson souffla une bouffée, digne d’une berline à vapeur :
— Moi, j’en ai parlé. Toi, tu n’as rien dit.
— Professeur, sourit Volokine, j’en ai tellement sur l’estomac que si je me lâchais, mes tripes viendraient avec…
— La catharsis absolue.
— Ou la mort instantanée.
— Tu ne prendrais pas le risque ?
— Pas pour l’instant.
— Refouler les traumas ne peut aboutir qu’à la dépression. L’âme humaine se comporte exactement comme le corps. Si un élément étranger ne parvient pas à être rejeté par les mécanismes naturels de défense, c’est le pourrissement assuré. La gangrène…
— Eh bien, j’attendrai l’amputation.
— Je te parle de ta psyché. On ne peut s’en débarrasser.
— Revenons aux chorales. Vous avez travaillé là-dessus ?
— J’ai eu mes périodes, oui. J’ai même écrit quelques livres.
— Lisibles ?
— Pas vraiment, non. Mais j’ai travaillé sur ce sujet. Rencontré des maîtres de chœur. Assisté à des concerts, des répétitions… Ce qui m’intéressait, c’était le rapport entre la voix et la foi. Primitivement, le culte chrétien n’admettait que l’art vocal. La voix humaine est l’instrument privilégié pour faire le lien avec le Très-Haut. Le mot « religion » vient d’ailleurs du latin religare qui signifie « relier ». La voix est au cœur de toute liturgie.
L’idée vint soudain à Volokine que Jeanson avait croisé Wilhelm Goetz. Il posa la question au hasard. Le vieux psy répondit :
— Je le connais, oui. Un homme charmant. (Il recracha une nouvelle bouffée, avec un bruit de valve. L’atmosphère devenait irrespirable.) Mais à mon avis, pas franc du collier. Pas du tout.
Cette coïncidence confirmait la conviction de Volokine : écouter son instinct, toujours. Il fronça les sourcils, pour se vieillir un peu, et prononça :
— Wilhelm Goetz vient d’être assassiné et j’enquête sur ce meurtre.
Le médecin conserva le silence. Il était à peine visible derrière son rempart bleuté. Il demanda enfin, la voix enrouée par la morsure de ses inhalations :
— Une affaire de mœurs ?
— C’est ce que j’ai cru, au début. Maintenant, je pense que c’est plutôt son rôle de maître de chœur qui est en jeu. Une affaire complexe, qui mêle religion, châtiment et voix humaine.
— Tu savais qu’il avait écrit un livre ?
— Non.
Jeanson se leva et se dirigea vers la bibliothèque. De dos, il ressemblait à une vieille racine grise, dont le tronc se serait pris la foudre et qui fumerait encore. Volokine se réjouissait. Il était venu voir ce spécialiste à titre de simple détour et ce détour replaçait la balle au centre.
Le psychiatre posa sur le bureau un petit livre gris — le genre de livres dont il faut soi-même découper les pages. Volokine le saisit et se dit qu’il avait mal fouillé chez l’organiste. Goetz en possédait forcément plusieurs exemplaires.
En lettres noires, le titre se déployait :
— C’est un livre consacré à L’Offrande Musicale de Jean-Sébastien Bach, tu connais ?
— Oui. Souvenez-vous : j’ai été pianiste.
— Et aussi champion de boxe thaïe. C’est ce que j’aime chez toi, Cédric. Toutes ces promesses.
— Jamais tenues, j’en ai peur.
— Au contraire. Tu avais le choix et tu as pris ta décision. Tu as choisi d’être flic. C’est le sens de ta vie. Si je me laissais aller à parler comme un vieux psy, je dirais même que c’est cette vocation qui t’a choisi…
Volokine contemplait la couverture à grain épais :
— Vous l’avez lu ?
— Bien sûr. Tu n’as pas vu ? Il y a une dédicace…
Le Russe feuilleta les premières pages. Goetz avait noté, d’une écriture penchée et nerveuse :
Pour mon très cher Bernard-Marie, Qui sait mieux que personne que : Derrière chaque mot, il y a une offrande, Derrière chaque offrande, il y a un sens caché. Amitiés, Wilhelm Goetz
— Tu connais l’histoire de L’Offrande ?
Volokine feuilleta les pages découpées. Elles laissaient encore des peluches sur les doigts.
— Je ne suis pas très sûr. Une histoire avec le roi de Prusse ?
— L’Offrande Musicale, le fameux BWV 1079, a été composée en 1747, durant la période où Bach vivait à Leipzig. Cette année-là, Frédéric II de Prusse reçoit le musicien à sa cour et lui fait essayer plusieurs instruments à clavier. Frédéric II était un mélomane qui se piquait de jouer et de composer. Le soir, il soumet à Bach une mélodie de son cru à la flûte et demande au musicien d’improviser à partir de ce thème. Bach se met au clavecin. La légende raconte qu’il joue sans discontinuer, ajoutant chaque fois une voix à son développement. Il arrive ainsi à un contrepoint à six voix, sans avoir écrit une seule note.
— Il l’a écrit ensuite.
— Le soir même. L’idée de Bach était d’en faire cadeau au souverain. Toute la nuit, il a noté ses idées musicales. Des canons, des fugues, une sonate, et des ricercare…
Les souvenirs s’agitaient dans l’esprit de Volokine, sans parvenir à se préciser :
— Le ricercare : c’est une sorte de fugue, non ?
— Son ancêtre. Une forme contrapuntique moins élaborée. En France, on appelle cela une « recherche ». On en trouve dans le répertoire d’orgue du haut baroque…
Volokine songea à Jean-Sébastien Bach. Il évitait comme la peste la musique vocale du maître allemand mais, dès que l’occasion se présentait, il rejouait au piano les préludes et fugues du Clavier bien tempéré. L’œuvre des œuvres. Un prélude et une fugue pour chaque tonalité. Et toujours un accord final sur le mode majeur. Parce qu’une pièce doit toujours s’achever dans la lumière de Dieu…
Chaque fois qu’il jouait ces œuvres, sans pédale, à sec, courait sous ses doigts du plaisir pur. Des lignes musicales qui se croisaient, se décroisaient, s’enlaçaient, dessinant des motifs, s’harmonisant, tissant quelque chose d’autre, au-dessus des voix. Pour lui, ces contrepoints étaient le matériau même de ses souvenirs sentimentaux, de ses états d’âme de chaque époque. La fugue en ré. Son premier amour. Le prélude en si bémol. Son premier lapin. La fugue en do mineur. L’attente d’un coup de fil qui n’était jamais venu…
— Cédric, tu ne m’écoutes plus…
— Pardon ?
— Je te parlais du ricercare…
— Oui.
— Le fait paradoxal, c’est que Bach appelle « ricercare », dans son Offrande, des œuvres d’une extrême complexité, qui n’ont rien à voir avec les recherches habituelles. En réalité, il a une raison d’utiliser ce mot.
— Quelle raison ?
— Il a eu l’idée d’un acrostiche. Une phrase qui se dessine en prenant la première lettre de phrases successives. Ou la première lettre de chaque mot dans une phrase…
Volokine ne voyait pas où Jeanson voulait en venir.
— Bach, enchaîna le psychiatre, dans sa dédicace au roi, a écrit en latin : « Régis Iussu Cantio Et Relique Canonica Arte Resoluta », ce qui signifie : « La musique faite par ordre du roi, et le reste résolu par l’art du canon. » Une phrase qui se lit, en retenant la première lettre de chaque mot : « R.I.C.E.R.C.A.R.E. » Le nom de l’œuvre est contenu dans la dédicace, tu comprends ?
— Pourquoi me racontez-vous ça ?
— C’est ce dont parle Goetz dans son livre. Et plus généralement, de tout ce qui peut se cacher au sein de la musique. Il trouve d’autres acrostiches dans l’œuvre de Bach. Purement musicaux. Par exemple, les Anglo-Saxons et les Germaniques désignent les notes de musique par des lettres de l’alphabet, une tradition héritée de la Grèce antique. Une mélodie peut donc désigner un mot. Bach lui-même a écrit des contrepoints sur son propre nom, dont les lettres, B.A.C.H., donnaient la cellule de notes « Si bémol-la-do-si… »
— Excusez-moi, coupa Volokine. Je ne vois toujours pas le rapport avec…
— Sais-tu pourquoi Wilhelm Goetz a été assassiné ?
— Je ne suis pas sûr. Je pense qu’on a voulu le faire taire.
— Il avait donc un secret ?
— Un secret dangereux, oui.
— Tu l’as identifié ?
— Non. Il avait contacté une avocate pour le révéler. Mais plus j’y pense, plus je me dis qu’il a dû assurer ses arrières et planquer son secret quelque part.
— Alors, je te le dis, le Chilien l’a caché dans la musique. Il a dû dissimuler son message parmi les notes d’une partition. Ou dans le titre d’une œuvre. Ou encore dans une dédicace.
— Quelle œuvre ? Quelle dédicace ? Goetz n’était pas compositeur.
— Il était maître de chœur. Il dirigeait des œuvres. Cherche de ce côté-là…
Jeanson se recula dans son siège et agita son cigare comme la baguette d’un chef d’orchestre :
— Prends le livre. Tu me le rendras plus tard. Lis-le. Tu comprendras ce que je veux dire.
Volokine glissa l’ouvrage dans sa gibecière et regarda sa montre. 19 h 30. Il s’était donné une heure pour sa digression — et l’heure était passée. Il se leva.
— Merci, professeur.
— Je te raccompagne. Mais tu dois me promettre une chose.
— Quoi ?
— Après cette histoire, reviens me voir. Nous crierons ensemble.
— Promis, professeur. Mais alors, attention aux murs !
Le vieil homme escorta le flic jusqu’au seuil. Il murmura :
— Tu sais ce que disait Janov sur les névroses ?
— Non.
— La névrose est la drogue de l’homme qui ne se drogue pas. Volokine acquiesça en rajustant sa sacoche. Il ne comprenait pas la phrase mais il aurait pu ajouter une autre réflexion, à son propre sujet. Lui avait opté pour la totale. La drogue, et aussi les névroses…
Quand ils se retrouvèrent, à 20 h, Kasdan exigea un débriefing complet. Ils étaient place Saint-Michel, au chaud, dans le break Volvo.
Le Russe déballa tout. L’avocate, Geneviève Harova, qui lui avait relaté le coup de fil sibyllin de Goetz. Les crimes continuent. Ses vains efforts, à lui, pour dénicher les trois Chiliens arrivés en France avec Wilhelm Goetz, le 3 mars 1987.
— Répète un peu ce que tu viens de dire.
— Ces types sont entrés en France et n’en sont pas ressortis. Pourtant, ils sont introuvables. Tout se passe comme s’ils avaient été avalés par le territoire.
— Étrange, fit Kasdan. Quelqu’un a déjà utilisé ces mots dans cette enquête, à propos d’un autre sujet. Je ne me souviens pas dans quel contexte…
— Les ravages de l’âge.
— Ta gueule. Quoi d’autre ?
Volokine avait gardé le meilleur pour la fin. La disparition de Charles Bellon, 13 ans, en mai 1995. Appartenant à la chorale de Saint-Augustin, sous la direction du père Olivier.
Kasdan joua à Candide :
— Et alors ?
— Ça nous fait quatre disparitions d’enfants dans cette affaire. Trois du côté de Goetz, une du côté d’Olivier. Et je suis sûr qu’il y en a d’autres. Des chefs de chœur organisaient ces disparitions. Un vrai réseau.
— Quelle est ton idée ? Toujours une vengeance ?
— Non. Je pense maintenant le contraire. C’est l’Ogre lui-même qui fait le ménage. Un homme très puissant, qui « consomme » des voix d’ange et qui envoie ses enfants-tueurs pour éliminer ses propres rabatteurs. Il réduit au silence des témoins gênants.
— Eh bien mon coco…
Le ton était ironique. Volo ne s’en formalisa pas. Il savait que sa théorie était cinglée. Il ajouta simplement :
— Je suis sûr que je brûle. La voix est la clé de l’affaire. La voix des enfants et leur pureté.
— C’est tout ?
— Non.
Volokine raconta son dernier rendez-vous. Bernard-Marie Jeanson. Il glissa cette idée selon laquelle Wilhelm Goetz avait caché son secret, d’une façon ou d’une autre, au sein des œuvres chorales qu’il dirigeait.
— Je ne te laisserai plus seul, conclut Kasdan. C’est délire sur délire.
— Et vous ?
— Moi ? Je crois que j’ai trouvé ton ogre…
L’Arménien raconta l’histoire de Hans-Werner Hartmann. Musicologue. Hitlérien. Chercheur. Gourou spirituel. Maître de torture. Un destin tourmenté, sur fond de Seconde Guerre mondiale et de dictature chilienne.
Volokine n’aurait pu rêver plus belle coïncidence :
— Putain, souffla-t-il. Tout colle.
— T’emballe pas. Tout ça, ce ne sont que des fragments, des présomptions, rassemblés d’une manière artificielle. Concrètement, nous n’avons que trois meurtres sans lien entre eux. Un soupçon d’enfants-tueurs. Et un gourou lointain, mort depuis longtemps.
Volokine ne répondit pas. Kasdan n’avait pas démarré. A travers le pare-brise, le Russe observait la place Saint-Michel et ses dragons. Déserte. Cette fois, l’alerte avait bien sonné. Les Parisiens s’étaient retranchés dans leurs foyers dorés et chaleureux. Noël se déroulerait à huis clos.
— Qu’est-ce que tu proposes ? lâcha enfin l’Arménien.
— On fonce chez Goetz. On vérifie les œuvres chorales qu’il a dirigées ces dernières années. On prend la première lettre de chacune d’elles et on voit ce que ça donne.
— Ça me paraît vaseux.
— Vous avez une autre idée pour Noël ?
— Oui. Et ce n’est pas incompatible avec tes recherches. (Il tourna la clé de contact.) On y va.
La Volvo s’arracha. Contourna la place. Remonta la rue Danton puis la rue Monsieur-le-Prince, en direction du boulevard Saint-Michel. Les deux hommes ne parlaient plus. Le Russe pouvait le sentir : à cet instant, ils goûtaient la même sensation. La chaleur de leur enquête. Leur solitude partagée. Leur réveillon qui, pour une fois, ne rimerait pas avec « abandon ».
Place Denfert-Rochereau. Avenue du Général-Leclerc.
Docilement, Kasdan entama une large boucle afin d’emprunter la voie autorisée pour tourner à gauche. Volokine pensa : « Ce mec a la loi dans le sang. » Puis, carré au fond de son siège, il observa l’avenue René-Coty qui défilait. Elle avait la quiétude sereine d’un paquebot illuminé, glissant sur des eaux noires. Des ateliers d’artistes. Des écoles en briques rouges. Et les arbres du terre-plein central qui avaient la noblesse altière d’une allée menant au château.
Le château, c’était le parc Montsouris. Kasdan braqua à gauche. Descendit l’avenue Reille. La rue Gazan, calme et obscure, semblait les attendre.
Clé universelle. Escalier. Cordons de sécurité. Ils pénétrèrent chez le Chilien comme s’ils étaient chez eux. L’ordinateur était toujours là. Les forces de police ne se pressaient pas pour l’embarquer. Noël, comme du sucre dans le sang, avait englué toute rapidité d’action.
Ils refermèrent la porte. Passèrent dans le salon de musique. Verrouillèrent le volet roulant et allumèrent. Tout de suite, Volokine plongea dans les partitions de Goetz. Il savait où chercher. Il avait mené la même fouille la nuit précédente. Il feuilleta les archives de l’organiste et détailla les œuvres chorales qu’il dirigeait pour ce Noël 2006.
Quatre pièces distinctes pour quatre chorales. L’Ave Maria de Schubert pour l’église Saint-Jean-Baptiste. Un fragment du Requiem de Tomas Luis de Victoria pour Notre-Dame-du-Rosaire. Un extrait de l’oratorio Jeanne d’Arc au bûcher de Arthur Honegger pour Saint-Thomas-d’Aquin. Un autre Requiem, celui de Gilles, un musicien du XVIIe siècle, pour Notre Dame-de-Lorette.
Volokine sortit son carnet et nota les titres en lettres capitales : « AVE MARIA », « REQUIEM », « ORATORIO », « REQUIEM »… Soient A. R. O. R. Ça ne donnait rien. Le Russe tenta un autre ordre : ARRO. Puis un autre encore : ROAR. Aucun sens. Encore une idée à la con…
Il tourna la tête pour voir où en était Kasdan. L’Arménien s’était assis par terre et semblait écouter de la musique au casque. Les lumières des vumètres de l’ampli éclairaient son visage. Il ressemblait à un vieil espion de la Stasi en train d’écouter une cible.
— Qu’est-ce que vous foutez ?
Kasdan appuya sur le bouton pause de la platine CD :
— Le type que j’ai rencontré cet après-midi, le chercheur israélien… Il m’a donné un document sonore. L’interrogatoire de Hans-Werner Hartmann, réalisé à Berlin par un psychiatre américain, en 47. Plutôt instructif. Et même terrifiant.
— Vous m’en faites profiter ? Mes conneries de mots croisés ne donnent rien.
Kasdan, les mains gantées, manipula les boutons de la chaîne puis débrancha le casque. Il appuya sur PLAY. „L’enregistrement repartit à son début. D’abord un bruit de souffle, puis des crachotements. Le contraste entre le matériel moderne de Goetz et cette sonorité ancienne était frappant. Une voix grave dit en anglais :
— Dr Robert W. Jackson, 12 octobre 1947. Interrogatoire de Hans-Werner Hartmann, interpellé le 7 octobre 1947, près de la station de métro Onkel Toms Hutte.
Suivaient des bruits de chaises, de feuilles. La voix du psychiatre retentit à nouveau, s’adressant cette fois à son interlocuteur et posant les questions d’usage. Identité. Lieu de naissance. Adresse. Activité.
Après un long silence, Hans-Werner Hartmann répondit en anglais. Sa voix était étonnante. Aiguë, nasillarde, saccadée. L’homme parlait vite, comme s’il était pressé d’en finir. Un nouveau contraste. Ton posé et grave pour le psychiatre. Voix, nerveuse, à peine sexuée, pour Hartmann. Son accent allemand accentuait encore l’aigreur de ses inflexions.
Le psychiatre :
— J’ai ici des notes concernant les sermons que vous prononcez dans les rues de Berlin. Certains de vos propos sont inattendus. Vous avez dit par exemple que la défaite des Allemands était juste. Qu’entendez-vous par là ?
Bref silence, comme si on armait une mitraillette, puis le débit, en rafales :
— Nous sommes des pionniers. Des précurseurs. Il est normal que nous soyons sacrifiés.
— Des pionniers de quoi ?
— Les années du conflit n’ont été que les premiers pas d’un progrès logique et nécessaire.
— Un progrès ? L’élimination de centaines de milliers de victimes ?
Un bruit mat. Peut-être un verre d’eau qu’on repose. Tout en écoutant, Volokine saisit les feuillets que l’Israélien avait donnés à Kasdan. Parmi eux, un portrait photographique de Hartmann. Une tête terrifiante. Yeux noirs, enfoncés, pommettes hautes, cheveux épais et drus. Cette tête de mort collait avec la voix de crécelle.
— Vous ne regardez pas dans la bonne direction, monsieur Jakobson.
— Je m’appelle Jackson.
— Vous êtes sûr ?
— Que voulez-vous dire ?
— Je pensais que vous étiez juif.
— Pourquoi ?
Hartmann laisse échapper un bref rire. Sifflant comme le chuintement d’un serpent.
— Je ne sais pas. La démarche, l’attitude… Je sens ces choses-là.
— Vous voulez dire que vous « sentez » les Juifs ?
— Ne vous méprenez pas. Je ne suis pas antisémite. Tant qu’ils restent à leur place, qu’ils ne viennent pas s’immiscer dans la pureté de nos lignées, ils ne me dérangent pas.
— Et dans les fours, ils ne vous dérangeaient pas non plus ?
La phrase avait échappé au psychiatre. Sa répulsion était palpable, entre les crachotements de l’enregistrement. Après un silence, l’Allemand répondit :
— Vous manquez de sang-froid, Jakobson. Pardon… Jackson. Nouveau silence. Le médecin reprit d’un ton glacé :
— Vous disiez que je regardais dans la mauvaise direction.
— Il faut considérer le projet. Nous avons commencé une œuvre. Il reste encore un long chemin à parcourir.
— Qu’est-ce que vous appelez « l’œuvre » ? Le meurtre en masse des peuples conquis ? Le génocide érigé en stratégie militaire ?
— Vous vous situez à la surface des choses. Le vrai dessein est scientifique.
— Quel est ce dessein ?
— Durant ces quelques années où nous avons pu travailler sérieusement, nous avons étudié les rouages élémentaires de l’homme. Et nous avons commencé à les corriger. Nous avons éliminé ce qui est inférieur. Nous avons perfectionné les forces utiles.
— Les forces utiles, ce sont celles du IIIe Reich ?
— Encore la guerre… Je vous parle de l’espèce humaine, de l’évolution inéluctable de notre race. La nation allemande est biologiquement supérieure, c’est vrai. Mais cette supériorité n’est que le ferment d’une progression. Les tendances sont là. Il faut les approfondir.
— Ce ne sont pas des paroles de vaincu.
— Le peuple allemand ne peut être vaincu.
— Vous vous considérez comme invincible ?
— Les hommes, non. Notre âme, oui. Vous prétendez nous combattre mais vous ne nous connaissez pas. L’Allemand n’admet jamais l’erreur. Encore moins la faute. L’Allemand n’accepte pas non plus la défaite. Quoi qu’il arrive, il suit son destin. Aux accents de Wagner. Les yeux fixés sur l’épée de Siegfried.
Bruit de feuilles, toux. Le malaise de Jackson, manifeste.
— Je vois ici que vous avez séjourné au camp de Terezin puis à Auschwitz. Qu’y avez-vous fait ?
— J’ai étudié.
— Étudié quoi ?
— La musique. Les voix.
— Soyez plus précis.
— Je supervisais l’activité musicale. Orchestre, fanfares, chants… En réalité, j’étudiais les voix. Les voix et la souffrance. La convergence entre ces deux pôles.
— Parlez-moi de ces recherches.
— Non. Vous ne comprendriez pas. Vous n’êtes pas prêt. Personne n’est prêt. Il suffit simplement d’attendre…
Nouvelle pause.
— À Auschwitz, vous avez vu des prisonniers souffrir. Dépérir. Mourir. Par milliers. Qu’avez-vous ressenti ?
— L’échelle individuelle ne m’intéresse pas.
Le souffle et les crachotements revinrent au premier plan.
— Vous n’avez rien compris, reprit Hartmann de sa voix de souris. Vous croyez punir aujourd’hui des coupables. Mais les nazis n’ont été que les instruments maladroits, imparfaits, d’une force supérieure.
— Hitler ?
— Non. Hitler n’a jamais eu conscience des forces qu’il réveillait. Peut-être qu’avec d’autres, nous serions allés plus loin.
— Dans le génocide ?
— Dans la sélection naturelle, inéluctable.
— Sélection, cette barbarie ?
— Toujours le jugement. A Nuremberg, vous avez mis en route votre lourde machine, avec vos textes anciens, votre justice rudimentaire. Nous n’en sommes plus là. Rien ni personne n’empêchera la race d’évoluer. Nous…
Bruit. Un poing venait de frapper la table. Jackson laissait libre cours à sa colère :
— Pour vous, les hommes, les femmes, les enfants qui sont morts dans les camps ne sont rien ? Les centaines de milliers de civils, froidement exécutés, dans les pays de l’Est, rien non plus ?
— Vous avez une vision romantique de l’homme. Vous pensez qu’il faut l’aimer, le respecter pour sa bonté, sa générosité, son intelligence. Mais cette vision est fausse. L’homme est une malformation. Une perversité de la nature. La science ne doit avoir qu’un but : corriger, éduquer, purifier. Le seul objectif est l’Homme Nouveau.
Silence. Bruits de feuilles. Jackson s’efforçait de se calmer. Il reprit, d’une voix de procureur :
— Nous sommes ici pour établir votre degré de culpabilité dans les événements qui ont frappé l’Europe de 1940 à 1944. Vous allez me dire que vous suiviez des ordres ?
— Non. Les ordres n’étaient rien. Je menais mes recherches, c’est tout.
— Vous pensez vous en tirer comme ça ?
— Je ne cherche pas à m’en tirer. Au contraire. D’autres après moi reprendront mes travaux. Dans cinquante ans, dans cent ans, on aura oublié ce qui s’est passé. La peur, le traumatisme, le sempiternel « jamais plus », tout cela sera effacé. Alors, la force pourra se lever à nouveau. A une échelle supérieure.
— Vous citez dans vos sermons les paroles du Christ, de saint François d’Assise. A votre avis, comment Dieu juge-t-Il la force criminelle du nazisme ?
Un crachotement étrange. Kasdan et Volokine se regardèrent. Au même instant, sans doute, ils devinèrent : ce bruit parasite, c’était le rire de Hartmann. Sec, bref, aigre.
— Cette force criminelle, comme vous dites, c’est Dieu lui-même. Nous n’avons été que son instrument. Tout cela participe d’un progrès inévitable.
— Vous êtes fou.
Une nouvelle fois, la phrase avait échappé à Jackson. Elle sonnait curieusement dans la bouche d’un psychiatre. Le médecin changea de direction, la voix chargée de mépris :
— A votre avis, à quoi reconnaît-on les gens comme vous ? Je veux dire : les nazis ?
— C’est facile. Nos vêtements empestent la chair brûlée.
— Quoi ?
Nouveau rire. Une poussière sonore parmi d’autres.
— Je plaisante. Rien ne nous distingue des êtres inférieurs. Ou plutôt : il vous est impossible de noter cette différence. Parce que justement, vous nous considérez d’en bas. Du fond de votre bon gros sens humain, de ce que vous croyez avoir à partager avec les autres : le sentiment de pitié, de solidarité, de respect entre vous. Nous n’éprouvons pas cela. Ce serait un frein à notre destinée.
Soupir de Jackson. La fatigue remplaçait le mépris. La consternation la colère.
— Que faire de gens comme vous ? Que faire des Allemands ?
— Il n’y a qu’une seule solution : nous éliminer, jusqu’au dernier. Vous devez nous éradiquer. Sans quoi, nous travaillerons toujours à notre œuvre. Nous sommes programmés pour cela, vous comprenez ? Nous abritons, dans notre sang, les prémices d’une race nouvelle. Une race qui dicte nos choix. Une race qui possédera bientôt de nouveaux attributs. A moins de tous nous exterminer, vous ne pourrez jamais empêcher cette suprématie en marche…
Bruits de chaise : Jackson se levait.
— Nous allons en rester là pour aujourd’hui.
— Je peux avoir une copie de l’enregistrement ?
— Pourquoi ?
— Pour écouter la musique des voix. Ce que nous avons dit aujourd’hui… entre les mots.
— Je ne comprends pas.
— Bien sûr. C’est pour cela que vous êtes inutile et que je resterai dans les livres d’Histoire.
— On va vous raccompagner dans votre cellule. Nouveaux bruits, sans équivoque.
Jackson frappait à la porte de la cellule, afin qu’on vienne les chercher.
Le silence numérique, absolument parfait, succéda aux scories du vieil enregistrement. Kasdan appuya sur la touche EJECT et récupéra le disque.
— Hartmann n’a plus été inquiété, expliqua-t-il. On n’a jamais pu prouver sa participation à la moindre exécution et son état mental le mettait à l’abri de réelles poursuites. Quelques semaines plus tard, il était de nouveau libre. Il a fondé sa secte et est resté plus de dix ans à Berlin. Ensuite, des plaintes contre son groupe l’ont forcé à fuir l’Allemagne. Il a rejoint le Chili et fondé la colonie d’Asunción. La suite, du moins ce que nous en savons, je te l’ai racontée tout à l’heure.
Volokine se leva et s’étira :
— Je ne vois pas pourquoi on écoute ces vieilleries. C’était un cauchemar et il est révolu.
— C’est toi qui dis ça ? D’une façon ou d’une autre, ce cauchemar, comme tu dis, s’est réveillé. Il est de nouveau parmi nous.
Kasdan se dirigeait vers la porte d’entrée quand Volokine l’interpella : Attendez.
— Quoi ?
— J’ai un dernier truc à faire.
Sans en dire plus, le Russe vira à gauche dans le salon et alluma l’ordinateur. Il portait toujours ses gants de chirurgien. Kasdan se posta derrière lui :
— Qu’est-ce que tu fous ?
— J’écris un mail.
— À qui ?
— Personnel.
— Tu crois qu’on n’a que ça à foutre ?
— J’en ai pour quelques secondes. Kasdan s’approcha. Volokine répéta :
— C’est personnel.
— A qui tu écris, à cette heure, un soir de Noël ?
— A ma fiancée.
Volokine était sûr de son effet mais le silence de Kasdan était particulièrement comique. On aurait dit qu’il avait reçu un coup de marteau sur le crâne.
Au bout de quelques secondes, l’Arménien ne résista pas :
— Tu as une fiancée, toi ?
— Disons : une sorte de fiancée.
— Où est-elle ?
— En prison.
— Une dealeuse ?
— Non. Je l’ai connue en taule, c’est tout.
— Qu’est-ce que tu foutais dans une prison de femmes ?
— Je peux finir mon message, ouais ?
Kasdan s’installa dans un fauteuil. La pièce était noyée d’obscurité. Le Russe acheva ses quelques lignes. Il n’obtiendrait pas de réponse. Il n’en avait jamais obtenu. Encore un e-mail à la mer…
Il appuya sur la touche ENVOYER puis ferma sa boîte aux lettres.
Au fond du salon, le vieil Arménien patientait. Volokine ne couperait pas à une explication et l’idée de raconter son histoire — son secret — au colosse ne lui déplaisait pas.
— 2004, attaqua-t-il. Les Stups m’avaient dans le collimateur. J’apparaissais plusieurs fois sur leurs bandes de surveillance, mais pas du bon côté, vous voyez ?
— Tu te fournissais en dope ? Volokine sourit sans répondre.
— Ils ont contacté Greschi, mon supérieur hiérarchique, et l’ont prévenu qu’ils allaient avertir les Bœufs. Greschi les a calmés puis m’a mis au vert. Il m’a inscrit à un programme à la con. Un truc de formation dans les prisons, portant sur le muay thaï.
— Tu as donné des cours de boxe thaïe en taule ?
— Une initiation, ouais. Un stage assorti d’un discours philosophique. Le message spirituel des arts martiaux, tout ça. Les mecs au trou n’en avaient rien à foutre. Tout ce qu’ils retenaient, c’était qu’ils pouvaient devenir, grâce à ces techniques, un peu plus forts, un peu plus dangereux.
— Quel est le lien avec ta nana ?
— Bizarrement, la liste des taules comprenait aussi des prisons de femmes. En octobre, je suis allé plusieurs fois à Fleury, dont une fois côté meufs. J’ai fait mon petit baratin sous les ricanements des nanas.
— C’est là que tu as rencontré ta fiancée ?
— Ouais.
— Tu l’as sautée dans les vestiaires ?
Volo ne répondit pas, brutalement saisi par les souvenirs.
Dans le gymnase, les détenues formaient un arc de cercle autour de lui. Elles gloussaient. Se poussaient du coude. Volo éprouvait un malaise. Il pouvait repérer les gouines, ouvertement hostiles. Et les autres. Fébriles. Frémissantes. Des femmes qui n’avaient pas été touchées par un homme depuis des années, hormis le médecin du bloc. Celles-là distillaient de puissantes ondes de désir. Mais c’était un désir vicié, mué en rage sourde. Le Russe s’imaginait suspendu aux anneaux du gymnase, victime d’une tournante au féminin.
Dans ce cercle, il l’avait reconnue. Francesca Battaglia. Trois fois championne du monde de muay thaï féminin, de 1998 à 2002. Quatre fois championne d’Europe, durant la même période. Il l’avait même admirée, en personne, lors d’une exhibition à Bercy, en novembre 1999. C’était bien la pasionaria de la boxe thaïe, perdue parmi ces éclopées de la vie. Que foutait-elle là ?
Après son show, les détenues s’étaient précipitées dans la cour pour fumer une clope et échanger leurs impressions sur le petit minet qui s’était trémoussé devant elles. Francesca n’était pas du lot. Volokine avait interrogé les matonnes à son sujet puis était revenu sur ses pas. Elle était assise sur un tapis de sol, jambes croisées, visage coupé par les lignes d’ombre des grilles.
Son mode de vie ici était singulier. Elle avait obtenu l’autorisation de suivre son régime végétarien. Elle ne portait sur elle aucun produit d’origine animale. Pas même un lacet de cuir. Elle ne portait pas non plus la moindre marque, le moindre logo, qui pouvait rappeler la vaste exploitation du monde. Volokine l’observait. Elle était un corps pur. Un souffle nu. Comme une bouche qui n’aurait jamais porté de plombages.
Volo lui proposa de s’en rouler un petit. Elle refusa. Il demanda s’il pouvait s’asseoir. Elle refusa. Le Russe s’assit tout de même, bien décidé à jouer au lourd. Il commença à préparer le joint, l’observant du coin de l’œil. Elle avait les cheveux très noirs, coupés à la Cléopâtre. Une gueule de tragédie grecque. Elle portait un débardeur noir et un pantalon de jogging. Son buste, ses jambes étaient squelettiques. Il n’avait connu cette maigreur que chez les junks, dont les chairs sont brûlées par la drogue.
Cette apparente fragilité était une illusion. Francesca Battaglia pouvait briser sept planches de plâtre accumulées, d’un seul coup de talon. Il l’avait vue faire, à Bercy, quand les tours de force deviennent des tours de foire.
— Pourquoi tu es ici ?
— Actes terroristes.
— Quel genre de terrorisme ?
— Altermondialisme.
La voix n’était pas rauque comme il s’y attendait — toutes les Italiennes ont la voix rauque. Elle avait un accent qui donnait un poids particulier à chaque syllabe. Une sorte d’effet retard, qui conférait un rythme lancinant, incantatoire, à chacune de ses phrases.
Volokine alluma son joint. Ses mains tremblaient. Il reprit, sur un ton ironique qu’il regretta aussitôt :
— Tu veux rétablir la grande balance de la planète ? Forcer les multinationales à rendre leur liberté à leur main-d’œuvre ?
— Je veux qu’un jour, les multinationales ne puissent plus parler de « leur » main-d’œuvre. Qu’il n’y ait plus de possessif possible. Parce qu’il n’y aura plus d’exploiteurs ni d’exploités.
Volokine expira lentement un filet de fumée :
— C’est irréel. C’est de l’utopie.
— C’est de l’utopie. C’est pour ça que c’est réel.
Francesca disait vrai. L’homme est fait pour rêver, c’est-à-dire pour combattre et non subir. C’est la loi de l’évolution. Et surtout, l’homme est fait pour la poésie. Or, l’utopie est poétique. Et la poésie aura toujours raison contre le réalisme.
— Qu’est-ce que tu viens m’emmerder ? demanda-t-elle tout à coup. Tu es venu voir la bête dans sa cage, c’est ça ?
Volokine sourit. Il s’allongea. Ses tremblements passaient. Le joint faisait son effet :
— Je t’ai déjà vue, une fois. A Bercy. 1999.
— Et alors ?
— Tu sais ce qui me ferait plaisir ?
— Si tu lâches un truc de cul, je te brise le nez.
— Les douze taos du hsingh-i. Rien que toi et moi.
Sans répondre, elle s’allongea à ses côtés, sur le tapis de sol, et ferma les yeux. Elle paraissait capter un murmure, une ligne de vérité, sous la lumière des fenêtres.
Volokine se releva sur un coude et se pencha sur elle. Il ajouta à voix basse, une main sur sa propre poitrine, en signe de déférence :
— Ce serait un honneur pour moi.
Sans rien dire, elle se leva puis se plaça au centre du gymnase. Volokine ôta sa veste de treillis et la rejoignit. Elle esquissait déjà sa garde. Position « Pi Quan ». Bras écartés, puis lentement rejoints l’un au-dessous de l’autre, droit devant soi.
Alors, comme le déclic d’une arme, son bras droit recula, son bras gauche se détendit. Tout son corps se mit en place. Genoux fléchis. Torse en recul. Main gauche à l’oblique vers le plafond. Main droite en retrait, coude replié.
Volokine reconnaissait l’élan de la nuque, reculant une dernière fois avant de se fixer. Geste gracile qui l’avait déjà frappé à Bercy. A ses côtés, il imita sa position.
Elle chuchota :
— Le singe.
En un seul mouvement, ils se voûtèrent et reculèrent d’un pas. Puis pivotèrent doucement et dressèrent leurs bras en ciseaux, devant leur torse. Ils enchaînèrent trois pas, leurs pieds se soulevant à peine, puis leurs jambes se croisèrent, reproduisant à la perfection la posture des bras. Tout n’était que légèreté, souplesse, malice dans leurs gestes. Ils étaient, littéralement, le « singe ».
— Le tigre.
Leurs bras se tendirent, s’écartèrent puis s’enroulèrent vers leur torse, comme pour englober une puissance venue de leur ventre. Ils se tenaient dans l’axe des fenêtres. Les treillis d’acier formaient un quadrillage éclaboussé de lumière.
Un pas à droite, un pas à gauche. Chaque fois, leurs bras repliés se détendaient, paumes tournées vers l’extérieur. Le tigre attaquait, avec ses grosses pattes, chargées de puissance…
Volokine sentait la sueur l’enduire, les effets du shit s’exsuder. Ses membres se fluidifiaient. Et toutes ces promesses d’énergie intérieure, celles qu’il avait oubliées, se rappelaient à son bon souvenir. Le Chi.
D’une voix sourde, il prononça :
— L’hirondelle.
Ils dessinèrent un cercle avec leur bras droit avant de décocher un coup de poing. Puis, avec une légèreté de danseurs, ils s’immobilisèrent dans la même position. Bras ouverts. Poing serrés. Tête tournée vers l’arrière, en équilibre sur un pied.
L’hirondelle ouvrait ses ailes.
Nouvelle volte-face. Leur poing droit jaillit au même instant, puis le gauche, dressé en lame. Ils pivotèrent. Regroupèrent leurs mains, face à face, comme se concertant pour une nouvelle attaque.
« Parfait », pensa Volokine, mais il n’avait toujours pas admiré ce qu’il attendait. Le célèbre coup de pied de Francesca Battaglia.
Il proposa :
— Le dragon.
Elle partit en retrait, avant de déplier sa jambe vers le soleil, talon en avant. On n’aurait pu imaginer geste plus furtif, plus rapide, et en même temps plus épanoui, plus déployé. La femme s’inclinait déjà, abaissant son pied droit, révérence au sol, avant de se détendre en une sorte d’entrechat.
Volokine l’imita et eut l’impression de peser des tonnes. « La belle et la bête », pensa-t-il.
Ils enchaînèrent ainsi les positions de l’aigle, du serpent, de l’ours, alors que le jour reculait entre les châssis blindés. Ils tournaient, volaient, virevoltaient, frappaient l’air ou demeuraient en suspens, avec une simultanéité parfaite.
Deux êtres humains tendant leur énergie en offrande à une liberté rêvée, gagnant en échange une harmonie, une complicité qu’ils n’auraient pu espérer dans aucun autre contexte. Pas même dans l’amour physique. Surtout pas dans l’amour physique.
— Tu l’as sautée ou non ?
Dans son genre, Kasdan pesait aussi des tonnes.
— Non. Je ne l’ai pas sautée. Nous avons vécu un truc différent, c’est tout.
— Ben mon vieux. La jeune génération…
Volokine se rappela encore. Quand les ténèbres étaient tombées sur le gymnase, il avait tenté sa chance, oui. Il s’était rapproché d’elle et, sans vraiment saisir ce qu’il faisait, il avait essayé de l’embrasser. Elle s’était esquivée en douceur. Sans agressivité.
— Pas question. Pas ici. Pas comme ça.
Volokine s’était reculé, acquiesçant d’un hochement de tête.
— Je comprends.
En vérité, il ne comprenait rien. Il acquiesçait pour une autre raison. Pour l’étrange lueur dans les yeux de la femme. Pour l’absolue netteté de l’instant, échappant à toute analyse, à toute raison.
Volokine balaya son souvenir.
Pianota sur le clavier, effaçant les traces de son passage sur l’ordinateur de Goetz.
Kasdan désigna l’écran d’un signe de tête :
— Elle te répond ?
— Jamais.
L’Arménien ouvrit la bouche, sans doute pour lâcher encore une vanne, mais son téléphone portable sonna :
— Arnaud ? fit Kasdan. Tu as du nouveau ? On te rappelle dans cinq minutes, de la bagnole.
Les deux hommes refermèrent la porte de l’appartement. Se glissèrent dans la rue, sans rencontrer âme qui vive. Une minute encore et ils étaient dans la Volvo, moteur tournant, chauffage en marche.
La voix d’Arnaud retentit dans l’habitacle :
— J’ai logé le deuxième général.
— T’es pas en train de réveillonner ?
— M’en parle pas. Je me suis planqué au premier étage. C’est triste à dire mais je ne supporte pas les fêtes de famille.
— Bienvenue au club. Qu’est-ce que tu as pour nous ?
— L’adresse de La Bruyère. Toujours vivant. Les décorations, ça conserve, apparemment… Mais attention, je te garantis pas l’état du bonhomme. J’ai eu du mal à le tracer parce qu’il a été placé à la retraite prématurément. Il n’est plus en circulation depuis la fin des années 80. Raisons médicales.
— Quel genre ?
— Psychiatriques. La Bruyère souffre de troubles mentaux. Il a été interné plusieurs fois, pour… mortifications. Automutilations. Ce genre de trucs. Il souffre de délires masochistes.
Volokine fixa le parc Montsouris. Absolument vide. Absolument noir. Cette surface, comme un miroir, lui renvoyait une évidence. Goetz souffrait du même trouble. Cela ne pouvait être un hasard. Avaient-ils subi la même influence ? La même expérience ?
— La Bruyère a été d’abord envoyé au Val-de-Grâce, continuait Arnaud. Puis dans des instituts spécialisés de Paris ou de la région parisienne. Sainte-Anne. Maison-Evrard. Paul-Guiraud…
— C’est bon. Je connais.
Le Russe lança un regard à Kasdan. Il remisa ce détail dans un coin de sa tête.
— Et maintenant ? demanda l’Arménien avec impatience.
— Il croupit chez lui, paraît-il. Un pavillon à Villemomble. Il ne doit plus avoir la force de se cisailler la queue. Mais on murmure autre chose.
— Quoi ?
— Drogue. La Bruyère allégerait la fin de sa vie à coups d’injections. Héroïne ou morphine. Il doit être dans un drôle d’état. À ramasser à la petite cuillère, si je puis dire…
— Tu n’as trouvé aucun lien avec notre affaire de Chiliens, hormis les anciens stages là-bas ?
— Bizarrement, si. La Bruyère, même à la retraite, a supervisé des échanges internationaux. Notamment avec le Chili. Des consultations ponctuelles.
— Mais encore ?
— Il semble qu’il se soit occupé du transfert de certains militaires, des « réfugiés politiques », en France, à la fin des années 80.
— Tu pourrais vérifier la liste de ces militaires ?
— Non. Je n’ai aucun moyen de le faire. Je vous répète juste ce qu’on m’a dit. Seul La Bruyère sait ce que sont devenus ces invités…
Kasdan demanda l’adresse précise du général. Volokine la nota sur son bloc.
— Merci, Arnaud, conclut l’Arménien. Tu peux penser au troisième général ?
— Bien sûr. Mais un 24 décembre, à 22 h, mes pistes vont plutôt tourner court.
Quand il eut raccroché, les deux hommes n’échangèrent pas un mot. Ils s’étaient compris. Leur réveillon continuait.
Bleu sur bleu. L’autoroute contre le ciel. Le goudron contre l’indigo. Sur le coup de minuit, ils plongèrent dans la banlieue profonde. Un bayou de cités et de pavillons meulières. Absolument désert. A minuit trente, ils stoppèrent devant le 64 de la rue Sadi-Carnot à Villemomble.
Ils regardèrent en silence le portail de fer et les murs de briques. Au-dessus du rempart, des cimes noires s’agitaient lentement. Il ne manquait plus que des tessons de verre englués dans du ciment pour compléter le tableau. La propriété du général La Bruyère cadrait bien avec cette nuit de Noël qui évoquait plutôt une nuit de fin du monde. Ils sortirent dans le froid.
Le portail était ouvert. Volokine n’eut qu’à tourner la poignée pour pénétrer dans le jardin. Il lança un coup d’œil à Kasdan, dont l’énorme silhouette occultait les halos blancs des réverbères, et lui fit signe de le suivre.
Les ténèbres se refermèrent sur eux. Murs d’enceinte. Arbres centenaires. Aucune fenêtre éclairée. Les deux partenaires repérèrent un sentier et le suivirent. Le jardin était à l’abandon. Mauvaises herbes et chiendent remplaçaient fleurs et gazon. Des buissons jaillissaient, noirs, désordonnés, évoquant de monstrueux moutons de poussière. Les ronces enserraient l’ensemble, comme des rouleaux de fils barbelés.
— On fait fausse route, murmura Kasdan. Le mec est mort. Ou parti depuis longtemps.
— On va voir.
En quelques pas, ils atteignirent les marches du pavillon. Une construction imposante, presque un manoir, dans le style début du XXe siècle, avec des fioritures de château. Briques noires. Tours pointues. Marquise en arc de cercle. Le seuil affichait des circonvolutions vaguement Art déco, qui rappelaient certaines bouches de métro anciennes. Mais c’était tout. Le bâtiment était fermé comme un bunker. Tous les volets étaient clos. Des gravats étaient tombés parmi les taillis. Des fragments de vitres constellaient le perron. Vraiment une ruine.
Volokine commençait à rejoindre le point de vue de Kasdan : on n’habitait plus ici depuis des lustres. Arnaud n’avait pas récupéré des informations de première main.
Ils montèrent les marches. La porte à claire-voie était verrouillée mais la lucarne vitrée était brisée, offrant un trou entre les ciselures de fer forgé. On pouvait passer la main et actionner le verrou intérieur.
Pour la forme, il joua de la sonnette. Pas de résultat. Il frappa dans la foulée, pas trop fort, pour ne pas qu’on l’entende depuis les pavillons voisins. Aucun bruit en retour. Sans se presser, il fouilla dans sa gibecière, attrapa deux paires de gants de chirurgien. Il en donna une à Kasdan et enfila l’autre. Il passa sa main dans le trou de verre et tourna la molette du verrou intérieur. La porte s’ouvrit dans un grincement lugubre. Le Russe demeura immobile sur le seuil, comptant mentalement jusqu’à dix, guettant un mouvement dans les ténèbres. Rien. Il enjamba les morceaux de verre. Pénétra dans le vestibule absolument noir.
La première sensation fut l’odeur de poussière. L’air était ici si lourd, si chargé de scories que Volokine eut l’impression de respirer de la fumée grasse. Il mit aussitôt au point un système de souffle, par la bouche, à coups de brèves inhalations, qui lui permettait de respirer sans se polluer les narines. La deuxième sensation était le froid. Il faisait aussi glacé ici qu’à l’extérieur. Sauf que l’agression était plus humide, comme approfondie par une hygrométrie inhabituelle.
De la main gauche, Volo saisit dans son sac sa lampe-stylo et l’alluma. A droite, le châssis d’une double porte n’offrait plus que des gonds à moitié arrachés, encadrant une béance sombre. Il choisit cette direction, suivi par Kasdan qui venait d’allumer sa propre lampe. Leurs pas silencieux étaient scandés par les nuages de buée qui s’échappaient de leurs lèvres et matérialisaient les faisceaux de lumière.
Ils accédèrent à une première pièce. Le mobilier paraissait fabriqué en poussière et nids d’araignées. Masses sombres, informes, qui provoquaient une répulsion instantanée. Sur le sol, des journaux souillés d’immondices, des pages de livres arrachées, une bouteille vide… Les seuls bruits qu’on pouvait percevoir étaient des froissements furtifs, des craquements, évoquant des bestioles qui n’étaient pas habituées aux visites.
Volokine tendait sa lampe à mi-corps. Des tableaux trop sombres pour évoquer quoi que ce soit. Un papier peint à rayures verdâtres, cloqué, déchiré, couvrait les murs comme un linceul poisseux. Des toiles d’araignées suspendues aux quatre coins du plafond, atténuant les angles, reliaient les meubles à la manière d’une salive grisâtre.
Le Russe s’approcha d’une commode et toucha les objets qui s’y agglutinaient. Flacons. Bibelots. Photos encadrées. Tout était recouvert d’une sorte de fourrure sombre. Tout pourrissait ici comme un vieux fromage.
Il ouvrit un tiroir. Des photos. Des documents. Collés ensemble par le même duvet immonde. Il glissa la main avec prudence. Un rat pouvait jaillir du désordre. Il essuya les clichés pour voir ce qu’ils représentaient. Derrière lui, Kasdan fouillait d’autres recoins, balayant l’espace avec sa torche.
Volo n’était pas sûr de ce qu’il voyait. Un enfant handicapé, caparaçonné dans des structures de fer. Ou à la torture, écartelé, coupé, broyé par une instrumentation inconnue. D’autres photos. Des mains d’enfant aux ongles arrachés. Des visages innocents, tailladés, déchirés, défigurés par un travail de pinces et de pointes.
Il feuilleta encore. Des listes, tapées à la machine, soigneusement tenues. Des dates. Des lieux. Des noms à consonance slave ou espagnole. Puis d’autres images. Un nourrisson, aux mains et aux pieds cloués sur une planche en bois. Une petite fille, au bras tranché net, épaule arasée, debout, nue, blanche, dans une pièce plus blanche encore.
Kasdan apparut derrière lui. Volo referma le tiroir.
— On se casse, murmura le Russe. On est chez un démon. Mais le démon est mort.
L’Arménien éclaira le visage de son partenaire. Ce qu’il vit lui fit dire, à voix basse :
— Pas de problème. On…
— Anita ?
Les deux hommes se figèrent. Une voix venait de retentir. Ecorchée, fissurée, étouffée par un bâillon. Les infos d’Arnaud, soudain d’actualité. Un vieillard agonisait dans ce sanctuaire.
— Anita ? Espèce de vieille pute ! Me fais pas attendre…
Des coups résonnèrent. Non pas sur le sol mais dans les tuyaux. Comme si un maton passait avec sa matraque le long des canalisations de chauffage. Volokine tenta de repérer d’où provenait le martèlement. Sa torche zigzaguait dans la pièce, attrapant de nouveaux détails. Une cheminée. Des armes suspendues à un râtelier. Une tête de sanglier naturalisée.
TOM-TOM-TOM…
Chocs de plomb ou de zinc. Ça résonnait dans la baraque comme dans une monstrueuse timbale, accordée sur du néant. Un vide où pouvaient s’engouffrer toutes les trouilles, toutes les frayeurs de gosse jamais exorcisées.
Les coups s’arrêtèrent. Volokine attrapa l’épaule de Kasdan et murmura :
— Au premier.
Kasdan prit la tête de l’équipe. Au-delà du salon, un couloir. Au bout du couloir, un escalier. Ils foulèrent les marches. Leurs pas étaient absorbés par la poussière.
TOM-TOM-TOM…
La voix s’échappait, entre les coups :
— Anita… salope… besoin… crever !
Premier étage. Volo marchait sur des sables mouvants. Au-delà des sons terrifiants, un élément lui retournait l’estomac. Une peur venue d’un passé indicible. Quelque chose qui l’habitait et qui ne l’avait jamais lâché. C’était la madeleine de Proust, mais dans une version de cauchemar.
TOM-TOM-TOM…
Soudain, il sut. La voix. Cette espèce de craquement de vieillard habité par une colère blanche lui rappelait son grand-père. Il n’avait aucun souvenir du salopard, à l’exception de cette voix, justement. L’ordure, lorsque la vodka l’avait allumé, partait dans des rages livides, haineuses, meurtrières… Volokine ne se souvenait que de ça. Ce rugissement, ce tremblement au fond de la gorge, qui présageait le pire. Mais il ne se rappelait jamais la suite. Ni les coups. Ni les humiliations. Ni les châtiments.
— ANITA !
La seconde porte, sur la gauche. Volokine demanda :
— On frappe ou quoi ?
— On n’en est plus là.
Kasdan saisit la poignée quand l’homme hurla derrière la porte :
— SALOPE ! JE… JE… JE…
Ils entrèrent. Volokine s’attendait à tout, surtout au pire, mais ce qui s’offrit à lui était simplement familier. Une chambre dans un désordre total. Des vêtements sur le sol. Des assiettes contenant de la bouffe rancie. Des cafards courant dessus. Des murs noyés d’ombre, avec toujours le même papier peint boursouflé et humide. Le tout éclairé par deux petites lampes de chevet, mordorées, brillant comme des bougies.
Un lit énorme envahissait la pièce, englouti sous les couvertures, les draps froissés, les oreillers en bataille.
Le Vieux n’était pas là.
Et sa voix s’était tue.
Volo eut une idée mais Kasdan fut plus rapide. Il attrapa les couvertures et les écarta d’un seul geste. Un être minuscule se tenait recroquevillé au fond du lit, semblant renifler ses propres déjections. Cramponné aux draps, l’homme tremblait par secousses rapides. Volokine avait l’impression qu’ils venaient de soulever une pierre — pour découvrir une scolopendre pleine de pattes, au dos luisant.
Kasdan se pencha et le retourna. Une tête de mort, crâne nu, lèvres rentrées, striées de plis et de rides, comme une momie. Les yeux enfoncés très loin, au fond des orbites, inaccessibles. Une peau de poisson, irisée à force d’être fine et translucide. Le mort-vivant balbutia entre ses sanglots :
— Anita… Il m’en faut… Il m’en faut ou je vais crever… Kasdan se redressa :
— Qu’est-ce qu’il a ? Faut trouver ses médocs. Il va nous claquer dans les doigts !
Volokine ne répondit pas. Il s’était trompé. Ce n’était pas la voix qui lui était familière. Ni la chambre du vieillard. Mais une absence mystérieuse. Dans la voix. Dans le corps. Dans la pièce. Le manque. Le manque déchirant qui bouffait le cœur du Vieux. Voilà ce qu’il avait senti dans l’air, dans la maison, en cette nuit de Noël, absolument désespérée.
La Bruyère avait besoin de sa dose.
— Bougez pas, murmura-t-il.
Il ressortit de la chambre. Dévala l’escalier. Se perdit dans des pièces trop grandes, trop sombres, se cognant contre les meubles et les chambranles. Enfin, il trouva la cuisine. Frigo. La lumière jaillit des rayonnages. Des vieilles sardines. Des restes de pâtes à la tomate. Du beurre. Des fromages. Le tout en quantités minuscules. Comme pour nourrir une souris.
Volokine se baissa et fouilla le compartiment à légumes. Des boîtes en fer. Il ouvrit la première : les seringues. La seconde : le caoutchouc pour le garrot et des petites cuillères. La troisième : des sachets de papier cristal. Pas besoin de les ouvrir pour savoir ce qu’ils contenaient. Le traitement du général n’était pas remboursé par la Sécurité sociale.
Le Russe sortit le matos puis fit chauffer de l’eau dans une casserole, jusqu’à ébullition. Il plaça dedans une passoire puis posa à l’intérieur les deux premières boîtes en fer, improvisant un autoclave.
Il rentra ses mains dans ses manches. Saisit la passoire. Fit basculer son contenu dans le pli de son coude. Il ouvrit encore le réfrigérateur et trouva une moitié de citron racorni. De sa main libre, il attrapa dans la dernière boîte un sachet blanc. Ses doigts tremblaient. Une suée glacée, malgré la vapeur, l’inondait de la racine des cheveux aux ongles des orteils. Le contact de la dope. La proximité du fix…
Il fallait qu’il résiste.
Il le fallait.
Il monta à l’étage. Balança la paperasse qui traînait sur un bureau. Installa le matos. Il ôta son treillis. Releva ses manches. La sueur lui engluait le visage.
— Qu’est-ce que tu fous, bordel ?
— Je réveille le témoin. Notre mec est en manque, c’est tout.
— A son âge ?
— Le démon de minuit, Papy. Ça ne vous dit rien ?
La Bruyère, toujours en position de fœtus, était agité de convulsions. Le Russe ouvrit de ses mains gantées une des boîtes brûlantes. Il attrapa une cuillère puis saisit la feuille pliée. D’un doigt, avec précaution, il l’ouvrit. La poudre était là. Ses doigts tremblaient mais il faisait face. Il avait l’impression de flotter au-dessus de lui-même.
Il y avait là-dedans plus d’un gramme. Il ne savait pas si l’héroïne était coupée mais opta pour un traitement de choc. La dose complète. Il laissa le sachet ouvert puis fila dans la salle de bains. Il lui manquait du coton. Il n’en trouva pas mais dénicha, au fond d’une armoire à pharmacie bourrée de produits périmés, de la gaze. Il trouva aussi de l’alcool à 90°.
Il retourna dans la chambre. Le général, dans ses draps humides, claquait toujours des dents, murmurant des injures incompréhensibles. Volo attrapa la cuillère. Incurva son manche. Pressa le citron au-dessus comme s’il s’agissait d’une huître. Saupoudra le contenu du sachet dans le jus.
Il saisit un carré de gaze et le plaça dans un cendrier qui traînait là. Il ouvrit la bouteille d’alcool, appuya son pouce sur l’ouverture et en imbiba le pansement. Palpant ses poches, il trouva son briquet et alluma le brûlot. La flamme était douce, régulière, bleutée. Il plaça la cuillère au-dessus. La surface du liquide se mit à frémir. Volokine transpirait tellement que les gouttes de son front s’écrasaient sur le rebord du bureau.
Il attrapa un nouveau carré de gaze. Le plongea dans la mixture brûlante. Posa avec délicatesse la cuillère et saisit une seringue dans l’autre boîte en fer. Il en éjecta la moindre parcelle d’air en actionnant la pompe plusieurs fois puis planta l’aiguille dans la gaze imbibée, qui jouait le rôle de filtre. Il tira lentement le piston. Le poison montait, dangereux et désirable à la fois. Sa main était prise de secousses.
— Tu veux que je le fasse ? demanda Kasdan dans son dos.
— Pas question, ricana-t-il. Je ne veux pas corrompre la police. Son corps était au supplice. La moindre particule de sa chair était aspirée par la seringue. Comme Ulysse attaché à son mât face au chant des sirènes.
Quand le piston fut tiré au maximum, il souffla à Kasdan :
— Tenez-moi ça.
Volokine lui confia la shooteuse et s’approcha du squelette. Il plaça un genou sur le lit. Glissa ses mains sous les aisselles du vieil homme. Le releva lentement, sans effort. Le général ne pesait pas quarante kilos.
Le fou avait les yeux qui brûlaient :
— Tu n’es pas Anita.
— Je suis pas Anita, Papy, mais j’ai ce qu’il te faut.
— Vous avez préparé la piqûre ?
— Toute chaude. Fais-moi voir tes veines.
Volokine releva la manche gauche du pyjama. Le pli du coude révéla un entrelacs de croûtes et de veines noirâtres. Même topo à droite. Le Russe poussa les couvertures et ausculta les pieds du grabataire. Guère mieux. Ce n’étaient que couches de sang accumulées, veines infectées et hématomes, dévorant la peau jusqu’à la cheville. Anita, la douairière qui devait lui faire ses piqûres, était aussi bonne à ce jeu-là que lui au crochet.
Il ouvrit sa veste de pyjama. Nouvelle horreur. Le torse du vieillard était lacéré, tailladé en tous sens. Arnaud les avait prévenus : La Bruyère s’automutilait depuis des années. Impossible de piquer un lascar pareil.
Volokine vérifia les points d’injection les plus intimes. Sous la langue. Sous les couilles. Impossible. L’homme n’était qu’une infection. Partout, il flirtait avec la gangrène.
Il ne restait plus qu’une solution.
Un truc qu’il n’avait jamais essayé. Ni sur lui. Ni sur personne.
— La seringue.
La shooteuse tomba dans sa main. Spasmes. De nouveau, l’héroïne lui brûlait les doigts. En un flash, il se vit, lui, avec l’aiguille dans la chair. Il sentait déjà les fourmillements de bien-être au bout de ses membres.
— Tenez-le. Je vais le piquer.
— Où ?
— Dans l’œil.
— T’es dingue ?
— Le fix de la dernière chance. Un mythe chez les junks.
— Et si tu lui crèves l’œil ? Ou s’il en crève ?
— C’est ça ou on se casse.
Kasdan passa à gauche du lit et agrippa les épaules de l’épouvantail. Le général eut un éclair de lucidité. Ses yeux jaillirent à fleur d’orbites. Un voile jaunâtre, infecté, les recouvrait. Un liquide de fièvre et de terreur.
— Bouge plus, Papy. Dans cinq minutes, tu me béniras…
Le vieillard hurla. Volokine lui écrasa le visage de côté. Du pouce et de l’index, il lui écarquilla l’œil droit. L’iris et la pupille se blottirent près du nez puis partirent à l’opposé, comme cherchant à prendre la fuite. Volo approcha l’aiguille. Il voyait le réseau des capillaires, près de la racine du nez.
Il visa. Retint son souffle. Glissa l’aiguille dans la cornée. Aucune résistance. Volo appuya encore. Le général ne criait plus. Il était resté bloqué sur son propre hurlement, virant maintenant au craquement suraigu. Le Russe appuya sur le piston et ce fut comme si ses propres veines se vidaient. Loin, très loin à la périphérie de sa conscience, il nota des points positifs. Le blanc de l’œil ne s’emplissait pas de sang. La Bruyère ne paraissait pas souffrir. Et le globe oculaire ne lui avait pas sauté à la gueule.
Il compta jusqu’à dix puis retira l’aiguille très lentement. Il s’attendait à il ne savait quoi. Un geyser de sang. Des glaires débordant de la plaie. Rien ne se passa. Volokine se recula, sonné, la pompe en main, alors que le vieil homme paraissait se ratatiner dans ses oreillers, inondé de calme.
Kasdan, tenant toujours le gaillard, leva les yeux :
— Ça va ?
Volokine sourit. Ou crut sourire :
— Moins bien que lui mais ça va.
— Dans combien de temps cela va-t-il faire effet ?
— L’héro est déjà en train de lui réchauffer le cerveau. Dans quelques secondes, il sera à point.
Volokine disait vrai. Trente secondes plus tard, le général ouvrit les yeux. Ses pupilles étrécies brillaient d’un éclat rieur, apaisé. Ses lèvres dessinèrent un sourire :
— Je suis bien…
Il conclut sa phrase d’un petit gloussement, à usage strictement personnel. Puis il parut se réveiller à la réalité et prendre conscience des deux escogriffes qui se tenaient à son chevet.
— Qui êtes-vous ?
— Les pères Noël, dit Kasdan.
— Vous êtes des voleurs ?
La Bruyère recouvrait une certaine dignité. Le ton de la voix, le maintien de la nuque : tout était revu à la hausse. L’officier émergeait. L’épave reculait. Une violente toux vint briser cette poussée. Puis, à nouveau, il se reconstitua.
— Qui êtes-vous, nom de Dieu ? Volokine se pencha sur lui :
— C’est la police, Papa. On te pose quelques questions et on te laisse réveillonner avec tes petits papiers. Ça te va ?
— Des questions sur quoi ?
La voix, de plus en plus dure. Le gradé se souvenait maintenant qu’il avait donné des ordres toute sa vie.
— Hans-Werner Hartmann. Chili, 1973.
L’homme referma les pans de sa veste, cachant ses cicatrices en un geste réflexe. Il ressemblait à un portrait peint à l’huile, croûte, desséché.
— Il ne doit pas voir ça.
— Hartmann ?
— Il ne doit pas voir ça. La profanation du corps est contraire à sa conception de la souffrance.
Kasdan s’assit à l’extrémité du lit, à gauche. Volokine l’imita, à droite. Deux hommes au chevet d’un grand-père malade.
— On va tout reprendre à zéro, prévint Kasdan. 1973. Pinochet passe au pouvoir. Que se passe-t-il avec la France ?
— Pourquoi je parlerais ?
— Pour qu’on ne vous envoie pas les Stups demain matin.
— On ne peut rien contre moi. Volokine, de l’autre côté du lit, se pencha :
— On pourrait aussi balancer dans les chiottes ta petite réserve. J’ai trouvé ta planque, mon salaud.
L’homme se racla la gorge. Très noble. Très valeureux. Puis il roula soudain des yeux terrifiés.
— Vous les avez vus ?
— Qui ?
— Los ninos. Les enfants.
— Où ?
— Dans les murs. Ils sont dans les murs ! Les deux partenaires échangèrent un regard.
— 1973, reprit Kasdan. Racontez-nous le Chili et on se casse. Le vieillard s’enfonça dans ses oreillers. Son visage, ses épaules traversèrent plusieurs cycles rapides. Terreur. Bien-être. Dignité. Il s’éclaircit de nouveau la voix. Le général était de retour.
— On avait des accords. Des séminaires spécialisés. Un service rendu au Chili.
— On a déjà rencontré le général Condeau-Marie.
— Un lâche. Rien dans le froc. Il a pris la fuite !
— Nous savons que vous avez été envoyé là-bas dans le cadre du plan Condor. Nous savons que vous avez formé des officiers du Chili, de l’Argentine, du Brésil, et d’autres pays encore. Que pouvez-vous nous dire sur cette formation ?
La Bruyère gloussa :
— Il se passait de drôles de choses, à cette époque, en Amérique du Sud. On parle aujourd’hui de l’axe du mal. (Il ricana à nouveau.) Foutaises ! L’axe du mal, je l’ai connu. Il ne s’agissait pas de lutte politique. Il s’agissait, comme toujours, de solution finale. Éradiquer, purement et simplement, les éléments subversifs ! Où qu’ils soient. Non seulement eux, mais les membres de leur famille, de leur entourage. Tous ceux qui pouvaient être contaminés. Pour que le cancer rouge ne puisse plus se reproduire. Jamais !
— Vous, quel était votre rôle exact dans ces séminaires ? relança Kasdan.
— Je leur apprenais la discipline, le contrôle, l’efficacité. Je réfrénais leurs instincts barbares. La torture ne doit pas être une boucherie. Et surtout, ne jamais être une ivresse ! (Il ricana encore.) Le sang appelle le sang. Tout le monde sait ça. Je veux dire : les hommes. Les vrais. Ceux qui ont connu le front.
— Parlez-nous de vos collègues. Les autres formateurs.
— Eux aussi, il fallait les tenir ! Des apprentis sorciers. Un Américain du Nord ne jurait que par le napalm. Il découpait aux ciseaux les fragments de peau brûlée et les faisait bouffer au prisonnier. Un Paraguayen avait dressé son chien pour qu’il viole les prisonnières et…
— Parlez-nous de Hartmann.
La Bruyère joua des mâchoires, sans ouvrir les lèvres, comme s’il mâchait des aliments répugnants, mais qui possédaient aussi une certaine saveur. Puis il fixa tour à tour ses deux visiteurs. L’éclat des iris, sous les cils gris, se fit cruel et rusé.
— Avec lui, nous n’étions plus les maîtres, mais les élèves. Et même, dans une certaine mesure, des cobayes parmi d’autres.
— Des cobayes ?
— Au même titre que les sujets que nous traitions, oui. Pour Hartmann, les autres militaires étaient aussi l’occasion d’une expérience.
— Quelle expérience ?
— Une initiation. Un voyage dans la douleur. Kasdan conserva le silence. La suite allait venir.
— D’abord, nous devions effectuer nous-mêmes les exercices sur les détenus. Ce qu’il appelait les « travaux pratiques ».
— C’est vous qui torturiez ?
— Oui. Hartmann nous plaçait dans une cellule. Seuls avec le détenu. Nous devions le « travailler ». Selon telle ou telle technique. Il se passait alors un phénomène étrange. Une sorte de partage. La souffrance saturait la pièce, rebondissait contre les murs, nous rentrait dans la chair. Elle nous enivrait. Comme une drogue. Il nous fallait les cris, le sang, les pleurs… Plusieurs fois, on a dû stopper un exécutant à l’œuvre. Il était en train de tuer son prisonnier.
Kasdan comprit qu’eux aussi effectuaient un périple. Au fond de la folie humaine. Ils avaient pénétré dans un labyrinthe — celui de la douleur, de la cruauté — dont le Minotaure était Hartmann. Depuis le départ, ils marchaient dans ce dédale et ils n’avaient pas de fil d’Ariane.
— Ensuite, poursuivit La Bruyère, venait le deuxième stade. Selon Hartmann, un expert de la torture se devait d’essayer lui-même les sévices. Cette idée n’était pas nouvelle. Déjà, en Algérie, le général Massu, dans son bureau d’Hydra, avait expérimenté sur lui-même la gégène.
— Vous vous êtes prêté à ces expériences ?
— Sans hésiter. Nous étions des militaires. Pas question de se dégonfler.
— Vous vous êtes pris des décharges ?
— Faibles, au début. Hartmann savait ce qu’il faisait. Il voulait nous faire pénétrer dans le cercle des supplices. Dans son vertige.
— C’est ce qui s’est produit ?
— Pas pour tous. La plupart des officiers sont retournés à des travaux plus… orthodoxes. Mais quelques-uns ont été mordus.
— Comme vous ?
— Comme moi. La fée Endorphine m’a rendu fou. Volokine prit la parole. Il ne quittait pas des yeux La Bruyère mais s’adressait à Kasdan :
— Quand le corps éprouve une douleur, il sécrète une hormone particulière : l’endorphine. Un analgésique naturel qui anesthésie le corps. Ce réflexe physiologique limite la sensation négative. Mais cette hormone provoque aussi une sorte d’euphorie. C’est variable, bien sûr. Sinon, chaque séance de torture serait une partie de plaisir.
Le général leva un index crochu en direction de Volokine :
— Hartmann savait ce qu’il faisait ! En nous soumettant à ces douleurs progressives, il déclenchait le mécanisme. La libération régulière de l’endorphine nous rendait dépendants. On avait mal, mais sous la souffrance, se produisait un autre niveau de sensations. Une acuité. Une jouissance…
— C’est ce qu’on appelle être en « subspace », continua le Russe.
L’épouvantail hocha sa tête étroite, toujours enfoncée dans l’oreiller :
— Exactement.
Kasdan était dépassé. Le tourment qui procurait du plaisir. Un général défoncé qui se tailladait comme on se masturbe. Volokine, lui, paraissait en territoire d’intelligence. Mais à bout de nerfs.
Il se mit debout, tirant sur son nœud de cravate :
— Les sadomasos se gargarisent de ces explications à la con. Pour moi, vous n’êtes qu’une bande de pervers fêlés, et basta !
La Bruyère eut un rire bref. Derrière son attitude, il y avait l’épanouissement de la drogue. Plus rien ne pouvait fâcher le général.
— Vous devriez essayer, gloussa-t-il. Peut-être ressentiriez-vous ces courants contradictoires. Le chaud. Le froid. Intimement mêlés. Pour ma part, j’y ai rapidement pris goût. Je ne distinguais plus le bien du mal. Seule comptait l’intensité !
Volokine agrippa le rebord du lit et cracha :
— C’est comme ça que tu es devenu SM ?
— Je n’aime pas ce mot.
— Putain de défoncé. Je…
Le Russe bondit pour secouer le vieillard. Kasdan l’attrapa par la veste.
— Calme-toi ! (Il fixa La Bruyère.) Combien de temps ont duré ces… exercices ?
— Je ne sais plus. Pour ma part, j’ai sombré. Je suis devenu l’esclave de Hartmann mais il n’a pas tardé à me rejeter.
— Pourquoi ?
— A cause du plaisir. Le plaisir que j’éprouvais en souffrant. Ce n’était pas le sens de la recherche de l’Allemand. Pas du tout. Le plaisir est étranger à sa philosophie. C’est pour ça qu’il m’a toujours méprisé. J’aimais trop ça, vous comprenez ?
— Non. Je ne comprends rien. Que cherchait Hartmann au juste ?
— Personne ne le saura jamais. Je pense qu’il voulait contrôler les endorphines pour endurcir à la fois le corps et l’esprit. Maîtriser la douleur, dans un sens stoïcien. Sa quête était une épure. La souffrance devait devenir une force. Une source d’énergie. En vue d’une nouvelle naissance.
— Vous avez revu Hartmann, après vos séminaires ?
— Jamais. Je suis rentré en France en 1976 et je ne suis jamais retourné au Chili. De toute façon, je vous le répète : je ne l’intéressais pas. J’étais impur. Je tirais ma jouissance du mal. Je me scarifiais. L’Allemand ne pouvait supporter ça. Il ne voulait jamais voir une cicatrice.
— Pourquoi ?
— La souffrance est un secret. La souffrance est spirituelle.
— Aujourd’hui, vous pensez que Hartmann est mort ?
— J’en suis certain. Mais je n’en ai pas la preuve matérielle. Du reste, ce n’est pas si important.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il est un esprit. Une école. Et les écoles ne meurent jamais.
On lui avait déjà dit cela une fois. Il changea de direction :
— A Santiago, il y avait un autre officier français. Le général Py.
— C’est exact.
— L’avez-vous revu ?
— Jamais.
— Savez-vous ce qu’il est devenu ?
— Une brillante carrière. L’armée a besoin d’hommes comme lui. Un reptile au sang froid.
— Savez-vous où nous pouvons le trouver ?
— Personne ne le sait. Il n’a pas cessé de louvoyer au sein de l’armée. Dans ses secrets, ses réseaux, ses opérations clandestines. Py a toujours été chargé des basses besognes. Élimination. Torture. Chantage. L’efficacité militaire, dans sa version la plus sombre. D’ailleurs, il a changé de nom plusieurs fois. Avant de s’appeler Py, il s’appelait Forgeras.
— Jean-Claude Forgeras ?
— Lui-même.
Kasdan écrasa cette information au fond de sa tête. Trop dangereuse. Pour lui. En cet instant.
— Connaissez-vous les noms qu’il a portés ensuite ?
— Non. Je ne l’ai jamais revu. Des rumeurs ont circulé, c’est tout.
L’Arménien changea encore une fois de braquet :
— En 1987, alors que vous étiez déjà à la retraite, on vous a chargé de veiller sur un transfert de « réfugiés » chiliens.
— Vous êtes bien renseignés.
— Pourquoi vous ?
— Parce que je les connaissais. Ces hommes appartenaient à nos séminaires. Des tortionnaires sans vergogne.
— Pourquoi les avoir accueillis en France ?
— Personne n’avait intérêt à ce qu’ils racontent notre implication durant ces années noires. D’ailleurs, le droit d’asile, on l’accorde à n’importe quel nègre. Alors, pourquoi pas à des militaires ? Après tout, ces hommes avaient dirigé un pays.
— Parmi eux, il y avait un homme nommé Wilhelm Goetz.
— Encore exact. Le chef d’orchestre personnel de Hartmann.
— Il y avait aussi trois hommes : Reinaldo Gutteriez. Thomas Van Eck. Alfonso Arias. Où sont-ils aujourd’hui ?
— Aucune idée.
— Nous avons mené des recherches. Ils semblent avoir disparu.
— C’est dans l’ordre des choses. Ils étaient venus pour se dissoudre dans notre pays.
— Ils ont changé d’identité ?
— Tout est possible. Ces hommes étaient nos invités. Des invités de prestige.
— A votre avis, ont-ils conservé des contacts avec Hartmann ?
— Je ne pense pas. Ils voulaient tirer un trait sur le passé.
— Même Goetz ?
— Goetz était un faible. Le chien de Hartmann. Peut-être n’a-t-il pas pu se défaire de son maître.
L’Arménien balaya plusieurs questions.
— Le terme d’El Ogro vous dit quelque chose ?
— Non.
— Avez-vous entendu parler, à l’époque, d’un hôpital où des Allemands pratiquaient des vivisections humaines ?
— Hartmann, dans son enclave, à Asunción, avait un hôpital. Je n’y suis jamais allé. Mais il devait y pratiquer des opérations… originales.
— Selon vous, qu’est devenu le groupe de Hartmann ?
— Il a été dissous à la fin des années 80. La « Colonie », comme on appelait son domaine, a été démantelée. Trop de plaintes, trop de complications. Et l’Allemand vieillissait…
— Vous venez de nous dire qu’il avait fait école.
— Ailleurs. D’une autre façon. Je ne sais pas.
— Quand nous sommes arrivés, vous avez parlé d’enfants. Qui sont-ils ?
— Je ne veux pas en parler.
Soudain, le général La Bruyère parut se réveiller au temps présent.
— Pourquoi toutes ces questions ? Pourquoi déterrez-vous ces vieilles histoires ?
Volokine revint s’asseoir sur le lit, au plus près de l’officier :
— Wilhelm Goetz a été assassiné il y a quatre jours.
— Comme quoi le crime ne paie pas.
— Qui, à Paris, pourrait nous parler de la Colonie ? Qui pourrait savoir ce que sont devenus ses disciples ?
— Si je suis gentil avec vous, vous êtes gentil avec moi… Volokine se leva et franchit le seuil de la chambre en murmurant :
— Je reviens.
Kasdan demeura seul avec l’épave. Il était agité par un curieux sentiment. Ils avaient collecté des éléments importants dans cette chambre infernale mais il ne savait toujours pas comment les assembler — et les relier directement à la série des meurtres. Une seule certitude. L’ombre de Hartmann se rapprochait.
Volokine réapparut sur le seuil. Il attrapa les boîtes en fer. Les lança en direction du vieillard. Puis déposa un sachet de papier cristal sur les surfaces chromées :
— Tiens, Papy. Je suppose que tu es assez réveillé pour te fixer toi-même. Dans le cul ou ailleurs, c’est toi qui vois.
La Bruyère saisit le sachet et les boîtes, les serra contre lui comme s’il s’agissait d’un nourrisson. Le Russe se planta devant le lit :
— Qui à Paris peut nous parler d’Asunción ?
Le général se passa la langue sur ses lèvres d’une manière gourmande. Son regard considérait les minutes à venir — l’instant d’une nouvelle piqûre — avec concupiscence.
— Il y a un homme… Il s’appelle Milosz. Un ancien « enfant » de Hartmann. Un des rares qui s’en soit sorti. Il est arrivé à Paris dans les années 80.
— Où peut-on le trouver ? demanda Kasdan.
— Facile. Il a pignon sur rue.
— C’est un commerçant ?
— Un commerçant, oui. Mais il vend une denrée très particulière…
— Quoi ?
— De la souffrance. Il a un lieu, à Paris. Le Chat à neuf queues.
— Je connais, fit Volokine. Une boîte SM.
Le vieillard ne les regardait plus. Il ouvrait déjà la boîte en fer. Ses doigts tordus agrippaient la seringue, la cuillère, le caoutchouc. Les yeux baissés sur ses trésors, il émit un ricanement de hyène :
— Milosz ne peut produire que ce qu’il a connu : la douleur. Vous devez comprendre une vérité. Hartmann est une maladie. Une maladie incurable. Une fois que vous l’avez contractée, vous crevez avec !
— Je vais vous raconter une histoire.
Le timbre de Volokine trahissait son espoir de se calmer au plus vite. Kasdan conduisait, les yeux rivés sur l’auto. Les deux hommes étaient tendus à bloc. Pour des raisons différentes.
— Il y a quelques années, attaqua le Russe, j’avais une copine qui habitait au 28 de la rue de Calais, dans le neuvième arrondissement, près de la place Adolphe-Max. Une fois, je prends un taxi et donne au chauffeur le nom de la rue. Aussi sec, il me demande : « Au 28 ? » Je confirme mais je ne relève pas.
Les phares des voitures, en face, lacéraient l’habitacle. Les bretelles du boulevard périphérique apparurent.
— Quelques semaines plus tard, je reprends un taxi et j’indique la rue de Calais. Le mec réplique : « Au 28 ? » Ce n’est pas arrivé à tous les coups, mais plusieurs fois. Rue de Calais. Au 28 ? Je suis flic et je n’aime pas les questions sans réponse. J’ai enquêté sur l’immeuble et ses habitants. Je n’ai rien trouvé. Rien qui puisse expliquer cette célébrité bizarre. Puis un jour, un chauffeur plus malin que les autres m’a affranchi. Il y avait une boîte échangiste, tendance SM, au 34. Les clients, n’osant jamais donner la bonne adresse, plaçaient quelques numéros entre eux et leurs fantasmes. Ça tombait chaque fois sur le 28.
Les panneaux indicateurs brillaient dans la nuit. Porte de Bagnolet. Porte des Lilas. Pré-Saint-Gervais. Même à l’approche de la capitale, la circulation demeurait fluide. La voiture semblait glisser, portée par la nuit. Les compteurs du tableau de bord brillaient comme ceux d’un avion.
— Très drôle, fit Kasdan. Quel rapport avec Milosz ?
— La boîte, c’était Le Chat à neuf queues.
— Très fort. Et bien sûr, tu sais ce que ce nom veut dire ?
— Un symbole dans la pratique BDSM. Un fouet à plusieurs lanières, avec un nœud au bout de chacune. On dit que les pirates s’en servaient pour punir les indisciplinés. Le condamné devait lui-même faire chaque nœud. Dans le monde BDSM, pratiquer le « chat à neuf queues », ça veut vraiment dire quelque chose. Un cran sur l’échelle de la douleur.
— Je vois que tu es en verve. BDSM : qu’est-ce que ça veut dire ?
— C’est un acronyme. Bondage. Domination. Sado-Masochisme. Mais on peut y lire aussi Soumission, Discipline… Vous voyez autour de quoi ça tourne.
— Le « bondage », qu’est-ce que c’est ?
— L’art des liens et des entraves. Vous n’avez jamais lu ce genre de bandes dessinées, où les filles sont ligotées et suppliciées ?
— Il y a longtemps.
— Bon. Ce qu’il faut savoir, c’est que le BDSM ne correspond pas au SM au sens large. C’est beaucoup plus sûr. Moins douloureux.
— Je ne vois pas la nuance.
— Le BDSM est fondé sur des pratiques sécurisées et consentantes. Des rites d’humiliation et de douleur, mais superficiels. Le SM est plus dur. Rites de sang. Tortures. Parfois aussi, « no limit ».
L’Arménien retrouva son sourire :
— C’est moi le vieux et c’est toi le maître. Volokine rit en retour :
— Prenez le périph jusqu’à la porte de La Chapelle. On filera jusqu’au boulevard de Rochechouart. Ensuite, vous prendrez à droite. Direction l’Etoile. Place Clichy, on braquera à gauche, dans le neuvième arrondissement.
Kasdan ouvrit la bouche pour signaler au môme qu’il arpentait Paris depuis 40 ans, mais il se tut. Autant lui lâcher la bride. Le gamin avait traversé une épreuve hors norme une heure auparavant. Le contact avec l’héroïne. La manipulation du fix. Et aussi quelque chose d’autre que l’Arménien ne parvenait pas à définir. Il s’en était sorti comme un bon petit soldat, mais certainement pas indemne.
— Milosz, tu le connais ?
— De loin. Il s’appelle en réalité Ernesto Grebinski. A la BPM, on a une fiche sur lui.
— Il aime la chair fraîche ?
— Non. Mais on a plusieurs fois chopé des mineurs dans sa boîte. Des « pain-sluts » qui n’avaient pas dix-huit balais. Bien à voir avec la pédophilie.
— « Pain-sluts » : tu peux m’expliquer ?
— Des créatures qui bandent exclusivement pour la douleur.
— Et ce surnom, Milosz : pourquoi ?
— Aucune idée. Ça fait plus slave. Plus brutal. Le mec est réglo, à sa façon. Il a son strict territoire. Partouzes. BDSM. Il fait du mal aux gens et les gens le payent pour ça. Point barre.
— Jamais de tendance dure ? De SM ?
— Il doit y avoir des soirées spéciales. Je ne sais pas.
— Il faudrait fermer toutes ces saloperies.
— Pour qu’il y ait délit, il faut qu’il y ait plainte. Nous parlons ici d’adultes majeurs, vaccinés et consentants.
Le métro aérien, boulevard de Rochechouart, était en vue. Kasdan tourna à droite et longea l’arche immense qui ressemblait à une fondation colossale soutenant la nuit. L’Arménien songea au Titan Atlas condamné à porter le ciel sur ses épaules. A 3 h du matin, le boulevard était absolument vide.
A la station de métro « Blanche », Volo ordonna :
— Tournez à gauche.
Rue Blanche. Rue de Calais.
— OK. C’est là. Garez-vous, qu’on n’ait pas l’air de mateurs. Kasdan s’exécuta. Le petit commençait à le chauffer avec ses ordres et ses explications. Ils sortirent en un seul mouvement. Un crachin glacé planait dans l’air. Les lampes à sodium distillaient un halo pigmenté. La nuit de Noël se corrodait, devenait spongieuse sous l’effet de l’averse acide.
Le Chat à neuf queues n’arborait aucune enseigne, ni plaque fixée au mur. Seulement une porte noire, frappée d’un loquet de cuivre et d’un judas.
— Laissez-moi faire, murmura Volokine.
Il attrapa le loquet et frappa à l’ancienne, comme au portail du château de Dracula. Aussitôt, la lucarne s’ouvrit. Une minuscule grille aux mailles serrées.
Une voix demanda :
— Vous avez la carte du Club ?
— Bien sûr.
Volokine plaqua son insigne sur le judas. La porte s’ouvrit. Un colosse se dressait sur le seuil. Il était plus grand que Kasdan, ce qui surprit l’Arménien : il n’avait pas l’habitude de regarder les autres en contre-plongée.
— Vous ne pouvez pas entrer, fit le cerbère, d’une voix curieusement aiguë. En pleine nuit, vous n’avez aucun droit. Je connais la loi.
Le Russe ouvrit la bouche mais Kasdan intervint :
— Il y a la loi. Et la sauce autour. Si nous n’entrons pas maintenant, je te promets de grosses emmerdes pour demain. Garanti sur facture.
Le géant, costume croisé impeccable, dansait d’un pied sur l’autre, tapant nerveusement son poing droit dans sa paume gauche. Sa gourmette scintillait à la lueur des réverbères.
— Je dois en référer au propriétaire.
— Réfère, mon gars. C’est justement lui qu’on vient voir. L’homme sortit son téléphone portable, sans lâcher ses visiteurs du regard :
— Veuillez décliner vos noms et vos grades, s’il vous plaît. Kasdan et Volokine éclatèrent de rire. C’était un rire nerveux, trop fort, vaine tentative pour repousser un peu le poids de cette nuit qui les oppressait. L’Arménien finit par dire :
— Dis-lui seulement : Hartmann.
— C’est qui ? L’un de vous ?
— Hartmann. Il comprendra.
L’homme se tourna et parla dans son cellulaire. Ses épaules étaient si larges qu’elles fermaient complètement l’embrasure de la porte. Kasdan ordonna à voix basse à Volokine qui s’agitait sur place :
— Calme-toi.
— Je suis calme.
Depuis la visite au vieux drogué, Volokine ressemblait à une charge de Semtex dotée d’une minuterie aléatoire. Un truc qui pouvait péter d’un instant à l’autre.
Le videur se retourna et s’effaça :
— Entrez, je vous prie. (Il verrouilla la porte derrière eux puis avança dans le sombre vestibule.) Suivez-moi.
Ils s’arrêtèrent devant une nouvelle porte en acier. Elle comportait un verrou de sûreté et un système de fermeture électronique. Le portier composa un code et manipula une poignée à levier chromée, qui rappelait celles des portes frigorifiques.
Derrière ce seuil, l’enfer commençait.
Tout était rouge. Rouges les murs et le plafond du couloir, où pendaient des douilles de chantier. Rouges les ampoules elles-mêmes, qui diffusaient une lumière mate, froide, avec quelque chose de retenu dans leur éclat. Rouges, les ombres. Les fragments de visages. Les éclats de menottes, de chaînes, de clous. Rouges enfin, les cellules qui s’ouvraient de part et d’autre du corridor, exhibant leurs parpaings et leurs corps moulés de cuir. Des petits enfers bien conditionnés, compressés par la chaleur, les odeurs de sueur et d’excréments.
Comme tous les flics parisiens, Kasdan avait eu l’occasion d’effectuer des descentes dans des bars échangistes ou dans des parties fines tendance SM. Parfois, il allait finir la nuit avec les collègues dans une boîte à partouzes, comme ça, juste pour déconner. A l’époque, cela semblait marrant. Ce soir, cela ne le faisait pas rire. Pas du tout.
La première chose qu’il vit vraiment fut une femme enchaînée, les mains dans le dos, à un réseau de plomberie. Elle avait un bâillon-boule dans la bouche. Kasdan s’arrêta. Ses cheveux et ses sourcils étaient décolorés, à la manière d’une albinos. Kasdan s’approcha pour obtenir confirmation d’un détail. Ses yeux étaient vairons. L’un clair, l’autre sombre. Kasdan songea à ce chanteur rock qui le fascinait : Marilyn Manson. Il baissa le regard. Une des jambes de la femme était emprisonnée dans un appareil orthopédique en métal comprimant ses chairs à les faire saigner. Il devinait que l’appareil ne cessait de se resserrer, augmentant peu à peu la souffrance.
Volokine le tira par la veste. Ils reprirent leur marche, croisant des distributeurs de Kleenex et de préservatifs. Une autre scène, dans une alcôve, capta son attention. Deux créatures moulées dans des combinaisons noires s’agitaient lentement comme des félins de latex, mélange indistinct de membres moirés. Les deux ombres portaient des masques de cuir. Impossible de définir leur sexe. En y regardant de plus près, l’une des silhouettes était suspendue au plafond, en position assise, bras et jambes écartés, alors que l’autre était penchée entre ses cuisses, en une attitude attentive.
Soudain, l’ombre inclinée recula et dressa son poing ensanglanté. Le geste fut si brutal que les deux partenaires reculèrent à l’unisson, comme si un diable avait jailli de celui qui se cambrait au bout de ses chaînes, gémissant si fort que Kasdan eut peur qu’il s’étouffe sous son masque de cuir. Mais l’Arménien se raisonna : ici on n’en était plus là.
— C’est salé ce soir, murmura Volokine.
Le portier en costume croisé continuait d’avancer tranquillement, comme s’il faisait visiter un château de la Loire. Couloir de ciment nu, tuyaux filant le long des murs, armatures de métal. Le propriétaire des lieux avait recréé l’aspect d’une cave mais on ne respirait ici ni l’odeur du moisi ni celle de la poussière. Dans ce boyau planait une forte odeur de musc, mêlée à des relents de déjections humaines. Kasdan ne put s’empêcher de penser : « Avec tous ces culs à l’air… » Il percevait aussi, très loin, des effluves d’eau de javel.
Leur guide tourna à droite, dans un nouveau couloir. La lumière rouge reculait au profit d’une pénombre doucereuse. D’autres niches — Kasdan ne regardait plus. Ce merdier était en train de briser son pouvoir de concentration — et il fallait être au meilleur de sa forme pour affronter Milosz.
Des cliquetis de chaînes retentirent et il pivota malgré lui. Un box s’ouvrait à gauche. Plus large, aussi grand qu’un garage de voiture. En fait de bagnole, un large matelas était posé par terre. Dessus, deux amants nus, chaussures aux pieds, se tordaient en position de 69, entravés par des chaînes — des ébats presque banals dans un tel lieu. Mais la scène laissait supposer quelque chose de pire dans l’obscurité. Kasdan scruta les ténèbres. Au fond, une femme était accroupie. Jupes relevées, elle urinait doucement, en observant le couple s’ébattre.
Il pouvait percevoir le bruissement de l’urine qui se répandait sur le sol et se mêlait aux cliquetis des chaînes. La femme assise sur ses talons était pâle comme un cachet. Les yeux hors de la tête, elle semblait au bord de l’évanouissement. Elle tressautait à petites secousses, au rythme des amants sur le matelas. L’Arménien crut qu’elle se masturbait mais il aperçut son ventre blanc et comprit. Main enfouie entre ses cuisses, elle se cisaillait avec une lame de rasoir, à gestes secs, comme si elle souffrait d’une démangeaison, s’acharnant sur sa vulve. Dans l’obscurité, la flaque de pisse se teintait de sang noir.
Kasdan se sentait totalement débordé. Et en même temps, une curieuse familiarité émanait de ces perversités. Depuis sa retraite, rien n’avait changé. L’homme était toujours pourri jusqu’à la moelle. L’Homo erectus, celui de tous les jours. En guise de confirmation, il croisait, dans ce couloir maculé de Kleenex usagés, des gens ordinaires, vêtus en civil, parasites, voyeurs ou simples curieux, munis de lampes électriques, qui semblaient très intéressés par tout ce qui se déroulait ici.
Volokine le poussa dans la salle suivante. Une piscine. Une pièce carrelée s’ouvrait sur un bassin rectangulaire, distillant des bouillons de vapeur, de nouveau éclairés en rouge. Parmi les lambeaux de brume, on apercevait des corps qui s’enlaçaient, se masturbaient, se suçaient dans une espèce d’entrelacs indescriptible.
Kasdan espérait que l’eau n’était rouge qu’à cause des néons suspendus au plafond. En fait de sang, il aurait plutôt misé sur du sperme, de la pisse et de la merde, tant les relents écœurants dominaient les odeurs d’eau de Javel. Tout se passait ici comme si la plomberie humaine s’était libérée de ses vannes. Crachant leurs déjections et leurs odeurs, les orifices humains les plus obscurs venaient rappeler que le plaisir jaillissait de là et de nulle part ailleurs.
Des maîtres nageurs, en slip de bain, cagoule, gilet de cuir et collier clouté, veillaient sur les baigneurs. Kasdan se concentra sur les visages qui flottaient. Les yeux. Les bouches. Il se demanda si ces gens s’étaient déjà vus auparavant. S’ils s’étaient parlé avant d’entrer dans le combat. Ces nœuds de chair s’enroulaient au nom du plaisir mais il ne pouvait s’empêcher de discerner, sous ces corps, une tragédie. Le goût de la mort.
La bande-son était un poème. Cris, plaintes, gémissements — auxquels se mêlaient des fulgurances néo-métal, des cadences disco. Le tout créait une sorte de rythme sourd, obsédant, qui rappelait le martèlement des galères romaines. L’analogie sonnait d’autant plus juste que les maîtres nageurs tenaient des fouets et en jouaient de temps à autre, pour encourager leurs « galériens ».
— Putain, murmura Kasdan, qu’est-ce qu’on fout là ?
Il avait demandé cela d’une voix d’asphyxié. Il se tourna vers Volokine. Le gamin semblait plus malade encore. Leur guide revint sur ses pas. Il affichait un large sourire, trop heureux de river leur clou à ces deux grandes gueules de flics.
— On est arrivés, dit-il de sa voix de perruche.
— Entrez, cousins. Je vois que Noël, ce soir, c’est même pour les grands.
Volokine pénétra dans le bureau de Milosz avec soulagement. Un violent malaise l’avait saisi durant la visite. Un trouble qui n’avait plus rien à voir avec la dope approchée mais avec une strate cachée de sa personnalité. Ces visions de tortures et d’actes sexuels contre nature remuaient chez lui des sables enfouis. Des profondeurs qu’il ne parvenait pas à identifier. Toujours ce trou noir… Il n’en ressentait que les symptômes. Des signes extérieurs qui s’éloignaient toujours de la source. La névrose est la drogue de l’homme qui ne se drogue pas…
Le Russe se passa la main sur le visage et se concentra. Il n’était jamais venu dans cette pièce. Des murs vierges, tendus de vinyle blanc. Un sol de linoléum rouge, sur lequel se déployait une bâche transparente, comme si on allait les buter tous les deux, puis les rouler à l’intérieur de la toile plastique.
Au fond, Milosz était assis sur un trône de bois sombre posé sur une estrade d’un mètre de haut. Massif, l’hôte était enveloppé dans une cape noire. Seule sortait de ce lourd drapé une tête absolument chauve, sans sourcils, sur laquelle on avait barbouillé les traits d’un bouledogue placide. Un Nosferatu croisé avec un sharpei. Au-dessus de son crâne livide, le dossier du trône, percé de figures ésotériques, parachevait l’image du maître SM. Milosz leva le bras. Sa main boudinée semblait légère :
— Ne faites pas attention au décor. Ma clientèle adore qu’on en rajoute…
Volokine approcha en souriant. Il retrouvait son sang-froid :
— Salut, Milosz. Sacrée soirée que tu nous offres là…
— Les soirées à thème : ça marche toujours.
Volokine se tourna vers Kasdan, qui semblait hébété, puis revint au maître des lieux :
— On se demandait avec mon collègue… Quel est le thème de ce soir ?
— « Les ennemis de Noël ». Ce qu’on ne dit jamais aux petits enfants.
Milosz éclata d’un rire sonore. Sa voix, ses mots, son rire, tout cela semblait sortir d’une grande caverne. Son accent espagnol renforçait encore ses modulations de basse.
— Je te présente Lionel Kasdan, commandant à la Crim. On est en pleine enquête et…
— Cousins, je sens que vous êtes la cerise sur mon gâteau…
— Quelle cerise ? Quel gâteau ?
Le monstre leva ses deux bras aux manches amples, à la manière d’un Gandalf diabolique :
— Si j’ai bien compris, vous êtes venus me parler de ma tendre enfance.
— Nous voulons t’interroger sur Hans-Werner Hartmann.
Il joignit ses mains en signe de prière puis les agita comme s’il allait lancer des dés :
— Toute une époque !
— Je suis content que tu le prennes comme ça. Tu nous évites de jouer aux flics menaçants.
— Personne ne menace Milosz. Si Milosz veut parler, il parle, c’est tout.
— Très bien, mon gros. Alors, nous t’écoutons.
— Tu es sûr que tu n’as rien oublié ?
Volo songea à du fric. Mais le mentor n’avait rien à voir avec un indic à la petite semaine.
— Si tu veux que je parle, reprit le gourou, il faut parler d’abord. Il faut tout dire à Milosz. Pourquoi cette enquête ? Le cadavre de Hans-Werner Hartmann doit croupir sous la terre depuis des siècles.
— Wilhelm Goetz, fit le Russe, ça te dit quelque chose ?
— Bien sûr. Le toutou de Hartmann. Le chef des voix célestes.
— Tu l’as connu… personnellement ?
— Ma puce, j’ai chanté sous sa baguette. Dans tous les sens du terme.
— Tu savais qu’il vivait à Paris ?
— Je l’ai toujours su, oui.
— Pourquoi ?
— Un habitué de mon club. (Il sourit.) Un juste retour des choses. A Paris, c’est lui qui chantait sous ma trique ! Complètement accro à la douleur.
— Goetz a été assassiné il y a quatre jours. Aucune réaction, puis, dans un souffle ironique :
— Que le diable ait son âme.
Volokine passa son index sous son col de chemise. Desserra sa cravate. La chaleur était intolérable. La masse de Milosz, lourde et noire, renforçait l’oppression du lieu.
— A ton avis, qui aurait pu faire le coup ?
— L’homme a eu une vie longue et tourmentée. C’est dans ce passé que se trouve le mobile.
— C’est ce que nous pensons.
— D’où vos questions sur Hartmann.
— On nous a dit que tu avais vécu à la Colonie Asunción. C’est vrai ?
— Qui vous a dit cela ?
— Le général La Bruyère.
— Un autre bon client. Je le croyais mort.
— Il l’est, pour ainsi dire.
Volokine cherchait ses mots pour formuler sa première question mais Milosz ouvrit ses lèvres de poisson charnu :
— Le mieux, c’est que je vous raconte l’histoire. Toute l’histoire.
Le Russe lança un regard autour de lui. Pas de siège, pas le moindre fauteuil. Les visiteurs du maître SM devaient arriver à quatre pattes, un collier de chien autour de cou. Volokine fourra les mains dans ses poches. Kasdan se tenait toujours immobile. Il paraissait abasourdi.
— Je suis arrivé à la Colonia en 1968. J’avais 10 ans. Je venais d’un petit village près de Temuco, au pied de la Cordillère. Hartmann offrait la nourriture et l’école à tous ceux qui voulaient bien aider aux champs, travailler dans les mines, participer à sa chorale. Il nous apprenait les coutumes germaniques, la musique, l’allemand…
— Comment était la vie dans la colonie ?
— Spéciale, cousin. Très spéciale. D’abord, le temps s’était arrêté aux années 30. Je parle des membres du noyau dur. Pas des étrangers comme nous. Les femmes portaient des tresses et des robes traditionnelles. Les hommes des culottes de peau. On se serait crus au Land.
— Quelle langue parlaient-ils ?
— Avec nous, l’espagnol. Entre eux, l’allemand. Wie Sie befehlen, mein Herr ! Mais attention : la Colonie n’était pas une secte nazie. Pas du tout. Il y avait, disons, un air de famille. Je me souviens : des drapeaux, des étendards flottaient partout. Avec un sigle curieux : une silhouette oblique, étirée, qui rappelait l’aigle nazi. C’était comme l’ombre d’un idéal qui pesait sur nous. A la fois christique et maléfique.
— Je suppose qu’il y avait des règles strictes.
— C’était pas l’école du rire, c’est sûr. On vivait en complète autonomie. On produisait tout, sauf le sel et le café. Les hommes et les femmes n’avaient droit entre eux à aucun contact. Hartmann, et Hartmann seul, décidait des mariages. Ensuite, les couples mariés ne pouvaient pas se voir dans la journée. Ni même parfois la nuit. Le taux de natalité était strictement contrôlé. Dans les champs, dans les mines, il était interdit de parler, de siffler ou de rire. Des gardes et des chiens nous encadraient. Si je devais citer toutes les contraintes, on serait encore ici demain…
— Donne-nous quand même d’autres règles. Seulement quelques-unes.
— Hartmann considérait la civilisation moderne comme une corruption. Nous n’avions pas le droit de toucher à certains matériaux, comme le plastique, l’inox, le nylon. Ni de manger certains aliments ou de boire certaines boissons, comme le Coca-Cola. Nous n’avions pas le droit non plus d’effectuer, certains gestes comme se serrer la main. Ces contacts étaient considérés comme des souillures. Hartmann visait une existence absolument pure.
— Les engins modernes étaient aussi interdits ?
— Non. Hartmann n’était pas si bête. L’usage de l’électricité, des tracteurs, tout cela était autorisé. L’Allemand avait une propriété agraire à faire tourner et il savait s’y prendre. En réalité, il y avait deux zones. La zone « blanche », sans électricité ni la moindre source de pollution, où grandissaient les enfants. La zone électrifiée, qui comprenait l’hôpital, le réfectoire et tous les espaces agricoles.
— Cette existence était assez proche de celle des Amish, non ?
— Au milieu des années 80, un journaliste de La Nación a osé écrire un papier sur la Comunidad. Il l’a intitulé « les Amish du Mal ». L’appellation a été reprise ensuite par le magazine allemand Stern. Pas mal vu. Sauf que Hartmann ne suivait la loi d’aucun fondateur particulier. Il pratiquait une espèce de syncrétisme, fondé sur une ligne chrétienne très dure où se mêlaient des notions d’anabaptisme, de méthodisme et même de bouddhisme. Je crois qu’il avait fait un voyage au Tibet…
— A partir de quand as-tu été accepté dans la secte à proprement parler ?
— Très rapidement. A cause de ma voix. J’avais un don pour le chant. Cela avait l’air d’une chance mais ce n’en était pas une. C’était même carrément dangereux.
— Dangereux ?
— Dans le monde de Hartmann, les fausses notes se payaient cher.
— Qui dirigeait la chorale ? Wilhelm Goetz ?
— A cette époque-là, c’était lui, ouais. Après, il y en a eu d’autres…
— C’était lui qui vous punissait ?
— Parfois. Mais Goetz était plutôt une bonne pâte. Il y avait des surveillants pour distribuer les tannées.
— Comment viviez-vous ? A part le travail aux champs et la chorale ?
— En communauté. Nous mangions ensemble. Travaillions ensemble. Dormions ensemble. Il n’était pas question de famille, au sens traditionnel du terme. Hartmann appliquait le précepte de Dieu à Abraham : « Sépare-toi de ton pays et de ta famille. » Notre seul foyer, c’était la Colonie. Et dans une certaine mesure, on y trouvait une certaine chaleur. Les choses se corsaient après.
— Après ?
— A la puberté. Quand nous perdions notre voix d’ange, alors on passait à l’Agogé.
Le mot évoqua en Volokine une vague réminiscence.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
— Un mot grec, qui appartient à la tradition de Sparte. Sous l’Antiquité, les enfants de cette nation, à partir d’un certain âge, devaient quitter leur foyer pour être initiés aux pratiques de la guerre. C’est ce qui se passait dans la Colonie. Close-combat. Maniement des armes. Epreuves d’endurance. Et toujours, bien sûr, les châtiments…
— Vous aviez des armes à feu ?
— La Colonie possédait un arsenal. Elle était conçue comme une forteresse. Personne ne pouvait s’en approcher. Au fil des années, j’ai vu défiler toutes les innovations technologiques en matière de sécurité. Hartmann était paranoïaque. Il s’attendait toujours à une attaque. Sans compter l’Apocalypse, dont il nous menaçait, chaque soir, chaque matin. Une vie de fous.
Le Russe tentait d’imaginer le calvaire de ces enfants, perdus, châtiés, vivant dans un monde où le délire d’un seul homme faisait office de loi. Cette seule idée le rendait physiquement malade. Toujours le même truc. L’idée de souffrance chez les enfants touchait chez lui une membrane secrète. Un point sensible qu’il refusait de sonder.
— Parle-nous des châtiments.
— Cousin, ce n’est pas pour les cœurs fragiles.
— Ne t’en fais pas pour nous. Décris-moi ce que vous subissiez.
— Pas ce soir. Ne gâchons pas cette belle nuit de Noël.
— Nous avons traversé ta boîte. Pas mal, comme mise en bouche…
— Ma boîte est une clownerie. Je te parle maintenant de la souffrance, la vraie.
— Quelle est la différence ?
— La peur. Ici, tout le monde fait semblant. Chacun sait qu’en levant la main, la douleur s’arrêtera net. Le vrai tourment commence quand il n’y a pas de limite, excepté la volonté de ton bourreau. Là, oui, on peut parler de souffrance.
— C’est ce que tu as connu ?
— C’est ce que nous avons tous connu à la Colonie. Volokine n’insista pas. Il prit un chemin de traverse :
— Ces châtiments, à quelle occasion tombaient-ils ?
— On punissait la faute, mais pas seulement. Les sévices pouvaient s’exercer pour rien. Par surprise. En plein sommeil. N’importe quand. Des fois, quand on rentrait des champs, Hartmann jaillissait et choisissait quelques-uns des nôtres. Sans un mot, il nous emportait dans les sous-sols de la ferme principale. Nous savions ce qui nous attendait. Des trucs de son cru, impliquant des sondes, des injections, des produits chimiques. Hartmann se considérait comme un chercheur. Un scientifique. Bien sûr, la part spirituelle était toujours présente. Nous devions avouer nos fautes. Implorer le pardon et la grâce. A la fin du châtiment, nous devions même lui baiser la main. Dios en el cielo, yo en la tierra. Il était notre seul Maître ici-bas.
Kasdan, volontairement, mit les pieds dans le plat :
— Torturer des mômes, ce n’est pas très chrétien. Milosz éclata de rire :
— Cousins, vous n’avez rien compris à la philosophie de Hans-Werner Hartmann ! A ses yeux, il n’y avait rien de plus chrétien que cette souffrance. Vous n’avez jamais entendu parler de mortification, de macération ? Je crois qu’un petit cours de théologie ne vous ferait pas de mal. Écoutez-moi, mes oiseaux, parce que ce soir, je suis en verve…
« Pour atteindre la pureté, il y a la prière bien sûr. Mais surtout la souffrance. Le châtiment agit comme un agent purificateur. Il permet de dégraisser l’homme. C’est la clé de toute croissance spirituelle. Brûler le mal en nous. Consumer la part terrestre. La part charnelle. Jusqu’à devenir une âme pure et libre.
« Laissez-moi vous expliquer cette alchimie particulière. Un paradoxe, en quelque sorte. Parce qu’il faut s’absoudre de son corps mais en même temps, ce corps est un véhicule, un instrument de connaissance… A mesure qu’on souffre dans sa chair, le dialogue avec Dieu s’instaure. On devient martyr de soi-même. On devient un élu. Libéré de soi et du monde. Extra mundum factus…
Volokine lança un regard interloqué à Kasdan. Le Chat à neuf queues était le dernier endroit au monde où il se serait attendu à recevoir un cours de théologie. Milosz continuait :
— Ne faites pas cette tête, camarades. Je vous parle de sensations très concrètes. Vous n’avez jamais remarqué que, lorsque vous avez faim, votre conscience devient plus aiguë ? Vous accédez à un champ de conscience développé. Hartmann avait dû faire cette expérience dans le Berlin d’après-guerre. En pleine crise mystique, la faim augmentait ses visions, ses révélations… Il avait trouvé sa voie : la prière, le jeûne, les mortifications… Ces épreuves vous ouvrent l’âme, cousins. L’esprit s’affine, s’aiguise, jusqu’à voir Dieu. Les bouddhistes appellent ça l’éveil. Les soufis musulmans pratiquent ces exercices depuis des siècles.
« Mais chez les chrétiens, cette voie a un modèle précis. Celui du Christ. Le Messie est venu sur Terre dans la peau d’un homme. Il a souffert, physiquement, pour retrouver le chemin de Son Père. Sa souffrance a été le chemin. Il nous a montré la Voie.
« A Asunción, l’Imitation du Christ était devenue très concrète. Hartmann s’adressait avant tout aux enfants. Il cherchait donc des exemples frappants. Durant les séances de flagellation, il utilisait un bois particulier. Soi-disant le bois d’origine de la Couronne du Christ. Ainsi, les enfants, en souffrant, pouvaient s’identifier à Jésus. Comme un enfant ordinaire s’identifie à un héros télévisé lorsqu’il revêt un déguisement.
Volokine et Kasdan échangèrent un regard. S’ils avaient eu encore besoin d’un lien entre le passé et le présent, la Colonie et les meurtres actuels, c’était chose faite. Un putain de nœud bien serré autour de l’acacia du Jardin des Plantes…
Milosz ajouta, du velours dans la voix :
— Vous savez, toute cette souffrance n’était pas inutile. Nous assumions une mission… cosmique. Nous rachetions, par nos tourments, les péchés des hommes. Aux yeux de Hartmann, notre communauté était absolument nécessaire. Nous étions un foyer, une concentration de foi et de douleur, qui rééquilibrait, à son échelle, le monde des pécheurs…
Volokine reprit la parole. Il voulait revenir sur un terrain plus concret :
— Tout ça ne nous dit pas pourquoi, en 1973, la Colonie est devenue un centre de torture pour prisonniers politiques.
— Hartmann n’accordait pas le moindre crédit aux généraux de Santiago. Pas plus qu’il ne s’intéressait aux secousses politiques du pays. Non. Seul comptait le regard de Dieu posé sur nous. Seul comptait notre combat contre le démon !
— Je ne vois pas le rapport.
— Un des visages du diable était le communisme. Il fallait sauver les prisonniers égarés. Les faire parler, certes, mais aussi les purifier. En torturant, nous sauvions leur âme. Nous leur apprenions, pour ainsi dire, le dialogue avec Notre Père. Malheureusement, très peu survivaient. Il se passait aussi de drôles de choses à l’hôpital mais nous n’y avions pas accès. Les médecins y avaient repris ces bonnes vieilles expériences médicales des camps de concentration.
Milosz se déplaça sur son trône et produisit un cliquetis étrange. Volokine se demanda si l’obèse n’avait pas le cul vissé sur des tessons de verre.
— Combien de temps es-tu resté à la Colonie ?
— J’ai vécu son âge d’or, jusqu’en 1979.
— Tu as torturé des hommes à la Colonie ? Je veux dire : des prisonniers politiques ?
— Cela faisait partie de l’Agogé. J’avais 17 ans. J’avais connu le flux. Il était temps de découvrir le reflux. Oui, j’ai infligé les tourments qu’on m’avait imposés. Sans état d’âme. Un enfant n’a pas de repères. Il n’est que le résultat d’une éducation. Les tueurs de Pol Pot, au Cambodge, étaient des gamins. Au Liberia, les enfants jouaient au football avec les têtes qu’ils avaient tranchées eux-mêmes.
Milosz joignit ses mains en une posture de prière comique :
— Mon Dieu, pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font !
— Dans quelles conditions es-tu parti ?
— Je me suis sauvé. Ils ne m’ont pas poursuivi. Ils avaient d’autres chats à fouetter. La Colonie était devenue une véritable usine à torture. Et ils étaient certains que je crèverais en route. Ou que je serais arrêté par les militaires.
— Comment tu t’en es tiré ?
— Je suis descendu plein sud, jusqu’à Chiloe. J’ai embarqué avec des pêcheurs qui naviguaient sous pavillon australien. Une fois en Terre d’Adélaïde, j’ai rejoint l’Europe.
— Qu’as-tu fait ensuite ?
— Je me suis prostitué. J’ai découvert que la souffrance pouvait devenir un business. D’abord à Londres. Puis à Paris. J’ai fait prospérer ma petite affaire.
Volo tenta de revenir au cœur du sujet :
— Nous supposons que la voix des enfants est une des clés du meurtre de Goetz. Peut-être le mobile central. Qu’en penses-tu ?
— Hartmann poursuivait des recherches sur la voix humaine mais il est mort avec son secret.
Kasdan s’énerva tout à coup :
— Bon Dieu, mais que cherchait-il ?
— Personne n’a jamais su. Quand je vivais à la Colonie, il y avait des rumeurs… On disait que Hartmann avait fait une découverte, à l’époque des camps de concentration. A propos de la voix. Je ne sais pas quoi. Il possédait des enregistrements de cette période. Il enregistrait aussi nos séances de torture. Il s’enfermait des journées entières pour écouter ces hurlements.
Milosz marqua un temps, puis reprit la parole, un ton plus bas :
— Je ne sais rien de votre enquête. Je ne sais pas ce que vous cherchez. Mais si la Colonie est impliquée, alors ce secret l’est aussi. Cette découverte a existé. Elle a contaminé tous ceux qui s’en sont approchés. C’est un secret qui peut tuer et provoquer une réaction en chaîne. Même aujourd’hui.
— Tu parles de la secte au temps présent ?
Le chauve arbora un sourire, du bout de ses lèvres épaisses :
— Vous m’avez l’air de patiner sec, mes canards.
— Si tu sais quelque chose, c’est le moment de nous affranchir.
— La secte ne s’est jamais dissoute. Asunción existe toujours.
— Où ?
— On a parlé du Paraguay. Des îles Vierges. Du Canada. Mais pour moi, c’est l’hypothèse la plus folle qui est la bonne.
— Quelle hypothèse ?
— Hartmann et sa clique se sont installés en Europe. Ici même, en France, pour être précis. Après tout, votre délicieux pays est une terre de tolérance, non ?
Volokine jeta un regard à Kasdan : il y lut la stupeur qu’il éprouvait lui-même. Un tel postulat éclairait d’un coup de multiples aspects de l’affaire.
— Qu’est-ce que tu sais sur cette implantation ?
— Rien. Et je ne tiens pas à m’en mêler. Mais l’idée n’est pas absurde. Des centaines de sectes se sont développées en France. Pourquoi pas la Colonie ?
— Qui la dirigerait ?
— Le roi est mort. Vive le roi ! L’esprit de Hartmann règne toujours. Parmi ses « ministres », il y en a forcément un qui a pris la relève.
Volokine réfléchit. Une secte fondée sur le mal et le châtiment. Une communauté qui torture des enfants et vit selon des règles à coucher dehors. Il en aurait forcément entendu parler à la BPM.
Une violente nausée stoppa ses pensées. Il se sentit mal, à ne plus tenir debout. Ses muscles étaient tétanisés. Sa poitrine écrasée, au point de lui briser les côtes. Le manque ? Il n’eut plus qu’une idée : en finir avec l’interrogatoire.
— Pour trouver la Colonie, insista Kasdan, tu n’as aucune piste à nous donner ?
— Aucune. Et vous n’en trouverez pas. Si la secte est en France, croyez-moi, elle est invisible.
Volokine recula vers la porte : il fallait qu’il sorte. Kasdan parut prendre conscience du problème. Il avança d’un pas et provoqua le colosse :
— Tu as encore peur d’eux, non ?
— Peur ? Milosz n’a jamais peur. On ne peut plus lui faire de mal. Impossible.
Le maître SM s’appuya sur un des accoudoirs du trône, produisant à nouveau un bruit de bouteilles qui s’entrechoquent.
Volokine, en reculant, voyait la scène palpiter à travers un voile sombre.
— Qu’est-ce que vous croyez ? Que ma formation n’a laissé aucune trace ? Le mal m’habite depuis toujours, cousins. Mais je suis immunisé.
Volokine atteignit la porte. Il sentait dans l’air l’imminence d’une explosion, d’une déflagration maléfique.
— Milosz ne craint pas le Mal. Milosz est le mal.
D’un geste, il ouvrit les pans de sa cape noire. Son torse gras et nu portait une multitude de ventouses, à l’ancienne. Des globes de verre qui lui suçaient la peau en abritant chacun un cauchemar bien spécifique — sangsue, scorpion, mygale, frelon… Une légion tout droit sortie d’un delirium tremens, dévorant ses chairs rougies et sanglantes.
— Allô ?
— C’est Volokine.
— Quoi ?
— Cédric Volokine.
Le téléphone avait sonné douze fois avant qu’on ne décroche. A 4 heures du matin, ce n’était pas étonnant. Le silence à l’autre bout de la connexion, comme ouaté, enveloppé d’obscurité et de sommeil.
— Putain…, reprit enfin la voix. Ça va pas non ? T’as vu l’heure ?
— Je suis sur une enquête.
— Qu’est-ce que j’en ai à foutre ?
— J’ai besoin de te parler.
— De quoi, nom de Dieu ?
— Des sectes en France.
— Ça peut pas attendre demain, non ?
— On est demain.
Nouvelle pause. Volokine lança un coup d’œil convaincu à Kasdan, comme s’il était en train d’ouvrir un coffre-fort sur le point de céder.
— Où tu es, là ?
— Devant chez toi.
— J’y crois pas…
Le moment de porter l’estocade.
— Tu me dois, Michel. Ne l’oublie pas. L’homme libéra un profond soupir puis grommela :
— Je vous ouvre. Et faites pas de bruit. Tout le monde dort ici. Volokine coupa le portable de Kasdan, connecté sur le haut-parleur. Il allait sortir de la voiture quand l’Arménien dit :
— Attends. J’aime savoir où j’en suis. Ce mec, c’est qui ?
— Michel Dalhambro. Un mec des RG. Il a participé au groupe d’études qui a recensé les sectes dans les années 90. Aujourd’hui, il appartient à une « mission de lutte contre les dérives sectaires ». Il connaît le truc à fond.
— Pourquoi tu lui as dit : « Tu me dois » ?
— Une longue histoire.
— Le temps qu’il trouve ses pantoufles, tu peux m’affranchir. Volokine prit son souffle. Les dates, les faits, en une version compacte :
— C’était en 2003. Les gars des RG avaient une association dans le collimateur. Pas vraiment une secte. Un centre d’enfants handicapés mentaux, à Antony. Ils pratiquaient des soins à tendances ésotériques. Dans la nomenclature des RG, on appelle ça un « groupe de guérison ». Les dirigeants demandaient des sommes importantes aux parents et leurs pratiques n’avaient pas l’air très nettes.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Dalhambro a mené l’enquête. Il a interrogé le directeur. Il a rédigé un rapport en béton. Selon lui, le gars était blanc comme neige.
— C’est tout ?
— Non. Un an plus tard, des parents ont porté plainte. Ils ne parvenaient pas à récupérer leurs gosses. Le dossier est arrivé chez nous, à la BPM. Je suis allé au centre et j’ai interrogé le directeur. A ma façon. Le gars s’est mis à table.
— Que se passait-il ?
— Il emmenait ses petits attardés, par deux ou trois, dans sa voiture, pour des balades sur les parkings. Il les violait. Il les forçait à s’attoucher. Il les filmait. Si Dalhambro avait senti le vent, on aurait pu éviter un an de souffrance aux mômes.
— Personne n’est à l’abri d’une erreur.
— C’est pour ça que j’ai déchiré son rapport. Personne à la PJ n’a su à quel point Dalhambro s’était planté. Depuis ce jour, il me doit. Quand je ne sais plus où dormir, il m’invite. Je sais que j’ai toujours chez lui une assiette au chaud.
Kasdan ouvrit sa portière, affichant un large sourire :
— On est vraiment une grande famille. Volo jeta un œil au pavillon.
— J’espère que c’est le bon. Ils se ressemblent tous.
Michel Dalhambro vivait dans un village stéréotypé, aux abords de Cergy, composé de pavillons absolument identiques. Dans la nuit, les boules des réverbères se détachaient à la manière de lunes de poche. Le long des allées, les maisons, toits rouges et façades de crépi blanc, se déployaient à perte de vue, comme des jouets sur une chaîne de production.
Les gens qui habitaient ici finissaient-ils par tous vivre, penser, bouffer de la même façon ? Ou était-ce le contraire ? S’étaient-ils réunis ici parce qu’ils partageaient une seule et même existence ? Kasdan songea à une monstrueuse secte, dont le lavage de cerveau était soft, invisible, indolore. Un conditionnement fondé sur les publicités, les jeux télévisés, les centres commerciaux. En un certain sens, le clonage existait déjà. On pouvait mourir ici. L’Être, au sens philosophique du terme, se poursuivait, dépassant chaque individualité.
Volokine frappa avec précaution. Il semblait remonté. Pourtant, cela faisait plusieurs heures qu’il n’avait ni mangé ni fumé. Son comportement était un mystère. Le gamin paraissait traverser des secousses intimes, anticyclones, dépressions, éclaircies, qui ne regardaient que lui. Mais l’enquête semblait saturer son corps et son esprit. Au point d’en balayer le manque ?
Michel Dalhambro était un mec épais, de taille moyenne, dont la quarantaine ne possédait aucun signe distinctif. Quelque chose de gras évoquait chez lui un hot-dog ou un hamburger. Sa peau, mi-mate, mi-orange, rappelait les croûtes de pain de la junk-food. Les traits bouffis de sommeil, hirsute, le menton bombardé de picots de barbe, il portait un sweat-shirt de marque CHAMPION et un pantalon de jogging trop court, qui lui faisait une culotte de zouave.
Il barra ses lèvres de son index :
— Faites pas de bruit. Les gamins dorment au premier. Et retirez vos godasses. Si ma femme vous voit, elle vous vire au fusil.
Les deux partenaires s’exécutèrent et franchirent le seuil pour découvrir que le clonage continuait à l’intérieur. Pas un meuble, pas un tableau, pas un bibelot qui ne devait être reproduit à des milliers d’exemplaires dans les autres pavillons. Kasdan se força à détailler cette décoration à crédit.
La pièce blanche faisait à la fois office de salon et de salle à manger. Au fond, au pied d’un escalier, deux canapés en « L », face à l’inévitable écran plat. Plus près, une table ronde entourée de chaises formait l’espace-repas, avant une porte qui s’ouvrait sur la cuisine. Des bibliothèques chargées d’objets exotiques plutôt que de livres. Des coffres, des tapis, des commodes en droite provenance d’Ikea. Taches de couleur à peu près aussi inspirées qu’une mire de télévision.
Dalhambro chuchota :
— Faites gaffe aux cadeaux !
Près de la baie vitrée, un sapin clignotait mollement, entouré de paquets argentés ou bigarrés. Kasdan éprouva une gêne. Guirlandes, étoiles, boules scintillantes, tout semblait confit dans une gelée d’ennui et de banalité.
— Café ?
Ils acceptèrent d’un signe de tête et s’installèrent autour de la table, sans retirer leurs treillis. Kasdan se dit qu’ils ne valaient pas mieux que cette petite vie conforme. Ils puaient la nuit glacée. Ils puaient la merde. Ils puaient cette odeur de solitude et d’abandon des SDF — et ils n’avaient rien à faire dans cette maison réconfortante.
Dalhambro déposa sur la table un plateau avec trois tasses fumantes.
— Cette enquête, ça pouvait pas attendre, non ? Volokine fit glisser un sucre dans son café :
— Je t’ai dit que c’était hyper-chaud.
— Un rapport avec le meurtre de Saint-Augustin ?
— T’es au courant ?
— C’est passé au journal de 20 heures.
— C’est lié, ouais.
— Et le lien avec la BPM ?
— Laisse tomber.
Le Russe désigna un ordinateur portable, posé sur un coin de la table :
— Tu peux effectuer une recherche de chez toi ?
— Ça dépend sur quoi.
— A ton avis ?
Dalhambro but son café cul sec puis plaça l’ordinateur devant lui. Il chaussa des lunettes et marmonna :
— Nous avons un nouveau programme, qui recense toutes les sectes en France. (Il pianotait à une vitesse impressionnante.) Attention : c’est un programme secret. On n’a eu que des emmerdes avec notre première liste, dans les années 90. En France, le culte religieux est un droit libre et démocratique. Aujourd’hui, on doit parler de « dérives sectaires »… Et pour bouger, il nous faut du lourd. Escroqueries, viols psychiques, séquestrations…
Kasdan eut un élan de curiosité :
— Combien y a-t-il de sectes en France ?
— On dit : « mouvements spirituels ». C’est fluctuant. Ça dépend si on prend en compte les groupuscules sataniques, les groupes intégristes islamiques. Mais je dirais plusieurs centaines. Au moins. Pour 250 000 personnes impliquées.
Dalhambro leva les yeux au-dessus de ses lunettes :
— Bon. Votre groupe, là, c’est quoi ?
— On sait pas grand-chose, répondit Volokine. Il est d’origine germano-chilienne. A une époque, quand il était implanté en Amérique du Sud, il s’appelait la « Colonie Asunción ». Son chef spirituel était Hans-Werner Hartmann. Un genre de nazi, qui doit être mort aujourd’hui mais qui a fait école. On pense qu’ils sont plusieurs centaines et qu’ils se sont installés en France à la fin des années 80.
Le flic des RG tapait toujours, intégrant chaque donnée.
— Leur credo, continua Volo, s’appuie sur le châtiment corporel et sur le chant. Deux voies pour atteindre à la pureté spirituelle.
— Encore des gens équilibrés.
— On suppose qu’ils conditionnent des enfants, jusqu’à les transformer en assassins. Ces enfants-tueurs seraient impliqués dans trois meurtres récents, dont celui du prêtre de Saint-Augustin. (Volokine lança un regard à Kasdan.) A notre avis, ce n’est que l’arbre qui cache la forêt. Nous soupçonnons aussi des enlèvements de gamins. Des expérimentations humaines. Dalhambro eut un sifflement ironique :
— Vous êtes sur un gros morceau.
— Ça ne te dit rien ?
— Que dalle.
Il pianotait toujours. Rajusta ses lunettes :
— Quelle tendance spirituelle ? Evangélique ? Syncrétique ? New Age ? Orientaliste ? Guérisseurs ? Ufologique ? Alternatifs ?
— Plutôt chrétiens.
— Quelle branche ? Catholiques ? Protestants ? Apocalyptiques ?
— On les a comparés aux Amish. Mais leur culte paraît vraiment… unique.
— J’ai l’habitude. Ils ont tous leur petite originalité. Ont-ils une activité professionnelle ?
— Au Chili, ils possédaient une propriété agricole et des mines. Peut-être qu’ils ont développé une de ces spécialités sur le territoire français.
Dalhambro joua encore du clavier puis appuya sur la touche ENVOI. L’ordinateur ronronna durant plusieurs secondes.
— Je n’ai rien.
— Sûr ?
— Certain. Avec tes données, le programme aurait dû percuter. Vous faites fausse route, les gars. Il n’y a rien en France qui ressemble de près ou de loin à votre histoire.
Les partenaires restèrent silencieux. Kasdan savait que Volokine pensait comme lui. Après ce rendez-vous, ils n’avaient plus rien. Rien d’autre qu’un Noël qui ne les concernait pas. Et un épuisement aussi lourd que la masse d’une étoile froide.
Ils se levèrent. Dalhambro puisa dans sa poche de jogging un paquet de Gitanes. Il en proposa à ses invités qui refusèrent. Il enjamba les cadeaux, ouvrit la baie vitrée et alluma une cigarette, plongeant son bras droit à l’extérieur et secouant vigoureusement la main gauche, afin de chasser toute fumée.
— Je le sens pas, votre truc. On parle de gros délits, là. Homicides, violences, lavages de cerveaux. Il y aurait forcément eu des plaintes. Vos mecs ne sont pas en France.
— Tu peux tout de même gratter ? demanda Volokine. Peut-être qu’ils ont changé de nom. Qu’ils se sont constitués une façade honorable. Peut-être qu’ils sont répertoriés sous le nom d’une coopérative agricole ou d’une société minière…
— Mon truc, fit-il en tenant toujours sa cigarette au-dehors, c’est les sectes. Pas les OGM.
— Tu vois ce que je veux dire.
Au bout de quelques taffes, Dalhambro extirpa de sa poche une petite boîte en fer dans laquelle il écrasa son mégot. Il referma la boîte, la glissa dans sa poche, attrapa une bombe odorante derrière un rideau. Il pulvérisa quelques nuages dans le salon et ferma la baie vitrée. Mme Dalhambro ne semblait pas être un modèle de tolérance.
— Les mecs, conclut-il en frappant dans ses mains, je ne vais pas vous déranger plus longtemps, comme on dit. Mes gosses vont se réveiller dans deux heures et je vais passer ma matinée à assembler des jouets incompréhensibles. Alors, j’aimerais dormir un peu…
Le Russe insista :
— Tu pourras jeter un œil ?
— Je vais voir…
— Aujourd’hui ?
— Tout ce que je peux faire, c’est gratter sur les autres pays d’Europe. Interpol possède un département consacré aux mouvements sectaires. Je vais consulter leur programme. Mais je ne pourrai appeler personne. Pas aujourd’hui.
Dalhambro les poussait vers la porte. Volokine ne bougeait pas. Il semblait vissé au sol. Il y avait quelque chose de pathétique dans son insistance.
— Tu n’as jamais entendu parler de sectes maléfiques, qui préconisent le meurtre ?
— Pas en France, non. Ici, les sataniques jouent à touche-pipi. Et même ailleurs. Il faudrait remonter à Charles Manson, aux États-Unis. Ou au Mexique, où on pratique la « Sangria ». Ou encore en Afrique du Sud, où règne toujours la sorcellerie. Ça fait un peu loin de chez nous, non ?
Dalhambro ouvrit sa porte et eut un geste sans équivoque : « Bonsoir chez vous. »
En quelques secondes, ils étaient dehors. En quelques secondes, ils étaient nulle part.
— T’es sûr de ton coup ?
— Non. Mais je veux vérifier. Volokine avait insisté pour prendre le volant. Ils roulaient sur l’autoroute A86, en direction du port de Gennevilliers. Le Russe conduisait penché sur son volant, comme s’il voulait le tordre. A peine leur visite achevée, il avait expliqué :
— Pendant que Dalhambro pianotait sur sa bécane, il m’est revenu un détail. Milosz a expliqué que Hartmann considérait la civilisation moderne comme une corruption. Qu’il interdisait à ses disciples de toucher certains matériaux, comme le plastique.
— Ça t’évoque quelque chose ?
— Hier matin, j’ai interviewé Régis Mazoyer. Vous savez, cet ancien chanteur devenu garagiste. Il était 6 heures du matin. Le type bossait déjà. Le truc étrange, c’était qu’il manipulait le métal à mains nues mais, quand il m’a préparé du café, il a chaussé des gants de feutre. Il m’a expliqué qu’il était allergique au plastique. Vous connaissez beaucoup de gens allergiques au plastique ?
— Personne.
— On est d’accord. Il pourrait y avoir une explication à ce geste bizarre. Ce type a peut-être passé du temps dans la Colonie, version française. Et il en a conservé des tics.
— Pourquoi serait-il allé dans la secte ?
— Pour chanter. Quand il avait 12 ans, Régis Mazoyer avait une voix extraordinaire. Vous l’avez entendue. L’Ogre avait peut-être repéré le gosse…
— Et Mazoyer ne t’en aurait pas parlé ?
— Il m’a seulement mis sur la voie. A mon avis, il a peur. Il m’a donc laissé entrevoir la piste, me parlant d’El Ogro et me soufflant qu’il avait suivi des stages de chant. L’un d’eux s’est passé chez Hartmann, j’en suis sûr. Et sa mue précoce l’a sauvé d’un danger.
— Quel danger ?
— Je sais pas. Mais il peut nous en dire plus. Après ça, on va se coucher.
Volokine prit la sortie « Port de Gennevilliers ». Ils ne parlaient plus. Leur silence était comme un pacte. Kasdan était secrètement reconnaissant à Volokine d’avoir eu cette idée. Ils étaient possédés par le syndrome du requin. S’ils s’arrêtaient, ils crevaient…
Après un dédale d’échangeurs et de bretelles, ils traversèrent une zone industrielle, qui faisait courir dans la nuit les lignes de ses entrepôts et de ses parcs de stationnement. Kasdan songea à de grandes feuilles tracées au fusain. Des esquisses. Des brouillons. Des plans. La banlieue industrielle, c’était ça : des lignes, des formes, toujours grises, jamais achevées, jetées à la surface de la terre.
Volokine ralentit dans une rue en contrebas, au pied d’un vaste parvis, cerné de barres d’immeubles plantées en « U ». Des devantures éteintes s’égrenaient, puis des box de parking.
Le Russe se gara sur le parc de stationnement, en face. Il stoppa le moteur. Tira le frein à main. Trop fort, au goût de Kasdan.
— Bienvenue à la cité Calder. Le mec a installé son garage dans plusieurs de ces box. Je suis sûr qu’on va le trouver à cette heure. Il bosse très tôt. Et il dort dans son garage.
Ils sortirent dans la nuit. Des fantômes de buée s’exhalaient de leurs lèvres.
Kasdan rappela le petit :
— Tu fermes pas la bagnole ?
— Vous n’avez même pas de télécommande.
— Justement. Tu risques pas de laisser une portière ouverte par distraction.
Volokine soupira et verrouilla les portes à la main. Ils s’orientèrent vers les garages. L’un des rideaux de fer était ouvert à mi-hauteur, laissant filtrer une faible lumière. Ils s’approchèrent.
Aucun bruit. Le Russe frappa sur la paroi. Pas de réponse. Il se baissa pour voir à l’intérieur, sous la cloison entrouverte.
La seconde suivante, il reculait en étouffant un juron et en dégainant son Glock.
Kasdan s’écarta en un geste réflexe. Il tenait déjà son Sig Sauer.
Les deux flics se plaquèrent à droite et à gauche de la porte, sans un mot. En un parfait accord, ils levèrent le cran de sûreté de leur arme et tirèrent sur le ressort de la culasse.
Volokine fit une sommation.
Pas de réponse.
Cinq secondes.
Dix secondes.
D’un signe de tête, Volo fit comprendre : « Moi, le premier. » Il se glissa sous le volet, Glock en avant. Kasdan le suivit. À l’intérieur, une lanterne était accrochée au pont élévateur, diffusant une faible clarté. Ce n’était pas la lumière qui frappait mais l’odeur. Sourde, métallique, pleine de rancœur. L’odeur du sang.
Du sang en quantité astronomique.
Du sang comme du vin macérant au fond d’une cuve.
Volokine enfonça sa main à l’intérieur de sa manche. A tâtons, le long du mur, il trouva un commutateur.
La lumière jaillit, et la gerbe avec.
L’atelier de Régis Mazoyer avait été transformé en abattoir.
Du sang, partout. Sur les murs. Sur le sol, en flaques coagulées. Sur le rebord de l’établi, en croûtes épaisses. Dans la fosse, en traînées noires. Sur les instruments de mécanique et les pneus, en éclaboussures séchées.
Et partout, des empreintes de pas.
A l’œil nu, du 36.
Kasdan pensa : « Changement de modus operandi. » Les mômes avaient torturé et mutilé le garagiste avant de le tuer. Une autre idée traversa son esprit. Peut-être avaient-ils procédé comme d’habitude, détruisant d’abord ses tympans, mais la victime avait survécu à ses blessures. Son cœur avait poursuivi son activité. Le sang avait couru dans le corps — et giclé partout.
Au fond de la pièce, entre un cric et une pile de pneus, le cadavre mutilé était assis par terre, dos au mur, visage baissé. Pratiquement dans la même position que Naseer. Sauf que l’ancien chanteur tenait ses bras croisés sur son ventre. Kasdan s’approcha. La victime était blottie dans une mare noire, encore fraîche. Le meurtre ne datait que de quelques dizaines de minutes…
Tout en percevant la réalité de chaque détail, Kasdan était assailli par des visions de cauchemar. Des artères tranchées crachant leur jus. Des muscles vibrant sous l’effet des spasmes d’agonie. Un corps se vidant avec frénésie. Les dernières convulsions d’un sacrifice humain.
Kasdan sentit soudain qu’il touchait un point crucial.
Un sacrifice.
Du sang versé pour Dieu.
Volokine avait déjà enfilé des gants. Un genou au sol, se tenant à la frontière de la flaque, il tourna la tête de la victime. Des traînées noires avaient coulé de son oreille gauche. Il vérifia l’autre côté. Traces identiques. Confirmation. L’homme avait été assassiné par les tympans. Mais la technique n’avait pas fonctionné. Mazoyer avait survécu.
Cela n’avait pas arrêté les tueurs.
Ils s’étaient acharnés sur leur victime agonisante.
Volokine releva le visage de Régis. Il avait la bouche fendue d’une oreille à l’autre, plaie sombre révélant les pointes blanchâtres des dents au fond des chairs sectionnées. Toujours ce sourire béant, atrocement comique, rappelant, comme chez Naseer ou Olivier, l’expression sarcastique d’un auguste défiguré.
Mais cette fois, toute la surface du visage avait été attaquée au couteau, au point que la peau ressemblait à un champ de labour. Hérissé. Retourné. Un coup en particulier avait déformé le côté gauche, enfonçant l’œil en une tuméfaction de boxeur, alors que l’autre paraissait blanc et écarquillé, prêt à tomber.
Kasdan voyait maintenant ce qui intéressait Volokine. Le garagiste portait un bleu de chauffe, raidi d’hémoglobine. La fermeture Éclair en était descendue sur la poitrine. Les deux bras qu’il croisait sur son ventre se fondaient en une boue sombre, en voie de coagulation. Avec lenteur, le Russe attrapa l’une des manches et tira. Le mort semblait serrer un objet contre lui.
Volo n’eut pas à forcer. La raideur cadavérique n’avait pas encore joué. L’objet apparut, contre le ventre. Le cœur de l’homme. Sombre. Luisant. En y regardant de plus près, ce n’était pas seulement la combinaison qui était ouverte mais les chairs du thorax. Ou plutôt, chairs et fermeture Éclair béaient en une seule et même rivière noire.
Volokine ne dit rien. Il paraissait aussi froid qu’une barbaque congelée. Kasdan non plus ne réagissait pas. Ils avaient franchi un seuil de non-retour — et tout ce qu’ils découvraient maintenant leur semblait étranger à la réalité.
Au monde tel qu’ils le connaissaient.
Au fond, ni lui ni le Russe n’étaient étonnés.
L’explication était barbouillée au-dessus de la victime, en lettres de sang :
L’écriture. Toujours la même. Liée. Appliquée. Enfantine. Kasdan songea à un atelier de dessin ou de découpage, comme on en organise dans les classes d’école primaire.
Volokine auscultait toujours le corps.
Palpant le torse, glissant ses doigts dans les chairs ouvertes.
Soudain, il bascula en arrière et tomba le cul sur le sol.
Kasdan braqua son arme, sans comprendre.
Il leur fallut quelques secondes pour saisir la situation.
La sonnerie d’un téléphone.
Sur le cadavre.
Volokine scruta les mains de Kasdan : il n’avait pas enfilé de gants. Le Russe se mordit les lèvres. Se releva. Palpa les poches du mort.
Il trouva l’appareil.
Ouvrit le clapet et écouta.
Il braqua le combiné dans la direction de Kasdan. L’Arménien tendit l’oreille : des rires.
Des gloussements d’enfants, entrecoupés de bruits de cannes.
La connexion s’interrompit.
Les deux partenaires restaient figés.
Alors, ils entendirent le tapotement, tout proche.
Léger, furtif, insistant.
Les enfants-tueurs étaient là, dehors.
Ils les attendaient.
Le parvis était désert. Deux cents mètres de long. Fermé sur trois côtés par des immeubles de plusieurs dizaines d’étages. Derrière, la haute cheminée fumait à gros panaches. Au-delà, le ciel. Toile bleue qui avait éliminé en cette nuit tout nuage, et présentait une pureté impassible, froide et lisse. Une luminescence sans limite qui avait l’intensité, dans la clarté de la lune, d’une toile d’Yves Klein.
Volokine fit quelques pas, les deux poings noués sur son Glock. Les enfants n’étaient pas là. Il regarda Kasdan, qui tenait aussi son arme braquée sur le grand vide. L’Arménien semblait fluorescent dans le lait bleuté de la nuit, comme s’il était recouvert de minuscules cristaux. Le Russe comprit qu’il avait la même apparence. Deux poissons prisonniers de leur croûte de sel. Leurs yeux, taches blanches et noires, suspendues dans l’immobilité de l’instant, ressemblaient à des stalactites. Le seul mouvement du tableau était la buée qui s’échappait de leurs lèvres.
Ils ne dirent pas un mot — mais se comprenaient.
Tous les flics vivent pour de tels moments.
Et eux n’avaient vécu depuis cinq jours que pour cette minute.
Ils avancèrent sur le parvis.
Bras tendu à l’oblique, canon pointé vers le sol.
Les barres d’immeubles étaient absolument opaques. Pas une fenêtre allumée. Silence total, à l’exception, au fond du paysage, du sourd martèlement d’une usine. Le rythme d’un cœur géant, enfoui dans un corps d’acier et de béton.
Ils marchèrent encore, à découvert.
Leurs silhouettes se détachaient sur l’esplanade avec la précision d’un scalpel. Leur ombre collait à leurs pas, mandibule d’insecte finement découpée.
Ils tendaient l’oreille. Les tapotements de bois avaient disparu. Seule la cadence du site industriel, au-delà des cités, secouait les plis de l’ombre.
Puis, soudain, un rire.
Les deux flics braquèrent leurs automatiques dans cette direction.
Puis un autre ailleurs.
Des gloussements étouffés.
Des pas précipités.
Répartis aux quatre coins du parvis.
Kasdan et Volokine avançaient lentement, pivotant plus lentement encore, dessinant avec leurs bras armés des arcs vers les murailles qui les cernaient.
Un rire, une nouvelle fois.
Une cavalcade.
— Ils jouent, murmura Volokine. (La buée, entre ses syllabes.) Ils jouent avec nous.
Ils se déployaient, s’éloignant l’un de l’autre, se dirigeant chacun vers un immeuble, à gauche et à droite. Les ricanements fusaient, s’évanouissant aussitôt. Sous les porches. Les escaliers. Les buissons de troènes. Impossible de les localiser exactement.
Soudain, au pied de la barre du fond, une faille d’argent scintilla.
Volokine plissa les yeux. L’éclat disparut. Il songea au chrome d’une arme. La lumière brilla de nouveau, dix mètres plus à droite. Puis encore une fois, tout à fait à gauche, à trente mètres.
Le Russe lança un regard interrogateur à Kasdan : il ne comprenait pas. Les yeux écarquillés, l’Arménien ne semblait pas plus avancé que lui. Que signifiaient ces éclairs ? Volokine pensa à l’équivalent d’un sifflement, mais traduit en lumière. Ces flashes avaient l’acuité d’un larsen, d’une lame sonore.
Nouveau flash.
Nouveau miroitement.
L’impression exacte était qu’on agitait des miroirs devant eux, captant le reflet de la lune et le renvoyant dans une version, tranchante, acérée. Oui, des lames de lune les éblouissaient. Les éclaboussaient. Aiguës comme des giclées de mercure. Volokine comprit.
Les enfants étaient là, au pied de la nuit.
Enveloppés dans des manteaux noirs, leurs corps étaient invisibles, mais ils portaient des masques. Des masques de métal… Chacun d’eux tenait aussi une baguette de bois clair, dénuée d’écorce. Sans aucun doute l’acacia seyal, débarrassé de ses épines…
Bruits de course, à gauche. Volokine pivota. Des rires, plus loin. Un éclat, à droite. Le flic ne savait plus où donner de la tête. Les enfants s’éclipsaient, aussitôt apparus, sous les escaliers, derrière les troènes.
Il fit trois pas en avant, vers le bâtiment de gauche. Par-dessus son épaule, il lança un regard vers Kasdan, qui s’approchait de l’immeuble de droite. Les deux hommes se tenaient maintenant à cent mètres l’un de l’autre. Volokine longea un premier buisson couvert de givre.
Le silence. Le vent. Le froid.
Un détail se précisait. Un bruit à peine audible, derrière le taillis, apporté par une rafale puis balayé par une autre. Les enfants chuchotaient. Ils préparaient un coup. Volokine suivit la haie, essayant de voir au travers. Sous la lune, la visibilité était parfaite. Il braquait son Glock mais une certitude ne le lâchait plus. Il ne ferait pas usage de son arme. Jamais il ne ferait feu contre de tels adversaires.
Le combat était perdu d’avance.
Il était impuissant face à ses ennemis.
Cailloux crissants. Mottes de terre gelées. Il longeait toujours les troènes. Le murmure s’était arrêté. La haie prit fin. Volo bondit vers la gauche, braquant l’espace étroit entre ce buisson et le suivant.
Personne.
Le flic fit jouer ses doigts sur la crosse. Malgré le froid, un film de sueur vernissait son visage. Son cœur s’était décroché. Tombé au fond de son estomac.
Il reprit sa marche. Lente. Tendue. Et en même temps flottante. Tout lui paraissait distancié. Sa conscience jaillissait hors de son corps, planant autour de lui. Il posait un regard neutre, presque abstrait, sur son environnement. Il s’échappait de l’instant, de la tension, de la menace… Frottement sur sa gauche.
Il réagit avec un centième de seconde de retard : l’enfant était sur lui.
Volokine s’arrêta. Ou plutôt, ce fut l’instant — le temps, l’espace, l’univers — qui s’arrêta, se démultipliant à l’infini. Il vit ce qu’il ne pouvait croire. Le masque de l’enfant. Fondu dans du métal scintillant, sculpté à coups de marteau. Des bosses, des crêtes, des creux chahutaient sa surface.
Le Russe, d’une manière absurde, songea aux balles d’argent fondu que les héros des bandes dessinées de son enfance utilisaient pour tuer les loups-garous.
Cette nuit, le loup-garou, c’était lui.
Les traits du masque le subjuguaient.
Un masque antique, à l’expression outrée. Joie. Rire. Douleur. Grands losanges noirs pour les yeux. Orifice plus grand encore pour la bouche. La grimace était dilatée, comme écartelée par l’âme qui se tenait derrière. Dans le théâtre antique, chaque sentiment se dressait sur la scène, grandiose, universel. Volokine pensa : « Tu es un enfant-dieu… »
A cet instant, l’enfant murmura :
— Gefangen.
Il planta son couteau dans la cuisse de Volokine.
Le flic hurla. Parvis et ciel se mirent à tanguer. Deux miroirs sombres, avec la cheminée et les immeubles qui vacillaient entre les deux surfaces. Il tenta de se reprendre mais déjà, l’équilibre lui échappait. Il baissa les yeux sur sa plaie, sentant la brûlure proliférer à la vitesse de la lumière à travers son corps. Il vit la petite main enfoncer la lame jusqu’à la garde. Il pensa, en mode staccato : garde en bois, couteau du XIXe siècle, Amish du Mal…
Puis il eut un hoquet, alors que le sol tournait pour de bon, renversant le ciel dans le même mouvement. Il voulut attraper le bras du gamin de la main gauche mais manqua son coup.
Il tomba à genoux.
Loin, très loin, il perçut le cri de Kasdan qui courait vers lui :
— VOLO !
Puis, tout près, avec une intimité bouleversante, il entendit le rire, derrière le masque. Un rire de triomphe. L’enfant n’avait pas lâché le manche du couteau. Il appuya de toutes ses forces, à deux mains, et brisa la lame au fond de la blessure. CLAC.
La douleur gagna plusieurs degrés. Volokine fixa l’expression figée du masque, fracassée de lumière lunaire. Calmement, il songea à un cours qu’il avait jadis suivi à la fac, sur « les racines de la mythologie grecque ». Il songea au commencement du monde, au dieu créateur, Ouranos, à ses noces avec la Terre, Gaïa. Il songea à ses enfants, les Titans, dont Cronos, qui coupa les organes génitaux de son père.
— Des enfants-Titans…
Il voulut hurler mais sa langue s’était dilatée dans sa bouche. Il s’écroula.
Sa tempe claqua sur le sol comme un clap de fin. Il vit en image verticale : le sol, la cheminée, la lune — et l’ombre de Kasdan, immense, démesurée, le treillis battant au vent, brandir droit devant lui son Sig Sauer.
Volokine voulut crier « non ! » mais il vit la flamme blanche de l’arme exploser. Le ciel se révéla, comme sous l’effet d’un éclair. Les tours s’imprimèrent en négatif.
Kasdan avait manqué sa cible — les enfants-dieux étaient immortels.
L’Arménien avait tiré dans le vide.
Et ils avançaient, tous les deux, dans un vide éternel.
Puis le vide fondit sur lui et il sombra dans le néant.
— Police. C’est une urgence !
Service des urgences de l’hôpital Lariboisière.
6 h 30.
Kasdan soutenait Volokine sur son épaule. Ils traversèrent la salle d’attente et se dirigèrent vers le comptoir d’accueil désert. L’Arménien frappa du poing, en répétant :
— Police ! Y a personne ?
Pas de réponse. Il installa son partenaire sur un des sièges vissés au mur puis remarqua les autres silhouettes qui attendaient dans la pénombre de la salle. Par un sinistre coup du sort, en cette nuit de Noël, il n’y avait ici que des couples tenant dans leurs bras des enfants. Des parents qui n’avaient récolté cette nuit, en guise de cadeaux, que blessures, virus et infections.
Des pas, derrière lui.
Une infirmière.
Kasdan marcha à sa rencontre, tendant sa carte tricolore.
— Mon collègue est blessé.
— Vous n’êtes pas prioritaire. Vous auriez dû aller à l’Hôtel-Dieu.
— Il pisse le sang ! Appelez un médecin. Je m’expliquerai avec lui.
La femme tourna les talons.
Dans la salle, personne n’osait bouger. Kasdan pouvait sentir le sillage de violence et de brutalité qu’il imposait dans ce lieu calme et douloureux.
Trois hommes en blouse blanche apparurent. D’eux d’entre eux poussaient une civière. Kasdan retourna dans la salle d’attente et souleva, avec précaution, Volokine, à demi conscient. Sur le parvis de Gennevilliers, il lui avait fait un garrot à la naissance de la cuisse avec sa ceinture. Il avait récupéré son Glock. Les enfants avaient disparu. Kasdan avait soutenu son collègue à travers l’esplanade. Ils avaient roulé jusqu’à la porte de Clignancourt, remonté le boulevard Rochechouart, pilé devant le premier hôpital rencontré : Lariboisière, boulevard Magenta. En chemin, Kasdan avait parlé, parlé, pour maintenir Volokine en éveil.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— On a été agressés, répondit-il. On était en patrouille.
— Suivez-moi au bloc.
Derrière l’homme, les infirmiers installaient Volokine sur la civière. Kasdan aperçut sa jambe blessée, brillante de sang. Le médecin pivota et suivit le brancard qui roulait dans le couloir.
Kasdan leur emboîta le pas :
— C’est grave ?
— On va voir.
Une part de lui-même était réconfortée. Ils étaient parvenus chez les pros. Le territoire du savoir, du matériel, des perfusions. Mais une autre partie de son cerveau notait la tristesse souterraine, la puissance malsaine du lieu. Le brancard grinçait. La chaleur était étouffante. Une odeur d’éther saturait l’espace.
Ils parvinrent dans une pièce blanche, éclaboussée de lumière. Des civières, des instruments chromés, des machines éteintes, aux câbles enroulés, dans un désordre évoquant un grenier médical.
On plaça Volokine sur une table couverte de papier vert. Toujours dans les vapes. Deux infirmières découpèrent son pantalon trempé d’hémoglobine. Dénouèrent le garrot. Une autre enserrait déjà le biceps du Russe avec le brassard d’un tensiomètre.
Le médecin observa brièvement la plaie puis leva les yeux vers Kasdan :
— Il est OK sur les vaccins ?
— Aucune idée.
Kasdan songea à la pureté des matériaux manipulés par les enfants-tueurs. Le couteau était ancien mais ne devait être ni rouillé, ni souillé. Chaque acte de violence entrait en cohérence avec le culte de Hans-Werner Hartmann. Comment expliquer ça au toubib ?
Ce dernier s’adressait aux infirmières :
— OK. Globuline antitétanique. Sédation puis anesthésie. On va passer en salle.
Kasdan observait les manipulations, le cœur crispé. Des lambeaux de souvenirs déchiraient son cerveau. Il songeait à sa femme, aux veines de son crâne nu, à sa voix flottante, dans la pénombre de la dernière chambre. A son fils, quand il avait fallu l’amener aux urgences, à l’âge de 3 ans, alors qu’il déclarait une méningite. A lui-même, accueilli si souvent aux urgences de Sainte-Anne comme un prisonnier, alors qu’on lui retirait son arme à feu, sa ceinture, ses lacets de chaussures pour ne pas qu’il fasse de « bêtises ». Une garde à vue de l’esprit.
— Ça va aller.
— Pardon ?
Le médecin se tenait devant lui. Le scialytique crachait une clarté implacable. Des milliers de facettes de verre, l’œil monstrueux d’une mouche blanche.
— Ça va aller, répéta l’urgentiste. La lame a glissé contre le muscle. Aucune zone importante n’est touchée. Mais il va falloir lui extraire le morceau qu’il a dans la chair. Il a perdu pas mal de sang. Vous êtes de quel groupe sanguin ?
— A+.
— On va vous prélever quelques millilitres. Votre collègue en a besoin.
— Pas de problème.
Kasdan ôta son treillis et s’installa dans un coin de la salle, alors qu’une infirmière relevait sa manche. L’interne partit observer une nouvelle fois le corps du jeune flic puis revint vers l’Arménien :
— Sur l’agression, vous pouvez m’en dire plus ?
Kasdan ne répondit pas tout de suite, contemplant son sang qui courait dans le tube. Sombre. Lourd. Inquiétant. Ma vie fout le camp, pensa-t-il, puis il considéra le médecin :
— Tout s’est passé très vite. On était en mission à Gennevilliers.
— En pleine nuit ?
— Vous êtes de l’IGS ou quoi ?
— Je dois faire un rapport.
L’infirmière emporta ses fioles. Kasdan replia son bras. Ce toubib commençait à lui chauffer les nerfs.
— Faites ce que vous voulez, fit l’Arménien, mais sortez-lui cette lame de la jambe !
— Ne soyez pas agressif. J’aurais besoin de vos noms et de vos matricules.
— Vous allez l’opérer, oui ou merde ?
— Dans quelques minutes. En attendant, je voudrais entendre votre version de l’histoire. Nous allons rédiger ensemble le…
— Kasdan.
Volokine venait de parler, les yeux au plafond. L’Arménien se leva et demanda à l’interne, plus calmement :
— Vous pouvez nous laisser une minute ? L’urgentiste soupira, faisant signe aux infirmières :
— Une minute. Ensuite, on passe en salle d’op.
Kasdan bougea. L’homme le retint par le bras et baissa la voix :
— Dites-moi, votre collègue…
— Quoi ?
— Il est drogué jusqu’à l’os, vous le savez, ça ?
— Il a arrêté.
— C’est récent, alors, parce que les marques de piqûres, c’est… Il acheva sa phrase en secouant la main, l’air de dire : « plutôt gratiné ».
— Je vous dis qu’il a arrêté, c’est clair ?
Le médecin fit un pas en arrière et considéra Kasdan dans toute sa splendeur. Gris, trempé, chèche humide autour du cou. L’interne sourit, d’un air consterné. Il franchit le seuil, suivi par les infirmières.
Kasdan s’approcha de Volokine. Il avait chaud, il avait peur, et se sentait de plus en plus mal à l’aise dans ce service. Comme si le désordre de la salle lui était passé dans le sang, foutant le bordel dans ses propres cellules.
Il se composa une mine réjouie :
— On va te transfuser mon sang, mon gars. (Il lui serra l’épaule.) Une bonne pinte de sang arménien. Ça va te requinquer.
Volokine sourit. Un pâle sourire, à travers lequel on voyait en transparence.
— Les mômes… Ils ont joué avec nous, vous comprenez ?
— Tu me l’as déjà dit. Ne t’énerve pas.
— Celui qui m’a touché, il m’a dit un mot. Je crois que c’était de l’allemand… « Gefangen » ou « gefenden ». Cherchez ce que ça veut dire…
— OK. Pas de problème. Calme-toi.
— Je suis très calme. Ils m’ont filé un sédatif… Vous avez vu leurs masques ?
Kasdan ne répondit pas. Les faces d’argent scintillantes, terribles, tragiques. Il cherchait à évacuer cette image.
— Des enfants-dieux…, murmura le jeune flic. Ce sont des enfants-dieux…
Il ferma les yeux. L’Arménien lui prit la main. Au fond de son âme, il pria. Le dieu des Arméniens, Celui qui les avait oubliés tant de fois, pour qu’il pense ce matin à ce jeune Odar. Ce non-Arménien qui avait la vie devant lui.
— Kasdan.
— Quoi ?
— Parlez-moi de votre femme.
L’ancien flic blêmit mais trouva au fond de lui un soupçon de sourire :
— Tu veux nous la jouer mélo ?
— C’est bon pour ma jambe…
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Elle est morte, non ?
Kasdan prit son souffle. Il leva les yeux et contempla la salle. Les autres tables qui évoquaient une morgue. Le désordre des appareils. La lumière écrasante. Tout semblait ici usé, corrodé par l’incessante bataille contre la maladie, contre la mort.
— Kasdan…
— Quoi ?
— Votre femme, merde. Je vais passer au bloc. L’Arménien serra les mâchoires. La tête lui tournait. Le dernier moment qu’il aurait choisi pour parler de Nariné. Mais il devinait ce que cherchait Volokine. Une confidence. Une berceuse à voix basse. Quelque chose qui puisse l’apaiser et atténuer le cauchemar qu’ils venaient de vivre.
— Ma femme est morte en 2001, dit-il enfin. Cancer généralisé. Rien d’original.
— Vous avez morflé ?
— Bien sûr. Mais depuis sa disparition, je me sens plus fort, plus lucide. A force de vivre dans la violence, j’avais fini par me croire invincible, tu vois ? Quand Nariné est partie, ce n’est pas l’intrusion violente de la mort dans la vie qui m’a surpris. C’est le contraire. J’ai compris à quel point la vie appartient à la mort, à quel point elle n’est qu’une brève parenthèse. Un sursis dans un océan de néant. La mort de Nariné, pour moi, ça a été ça. Un rappel à l’ordre. Nous sommes tous des morts en devenir…
Kasdan baissa les yeux. Volokine dormait. Il se mordit la lèvre. Pourquoi avait-il menti ? Pourquoi jouait-il encore les fiers-à-bras, les philosophes à la petite semaine, face à ce gamin qui lui avait demandé, justement, une marque de sincérité ?
A 63 ans, certains mots ne parvenaient toujours pas à franchir ses lèvres.
Il n’avait pas parlé de Nariné, mais de sa mort. Même pas : de la mort en général. S’il avait été sincère, il aurait dû cracher un autre discours. Il aurait dû dire qu’aujourd’hui encore, il appelait sa femme d’une pièce à l’autre. Qu’au moindre détour de pensée, elle jaillissait dans sa conscience. Il faut que j’en parle à Nariné… Je dois appeler Nariné…
Il était dans la peau du sprinter qui vient de franchir la ligne d’arrivée, encore emporté par son élan. Il courait, charriant avec lui sa vie révolue, ses anciens repères, ses sentiments familiers. Puis, soudain, il butait contre le présent — le vide du présent — et c’était comme si on le tirait en arrière pour lui faire passer la ligne d’arrivée, encore et encore. Pour qu’il se le foute bien dans la tête : Nariné est morte. Morte et balayée. La course est finie.
Voilà ce qu’il aurait dû dire au gamin.
Il aurait dû lui dire que, chaque jour, il imaginait une scène, se souvenait d’un détail. Chaque objet, chaque élément se mettait en place dans sa tête, les sentiments naissaient, coloriant le tableau, puis, d’un coup, le motif central s’effaçait. Nariné n’était plus. Alors, la scène s’effondrait comme un mauvais décor et il demeurait dans un état de stupeur incrédule.
Il aurait dû lui dire aussi que, parfois, c’était le contraire. Un élément du présent ramenait Nariné à la vie, comme un ressac. Il la sentait près de lui, vivant dans la trame même de sa propre existence. La vie quotidienne. La rumeur de la pensée. Les habitudes. Tout cela appartenait encore à Nariné. Toutes ces choses auraient dû mourir avec elle mais non, elles lui avaient survécu. Et d’une certaine façon, elle-même survivait en retour, grâce à ces éléments. Le goût de son vin préféré. Un feuilleton à la télévision. Les amis qu’elle détestait. Le monde de Nariné vivait toujours. Et elle avec.
Il aurait dû surtout lui dire qu’il s’attendait à cette mort. Qu’attend-on d’une personne de 57 ans, dont le cancer a éclaté partout à la fois ? Une femme qui est devenue un champ de métastases ? Pourtant, il n’avait pas prévu le trou béant laissé par l’explosion finale. Sa profondeur. Son diamètre. Ce trou qu’il mesurait chaque jour, au contact de la vie qui perdurait. Depuis longtemps, il n’aimait plus Nariné. Il ne se souvenait même plus du moment où son amour avait cessé. Encore moins du moment où cet amour avait commencé. Depuis des années, Nariné n’était plus pour lui qu’une source d’agacement, une charge négative. Leur relation n’était qu’une suite d’orages et de trêves, un échange empoisonné qui avait fini par produire ses propres anticorps.
C’était cette ennemie intime qui était morte. Pourtant, à la faveur de son absence, il avait découvert une autre vérité, une autre profondeur. Nariné existait en deçà de sa conscience. Depuis longtemps, elle n’habitait plus sa vie de surface. Elle évoluait ailleurs. Là où il n’allait jamais. Dans les coulisses de sa propre vie. Là où tout se décide, se prépare, se mûrit. Un lieu qui coulait de source, qui allait de soi, sur lequel on ne s’attarde plus…
Alors, il avait mesuré l’ampleur des dégâts. Quand ses pas résonnaient dans son théâtre vide, il comprenait qu’il avait perdu la bataille. Définitivement. Non, Nariné ne vivait pas grâce à son esprit, c’était son esprit, à lui, qui était mort avec sa disparition, ayant perdu toute cohérence, toute raison d’être.
La sonnerie d’un portable l’arracha à ses pensées.
Ce n’était pas son cellulaire. Il réalisa qu’il pleurait à chaudes larmes. Il tendit l’oreille. La sonnerie provenait du treillis de Volokine, posé sur une autre civière.
Il attrapa l’engin, scruta l’écran — il ne reconnaissait pas le numéro, bien sûr. Sans répondre, il emporta le téléphone hors de la chambre.
Qui pouvait appeler le môme à 6 heures du matin ?
Il remonta le couloir sous l’œil réprobateur des infirmières. L’usage du portable est interdit dans les locaux de l’hôpital. Il poussa la porte battante et se retrouva près des ascenseurs.
— Allô ?
— Dalhambro.
— C’est Kasdan, annonça-t-il en s’essuyant les yeux avec la paume. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Volokine n’est pas là ?
— Indisponible. Je t’écoute.
Brève hésitation. L’homme ne s’attendait pas à tomber sur le colosse.
— OK, fit-il. Je n’ai pas réussi à me rendormir. J’ai gratté sur votre histoire de secte chilienne.
Kasdan se dit qu’ils avaient, dans ce chaos, de la chance. Il existait encore des hommes, comme ce Dalhambro ou Arnaud, qui pouvaient être mordus par le virus d’une enquête en quelques secondes. Des hommes qui n’étaient pas totalement anesthésiés par les fêtes de Noël.
— Tu as trouvé quelque chose ?
— Je crois, ouais. Mais ce n’est pas une secte. Un territoire autonome.
— Quoi ?
— Cela paraît dingue mais c’est la stricte vérité. Le gouvernement français a accordé un territoire à une fondation à vocation non commerciale du nom de « Asunción » en 1986. Le nom complet est « Sociedad Asunción benefactora y educacional ». Il semblerait qu’il y ait eu un accord franco-chilien pour transférer le groupe. Attention : je ne parle pas d’une simple propriété privée. C’est un vrai pays, au sein de l’Hexagone. Ni français, ni chilien.
— C’est possible ?
— Tout est possible. Il y a d’autres exemples. C’est ce qu’on appelle un micro-État. Ici, il s’agit d’un territoire souverain, où la justice française n’a aucun droit. On ne connaît pas le nombre exact de ses habitants. Ni la topographie précise des lieux et des constructions. On ne sait pas non plus combien d’avions et d’hélicoptères possède cette « nation ». Ils ont leur propre espace aérien. Impossible de survoler Asunción.
Des rouages se mettaient en marche dans son cerveau. Ce statut à part pouvait expliquer certains mystères. Comme la disparition des trois collègues de Wilhelm Goetz. Reinaldo Gutteriez, Thomas Van Eck, Alfonso Arias. Des hommes qui n’étaient plus en France mais qui n’étaient pourtant jamais sortis du territoire. Ils avaient été absorbés par ce pays dans le pays.
Kasdan se souvint alors où il avait déjà entendu les mots de Volokine, à propos des trois bourreaux chiliens : « Tout se passe comme s’ils avaient été avalés par le territoire français. » Deux jours auparavant, Ricardo Mendez, le légiste, avait dit la même chose, à propos de la prothèse que portait Wilhelm Goetz, dont il ne parvenait pas à retrouver trace. Goetz avait été opéré de la hanche là même où les trois tortionnaires s’étaient planqués.
— Qui dirige cette communauté ?
— Aucune idée. Le gouvernement français ne sait plus ce qui se passe là-bas. J’ai même l’impression qu’on ne veut rien savoir. Ce groupe devient encombrant, tu piges ?
— Tu n’as pas le nom d’un dirigeant ? D’un ministre ? D’un secrétaire général ?
— Si. Attends… Il y a une sorte de Comité central. (Kasdan perçut un bruit de feuilles. Dalhambro avait pris des notes.) Voilà. L’homme qui coiffe tout ça s’appelle Bruno Hartmann.
— Tu veux dire : Hans-Werner Hartmann ?
— Ce n’est pas le nom que j’ai. Bruno Hartmann.
David Bokobza, le chercheur israélien, avait dit : « Il a même un fils, je crois, qui a dû prendre le relais. » Milosz avait résumé : « Le roi est mort. Vive le roi ! »
— Où est située la colonie ?
— D’après mes recherches, il y a eu deux implantations. Une première n’a pas fonctionné, en Camargue. La tribu s’était installée dans un site isolé, à cinquante kilomètres des Saintes-Maries-de-la-Mer. Ils ne dérangeaient personne mais la Camargue est un pays touristique. Il y a eu des plaintes. Le conseil général a joué de ses appuis pour expulser les Chiliens. Ils préféraient encore les Manouches à ces religieux bizarres. Les statuts n’ont jamais été signés. Au bout de plusieurs années, la communauté agraire a dû déguerpir.
— C’était quand ?
— En 1990.
— Où sont-ils allés ?
— Dans la partie la plus déserte de France : le Causse Méjean. Au sud du Massif Central. Là, je peux te dire qu’ils ne dérangent personne. C’est une espèce de steppe, paraît-il, genre Mongolie, qui s’étale sur des centaines de kilomètres. Ils ont là-bas plusieurs milliers d’hectares. Leurs seuls voisins sont des chevaux préhistoriques qu’on préserve dans un parc naturel. Je pense que, cette fois, la région s’est félicitée de cette arrivée. La Colonie a fait prospérer la zone. Ils ont creusé des puits, développé l’agriculture. Les colons sont devenus des pionniers. Aujourd’hui, ils vivent en complète autarcie. Sur le plan de la nourriture et de l’énergie. C’est une exploitation agricole géante, qui possède ses propres turbines pour l’électricité.
Kasdan était fasciné. Trait pour trait, c’était l’histoire de la Colonie au Chili qui se reproduisait en France. Bruno Hartmann était-il arrivé en France avec une horde d’enfants blonds, comme son père dans les années 60, sur le territoire chilien ?
— Tu parles du Causse Méjean. Tu sais où est situé exactement le site ?
— Le bled le plus proche s’appelle Arro. Ça doit être un village en ruine, où une poignée d’habitants meurent à petit feu.
— Quel nom tu dis ?
— Arro. A.R.R.O.
Kasdan marchait de nouveau dans le couloir de l’hôpital, en direction du bloc chirurgical.
— Donne-moi une seconde.
Il pénétra dans la pièce en désordre. Vide. Volokine était en salle d’opération. Il fouilla la gibecière du gamin et trouva son bloc Rhodia, sur lequel il notait ses idées, les noms, les détails qui comptaient. Kasdan fit claquer les pages et trouva les acrostiches d’après les œuvres vocales que dirigeait Goetz en ce Noël 2006. Requiem, Oratorio, Ave Maria, Requiem…
Les lettres lui pétèrent à la gueule.
Volokine avait inscrit sur la page quadrillée :
O R A R
R O A R
A R R O
R A R O
Le petit génie avait donc vu juste, une fois de plus. En assemblant les premières lettres des pièces chorales de la fin d’année, on pouvait déchiffrer le nom du village près duquel se trouvait la secte. Voilà le secret que Goetz avait caché dans sa musique. Voilà ce qu’il voulait dire à tous. Les tortionnaires chiliens étaient en France et poursuivaient leur œuvre. Les crimes continuent.
— C’est tout ce que je peux vous dire, conclut Dalhambro face au silence de Kasdan. Vous pouvez continuer à gratter par vous-mêmes.
— Comment ?
— Sur le Net. La communauté possède un site qui décrit son credo religieux, ses activités agricoles, ses productions artisanales. Les mecs se présentent comme un ordre chrétien, à la manière de moines ou de sœurs catholiques. Sauf qu’ils sont très prospères. Leurs marques sont distribuées en France. Miel, légumes, charcuterie… Tout ça a l’air plutôt inoffensif. Je ne sais pas ce que vous cherchez mais…
— L’adresse du site : c’est quoi ?
Dalhambro dicta les coordonnées. Kasdan les nota sur le bloc de Volokine. Il avait l’impression de fusionner avec le cerveau du môme.
— Merci.
— Volokine, où il est ?
— Blessé.
— C’est grave ?
— Non. On te rappelle.
Kasdan repartit dans le couloir. Stoppa une infirmière qui traînait des sabots. Sans reprendre son souffle, il lui servit le baratin habituel : police, enquête, urgence.
— Que voulez-vous ?
— Je dois consulter un site Internet. J’ai besoin d’un ordinateur.
— Il n’y a pas de machines connectées avec l’extérieur. Nous sommes ici en réseau interne.
— Pas une bécane branchée sur la Toile, dans tout l’hosto ? Vous me prenez pour un con ?
L’infirmière recula, effrayée.
— Eh bien, il y a l’espace Plein Ciel. Je crois qu’ils ont des ordinateurs et…
— Où est-ce ?
— Au dernier étage.
— C’est fermé, non ?
— Oui. L’espace est ouvert entre 14 h et…
— La clé. Vite.
Elle hésita un bref instant puis murmura :
— Attendez-moi ici.
Elle se glissa dans un bureau vitré — le quartier général des infirmières. Kasdan la suivit du regard, vérifiant qu’elle n’appelait pas un de ses supérieurs ou, pire encore, la police, la vraie. Elle revint vers lui, un trousseau à la main. Sans un mot, elle détacha une clé. Kasdan l’attrapa en crachant un bref « merci ». Il courut jusqu’aux ascenseurs.
Deux minutes plus tard, il sillonnait l’espace Plein Ciel, noyé d’obscurité. Des billards, des baby-foot, des flippers, des écrans de télévision géants… Sur la droite, il aperçut une salle de musique, où brillaient les cymbales d’une batterie.
Puis, sur la gauche, il repéra la salle des écrans.
Lumière. Connexion. Kasdan composa les coordonnées du site de la Colonie Asunción. La page d’accueil apparut.
Il dut se frotter les yeux pour y croire.
La présentation générale — mise en pages, photos, textes — rappelait celle d’un village du Club Méditerranée. Des enfants éclataient de rire, allongés dans l’herbe. Des hommes aux traits radieux travaillaient aux champs, dans la pulvérulence dorée du soleil. Des jeunes femmes, de vrais visages d’anges, s’appliquaient sur des métiers à tisser. La Colonie avait su s’adapter à la France et au nouveau millénaire. Ses membres portaient des tenues sobres, noires et blanches. Il n’était plus question de costumes bavarois. Ni de drapeau au sigle noir et effilé.
Kasdan passa aux autres pages. On y détaillait les activités agricoles de la Comunidad (le mot était plusieurs fois écrit en espagnol). De vastes granges en bois, des tracteurs flambant neufs, des champs aux couleurs violentes, à la fertilité puissante, s’étalaient sur chaque page. Ce qui frappait le plus était la beauté des bâtiments du « Centre de Pureté » — là où vivaient les membres du groupe religieux proprement dit. Hartmann, père ou fils, avait imposé un style architectural moderne. Aux côtés des bâtisses d’habitation, très sobres, l’église et l’hôpital dressaient des lignes futuristes. Le site hospitalier soutenait un auvent bombé, miroitant, qui ressemblait à l’aile déployée d’un oiseau de métal. L’église arborait un campanile dont les quatre côtés se croisaient en hauteur, jusqu’à s’ouvrir vers leur sommet, en une sorte de vasque cubiste.
D’où sortait tout ce pognon ? Ce n’était pas en cultivant des patates que les Germano-Chiliens avaient pu se construire de telles infrastructures. Les économies venues de l’or du Chili ? Ou des fonds provenant de nouveaux membres ? Bruno Hartmann enrôlait-il des adeptes, sur le sol français, de préférence fortunés, à la manière de n’importe quelle secte ?
Sur d’autres pages, on présentait les services proposés par la Communauté au monde extérieur — une partie du territoire était ouverte au public. Chaque dimanche, les habitants de la région pouvaient suivre une messe matinale, assortie d’un concert. Ou encore profiter des soins de l’hôpital, gratuitement. Un centre d’éducation était aussi proposé, qui comprenait une crèche, une maternelle, une école primaire, un collège et un lycée. Le texte garantissait un « enseignement libre et laïque ».
Tout cela était trop parfait. Plus la communauté apparaissait chaleureuse, plus Kasdan était glacé. Le groupe avait reproduit ici la formule qui avait fait sa fortune au Chili. L’Arménien était sidéré qu’un tel délire, concevable à la rigueur en terre de dictature, ait pu trouver sa place en France. La Colonie poursuivait-elle aussi ses activités de tortionnaires professionnels, comme au Chili ?
Il poursuivit sa visite virtuelle avec les « Contacts ». En guise de coordonnées, une boîte postale, à Millau. Il n’était pas possible d’écrire directement à la Communauté. Ni même de laisser un courrier électronique. Ce site ne marchait que dans un seul sens.
Kasdan cliqua sur l’entrée « Concerts ». Régulièrement, la Colonie donnait des récitals de musique hors de son territoire — pour l’essentiel, des œuvres vocales, jouées dans des églises de la région. Il consulta la liste des dates et remarqua un fait crucial. Les Petits Chanteurs d’Asunción proposaient un concert, aujourd’hui même, 25 décembre, à 15 heures, au sein de l’enclave.
Une aubaine inespérée.
L’occasion rêvée de pénétrer dans l’enceinte interdite.
Kasdan regarda sa montre. Pas encore 8 heures du matin. Il se connecta avec le site Mappy et fit une recherche rapide. Arro se trouvait à quelques dizaines de kilomètres d’une ville plus importante, Florac, dans le département de la Lozère. Le site prévoyait six heures et demie de route. Il pouvait couvrir la distance en cinq heures, sans respecter les limitations de vitesse. Il alluma l’imprimante de la salle et lança l’édition de l’itinéraire détaillé.
Attrapant la feuille, il songea à Volokine. Sous anesthésie générale, le gamin en avait pour la journée. Il se réveillerait en fin d’après-midi. Kasdan l’appellerait alors — et le rejoindrait à la nuit, pour un débriefing complet.
Kasdan prit l’ascenseur, s’arrêta au rez-de-chaussée et jeta un dernier coup d’œil au bloc opératoire. Volo n’était toujours pas sorti. Il griffonna un mot à son intention. Avec un peu de chance, il serait revenu avant que le gamin ne reprenne ses esprits.
Il s’achemina dans le couloir, galvanisé. Il ne ressentait aucune peur, aucune fatigue. Seulement une espèce de sillage d’héroïsme autour de lui. Il avait connu toutes sortes d’affaires criminelles.
Des affaires où le coupable avait agi en solitaire. Parfois, c’était un couple d’assassins. D’autres fois, une bande de malfrats.
Aujourd’hui, le suspect était bien plus vaste.
Ce n’était ni un homme, ni un duo, ni un groupe.
Le suspect était un pays tout entier.
Une zone vierge sur la carte de France.
L’empire de la peur.