Il y a dans l’Espace trois Dimensions dans lesquelles l’homme peut se mouvoir librement. Et le temps est simplement une Quatrième Dimension : identique aux autres sous tous ses aspects essentiels, hormis le fait que notre conscience est forcée d’avancer dans le temps à une allure uniforme, comme la plume de mon stylographe sur cette page.
Si seulement – avais-je spéculé au cours de mes recherches sur les propriétés particulières de la lumière – si seulement on pouvait tordre en tous sens les Quatre Dimensions de l’Espace et du Temps – en intervertissant, par exemple, la Longueur et la Durée – on pourrait alors flâner dans les corridors de l’Histoire aussi facilement qu’on peut prendre un cab pour se rendre dans le West End !
La plattnérite incrustée dans la substance de la Machine transtemporelle était la clé de son fonctionnement ; elle permettait à ce véhicule de se placer par rotation, d’une manière inusitée, dans une nouvelle configuration à l’intérieur du cadre de l’Espace et du Temps. Ainsi des spectateurs assistant – comme l’Écrivain – au départ de la Machine déclaraient-ils voir l’engin tournoyer vertigineusement sur lui-même avant de disparaître de l’Histoire ; et c’est ainsi que son pilote – moi-même – souffrait invariablement de vertiges, provoqués par la force centrifuge et la force de Coriolis, qui me donnaient l’impression d’être jeté à bas de ma monture.
En dépit de tous ces effets, la rotation induite par la plattnérite était d’une qualité différente de celle d’une toupie ou de la lente révolution de la Terre. Les sensations giratoires étaient carrément contredites, pour le pilote, par l’illusion d’être assis, absolument immobile, sur la selle, pendant que le temps filait en scintillant devant la Machine – car il s’agissait d’une rotation du Temps et de l’Espace eux-mêmes.
Tandis que nuits et jours se succédaient comme des battement d’ailes, les contours brumeux du laboratoire disparurent et je me retrouvai à l’air libre. Je traversais, une fois de plus, cette période de l’avenir dans laquelle, supputai-je, le laboratoire avait été démoli. De nombreux jours étaient comprimés en une minute, et le Soleil traversait le ciel comme un boulet de canon, illuminant une vague suggestion squelettique d’échafaudage autour de moi. Échafaudage qui finit bientôt par tomber, m’abandonnant sur le flanc dégagé de la colline.
Ma progression dans le temps s’accéléra. La succession scintillante des jours et des nuits se fondit en un bleu soutenu, crépusculaire, où je pus voir la Lune alterner ses phases en tourbillonnant comme une toupie d’enfant. Ma vitesse ne cessant d’augmenter, le bolide solaire se fondit en une arche de lumière qui s’étendait dans l’espace, arche qui oscillait verticalement dans le ciel. Autour de moi tremblotaient les intempéries, marquant les saisons de rafales successives de blanc neigeux et de vert printanier. En fin d’accélération, j’entrai dans une étrange immobilité sereine où seuls les rythmes annuels de la Terre elle-même – le passage du ruban solaire entre les bornes de ses solstices – palpitaient comme des battements de cœur au-dessus du paysage en constante évolution.
Je ne sais plus si j’ai, dans ma première relation, donné une idée exacte du silence dans lequel on est suspendu lorsqu’on est soumis au voyage temporel. Les chants d’oiseaux, le roulement des véhicules au loin sur les pavés, le tic-tac des horloges – voire le souffle ténu de l’atmosphère d’une maison elle-même – tous conspirent à former à notre insu une tapisserie complexe devant laquelle se déroule notre existence. Mais à présent, extrait du temps, je n’étais accompagné que par le son de ma propre respiration et le bruit de la Machine qui grinçait doucement sous mon poids, comme une bicyclette. J’avais une impression extraordinaire d’isolement. À croire que j’avais été plongé dans quelque univers brut, inédit, au travers des parois duquel notre propre monde était visible comme derrière des vitres empoussiérées – mais j’étais le seul être vivant de ce nouvel univers. Un viscéral désarroi s’empara de moi et s’associa à la sensation de chute vertigineuse qui accompagne une plongée dans l’avenir pour induire une impression de sévère nausée et de profonde dépression. Le silence fut alors rompu par un grave murmure, d’origine inconnue, qui semblait me remplir les oreilles ; c’était un bruit sourd de remous, comme issu de quelque immense fleuve. Je l’avais remarqué lors de ma première expédition ; je n’en savais pas la cause avec certitude, mais il me semblait que ce devait être un artefact quelconque engendré par ma disgracieuse incursion dans le majestueux écoulement du temps.
J’étais à cent lieues de la vérité – comme si souvent dans ma hâte d’échafauder des hypothèses !
J’examinai mes quatre compteurs chronométriques, tapotant de l’ongle leur cadran pour m’assurer qu’ils fonctionnaient. L’aiguille du deuxième, gradué en milliers de jours, avait déjà commencé à s’écarter de sa position de repos. Ces instruments – fidèles et muets serviteurs – étaient construits sur le modèle des jauges de pression de vapeur. Ils mesuraient une certaine tension de cisaillement dans un barreau de quartz dopé à la plattnérite, tension induite par les effets de torsion du voyage transtemporel. Ces cadrans indiquaient les jours, et non les années, les mois, voire les années bissextiles et les fêtes mobiles ! – et c’était voulu.
Dès que je commençai mes recherches sur les modalités pratiques du processus de voyage dans le temps, et en particulier le moyen de mesurer la position de ma Machine relative à lui, je passai un temps considérable à essayer de construire une jauge chronométrique fonctionnelle capable d’afficher des indications en unités usuelles : siècles, années, mois et-jours. Je ne tardai pas à découvrir que je risquais de passer plus de temps sur ce projet précis que sur toute la construction de la Machine !
Je conçus une impatience considérable quant aux particularités de notre antique système calendaire, qui découle d’une série de réajustements imprécis : de tentatives pour fixer l’époque des semailles et du milieu de l’hiver remontant aux commencements de notre société organisée. Notre calendrier est une absurdité historique, même sans la fonction compensatoire de la précision – du moins sur les échelles temporelles cosmologiques que je me proposais de défier.
J’écrivis au Times des lettres acerbes proposant des réformes qui nous permettraient de fonctionner avec précision et sans ambiguïté aucune sur des échelles temporelles présentant un intérêt véritable pour la science moderne. Pour commencer, dis-je, débarrassons-nous du stupide fardeau des années bissextiles. L’année dure pratiquement trois cent soixante-cinq jours un quart ; et de ce quart accidentel est issue toute la ridicule comédie des années bissextiles compensatrices. Je proposai deux solutions de rechange, l’une et l’autre garanties éliminer cette absurdité. Nous pourrions prendre le jour comme unité de base et concevoir des mois et années réguliers fondés sur des multiples du jour : imaginez une année de trois cents jours composée de dix mois de trente jours chacun. Bien entendu, le cycle des saisons perdrait à la longue sa synchronisation avec la structure de l’année, mais – dans une civilisation aussi avancée que la nôtre – cela ne causerait pas un grand préjudice. L’Observatoire royal de Greenwich, par exemple, pourrait publier des annuaires donnant la date des diverses positions solaires – les équinoxes, etc. –, tout comme, en 1891, almanachs et calendriers indiquaient les fêtes mobiles des Églises chrétiennes.
Inversement, si c’est le cycle des saisons qui doit servir d’unité fondamentale, il nous faudrait alors concevoir un Jour Nouveau égal à une fraction exacte – un centième, par exemple – de l’année. Ce qui signifierait naturellement que l’alternance diurne des périodes d’obscurité et de lumière, de sommeil et d’éveil se ferait chaque Jour Nouveau à des heures différentes. Et alors ? Je soutenais que de nombreuses grandes villes modernes fonctionnent déjà dans un cadre de vingt-quatre heures. Quant au côté humain de la chose, la tenue d’un simple journal de bord ne requiert pas d’aptitude particulière ; à l’aide d’archives appropriées, il ne serait pas nécessaire de prévoir ses périodes de sommeil et d’éveil plus de quelques Jours à l’avance.
Je proposai enfin d’envisager le jour où la conscience humaine dépasserait le hic et nunc auquel la circonscrit le dix-neuvième siècle et de voir comment elle pourrait évoluer lorsque notre pensée devrait embrasser des dizaines de millénaires. J’imaginais un nouveau Calendrier Cosmologique, fondé sur la précession des équinoxes – le lent basculement de l’axe de notre planète sous l’influence gravitationnelle du Soleil et de la Lune – cycle qui dure vingt-six mille ans. Avec une telle Grande Année, nous pourrions peut-être mesurer notre destinée en termes précis, sans aucune ambiguïté, pour le présent et pour la suite des temps.
Une rectification de cette ampleur, soutins-je, aurait une signification symbolique dépassant de loin sa portée pratique – ce serait une manière appropriée de marquer l’aube du nouveau siècle –, car elle annoncerait à l’humanité l’avènement d’une nouvelle ère de la Pensée Scientifique.
Il va sans dire que mes propositions ne reçurent aucun écho, à l’exception d’une réaction grivoise, que je choisis d’ignorer, dans certaines sections de la presse populaire.
En tout cas, j’abandonnai, à la suite de ces déceptions, mes tentatives pour construire un compteur chronométrique fondé sur le calendrier et m’en tins à un simple décompte des jours. J’ai toujours été doué pour le calcul mental ; je n’avais donc aucune peine à convertir les jours de mon compteur en années. Lors de mon premier voyage, je poussai jusqu’au jour 292 495 934, ce qui – compte tenu des années bissextiles – se révéla être une date de l’an 802 701. Je savais à présent qu’il me fallait avancer dans le temps jusqu’à ce que mes cadrans affichassent le jour 292 495 940 : le jour précis où j’avais perdu Weena et une bonne part de mon amour-propre dans les flammes de cette funeste forêt !
Ma demeure avait fait partie d’un alignement de maisons accolées situé sur la portion de Petersham Road en contrebas de Hill Rise, non loin du fleuve. Cette habitation était à présent démolie depuis longtemps et je me retrouvai assis sur le flanc dégagé d’une colline. Derrière moi s’élevait l’épaulement de Richmond Hill, masse incrustée dans le temps géologique. Les arbres fleurissaient puis, frissonnants, devenaient souches, les siècles de leur vie comprimés en l’espace de quelques battements de mon cœur. La Tamise était une ceinture de lumière argentée, lissée par mon passage dans le temps, en train de se creuser un nouveau chenal : elle semblait se tortiller d’un bout à l’autre du paysage comme un ver gigantesque et poussif. De nouveaux édifices s’élevaient comme des rafales de fumée ; certains éclataient même autour de moi, à l’emplacement de ma pauvre maison. Richmond Bridge avait disparu depuis longtemps, mais j’aperçus une nouvelle travée, longue peut-être de un mille, dont le tablier s’élançait dans le vide sans aucun support et franchissait la Tamise ; des tours montaient à l’assaut du ciel tremblotant, portant d’énormes masses sur leurs cols effilés. Je songeai à prendre le Kodak pour tenter de photographier ces fantasmes, mais je savais que ces spectres seraient par trop sevrés de lumière pour permettre l’enregistrement de la moindre image, dilués qu’ils étaient par le voyage transtemporel. Les technologies architecturales que j’entrevis me semblaient être aussi loin des possibilités du dix-neuvième siècle que l’avaient été les prodigieuses cathédrales gothiques des monuments des Romains ou des Grecs. Il est manifeste, me complus-je à penser, que dans cette ère future l’Homme s’était quelque peu libéré de l’implacable traction de la pesanteur ; sinon comment ces grandioses structures auraient-elles pu être dressées contre le ciel ?
Mais l’imposante travée qui franchissait la Tamise se tacha de brun et de vert, couleurs d’une vie irrespectueuse et destructrice, et – en un clin d’œil, me sembla-t-il – l’arche s’effondra en son milieu : il n’en resta plus que deux moignons de part et d’autre du fleuve. Comme tous les ouvrages de l’Homme, constatai-je, même ces sublimes structures étaient des chimères transitoires vouées à la précarité par comparaison avec la patience chthonienne de la terre.
J’éprouvai un détachement extraordinaire par rapport au monde – distanciation induite par mon déplacement dans le temps. Je me rappelai la curiosité et l’émotion qui m’avaient saisi lorsque j’avais pour la première fois plané au milieu de ces rêves d’une architecture future ; je me rappelai mes spéculations brèves et fiévreuses quant aux prouesses de ces futures races humaines. J’en savais plus à présent : je savais désormais qu’en dépit de ces remarquables réussites l’Humanité régresserait, inévitablement, sous la pression inexorable de l’évolution, jusqu’à la décadence et la dégénérescence des Éloï et des Morlocks.
Je fus frappé de voir à quel point nous autres humains ignorons l’écoulement du temps lui-même ou nous y rendons insensibles. Quelles vies brèves que les nôtres ! Et combien insignifiants sont les événements qui accaparent nos mesquines individualités quand on les considère sous la perspective grandiose de l’Histoire en marche. Nous sommes moins que des insectes éphémères, sans défense devant les forces inflexibles de la géologie et de l’évolution – forces qui se meuvent inexorablement et pourtant si lentement que, d’un jour à l’autre, nous n’avons même pas conscience de leur existence !
Je dépassai bientôt l’ère des Grands Édifices. De nouvelles maisons, de nouveaux palais, moins ambitieux mais toujours immenses, se matérialisaient dans un chatoiement flou tout autour de moi dans la vallée de la Tamise et prenaient cette opacité particulière qui, aux yeux d’un Voyageur transtemporel, est signe de longévité. L’arc solaire, oscillant dans le bleu foncé du ciel entre les bornes de ses solstices, me sembla briller d’un éclat plus fort ; un flot de verdure se répandit sur Richmond Hill et prit possession du terrain, bannissant les bruns et les blancs de l’hiver. Une fois de plus, j’étais entré dans cette ère où le climat de la Terre avait été modifié au profit de l’Humanité.
Je portai mon regard sur un paysage réduit à l’immobilité par ma vitesse ; seuls les phénomènes les plus étalés dans la durée persistaient assez longtemps pour que mon œil fugitif pût les percevoir. Je ne vis ni humains, ni animaux, ni même le moindre nuage passager. J’étais suspendu dans un calme quasi féerique. N’eussent été l’oscillation du ruban solaire et le bleu foncé – si peu naturel – du ciel où le jour se mêlait à la nuit, j’eusse tout aussi bien pu être assis dans un parc à la fin de l’été.
À en croire mes instruments, je n’étais pas encore au tiers de mon grand voyage – bien qu’un quart de million d’années se fussent déjà écoulées après le siècle qui m’était familier – et pourtant il semblait que l’ère où l’Homme construisait à la surface de la Terre était révolue. La planète avait été transformée en ce jardin dans l’enceinte duquel les êtres qui allaient devenir les Éloï mèneraient leurs existences futiles et médiocres ; et déjà, je le savais, des proto-Morlocks devaient être emprisonnés sous terre et devaient, en ce moment même, forer des tunnels dans leurs cavernes immenses encombrées de machines. Il y aurait peu de changements dans l’intervalle d’un demi-million d’années qu’il me restait à franchir, si l’on exceptait la dégénérescence encore plus avancée de l’Humanité et l’identité des victimes des millions de minuscules et effroyables tragédies qui feraient désormais partie de la condition humaine…
Mais – observai-je en m’arrachant à ces morbides spéculations – il y avait tout de même un changement, qui se matérialisait lentement dans le paysage. Je sentais en moi comme un trouble par-dessus l’oscillation habituelle de la Machine. Il y avait quelque chose de différent, peut-être un certain aspect de la lumière.
Assis sur ma selle, je scrutai les arbres fantomatiques, les prairies rases du côté de Petersham, la berge de la patiente Tamise.
Puis j’inclinai la tête vers les cieux lissés par le temps et m’aperçus enfin que la bande solaire était stationnaire dans le ciel. La Terre tournait encore assez rapidement sur son axe pour effacer le déplacement de l’astre du jour sur le firmament et rendre invisibles les étoiles dans leur course circumpolaire, mais ce ruban de lumière solaire n’oscillait plus entre les solstices : il était aussi fixe et immuable que s’il avait été construit en béton.
Nausées et vertiges revinrent brusquement. Je fus obligé d’agripper fortement les traverses de l’engin et je déglutis, luttant pour maîtriser mon propre corps.
Il n’est pas facile de faire comprendre l’impact qu’eut sur moi ce simple changement dans mon environnement ! Je fus d’abord abasourdi par l’audace inouïe de la technique impliquée dans la suppression du cycle saisonnier. Les saisons terrestres découlaient de l’inclinaison de l’axe de rotation de la planète sur le plan de l’orbite qu’elle décrivait autour du Soleil. Sur la Terre, apparemment, il n’y aurait désormais plus de saisons. Et cela ne pouvait signifier qu’une seule chose – et je m’en rendis compte immédiatement : l’inclinaison axiale de la planète avait été corrigée.
J’essayai d’imaginer par quels moyens ce résultat avait pu être obtenu. Quelles énormes machines avaient dû être installées aux pôles ? Quelles mesures avaient été prises pour assurer que la surface de la Terre ne se détachât pas sous les tensions induites pendant l’opération ? Peut-être, supposai-je, avait-on utilisé un gigantesque dispositif magnétique qui avait manipulé le noyau métallique en fusion de la planète.
Mais ce n’était pas seulement l’échelle de cette ingénierie planétaire qui me troublait : plus terrifiant encore était le fait que je n’avais pas observé cette régulation des saisons durant ma première expédition dans le temps. Comment se pouvait-il que m’eût échappé un changement aussi radical et aussi considérable ? J’ai une formation de savant, après tout ; mon métier consiste à observer.
Je me frottai le visage puis levai la tête pour scruter la bande solaire, suspendue dans le ciel, qui me mettait au défi de croire à son absence de mouvement. Son éclat me blessait les yeux et il me sembla qu’elle devenait encore plus brillante. Je me demandai d’abord si c’était là un effet de mon imagination ou quelque défaut de ma vision. Ébloui, je baissai la tête, séchai mes larmes sur la manche de ma veste et cillai pour débarrasser mes yeux des rayures tracées par les cellules rétiniennes meurtries.
Je ne suis ni un homme primitif ni un lâche – et pourtant, juché sur ma selle devant les preuves des prouesses considérables des hommes futurs, je me sentis comme un sauvage à la nudité peinturlurée, des os noués dans les cheveux, tremblant devant les dieux apparus dans un ciel criard. Je sentis bouillonner depuis le tréfonds de ma conscience une forte inquiétude quant à ma santé mentale ; et pourtant je me rattrapai à la conviction que – pour une raison ou une autre – j’avais été négligent et n’avais donc pas observé ce prodigieux phénomène astronomique lors de mon premier passage dans ces années-là. Car la seule autre hypothèse possible me terrifia jusqu’aux racines de mon être : c’était que je n’avais pas été victime d’une illusion la première fois ; que la régulation de l’axe terrestre n’avait pas eu lieu alors, bref, que le cours de l’Histoire elle-même avait changé.
La forme quasi éternelle du flanc de la colline était intacte – la morphologie du terrain originel n’était pas affectée par ces lumières en évolution dans le ciel – mais je constatai que la marée de verdure qui avait tout à l’heure inondé le paysage avait reflué sous l’éclat inflexible du Soleil ravivé.
Je pris alors conscience d’un scintillement lointain au-dessus de ma tête et je levai les yeux, la main en visière. Ce scintillement émanait de la bande solaire au centre du ciel – ou de ce qui avait été la bande solaire, car je me rendis compte qu’une fois de plus, sans raison apparente, j’étais en mesure de distinguer le mouvement du Soleil qui traversait le ciel dans sa course diurne comme un boulet de canon ; son mouvement n’était plus assez rapide pour échapper à mon regard et l’alternance des nuits et des jours provoquait le scintillement que je percevais.
Je crus d’abord que ma Machine perdait de la vitesse. Mais, lorsque je jetai un coup d’œil à mes compteurs, je vis que les aiguilles se démenaient sur leurs cadrans avec autant d’énergie qu’auparavant.
L’uniformité gris perle de la lumière se délita et l’alternance saccadée du jour et de la nuit devint manifeste. Jaune, brûlant, éblouissant, le Soleil glissait d’un bout à l’autre du ciel, ralentissant à chaque nouvelle trajectoire incurvée ; et je ne tardai pas à m’apercevoir que l’étoile incandescente mettait de nombreux siècles à accomplir une seule révolution dans le ciel de la Terre.
Finalement, l’astre du jour s’immobilisa complètement ; il reposait sur l’horizon ouest, brûlant, impitoyable, immuable. La rotation de la Terre avait été supprimée ; la planète tournait désormais en présentant toujours la même face au Soleil !
Les savants du dix-neuvième siècle avaient prédit que les forces de frottement des marées induites par le Soleil et la Lune finiraient par immobiliser la Terre dans sa rotation et sa position vis-à-vis du Soleil, tout comme la Lune était forcée de présenter toujours la même face à la Terre. J’avais moi-même assisté à ce phénomène lors de ma première exploration du futur ; mais c’était une éventualité qui n’était pas censée se réaliser avant de nombreux millions d’années. Et voilà qu’à peine parvenu à un demi-million d’années dans l’avenir je trouvais déjà une Terre immobilisée !
Je compris une fois de plus que j’avais vu la main de l’Homme à l’œuvre – des doigts descendus du singe qui se tendaient par-dessus les siècles avec une force surnaturelle. Non content de redresser sa planète, l’Homme en avait ralenti la rotation elle-même, bannissant enfin le cycle immémorial du jour et de la nuit.
Je promenai mon regard sur le nouveau désert qu’était l’Angleterre. Le sol aride, nu, sans herbe, laissait voir une argile desséchée. Çà et là, j’aperçus le spectre fugitif de quelque téméraire arbuste – rappelant par sa ramure l’olivier – qui luttait pour survivre sous le soleil impitoyable. La puissante Tamise, qui s’était déplacée d’environ un mille dans sa vallée, commença à réintégrer ses berges en s’étrécissant jusqu’à ce que je ne visse plus étinceler ses eaux. Je n’eus guère l’impression que ces derniers changements eussent beaucoup contribué à améliorer le site : le monde des Morlocks et des Éloï avait au moins conservé le caractère essentiel de la campagne anglaise, avec son abondance d’eau et de verdure ; le résultat, quand on y réfléchissait, était un peu comme si les îles Britanniques avaient été transportées tout d’une pièce sous quelque latitude des tropiques.
Je me représentai la pauvre planète, une face éternellement soumise au rayonnement solaire, l’autre lui tournant le dos. Sur l’équateur, au centre de l’hémisphère éclairé, il devait faire assez chaud pour rôtir un homme jusqu’à ce que la peau se détachât des os. L’air devait fuir la face surchauffée exposée au soleil pour se précipiter sous forme de vents gigantesques vers l’hémisphère froid et s’y condenser sous forme d’une neige d’oxygène et d’azote au-dessus des océans gelés. Si j’arrêtais à présent la Machine, peut-être serais-je instantanément emporté par ces vents grandioses, ultimes exhalaisons des poumons planétaires. Ce processus pourrait cesser uniquement quand la face diurne serait desséchée, sans air, absolument dépourvue de vie ; et que la face sombre serait ensevelie sous une mince pellicule d’air gelé.
Je compris avec une horreur grandissante que je ne pourrais pas retourner chez moi ! Car, pour revenir en arrière, il faudrait que j’arrêtasse la Machine, et, le ferais-je, je serais instantanément précipité dans une contrée où régnaient le vide et une fulgurante chaleur, aussi désolée que la surface de la Lune. Mais oserais-je poursuivre ma course vers un futur inconnaissable et espérer trouver quelque part dans les profondeurs du temps un monde que je pusse habiter ?
À présent, j’étais sûr d’avoir un gros problème avec mes perceptions, mes souvenirs ou mon voyage dans le temps. Car, s’il était pour moi à peine concevable que j’eusse pu ne pas m’apercevoir de l’effacement des saisons lors de ma première aventure transtemporelle, je ne pouvais admettre que j’eusse pu être aveugle au ralentissement de la rotation terrestre.
Il ne pouvait l’avoir aucun doute à ce sujet : j’évoluais au milieu d’événements qui différaient considérablement de ceux dont j’avais été témoin lors de mon premier séjour.
Naturellement porté à la spéculation, je ne suis en général pas à court d’hypothèses ingénieuses ; mais, à ce moment précis, j’étais tellement abasourdi que j’étais incapable d’effectuer le moindre calcul. C’était comme si mon corps continuait de dégringoler dans le temps vers le futur tandis que mon cerveau était resté échoué quelque part dans le passé glutineux. Je crois que j’avais eu auparavant un courage superficiel, né de la conviction – imbue de suffisance – que, si j’allais droit au-devant du danger, c’était au moins un danger que j’avais déjà affronté. Or, à présent, je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait dans ces corridors du temps !
En proie à ces morbides pensées, je m’aperçus que les changements se poursuivaient dans le ciel – comme si le démantèlement de l’ordre naturel n’avait pas encore été poussé assez loin ! Le Soleil devenait encore plus brillant. Et – il était malaisé de s’en assurer vu son éclat aveuglant – il me semblait que la forme même de l’astre était en train de changer. Il s’étalait sur le ciel pour devenir une tache lumineuse elliptique. Je me demandai si l’astre n’était pas en quelque sorte soumis à une rotation plus rapide qui causait cet aplatissement…
Et puis, tout d’un coup, le Soleil explosa.
Des panaches de lumière jaillirent des pôles de l’étoile comme des torches gigantesques. En l’espace de quelques battements de cœur, le Soleil s’était entouré d’un incandescent manteau de lumière. Chaleur et lumière cinglaient la Terre meurtrie avec une ardeur renouvelée.
Je hurlai et me cachai la tête dans les mains ; mais je voyais encore la lumière du Soleil mutant qui filtrait à travers la chair de mes doigts et étincelait sur le cuivre et le nickel de la Machine transtemporelle.
C’est alors que la tempête de lumière cessa aussi abruptement qu’elle avait commencé. Une sorte de coquille se referma sur le Soleil, comme si une Bouche immense avalait l’étoile – et je fus plongé dans l’obscurité.
Je laissai retomber mes mains et me retrouvai dans le noir complet, absolument incapable de voir quoi que ce fut, même si des taches d’éblouissement dansaient encore dans mes yeux. Je sentais sous moi la dure selle de la Machine et, lorsque je tendis la main, je touchai les cadrans des petits compteurs ; la Machine, elle, oscillait en continuant de foncer dans le temps. Je commençai à me demander si j’avais perdu la vue – et même à le craindre pour de bon !
Le désespoir monta en moi, plus noir que les ténèbres qui m’entouraient. Ma deuxième grande aventure dans le temps était-elle destinée à se terminer si vite, si ignoblement ? À tâtons, je cherchai les leviers de commande, et mon cerveau enfiévré commença à échafauder des plans dans lesquels je brisais la glace des compteurs chronométriques et, au toucher, peut-être, retrouvais le chemin du retour.
… Puis je m’aperçus que je n’étais pas aveugle : je voyais effectivement quelque chose.
À certains égards, c’était l’aspect jusque-là le plus insolite de tout le voyage – si insolite, en fait, que je n’éprouvais d’abord aucune peur.
Tout au début, je discernai une lueur dans l’obscurité. C’était un vague éclaircissement délavé, une sorte d’aube, si faible que je ne savais pas si mes yeux meurtris n’étaient pas en train de me jouer des tours. Je crus voir des étoiles tout autour de moi ; mais elles étaient peu lumineuses, leur éclat absorbé comme par un vitrail ténébreux.
C’est alors, dans cette semi-obscurité, que je commençai à voir que je n’étais pas seul.
La créature se tenait à quelques yards devant la Machine transtemporelle – ou, plutôt, elle flottait dans l’air, sans aucun soutien. C’était une boule de chair : une sorte de tête en suspension, de quatre bons pieds de diamètre, avec deux grappes de tentacules qui pendaient vers le sol tels des doigts grotesques. Sa bouche était un bec charnu et je n’y distinguai pas de narines. Je remarquai alors que les yeux de la créature – deux yeux, volumineux et sombres – étaient humains. L’être semblait émettre un bruit – un murmure sourd et confus, comme celui d’une rivière – et je compris, avec un frisson de peur, que c’était précisément le bruit que j’avais entendu précédemment dans le cours de ce voyage et même lors de ma première expédition dans le temps.
Cet être – ce Veilleur, ainsi le nommai-je – m’avait-il accompagné, invisible, lors de mes deux aventures transtemporelles ?
Brusquement, il se précipita sur moi. Il remplit tout mon champ de vision, à guère plus de trois pieds de mon visage !
Je perdis finalement mon sang-froid. Je hurlai et, sans penser aux conséquences, tirai sur la manette.
La Machine transtemporelle bascula – le Veilleur disparut – et je fus projeté dans les airs !
Je demeurai sans connaissance. Combien de temps ? je ne puis le dire. Je repris lentement mes esprits, découvrant que j’avais le visage pressé contre une surface dure et sablonneuse. Je m’imaginai que je sentais un souffle chaud sur ma nuque – un chuchotement, la caresse d’une mèche de cheveux effleurant ma joue –, mais, lorsque je gémis et tentai de me relever, ces sensations disparurent.
J’étais plongé dans un noir d’encre. Je ne sentais ni le chaud ni le froid. Il y avait une odeur de renfermé dans l’air immobile. La bosse que j’avais à la tête me faisait encore mal et j’avais perdu mon chapeau.
Je tendis les bras et tâtonnai tout autour de moi. À mon grand soulagement, je fus presque immédiatement récompensé par une collision en douceur avec un enchevêtrement d’ivoire et de cuivre : c’était la Machine transtemporelle, projetée comme moi dans ce désert obscurci. Je tendis les mains et caressai du doigt les traverses et les boulons du véhicule. Il s’était renversé, et, dans le noir, je ne pouvais dire s’il était endommagé.
J’avais besoin de lumière, évidemment. Je fouillai dans ma poche pour ramener quelques allumettes mais n’en trouvai aucune : j’avais été assez sot pour ranger toute ma provision dans le havresac ! Je fus un instant en proie à la panique ; mais je me ressaisis, me levai en frissonnant puis me dirigeai vers la Machine. Je l’inspectai tactilement et cherchai entre les traverses tordues jusqu’à ce que je trouvasse le havresac, toujours solidement fixé sous la selle. Impatient, je l’ouvris et fouillai à l’intérieur. Je trouvai deux boîtes d’allumettes que je glissai dans les poches de ma veste ; puis je pris une allumette et la frottai contre la boîte.
… Il y avait là un visage, juste en face de moi, à moins de deux pieds, qui luisait dans le cercle lumineux de la flamme : je vis une peau blanche et mate, des cheveux blond filasse qui tombaient en longues mèches et deux grands yeux gris-rouge.
La créature poussa un bizarre cri rauque, une sorte de gargouillement, puis disparut dans l’obscurité au-delà de la lueur de mon allumette.
C’était un Morlock !
L’allumette se consuma entre mes doigts et je la lâchai ; j’en cherchai désespérément une autre et faillis laisser tomber la précieuse boîte dans mon affolement.
L’âcre odeur soufrée des allumettes m’emplit les narines et je reculai sur la surface sablonneuse jusqu’à ce ma colonne vertébrale fut pressée contre les tiges de cuivre de la Machine. Après avoir cédé ainsi à la terreur pendant quelques minutes, j’eus l’idée de chercher une bougie dans mon havresac. Je la tins près de mon visage et regardai fixement sa flamme jaune, ignorant la cire chaude qui me coulait sur les doigts.
Je commençai progressivement à percevoir un certain ordre dans le monde qui m’entourait. Je voyais la Machine retournée, enchevêtrement de cuivre et de quartz, étinceler à la lueur de la bougie et une forme – une grande statue ou un édifice – dont la masse pâle et énorme me dominait, à peu de distance de l’endroit où je me trouvais. Cette contrée n’était pas totalement dépourvue de lumière. Le Soleil avait peut-être disparu, mais les étoiles brillaient encore çà et là au-dessus de ma tête, quoique décalées par rapport aux constellations de ma jeunesse. Il n’y avait aucun signe de notre amie la Lune.
Or nulle étoile ne brillait dans un certain secteur du ciel : à l’ouest, se découpant sur l’horizon noir, une ellipse aplatie que n’interrompait aucun astre s’étendait sur un bon quart du ciel. C’était le Soleil, enveloppé de son étonnante coquille !
Dès que j’eus surmonté ma peur, je décidai que mon premier geste serait d’assurer mon retour : il fallait que je redressasse la Machine, mais je ne voulais pas le faire dans l’obscurité. Je m’agenouillai et tâtai le sol alentour. Le sable était dur, ses grains finement tassés. Du pouce, j’y creusai une modeste dépression ; je plantai ma bougie dans ce chandelier improvisé, persuadé qu’il fondrait en quelques instants assez de cire pour la fixer plus solidement. Je disposais à présent d’une source lumineuse fixe pour guider mes opérations et j’avais les mains libres.
Je serrai les dents, inspirai profondément et me colletai avec le poids de la Machine. J’enfonçai les poignets et les genoux comme des coins sous le châssis pour tenter d’arracher l’engin du sol – sa construction visait la solidité et non la maniabilité – jusqu’à ce qu’enfin il cédât à mon assaut et basculât. Une tige de nickel me heurta l’épaule ; la douleur fut cuisante.
Posant la main sur la selle, je palpai les endroits où le cuir de sa surface avait été rayé par le sable de ce nouveau futur. Dans l’obscurité de ma propre ombre, je tendis la main et retrouvai du bout de mes doigts inquisiteurs les compteurs chronométriques – l’une des lunettes était cassée mais l’instrument lui-même semblait en état de marche – et les deux manettes blanches au moyen desquelles je pourrais revenir à mon point de départ. La Machine frissonna comme un spectre dès que je touchai les leviers, me rappelant qu’elle et moi n’étions pas de ce temps et qu’à tout moment que je choisirais je pourrais prendre place dans mon engin pour retrouver la sécurité de 1891 au prix de rien de plus qu’un amour-propre légèrement froissé.
Je détachai la bougie de sa niche dans le sable et la tins au-dessus des cadrans. C’était le jour 239 354 634 : par conséquent, calculai-je, l’année était 657 208. Mes folles hypothèses quant à la mutabilité du passé et de l’avenir devaient être correctes ; car ce coteau assombri était situé dans le temps à cent cinquante millénaires avant la naissance de Weena, et je ne pouvais envisager par quel miracle ce monde-jardin ensoleillé eût pu se développer à partir de cette obscurité privée de rayons !
Je me souviens que lorsque j’étais tout petit mon père m’avait distrait avec un jouet magique rudimentaire appelé « Diascope ». Des images aux couleurs criardes étaient projetées sur un écran par un double système de lentilles. Une image était d’abord fournie par la lentille droite du dispositif ; puis la lumière se déplaçait vers la gauche, si bien que l’image projetée par la partie droite s’assombrissait à mesure que l’autre s’éclairait. L’enfant que j’étais fut profondément impressionné par la manière dont une brillante réalité passait à l’état de fantôme pour être remplacée par une nouvelle qui n’était initialement visible que sous forme de contour. Il y avait des moments passionnants lorsque les deux images étaient exactement équilibrées et qu’il était difficile de déterminer quels détails perdaient et gagnaient en réalité, voire s’il y avait la moindre réalité derrière les éléments de l’ensemble.
C’est ainsi que, immobile dans ce paysage assombri, je sentis la solide description du monde que je m’étais construit devenir floue et inconsistante pour n’être remplacée que par une réplique à peine ébauchée, et dans la confusion plutôt que la clarté !
La divergence des Histoires jumelles à laquelle je venais d’assister – la première marquée par la création du monde-jardin des Éloï, la seconde par l’extinction du Soleil et l’avènement de ce désert planétaire – m’était incompréhensible. Comment des événements pouvaient-ils se produire puis ne pas se produire ?
Je me souvins des paroles de saint Thomas d’Aquin : « Dieu ne peut faire qu’une chose passée n’ait pas existé. C’est encore moins possible que de ressusciter les morts…» Je l’avais cru, moi aussi ! Je ne suis pas excessivement porté à la spéculation philosophique, mais j’avais envisagé l’avenir comme une extension du passé : un avenir fixé pour toujours, immuable, même pour un Dieu – et assurément pour la main de l’homme. Le futur, dans mon esprit, était comme une immense salle, fixe et statique, dont je pouvais, grâce à ma Machine transtemporelle, explorer le mobilier.
Mais à présent, semblait-il, j’avais appris qu’il se pouvait que l’avenir ne fut pas un état fixe, mais quelque chose de variable ! S’il en est ainsi, songeai-je, quel sens pourrait-on donner à la vie des individus ? Il était déjà pénible d’endurer la pensée que tout ce qu’on a accompli fut sapé jusqu’à l’insignifiance par l’érosion du temps – et moi, entre tous les hommes, j’étais bien placé pour le savoir ! – mais, au moins, on avait toujours l’impression que les monuments qu’on avait érigés et les choses qu’on avait aimées avaient existé. Mais si l’Histoire était capable de s’effacer et de se modifier intégralement, quelle valeur pourrait-on assigner à quelque activité humaine que ce fut ?
En réfléchissant à ces inquiétantes possibilités, j’eus l’impression que la solidité de ma pensée et la fermeté de mon appréhension du monde étaient en train de fondre comme neige au soleil. Je fixai la flamme de ma bougie et cherchai les contours d’une nouvelle compréhension.
Je n’étais pas encore à bout, conclus-je. Mon angoisse se dissipait, mon esprit conservait sa force et sa résistance. J’explorerais ce monde bizarre et prendrais toutes les photographies que je pourrais avec mon Kodak puis retournerais en 1891. De meilleurs philosophes que moi pourraient alors essayer de méditer sur l’énigme présentée par deux futurs mutuellement exclusifs.
M’accrochant aux guidons de la Machine, je dévissai les petits leviers qui me projetteraient dans le temps et les mis à l’abri dans ma poche. Puis je tâtonnai jusqu’à ce que je trouvasse la forme robuste de mon tisonnier, toujours logé là où je l’avais laissé, dans le bâti de la machine. Je saisis son épaisse poignée et le soupesai. Je repris confiance en m’imaginant en train de fendre avec cet instrument d’une technicité primitive les crânes mous de quelques-uns de ces Morlocks. Je passai le tisonnier dans une boucle de ma ceinture. Il y pendait, un peu incongru, certes, mais terriblement rassurant avec son poids et sa solidité et les souvenirs de ma maison et de l’âtre qu’il éveillait en moi.
J’élevai la bougie en l’air. La statue – ou l’édifice – fantomatique que j’avais remarquée à proximité de la machine apparut, illuminée sur fond d’ombres. C’était bel et bien un monument – silhouette colossale sculptée dans une pierre blanche et dont la forme était difficile à distinguer à la lueur vacillante de la bougie.
Je m’en approchai. Chemin faisant, je crus voir, à la périphérie de mon champ visuel, une paire d’yeux gris-rouge qui s’écarquillaient et un dos blanc qui s’enfuyait en tremblant sur le sol sablonneux dans un léger froissement de pieds nus. Je posai la main sur la tige de cuivre serrée dans ma ceinture et poursuivis ma route.
La statue se dressait sur un piédestal, apparemment en bronze, décoré de panneaux en filigrane profondément renfoncés. Ce socle était maculé de taches comme s’il avait été jadis attaqué par du vert-de-gris à présent desséché depuis longtemps. La statue elle-même était de marbre blanc ; deux grandes ailes se déployaient d’un corps léonin et semblaient planer au-dessus de moi. Je me demandai comment étaient soutenues ces grandioses plaques de pierre, car je ne voyais nulle part d’arcs-boutants. Peut-être y avait-il une armature métallique, supputai-je – à moins que ne subsistassent dans cette période désolée quelques éléments de cette maîtrise de la pesanteur dont j’avais émis l’hypothèse lors de mon tout dernier passage dans l’ère des Grands Édifices. La face humaine du monstre de marbre était tournée vers moi ; j’eus l’impression que ces yeux de pierre vides m’observaient et qu’un sourire sardonique et cruel se formait sur les lèvres usées par les intempéries…
Je sursautai en reconnaissant brusquement cette construction ; n’eût été la peur des Morlocks, j’aurais crié ma joie de retrouver ce repère rassurant ! C’était le monument que j’avais fini par appeler le Sphinx Blanc – structure qui m’était devenue familière, en ce lieu même, lors de ma première incursion dans l’avenir. C’était presque comme si je saluais un vieil ami !
J’arpentai en tous sens le versant sablonneux de la colline derrière la machine et me remémorai l’aspect sous lequel je l’avais découvert. Ce site était alors une pelouse entourée de rhododendrons mauves et violets – ces arbustes qui avaient déversé leurs fleurs sur moi lors d’une tempête de grêle le jour de mon arrivée. Et, dominant confusément le tout de sa masse d’abord indistincte sous l’averse, il y avait eu la forme imposante de ce Sphinx.
Et me voilà de nouveau ici, cent cinquante mille ans avant. Arbustes et pelouses avaient disparu – et, supposai-je, n’accéderaient jamais à l’existence. Le jardin ensoleillé avait été remplacé par ce désert morne et obscurci et n’existait plus à présent que dans les profondeurs de mon esprit. Mais le Sphinx était bien là, solide comme la vie et presque indestructible, semblait-il.
Je tapotai les panneaux de bronze de son piédestal avec un sentiment proche de l’affection. En quelque sorte, l’existence du Sphinx, ce prolongement de ma précédente visite, m’assurait que tout ceci n’était pas le fruit de mon imagination, que je n’étais pas en train de perdre la raison dans quelque recoin sombre de ma demeure en 1891 ! Tout cela était objectivement réel et, sans aucun doute, se conformait – comme le reste de la Création – à une logique quelconque. Le Sphinx Blanc était un élément de cette logique et c’était seulement mon ignorance et les limitations de mon esprit qui m’empêchaient d’en apercevoir le reste. J’en fus ragaillardi et me sentis à nouveau pleinement déterminé à poursuivre mes explorations.
Instinctivement, je contournai le côté du piédestal le plus proche de la Machine et, à la lueur de ma bougie, examinai le panneau de bronze décoré. C’est à cet endroit, me souvins-je, que les Morlocks – dans l’autre Histoire – avaient ouvert le socle creux du Sphinx, avaient traîné la Machine à l’intérieur du piédestal dans l’intention de me prendre au piège. Je m’étais approché du Sphinx avec un caillou et avais martelé ce même panneau – ici, exactement ; je caressai les ornements du bout des doigts. J’avais aplati quelques-uns des serpentins du panneau, en vain. Et voici qu’à présent je trouvais ces serpentins fermes et non déformés sous mes doigts, absolument intacts. Il était étrange de penser que ces serpentins ne connaîtraient pas le courroux de ma pierre avant des millénaires – et même ne le connaîtraient jamais.
Je décidai de m’éloigner de la machine et de poursuivre mon exploration. Mais la présence du Sphinx m’avait rappelé l’horreur qui m’avait étreint quand j’avais perdu la Machine saisie par les griffes des Morlocks. Je tapotai ma poche – au moins, sans les manettes en ma possession, il serait impossible de faire fonctionner la Machine – mais il n’y avait pas d’autre obstacle qui pût empêcher ces repoussantes créatures de grimper sur mon véhicule dès que je l’aurais quitté, voire de le démonter et de le dérober une fois de plus.
En outre, dans ce paysage de ténèbres, comment pourrais-je éviter de me perdre ? Comment pourrais-je être sûr de retrouver la Machine dès que je me serais éloigné d’elle de plus de quelques yards ?
J’y réfléchis quelques instants ; mon désir d’aller plus avant luttait avec mon appréhension. Puis j’eus soudain une idée. J’ouvris mon havresac et en tirai mes bougies et mes blocs de camphre. Dans une brutale précipitation, j’enfonçai ces objets dans des crevasses ménagées par la construction complexe de l’engin. Puis j’en fis le tour avec des allumettes enflammées jusqu’à ce que resplendissent tous les blocs de camphre et toutes les bougies.
Je me reculai pour admirer non sans quelque orgueil mon œuvre rougeoyante. Les flammes des bougies se reflétaient sur le nickel et le cuivre polis, si bien que la Machine transtemporelle s’illuminait comme une décoration de Noël. Dans ce paysage obscurci, avec la Machine plantée sur ce flanc de colline dénudé, je pourrais voir ma balise depuis une distance respectable. Avec un peu de chance, les flammes éloigneraient les éventuels Morlocks. Dans le cas contraire, je devrais immédiatement constater la réduction des flammes et pourrais revenir au pas de course livrer bataille aux intrus.
Je caressai la lourde poignée du tisonnier. Je crois qu’une partie de mon être souhaitait précisément pareille issue ; je ressentis un picotement dans les mains et les avant-bras au souvenir du choc bizarrement flasque de mes poings sur les mufles des Morlocks.
En tout cas, j’étais maintenant paré pour mon expédition. Je ramassai mon Kodak, allumai une petite lampe à huile et traversai la colline, faisant halte tous les quatre ou cinq pas pour vérifier que la Machine transtemporelle demeurait intacte.
J’élevai ma lampe, mais sa lumière ne portait qu’à quelques pieds. Le silence était total – pas un souffle de vent, pas le moindre filet d’eau ; et je me demandai si la Tamise coulait encore.
Faute de destination précise, je résolus de me diriger vers le site du vaste réfectoire dont je me souvenais du temps de Weena. Il était situé à quelque distance, au nord-ouest, en continuant à flanc de colline après le Sphinx Blanc. Et me voilà en train de suivre encore une fois ce chemin – reproduisant dans l’Espace, sinon dans le Temps, ma première promenade dans le monde de Weena.
Lorsque j’avais pour la dernière fois accompli ce modeste trajet, je me souviens qu’il y avait du gazon sous mes pieds ; ni entretenu ni taillé, il restait ras, libre de mauvaises herbes. À présent, un sable mou et crissant s’accrochait à mes bottes tandis que je cheminais sur la colline.
Ma vision commençait à s’adapter tout à fait à cette nuit égayée d’une clarté stellaire sporadique, mais, bien qu’ici et là des constructions se découpassent sur le ciel, je ne vis aucun signe du réfectoire. J’en conservais un souvenir tout à fait précis : c’était un édifice en pierre grise et usée, vaste et délabré, avec une entrée décorée de sculptures ; et, lorsque j’étais passé sous cette arche sculptée, les petits Éloï aux membres pâles, délicats et charmants, avaient papillonné autour de moi dans leurs robes soyeuses.
Je ne tardai pas à arriver à un point où il me fut évident que j’avais dû dépasser l’emplacement de l’édifice. Il était clair que, contrairement au Sphinx et aux Morlocks, le palais des festins n’avait pas survécu dans cette Histoire-ci – ou qu’il n’avait peut-être jamais été construit, songeai-je avec un frisson. Peut-être avais-je marché – dormi, voire m’étais restauré ! – dans un édifice qui n’existait pas.
Le chemin me conduisit à un puits que je me rappelai avoir vu lors de mon précédent voyage. Exactement comme dans mon souvenir, cette structure était cerclée de bronze et protégée des intempéries par une petite coupole étrangement délicate. Il y avait un peu de végétation – d’un noir de jais sous la clarté stellaire – blottie autour de la base du puits. J’examinai tout cela non sans quelque crainte, car ces profonds tunnels avaient été les voies par lesquelles les Morlocks, s’élevant de leurs infernales cavernes, pénétraient dans le monde ensoleillé des Éloï.
La bouche du puits était silencieuse, ce qui me parut bizarre, car je me rappelais avoir entendu, montant de ces autres puits, la sourde pulsation des gigantesques machines des Morlocks au tréfonds de leurs cavernes souterraines.
Je m’assis près de la paroi du puits. La végétation que j’y avais observée était un genre de lichen ; elle était douce et sèche au toucher, bien que je ne l’eusse pas sondée plus avant et n’eusse pas tenté d’en déterminer la structure. Je levai la lampe avec l’intention de la tenir au-dessus de la margelle et de voir si elle produirait un reflet dans l’eau ; mais la flamme vacilla comme sous un fort courant d’air et, un instant affolé à l’idée de me retrouver dans le noir, je la retirai vivement.
Je baissai la tête sous la coupole et me penchai par dessus la margelle du puits : je fus accueilli par un violent souffle d’air brûlant et humide en plein visage – comme si j’avais ouvert la porte d’un bain turc – tout à fait inattendu dans cette nuit chaude mais aride du futur. J’eus l’impression d’une grande profondeur et mes yeux adaptés à l’obscurité crurent voir une lueur rouge au fond du puits. En dépit des apparences, ce puits ne ressemblait absolument pas à ceux des premiers Morlocks. Il n’y avait aucune trace des crochets métalliques en saillie sur la paroi et conçus pour aider à l’ascension, et je ne détectai pas encore le moindre écho des bruits de machines que j’avais entendus la première fois ; et j’avais l’impression bizarre, invérifiable, que ce puits était bien plus profond que les forages des Morlocks cavernicoles.
Par caprice, j’avais brandi mon Kodak et mis la lampe-éclair en batterie. Je remplis de blitzlichtpulver la gouttière du plateau, levai l’appareil et inondai le puits de lumière magnésique. Les reflets m’éblouirent et l’embrasement fut si brillant qu’on n’avait peut-être rien vu d’aussi lumineux sur Terre depuis l’occultation du Soleil, cent mille ans ou plus auparavant. Voilà qui aurait dû à tout le moins faire fuir les Morlocks ! Et je commençai à imaginer des dispositifs de protection grâce auxquels je pourrais relier la lampe-éclair à la Machine non gardée de manière que la poudre s’enflammât dès qu’on toucherait un tant soit peu le véhicule.
Je me relevai et passai quelques minutes à recharger la lampe-éclair et à photographier en long et en large la déclivité autour du puits. Un nuage dense d’une âcre fumée blanche ne tarda pas à se former autour de moi. Peut-être aurais-je de la chance, me dis-je, d’enregistrer pour l’ébahissement de l’Humanité la croupe d’un Morlock en fuite, terrorisé !
… Il y eut un grattement, doux et insistant, pas très loin de la margelle du puits, à moins de trois pieds de l’endroit où je me tenais.
Laissant échapper un cri, je cherchai maladroitement le tisonnier passé dans ma ceinture. Les Morlocks m’avaient-ils surpris pendant que je rêvassais ?
La tige de fer en main, j’avançai prudemment. Les grattements provenaient de la couche de lichen : une forme se propulsait d’un mouvement régulier au milieu des minuscules et sombres végétaux. Il n’y avait là point de Morlock, aussi abaissai-je mon arme et me penchai-je au-dessus du lichen. J’aperçus une petite créature, une sorte de crabe, pas plus large que ma main ; le bruit que j’avais entendu était le frottement de sa pince unique et hypertrophiée contre le lichen. La carapace du crabe me sembla d’un noir de jais, et la créature était absolument dépourvue d’yeux, comme quelque habitant aveugle des profondeurs océanes.
La lutte pour la survie, me dis-je en observant ce drame miniature, continuait donc, même dans cette obscurité nocturne. Il me vint à l’esprit que je n’avais pas vu de signes de vie – hormis ces aperçus fugitifs des Morlocks – loin de ce puits pendant toute ma visite. Je ne suis pas biologiste, mais il semblait clair que la présence de cette source d’air chaud et humide dût fatalement attirer la vie sur cette planète changée en désert, tout comme elle avait attiré ce crabe fermier aveugle qui récoltait le lichen. Je supposai que cette tiédeur venait de l’intérieur sous pression de la Terre, dont la chaleur volcanique, manifeste à notre propre époque, n’aurait pas sensiblement diminué dans cet intervalle de six cent mille ans. Et peut-être l’humidité venait-elle de nappes phréatiques encore présentes en profondeur.
Il se pouvait, conjecturai-je, que la surface de la planète fût parsemée de pareils puits à coupole. Mais leur fonction n’était pas de permettre l’accès au monde souterrain des Morlocks – comme dans l’autre Histoire – mais de libérer les ressources intrinsèques de la Terre pour réchauffer et humidifier cette planète privée de son Soleil ; et toutes les formes de vie qui avaient survécu à la monstrueuse prouesse technique dont j’avais été témoin se rassemblaient à présent autour de ces sources de chaleur et d’humidité.
Mon assurance reprenait le dessus : trouver des explications était un tonique puissant pour mon courage, et, après la fausse alerte du crabe, je ne me sentais plus menacé. Alors, je me rassis sur le bord du puits. J’avais dans ma poche ma pipe et un peu de mon tabac. Je bourrai le fourneau et l’allumai. Je commençai à spéculer sur la manière dont cette Histoire-ci aurait pu diverger de celle que je connaissais déjà. Il y avait manifestement quelques parallèles – il y avait eu des Morlocks et des Éloï en ce lieu – mais cette sinistre dualité avait été résolue des siècles auparavant.
Je me demandai pourquoi pareil affrontement entre les races avait pu se produire – car les Morlocks, tout ignobles fussent-ils, dépendaient autant des Éloï que les Éloï dépendaient d’eux, et cet arrangement avait une certaine stabilité.
J’imaginai un scénario plausible. Les Morlocks étaient, après tout, une race dégénérée mais humaine, et il n’est pas dans la nature de l’Homme d’être logique. Le Morlock devait savoir que son existence même dépendait de l’Éloï ; il devait prendre en pitié et mépriser son lointain cousin réduit à l’état de bétail. Et pourtant…
Et pourtant, quel glorieux matin que la courte vie des Éloï ! Les petits êtres riaient, chantaient et aimaient sur toute l’étendue d’un monde transformé en jardin tandis que le Morlock moyen devait peiner dans les nauséabondes profondeurs de la Terre pour fournir aux Éloï la trame de leur luxueuse existence. Certes, le Morlock, conditionné à demeurer à sa place dans la Création, se fut sans doute détourné avec dégoût du soleil, de l’eau pure et des fruits chers aux Éloï, même s’ils les lui avaient offerts, mais, tout de même, à sa manière obtuse et roublarde, n’aurait-il pas envié aux Éloï leur oisiveté ?
Peut-être la chair des Éloï tournait-elle à l’aigre dans la bouche repoussante du Morlock dès l’instant où il la mordait dans sa sordide caverne.
Je m’imaginais donc les Morlocks – ou une de leurs factions – montant une nuit de leurs tunnels souterrains et fondant sur les Éloï avec leurs armes et leurs bras musclés comme des fouets. Il y aurait un grand Prélèvement, et, cette fois-ci, ce ne serait pas une moisson de chair disciplinée mais une attaque déchaînée avec un seul et impensable but : l’extinction définitive des Éloï.
Comme le sang avait dû couler sur les pelouses et dans les palais dont les pierres vénérables retentissaient des bêlements enfantins des Éloï !
Dans une lutte pareille, il ne pouvait évidemment y avoir qu’un vainqueur. Les fragiles humains du futur, à la fiévreuse et consomptive beauté, ne pourraient jamais se défendre contre les attaques des Morlocks organisés et sanguinaires.
Je me représentai tout cela – ou du moins le crus-je ! Les Morlocks, enfin vainqueurs, avaient hérité de la Terre. N’ayant plus besoin du monde-jardin des Éloï, ils l’avaient laissé tomber en ruine ; ils avaient jailli des bouches de la terre en apportant – d’une manière ou d’une autre – leurs propres ténèbres stygiennes pour en couvrir le Soleil ! Je me rappelai à quel point le peuple de Weena craignait les nuits de la nouvelle lune, qu’elle appelait les « Nuits Obscures ». À présent, me semblait-il, les Morlocks avaient créé une Nuit Obscure finale pour couvrir à jamais la Terre. Les Morlocks avaient fini par assassiner les derniers des véritables enfants de la Terre et avaient assassiné la Terre elle-même.
Telle était ma première hypothèse : délirante, pittoresque… et en tout point erronée !
… Et je me rendis compte, avec un choc presque physique, qu’au milieu de toutes ces spéculations historiques j’avais totalement négligé de surveiller régulièrement la Machine abandonnée.
Je me levai et scrutai l’autre bout de la colline. Je ne tardai pas à repérer la lueur de bougie émise par le véhicule – mais les luminaires que j’y avais installés tremblotaient et vacillaient, à croire que des formes opaques évoluaient autour de la machine.
Ce ne pouvaient être que des Morlocks !
Avec un sursaut de peur – et, il me faut le reconnaître, une envie de sang qui palpitait dans ma tête – je brandis mon tisonnier en rugissant et rebroussai chemin d’un pas décidé. Je laissai étourdiment choir mon Kodak ; j’entendis derrière moi un léger tintement de verre brisé. Autant que je sache, cet appareil repose « encore » – si je puis dire – là où il est tombé, abandonné dans l’obscurité.
En approchant de la Machine, je constatai qu’il y avait bien là des Morlocks – environ une douzaine – qui trépignaient autour du véhicule. Ils semblaient alternativement attirés et repoussés par les lumières, tout comme des phalènes autour d’une bougie. C’étaient les mêmes créatures simiesques dont je gardais le souvenir – un peu plus petites, peut-être –, avec ces longs cheveux filasse qui leur retombaient sur le visage et le dos, une peau blanchâtre, des bras longs comme ceux d’un gorille et puis ces yeux gris-rouge obsédants. Ils poussaient des cris de joie et baragouinaient entre eux dans leur bizarre langage. Je remarquai non sans quelque soulagement qu’ils n’avaient pas encore touché la Machine, mais je savais qu’il ne s’écoulerait que quelques minutes avant que ces doigts insolites – des doigts de singe mais d’une dextérité tout humaine – ne se tendissent vers le cuivre et le nickel étincelants.
Mais ils n’en auraient pas le temps, car je me jetai sur ces Morlocks tel un ange exterminateur.
Je frappai à droite et à gauche du poing et du tisonnier. Jacassant et piaulant, les Morlocks tentèrent de s’enfuir. J’attrapai au passage l’une de ces créatures et sentis à nouveau la froideur de la chair morlock et sa pâleur de lombric. Des cheveux frôlèrent le dos de ma main comme une toile d’araignée et l’animal me mordilla les doigts avec ses petits crocs, mais je ne cédai pas. Je brandis ma tige de fer et sentis l’effondrement mou et visqueux de la chair et de l’os.
Les yeux gris-rouge s’ouvrirent tout grands et se fermèrent.
C’était comme si j’observais toute la scène depuis une fraction de mon cerveau détachée de ma personne. J’avais complètement oublié tous mes projets de ramener la preuve de l’existence du voyage dans le temps, voire de retrouver Weena : je soupçonnai qu’alors c’était pour cela que j’étais retourné dans le temps – pour cet instant de revanche. Pour venger Weena, l’assassinat de la Terre, et me faire oublier mon humiliation antérieure. Je laissai tomber le Morlock – inconscient ou mort, il n’était qu’un tas d’os et de cheveux – et cherchai à saisir ses compagnons, le tisonnier levé.
C’est alors que j’entendis une voix – typiquement morlock mais très différente des autres par son ton et sa profondeur – émettre une syllabe unique et impérieuse. Je me retournai, les bras trempés de sang jusqu’aux coudes, et me préparai à un nouveau combat.
Devant moi se tenait à présent un Morlock qui ne reculait pas. Quoiqu’il fut nu comme les autres, son pelage semblait avoir été soigneusement peigné, si bien qu’il faisait un peu l’effet d’un chien pomponné qu’on obligeait à se dresser sur deux pattes comme un homme. Je fis un grand pas en avant, brandissant mon arme à deux mains.
Calmement, le Morlock leva la main droite – quelque chose brilla entre ses doigts –, il y eut un éclair vert, et je sentis le monde basculer sous moi et me renverser à côté de ma Machine illuminée ; et je perdis conscience.
Je repris mes esprits lentement, comme si j’émergeais d’un sommeil tranquille et profond. J’étais couché sur le dos, les yeux fermés. Je me sentais si bien qu’un instant j’imaginai que je devais être dans mon propre lit, chez moi, à Richmond, et que la lueur rose qui filtrait à travers mes paupières devait être le soleil matinal qui sourdait aux marges des rideaux…
Je m’aperçus alors que la surface qui me soutenait – bien que cédant à la pression et assez chaude – n’avait pas le moelleux d’un matelas. Je ne sentais ni draps sous moi ni couvertures au-dessus de moi.
Puis, en un éclair, tout me revint : ma deuxième excursion dans le temps, l’obscurcissement du Soleil et ma rencontre avec les Morlocks.
La peur m’envahit, raidissant mes muscles et me comprimant l’estomac. J’avais été fait prisonnier par les Morlocks ! J’ouvris brusquement les yeux…
Et je fus instantanément ébloui par une brillante clarté. Elle provenait d’un disque éloigné d’intense lumière, juste au-dessus de moi. Poussant un cri, je plaquai un bras sur mes yeux aveuglés ; je roulai sur le ventre et pressai mon visage contre le sol.
Je me forçai à ramper. Le sol avait la souplesse et la tiédeur du cuir. Ma vision fut d’abord emplie d’images dansantes du disque flamboyant, mais je finis par pouvoir distinguer ma propre ombre en dessous de moi. C’est alors que, toujours à quatre pattes, je remarquai l’aspect le plus prodigieux de ce spectacle : la surface en dessous de moi était transparente, à croire qu’elle était faite d’une sorte de verre flexible, et – là où mon ombre occultait la lumière – je voyais des étoiles, parfaitement observables au travers du plancher sous mes pieds. J’avais donc été déposé sur quelque plate-forme transparente avec un diorama étoilé en contrebas : c’était comme si j’avais été transporté dans un planétarium inversé.
J’avais mal au cœur, mais je réussis à me relever. Je dus me protéger les yeux de la main contre l’impitoyable lumière zénithale ; j’avais hélas perdu le chapeau que j’avais ramené de 1891 ! Je portais encore mon complet d’été, bien qu’il fut à présent souillé de sang mêlé aux grains de sable, en particulier sur les manches. Or je fus surpris de constater qu’on avait fait quelques efforts pour me nettoyer, que mes mains et mes bras étaient lavés de tout sang, mucus et ichor morlock. Mon tisonnier avait disparu et je ne voyais nulle part mon havresac. On m’avait laissé ma montre, qui pendait de ma chaîne giletière, mais mes poches étaient délestées des allumettes et des bougies. Ma pipe et mon tabac avaient eux aussi disparu et j’en ressentis une pointe de regret – bien incongrue au milieu de tous ces mystères et périls !
Une pensée me vint brusquement à l’esprit ; mes mains allèrent droit à la poche de mon gilet et y trouvèrent les deux manettes de la Machine. Je soupirai de soulagement.
Je regardai autour de moi. Je me tenais sur un sol plat et horizontal fait de la substance transparente souple comme cuir que je viens de décrire. J’étais près du centre d’un cercle lumineux d’environ trente yards de diamètre projeté sur ce Sol énigmatique par la source au-dessus de moi. L’air était chargé de poussière, si bien qu’il était facile de distinguer les rayons qui ruisselaient sur moi. Il faut m’imaginer debout dans la lumière, comme au fond de quelque puits de mine empoussiéré, en train de ciller sous le soleil de midi. On eût effectivement dit du soleil, en vérité, mais je ne pouvais comprendre comment le Soleil eût pu être exposé ni comment il eût fini par s’immobiliser au-dessus de moi. La seule hypothèse soutenable était que j’avais été transporté, encore inconscient, en quelque lieu situé sur l’équateur.
Luttant contre la panique qui me gagnait, je fis le tour de mon cercle lumineux. J’étais absolument seul et le Sol était nu, si l’on exceptait des plateaux, au nombre de deux, supportant des récipients et des cartons, le tout posé sur le Sol à dix pieds environ de l’endroit où l’on m’avait allongé. Je scrutai les ténèbres qui m’environnaient sans pouvoir rien distinguer, même en m’abritant soigneusement les yeux. Je ne voyais pas de murs qui eussent contenu cette salle. Je frappai dans mes mains, faisant danser les grains de poussière dans l’air illuminé. Le son fut amorti et nul écho ne me revint. Soit les murs étaient invraisemblablement reculés, soit ils étaient revêtus d’une substance absorbante ; dans un cas comme dans l’autre, il m’était impossible d’estimer leur éloignement.
Aucune trace de la Machine transtemporelle.
J’éprouvai une peur viscérale, insolite. Perché sur cette plaine de verre meuble, je me sentais nu et sans défense, sans aucune paroi où je pusse m’adosser ni aucune encoignure que je pusse changer en forteresse.
Je m’approchai des plateaux. Je scrutai les cartons et en soulevai les couvercles : il y avait dans le premier un grand seau, vide, dans le second un bol de ce qui ressemblait à de l’eau pure et, dans le dernier, des sortes de briques grosses comme le poing de ce que je supposai être de la nourriture – mais de la nourriture comprimée en plaquettes lisses, jaunes, vertes ou rouges, et, par conséquent, totalement méconnaissable. Je la touchai, à contrecœur, du bout du doigt : les plaquettes ressemblaient à des tranches de fromage froid. Depuis le petit déjeuner préparé par Mme Watchets, c’étaient de nombreuses heures de ma vie embrouillée que j’avais passées sans manger et j’étais conscient d’une pression croissante dans ma vessie, pression que le récipient vide, supposai-je, était destiné à soulager. Je ne voyais pas pour quelle raison les Morlocks, m’ayant épargné si longtemps, eussent pu choisir de m’empoisonner, mais j’étais néanmoins peu disposé à accepter leur hospitalité – et encore moins à perdre ma dignité en me servant du seau !
Je fis donc à pas comptés le tour des plateaux, sans quitter le cercle lumineux, reniflant tel un animal qui soupçonne un piège. Je ramassai même les cartons et les plateaux pour voir si je pouvais m’en servir comme armes – peut-être pourrais-je façonner une sorte de lame par martelage –, mais la matière des plateaux était un métal argenté, si ténu et si mou qu’il s’effrita dans mes mains. Je ne pourrais pas plus poignarder un Morlock avec cette arme qu’avec une feuille de papier.
Il me vint à l’esprit que ces Morlocks s’étaient conduits avec une douceur remarquable. Il ne leur eût fallu qu’un instant pour m’achever pendant que j’étais inconscient, mais ils avaient retenu leurs mains de brutes et s’étaient même efforcés, avec un talent surprenant, semblait-il, de faire ma toilette.
J’eus immédiatement des doutes. Dans quel dessein m’avaient-ils laissé la vie sauve ? Avaient-ils l’intention de me maintenir en vie pour m’arracher par d’ignobles méthodes le secret de la Machine à voyager dans le Temps ?
Me détournant délibérément de la nourriture, je sortis du cercle lumineux et m’enfonçai dans l’obscurité. Mon cœur battait à tout rompre ; il n’y avait rien de tangible qui pût m’empêcher de quitter ce puits éblouissant, mais mon appréhension et ma soif de lumière m’y maintenaient presque aussi efficacement.
Finalement, je choisis une direction au hasard et avançai dans les ténèbres, les bras ballants, les poings serrés et prêts à frapper. Je comptai mes pas – huit, neuf, dix… Sous mes pieds, plus clairement visibles à présent que j’étais loin de la lumière, je voyais les étoiles dans leur hémisphère inversé ; une fois de plus, j’eus l’impression d’être debout sur la coupole de quelque planétarium. Je me retournai et regardai derrière moi : la trouble colonne lumineuse s’élevait jusqu’à l’infini ; à sa base, sur le Sol nu, étaient dispersés les plats et la nourriture.
Le tout m’était absolument incompréhensible !
Le Sol immuable continuait de défiler sous mes pieds et je cessai bientôt de compter mes pas. L’unique éclairage était la lueur émanant de ce puits lumineux fin comme une aiguille, augmentée de la faible clarté des étoiles en dessous de moi, qui me permettait tout juste de discerner le contour de mes jambes. Les seuls sons étaient le frémissement rauque de ma respiration et l’impact amorti de mes bottes sur la surface vitreuse.
Quand je me fus éloigné d’environ cinq cents yards, j’obliquai et commençai à décrire un cercle autour de l’aiguille lumineuse. Encore une fois, je ne trouvai que l’obscurité et les étoiles sous mes pieds. Je me demandai si je n’allais pas, au sein de toute cette obscurité, rencontrer ces étranges Veilleurs flottants qui m’avaient accompagné dans mon deuxième voyage transtemporel.
Je tournais en rond, au propre et au figuré ; le désespoir commença à s’insinuer au tréfonds de mon âme et je ne tardai pas à souhaiter qu’on m’arrachât de ce lieu pour me transporter dans le monde-jardin de Weena, et même dans le paysage nocturne où j’avais été capturé – n’importe où, pourvu qu’il y eût des pierres, des plantes, des animaux et un ciel reconnaissable ! Dans quelle sorte de lieu étais-je ? Dans quelque chambre enterrée au profond d’une Terre artificiellement creuse ? Quelles horribles tortures les Morlocks me préparaient-ils ? Étais-je condamné à passer le reste de ma vie dans cet insolite désert ?
J’eus un instant de délire, troublé que j’étais par mon isolement et l’atroce impression d’être abandonné. Je ne savais où j’étais ni où se trouvait la Machine transtemporelle et je ne m’attendais pas à regagner un jour ma maison. J’étais un animal exotique échoué dans un monde inconnu. J’interpellai les ténèbres, tantôt proférant des menaces, tantôt suppliant qu’on m’épargnât ou qu’on me relâchât. Je martelai des poings le Sol nu et inflexible. En vain. Je sanglotai et me mis à courir, maudissant l’incommensurable stupidité que j’avais eue, après avoir une première fois échappé aux griffes des Morlocks, de me précipiter derechef dans le même piège !
J’avais dû finir par m’époumoner comme un enfant frustré jusqu’à épuiser mes forces. Je m’effondrai sur le sol dans le noir, complètement exténué.
Je crois que je sommeillai quelque temps. Lorsque je repris conscience, rien n’avait changé pour moi. Je me relevai. Ma colère et ma frénésie s’étaient consumées et, bien que je me sentisse aussi désemparé que jamais, je répondis aux besoins humains essentiels de mon corps, au premier chef, la faim et la soif.
Exténué, je regagnai mon puits de lumière. La pression avait continué de monter dans ma vessie. Résigné, je ramassai le seau qui m’avait été fourni, l’emportai à quelque distance dans le noir – pour préserver ma pudeur, car je me savais observé par les Morlocks – et, quand j’eus terminé, je le laissai là, hors de ma vue.
J’examinai les provisions déposées par les Morlocks. Il n’y avait là rien de quoi me réjouir. La nourriture n’avait pas l’air plus appétissante que tantôt, mais j’avais tout aussi faim. Je pris le bol d’eau – il était de la taille d’un bol de soupe – et le portai à mes lèvres. Cette boisson – tiède et insipide comme si tous les éléments minéraux en avaient été extraits par distillation – n’était certes pas agréable, mais le liquide limpide me rafraîchit la bouche. Je le conservai quelques secondes sur ma langue, hésitant devant ce dernier obstacle, puis l’avalai délibérément.
Quelques minutes plus tard, je ne souffrais d’aucun effet indésirable que je pusse détecter ; je repris donc un peu de cette eau. J’en imbibai le coin de mon mouchoir et m’essuyai le front et les mains.
Je me tournai vers la nourriture et pris l’une des plaquettes verdâtres. J’en mordis le coin : elle se brisait facilement, était verte dans la masse et avait légèrement tendance à s’effriter, comme du cheddar. Mes dents s’enfoncèrent doucement dans cette matière. Quant au goût, si l’on a déjà mangé des légumes verts, des brocolis ou des choux de Bruxelles, par exemple, bouillis jusqu’à l’extrême limite de la désintégration, on en aura quelque idée ; les membres de certains clubs londoniens dont le service de bouche n’est pas le meilleur reconnaîtront ces symptômes ! Je n’en mordis pas moins dans ma plaquette jusqu’à ce qu’elle fût à moitié consommée. Puis je goûtai aux autres : bien qu’elles fussent de couleurs diverses, ni leur texture ni leur goût n’étaient différents.
Quelques bouchées de cette substance suffirent à me rassasier ; je laissai tomber les fragments sur le plateau et le repoussai.
Je m’assis sur le Sol et scrutai l’obscurité. Je fus intensément reconnaissant aux Morlocks de m’avoir fourni cet éclairage. J’imaginai que, si l’on m’avait déposé sur cette surface vide et unie dans une obscurité seulement tempérée par la clarté stellaire en dessous de moi, j’eusse pu devenir complètement fou, tout en sachant très bien que les Morlocks avaient produit ce cercle lumineux pour servir leurs propres desseins avec ce moyen efficace de me maintenir en ce lieu. J’étais totalement à leur merci et prisonnier d’un simple rayon lumineux !
Une grande lassitude m’accabla. Je me refusai à perdre connaissance une fois de plus – à rester sans défense –, mais je ne voyais guère quel intérêt j’eusse eu à demeurer indéfiniment éveillé. Je sortis du cercle lumineux et fis quelques pas dans l’obscurité afin de me sentir quelque peu à l’abri sous le couvert de cette nuit. Je quittai ma veste et la pliai pour m’en faire un oreiller. L’air était assez tiède et le Sol moelleux semblait être chauffé. Je n’aurais donc pas froid.
Ainsi m’endormis-je, mon corps replet allongé sur les étoiles.
Je m’éveillai après un laps de temps que je ne pus mesurer. Je levai la tête et regardai alentour. J’étais seul dans le noir et rien ne semblait avoir changé. Je tapotai la poche de mon gilet ; les manettes de la Machine transtemporelle y étaient encore en sécurité.
Lorsque j’essayai de bouger, mes jambes et mon dos courbaturés s’irradièrent de douleurs lancinantes. Je me redressai sur mon séant puis me relevai avec l’impression de sentir chaque année de mon âge ; je remerciai le ciel de ne pas avoir été forcé de passer brutalement à l’action pour repousser une tribu de Morlocks en maraude ! J’exécutai quelques mouvements saccadés pour me dérouiller les muscles, puis je ramassai ma veste, la défroissai et l’endossai.
J’entrai dans le cercle lumineux.
Je constatai que les plateaux, avec les cartons de nourriture et le seau d’aisances, avaient été renouvelés. Donc, ils me surveillaient ! Certes, je m’en étais douté. Je retirai le couvercle des cartons et n’y trouvai que les mêmes déprimantes plaquettes de pitance anonyme. Je pris en guise de petit déjeuner de l’eau et un peu de la substance verdâtre. Ma peur avait disparu, remplacée par un ennui paralysant : l’esprit humain peut s’accommoder des changements de situation les plus insolites avec une rapidité déconcertante. Serait-ce là mon destin à partir de maintenant ? L’ennui, une couche sans douceur, de l’eau tiède et un régime à base de plaquettes de chou bouilli ? C’était comme si j’étais retourné à l’école, songeai-je avec tristesse.
— Pau.
Cette simple syllabe, doucement prononcée, résonna à mes oreilles comme un coup de feu au milieu de tout ce silence.
En hurlant, je sautai sur mes pieds et brandis mes plaquettes de nourriture. Geste absurde, peut-être, mais je n’avais pas d’autre arme. Le son était venu de derrière moi et je fis volte-face dans un crissement de bottes.
Un Morlock était là, immobile, juste en lisière du cercle lumineux, à demi éclairé. Il se tenait droit – il n’avait pas l’attitude de singe accroupi des créatures que j’avais jusque-là rencontrées – et portait des lunettes enveloppantes comme un bouclier de verre bleu qui revêtait ses yeux volumineux d’un écran opaque.
— Tik… pau, énonça cette apparition dans un bizarre gargouillis.
Je reculai en trébuchant bruyamment sur un des plateaux. Je levai les poings.
— Ne m’approchez pas !
Le Morlock avança d’un pas et se rapprocha du faisceau lumineux ; malgré ses lunettes, il eut un léger mouvement de recul devant l’éblouissante clarté. C’était un spécimen de la nouvelle race – apparemment plus évoluée – de Morlocks, l’un de ceux, compris-je, qui m’avaient assommé ; il semblait nu, mais le pâle pelage qui lui revêtait le dos et la tête était tondu – délibérément – dans un style plutôt sévère, et taillé au carré au niveau du sternum et des épaules, ce qui donnait l’impression d’une sorte d’uniforme. Il avait un visage étroit, dépourvu de menton, comme celui d’un enfant disgracieux.
Un écho fantomatique de la douce sensation éprouvée en fracassant le crâne d’un Morlock sous ma matraque me revint en mémoire. J’envisageai de me jeter sur cet individu et de le précipiter à terre. Mais en quoi cela m’avancerait-il ? Il y avait sans aucun doute d’innombrables êtres comme lui tapis dans le noir, là derrière. Je n’avais pas d’armes, pas même mon tisonnier, et je me rappelai comment le cousin de ce gaillard avait levé contre moi son bizarre pistolet et m’avait terrassé sans effort aucun.
Je décidai d’attendre le moment propice.
Et, de surcroît – cela peut sembler étrange ! –, je m’aperçus que ma colère se dissipait pour se changer en une sorte d’incompréhensible ironie. Ce Morlock, malgré la pâleur habituelle de sa peau de cloporte, était assurément comique : qu’on imagine un orang-outang, le poil tondu ras et teint en un blanc jaunâtre blafard, qu’on eût encouragé à se tenir debout et à porter une paire de lunettes criardes, et l’on aura une idée de l’effet qu’il produisait.
— Tik… pau, répéta-t-il.
Je fis un pas vers lui.
— Que me dis-tu là, brute ?
Il tressaillit – j’imaginai qu’il réagissait au ton de ma voix plutôt qu’à mes paroles – puis montra, l’une après l’autre, les plaquettes de nourriture dans mes mains.
— Tik, dit-il. Pau.
Je compris.
— Juste ciel ! dis-je. Tu essaies de me parler, n’est-ce pas ?
Et de lui montrer mes plaquettes, l’une après l’autre.
— Tik. Pau. Un. Deux. Parlez-vous anglais ? Un. Deux…
Le Morlock pencha la tête sur le côté, comme les chiens le font parfois, puis dit, presque aussi distinctement que moi :
— Un. Deux.
— Exactement ! Et ça continue : un, deux, trois, quatre…
Le Morlock avança d’un grand pas dans mon cercle lumineux, mais je remarquai qu’il restait hors de portée de mon bras. Il montra du doigt mon bol d’eau.
— Agua.
Agua ? Cela me rappelait du latin, même si les langues classiques n’avaient jamais été mon point fort.
— Eau, répondis-je.
Une fois de plus, le Morlock écouta en silence, la tête inclinée.
Et nous poursuivîmes ainsi. Le Morlock montrait du doigt des objets ordinaires – des pièces de mon costume ou des parties du corps comme la tête ou un membre – et me présentait un mot de son cru. Certaines de ses propositions étaient franchement impossibles à identifier, d’autres ressemblaient à de l’allemand ou à du vieil anglais. Je lui indiquais alors le vocable moderne. Une ou deux fois j’essayai de l’entraîner dans une conversation plus longue – car je voyais mal comment nous pourrions aller très loin avec ce simple glossaire de substantifs –, mais il restait immobile, attendant que je me tusse, puis reprenait son patient jeu de correspondances. J’essayai sur lui un peu de ce qui me restait de la langue de Weena, cet idiome mélodique et simplifié fondé sur des phrases de deux mots ; mais, une fois de plus, le Morlock attendit patiemment que j’abandonnasse.
Ce jeu continua pendant plusieurs heures. Finalement, sans cérémonie, le Morlock prit congé de moi : il s’éloigna dans l’obscurité et je ne le suivis pas (pas encore ! me dis-je de nouveau). Je mangeai et dormis puis, lorsque je me réveillai, il revint et nous reprîmes nos leçons.
Tandis qu’il arpentait ma Cage de Lumière, montrant les objets et les nommant, le Morlock évoluait avec des mouvements passablement fluides et gracieux et son corps semblait expressif ; mais je finis par me rendre compte à quel point on se fie, dans la vie quotidienne, à l’interprétation des mouvements de ses semblables. Je ne pouvais absolument pas décoder ainsi ce Morlock. Il m’était impossible de deviner ce qu’il pensait ou ressentait – avait-il peur de moi ? s’ennuyait-il ? – et je me sentis, du coup, grandement désavantagé.
À la fin de notre deuxième séance d’apprentissage, le Morlock se recula et dit :
— Cela devrait suffire. Me comprenez-vous ?
Je le regardai, ébahi, stupéfié par cette soudaine aisance dans ma propre langue ! Sa prononciation était approximative – le langage fluide des Morlocks n’est apparemment pas conçu pour les rudes consonnes et les coups de glotte de l’anglais – mais les mots étaient tout à fait compréhensibles.
Comme je ne répondais pas, il répéta :
— Me comprenez-vous ?
— Je…, oui. Je veux dire : oui, je vous comprends ! Mais comment avez-vous fait ? Comment avez-vous pu apprendre ma langue… à partir d’un si petit nombre de mots ?
Car j’estimais que nous avions couvert à peine cinq cents mots, dont la plupart étaient des noms concrets et des verbes simples.
— J’ai accès aux archives de toutes les langues anciennes de l’Humanité – telles qu’elles ont été reconstituées –, du nostratique au groupe indo-européen et à ses prototypes. Il suffit d’un nombre réduit de mots clés pour retrouver la variante appropriée. Vous devez m’informer chaque fois que je dis quelque chose d’inintelligible.
Prudemment, j’avançai d’un pas.
— Anciennes ? Et comment pouvez-vous savoir que j’appartiens à cette Antiquité ?
D’énormes paupières balayèrent les yeux sous la courbure des lunettes.
— Votre apparence physique est archaïque. Et le contenu de votre estomac, d’après l’analyse.
Il frissonna pour de bon, songeant manifestement aux restes du petit déjeuner de Mme Watchets. J’étais stupéfait : j’avais affaire à un Morlock délicat !
— Vous n’êtes pas de ce temps, poursuivit-il. Nous ne comprenons pas encore comment vous êtes arrivé sur Terre. Mais je ne doute pas que nous allons le savoir.
— Et en attendant, dis-je avec une certaine énergie, vous me gardez dans cette…, cette Cage de Lumière. Comme si j’étais une bête et non un homme ! Vous me donnez un plancher pour dormir et un seau pour mes besoins…
Le Morlock ne dit rien : il m’observait, impassible.
La frustration et la gêne qui m’assaillaient depuis mon arrivée en ce lieu débordèrent, à présent qu’elles pouvaient s’exprimer, et je décidai que l’échange de politesses avait assez duré.
— Maintenant que nous pouvons nous parler, dis-je, vous allez me dire en quel point de la Terre je suis. Et où vous avez caché mon véhicule. Comprenez-vous cela, l’ami, ou faut-il que je vous le traduise ?
Et j’allongeai le bras vers lui avec l’intention de saisir les touffes de poils sur sa poitrine.
Lorsque je fus arrivé à moins de deux pas de lui, il leva la main. Ce fut tout. Je me souviens d’un étrange éclair vert – je ne vis jamais l’instrument qu’il avait dû tenir tout le temps qu’il était resté près de moi – puis je tombai sur le Sol, parfaitement inconscient.
Je revins à moi, étendu encore une fois sur le Sol, en plein sous cette diabolique lumière verticale.
Je me hissai sur les coudes et frottai mes yeux éblouis. Mon ami morlock était encore là, immobile, juste à l’extérieur du cercle lumineux. Je me relevai sans joie aucune, ayant compris que ces Néo-Morlocks allaient me donner du fil à retordre.
Le Morlock s’avança dans la lumière ; ses grosses lunettes bleues lançaient des éclairs. Il s’adressa à moi comme si rien n’avait interrompu notre dialogue.
— Je m’appelle Nebogipfel, dit-il en reprenant avec ce nom la diction informe coutumière aux Morlocks.
— Nebogipfel. Très bien.
À mon tour, je lui dis mon nom ; au bout de quelques minutes, il était capable de le répéter clairement et distinctement.
C’était le premier Morlock dont j’eusse appris le nom – le premier qui se distinguât de la masse de ceux que j’avais rencontrés et combattus ; le premier qui fût doté des attributs d’une personne distincte.
— Nebogipfel, soit.
Assis en tailleur à côté de mes plateaux, je frottai la trace rouge des ecchymoses que ma toute dernière chute avait infligées à la partie supérieure de mon bras.
— Vous avez été désigné pour être mon gardien dans ce zoo.
— Zoo.
Il trébucha sur ce mot puis dit :
— Non. Je n’ai pas été désigné. J’étais volontaire pour travailler avec vous.
— Travailler avec moi ?
— Je… nous… voulons comprendre comment vous êtes arrivé ici.
— Tonnerre ! C’est cela que vous voulez ?
Je me relevai et me mis à tourner en rond dans ma Cage de Lumière.
— Et si je vous disais que je suis venu ici à bord d’une machine qui peut transporter un homme dans le temps ? (Je levai les mains.) Et que j’ai moi-même construit pareille machine, avec les mains que voici ? Qu’en dites-vous ?
Il sembla y réfléchir.
— Votre ère, autant qu’on puisse la dater par votre langue et votre apparence physique, est très éloignée de la nôtre. Vous êtes capable de prouesses d’une haute technologie – à preuve votre machine, qu’elle puisse ou non vous transporter dans le temps comme vous le prétendez. Et les vêtements que vous portez, l’état de vos mains et l’usure de vos dents, tout cela indique un stade élevé de civilisation.
— Je suis flatté, dis-je avec une certaine excitation, mais si vous croyez que je suis capable de pareilles choses – que je suis un homme et non un singe –, alors pourquoi suis-je ainsi enfermé dans une cage ?
— Parce que, dit-il d’une voix égale, vous avez déjà essayé de m’attaquer, avec l’intention manifeste de me faire du mal. Et, sur Terre, vous avez grièvement blessé les…
Je sentis ma colère se ranimer. Je marchai sur lui.
— Vos singes étaient en train de tripoter ma machine ! criai-je. Qu’aurais-je dû faire ? J’étais en état de légitime défense. Je…
— C’étaient des enfants, dit-il.
Ses paroles transpercèrent ma rage. Je tentai de me raccrocher aux vestiges de ma colère autojustifiée, mais ils étaient déjà loin de moi.
— Qu’avez-vous dit ?
— Des enfants. C’étaient des enfants. Depuis l’achèvement de la Sphère, la Terre est devenue une… nursery, un lieu où les enfants peuvent errer à leur guise. Votre machine a éveillé leur curiosité. C’est tout… Ils n’auraient pas sciemment fait de mal ni à vous ni à votre machine. Or vous les avez attaqués avec une grande sauvagerie.
Je reculai. Je me rappelai – j’avais à présent tout loisir d’y penser – que les Morlocks qui trépignaient sans succès autour de ma Machine m’avaient semblé plus petits que ceux que j’avais rencontrés lors de mon premier voyage. Et qu’ils n’avaient jamais tenté de me blesser… à la seule exception de la malheureuse créature que j’avais capturée et qui m’avait alors mordu la main… avant que je lui fendisse le crâne !
— La créature…, celle que j’ai frappée…, a-t-elle survécu ?
— Les blessures physiques étaient réparables. Mais…
— Oui ?
— Les cicatrices intérieures, les cicatrices de l’esprit…, elles, par contre, risquent de ne jamais guérir.
Je baissai la tête. Était-ce possible ? Avais-je été aveuglé par ma haine des Morlocks au point de ne pas reconnaître les créatures qui tournaient autour de la Machine pour ce qu’elles étaient : non pas les créatures, féroces comme des rats, du monde de Weena mais d’inoffensifs enfants ?
— Je ne sais pas si vous comprenez de quoi je parle… mais j’ai l’impression d’être emprisonné dans une de ces « images diascopiques »…
— Vous exprimez de la honte, dit Nebogipfel.
De la honte… Jamais je n’aurais pensé que j’entendisse et acceptasse un jour pareille remontrance de la part d’un Morlock ! Je lui jetai un regard de défi.
— Oui. Très bien ! Et, d’après vous, cela m’élève-t-il au-dessus de la bête, ou cela réduit-il ma bestialité ?
Il ne dit rien.
Alors même que j’affrontais cette horreur intime, une phrase de Nebogipfel accaparait un secteur de mon cerveau moins sentimental. « Depuis l’achèvement de la Sphère, la Terre est devenue une nursery…»
— Quelle Sphère ?
— Vous avez beaucoup à apprendre de nous.
— Parlez-moi de la Sphère !
— C’est une Sphère autour du Soleil.
Quelle surprenante révélation dans ces quelques mots ! Et pourtant… C’était donc cela ! L’évolution solaire que j’avais observée dans le ciel accélérée par le temps, la Terre privée de la lumière de son étoile…
— Je comprends. J’ai assisté à la construction de la Sphère.
Les yeux du Morlock semblèrent s’écarquiller dans une mimique tout à fait humaine tandis qu’il considérait cette information inattendue.
Et je commençais à comprendre certains autres aspects de ma situation.
— Vous avez dit, hasardai-je, « Sur Terre, vous avez grièvement blessé…» ou quelque chose d’approchant.
Drôle de façon de s’exprimer, songeai-je alors, si j’étais encore sur Terre. Je levai la tête et laissai la lumière tomber sur moi.
— Nebogipfel… sous mes pieds… Que voit-on à travers ce Sol transparent ?
— Des étoiles.
— Pas des représentations, pas une sorte de planétarium…
— Des étoiles.
J’opinai du chef.
— Et cette lumière qui vient d’en haut…
— C’est celle du Soleil.
J’aurais dû le savoir. J’étais éclairé par la lumière d’un Soleil au zénith vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; je me tenais sur un Sol au-dessus des étoiles…
J’eus l’impression que le monde bougeait autour de moi ; j’avais des vertiges et j’entendais dans mes oreilles comme un lointain tintement. Mes aventures m’avaient, une fois déjà, fait traverser les déserts du temps mais, à présent – grâce à ma capture par ces étonnants Morlocks –, j’avais été projeté dans l’espace. Je n’étais plus sur Terre : j’avais été transporté à l’intérieur de la Sphère solaire des Morlocks !
— Vous dites que vous êtes venu jusqu’ici à bord d’une « Machine à voyager dans le temps » ?
J’arpentai mon petit disque de lumière en prisonnier qui ne tient pas en place.
— Ce terme est correct. C’est une machine qui voyage indifféremment dans les deux directions du temps et à toute vitesse relative qu’il plaît à son pilote de déterminer.
— Vous prétendez donc avoir voyagé jusqu’ici, depuis le passé lointain, à bord de cette machine…, la machine qu’on a trouvée avec vous sur Terre.
— Précisément.
Il ne répugnait pas au Morlock de rester debout, quasi immobile, pendant de longues heures tandis qu’il procédait à mon interrogatoire. Mais je suis un homme d’une tournure moderne, et nos humeurs ne coïncidaient pas.
— Que le diable vous emporte, l’ami ! Vous avez vous-même remarqué que je suis d’un « modèle archaïque ». Comment pouvez-vous expliquer ma présence ici, en l’an 657 208, si ce n’est par le voyage dans le temps ?
Les énormes cils, épais comme des rideaux, se mirent à battre lentement.
— Il y a un certain nombre d’autres explications, la plupart plus vraisemblables que le voyage dans le temps.
— Par exemple ? le provoquai-je.
— Le reséquençage génétique.
— Génétique ?
Nebogipfel entra dans les détails et je compris grosso modo de quoi il s’agissait.
— Vous parlez du mécanisme par lequel s’accomplit l’hérédité…, par lequel des traits se transmettent d’une génération à l’autre ?
— Il n’est pas impossible d’engendrer des simulacres de formes archaïques en développant des mutations subséquentes.
— Vous pensez donc que je ne suis rien d’autre qu’un simulacre, reconstitué comme le squelette fossile d’un vulgaire mégathérium exposé dans un musée ? Hein ?
— Il y a des précédents, bien que ce ne soient pas des formes humaines de votre millésime. Oui. C’est possible.
Je me sentis insulté.
— Et dans quel but aurais-je été ainsi fabriqué de bric et de broc ?
Je me remis à arpenter la Cage. L’aspect le plus déconcertant de ce lieu désolé était l’absence de murs et l’impression permanente et instinctive d’être menacé par-derrière. J’eusse préféré être précipité dans quelque cachot de ma propre ère – primitif et sordide, sans doute, mais fermé.
— Je ne mordrai pas à pareil appât. Ce ne sont là que billevesées. J’ai conçu et fabriqué une Machine transtemporelle et voyagé jusqu’ici à son bord ; et restons-en là !
— Nous utiliserons votre explication comme hypothèse de travail, dit Nebogipfel. À présent, veuillez me décrire les principes opératoires de votre Machine.
Je continuai de tourner en rond, en proie à un dilemme. Dès que j’avais compris que Nebogipfel était doué de raison et d’intelligence, au contraire des Morlocks que je connaissais déjà, je m’étais attendu à un interrogatoire de cette sorte ; après tout, si un Voyageur transtemporel venant de l’Égypte ancienne s’était présenté dans le Londres du dix-neuvième siècle, je me serais battu pour faire partie de la commission qui l’aurait examiné. Mais devais-je partager le secret de ma Machine – mon seul atout dans ce monde – avec ces Néo-Morlocks ?
Après un court débat intérieur, je compris que je n’avais guère le choix. Il ne faisait pas de doute que ces informations pussent m’être soutirées de force, si tel était le désir des Morlocks. En outre, la construction de ma Machine était intrinsèquement plus simple que celle, disons, d’une horloge de précision. Une civilisation capable d’envelopper le Soleil dans une coquille n’aurait guère de mal à reproduire le travail de mes modestes tours et presses ! Et, si je parlais à Nebogipfel, peut-être pourrais-je lui donner le change tout en cherchant à tirer quelque avantage de ma situation difficile. Je n’avais toujours aucune idée de l’endroit où la Machine était détenue, encore moins de la manière dont je pourrais la rejoindre et avoir une chance de rentrer chez moi.
En outre – et c’était la stricte vérité –, le souvenir de ma sauvage agression contre les enfants Morlock sur Terre me pesait encore lourdement sur la conscience. Je ne désirais nullement que Nebogipfel me prît – moi ou la phase de l’Humanité dont j’étais forcément le représentant – pour une brute. Aussi, tel un enfant soucieux de faire bonne impression, voulus-je montrer à Nebogipfel à quel point j’étais intelligent et quel expert j’étais en science et en mécanique, bref, à quelle hauteur les hommes de mon type s’étaient élevés au-dessus du singe.
Il n’empêche que ce fut la première fois où je m’enhardis à exprimer quelques exigences personnelles.
— Très bien, dis-je à Nebogipfel. Mais d’abord…
— Oui ?
— Écoutez. Les conditions dans lesquelles vous me détenez sont un peu primitives, n’est-ce pas ? Je ne suis plus très jeune, et je ne peux rester debout toute la journée. Et si j’avais une chaise ? Est-ce là une demande bien déraisonnable ? Et des couvertures sous lesquelles je puisse dormir, si je dois rester ici ?
— Chaise.
Il lui avait fallu une seconde pour répondre, comme s’il cherchait ce substantif dans quelque dictionnaire invisible.
J’émis d’autres exigences. Il me fallait, lui dis-je, plus d’eau pure, et quelque chose qui ressemblât à du savon ; et je demandai – m’attendant à un refus – une lame pour me raser la barbe.
Nebogipfel se retira. Lorsqu’il revint, un moment plus tard, il apporta des couvertures et une chaise ; et, après ma période de sommeil suivante, je découvris qu’à mes deux plateaux de provisions s’était ajouté un troisième qui contenait un supplément d’eau.
Les couvertures étaient faites d’une substance moelleuse, trop finement fabriquée pour que je pusse y détecter la moindre trace de tissage. Le siège – une simple chaise à dossier droit – aurait pu, à en juger par son poids, être en bois léger, mais sa surface rouge était lisse, sans solution de continuité, et je ne pus ni en gratter la peinture avec mes ongles ni détecter la moindre trace de chevilles, de clous, de vis ni de moulage ; il semblait avoir été fabriqué d’une pièce par quelque procédé d’extrusion inconnu. Quant à mon nécessaire de toilette, l’eau supplémentaire n’était pas accompagnée de savon ni ne daignait mousser, mais le liquide avait une certaine onctuosité et je soupçonnai qu’il avait été additionné d’un détergent quelconque. L’eau était livrée chaude et – petit miracle ! – elle le restait tout le temps qu’elle séjournait dans le bol.
On ne m’apporta cependant aucune lame. Je n’en fus pas surpris.
Lorsque Nebogipfel me laissa seul une fois de plus, je me déshabillai par étapes et me lavai de la transpiration accumulée en plusieurs jours tout comme des traces tenaces du sang morlock ; j’en profitai également pour rincer soigneusement ma chemise et mes sous-vêtements.
Mon existence dans la Cage de Lumière prit donc une tournure un peu plus civilisée. Si l’on imagine le contenu d’une chambre d’hôtel minable jeté au milieu de la piste d’une immense salle de bal, on aura une idée de la manière dont je vivais. Lorsque que je rassemblais la chaise, les plateaux et les couvertures, je disposais d’une sorte de nid douillet et me sentais un peu moins à découvert. Je pris l’habitude de placer ma veste-oreiller sous la chaise et, par conséquent, de dormir la tête et les épaules sous la protection de cette minuscule forteresse. Je pouvais, la plupart du temps, oublier le panorama étoilé sous mes pieds – je me disais que ces lumières dans le Sol étaient quelque illusion raffinée –, or il arrivait parfois que mon imagination me fît défaut et que j’eusse l’impression d’être suspendu au-dessus d’un précipice infini avec ce Sol immatériel pour seule protection.
Le tout était bien sûr parfaitement illogique ; mais l’humain que je suis ne peut que céder aux peurs et aux besoins instinctifs de sa nature !
Rien de cela n’échappait à Nebogipfel. Je ne pouvais dire si sa réaction était de la curiosité ou de la confusion, voire quelque chose de plus hautain – de la même manière, peut-être, que j’eusse observé les évolutions acrobatiques d’un oiseau en train d’édifier son nid.
Ainsi s’écoulèrent les quelques jours suivants – cinq ou six, je crois –, tandis que je m’efforçais de décrire à Nebogipfel le fonctionnement de ma Machine transtemporelle tout en cherchant subtilement à lui soutirer quelques informations sur l’Histoire dans laquelle je m’étais malencontreusement retrouvé.
Je décrivis les recherches en optique physique qui m’avaient conduit à mes intuitions quant à la possibilité du voyage dans le temps.
— On sait de mieux en mieux (du moins savait-on, à mon époque) que la propagation de la lumière est dotée de propriétés anormales. La vitesse de la lumière dans le vide est extrêmement élevée – elle parcourt des centaines de milliers de milles à chaque seconde – mais elle est finie. Et, plus important encore, ainsi que cela fut très clairement démontré par Michelson et Morley quelques années avant mon départ, cette vitesse est isotrope…
J’expliquai soigneusement cette bizarrerie dont l’essentiel est que la lumière, en voyageant dans l’espace, ne se comporte pas comme un objet matériel – à l’instar d’un train express.
Qu’on imagine un rayon lumineux émis par quelque étoile lointaine et qui dépasse la Terre en janvier, par exemple, tandis que notre planète décrit son orbite autour du Soleil. La vitesse de la Terre sur son orbite est d’environ soixante-dix mille milles à l’heure. On pourrait penser – si l’on pouvait mesurer la vitesse de ce rayon passager de lumière stellaire – que le résultat serait réduit de ce soixante-dix mille milles à l’heure.
Inversement, en juillet, la Terre sera de l’autre côté de son orbite : elle se déplacera en sens inverse de ce fidèle rayon de lumière étoilée. Si l’on mesurait à nouveau la vitesse du rayon, on s’attendrait que la vitesse relevée fut augmentée par la vélocité de la Terre.
Ce serait sans aucun doute le cas si des trains à vapeur arrivaient chez nous en provenance des étoiles. Or Michelson et Morley ont démontré que, dans le cas de la lumière, il n’en est rien. La vitesse de la lumière stellaire mesurée à partir de la Terre – que le rayon se déplace dans la même direction que nous ou vienne à notre rencontre – est exactement la même !
Ces observations avaient corrélé le genre de phénomène que j’avais observé sur la plattnérite quelques années plus tôt – bien que je n’eusse pas publié les résultats de mes expériences –, et j’avais formulé une hypothèse.
— Il n’est besoin que de relâcher la bride de l’imagination – en particulier quant aux Dimensions – pour voir ce que pourraient être les éléments d’une explication. Comment mesurons-nous la vitesse, après tout ? Uniquement avec des dispositifs qui enregistrent des intervalles dans des Dimensions différentes : une distance parcourue dans l’Espace, évaluée avec une simple mesure de longueur, et un intervalle dans le Temps, qui peut être relevé par une horloge.
« Si nous prenons donc au sérieux les preuves expérimentales de Michelson et Morley, alors il nous faut considérer la vitesse de la lumière comme une quantité fixe, et les Dimensions comme des variables. L’Univers s’ajuste lui-même afin de rendre constantes nos mesures de la vitesse luminique.
« Je compris qu’on pourrait exprimer cela, géométriquement, comme une torsion des Dimensions.
Je tendis la main, avec deux doigts maintenus à angle droit du pouce.
— Si nous sommes dans le cadre des Quatre Dimensions, imaginons alors d’imprimer une rotation à l’ensemble, comme ceci – je fis tourner mon poignet –, si bien que la Longueur vienne reposer là où était la Largeur, et la Largeur là où était la Hauteur, et, suprêmement important, que la Durée et une Dimension de l’Espace soient interverties. Me suivez-vous ? On n’aurait évidemment pas besoin d’une transposition complète, juste d’un certain emmêlement de l’une et de l’autre pour expliquer la compensation Morley-Michelson.
« J’ai gardé pour moi ces spéculations. Je ne suis pas très connu comme théoricien. En outre, je n’étais pas disposé à publier en l’absence de vérifications expérimentales. Mais il y a – il y avait – d’autres chercheurs spéculant dans la même direction – au moins Fitzgerald à Dublin, Lorenz à Leyde et Henri Poincaré en France – et il est très probable que sera sous peu exposée une théorie plus complète, qui concernera la relativité des cadres référentiels…
« Voilà donc, conclus-je, le principe essentiel de ma Machine transtemporelle. La Machine tord sur lui-même l’Espace-Temps, changeant ainsi le Temps en une Dimension spatiale… et c’est ainsi que se déplacer dans le passé ou l’avenir est aussi facile que d’aller à bicyclette !
Je me laissai aller contre le dossier de ma chaise ; vu les circonstances inconfortables de cet exposé, me dis-je, je m’en étais remarquablement bien tiré.
Mais mon Morlock n’était pas bon public. Il restait là, debout, à me fixer derrière ses grosses lunettes bleues. Puis il finit par dire :
— Oui. Mais comment, exactement ?
Cette question m’irrita intensément !
Je me levai et me mis à arpenter ma Cage. Je m’approchai de Nebogipfel mais réussis à résister à l’envie de me laisser aller à des gestes simiesques menaçants. Je refusai carrément de répondre à toute nouvelle question jusqu’à ce qu’il me donnât quelques aperçus de son monde sphérique.
— Écoutez, lui dis-je, ne croyez-vous pas que vous êtes un peu injuste ? Après tout, j’ai parcouru six cent mille ans pour voir un peu de votre monde. Et jusqu’ici je n’ai eu droit qu’à une colline obscurcie à Richmond et – désignant de la main les ténèbres qui m’entouraient – à ça, et à vos interminables questions !
« Considérez la situation comme ceci, Nebogipfel. Je sais que vous allez vouloir que je vous présente un rapport complet sur mon voyage dans le temps et vous dise ce que j’ai vu de l’Histoire qui se déroula jusqu’à votre présent. Comment puis-je raconter pareil récit si je ne puis aucunement en appréhender la conclusion, sans parler de celle de cette autre Histoire dont j’ai été témoin ?
J’en restai là, espérant avoir été suffisamment convaincant.
Il porta la main à son visage ; de ses doigts grêles et blafards il replaça ses lunettes comme un gentleman rajustant son pince-nez.
— Je vais consulter à ce sujet, finit-il par dire. Nous en reparlerons.
Et il partit. Je le regardai s’éloigner ; il traversait à pas de velours le Sol mou et étoilé sur les plantes de ses pieds nus.
Après que j’eus dormi une fois de plus, Nebogipfel revint. Il leva la main et me fit signe d’approcher ; le geste était raide, peu naturel, comme s’il venait de l’apprendre.
— Venez avec moi, dit-il.
Saisi d’une joie soudaine – teintée d’une peur non négligeable – je ramassai d’un geste brusque ma veste posée sur le Sol.
J’accompagnai Nebogipfel dans l’obscurité qui m’encerclait depuis tant de jours. Mon faisceau de soleil recula derrière moi. Je me retournai vers l’espace exigu qui avait été mon abri inhospitalier, ses plateaux épars, ses couvertures en tas et ma chaise – peut-être la seule chaise au monde ! Je ne dirai pas que je le vis disparaître avec la moindre nostalgie, car j’avais été malheureux et angoissé tout le temps de mon séjour en cette Cage de Lumière, mais je me demandai tout de même si je le reverrais un jour.
Sous nos pieds flottaient les étoiles immuables comme un million de lampions chinois portés par un fleuve invisible.
Chemin faisant, Nebogipfel me tendit des lunettes bleues enveloppantes, très semblables à celles qu’il portait lui-même. Je les pris, non sans protester :
— Pourquoi en aurais-je besoin ? Je ne suis pas ébloui comme vous…
— Elles ne sont pas faites pour la lumière. Elles sont pour l’obscurité. Mettez-les.
Je portai les lunettes à mon visage. La monture était formée de deux cercles d’une substance élastique qui prenaient en sandwich le verre bleu de la partie optique ; lorsque j’appliquai les lunettes contre mes yeux, les cercles s’adaptèrent facilement à ma tête, qu’ils enserrèrent avec douceur.
Je tournai la tête. Je ne voyais pas de bleu, malgré la teinte des lunettes. Le faisceau de rayons solaires n’avait en rien perdu de sa brillance et l’image de Nebogipfel était aussi claire qu’auparavant.
— On dirait que cela ne fonctionne pas, dis-je.
Pour toute réponse, Nebogipfel inclina la tête vers le bas. Je l’imitai… et n’osai plus avancer. Car, sous mes pieds et à travers le Sol moelleux, les étoiles resplendissaient. Leur éclat n’était plus masqué par le chatoiement du Sol ni par l’adaptation imparfaite de mes yeux à l’obscurité ; c’était comme si j’étais en équilibre au-dessus de quelque nuit étoilée dans les montagnes du pays de Galles ou d’Écosse ! Je fus brusquement saisi d’un intense vertige, ainsi qu’on peut se l’imaginer.
Je détectai à présent une pointe d’impatience chez Nebogipfel, qui semblait pressé d’avancer. Nous continuâmes en silence.
Au bout de ce qui me sembla être quelques pas, Nebogipfel ralentit et je m’aperçus alors, grâce à mes lunettes, qu’un mur se dressait à quelques pieds de nous. Je tendis la main et en touchai la surface d’un noir fuligineux ; elle n’avait que la texture tiède et molle du Sol. Je me demandai si nous avions d’une manière ou d’une autre marché sur quelque trottoir mobile qui avait accéléré notre avance, mais Nebogipfel ne fit aucun commentaire.
— Dites-moi ce qu’est ce lieu avant que nous le quittions, demandai-je.
La tête à la chevelure filasse se tourna vers moi.
— Une enceinte vide.
— De quel diamètre ?
— Environ deux mille milles.
J’essayai de dissimuler mon étonnement. Deux mille milles ? Avais-je été seul dans une cellule de prison suffisamment vaste pour contenir un océan ?
— Vous avez beaucoup de place, ici, dis-je d’une voix égale.
— La Sphère est vaste. Si vous n’êtes habitué qu’à des distances planétaires, il se peut que vous ayez du mal à apprécier son volume. Cette Sphère remplit l’orbite de la planète originelle que vous appeliez Vénus. Sa superficie correspond à celle de quelque trois cents millions de Terres…
— Trois cents millions ?
Le Morlock ne répondit à ma stupéfaction que par un regard vide et un surcroît de subtile impatience. J’avais beau le comprendre, je lui en voulais – tout en étant quelque peu gêné. Pour le Morlock, j’étais comme un irritant indigène du Congo qui vient d’arriver à Londres et qui est obligé de demander la destination et la provenance des articles les plus simples, comme une fourchette ou un pantalon !
La Sphère était pour moi une stupéfiante construction, mais les Pyramides auraient pu produire une impression comparable chez un Néandertalien. Pour ce suffisant Morlock, la Sphère autour du Soleil faisait partie du mobilier historique du monde, aussi peu digne d’intérêt qu’un paysage assagi par mille ans d’agriculture.
Une porte s’ouvrit devant nous – elle ne se déplia pas, voyez-vous, mais sembla plutôt s’élargir à partir d’une fente dans la paroi, comme le diaphragme d’un objectif photographique –, et nous en franchîmes le seuil.
J’en eus le souffle coupé et faillis tomber à la renverse. Nebogipfel m’observa avec son calme analytique coutumier.
Depuis une salle de la taille d’une planète – une salle tapissée d’étoiles –, un million de visages morlock pivotèrent vers moi.
Qu’on s’imagine ce lieu : une salle unique, immense, avec un tapis d’étoiles et un plafond complexe, artificiel, le tout s’étendant à l’infini sans aucun mur. Y régnaient le noir et l’argent, à l’exclusion de toute autre couleur. Le Sol était divisé par des séparations à hauteur de poitrine ; l’espace n’était pas compartimenté : il n’y avait nulle part de lieux clos, rien qui ressemblât à nos bureaux ni à nos maisons.
Et il y avait ces Morlocks blêmes, éparpillés sur toute la surface du Sol transparent ; leurs visages étaient des flocons de neige gris saupoudrés sur le tapis étoilé. L’endroit était rempli de leurs voix : leur babillage fluide et permanent déferlait sur moi, océanique, éloigné des sons émis par le palais humain et tout aussi éloigné de la voix sèche que Nebogipfel s’était accoutumé à utiliser en ma compagnie.
Il y avait une ligne à l’infini, absolument droite et quelque peu estompée par la brume et la poussière, où le Toit rencontrait le Sol. Et cette ligne ne montrait aucune trace de l’effet de courbure que l’on voit parfois lorsqu’on examine un océan. Ce n’est pas facile à décrire – il semble que pareilles choses passent la portée de l’intuition tant qu’on n’en a pas eu soi-même l’expérience –, mais, à ce moment précis Je compris que je n’étais pas à la surface de quelque planète que ce fût. Il n’y avait pas d’horizon reculé derrière lequel des rangées de Morlocks fussent cachées comme des vaisseaux s’éloignant sur la mer ; au lieu de quoi je compris que les contours fermes et compacts de la Terre étaient hors de portée. Mon cœur se serra et je fus tout à fait intimidé.
Nebogipfel se rapprocha de moi. Il avait quitté ses lunettes et j’avais l’impression qu’il en était soulagé.
— Venez, dit-il doucement. Avez-vous peur ? C’est ce que vous vouliez voir. Nous allons marcher. Et nous poursuivrons notre conversation.
Non sans hésitation – je dus véritablement me forcer à avancer, à m’éloigner du mur de mon immense cellule pénitentiaire –, je le suivis.
Je fis quelque peu sensation chez les Morlocks. Leurs petits visages m’entouraient de tous côtés, avec leurs yeux énormes et leurs mentons fuyants. Tout en marchant, je gardais mes distances, ressentant à nouveau l’horreur de leur chair froide. Certains essayèrent de me toucher et tendirent leurs longs bras velus. Je sentais quelque peu l’odeur de leurs corps, ce relent douceâtre et musqué que je ne connaissais que trop bien. La plupart marchaient droit comme des hommes, bien que certains préférassent avancer par bonds comme des orangs-outangs en frôlant le Sol de leurs doigts. Beaucoup avaient les cheveux et le poil du dos taillés dans des styles variés, certains d’une façon simple et sévère, comme Nebogipfel, d’autres dans un style plus fluide et plus décoratif. Mais il y en avait un ou deux dont la tignasse était tout aussi follement ébouriffée que celle des Morlocks que j’avais rencontrés dans le monde de Weena, et je crus d’abord que ces individus étaient encore à l’état sauvage, même dans cet espace urbanisé ; mais ils se comportaient aussi normalement que les autres, et j’en déduisis que ces crinières hirsutes n’étaient qu’une forme d’affectation parmi d’autres – de la même manière qu’un homme se laisse parfois pousser la barbe à un degré extravagant.
Je finis par m’apercevoir que je passais ces Morlocks en revue à une vitesse remarquable, beaucoup plus vite que mes pieds me l’eussent permis. Je faillis trébucher sous le coup de cette révélation. Je baissai les yeux sans rien voir qui différenciât la section de Sol transparent sur laquelle je marchais ; mais je compris alors que ce devait être une forme quelconque de trottoir mobile.
Le grouillement blafard des faciès morlock, l’absence de toute couleur, la rectitude de l’horizon, la vitesse surnaturelle à laquelle je traversais ce bizarre paysage – et, pour couronner le tout, l’illusion que je flottais au-dessus d’un abîme sans fond semé d’étoiles – conspiraient à simuler un rêve. C’est alors que quelque Morlock curieux s’approchait trop près, qu’une bouffée de son écœurante odeur me parvenait aux narines et que la réalité reprenait ses droits.
Ce n’était pas un rêve : j’étais perdu, égaré dans cette mer de Morlocks et, une fois de plus, je devais m’efforcer d’avancer sans relâche, d’éviter de serrer les poings et de les écraser sur les visages curieux qui se pressaient autour de moi.
Je regardai les Morlocks vaquer à leurs mystérieuses occupations. Les uns marchaient, d’autres conversaient, certains mangeaient des rations de la nourriture insipide qui m’avait été servie, sans plus d’inhibition que des chatons. Ce détail, associé au manque absolu d’espaces clos, me fit comprendre que les habitants de la Sphère n’avaient nul besoin de l’intimité au sens où nous l’entendons.
La plupart des Morlocks donnaient l’impression de s’adonner à un travail, bien que sa nature m’échappât totalement. À la surface de certaines de leurs cloisons étaient sertis des panneaux d’un verre bleu et luminescent ; les Morlocks touchaient ces vitres de leurs doigts grêles et vermiformes ou parlaient dedans avec le plus grand sérieux. En réponse, des graphiques, des images et du texte défilaient sur les dalles de verre. En certains endroits, cette remarquable machinerie était poussée à un stade supérieur et je vis des maquettes détaillées, représentant des objets que je ne pouvais identifier, se matérialiser brusquement dans le vide. Sur l’ordre d’un Morlock, ces modèles pivotaient, s’ouvraient pour révéler leur intérieur ou se désintégraient en rangées qui se rapetissaient de cubes flottants de lumière colorée.
Et, comme on l’imagine, toute cette activité baignait en permanence dans la langue fluide et gutturale des Morlocks.
Nous passâmes alors près d’un lieu où une séparation neuve était en train d’émerger du Sol. Elle en sortit complètement terminée et finie comme un objet qui émerge d’une cuve de mercure ; lorsque sa croissance fut terminée, elle était devenue une mince dalle d’environ quatre pieds de haut pourvue de trois des omniprésentes lucarnes bleues. M’accroupissant pour la scruter à travers le Sol transparent, je ne vis rien sous sa surface : pas de caisson ni de machine élévatrice. C’était comme si cette cloison s’était matérialisée à partir du néant.
— D’où vient cet objet ? demandai-je à Nebogipfel.
Il réfléchit un instant – il lui fallait manifestement chercher ses mots – puis dit :
— La Sphère a une Mémoire. Elle a des machines qui lui permettent d’emmagasiner cette Mémoire. Et la forme des blocs de données – il voulait dire les séparations – est conservée dans la Mémoire de la Sphère, pour être extraite à la demande sous cette forme matérielle.
Pour m’amuser, Nebogipfel suscita de nouvelles extrusions : je vis un plateau de nourriture et d’eau monter du Sol sur un pilier, à croire qu’il avait été préparé par quelque invisible maître d’hôtel !
Je fus frappé par ces extrusions issues d’un Sol uniforme et vide. Elles me rappelèrent la théorie platonicienne de la pensée que professaient certains philosophes, à savoir qu’il existe pour chaque objet, dans quelque royaume, une Forme idéale – l’essence d’une Chaise, la Table absolue, et ainsi de suite – et qu’à chaque fois qu’un objet est fabriqué dans notre monde il y a référence à des modèles conservés dans le sur-monde platonicien.
J’étais donc dans un univers platonicien devenu réalité : toute cette gigantesque Sphère qui enveloppait le Soleil baignait dans une Mémoire artificielle, quasi divine, bibliothèque dont je parcourais les salles alors même que nous parlions. Au sein de cette Mémoire était conservé l’Idéal de tous les objets que le cœur pût désirer ou, du moins, que pût désirer le cœur d’un Morlock.
Combien ce serait pratique de pouvoir fabriquer et dissoudre outils et mobilier à volonté ! Je me rendis compte que ma grande maison de Richmond, pleine de courants d’air, pourrait être réduite à une seule Chambre. Le matin, je pourrais ordonner au mobilier de la chambre à coucher de disparaître dans le tapis d’où il était sorti, pour être remplacé par l’équipement de la salle de bains et, ensuite, par la table de la cuisine. Comme par magie, je pourrais faire couler des murs et du plafond les divers appareils de mon laboratoire jusqu’à ce que je fusse prêt au travail. Et pour finir, le soir, je pourrais convoquer la table du dîner confortablement entourée de la cheminée et du papier peint ; et – qui sait ? – la table pourrait être fabriquée toute garnie de victuailles !
Les professions de maçon, de plombier, de menuisier et autres disparaîtraient toutes du jour au lendemain. Le maître de céans – le propriétaire de pareille Chambre intelligente – n’aurait besoin de s’assurer d’autres services que ceux d’une femme de ménage à domicile (bien que la Chambre pût peut-être remplir aussi ces fonctions !), et peut-être y aurait-il, à l’occasion, des mises à jour de la mémoire mécanique de la Chambre pour tenir compte des toutes dernières modes…
Ainsi délirait mon imagination féconde, absolument incontrôlée…
Je ne tardai pas à être fatigué. Nebogipfel m’emmena dans un espace dégagé – bien qu’il y eût des Morlocks au loin, tout autour de moi – et tapa légèrement du pied sur le Sol. Une manière d’abri apparut par extrusion ; d’environ quatre pieds de haut, ce n’était guère plus qu’un toit posé sur quatre piliers ventrus : une sorte de table massive, peut-être. De l’intérieur de la table apparurent une pile de couvertures et un porte-rations. J’entrai dans cette cabane, plein de reconnaissance – c’était le premier lieu fermé qu’on m’octroyât depuis mon arrivée dans la Sphère – et je sus gré à Nebogipfel de me l’avoir fourni. Je déjeunai d’eau et d’un peu de la substance caséeuse verdâtre puis retirai mes lunettes. Je fus plongé dans l’obscurité sans limites du monde morlock et pus dormir, la tête reposant sur une couverture roulée.
J’habitai cet insolite petit abri pendant les quelques jours qui suivirent, tandis que je continuais de parcourir la ville-chambre des Morlocks en compagnie de Nebogipfel. Chaque fois que je me levais, Nebogipfel faisait réabsorber l’abri par le Sol, et il le faisait à nouveau apparaître quel que fut l’endroit où nous nous arrêtions, si bien que nous n’avions pas de bagages à transporter. J’ai déjà noté que les Morlocks ne dorment pas et je crois que mes évolutions dans la cabane furent pour les natifs de la Sphère la source d’une fascination considérable – tout comme celles d’un orang-outang attirent l’attention de l’homme civilisé, j’imagine – et ils se seraient bousculés autour de moi tandis que je tentais de m’endormir, auraient pressé leurs petites têtes dans l’embrasure et auraient rendu tout repos impossible, si Nebogipfel n’était pas resté auprès de moi pour décourager pareille curiosité.
Tout au long des jours pendant lesquels Nebogipfel me fit visiter le monde des Morlocks, nous ne rencontrâmes pas une seule fois un mur, une porte ni aucune autre barrière substantielle. Autant que je pusse m’en rendre compte, nous évoluions en permanence à l’intérieur d’une seule et même chambre, mais c’était une chambre de dimensions phénoménales. Et qui était, en général, isomorphe, car partout je retrouvais ce même tapis de Morlocks vaquant à leurs obscures occupations. La simple existence physique d’un tel système avait déjà de quoi faire réfléchir ; j’envisageai, par exemple, le problème bassement matériel que constituait le maintien d’une atmosphère stable et homogène, à température, pression et hygrométrie constantes, sur pareille superficie. Or Nebogipfel me laissa entendre que ce n’était là qu’une chambre parmi d’autres formant une sorte de mosaïque qui carrelait la Sphère sur toute sa surface.
Je finis par comprendre qu’il n’y avait pas de villes sur cette Sphère, au sens moderne du mot. La population morlock était disséminée sur toute la surface de ces immenses chambres, et il n’y avait pas de sites fixes pour quelque activité que ce fût. Si les Morlocks désiraient construire une aire de travail – ou la supprimer dans un but quelconque –, le matériel en question pouvait sortir directement du Sol par extrusion ou y être absorbé. Ainsi y avait-il, plutôt que des villes, des points nodaux de population à haute densité, foyers qui se déplaçaient et migraient si besoin était.
Après une période de sommeil, je m’étais extrait de mon abri et, assis en tailleur sur le Sol, je buvais de l’eau à petites gorgées. Nebogipfel restait debout sans donner de signes de fatigue. C’est alors que je vis s’approcher de nous un couple de Morlocks, dont la vue me fit avaler de travers ; je toussai, et des gouttelettes d’eau tombèrent en pluie sur ma veste et mon pantalon.
Je présumai qu’il s’agissait de Morlocks, bien qu’ils ne ressemblassent à aucun des Morlocks que j’eusse déjà vus : alors que Nebogipfel accusait un peu moins de cinq pieds sous la toise, ceux-là étaient comme des caricatures et atteignaient près de douze pieds ! L’une de ces longilignes créatures remarqua ma présence et s’approcha en sautillant dans un claquement d’attelles métalliques fixées à ses jambes ; elle passait par-dessus les séparations comme une gazelle géante.
Le Morlock se pencha pour m’examiner. Ses yeux gris-rouge étaient grands comme des assiettes et je reculai en défaillant devant lui. Son odeur prononcée rappelait les amandes grillées. Il avait les membres longs et fragiles d’aspect ; sa peau semblait être tendue sur ce squelette démesuré : je pus voir, incrusté dans un mollet et très visible à travers la peau mince comme celle d’un tambour, le profil d’un tibia de pas moins de quatre pieds de long. Des attelles d’une sorte de métal mou étaient attachées à ces longs membres, manifestement pour les renforcer et les empêcher de se briser. Cette bête élongée semblait ne pas avoir plus de follicules que le Morlock moyen, si bien que sa pilosité était dispersée sur toute sa grande carcasse, produisant un effet d’une laideur extrême.
Il échangea quelques syllabes fluides avec Nebogipfel puis rejoignit son compagnon et – non sans se retourner plus d’une fois sur moi – poursuivit son chemin.
Stupéfait, je regardai Nebogipfel ; même lui semblait une oasis de normalité après cette vision.
— Ce sont des… (un mot liquide que je serais bien en peine de répéter) des hautes latitudes, dit-il en jetant un coup d’œil à nos deux visiteurs. Comme vous le voyez, ils ne sont pas adaptés à cette région équatoriale.
Des attelles sont nécessaires pour les aider à marcher, et…
— Je ne vois rien du tout, coupai-je. Qu’est-ce que les hautes latitudes ont de si différent ?
— La pesanteur, dit-il.
La lumière se fit peu à peu dans mon esprit.
La Sphère des Morlocks était, comme je l’ai déjà noté, une construction titanesque qui remplissait l’orbite jadis occupée par Vénus. Et – Nebogipfel me l’apprenait à l’instant – l’ensemble tournait sur un axe. L’année vénusienne avait jadis deux cent vingt-cinq jours. À présent – disait Nebogipfel –, la grande Sphère tournait en sept jours et treize heures seulement !
— Cette rotation…, commença-t-il.
— … Induit donc des effets centrifuges qui simulent la pesanteur terrestre à l’équateur. Oui, je comprends.
La rotation de la Sphère nous maintenait tous collés à ce Sol. Mais, loin de l’équateur, le cercle décrit par un point de la Sphère autour de l’axe était plus petit et la pesanteur résultante en était diminuée : elle s’amenuisait jusqu’à devenir nulle aux pôles. Et sur ces prodigieux vastes continents de faible pesanteur vivaient des animaux remarquables, à l’image de ces deux Morlocks sautillants, qui s’étaient adaptés à leur environnement.
Je me frappai le front du dos de la main.
— Parfois, je pense je suis le plus grand niais qui ait jamais vécu ! m’exclamai-je sous les yeux d’un Nebogipfel intrigué.
Car je n’avais pas songé à m’inquiéter de l’origine de mon « poids », ici, sur la Sphère. Quelle sorte de savant étais-je pour ne pas avoir contesté – ni même avoir correctement observé – ladite « pesanteur » qui, en l’absence de rien d’aussi opportun qu’une planète, appliquait mon corps à la surface de cette Sphère ? Je me demandai combien d’autres prodiges m’avaient échappé, uniquement parce qu’il ne m’était pas venu à l’idée de poser des questions à leur sujet, alors que pour Nebogipfel ils faisaient tout simplement partie du monde et n’étaient pas plus insolites qu’un coucher de soleil ou l’aile d’un papillon.
Je soutirai à Nebogipfel des informations sur la vie des Morlocks. Ce fut difficile, car c’est à peine si je savais ne fut-ce que comment formuler mes questions. Cela peut sembler bizarre, mais comment aurais-je dû poser des questions, par exemple, sur le mécanisme qui étayait ce Sol transformateur ? Il était douteux que ma langue contînt les concepts nécessaires ne fut-ce que pour cerner la question, tout comme il manquerait à un Néandertalien les outils linguistiques pour se renseigner sur le fonctionnement d’une horloge. Quant aux arrangements, sociaux et autres, qui, sans qu’on les remarquât, gouvernaient l’existence de millions de Morlocks dans cette immense chambre, je continuais à les ignorer tout comme un indigène fraîchement arrivé à Londres d’Afrique centrale eût ignoré les mouvements sociaux, les fils du téléphone et du télégraphe, le service des Messageries, et cetera. Même leur système d’égouts demeurait un mystère pour moi !
Je demandai à Nebogipfel comment les Morlocks se gouvernaient entre eux.
Il m’expliqua – d’un ton quelque peu condescendant, à ce qu’il me sembla – que la Sphère était un lieu assez vaste pour loger plusieurs « nations » de Morlocks. Ces « nations » se distinguaient principalement par le mode de gouvernement qu’elles avaient choisi. Presque toutes avaient mis en place une forme quelconque de processus démocratique. Dans certaines régions, un Parlement représentatif était choisi par un Suffrage Universel, tout à fait à l’image de notre Parlement de Westminster. Ailleurs, le droit de vote était limité à un sous-groupe élitiste composé de ceux censés particulièrement aptes à gouverner, de par leur tempérament et leur formation : je crois que les modèles les plus proches dans notre philosophie sont les républiques antiques ou, peut-être, la forme idéale de République imaginée par Platon ; et j’avoue que cette approche était conforme à mes penchants personnels.
Mais, dans la plupart des régions, les machines de la Sphère avaient rendu possible une forme de suffrage universel véritable, où les habitants étaient maintenus en permanence au fait des débats en cours par l’intermédiaire des lucarnes bleues de leurs cloisons, et enregistraient instantanément leurs préférences sur chaque problème par des moyens similaires. Ainsi le processus de gouvernement avançait-il par étapes successives et toutes les décisions importantes étaient-elles soumises au caprice collectif de la populace.
Pareil système ne m’inspirait pas confiance.
— Mais il doit sûrement y avoir dans la masse au moins quelques individus qui ne peuvent recevoir une telle autorité ! Et les fous, et les faibles d’esprit ?
Nebogipfel me toisa avec une certaine raideur.
— Ces sortes de défauts n’existent pas chez nous.
J’eus envie de contredire cet Utopiste – même ici, au cœur de son Utopie !
— Et comment vous en assurez-vous ?
Il ne me répondit pas immédiatement mais poursuivit :
— Chaque membre de notre population adulte est rationnel et capable de prendre des décisions pour le compte des autres ; et on lui fait confiance. En pareilles circonstances, la forme la plus pure de démocratie est non seulement possible mais souhaitable, car de nombreux esprits s’associent pour produire des décisions supérieures à celles d’un seul.
— Mais alors, rétorquai-je d’un ton méprisant, à quoi servent tous les autres Parlements et Sénats que vous avez décrits ?
— Il n’y a pas unanimité pour dire que les arrangements pratiqués dans cette partie de la Sphère sont parfaits, dit-il. N’est-ce pas là l’essence de la liberté ? Nous ne nous intéressons pas tous au fonctionnement du gouvernement au point de vouloir y participer ; et, pour certains, confier le pouvoir à autrui au moyen de la représentation – voire sans représentation aucune – est préférable. C’est un choix valide.
— Très bien. Mais que se passe-t-il lorsque de tels choix entrent en conflit ?
— Nous avons de la place, dit-il sur un ton appuyé. Ne l’oubliez pas ; vous êtes encore prisonnier d’attentes à l’échelle planétaire. Tout dissident est libre de partir et d’établir ailleurs un système concurrent…
Ces « nations » morlock étaient des entités fluides que des individus rejoignaient et quittaient au gré de l’évolution de leurs préférences. Il n’y avait ni territoires ni possessions, ni même de frontières fixes, pour autant que je pusse m’en rendre compte : ces « nations » étaient de simples regroupements commodes, des amas dispersés sur toute la Sphère.
Il n’y avait pas de guerre chez les Morlocks.
Il me fallut quelque temps pour le croire, mais je finis par en être convaincu : il n’y avait pas de causes de guerre. Grâce aux mécanismes du Sol, il n’y avait jamais pénurie de provisions, si bien qu’aucune « nation » ne pouvait mettre en avant des projets d’acquisition économique. La Sphère était tellement vaste que le territoire inoccupé disponible était quasiment illimité, si bien que les conflits territoriaux n’avaient pas de sens. Et – point crucial, s’il en fut – l’esprit des Morlocks était libéré du chancre de la religion, source de tant d’affrontements au long des siècles.
— Vous n’avez donc pas de Dieu, dis-je à Nebogipfel avec comme un frisson exquis.
Bien que n’ayant pas moi-même de penchant religieux, je m’imaginai en train de choquer les ecclésiastiques de mon époque avec un récit de cette conversation !
— Nous n’avons pas besoin d’un Dieu, répliqua Nebogipfel.
Les Morlocks considéraient une tournure d’esprit religieuse – opposée à un état rationnel – comme un trait héréditaire sans plus de signification intrinsèque que des yeux bleus ou des cheveux bruns.
Plus Nebogipfel développait cette idée, plus je lui trouvais de sens.
Quel concept de la Divinité a survécu à toute l’évolution mentale de l’Humanité ? Pourquoi était-ce précisément la forme qu’il plût à la vanité humaine d’inventer : un Dieu aux pouvoirs immenses et pourtant encore plongé dans les mesquines affaires de l’Homme. Qui pourrait adorer un Dieu glacial, même omnipotent, s’il ne manifestait pas le moindre intérêt aux luttes infiniment triviales des humains ?
On pourrait imaginer que dans tout conflit entre humains rationnels et humains religieux ce soient les rationnels qui triomphent. Après tout, c’est la rationalité qui a inventé la poudre à canon ! Et pourtant – du moins jusqu’à notre dix-neuvième siècle – c’est la tendance religieuse qui a généralement triomphé, et la sélection naturelle a fonctionné, nous donnant une population de moutons portés sur la religion, capables – m’a-t-il parfois semblé – de se laisser séduire par le premier prédicateur à la langue bien pendue.
L’explication de ce paradoxe est que la religion fournit aux hommes un but pour lequel se battre. L’homme religieux trempera de son sang un bout quelconque de terre « sacrée », sacrifiant ainsi beaucoup plus que, par exemple, la valeur économique intrinsèque de cette terre.
— Mais nous avons dépassé ce paradoxe, me confia Nebogipfel. Nous avons maîtrisé notre héritage : nous ne sommes plus gouvernés par les diktats du passé, que ce soit dans notre corps ou dans notre esprit…
Toutefois, je ne le suivis pas sur ce terrain passionnant – la question à poser étant manifestement : « En l’absence d’un Dieu, quel est alors le but de notre existence ? » – car j’étais fasciné à la pensée que M. Darwin, avec tous les critiques contemporains qu’il avait dans l’Église, eût adoré assister à cet ultime triomphe de ses idées sur les Religionistes !
En fait, il se trouva que je ne compris que bien plus tard le vrai but de la civilisation des Morlocks.
Je ne sais pas si le présent compte rendu a bien traduit mon admiration mêlée de terreur, mais j’étais impressionné par tout ce que je voyais de leur monde artificiel. Ces Morlocks avaient effectivement triomphé de leurs faiblesses congénitales ; ils avaient écarté l’héritage de la bête brute – que nous leur avions nous-mêmes légué – et avaient ainsi atteint une stabilité et des capacités inimaginables pour un homme de 1891 : un homme comme moi, qui avais grandi dans un monde quotidiennement déchiré par la guerre, la cupidité et l’incompétence.
Et cette maîtrise de leur propre nature était encore plus frappante par rapport aux autres Morlocks – les Morlocks de Weena – qui, manifestement, avaient cédé aux bas instincts de la brute malgré leurs aptitudes techniques et autres.
Je m’entretins avec Nebogipfel de la construction de la Sphère.
— J’imagine de grandioses entreprises d’ingénierie qui morcelèrent les planètes géantes Jupiter et Saturne, ensuite…
— Non, dit-il. Il n’y eut pas d’entreprises de cette sorte ; les planètes originelles – la Terre et les planètes supérieures – tournent toujours autour du cœur du Soleil. Il n’y aurait pas eu assez de matériaux dans toutes les planètes réunies ne fut-ce que pour entamer la construction d’une entité comme cette Sphère.
— Alors, comment… ?
Nebogipfel me décrivit comment le Soleil avait été encerclé par une importante flotte de vaisseaux spatiaux, lesquels portaient de gigantesques aimants dont le principe – impliquant des circuits électriques dont la résistance était en quelque sorte réduite à zéro – m’échappait totalement. Ces vaisseaux tournèrent autour du Soleil avec une vitesse croissante et une ceinture de magnétisme, large de plusieurs millions de milles, se resserra autour de la taille de l’astre du jour. Puis – comme si cette énorme étoile n’eût été qu’un fruit mou serré dans un poing de fer – de prodigieuses quantités de la matière solaire interne, elle-même magnétisée, furent expulsées de l’équateur et jaillirent des pôles.
De nouvelles flottes de vaisseaux spatiaux manipulèrent alors ce gigantesque nuage de matière éjectée et finirent par le façonner en une coquille protectrice ; cette coquille fut ensuite comprimée avec, une fois de plus, des champs magnétiques directionnels, pour créer les structures solides que je voyais autour de moi.
Le Soleil enfermé brillait encore, car les énormes masses, retranchées de l’étoile, nécessaires à la construction de ce grandiose artefact n’étaient elles-mêmes qu’une fraction invisible de la substance solaire totale : à l’intérieur de la Sphère, le Soleil brillait perpétuellement au-dessus de continents géants, dont chacun eût pu engloutir des millions de Terres mises à plat.
— Une planète comme la Terre, disait Nebogipfel, ne pouvait intercepter qu’une infime portion du rayonnement solaire, tandis que le reste disparaissait en pure perte dans le vide intersidéral. À présent, l’intégralité de l’énergie du Soleil est absorbée par la Sphère qui l’englobe. Et voilà la justification essentielle de la construction de cette Sphère : nous avons domestiqué une étoile…
Dans un million d’années, m’assura Nebogipfel, la Sphère aurait capturé suffisamment de matière solaire pour augmenter son épaisseur d’un vingt-cinquième de pouce – pellicule d’une minceur infinie mais qui couvrirait une aire stupéfiante ! La matière solaire, une fois transformée, était utilisée pour continuer la construction de la Sphère tandis qu’une certaine quantité d’énergie solaire était mise à profit pour faire fonctionner l’Intérieur de la Sphère et permettre aux Morlocks de réaliser leurs divers projets.
Non sans émotion, je décrivis ce dont j’avais été témoin au cours de mon voyage dans le futur : l’augmentation d’éclat du Soleil, les éruptions polaires puis la disparition de l’astre dans le noir lorsque la Sphère fut placée autour de lui.
Nebogipfel me considéra avec ce que j’imaginai être de l’envie.
— Donc, dit-il, vous avez effectivement assisté à la construction de la Sphère. Elle a duré dix mille ans…
— Mais pour moi, à bord de ma Machine, ce ne fut que quelques battements de cœur.
— Vous m’avez dit que c’est à présent votre deuxième voyage dans l’avenir. Avez-vous décelé des différences ?
— Oui.
J’affrontai une fois de plus ce troublant mystère.
— Des différences dans le déroulement de l’Histoire. Nebogipfel, la première fois que j’ai voyagé dans l’avenir, votre Sphère n’avait jamais été construite.
Je lui exposai brièvement comment j’étais arrivé bien au-delà de la présente année 657 208. Lors de ma première expédition, j’avais observé la colonisation du paysage par une marée de riche verdure, tandis que l’hiver s’abolissait et que l’éclat du Soleil augmentait inexplicablement. Mais – contrairement à ma seconde expérience – je ne constatai aucun indice de la régulation de l’inclinaison axiale de la Terre ni n’assistai au moindre ralentissement de sa rotation. Et, différence spectaculaire, sans la construction de la Sphère écran, la Terre avait conservé sa beauté et n’avait pas été condamnée aux ténèbres stygiennes des Morlocks.
— Ainsi, poursuivis-je, arrivai-je en l’an 802 701 – cent cinquante mille ans dans votre futur à vous –, or je ne puis croire que j’eusse retrouvé le même monde si j’avais poussé aussi loin cette fois-ci !
Je relatai ce que j’avais vu du monde de Weena, avec ses Éloï et ses Morlocks dégénérés. Nebogipfel réfléchit puis dit :
— Il n’y a pas eu pareil état de choses dans l’évolution de l’Humanité, et ce dans toute l’Histoire dont le souvenir a été conservé… mon Histoire. Et comme la Sphère, une fois construite, est autoentretenue, il est difficile d’imaginer que pareille descente dans la barbarie soit possible dans notre avenir.
— Vous y êtes. J’ai parcouru deux versions mutuellement exclusives de l’Histoire. L’Histoire peut-elle être remodelée telle l’argile en attente de cuisson ?
— Peut-être, murmura Nebogipfel. Quand vous êtes retourné dans votre propre ère – en 1891, donc –, aviez-vous rapporté la moindre preuve de votre voyage ?
— Pas grand-chose, avouai-je. Mais j’ai quand même rapporté quelques fleurs, de jolies fleurs blanches, des sortes de malvacées, que Weena…, qu’un Éloï avait placées dans ma poche. Mes amis les ont examinées. Ces fleurs appartenaient à un ordre qu’ils ne purent identifier, et je me rappelle les avoir entendus dire que le gynécée…
— Des amis ? dit Nebogipfel d’un ton brusque. Vous avez laissé une relation de votre voyage avant de repartir ?
— Rien d’écrit. Mais j’ai fait devant quelques amis le récit intégral de cette affaire. Autour d’une table, dis-je en souriant. Et, si je connais bien un membre de ce cercle, toute l’histoire a sans aucun doute fini par être publiée sous une forme vulgarisée et spectaculaire, peut-être même présentée comme une fiction…
Nebogipfel se rapprocha de moi.
— Alors voilà, me dit-il de sa voix tranquille, bizarrement mélodramatique, voilà l’explication.
— Quelle explication ?
— Celle de la divergence des Histoires.
Je le regardai en face, horrifié par ce que je commençais à comprendre.
— Vous voulez dire qu’avec mon récit – ma prophétie – j’ai changé l’Histoire ?
— Oui. Munie de cet avertissement, l’Humanité a réussi à éviter la décadence et les conflits qui eurent pour résultat le monde cruel et primitif des Éloï et des Morlocks. Au lieu de quoi, nous avons continué de progresser ; au lieu de quoi, nous avons dompté le Soleil.
Je me sentis totalement incapable d’assumer les conséquences de cette hypothèse bien que j’en perçusse instantanément la justesse et la clarté.
— Mais il y a des choses qui n’ont pas changé ! m’écriai-je. Vous autres Morlocks rôdez toujours dans le noir !
— Nous ne sommes pas des Morlocks, dit doucement Nebogipfel. Pas ceux dont vous gardez le souvenir. Et quant à cette obscurité… à quoi nous servirait un flot de lumière ? Nous choisissons l’obscurité. Nos yeux sont des instruments de précision, capables de révéler beaucoup de beauté. Sans l’éclat aveuglant du soleil, toute la subtilité du ciel nous est perceptible…
Je ne pouvais me distraire de ma responsabilité en provoquant Nebogipfel et je fus obligé de regarder la vérité en face. Je contemplai mes mains – ces grosses mains meurtries portant les stigmates de décennies de travail.
Mon unique dessein, auquel j’avais consacré les efforts de ces mains, avait été d’explorer le temps ! De déterminer comment les choses évolueraient à l’échelle cosmologique, au-delà des quelques dizaines d’années de mon éphémère existence. Or il semblait que j’eusse accompli beaucoup plus que cela.
Mon invention était bien plus puissante qu’une simple Machine transtemporelle : c’était une Machine à changer l’Histoire, un engin destructeur de mondes !
J’étais l’assassin du futur : j’avais assumé plus de pouvoirs que Dieu Lui-même (s’il faut en croire saint Thomas d’Aquin). En faussant le mécanisme de l’Histoire, j’avais effacé des milliards de vies à naître – des vies qui n’accéderaient jamais à l’existence.
Je pouvais à peine tolérer ne fut-ce que la connaissance de cette présomption de culpabilité. Je m’étais toujours méfié du pouvoir personnel – car je n’ai jamais rencontré un homme qui fut assez sage pour qu’on puisse le lui confier –, mais, à présent, j’avais moi-même pris plus de pouvoir qu’aucun homme n’en avait jamais eu !
Je me fis la promesse, si jamais je rentrais en possession de ma Machine transtemporelle, de retourner dans le passé pour procéder à un ajustement final et définitif de l’Histoire et abolir ma propre invention de l’infernal instrument.
… C’est alors que je compris que je ne retrouverais jamais Weena. Car non seulement j’avais causé sa mort mais j’avais en somme annulé son existence même !
Dans tout ce tourbillon d’émotions, la douleur de cette petite perte sonna douce et claire comme la note d’un hautbois dans la clameur d’un grand orchestre.
Un jour, Nebogipfel me mit en présence de ce qui fut peut-être la chose la plus troublante que j’eusse vue pendant tout le temps que je séjournai dans cette ville ouverte sur l’espace.
Nous nous approchâmes d’une zone d’environ un demi-mille de côté où les séparations semblaient plus basses que d’ordinaire. Lorsque nous fûmes arrivés, je pris conscience d’un bruit de plus en plus fort – un brouhaha de voix liquides – et d’une brutale accentuation de l’odeur morlock, de cet effluve caractéristique, douceâtre et écœurant. Nebogipfel me pria de m’arrêter en lisière de cette clairière.
Grâce à mes lunettes, je vis que la surface de cet endroit dégagé était vivante, qu’elle palpitait, animée par les formes miaulantes, rampantes et trébuchantes de petits enfants. Ils étaient des milliers, ces cabriolants bébés morlock, en train de tendre leurs mains et leurs pieds minuscules pour tirer mutuellement sur leurs touffes de poils ébouriffés. Ils pirouettaient comme de jeunes singes et posaient leurs doigts sur des versions enfantines des cloisons informatives que j’ai décrites par ailleurs, quand ils n’enfournaient pas de la nourriture dans leurs bouches sombres : ici et là, des adultes passaient dans la foule, relevant un enfant, séparant les acteurs d’un pugilat miniature ou encore consolant un bébé en pleurs.
Je contemplai cette mer d’enfants, perplexe. Peut-être pareille collection d’enfants humains eût-elle eu du charme – pas pour un célibataire endurci comme moi –, mais c’étaient des Morlocks… Il ne faut pas oublier que les Morlocks, même enfants, ne sont pas des entités attirantes pour la sensibilité humaine, avec leur pâleur de lombric, leur peau froide au toucher et cette tignasse inextricable. Qu’on se représente une table immense grouillante de vers blancs et l’on aura quelque idée de ce que je ressentis alors !
— Mais où sont leurs parents ? dis-je en me tournant vers Nebogipfel.
Il hésita, comme s’il cherchait l’expression correcte.
— Ils n’ont pas de parents. Ceci est un élevage. Lorsqu’ils seront suffisamment développés, ces enfants seront transférés dans une pouponnière collective, soit sur la Sphère, soit…
Je n’écoutais plus : je toisai Nebogipfel de la tête aux pieds, mais son pelage masquait la forme de son corps.
Avec un frisson d’étonnement, je constatai encore une de ces réalités qui auraient dû me crever les yeux depuis mon arrivée ici mais que j’avais été bien trop intelligent pour déceler : il n’y avait aucune marque de différenciation sexuelle – ni chez Nebogipfel ni chez aucun des Morlocks qu’il m’avait été donné de rencontrer –, pas même chez nos deux visiteurs des hautes latitudes, dont le corps était sporadiquement velu et donc plus facile à observer. Le Morlock moyen était formé comme un enfant, sexuellement indifférencié, avec la même absence d’accentuation sur les hanches ou la poitrine… Je me rendis brutalement compte que je ne savais rien des processus de l’amour et de la conception chez les Morlocks, et que je n’avais pas songé à les mettre en question !
Nebogipfel m’éclaira alors sur l’éducation et l’instruction des jeunes Morlocks.
Les Morlocks commençaient leur existence dans les élevages et pouponnières ; c’est à cette activité que la Terre – douloureux souvenir – était intégralement consacrée. En plus des rudiments d’un comportement civilisé, on y inculquait aux jeunes un talent essentiel : la capacité d’apprendre. C’était comme si un écolier du dix-neuvième siècle – au lieu de s’être bourré le crâne avec une somme d’inepties grecques et latines et d’obscurs théorèmes de géométrie – savait se concentrer, se servir des bibliothèques, avait appris les mécanismes de l’assimilation des connaissances et, avant tout, comment penser. Après quoi, l’acquisition de tout savoir spécifique dépendait des besoins de la tâche assignée et du zèle de l’individu.
Lorsque Nebogipfel me résuma cela, la simplicité de cette logique me frappa avec une force presque physique. Bien sûr, me dis-je, voilà qui enterre les écoles ! Quel contraste avec le champ de bataille de l’Ignorance et de l’Incompétence que fut une scolarité sur laquelle je ne pleurerai pas !
Je me sentis obligé de demander à Nebogipfel quelle était sa profession.
Il m’expliqua qu’une fois que la date de mon origine avait été fixée il avait par lui-même acquis une sorte d’expertise quant à ma période et à ses mœurs en consultant les archives de son peuple ; et il avait fini par déceler plusieurs différences significatives entre les us et coutumes de nos deux races.
— Nos occupations ne sont pas aussi accaparantes que les vôtres, dit-il. J’ai deux amours – deux vocations…
Ses yeux étaient invisibles, ce qui rendait ses émotions encore plus difficiles à déchiffrer.
— La physique et la formation des jeunes, dit-il.
L’instruction et une formation polyvalente continuaient tout au long de la vie d’un Morlock, et il n’était pas inhabituel qu’un individu poursuivît successivement, voire parallèlement, trois ou quatre « carrières ». Le niveau général de l’intelligence chez les Morlocks était, me sembla-t-il, quelque peu plus élevé que celui de mes contemporains.
Les vocations choisies par Nebogipfel furent pour moi une surprise ; j’eusse cru qu’il avait été obligé de se spécialiser uniquement en sciences physiques, tant était grande sa capacité à suivre mes explications parfois décousues de la théorie de la Machine transtemporelle et de l’évolution historique.
— Dites-moi, dis-je d’un ton badin, lequel de vos talents vous a valu d’être chargé de ma personne ? Votre expertise en physique ou vos aptitudes de nourrice ?
J’imaginai que sa bouche étroite, aux crocs noirs, s’étira en un sourire.
Puis la vérité se fit dans mon esprit et j’éprouvai une cuisante humiliation rien qu’en y pensant. Moi qui suis un homme éminent de mon époque, j’ai été confié aux soins d’un individu plus qualifié pour la surveillance des enfants !
Et pourtant, songeai-je alors, mon comportement maladroit en débarquant en l’an 657 208 était-il autre chose que celui d’un enfant ?
Nebogipfel me conduisit à présent dans un coin de la nursery. Ce lieu particulier était recouvert d’une structure comparable en forme et en dimensions à la verrière d’une petite serre, exécutée dans la même matière pâle et translucide que le Sol – en fait, c’était l’un des rares endroits de cette chambre à être abrité de quelque manière que ce fût. Nebogipfel me fit entrer dans cette structure. L’abri était dénué de tout mobilier ou appareillage ; hormis une ou deux des cloisons à écrans lumineux que j’avais remarquées ailleurs. Et, au centre de l’enclos, il y avait ce qui ressemblait à un petit paquet – de vêtements, peut-être – en train de s’exhausser du Sol par extrusion.
Je remarquai que les Morlocks présents en ce lieu avaient une tournure plus sérieuse que ceux qui surveillaient les enfants. Par-dessus leur pelage blafard, ils portaient d’amples tabliers – des sortes de gilets aux multiples poches – bourrés d’outils dont la plupart m’étaient incompréhensibles. Certains luisaient faiblement. Les Morlocks de cette toute dernière catégorie avaient un peu l’air d’ingénieurs : bizarre caractéristique au milieu de cette mer de nourrissons, pensai-je. Et, bien qu’ils fussent distraits par ma maladroite présence, les ingénieurs observaient ce petit paquet sur le Sol et promenaient périodiquement des instruments au-dessus de lui.
Mû par la curiosité, je me dirigeai vers cet objet central. Nebogipfel resta en retrait et me laissa avancer seul. La chose n’avait que quelques pouces de long et était encore à demi incrustée dans le verre, comme une sculpture que le ciseau est en passe de dégager d’une surface rocheuse. En fait, elle ressemblait un peu à une statue : il y avait là les prémices bourgeonnantes des bras et ce qui allait peut-être devenir un visage : un disque revêtu de poils et fendu d’une bouche étroite. L’extrusion semblait lente et je me demandai pour quelle raison les dispositifs sous-jacents avaient tant de mal à fabriquer cet artefact particulier. Une exceptionnelle complexité, peut-être ?
Et puis – ce fut un instant qui me hantera tout le temps que je vivrai – cette minuscule bouche s’ouvrit. Les lèvres s’écartèrent avec un léger plop ! et un miaulement, plus doux que celui du plus petit chaton, émergea et flotta dans l’air ; le visage miniature se fripa comme sous l’effet d’une détresse bénigne.
Je reculai en titubant, aussi choqué que si j’avais reçu un coup de poing.
Nebogipfel semblait avoir quelque peu prévu mon désarroi.
— N’oubliez pas que vous êtes en décalage d’un demi-million d’années dans le temps : l’intervalle qui nous sépare est de dix fois l’âge de votre espèce…
— Nebogipfel, c’est incroyable ! Est-il possible que vos jeunes – que vous-même – soyez produits par extrusion de ce Sol sans plus de majesté qu’un gobelet d’eau ?
Les Morlocks avaient effectivement « maîtrisé leur héritage génétique », car ils avaient aboli les sexes et supprimé la naissance.
— Nebogipfel, protestai-je, c’est…, c’est inhumain.
Il pencha la tête ; manifestement, ce mot n’avait pas de sens pour lui.
— Notre politique est d’optimiser le potentiel de la forme humaine… car nous sommes humains nous aussi, dit-il d’un ton sévère. Cette forme est dictée par une séquence d’un million de gènes, si bien que le nombre d’individus humains possibles, bien que très grand, est fini. Et tous ces individus sont peut-être… imaginés par l’intelligence de la Sphère.
La sépulture, m’informa-t-il, était également du ressort de la Sphère, et les corps abandonnés des défunts passaient dans le Sol sans plus de cérémonie ni de respect, en vue de leur démembrement et de la réutilisation de leurs matériaux.
— La Sphère rassemble les matériaux nécessaires pour donner la vie à l’individu choisi, et…
— « Choisi » ?
Je regardai le Morlock en face ; la colère et la violence que j’avais si longtemps exclues de mes pensées refluèrent dans mon âme.
— Très rationnel, n’est-ce pas ? Et qu’as-tu rationalisé d’autre, Morlock ? Et la tendresse ? Et l’amour ?
Je sortis en titubant de cette sinistre aire d’enfantement et contemplai à la ronde l’immense chambre et ses rangées de Morlocks patients qui vaquaient à leurs incompréhensibles activités. J’eus ardemment envie de les invectiver, de fracasser à grands cris leur répugnante perfection ; mais je savais, même en cette heure sombre, que je ne pouvais me permettre de leur donner encore une fois une piètre opinion de ma conduite.
Je voulais m’enfuir et me réfugier auprès de Nebogipfel. Je me rendis compte qu’il avait envers moi fait preuve d’une certaine bonté, montré une certaine considération – plus, peut-être, que je ne l’eusse mérité, et plus, probablement, que les hommes de mon époque n’en eussent accordé à quelque violent sauvage venu d’il y a cinq cents millions d’années avant le Christ. J’avais cependant l’impression qu’il avait été fasciné et amusé par mes réactions devant le processus d’enfantement. Peut-être avait-il mis en scène cette révélation précisément pour susciter en moi une réaction aussi extrême ! Eh bien, si telle était son intention, Nebogipfel avait réussi. Mais, à présent, mon humiliation et ma colère aveugle étaient telles que je pouvais à peine supporter le spectacle de son faciès élégamment coiffé.
Or je n’avais nulle part où aller ! Je savais que Nebogipfel était mon seul repère dans cet insolite monde des Morlocks, que cela me plût ou non : le seul individu vivant dont je connusse le nom et – d’après ce que savais de la politique morlock – mon seul protecteur.
Peut-être Nebogipfel pressentit-il obscurément le conflit qui me déchirait. En tout cas, il ne m’imposa pas sa compagnie ; au lieu de quoi il me tourna le dos et, une fois de plus, fit se matérialiser du Sol mon modeste abri nocturne. Je me baissai pour y entrer puis allai me recroqueviller dans le coin le plus sombre, comme quelque animal de la forêt qu’on vient d’amener à New York.
Je restai là quelques heures et peut-être dormis-je. Je sentis enfin revenir une certaine énergie mentale ; je pris un peu de nourriture et fis une toilette sommaire.
Je crois qu’avant l’incident du centre d’élevage j’avais fini par être intrigué par les aperçus que j’avais eus du monde des Morlocks. Moi qui me suis toujours cru un Homme Rationnel, j’avais été fasciné de découvrir comment une société d’Êtres Rationnels pouvait imposer de l’ordre partout – comment on pouvait utiliser la Science et l’Ingénierie pour construire un monde meilleur. J’avais été impressionné par la tolérance des Morlocks dans leurs approches diversifiées de la politique et du gouvernement, par exemple. Mais la vision de cet homuncule à demi formé m’avait complètement perturbé. Peut-être ma réaction prouve-t-elle à quel point sont enracinés les valeurs et instincts essentiels de notre espèce.
S’il était vrai que les Néo-Morlocks avaient maîtrisé leur héritage génétique, ce legs empoisonné des océans primitifs, alors, à cet instant précis de tourmente intérieure, je leur enviai leur tranquillité d’esprit.
Je savais à présent qu’il me fallait prendre mes distances par rapport aux Morlocks : il se pouvait qu’on me tolérât, mais il n’y avait pas de place pour moi en ce lieu, pas plus qu’il n’y en aurait pour un gorille dans un hôtel de Mayfair. Je commençai donc à ébaucher de nouvelles résolutions.
J’émergeai de mon abri. Nebogipfel était là, il m’attendait, comme s’il n’avait pas quitté les abords de la cabane. Frôlant un piédestal d’un revers de main, il fit redisparaître l’abri inutile dans le Sol.
— Nebogipfel, dis-je vivement, il doit vous être évident que je suis aussi déplacé ici qu’un animal échappé d’un zoo qui se retrouve dans une ville.
Il ne dit rien ; son regard était impassible.
— À moins que vous n’ayez l’intention de me garder comme prisonnier ou comme spécimen de laboratoire, je ne désire nullement rester ici. J’exige que vous me permettiez d’avoir accès à ma Machine transtemporelle, afin que je puisse retourner dans ma propre époque.
— Vous n’êtes pas prisonnier, dit-il. Ce mot n’a pas de traduction dans notre langue. Vous êtes un être pensant et, en tant que tel, vous avez des droits. Les seules contraintes qui pèsent sur votre comportement sont : que vous ne fassiez plus de mal aux autres par vos actions…
— Contrainte que j’accepte, dis-je avec raideur.
— Et que vous ne partiez pas à bord de votre machine.
— Autant dire que je n’ai pas de droits ! répliquai-je d’un ton méprisant. Je suis effectivement prisonnier ici… et prisonnier dans le temps !
— Bien que la théorie du voyage dans le temps soit assez claire et que la structure mécanique de votre véhicule soit manifeste, nous ne comprenons pas encore les principes mis en jeu, dit Nebogipfel.
Je crus que cela signifiait que les Morlocks ne comprenaient pas encore la signification de la plattnérite.
— Mais, poursuivit-il, nous estimons que cette technologie pourrait être d’une grande utilité pour notre espèce.
— Et comment !
J’eus soudain la vision de ces Morlocks, avec leurs appareils magiques et leurs armes stupéfiantes, retournant à bord de Machines transtemporelles modifiées dans le Londres de 1891.
Les Morlocks maintiendraient mon Humanité à l’abri du danger et du besoin. Mais je prévoyais que, dépossédé de son âme et, peut-être, finalement, de ses enfants, l’Homme moderne ne survivrait pas plus que quelques générations !
La pensée de cette horrible perspective fit affluer le sang à mes tempes ; or, dans le même temps, quelque lointain recoin rationnel de mon esprit me signalait certaines difficultés dans sa réalisation. « Réfléchis, me dis-je. Si tous les hommes modernes étaient effectivement détruits de cette manière – mais l’Homme moderne est néanmoins l’ancêtre du Morlock – alors les Morlocks ne pourraient jamais accéder par évolution à l’existence, ni par conséquent s’emparer de ma Machine pour voyager à rebrousse-temps… Paradoxal, n’est-ce pas ? Car on ne peut pas tout avoir. » Il ne faut pas oublier que l’énigme non résolue de mon deuxième passage dans le temps et de la divergence des Histoires que j’avais constatée fermentait encore dans un autre recoin de mon esprit et que je savais au tréfonds de mon âme que ma compréhension de la philosophie sous-jacente aux voyages transtemporels était encore pour le moins limitée.
Mais je repoussai toutes ces idées lorsque j’affrontai à nouveau Nebogipfel.
— Jamais. Jamais je ne vous aiderai à acquérir la technique du voyage dans le temps.
Nebogipfel me regarda.
— Alors, à l’intérieur des limites que je vous ai fixées, vous êtes libre de voyager partout dans nos mondes.
— Dans ce cas, je vous demande que vous me conduisiez dans un lieu, où qu’il puisse être dans ce système solaire aménagé, où existent encore des humains comme moi.
Je lançai ce défi en m’attendant à un refus. Or je fus surpris de voir Nebogipfel s’avancer vers moi.
— Pas précisément comme vous, dit-il. Mais qu’importe…, venez.
Sur ce, il s’élança une fois de plus dans cette immense plaine habitée. Je détectai comme une menace dans ses derniers propos sans pouvoir comprendre ce qu’il avait voulu dire. De toute façon, je n’avais guère d’autre choix que de le suivre.
Nous atteignîmes un espace dégagé d’environ un quart de mille de diamètre. J’avais depuis longtemps perdu tout sens de l’orientation dans cette immense chambre habitée. Nebogipfel chaussa ses lunettes et je conservai les miennes.
Tout à coup – sans avertissement d’aucune sorte – un faisceau lumineux jaillit en parabole du toit et nous embrocha. Levant les yeux, je perçus une lumière jaune et chaude et vis danser des grains de poussière ; je crus un instant que j’étais revenu dans ma Cage de Lumière.
Nous attendîmes quelques secondes ; je n’avais pas vu Nebogipfel émettre le moindre ordre aux machines invisibles qui gouvernaient ce lieu, mais le Sol sous mes pieds s’agita violemment. Je chancelai, car on eût dit une légère secousse sismique, totalement inattendue ici ; mais j’eus tôt fait de retrouver mon aplomb.
— Qu’était-ce ?
— Peut-être, répondit Nebogipfel, nullement troublé, aurais-je dû vous avertir. Notre montée a commencé.
— Notre « montée » ?
Je constatai alors qu’un disque de verre d’environ un quart de mille de diamètre était en train de s’élever au-dessus du Sol et de nous emporter dans les airs. C’était comme si j’étais au sommet d’une immense colonne qui jaillissait de la plaine. Nous étions déjà à une dizaine de pieds du sol et notre vitesse ascensionnelle semblait s’accélérer ; je sentis comme une légère brise me souffler sur le front.
Je fis quelques pas vers le rebord du disque et regardai s’ouvrir sous moi l’immense et complexe plaine des Morlocks. La chambre s’étendait à perte de vue, absolument plate, également peuplée. Le Sol ressemblait à une carte complexe – celle des constellations, peut-être –, dessinée en fil d’argent sur fond de velours noir et superposée au panorama des étoiles réelles. Un ou deux visages argentés se tournèrent vers nous lorsque nous nous élevâmes, mais la plupart des Morlocks montrèrent une totale indifférence.
— Nebogipfel… Où allons-nous ?
— Dans l’Intérieur, dit-il calmement.
Je pris conscience d’une modification de la lumière. Elle semblait plus forte et plus diffuse : elle n’était plus limitée à un unique faisceau comme on peut en voir du fond d’un puits.
Je tendis le cou. Le disque lumineux au-dessus de moi s’élargissait sous mes yeux, si bien que je pouvais à présent discerner un anneau dans le ciel, autour du disque central du Soleil. Ce ciel était bleu, tavelé de nuages lointains et cotonneux ; mais il avait une texture bizarre, des inégalités de couleur que j’attribuai d’abord aux épaisses lunettes que je portais.
Nebogipfel se détourna de moi. Il tapa du pied sur la base de notre plate-forme, d’où se matérialisa un objet que je ne pus d’abord reconnaître : c’était une vasque peu profonde avec une tige s’élevant de son centre. Ce ne fut que lorsque Nebogipfel le ramassa et le tint au-dessus de sa tête que je le reconnus pour ce qu’il était : une simple ombrelle pour protéger du soleil sa chair étiolée.
Ainsi parés, nous montâmes dans la lumière – le faisceau s’évasa –, et ma tête d’homme du dix-neuvième siècle émergea dans une plaine gazonnée !
— Bienvenue à l’Intérieur, annonça Nebogipfel, comique avec son ombrelle.
Notre colonne de verre d’un quart de mille de section parcourut absolument sans bruit les quelques derniers yards de sa montée. J’eus l’impression d’être l’assistant que l’illusionniste fait apparaître sur la scène d’un théâtre. Je retirai mes lunettes et me protégeai les yeux de la main.
La plate-forme ralentit jusqu’à l’arrêt complet et son rebord se fondit dans la prairie d’herbe courte et raide qui l’entourait, sans solution de continuité, comme un soubassement en béton qu’on eût édifié là. Mon ombre était une tache noire aux bords tranchés juste sous moi. Il était midi, évidemment ; partout, dans l’Intérieur, il était midi toute la journée et tous les jours ! Le soleil aveuglant me tapait sur la tête et le cou – je présumai que j’allais bientôt être brûlé –, mais le contact exquis de ce rayonnement captif valait bien alors ce désagrément.
Je me retournai pour examiner le paysage.
De l’herbe partout ! Une plaine unie qui allait jusqu’à l’horizon – sauf qu’il n’y avait pas d’horizon dans ce monde aplati. Je levai les yeux, m’attendant à le voir s’incurver vers le haut : car, après tout, je n’étais plus collé à la surface externe d’une petite boule de roc comme la Terre mais à l’intérieur d’une immense coquille creuse. Or il n’y avait aucun effet optique de la sorte ; je ne vis que de l’herbe, encore de l’herbe et, peut-être, quelques bouquets d’arbres ou d’arbustes dans le lointain. Le ciel était une plaine de nuages de haute altitude, légers et teintés de bleu, qui se fondait avec la terre dans une barre de brume et de poussière.
— J’ai l’impression de me trouver sur une immense table, dis-je à Nebogipfel. Je m’attendais à une gigantesque coupole inversée. Le paradoxe est que je ne puis dire si je suis à l’intérieur d’une Sphère démesurée ou à la surface d’une planète géante !
— Il y a des moyens de s’en rendre compte, répondit Nebogipfel de sous son ombrelle. Regardez en l’air.
Et je renversai la tête en arrière. D’abord, je ne voyais que le ciel et le Soleil – c’eût pu être n’importe quel ciel terrestre. Puis, peu à peu, je commençai à distinguer quelque chose au-delà des nuages. C’était cette texture tavelée du ciel que j’avais observée lors de notre montée et que j’avais attribuée à un défaut de mes lunettes. Ces taches évoquaient une aquarelle vue de loin, peinte en bleu, gris et vert mais avec une grande finesse de détails, si bien que les taches les plus vastes n’étaient rien en regard du moindre filament de nuage. On eût plutôt dit une carte, ou plusieurs cartes entassées les unes sur les autres et vues de très loin.
Et ce fut cette analogie qui me conduisit à la vérité.
— C’est l’autre côté de la Sphère, derrière le Soleil… Je suppose que les couleurs que je vois sont des océans, des continents, des chaînes de montagnes et des prairies, peut-être des villes !
C’était un spectacle remarquable – comme si les dépouilles rocheuses de milliers de Terres dépecées avaient été suspendues telles des peaux de lapins. Il n’y avait aucune suggestion de courbure, vu les dimensions considérables de la Sphère. J’avais plutôt l’impression d’être pris en sandwich entre cette prairie aplatie et le couvercle du ciel texturé, avec le Soleil suspendu entre les deux comme une lanterne… et les profondeurs de l’espace à un mille ou deux seulement sous mes pieds !
— N’oubliez pas que lorsque vous regardez vers l’autre côté de l’Intérieur votre regard parcourt le diamètre de l’orbite de Vénus, me rappela Nebogipfel. Vue d’une telle distance, la Terre elle-même serait réduite à un simple point lumineux. Ici, bien des entités topographiques sont construites à une échelle bien plus grande que la Terre elle-même.
— Il doit y avoir des océans assez vastes pour engloutir la Terre ! songeai-je tout haut. Je suppose que les forces géologiques dans une structure pareille sont…
— Il n’y a pas de géologie ici, coupa Nebogipfel. L’Intérieur et ses paysages sont artificiels. Tout ce que vous voyez a été conçu pour être ainsi et est maintenu dans cet état tout à fait intentionnellement.
Il semblait réfléchir plus qu’à l’ordinaire.
— Cette Histoire, poursuivit-il, diffère sur bien des points de cette autre que vous avez décrite. Mais il y a quelques constantes : ce monde-ci connaît un jour perpétuel, au contraire de mon propre monde nocturne. Nous nous sommes effectivement scindés en espèces opposées, celle de la Lumière et celle des Ténèbres, tout comme dans l’autre Histoire.
Nebogipfel me conduisit alors au bord de notre disque de verre. Il resta sur la plate-forme, l’ombrelle inclinée au-dessus de sa tête tandis que j’avançais audacieusement sur l’herbe environnante. Le sol était dur sous mes pieds, mais j’étais heureux de sentir sous moi une surface différente après des jours de cet autre Sol insipide et flexible. Bien que courte, l’herbe était de la sorte raide et robuste qu’on rencontre communément près du bord de la mer ; et, lorsque je me baissai pour enfoncer mes doigts dans la terre, je m’aperçus que le sol était sablonneux et très sec. Je déterrai un petit coléoptère dans la rangée de petites excavations creusées par mes doigts ; il détala et disparut en s’enfonçant dans le sable.
Une brise sifflait parmi les herbes. Je remarquai l’absence de chants d’oiseaux, de cris d’animaux.
— Ce sol n’est pas tellement fertile, criai-je à Nebogipfel.
— Non, mais le… (ici un vocable liquide que je ne pus identifier) est en train de se reconstituer.
— Qu’avez-vous dit ?
— Je parle du complexe de plantes, d’insectes et d’animaux qui fonctionnent ensemble en interdépendance. Il ne s’est écoulé que quarante mille ans après la guerre.
— Quelle guerre ?
C’est alors que Nebogipfel haussa les épaules jusqu’à en faire se hérisser les poils de son dos, geste qu’il avait forcément appris de moi !
— Qui sait ? Ses causes sont oubliées, les combattants – les nations et leurs enfants – sont tous morts.
— Vous m’aviez dit qu’il n’y avait pas de conflits armés ici, lui dis-je d’un ton accusateur.
— Pas chez les Morlocks, dit-il. Mais dans l’Intérieur… Celui-ci fut très destructeur. De grosses bombes tombèrent. Le pays fut dévasté, toute vie en fut oblitérée.
— Mais, sûrement, les végétaux, les petits animaux…
— Toute vie. Vous ne comprenez pas. Tout est mort, sauf l’herbe et les insectes, sur un million de milles carrés. Et c’est seulement maintenant que le terrain ne recèle plus de danger.
— Nebogipfel, quelle sorte de gens vivent ici ? Sont-ils comme moi ?
Il attendit avant de répondre.
— Certains imitent votre variante archaïque. Mais il y a même quelques formes encore plus anciennes. J’ai entendu parler d’une colonie de Néandertaliens reconstitués qui ont réinventé les légendes de ce peuple disparu… Et puis il y a ceux qui ont évolué plus loin que vous : qui divergent de vous autant que moi, mais sous des aspects différents. La Sphère est vaste. Si vous le désirez, je vous emmène dans une colonie qui est une approximation de votre propre race…
— Oh… Je ne sais pas vraiment ce que je veux ! Je me sens écrasé par ce lieu, ce monde des mondes, Nebogipfel. Je veux voir ce que je peux en tirer avant de choisir l’endroit où je passerai ma vie. Comprenez-vous cela ?
Il ne discuta pas cette proposition : il semblait impatient de se mettre à l’abri du soleil.
— Très bien. Lorsque vous voudrez me revoir, retournez sur la plate-forme et appelez-moi par mon nom.
Ainsi commença mon séjour solitaire dans l’Intérieur de la Sphère.
Dans ce monde de midi perpétuel, point de cycle de jours et de nuits pour évaluer le passage du temps. J’avais toutefois ma montre de gousset : l’heure qu’elle affichait n’avait évidemment pas de sens après mes transits dans le temps et l’espace ; mais elle me servait à délimiter des périodes de vingt-quatre heures.
Nebogipfel avait matérialisé un abri à partir de la plateforme : une méchante cabane carrée avec une unique petite fenêtre et une porte à diaphragme comme celle que j’ai déjà décrite. Il me laissa un plateau de nourriture et d’eau et me montra comment renouveler ces provisions : je repoussais le plateau dans la surface de la plateforme – bizarre sensation ! –, et, quelques secondes plus tard, un nouveau plateau s’élevait de la surface, complètement garni. Ce processus contre nature me soulevait le cœur, mais je n’avais pas d’autre source de ravitaillement et refoulai donc mon dégoût. Nebogipfel me montra également comment insérer les objets dans la plate-forme pour les laver, ainsi qu’il le faisait pour laver jusqu’à ses doigts. Ainsi nettoyai-je mes vêtements et mes chaussures – mon pantalon, toutefois, me revint non repassé –, mais jamais je ne pus me résoudre à introduire ainsi une partie de mon corps. L’idée de mettre une main, un pied – ou, pis encore, mon visage – à l’intérieur de cette surface unie m’était intolérable et je continuai à me laver à l’eau.
Il me manquait toujours un nécessaire de rasage, d’ailleurs. J’avais maintenant la barbe longue et fournie, mais c’était une masse tristement compacte de couleur gris acier.
Nebogipfel me montra comment je pouvais développer l’usage de mes lunettes. En en touchant la surface sous certains angles, je pouvais leur faire grossir les images d’objets lointains et les rapprocher avec une netteté toute réaliste. Je chaussai immédiatement les lunettes et les braquai sur une ombre lointaine que j’avais prise pour un bouquet d’arbres mais qui se révéla n’être qu’un simple affleurement d’une roche apparemment érodée, voire fondue.
Les tout premiers jours, je me contentai d’être simplement là, dans cette prairie meurtrie. Je pris l’habitude de faire de longues promenades ; je retirais mes bottes pour savourer le plaisir de sentir l’herbe et le sable entre mes orteils et il m’arrivait souvent de ne conserver que mon caleçon sous le chaud soleil. Je ne tardai pas à être hâlé comme un brugnon – bien que la proue de mon front dégarni fut quelque peu calcinée – et ce fut comme une cure de repos à Bognor Régis !
Le soir, je me retirais dans ma cabane. Elle était confortable une fois la porte close et j’y dormais bien, ma veste enroulée en guise d’oreiller, avec, sous moi, la chaude douceur de la plate-forme.
Je consacrais le plus clair de mon temps à examiner l’Intérieur avec mes lunettes grossissantes. Assis au bord de ma plate-forme ou couché au creux de l’herbe moelleuse, la tête calée sur ma veste, je scrutais toute l’étendue de ce ciel complexe.
La portion de l’Intérieur diamétralement opposée, derrière le Soleil, devait être située sur l’équateur de la Sphère. Je présumai donc que cette région serait très semblable à la Terre : un lieu où la pesanteur était la plus forte et où l’air était comprimé. Cette zone centrale était relativement étroite et devait avoir tout au plus quelque dix millions de milles de largeur. (Je dis « tout au plus » sans hésiter, bien qu’évidemment je n’ignorasse pas que la Terre ne serait pas plus visible qu’un grain de poussière devant cette titanesque toile de fond !) Au-delà de cette zone centrale, la surface, d’un gris terne, était difficile à voir derrière le filtre bleu du ciel et je ne pouvais guère y distinguer de détails. Dans une de ces fameuses régions des hautes latitudes s’étalait une large tache blanc argenté où s’inscrivaient des formes d’un gris délicat qui me rappelèrent les mers lunaires ; dans une autre, j’aperçus une tache orange vif – presque parfaitement elliptique – dont je ne pus en rien appréhender la nature. Je me souvins des deux Morlocks modifiés que j’avais rencontrés, venus des régions à faible pesanteur des enveloppes extérieures, loin de l’équateur ; et je me demandai si d’aventure il n’y aurait pas des humains déformés vivant dans ces lointains planisphères des hautes latitudes de l’Intérieur.
Or, lorsque j’examinai la ceinture centrale interne géomorphe, elle me sembla en grande partie inhabitée ; je voyais des océans gigantesques et des déserts assez vastes pour engloutir des planètes, le tout brillant sous un soleil éternel. Ces vaines immensités de terre ou d’eau séparaient des mondes-îles : des régions guère plus étendues que la Terre ne l’eût été si on l’avait dépecée et étalée sur la même surface, et riches en détails.
Ici, je vis un monde de prairies et de forêts où des villes aux édifices étincelants se dressaient au-dessus des arbres. Là, je distinguai un monde enfermé dans la glace, dont les habitants devaient survivre comme l’avaient fait mes ancêtres lors des glaciations en Europe ; peut-être, me demandai-je, était-il refroidi parce qu’il était monté sur d’immenses plates-formes qui l’exhaussaient au-dessus de l’atmosphère. Certains de ces mondes portaient la marque de l’industrie : une texture urbaine complexe, la fumée brumeuse des usines, des baies hachurées de ponts, les sillages empanachés des navires sur des mers intérieures et, parfois, une traînée de vapeur dans la haute atmosphère que je supposais être issue de quelque engin volant.
Tout cela m’était passablement familier, mais certains mondes étaient totalement au-delà de ma compréhension.
J’aperçus fugitivement des villes qui flottaient au-dessus de leur propre ombre ; et d’immenses constructions, dont l’ampleur aurait écrasé la Grande Muraille de Chine, qui s’étalaient sur des paysages artificiels… Je n’arrivais pas à imaginer quelle sorte d’Hommes pût habiter pareils endroits.
Certains jours, je m’éveillais dans une relative obscurité. Une vaste chape de nuages pesait sur la terre et une forte pluie ne tardait pas à tomber. Il me vint à l’idée que le temps dans l’Intérieur devait être contrôlé – comme l’étaient sans doute tous les autres aspects de sa morphologie –, car je n’avais aucune peine à imaginer les gigantesques énergies cycloniques qui pouvaient être engendrées par la rotation rapide de ce monde démesuré. Je me promenais alors sous l’ondée, savourant l’odeur piquante de l’eau fraîchement tombée. En ces jours-là, la prairie prenait une apparence beaucoup plus terrestre tandis que l’énigmatique face opposée de l’Intérieur et son incertain horizon étaient cachés par la pluie et les nuages.
Après de longues observations à l’aide des lunettes télescopiques, je découvris que la plaine herbue qui m’entourait était tout aussi uniforme qu’elle m’avait semblé au premier coup d’œil. Un jour de chaleur et de plein soleil, je décidai de gagner l’affleurement rocheux mentionné plus haut, seul repère visible au sein de l’horizon embrumé, même par le plus clair des temps. J’emportai de l’eau et un peu de nourriture dans un balluchon que j’improvisai avec ma pauvre veste, et me voilà parti. J’allai aussi loin que je pus avant de me fatiguer puis je m’allongeai et essayai de dormir. Mais je ne pouvais pas rester sur place, pas sous ce soleil sans ombre, et, au bout de quelques heures, je renonçai au sommeil. Je continuai encore un peu, mais apparemment sans me rapprocher de l’affleurement rocheux, et je commençai à avoir peur, si loin de la plateforme. Et si je tombais d’épuisement ou étais victime de quelque accident ? Je ne pourrais jamais plus appeler Nebogipfel et devrais renoncer à tout projet de retour à ma propre époque : en vérité, je devrais mourir dans l’herbe comme une gazelle blessée. Et tout cela pour aller voir de plus près un amas de rochers anonyme !
Convaincu de ma stupidité, je rebroussai chemin et regagnai ma plate-forme.
Quelques jours après cette tentative, je sortais de ma cabane, tout juste réveillé, lorsque je m’aperçus que la lumière était un peu plus forte que d’habitude. Levant les yeux, je vis que ce surcroît d’éclairement provenait d’un point lumineux aveuglant à quelques degrés d’arc du Soleil statique. Je m’emparai de mes lunettes et examinai cette nouvelle étoile.
C’était un monde-île en train de brûler. Sous mes yeux, de gigantesques explosions en pulvérisèrent la surface, soulevant des nuages qui s’épanouirent en fleurs d’une mortelle beauté. Ce monde-île devait déjà être privé de vie, car rien ne pouvait survivre à la conflagration dont je venais d’être témoin, mais des explosions continuaient de pleuvoir sur toute sa surface, et ce dans un silence irréel !
Ce monde-île fulgura, plus brillant que le Soleil, plusieurs heures durant, et je compris que j’assistais à une tragédie titanesque écrite par l’Homme ou les descendants de l’Homme.
Partout dans mon ciel rocheux – à présent que je les cherchais – je vis les marques de la Guerre.
Ici, un monde dans lequel de vastes bandes de terrain semblaient avoir été abandonnées à une guerre de positions destructrice et débilitante : je vis des couloirs bruns de campagne bouleversée, immenses tranchées, larges de plusieurs centaines de milles, dans lesquelles, imaginai-je, des hommes combattaient et mouraient année après année. Là, une ville brûlait, son ciel strié d’arcs de vapeur blanche ; et je me demandai si on n’exploitait pas une arme aérienne quelconque. Plus loin, je découvris un monde dévasté par les séquelles de la guerre, aux continents noircis et stériles, où les contours des villes étaient à peine visibles sous un amoncellement mouvant de nuages noirs.
Je me demandai combien de ces réjouissances avaient honoré ma propre Terre dans les années qui avaient suivi mon départ !
Au bout de quelques jours de ces observations, je pris l’habitude de quitter mes lunettes pendant de longues périodes. Je commençai à trouver intolérablement oppressif ce plafond céleste peint de toutes parts aux couleurs de la guerre.
Certains hommes de mon époque ont parlé en faveur de la guerre ; ils l’auraient, par exemple, bien accueillie en tant que libération de la tension entre les grandes puissances. Les hommes envisageaient la guerre – la prochaine, au moins ! – comme un grand nettoyage, comme la dernière des guerres qu’on eût jamais besoin de faire. Mais il n’en était pas ainsi, j’en avais la preuve sous les yeux : les hommes se faisaient la guerre à cause de l’héritage que la brute avait laissé en eux, et toute justification n’était que rationalisation fournie par nos cerveaux hypertrophiés.
Je me représentai l’Angleterre et l’Allemagne projetées comme deux taches colorées parmi d’autres quelque part dans ce ciel rocheux. Je songeai à ces deux nations qui me parurent alors, de mon point de vue distancié, dans un état de confusion économique et morale sans perspective d’avenir. Et je doutai qu’il y eût en 1891 dans l’un ou l’autre de ces pays un homme qui pût me vanter les bienfaits d’une guerre, quelle qu’en fut l’issue ! Et combien ridicule et futile pareil conflit nous semblerait si l’Angleterre et l’Allemagne étaient effectivement projetées à l’Intérieur de cette monstrueuse Sphère !
D’un bout à l’autre de la Sphère, des millions de vies humaines irremplaçables étaient anéanties dans ces guerres que je trouvais aussi lointaines et dénuées de signification que les fresques au plafond d’une cathédrale. On eût pu croire que des Hommes vivant dans cette Sphère – et capables de voir un million de mondes-îles comme le leur – eussent abandonné leurs petites ambitions mesquines et découvert la sorte de perspective que je comprenais à présent. Mais, semblait-il, il n’en était rien : les bas instincts humains triomphaient encore, même en l’an 657 208. Ici, dans la Sphère, même la leçon que donnaient quotidiennement mille ou un million de guerres se déroulant aux quatre coins du ciel de fer ne suffisait apparemment pas pour en faire apercevoir aux Hommes la cruauté et la futilité !
Je me surpris à me tourner, à l’opposé, vers Nebogipfel et son peuple, et leur société rationnelle. Je ne cacherai pas qu’une certaine répugnance troublait encore mon esprit quand je pensais aux Morlocks et à leurs pratiques contre nature, mais je comprenais à présent qu’elle était issue de mes préjugés primitifs et de mes expériences malheureuses dans le monde de Weena, qui étaient tout à fait hors de propos s’il me fallait juger Nebogipfel.
J’eus tout le temps et tout le loisir de déterminer comment avait pu survenir l’érosion des différences sexuelles chez les Morlocks. Je réfléchis à la manière dont, chez les humains, la loyauté s’étendait en cercles concentriques autour de l’individu. Au premier chef, il faut lutter pour préserver sa propre existence et celle de ses enfants. Ensuite, on se bat pour ses frères ou sœurs, avec, peut-être, une intensité réduite, puisque l’héritage commun doit être partagé en deux. Au stade de priorité suivant, on se battrait pour les enfants de ses frères et sœurs, puis pour des parents et alliés de plus en plus éloignés, en zones d’intensité décroissante.
C’est ainsi qu’on peut, avec une déprimante exactitude, prédire les actions et les loyautés des hommes ; car c’est uniquement par semblable hiérarchie d’allégeances – dans un monde de pénurie et d’instabilité – qu’on peut conserver son héritage au profit des générations futures.
Or l’héritage des Morlocks était effectivement préservé, et ce non par l’entremise d’un enfant ou d’une famille individuelle, mais grâce à la grandiose ressource commune qu’était la Sphère. Ainsi la différenciation et la spécialisation des sexes devinrent-elles inutiles, sinon nuisibles à l’évolution ordonnée de l’espèce.
Par une admirable ironie, c’était précisément ce diagnostic – la disparition des sexes dans un monde rendu stable, riche et pacifique – que j’avais auparavant appliqué à l’exquise décadence des Éloï. Et j’étais ici forcé de constater que c’étaient leurs repoussants cousins les Morlocks qui, dans cette version de l’Histoire, avaient réellement atteint ce lointain objectif !
Toutes ces pensées cheminèrent dans mon esprit. Et, lentement – quelques jours furent nécessaires –, j’aboutis à une décision concernant mon avenir.
Je ne pouvais rester dans cet Intérieur ; après la perspective quasi divine que m’avait fait miroiter Nebogipfel, je ne pourrais tolérer d’engager ma vie et mon énergie dans un quelconque des absurdes conflits qui ravageaient comme des incendies de brousse ces plaines démesurées.
Je ne pourrais non plus rester avec Nebogipfel et ses Morlocks ; car je ne suis pas un Morlock, et mes besoins humains essentiels me rendraient l’existence intolérable s’il fallait que je vécusse comme Nebogipfel.
En outre – comme je l’ai déjà dit –, je ne pourrais pas supporter la pensée que ma Machine transtemporelle, cet engin ô combien capable de bouleverser l’Histoire, existât encore.
Je commençai à formuler un plan pour résoudre tout cela, et je convoquai Nebogipfel.
— Lorsque la Sphère a été construite, dit Nebogipfel, il y a eu un schisme. Ceux qui voulaient vivre comme les Hommes avaient de tout temps vécu se sont installés dans l’Intérieur. Et ceux qui voulaient se délester de l’immémoriale domination du gène…
— Sont devenus des Morlocks. Aussi les guerres – absurdes et éternelles – déferlent-elles comme autant de vagues sur cette surface interne illimitée.
— Oui.
— Nebogipfel, le rôle de la Sphère est-il d’entretenir l’existence de ces quasi-humains – ces nouveaux Éloï –, de leur fournir un lieu pour s’adonner à leurs guerres sans détruire l’Humanité ?
— Non.
Très digne, il releva son ombrelle dans une pose que je ne trouvais plus comique.
— Non, bien sûr que non. La Sphère sert les desseins des Morlocks, comme vous nous appelez : elle sert à mettre l’énergie d’une étoile au service de l’acquisition du savoir. Car, dit-il en clignant ses yeux géants, quel but y a-t-il pour des créatures intelligentes hormis la collecte et la sauvegarde de toutes les informations disponibles ?
La Mémoire mécanique de la Sphère, expliqua-t-il, était comme une immense Bibliothèque qui sauvegardait la sagesse de la race accumulée depuis un demi-million d’années ; et le travail patient que j’avais observé chez les Morlocks était, pour une bonne part, consacré à poursuivre la collecte des informations ou à classer et à réinterpréter les données déjà rassemblées.
Ces Néo-Morlocks étaient une race d’érudits ! Et l’énergie du Soleil contribuait intégralement à la lente croissance, quasi corallienne, de cette grandiose Bibliothèque.
Je me passai la main dans la barbe.
— Je comprends cela…, du moins les raisons. Je suppose qu’elles se rapprochent assez des impulsions qui ont gouverné ma propre vie. Mais ne craignez-vous pas qu’un jour vous arriviez au terme de cette quête ? Que ferez-vous lorsque, par exemple, les mathématiques atteindront leur perfection et que sera démontrée la Théorie finale de l’univers physique ?
Il secoua la tête : encore un geste qu’il avait appris de moi.
— Cela n’est pas possible. Un homme de votre propre époque, Kurt Gödel, fut le premier à le démontrer.
— Qui ?
— Kurt Gödel : un mathématicien qui naquit une dizaine d’années après votre départ dans le temps…
Je fus étonné d’apprendre – tandis que Nebogipfel démontrait une fois de plus sa connaissance profonde de mon époque – que ce Gödel démontrerait, dans les années 1930, que les mathématiques ne peuvent jamais avoir de fin ; au contraire, leurs systèmes logiques doivent éternellement s’enrichir en incorporant la vérité ou la fausseté de nouveaux axiomes.
— J’en ai la migraine rien que d’y songer ! Je puis imaginer l’accueil qu’on fit à ce malheureux Gödel lorsqu’il apprit au monde cette nouvelle. Mon vieux professeur d’algèbre l’aurait proprement mis à la porte de sa classe.
— Gödel, dit Nebogipfel, a démontré que notre quête, l’acquisition du savoir et de l’entendement, ne peut jamais être achevée.
Je compris.
— Il vous a donné un but infini.
Les Morlocks étaient comme un monde de moines patients qui travaillaient inlassablement à appréhender les mécanismes de notre grandiose Univers.
À la fin – à la Fin du Temps –, cette énorme Sphère, avec son Esprit mécanique et ses Morlocks patients, deviendrait une sorte de Dieu englobant le Soleil.
Je convins avec Nebogipfel qu’il ne pouvait y avoir de but plus élevé pour une espèce intelligente.
Je m’étais entraîné à prononcer les paroles suivantes, et les énonçai soigneusement :
— Nebogipfel, je désire retourner sur Terre. Je veux travailler avec vous sur ma Machine transtemporelle.
Sa tête s’inclina.
— Je suis content. Ce sera d’une valeur immense pour le progrès de notre entendement.
Nous entrâmes ensuite dans les détails de cette proposition, mais il n’en avait pas fallu plus pour le persuader ! Car Nebogipfel ne se montra pas soupçonneux et ne m’interrogea pas.
Je fis donc mes brefs préparatifs pour quitter cette prairie vide de sens. Tout en y travaillant, je me gardai d’exprimer tout haut mes pensées.
Je savais que Nebogipfel – impatient qu’il était d’acquérir la technologie du voyage transtemporel – accepterait ma proposition. Et j’éprouvai quelque douleur, à présent que je comprenais la dignité essentielle des Néo-Morlocks, à l’idée que je fusse alors obligé de lui mentir.
Je retournerais certes sur Terre avec Nebogipfel, mais je n’avais nullement l’intention d’y rester, car, dès que je remettrais la main sur mon véhicule, je comptais m’échapper à son bord en direction du passé.
Je fus forcé d’attendre trois jours jusqu’à ce que Nebogipfel s’estimât lui-même prêt au départ ; il s’agissait, dit-il, d’attendre que la Terre et notre région de la Sphère entrassent dans une configuration mutuellement propice.
J’envisageai ce voyage imminent avec non pas de la peur, car j’avais, après tout, déjà survécu à pareille traversée de l’espace interplanétaire, mais avec un intérêt croissant. Je spéculai sur les moyens par lesquels le yacht spatial de Nebogipfel pût être propulsé. Je songeai à Jules Verne et aux raisonneurs de son Gun Club mettant à feu ce ridicule canon qui tirait un obus habité en direction de la Lune. Mais il ne fallait qu’un minimum de calcul mental pour démontrer qu’une accélération suffisante pour propulser un projectile au-delà de l’attraction terrestre eût été assez forte pour étaler comme de la confiture de fraises ma misérable chair et celle de Nebogipfel sur les parois internes de l’obus.
Comment, alors ?
C’est un lieu commun que de dire que l’espace interplanétaire est dépourvu d’air ; nous ne pourrions donc pas voler jusqu’à la Terre comme des oiseaux, car les oiseaux utilisent la capacité de leurs ailes à s’appuyer sur l’air. Sans air, pas de poussée ! Peut-être, spéculai-je, mon yacht spatial serait-il propulsé par une forme perfectionnée de fusée de feu d’artifice, car une fusée, qui se meut en repoussant derrière elle la masse de son propre combustible, pourrait fonctionner dans le vide de l’espace, à condition d’emporter de l’oxygène pour entretenir sa combustion…
Mais c’étaient là spéculations bien terre à terre, enracinées dans ma pensée d’homme du dix-neuvième siècle. Comment pouvais-je dire ce qui serait possible en l’an 657 208 ? J’imaginai des yachts louvoyant sous l’attraction du Soleil comme en face d’un vent invisible ; ou alors, songeai-je, y avait-il une manipulation quelconque de champs magnétiques ou autres ?
Ainsi se déchaînaient mes suppositions jusqu’à ce que Nebogipfel m’invitât pour l’ultime fois à quitter l’Intérieur.
Lorsque nous tombâmes dans l’obscurité morlock, je penchai la tête en arrière et regardai s’amenuiser le disque solaire ; et, juste avant de chausser mes lunettes, je me fis la promesse que la prochaine fois que mon visage sentirait la chaleur de l’astre des Hommes, ce serait dans mon propre siècle !
Je m’attendais à être emmené dans l’équivalent morlock d’un port, avec de grands yachts spatiaux noirs comme ébène blottis contre la Sphère tels des paquebots à quai.
Or il n’y eut rien de tel ; Nebogipfel m’escorta – sur une distance de quelques milles seulement, parcourue grâce à des trottoirs roulants découpés dans le Sol – jusqu’à une zone vide d’artefacts, de cloisons et de Morlocks en général, mais sans autres particularités. En son centre s’élevait une enceinte close de dimensions réduites, une capsule aux parois transparentes légèrement plus grande que ma personne – comme une cabine d’ascenseur –, carrément posée sur le Sol éclaboussé d’étoiles.
Sur un geste de Nebogipfel, j’entrai dans ce compartiment. Nebogipfel me suivit, et, dans un sifflement, la porte à diaphragme se ferma hermétiquement derrière nous. Le compartiment était grossièrement rectangulaire, ses coins et ses angles arrondis lui donnaient un peu l’apparence d’une pastille oblongue. Pas de mobilier ; il y avait toutefois des barres verticales fixées ici et là dans la cabine.
Nebogipfel enserra de ses doigts pâles l’une de ces colonnes.
— Vous devriez vous préparer. Lors du lancement, la pesanteur effective change brutalement.
Ces calmes paroles eurent le don de m’inquiéter. Les yeux de Nebogipfel, obscurcis derrière ses lunettes, me considéraient avec leur habituel mélange déconcertant de curiosité et de profondeur ; et je vis ses doigts raffermir leur prise sur le pilier.
C’est alors – la chose se passa plus vite que je ne puis la décrire – que le Sol s’ouvrit. Le compartiment tomba de la Sphère, entraînant Nebogipfel et moi dans sa chute.
Je poussai un cri et agrippai un pilier tel un enfant s’accrochant à la jambe de sa mère.
Je levai les yeux : la surface de la Sphère était à présent transformée en un toit noir, immense, qui occultait la moitié de l’Univers à mes regards. Au centre de ce plafond, je voyais un rectangle d’une noirceur plus pâle : la porte par laquelle nous avions émergé. Sous mes yeux, cette embrasure rapetissait avec notre éloignement et, de toute manière, elle était déjà en train de se replier. Elle traversa mon champ de vision avec une majestueuse lenteur, mettant en évidence le fait que notre capsule commençait à culbuter dans le vide. Ce qui s’était passé était clair : le premier écolier venu peut aboutir au même résultat en faisant tourbillonner une fronde autour de sa tête et en lâchant la ficelle. Eh bien, la « ficelle » qui nous avait retenus à l’intérieur de la Sphère en rotation – la solidité de son Sol – avait à présent disparu et nous avions été projetés sans cérémonie dans l’espace.
Et, en dessous de moi – c’est à peine si j’osais baisser les yeux –, s’ouvrait un gouffre d’étoiles, caverne sans fond dans laquelle nous tombions à jamais, Nebogipfel et moi !
— Nebogipfel, pour l’amour de Dieu, que nous est-il arrivé ? Une catastrophe s’est-elle produite ?
Il me dévisagea. Par quelque déconcertant prodige, ses pieds flottaient à quelques pouces au-dessus du plancher de la capsule, car, tandis qu’elle tombait dans le vide, nous tombions nous aussi, tels des petits pois dans une boîte d’allumettes !
— Nous avons été libérés de la Sphère. Les effets de sa rotation…
— Je comprends tout cela, dis-je. Mais pourquoi ? Devons-nous tomber ainsi jusqu’à la Terre ?
Je trouvai sa réponse tout à fait terrifiante.
— Essentiellement, oui.
Ensuite, je n’eus plus la force de poser d’autres questions, car je m’aperçus que je commençais moi aussi à flotter dans l’exiguë cabine comme un ballon ; cette révélation s’accompagna d’une lutte contre la nausée qui dura de longues minutes.
Je recouvrai enfin une maîtrise partielle de mon corps.
Je demandai à Nebogipfel de m’expliquer les principes de son vol vers la Terre. Et, lorsqu’il eut fini, je compris combien élégante et économique était la solution trouvée par les Morlocks pour relier la Sphère à son cordon de planètes survivantes – à un tel point que j’aurais dû la deviner et réfuter toutes mes élucubrations impliquant des fusées. Et pourtant c’était là un nouvel exemple de la tendance à l’inhumanité de l’âme morlock ! Au lieu du grandiose yacht spatial que j’avais imaginé, j’allais voyager de l’orbite de Vénus jusqu’à la Terre dans rien de plus reluisant que ce cercueil en forme de pastille.
Peu d’hommes de mon siècle se rendaient compte à quel point l’Univers n’est que vacuité avec, flottant çà et là, quelques poches de chaleur et de vie, et quelles prodigieuses vitesses sont donc nécessaires pour franchir des distances interplanétaires en un laps de temps raisonnable. Or la Sphère des Morlocks se mouvait déjà, à son équateur, avec une incommensurable vélocité. Les Morlocks n’avaient donc nul besoin de fusées ni de canons pour atteindre des vitesses interplanétaires. Ils laissaient simplement tomber leurs capsules hors de la Sphère et la rotation faisait le reste.
Ainsi avaient-ils procédé pour nous. À pareille allure, m’informa le Morlock, nous devrions atteindre les parages de la Terre en quarante-sept heures exactement.
J’examinai la capsule mais ne pus voir la moindre trace de fusées ni d’aucun autre moyen de propulsion.
Je lévitais comme un géant maladroit dans cette petite cabine ; ma barbe flottait devant mon visage telle une nuée grise et ma veste ne cessait de remonter sous mes omoplates.
— Je comprends les principes du lancement, dis-je à Nebogipfel, mais comment cette capsule est-elle guidée ?
Il hésita quelques secondes puis dit :
— Elle ne l’est pas. Avez-vous mal compris ce que je vous ai dit ? La capsule n’a besoin d’aucune force motrice, car la vélocité qui lui est impartie par la Sphère…
— Oui, dis-je impatiemment, j’ai compris tout cela. Mais supposons qu’à la suite d’une erreur dans le lancement nous soyons en train de dévier de notre trajectoire et allions manquer la Terre…
Car j’étais conscient que la moindre erreur au départ de la Sphère, ne fut-ce que d’une fraction de degré, pouvait, vu l’immensité des distances interplanétaires, nous faire manquer la Terre de plusieurs millions de milles, et qu’ensuite, vraisemblablement, nous continuerions de voler à jamais dans le vide entre les étoiles, maudissant les responsables jusqu’à l’expiration de notre réserve d’air !
Il parut troublé.
— Il n’y a pas eu d’erreur.
— Mais tout de même, insistai-je, s’il y avait une erreur, à la suite, peut-être, d’un défaut mécanique, comment alors pourrions-nous, dans cette capsule, rectifier notre trajectoire ?
Il réfléchit quelque temps avant de répondre :
— Il n’existe pas de défauts, répéta-t-il. Aussi cette capsule n’a-t-elle pas besoin de la propulsion correctrice que vous suggérez.
Je ne pus d’abord le croire tout à fait, et il me fallut demander à Nebogipfel de le répéter plusieurs fois avant que je n’acceptasse cette vérité. Car c’était vrai : une fois éjecté, l’engin filait entre les planètes sans plus d’intelligence qu’une pierre qu’on lance. Et ma capsule traversait l’espace aussi passivement que l’obus lunaire de Jules Verne.
Lorsque je protestai devant la légèreté de cet arrangement, j’eus l’impression que le Morlock était scandalisé – comme si je tentais d’imposer à un ecclésiastique aux idées ostensiblement larges la discussion d’un sujet moralement douteux –, et je renonçai.
La capsule tournait lentement sur elle-même, faisant pivoter autour de nous les étoiles lointaines et l’immense muraille qu’était la Sphère ; je crois que sans cette rotation il m’eût été possible de m’imaginer en sécurité dans un lieu fixe – quelque désert nocturne, peut-être. Mais ce mouvement de culbute me rappelait constamment que j’étais dans une boîte fragile, perdue au profond de l’espace et tombant sans soutien, ni attache, ni possibilité de direction. Je passai mes premières heures dans cette capsule paralysé par la peur. Je ne pouvais m’habituer à la transparence des parois qui nous entouraient ni à l’idée qu’à présent que nous étions lancés nous n’avions aucun moyen de modifier notre trajectoire. Ce voyage avait tout du cauchemar – une chute libre dans une insondable obscurité sans pouvoir rectifier la situation pour sauver ma vie. Voilà donc résumée la différence essentielle entre l’esprit d’un Homme et celui d’un Morlock. Car quel Homme confierait sa vie à un parcours balistique sur des distances interplanétaires sans avoir un moyen quelconque d’infléchir sa trajectoire ? Mais ainsi raisonnaient les Néo-Morlocks : après un demi-million d’années d’une technologie continuellement perfectionnée, un Morlock ferait sans réfléchir confiance à ses machines, car ses machines ne le trompaient jamais.
Mais je n’étais pas un Morlock !
Peu à peu, toutefois, mon humeur se radoucit. Mis à part le lent basculement de la capsule, qui se poursuivit tout au long de mon voyage vers la Terre, les heures s’écoulèrent dans un calme et un silence seulement interrompus par la respiration chuchotée de mon compagnon morlock. Il faisait juste assez chaud à l’intérieur de l’engin et je flottais dans un confort physique total. Les parois étaient faites de la matière infiniment modulable du Sol et, sur un geste de Nebogipfel, je disposai de nourriture, de boissons et d’autres commodités, bien que le choix en fût plus limité que dans la Sphère, dotée d’une plus grande mémoire que notre capsule.
Nous traversâmes donc la grandiose cathédrale de l’espace interplanétaire avec une aisance parfaite. Je commençai à avoir l’impression d’être désincarné, et un sentiment de détachement et de liberté absolus s’empara de moi. Cette expérience ne ressemblait pas à un voyage, ni même – à l’issue de ces premières heures – à un cauchemar, mais elle prenait les couleurs du rêve.
Au deuxième jour de notre vol, Nebogipfel me demanda une fois de plus de lui relater mon premier voyage dans le futur.
— Vous avez réussi à reprendre votre véhicule aux Morlocks, me souffla-t-il. Et vous avez poursuivi votre course dans l’avenir de cette autre Histoire…
— Longtemps je me suis contenté de rester accroché à ma machine, me souvins-je, tout comme je m’agrippe à ces barres, sans me soucier de ma destination. À la fin, je me forçai à regarder mes indicateurs chronométriques et je découvris que les aiguilles se déplaçaient, avec une rapidité énorme, toujours plus avant dans le futur.
« N’oubliez-pas, lui dis-je, que dans cette autre Histoire ni l’inclinaison de l’axe de la Terre ni sa rotation n’avaient été modifiées. Le jour et la nuit battaient comme des ailes au-dessus de la Terre et la trajectoire solaire s’infléchissait encore entre ses solstices tandis que les saisons s’estompaient. Mais, peu à peu, je pris conscience d’un changement : en dépit de mon inflexible vélocité dans le temps, le scintillement de la nuit et du jour réapparut et devint plus prononcé.
— La rotation terrestre se ralentissait, commenta Nebogipfel.
— Oui. Finalement, les journées s’étalaient sur des siècles. Le Soleil était devenu un dôme, énorme et courroucé, rougeoyant d’une chaleur amoindrie. Son éclat se ravivait par intermittence dans des spasmes qui évoquaient son ancienne splendeur. Mais il retrouvait à chaque fois sa morose teinte cramoisie.
« Je commençai à freiner ma chute dans le temps…
« Lorsque je m’arrêtai, ce fut dans le genre de paysage dont j’avais toujours imaginé qu’il régnât sur Mars. Énorme, immobile, le Soleil pesait sur l’horizon ; dans l’autre moitié du ciel, des étoiles luisaient encore, comme des ossements. Les rochers qui parsemaient le terrain étaient d’un rouge virulent et couverts de taches d’un vert intense, comme autant de lichens, sur leurs versants exposés à l’ouest.
« Mon véhicule était posé sur une plage descendant en pente douce vers une mer si tranquille qu’elle eût pu être figée dans une gangue de verre. L’air était froid et raréfié ; j’avais l’impression d’être immobilisé au sommet de quelque lointaine montagne. Il ne subsistait pas grand-chose de la topographie familière de la vallée de la Tamise ; je présumai que le rabotage des glaciations et la lente respiration des océans avaient dû oblitérer toute trace du paysage que j’avais connu, et toute trace de l’Humanité…
Nebogipfel et moi flottions au milieu du vide tandis que je lui faisais à voix basse ma relation du futur lointain. Dans ce calme de notre étincelante capsule, je redécouvris des détails dont je n’avais peut-être pas parlé devant mes amis à Richmond.
— Je vis un être qui ressemblait à un kangourou, me souvins-je. L’animal avait peut-être trois pieds de haut… il était trapu, les membres massifs et les épaules arrondies. Il traversait par bonds la plage – dont l’aspect désolé me reste en mémoire –, sa fourrure grise était emmêlée et il grattait sans force les rochers, manifestement pour en détacher les poignées de lichens qui constitueraient sa maigre pitance. Il me donnait l’impression d’être fortement dégénéré. Je fus alors surpris de constater que la créature avait cinq doigts malingres aux pattes antérieures et postérieures… Et qu’elle avait un front proéminent et des yeux qui regardaient droit devant eux. Ses vestiges d’humanité étaient du plus désagréable effet !
« Soudain je sentis quelque chose me toucher l’oreille, comme un cheveu qui m’aurait caressé – et je me retournai sur ma selle.
« Il y avait une créature juste derrière le véhicule. C’était une sorte de mille-pattes, songeai-je, mais de dimensions gigantesques : trois ou quatre pieds de diamètre, environ trente pieds de longueur, le corps segmenté avec des plaques chitineuses écarlates qui frottaient les unes contre les autres lorsque le monstre avançait. Des cils humides, d’un pied de long, battaient l’air ; et c’était l’un d’eux qui m’avait touché. La bête leva alors le moignon qui lui tenait lieu de tête, ouvrit sa gueule toute grande et agita ses mandibules humides ; ses yeux disposés en hexagone pivotèrent pour se fixer sur moi.
« Je touchai mon levier et m’éclipsai dans le temps, loin de ce monstre.
« J’émergeai sur la même plage désolée, mais je vis à présent un essaim de ces mille-pattes qui se bousculaient et s’entassaient les uns sur les autres, entrechoquant leurs carapaces. Ils rampaient sur leurs pattes innombrables et avançaient en se tortillant. Au milieu de cet essaim, j’aperçus un monticule sanglant, de faible hauteur, et je songeai au triste kangourou que j’avais précédemment observé.
« Je ne pus supporter le spectacle de cette boucherie ! J’appuyai sur les manettes et avançai d’un million d’années.
« Cette plage atroce persistait encore. C’est alors que, me détournant de la mer, je vis, tout en haut de la pente stérile derrière moi, une sorte de papillon géant qui chatoyait en voletant dans le ciel. Son torse aurait pu être mince comme celui d’une femme de petite taille et ses ailes, pâles et translucides, étaient démesurées. Sa voix était lugubre – humaine jusqu’à en être irréelle – et un profond désarroi accapara mon âme.
« Je remarquai alors un mouvement transversal dans le paysage non loin de moi, comme si un affleurement rocheux d’un rouge martien avançait vers moi dans le sable. C’était une sorte de crabe : une chose de la taille d’un sofa dont les pattes multiples se frayaient un chemin sur la plage, avec des yeux – d’un rouge grisâtre mais anthropomorphes – montés sur des tiges et qui s’agitaient dans ma direction. Sa bouche aussi complexe qu’une pièce mécanique tressautait et dardait sa langue et sa coque métallique était tachée du vert du patient lichen.
« Tandis que le papillon, fragile et disgracieux, planait au-dessus de moi, la créature en forme de crabe brandit sa pince massive dans sa direction. Elle manqua son but, mais je pense avoir vu des lambeaux d’une chair pâle incrustés dans ce redoutable godet.
« Comme j’ai depuis lors réfléchi à cette scène, cette amère appréhension s’est confirmée dans mon esprit. Car il me semble que cette configuration impliquant un prédateur trapu et une proie fragile ait pu résulter de la relation entre Morlocks et Éloï que j’avais auparavant observée.
« Mais l’apparence physique avait démesurément évolué : des mille-pattes, ensuite des crabes…
« Tout au long de déserts temporels d’une pareille magnitude, insistai-je, la pression évolutive est telle que les formes des espèces deviennent parfaitement plastiques – ainsi que nous l’enseigne Darwin –, et la régression zoologique est une force dynamique. N’oubliez pas que vous et moi – ainsi que les Éloï et Morlocks – ne sommes tous, quand on prend le recul adéquat, que des cousins à l’intérieur de la même famille de poissons qui vivaient dans la boue.
Peut-être l’espèce des Éloï avait-elle gagné les airs dans une tentative désespérée pour échapper aux Morlocks ; et ces prédateurs avaient émergé de leurs cavernes, abandonnant enfin toute simulation d’invention mécanique, et rampaient à présent sur ces plages glaciales dans l’attente qu’un Éloï-papillon s’épuise et tombe du ciel. Ainsi cet ancestral conflit, enraciné dans la décadence sociale, s’était-il enfin réduit à ses principes bassement matériels.
Je repris mon récit :
— Je continuai mon voyage dans le futur par bonds d’un millénaire. Cette foule de crustacés rampait encore sur les plaques de lichen et les rochers. Le Soleil grossissait en perdant de son éclat.
« Je fis mon ultime halte à trente millions d’années dans le futur ; le Soleil était devenu un dôme qui occultait un vaste secteur du ciel. La neige tombait, dure et impitoyable, mêlée de pluie. Je grelottais et étais forcé de serrer mes mains sous mes aisselles. Je distinguais de la neige au sommet des collines, pâle sous la clarté stellaire, et d’énormes icebergs dérivaient sur la mer éternelle.
« Les crabes avaient disparu, mais le vert vivace des tapis de lichens persistait. Dans la mer, sur un haut-fond, je crus voir un objet noir tressauter avec un semblant de vie.
« Une éclipse, causée par le passage sur le disque solaire de quelque planète inférieure, précipitait à présent une ombre sur la Terre. Nebogipfel, vous eussiez peut-être été à l’aise là-bas, mais je fus saisi d’une horreur sans nom et descendis de mon véhicule pour me remettre. Alors, à l’instant où le premier arc de soleil cramoisi réapparut dans le ciel, je vis que la chose sur le haut-fond bougeait pour de bon. C’était une boule de chair, une sorte de tête privée de corps, d’environ trois pieds de diamètre, avec deux grappes de tentacules qui pendaient comme des doigts dans l’eau. L’être avait un bec à la place d’une bouche et n’avait pas de nez. Ses deux yeux – énormes et sombres – semblaient humains…
Alors même que je décrivais cette apparition au patient Nebogipfel, je reconnus la similarité entre cette vision du futur et l’étrange accompagnateur de ma toute dernière expédition transtemporelle – l’être flottant dans une lueur verdâtre que j’avais baptisé le « Veilleur ». Je me tus. Se pouvait-il, songeai-je, que mon Veilleur ne fut qu’une apparition venue de la fin du temps lui-même ?
— Donc, repris-je enfin, je me hissai une fois de plus à bord de mon engin, car j’avais grand-peur de mourir abandonné dans ce terrible froid, et je retournai dans mon siècle d’origine.
Je continuai ainsi à voix basse ; les yeux globuleux de Nebogipfel étaient fixés sur moi et je vis clignoter dans son regard les lueurs résiduelles de la curiosité et de l’étonnement qui caractérisent l’espèce humaine.
Ces quelques jours dans l’espace ne semblent avoir guère de rapports avec le reste de ma vie ; parfois, la période que j’ai passée à flotter dans ce compartiment est comme une pause momentanée, une fraction de seconde dans le cours de mon existence, et, à d’autres moments, j’ai le sentiment d’avoir passé une éternité dans la capsule à dériver entre les mondes. J’avais l’impression de m’être détaché de ma vie et de pouvoir la considérer de l’extérieur, comme un roman inachevé. Je me revoyais alors, encore jeune, bricolant avec mes expériences, mes machines et des monceaux de plattnérite, négligeant les occasions de fréquenter la société de mes semblables et d’apprendre la vie, l’amour, la politique et l’art – négligeant même le sommeil ! – dans ma quête de l’inaccessible perfection de l’entendement. Je supposai même que je vis ma propre personne après l’achèvement de ce voyage interplanétaire, avec mon projet de tromper les Morlocks et de m’échapper pour regagner mon ère d’origine. J’avais encore pleinement l’intention de mettre ce plan à exécution – il faut me comprendre –, mais c’était comme si j’observais les actions d’un autre, de moindre stature que moi.
Je finis par apercevoir que j’étais en train de devenir une créature extérieure non seulement au monde de ma naissance mais à tous les mondes et à l’Espace-Temps lui-même. Qu’allais-je devenir dans mon propre futur si ce n’était un grain de conscience ballotté par les Vents du Temps ?
Ce ne fut que lorsque la Terre se rapprocha sensiblement – ombre plus sombre tranchant sur le vide, dans laquelle la clarté stellaire se réfléchissait sur le ventre de l’océan – que je me sentis ramené aux préoccupations ordinaires de l’Humanité ; une fois de plus, les détails de mes projets – et mes espoirs et craintes quant à l’avenir – entamèrent dans les rouages de mon cerveau une ronde qui perdure encore.
Je n’ai jamais oublié ce bref interlude interplanétaire, et parfois – lorsque je flotte entre la veille et le sommeil – j’imagine que je dérive à nouveau entre la Sphère et la Terre, avec un Morlock patient pour unique compagnie.
Nebogipfel médita sur ma vision du futur lointain.
— Vous dites que vous avez parcouru trente millions d’années.
— Sinon plus, répliquai-je. Je peux peut-être me souvenir plus précisément de la chronologie, si cela vous…
Il repoussa ma suggestion d’un geste de la main.
— Il y a un problème. Votre description de l’évolution du Soleil est plausible, mais sa destruction, à ce que nous dit notre science, devrait durer des milliards d’années et non quelques dizaines de millions.
Je me sentis sur la défensive.
— Je vous ai fait une relation sincère et précise de ce que j’ai vu.
— Je n’en doute pas, dit Nebogipfel. Mais la seule conclusion possible est que dans cette autre Histoire, comme dans la mienne, l’évolution du Soleil ne s’est pas déroulée sans intervention extérieure.
— Vous voulez dire que…
— Je veux dire qu’il a dû y avoir une tentative maladroite pour modifier l’intensité du Soleil, ou sa longévité, voire peut-être pour extraire de l’astre des matériaux habitables, comme nous l’avons fait.
L’hypothèse de Nebogipfel était que l’évolution de l’Humanité dans cette triste Histoire perdue ne se limitait pas aux Éloï et aux Morlocks que j’avais connus. Peut-être, supposait Nebogipfel, une race d’ingénieurs avait-elle quitté la Terre et essayé de modifier le Soleil, à l’instar des propres ancêtres de Nebogipfel.
— Mais cette tentative a échoué, dis-je, consterné.
— Oui. Les ingénieurs ne sont jamais revenus sur la Terre, qui fut alors livrée à la lente tragédie des Éloï et des Morlocks. Et le Soleil, rendu instable, vit sa longévité abrégée.
Horrifié, je ne pus supporter de continuer à parler de ce sujet. Je m’agrippai à un pilier et me réfugiai dans mes pensées.
Je songeai une fois de plus à cette plage désolée, à ces formes hideuses, dégénérées, à leurs vestiges d’humanité et à leur totale absence d’intellect. Cette vision était déjà assez repoussante lorsque je l’avais considérée comme la victoire finale des inexorables pressions de l’évolution et de la régression sur le rêve humain d’un Intellect omnipotent. Or je voyais à présent que c’était peut-être l’Humanité elle-même, dans son ambition démesurée, qui avait rompu l’équilibre entre ces forces opposées et précipité ainsi sa propre destruction.
Notre capture par la Terre fut une opération complexe. Nous dûmes perdre quelques millions de milles par heure afin de nous régler sur la vitesse orbitale de la Terre autour du Soleil.
Nous passâmes plusieurs fois autour de la planète en décrivant des boucles de plus en plus serrées ; Nebogipfel m’informa que la capsule allait être couplée aux champs gravitationnel et magnétique terrestres, accouplement facilité par certains matériaux de la coque et par la manipulation de satellites : des lunes artificielles qui tournaient autour de la Terre et compensaient ses effets naturels. Essentiellement, à ce que je compris, nous échangions notre vitesse contre celle de la Terre, laquelle tournerait alors pour l’éternité autour du Soleil sur une orbite légèrement plus excentrée et légèrement plus rapide.
Je m’approchai de la paroi de la capsule et regardai se dérouler le paysage obscurci de la Terre. J’apercevais ici et là le rougeoiement des puits de chauffage morlock les plus importants. Je remarquai plusieurs tours immenses et effilées qui semblaient dépasser de l’atmosphère elle-même. Nebogipfel m’apprit que ces tours étaient utilisées pour des capsules quittant la Terre à destination de la Sphère.
Je vis des points lumineux progresser lentement le long de ces tours : c’étaient des capsules interplanétaires contenant des Morlocks qui allaient être transportés dans leur Sphère. C’était au moyen d’une tour semblable, compris-je, qu’on m’avait, encore inconscient, lancé dans l’espace et acheminé jusqu’à la Sphère. Les tours étaient des ascenseurs pour sortir de l’atmosphère, et une série de manœuvres d’accouplement similaires aux nôtres – mais effectuées à l’envers, si vous me suivez bien – précipitait chaque capsule dans l’espace.
La vitesse acquise par les capsules lors du lancement n’atteignait pas celle de la rotation de la Sphère ; le voyage aller prenait donc plus de temps que le retour à la Terre. Mais, à l’arrivée dans la Sphère, des champs magnétiques captureraient aisément les capsules pour les accélérer vers un rendez-vous sans heurts.
Nous plongeâmes enfin dans l’atmosphère terrestre. La coque rougeoyait sous la chaleur de la friction et la capsule tremblait – c’était la première sensation de mouvement que j’eusse éprouvée depuis des jours –, mais Nebogipfel m’avait prévenu et je me cramponnais déjà aux barres de maintien.
C’est dans ce flamboiement digne d’un météore que nous perdîmes le reliquat de notre élan interplanétaire. Non sans quelque inquiétude, j’observai le paysage obscurci qui s’étalait en dessous de nous à mesure que nous tombions – je crus voir le large ruban sinueux de la Tamise – et je commençai à me demander si, au terme d’une si longue traversée, je n’allais pas après tout être drossé contre les roches impitoyables de la Terre !
Mais alors…
Mes impressions de la phase finale de notre descente agitée sont floues et fragmentaires. Qu’il me suffise de conserver le souvenir d’un engin, sorte d’immense oiseau, qui fondit sur nous du ciel et nous engloutit en un instant dans une soute en forme d’estomac. Dans l’obscurité, je perçus une forte secousse lorsque ce vaisseau pesa contre l’air pour perdre sa vitesse ; ensuite, notre descente se poursuivit avec une extrême douceur.
Dès que je pus revoir les étoiles, il n’y avait plus trace du mécanique oiseau. Notre capsule s’était posée sur le sol desséché et sans vie de Richmond Hill, à moins d’une centaine de yards du Sphinx Blanc.
Nebogipfel fit s’ouvrir la capsule et j’en sortis, pressant sur mon visage mes lunettes enveloppantes. Le paysage enténébré s’illumina brusquement et je pus pour la première fois voir en détail ce monde de l’an 657 208 après J.-C.
Sur le ciel resplendissant d’étoiles se dessinait, précise et menaçante, la cicatrice obscure de la Sphère. Une odeur de rouille montait du sable omniprésent, accompagnée d’une certaine humidité, celle des mousses et des lichens, peut-être ; et, partout, l’air était alourdi par l’odeur fétide et douceâtre des Morlocks.
J’étais soulagé d’être sorti de cette pastille et de sentir la terre ferme sous mes bottes. Je gravis la colline d’un pas décidé jusqu’au piédestal en bronze du Sphinx et m’arrêtai là, à mi-pente de Richmond Hill, sur le site qui fut jadis, je le savais, celui de mon domicile. Un peu plus haut sur la colline s’élevait une nouvelle structure, une petite cabane quadrangulaire. Je ne voyais pas de Morlocks, contraste saisissant avec les impressions de ma première visite, lorsque je marchais à l’aveuglette dans une obscurité où ils étaient apparemment partout.
Aucun signe de ma Machine transtemporelle : rien que des sillons profondément tracés dans le sable et les bizarres empreintes étroites caractéristiques des pieds morlock. Le véhicule avait-il été encore une fois traîné jusqu’à l’intérieur du socle du Sphinx ? Ainsi l’Histoire se répétait-elle. Du moins le pensai-je. Je sentis mes poings se serrer, tant s’était rapidement évaporée mon exaltation interplanétaire ; et la panique montait en moi. Je me calmai. Étais-je stupide au point de croire que la Machine m’attendrait devant la capsule lorsqu’elle s’ouvrirait ? Je ne pouvais recourir à la violence – pas maintenant, vu l’état d’achèvement de mon plan d’évasion. Nebogipfel me rejoignit.
— Il semble que nous sommes seuls, dis-je.
— Les enfants ont été évacués de cette région.
Je sentis la honte m’accabler à nouveau.
— Suis-je si dangereux ? Dites-moi où est mon véhicule.
Il avait retiré ses lunettes, mais je ne pouvais déchiffrer son regard gris-rouge.
— Il est à l’abri. Il a été transféré dans un endroit plus approprié. Si vous le désirez, vous pourrez l’examiner.
J’eus l’impression qu’un câble d’acier m’attachait à ma Machine transtemporelle et me tirait vers elle ! Il me tardait de me ruer sur l’engin et de l’enfourcher : d’en finir avec ce monde de ténèbres et de Morlocks et de regagner le passé !… Mais il me fallait user de patience. Luttant pour conserver un ton de voix égal, je répondis :
— Ce n’est pas nécessaire.
Nebogipfel me conduisit à flanc de colline jusqu’au petit édifice que j’avais remarqué tantôt. Simple et lisse, il obéissait aux normes habituelles des Morlocks ; c’était comme une maison de poupée, avec une simple porte articulée et un toit en pente. À l’intérieur, une paillasse avec une couverture en guise de lit, une chaise et un petit plateau de nourriture et d’eau, le tout donnant une revigorante impression de concret. Mon havresac reposait sur le lit.
Je me tournai vers Nebogipfel.
— C’est très aimable de votre part, dis-je en toute sincérité.
— Nous respectons vos droits.
Il s’éloigna de l’abri. Lorsque je retirai mes lunettes, il se fondit dans l’ombre.
Je refermai la porte non sans quelque soulagement. Ce fut un plaisir que de retrouver un moment ma propre compagnie humaine. J’avais honte de projeter si méthodiquement de les tromper, lui et son peuple ! Mais mon plan m’avait déjà fait franchir des centaines de millions de milles – et amené à quelques centaines de yards de la Machine transtemporelle – et je ne pouvais à présent plus supporter l’idée que je pusse échouer.
Je savais que, s’il me fallait blesser Nebogipfel pour m’enfuir, je le ferais !
Dans le noir, j’ouvris le havresac puis y trouvai une bougie, que j’allumai. Une réconfortante lumière jaune et une volute de fumée transformèrent cette boîte inhumaine en un petit chez-soi. Les Morlocks avaient gardé mon tisonnier – c’était prévisible – mais m’avaient laissé la plus grande partie de mon équipement. Même mon couteau à cran d’arrêt était là. M’aidant de cet instrument et d’un plateau morlock en guise de grossier miroir, je tranchai mon irritante barbe superflue et me rasai d’aussi près que je le pus. Il me fut possible de me débarrasser de mes sous-vêtements et d’en passer de neufs – jamais je n’aurais imaginé que le contact de chaussettes absolument propres pût éveiller en moi pareils sentiments de plaisir sensuel ! – et j’eus une pensée attendrie pour Mme Watchets, qui avait ajouté à mon bagage ces effets d’une inestimable valeur.
Finalement – et avec un plaisir extrême –, je tirai une pipe du havresac, la bourrai de tabac et l’allumai à la flamme de la bougie.
C’est ainsi, entouré de mes maigres possessions et de l’odeur rémanente et capiteuse de mon meilleur tabac, que je m’allongeai sur le lit étroit, tirai sur moi la couverture et m’endormis.
Je m’éveillai dans le noir.
Il ne m’était pas naturel de m’éveiller sans la lumière du jour – comme si j’avais été dérangé au milieu de la nuit –, et jamais je ne trouvai le sommeil reposant tout le temps que je séjournai dans la Nuit Obscure des Morlocks ; à croire que mon corps n’arrivait pas à déterminer quelle heure il était.
J’avais finalement informé Nebogipfel que je désirais examiner la Machine transtemporelle, et ce fut dans un état de grande nervosité que j’expédiai toilette et petit déjeuner. Mon plan n’atteignait pas un très haut niveau de stratégie : c’était tout bonnement de m’emparer du véhicule à la première occasion ! J’escomptais que les Morlocks, après des millions d’années de machines sophistiquées capables de changer jusqu’à leur forme, ne sussent que faire d’un appareil aussi grossier dans sa construction que ma Machine transtemporelle. Je me dis qu’ils ne s’attendraient pas qu’un geste aussi simple que le rattachement de deux manettes pût redonner à l’engin sa fonctionnalité. Du moins l’espérais-je.
J’émergeai de mon abri. Après toutes mes aventures, les commandes de la Machine étaient en sécurité dans la poche intérieure de ma veste.
Nebogipfel s’approcha de moi, les mains vides ; ses pieds minces traçaient dans le sable leurs empreintes de limace. Je me demandai depuis combien de temps il était là, tout près, attendant que je sortisse.
Ensemble, nous longeâmes le flanc de la colline, vers le sud, en direction de Richmond Park. Nous partîmes sans préambule, car les Morlocks n’avaient que faire des conversations inutiles.
J’ai déjà dit que ma maison était située sur la portion de Petersham Road en contrebas de Hill Rise. Elle était donc à mi-pente de l’épaulement de Richmond Hill, à quelques centaines de yards du fleuve, avec ce qui, sans les arbres qui s’interposaient, eût été une belle vue vers l’ouest : je voyais un peu des prairies de Petersham sur l’autre rive. Eh bien, en l’an 657 208, tout le fouillis qui faisait écran avait été balayé ; et mon regard plongeait le long des flancs d’une vallée recreusée jusqu’à la Tamise qui résidait dans son nouveau lit, miroitante sous la clarté stellaire. J’apercevais çà et là les bouches des puits de chauffage des Morlocks, brûlantes de charbon, qui trouaient le paysage obscurci. La plus grande partie de la colline était couverte de sable nu ou abandonnée à la mousse ; or je voyais briller sous la clarté amplifiée des étoiles des lambeaux d’un sol rappelant le verre meuble qui tapissait la Sphère.
Le fleuve lui-même s’était creusé un nouveau chenal à un mille environ de son emplacement du dix-neuvième siècle ; il semblait avoir délaissé le méandre entre Hampton et Kew, si bien que Twickenham et Teddington se trouvaient à présent sur la rive est, et j’eus l’impression que la vallée était considérablement plus profonde qu’à mon époque – à moins que Richmond Hill n’eût été exhaussée par quelque autre processus géologique : je me rappelai une migration similaire de la Tamise lors de mon premier voyage dans le temps. Ainsi, me sembla-t-il, les irrégularités de l’Histoire humaine ne sont-elles qu’une écume superficielle ; en profondeur, les lents processus de la géologie et de l’érosion poursuivent néanmoins leur patient ouvrage.
Je m’accordai un instant pour regarder dans la direction de Richmond Park, car je me demandai combien de temps ces vénérables forêts et leurs troupeaux de cerfs et de daims avaient survécu aux outrages du temps. À présent, le parc ne pouvait plus être qu’un désert obscurci, seulement peuplé de cactus et de rares oliviers. Je sentis mon cœur se durcir. Peut-être ces Morlocks étaient-ils sages et patients – et peut-être fallait-il applaudir leur industrieuse recherche de la connaissance sur la Sphère –, mais leur négligence de la vénérable Terre était honteuse !
Nous atteignîmes l’entrée du parc à Richmond Gate, près de l’emplacement du Star-and-Garter, à un demi-mille environ de celui de ma maison. Une plate-forme rectangulaire de verre mou avait été érigée sur une parcelle de terrain plat. Chatoyante sous la clarté stellaire, elle semblait taillée dans ce matériau magique apparenté au verre et qui formait le Sol de la Sphère. De sa surface s’était matérialisée toute une gamme des podiums et des cloisons que j’avais fini par reconnaître comme les outils, caractéristiques des Morlocks. Ils étaient à présent abandonnés ; Nebogipfel et moi étions seuls. Et là, au centre de la plate-forme, je vis un enchevêtrement trapu et disgracieux de cuivre et de nickel, avec de l’ivoire luisant comme des ossements blanchis sous la clarté des étoiles, et une selle de bicyclette au milieu : c’était ma Machine transtemporelle, manifestement intacte, et prête à me ramener chez moi !
Je sentis mon cœur battre précipitamment ; j’avais du mal à marcher à une allure régulière mais ne m’arrêtai pas pour autant. Plongeant les mains dans les poches de ma veste, je saisis les deux leviers de commande qui s’y trouvaient. J’étais déjà assez près du véhicule pour distinguer les goujons sur lesquels ces manettes doivent être fixées pour que l’engin fonctionne, et j’avais l’intention de lancer la Machine dès que je le pourrais et de quitter cet endroit au plus vite.
— Ainsi que vous pouvez le constater, disait Nebogipfel, la machine n’a pas été endommagée. Nous l’avons déplacée, mais n’avons pas tenté d’en examiner le mécanisme…
Je cherchai à tromper sa vigilance.
— Dites-moi : maintenant que vous avez étudié ma Machine et écouté mes théories sur ce sujet, quelle est votre impression ?
— Votre machine est une réussite extraordinaire, en avance sur son époque.
Je n’ai jamais été homme à écouter complaisamment des compliments.
— Mais, dis-je, c’est la plattnérite qui m’a permis de la construire.
— Oui. J’aimerais étudier cette « plattnérite » de plus près.
Nebogipfel chaussa ses lunettes, examina les barreaux de quartz chatoyants de la Machine et dit :
— Nous avons parlé – un peu – d’Histoires multiples : de l’existence possible de plusieurs éditions du monde. Vous en avez connu deux vous-même…
— L’Histoire des Éloï et des Morlocks, et l’Histoire de la Sphère.
— Il vous faut envisager ces versions de l’Histoire comme des couloirs parallèles qui s’étendent devant vous. Votre machine vous permet d’avancer et de reculer dans l’un de ces couloirs. Ils existent indépendamment les uns des autres : en regardant devant lui à partir d’un point quelconque, un Homme verra une Histoire complète et cohérente : il ne peut avoir connaissance d’aucun autre couloir et les couloirs ne peuvent s’influencer mutuellement.
« Mais, dans certains couloirs, les conditions peuvent être très différentes. Dans certains, même les lois de la physique peuvent être différentes…
— Continuez.
— Vous avez dit que le fonctionnement de votre machine dépendait d’une torsion du Temps et de l’Espace, dit-il.
— De la transformation d’un déplacement dans le Temps en un déplacement dans l’Espace. Là-dessus, je suis d’accord : c’est en effet ainsi que la plattnérite exerce ses effets. Mais comment cela se produit-il ?
— Représentez-vous, dit-il, un Univers – une autre Histoire – dans lequel cette torsion de l’Espace-Temps est fortement prononcée.
Il décrivit alors une variante de l’Univers que j’eus presque du mal à imaginer, dans laquelle la rotation faisait partie intégrante du tissu même de celui-ci.
— La rotation investit tout point du Temps et de l’Espace. Une pierre, projetée d’un point quelconque, semblerait suivre une trajectoire spiralée : son inertie agirait comme une boussole, oscillant autour du point de lancement. D’aucuns estiment même que notre propre Univers subit pareille rotation mais à une échelle démesurément lente : il mettrait cent mille millions d’années pour accomplir une seule rotation…
« L’idée d’un Univers en rotation a été décrite pour la première fois quelques décennies après votre époque… par Kurt Gödel, en fait.
— Gödel ?
Il me fallut un moment pour identifier ce personnage.
— L’homme qui démontrera l’imperfectibilité des mathématiques ?
— Lui-même, dit Nebogipfel.
Nous fîmes le tour du véhicule ; mes doigts ne desserraient pas leur étreinte sur les manettes. Mon intention était de me placer précisément à l’endroit le plus propice pour atteindre la Machine.
— Dites-moi comment cela explique le fonctionnement de ma Machine.
— Cela est lié à une torsion axiale. Dans un Univers en rotation, un déplacement dans l’espace mais qui atteint le passé ou l’avenir est possible. Notre Univers tourne sur lui-même, mais si lentement qu’un tel trajet serait long de cent mille millions d’années-lumière et il faudrait un bon million de millions d’années pour l’accomplir !
— L’utilité pratique en serait donc limitée.
— Mais imaginons un Univers de densité plus élevée que le nôtre : un Univers aussi dense, en tous ses points, que le cœur d’un atome de matière. Là, une rotation serait effectuée en quelques fractions de seconde.
— Mais nous ne sommes pas dans un tel Univers, dis-je en agitant la main dans le vide. C’est manifeste.
— Mais peut-être y êtes-vous, l’espace de quelques fractions de seconde et grâce à votre machine ou, du moins, à la plattnérite qu’elle comporte.
« Mon hypothèse est qu’en vertu d’une propriété quelconque de la plattnérite votre machine transtemporelle vibre entre notre Univers et cet Univers ultradense et qu’à chaque fois elle exploite la torsion axiale de cette réalité-là pour voyager en une succession de boucles dans le passé ou l’avenir ! Vous circulez donc en spirale dans le temps…
Je réfléchis à ces idées. Elles étaient extraordinaires, évidemment, mais n’étaient, me sembla-t-il, rien de plus qu’une extension quelque peu fantasmagorique de mes pensées préliminaires sur l’enchevêtrement du Temps et de l’Espace et la fluidité de leurs axes respectifs. De plus, mon impression subjective du voyage temporel était associée à des sensations de torsion. De rotation, donc.
— Ces idées sont surprenantes, mais je crois qu’elles résisteraient à un examen plus approfondi, commentai-je.
Nebogipfel leva les yeux vers moi.
— Votre flexibilité intellectuelle est impressionnante pour un homme de votre stade évolutif.
C’est à peine si j’entendis cette remarque méprisante. J’étais suffisamment près de mon but. Nebogipfel toucha d’un doigt prudent l’une des traverses du véhicule, qui chatoya, démentant son encombrement, et une brise ébouriffa les poils fins sur le bras du Morlock. Il retira vivement sa main. Je ne quittai pas les goujons des yeux, répétant dans mon esprit la manœuvre simple consistant à tirer les manettes de mes poches et à les fixer sur les goujons. Il me faudrait moins d’une seconde. Parviendrais-je à achever mon geste avant que Nebogipfel pût me rendre inconscient avec son rayon vert ?
L’obscurité m’oppressait et l’odeur fétide du Morlock était accablante. En un instant, songeai-je dans un élan d’irrésistible impatience, je serais peut-être loin de tout cela.
— Qu’y a-t-il ?
Nebogipfel observait mon visage de ses gros yeux sombres ; il se tenait droit, le corps tendu. Il avait déjà des soupçons ! M’étais-je trahi ? Et je ne doutai point que dans l’obscurité alentour les canons d’innombrables armes étaient déjà braqués sur moi : il ne me restait que quelques secondes avant d’agir ou de perdre la partie !
Le sang me cogna aux tempes, je sortis les leviers de mes poches et, poussant un cri, me jetai sur la Machine. J’enfonçai les petites manettes sur leurs goujons et, d’un seul mouvement, les tirai violemment en arrière. Le véhicule fut ébranlé – en cet ultime instant il y eut un éclair vert et je crus que tout était fini pour moi ! – puis les étoiles disparurent et le silence retomba. J’éprouvai une sensation de torsion extraordinaire, suivie de l’atroce impression de chute libre, inconfort que j’accueillis sans déplaisir, car je reconnaissais en lui la marque du voyage transtemporel.
Je hurlai tout haut. J’avais réussi – j’étais en train de remonter le temps –, j’étais libre !
… Puis je pris conscience d’une froideur autour de mon cou, d’un contact soyeux, comme si un insecte s’y était posé, d’un frôlement.
Je portai la main à ma gorge… et touchai des poils de Morlock !