Aucune tortue n’avait encore jamais fait ça à aucun aigle. Aucune tortue dans tout l’univers. Mais aucune tortue n’avait jamais été un dieu ni ne connaissait la devise tacite de la Quisi-tion : Cujus testiculos habes, habeas cardia et cerebellum.
Quand on retient solidement l’attention des gens, les cœurs et les esprits suivent.
Tefervoir se fraya un chemin dans la foule, Fergmen sur les talons. Voilà, songeait-il, le bon et le mauvais côté d’une guerre civile, en tout cas au début : tout le monde porte le même uniforme. C’est beaucoup plus facile quand on s’en prend à des ennemis d’une autre couleur ou au moins qui parlent différemment. On peut les traiter de « niacoués », n’importe quoi. Ça simplifie la tâche.
Hé, se dit-il. C’est presque de la philosophie, ça. Dommage, je ne vivrai sans doute pas pour le répéter.
Les grandes portes étaient entrouvertes. La foule restait silencieuse, très attentive. Il tendit le cou pour voir puis leva la tête vers le soldat voisin.
Simonie.
« Bé, je croyais…
— Ç’a pas marché, fit Simonie avec amertume.
— Vous avez… ?
— On a tout fait ! Quelque chose s’est cassé !
— Sûrement l’acier qu’ils fabriquent ici, dit Tefervoir. Les tourillons de…
— Ç’a plus d’importance maintenant », le coupa Simonie. Son ton catégorique incita Tefervoir à suivre les regards de la foule.
Il y avait une autre tortue de fer là-bas, une représentation fidèle de tortue marine montée sur une sorte de cage ouverte de barreaux métalliques dans laquelle deux inquisiteurs allumaient justement un feu. Et, enchaîné sur le dos de la tortue…
« Qui c’est ?
— Frangin.
— Quoi ?
— J’sais pas ce qui s’est passé. Il a frappé Vorbis, ou il l’a pas frappé. Mais il a fait quelque chose. Ç’a mis l’autre en rage, toujours bien. Vorbis a suspendu la cérémonie aussi sec. »
Tefervoir jeta un coup d’œil au diacre. Pas encore cénobiarche, donc pas couronné. Au milieu des cémois et évêques qui hésitaient dans l’encadrement de la porte ouverte, son crâne chauve luisait dans la lumière du matin.
« Venez, alors, dit Tefervoir.
— Pour aller où ?
— On peut foncer, escalader les marches et le sauver !
— Sont plus nombreux qu’nous, fit remarquer Simonie.
— Hé bé, comme d’habitude, non ? Ils ne sont pas comme par magie plus nombreux que nous parce qu’ils ont Frangin, hé ? »
Simonie lui empoigna le bras.
« Réfléchissez logiquement, vous voulez ? fit-il. Vous êtes un philosophe, non ? Regardez la foule ! »
Tefervoir regarda la foule.
« Et alors ?
— Ils aiment pas ça. » Simonie se tourna vers lui. « Écoutez, Frangin va mourir, de toute façon. Mais là, ça voudra dire quelque chose. Le peuple comprend pas, enfin pas vraiment, cette histoire de forme de l’univers, tout ça, mais il se rappellera ce que Vorbis a infligé à un homme. Pas vrai ? On peut faire de la mort de Frangin un symbole pour le peuple, vous voyez ? »
Tefervoir ne quittait pas des yeux la silhouette du jeune homme au loin. Une silhouette nue en dehors d’un pagne.
« Un symbole ? » répéta-t-il. Il avait la gorge sèche.
« Il le faut. »
Il se souvint d’Honorbrachios lui disant que c’était un drôle de monde. Il avait bien raison, se dit-il distraitement. On est sur le point de griller vif un malheureux, mais on lui laisse son pagne par souci des convenances. Valait mieux en rire. Sinon c’était la folie assurée.
« Vous voyez, dit-il en se tournant vers Simonie, maintenant je sais que c’est un malfaisant, Vorbis. Il a incendié ma ville. D’accord, les Tsortiens, ils font pareil de temps en temps, et nous aussi, on brûle leurs villes. C’est la guerre, rien d’autre. Tout ça participe de l’histoire. Il ment, il triche, il accroît bec et ongles son pouvoir personnel, et des tas de gens en font autant. Mais vous savez ce qui le différencie des autres ? Vous savez ce que c’est ?
— Évidemment, répondit Simonie. C’est ce qu’il va…
— C’est ce qu’il vous a fait à vous.
— Quoi ?
— Il change les gens en répliques de lui-même. »
L’étreinte de Simonie était celle d’un étau. « Vous prétendez que moi, j’suis comme lui ?
— Avant, vous vouliez le trucider, vous disiez, fit Tefervoir. Aujourd’hui, vous pensez pareil comme lui…
— Alors on leur fonce dessus, hein ? J’suis sûr de… peut-être quatre cents sympathisants. Je lance donc le signal, et les malheureuses centaines que nous sommes attaquent les milliers qu’ils sont ? Frangin meurt quand même, et nous avec ? Qu’est-ce que ça change ? »
La figure de Tefervoir était désormais grise d’horreur.
« Vous voulez dire que vous ne savez pas ? » fit-il.
Quelques badauds se retournèrent pour le dévisager d’un œil curieux.
« Vous ne savez vraiment pas ? » répéta-t-il.
Le ciel était bleu. Le soleil n’était pas encore assez haut pour le muer en ce couvercle de cuivre dont Omnia avait l’habitude.
Frangin tourna encore la tête, vers le soleil. L’astre se trouvait un peu au-dessus de l’horizon mais, s’il fallait en croire les théories d’Honorbrachios sur la vitesse de la lumière, en réalité il se couchait, des milliers d’années dans le futur.
La tête de Vorbis provoqua une éclipse.
« C’est chaud, Frangin ? fit le diacre.
— Un peu.
— Ça va monter. »
On s’agitait dans la foule. Quelqu’un criait. Vorbis l’ignora.
« Tu ne veux rien dire ? demanda-t-il. Tu n’as pas envie de lancer un juron ? Même pas un juron ?
— Vous n’avez jamais entendu Om, répliqua Frangin. Vous n’avez jamais cru en lui. Vous n’avez jamais, jamais entendu sa voix. Tout ce que vous entendiez, c’étaient les échos dans votre tête.
— Vraiment ? Mais je suis le cénobiarche, et toi, tu vas brûler pour hérésie et déloyauté. Voilà où mène Om, peut-être ?
— La justice triomphera, dit Frangin. S’il n’y a pas de justice, il n’y a rien. »
Il prit conscience d’une petite voix dans sa tête, trop faible encore pour qu’il comprenne ce qu’elle disait.
« La justice ? » fit Vorbis. L’idée eut l’air de le mettre en rage. Il pivota vers la foule des évêques. « Vous l’avez entendu ? La justice triomphera ? Om a jugé ! Par mon entremise ! C’est ça, la justice ! »
Un point apparaissait maintenant devant le soleil, approchait à toute allure de la Citadelle. Et la petite voix disait :
À gauche à gauche à gauche en haut en haut à gauche à droite un peu en haut à gauche…
La masse de métal sous Frangin émettait une chaleur de plus en plus désagréable.
« Il vient », dit-il.
Vorbis agita la main vers la haute façade du temple. « Les hommes ont bâti ceci. Nous l’avons bâti. Et qu’est-ce qu’il a fait, Om ? Om vient ? Qu’il vienne donc ! Qu’il juge entre nous deux !
— Il vient, répéta Frangin. Le dieu. »
On leva la tête avec appréhension. Le monde connut cette seconde fugitive où il retient son souffle et, contre toute logique, attend un miracle.
… en haut à gauche maintenant, quand je dis trois, un, deux, TROIS…
« Vorbis ? croassa Frangin.
— Quoi ? cracha le diacre.
— Vous allez mourir. »
Ce fut tout juste un murmure, mais il rebondit sur les portes de bronze et se propagea sur la place…
La foule se sentit mal à l’aise sans trop savoir pourquoi.
L’aigle traversa la place comme une flèche, si bas que les badauds rentrèrent brusquement la tête. Puis il passa par-dessus le toit du temple et décrivit une courbe vers les montagnes. Les badauds se détendirent. Ce n’était qu’un aigle. Là, l’espace d’une seconde fugitive…
Nul ne vit le tout petit point qui tombait du ciel en tournoyant sur lui-même.
Il ne faut pas mettre sa foi dans les dieux. Mais on peut croire aux tortues.
Dans la tête de Frangin, une sensation de vent sifflant aux oreilles, et une voix…
…ohmerdemerdemerdeausecoursarghnonnonarghrnerdenonnonargh…
Même Vorbis se ressaisit. L’espace d’une seconde fugitive, lorsqu’il avait vu l’aigle… Mais non…
Il tendit les bras et offrit au ciel un sourire béat.
« Navré », dit Frangin.
Deux ou trois personnes qui avaient bien observé Vorbis racontèrent par la suite que son expression eut juste le temps de changer avant qu’un kilo de tortue, chutant à trois mètres par seconde, le percute entre les deux yeux.
Une révélation.
Laquelle n’est jamais sans conséquences sur les spectateurs. Pour commencer, ils croient de tout leur cœur.
Frangin eut conscience de pieds qui gravissaient les marches quatre à quatre et de mains qui tiraient sur les chaînes.
Puis une voix :
1. Il est à moi.
Le grand dieu s’éleva au-dessus du temple, se gonfla et se transforma à mesure que la croyance de milliers de fidèles se répandait en lui. On reconnaissait des formes d’hommes à tête d’aigle, des formes de taureaux, de cornes d’or, mais elles s’enchevêtraient, flambaient et fusionnaient.
Quatre éclairs de feu jaillirent en bourdonnant du nuage et firent sauter les chaînes qui entravaient Frangin.
2. Il est cénobiarche et prophète des prophètes.
La voix de la théophanie grondait depuis les montagnes lointaines.
3. Des objections ? Non ? Parfait.
Le nuage s’était à présent condensé en une silhouette d’or miroitant aussi grande que le temple. Elle se pencha jusqu’à ce que son visage ne soit plus qu’à quelques pas de Frangin et dit dans un murmure qui tonna à travers toute la place :
4. Ne t’inquiète pas. Ce n’est que le début. Toi et moi, petit ! Les hommes vont comprendre ce que ça veut vraiment dire, les pleurs et les grincements de dents.
Un autre trait de feu jaillit et frappa les portes du temple. Elles se refermèrent en claquant, puis le bronze chauffé à blanc fondit, effaçant les commandements séculaires.
5. Et maintenant, prophète ?
Frangin se mit debout, les jambes flageolantes. Tefervoir le soutint par un bras et Simonie par l’autre.
« Mm ? » fit-il d’une voix pâteuse.
6. Tes commandements ?
« Je croyais qu’ils venaient de toi normalement, dit Frangin. Je ne sais pas si je peux en trouver comme ça… »
Le monde attendit.
« Bé, qu’est-ce que vous dites de “Pense par toi-même” ? proposa Tefervoir en fixant la manifestation divine avec une fascination horrifiée.
— Non, dit Simonie. Plutôt un truc du genre : “La cohésion sociale est la clé du progrès.”
— Peux pas dire que ça coule de source, objecta Tefervoir.
— Si ça peut vous aider, lança Plhatah Je-m’tranche-la-main depuis la foule, quelque chose en faveur de l’industrie des plats cuisinés, ça ferait pas d’mal.
— Pas tuer les gens. Ça nous irait, ça, dit un autre.
— Té, ce serait un bon début », approuva Tefervoir.
Ils regardèrent l’Élu. Frangin se libéra de leur étreinte d’une secousse et se tint debout tout seul, en vacillant un peu.
« No-on, dit-il. Non. Je pensais la même chose avant, mais ça ne marcherait pas. Pas vraiment. »
Maintenant, songeait-il. Maintenant, uniquement. Un instant dans l’histoire. Pas demain, ni le mois prochain, ce sera toujours trop tard si ce n’est pas maintenant.
Ils le regardaient.
« Allons, fit Simonie. Qu’est-ce qui vous gêne là-dedans ? Y a rien à dire à ça.
— Difficile d’expliquer, répondit Frangin. Mais je crois que ça concerne la façon dont les hommes devraient se conduire. Je crois… qu’on devrait faire les choses parce qu’elles sont justes. Et non parce que les dieux l’ont commandé. Ils pourraient donner le commandement contraire à un autre moment.
7. Moi, j’aime bien celui de ne pas tuer, intervint Om loin dans le ciel.
8. Ça sonne bien. Dépêche-toi, faut que j’aille châtier quelques pays de ma colère divine.
« Tu vois ? dit Frangin. Non. Plus question de châtier qui que ce soit. Plus de commandements sauf si tu leur obéis aussi. »
Om cogna sur le toit du temple.
9. Tu me donnes des ordres ? Ici ? MAINTENANT ? À MOI ?
« Non. Je demande. »
10. C’est pire que donner des ordres !
« Tout marche dans les deux sens. »
Om cogna encore sur son temple. Un mur s’effondra. Ceux de la foule paniquée qui n’avaient pas réussi à fuir la place redoublèrent d’efforts.
11. Il faut des châtiments ! Sinon il n’y a pas d’ordre !
« Non. »
12. Je n’ai pas besoin de toi ! J’ai assez de fidèles à présent !
« Mais uniquement à travers moi. Et peut-être pas pour longtemps. Tout recommencera. Ça s’est déjà produit. Ça se produit tout le temps. Voilà pourquoi les dieux meurent. Ils ne croient jamais aux hommes. Mais tu as une chance. Tout ce que tu dois faire, c’est… croire. »
13. Quoi ? Écouter des prières débiles ? Surveiller les petits enfants ? Faire pleuvoir ?
« De temps en temps. Pas toujours. Tu pourrais passer un marché. »
14. UN MARCHÉ ! Je ne marchande pas ! Pas avec des humains !
« Négocie avec eux maintenant, dit Frangin. Tant que tu en as l’occasion. Sinon, un de ces jours tu devras négocier avec Simonie ou un autre dans son genre. Ou avec Tefervoir ou un autre dans son genre à lui. »
15. Je pourrais te réduire en miettes.
« Oui. Je suis entièrement en ton pouvoir. »
16. Je pourrais t’écraser comme un œuf !
« Oui. »
Om marqua un temps. Puis il reprit :
17. Tu ne peux pas te servir de la faiblesse comme d’une arme.
« C’est la seule que j’ai. »
18. Pourquoi je devrais céder, alors ?
« Pas céder. Négocier. Traiter avec moi et ma faiblesse. Sinon, un jour tu devras négocier avec un autre en position de force. Le monde change.
19. Hah ! Tu veux une religion constitutionnelle ?
« Pourquoi pas ? L’autre système n’a pas marché. »
Om s’appuya sur le temple, sa colère apaisée.
Chapitre II, verset 1. Très bien, alors. Mais pour un temps seulement. Un grand sourire fendit le visage fumant gigantesque. Pendant un siècle, ça va ?
« Et au bout d’un siècle ? »
2. On verra.
« D’accord. »
Un doigt de la taille d’un arbre se déplia, descendit et toucha Frangin.
3. Tu es très convaincant. Ça te sera utile. Une flotte approche.
« Des Ephébiens ? » demanda Simonie.
4. Et des Tsortiens. Et des Johlimômiens. Et des Klatchiens. Tous les pays libres de la côte. Ils veulent anéantir Omnia pour de bon. Ou pour de mauvais.
« Vous n’avez pas beaucoup d’amis, hé ? fit Tefervoir.
— Même moi, je nous aime pas des masses, et j’en fais partie, de nous », dit Simonie. Il leva la tête vers le dieu.
« Vous allez nous donner un coup de main ? »
5. Vous ne croyez même pas en moi !
« C’est vrai, mais je suis un homme pratique. »
6. Et brave, aussi. Pour professer l’athéisme devant ton dieu.
« Ça change rien, vous savez ! fit Simonie. Croyez pas que vous arriverez à m’embobiner parce que vous existez !
— Pas de coup de main, annonça Frangin d’un ton catégorique.
— Quoi ? fit Simonie. On a besoin d’une armée puissante contre toute cette coalition !
— Oui. Et on ne l’a pas. Alors on va procéder autrement.
— Vous êtes dingue ! »
La calme de Frangin rappelait le désert.
« C’est peut-être le cas.
— Il faut se battre !
— Pas encore. »
Simonie serra les poings de colère.
« Attendez… Écoutez… On s’est fait tuer pour des mensonges, pendant des siècles on s’est fait tuer pour des mensonges. » Il agita la main en direction du dieu. « Maintenant on peut mourir pour une vérité !
— Non. Les hommes doivent mourir pour des mensonges. Mais la vérité est trop précieuse pour qu’on meure pour elle. »
La bouche de Simonie s’ouvrit et se referma silencieusement tandis qu’il cherchait ses mots. Finalement il en trouva datant des premiers temps de son éducation.
« On m’a dit qu’y avait rien de plus beau que mourir pour un dieu, marmonna-t-il.
— C’est ce que disait Vorbis. Et c’était… un imbécile. On peut mourir pour un pays, pour son peuple ou sa famille, mais pour un dieu il faut vivre pleinement et activement, chaque jour d’une longue vie.
— Longue comment ?
— On verra. »
Frangin leva les yeux vers Om.
« Tu n’apparaîtras plus comme ça ? »
Chapitre III, verset 1. Non. Une fois suffit.
« Souviens-toi du désert. »
2. Je m’en souviendrai.
« Ne me lâche pas. »
Frangin s’approcha du cadavre de Vorbis et le souleva.
« Je crois, dit-il, qu’ils vont débarquer sur la plage du côté éphébien des forts. Ils éviteront la côte rocheuse et ne passeront pas par les falaises. Je vais les retrouver là-bas. »
Il baissa les yeux sur Vorbis. « Quelqu’un doit le faire.
— Vous ne voulez pas dire que vous comptez y aller tout seul ?
— Dix mille hommes, c’est trop peu. Mais un seul suffira peut-être. »
Il descendit les marches.
Tefervoir et Simonie le regardèrent partir.
« Il va mourir, dit Simonie. Il en restera même pas une tache de gras sur le sable. » Il se tourna vers Om. « Vous pouvez pas l’en empêcher, vous ? »
3. Peut-être que ça m’est impossible.
Frangin avait déjà traversé la moitié de la place.
« Ben, nous, on le laisse pas tomber », dit Simonie.
4. Bien.
Om les regarda partir eux aussi. Puis il se retrouva seul, en dehors des milliers de badauds qui l’observaient, tassés sur le pourtour de la grande esplanade. Il regrettait de ne pas savoir quoi leur dire. Voilà pourquoi il avait besoin d’individus comme Frangin. Pourquoi tous les dieux en avaient besoin.
« Excusez-moi ? »
Le dieu baissa les yeux.
5. Oui ?
« Hum. J’peux rien vous vendre, hein ? »
6. Comment tu t’appelles ?
« Plhatah, dieu. »
7. Ah. Oui. Et quel est ton souhait ?
Le marchand, la mine inquiète, dansait d’un pied sur l’autre.
« Vous pourriez pas donner rien qu’un p’tit commandement ? Un truc comme manger du yaourt le mercredi, dites ? C’est toujours très dur de changer les habitudes, en milieu de semaine. »
8. Tu te présentes devant ton dieu pour développer ton commerce ?
« Be-en, fit Plhatah, on pourrait s’arranger. Faut battre quand l’fer est chaud, comme disent les inquisiteurs. Haha. Vingt pour cent ? Qu’est-ce que vous en dites ? Les frais déduits, évidemment… »
Le grand dieu Om sourit.
9. Je crois que tu feras un petit prophète, Plhatah.
« Voilà. Voilà. C’est tout ce que j’demande. J’veux juste joindre les deux bouffes. »
10. Il faut laisser les tortues tranquilles.
Plhatah pencha la tête de côté.
« Ça chante pas, dites ? fit-il. Mais… des colliers de tortues… hmm… des broches, évidemment. L’écaille de tortue… »
11. NON !
« Pardon, pardon. J’vois ce que vous voulez dire. D’accord. Des statues de tortues. Ou-ui. J’y ai pensé. Belle forme. À propos, vous pourriez faire bouger une statue de temps en temps, dites ? Vachement bon pour les affaires, les statues qui bougent. La statue d’Ossaire bouge à chaque Jeûne d’Ossaire, ça loupe pas. Grâce à un petit piston actionné dans le sous-sol, à ce qu’on raconte. Mais c’est tout d’même excellent pour les prophètes. »
12. Tu me fais rire, petit prophète. Vends tes tortues, bien sûr.
« J’dois dire, fit Plhatah, j’ai déjà dessiné quelques projets… »
Om disparut. Il y eut un bref coup de tonnerre. Plhatah regarda ses croquis d’un air songeur.
« … mais faudra que j’enlève l’acrobate qu’y a d’sus, j’imagine », dit-il plus ou moins pour lui-même.
L’ombre de Vorbis regarda les environs.
« Ah. Le désert », dit-il. Le sable noir était complètement immobile sous le ciel illuminé d’étoiles. Il paraissait froid.
Il n’avait pas prévu de mourir déjà. En fait… il ne se rappelait pas bien les circonstances…
« Le désert », répéta-t-il avec un semblant d’hésitation cette fois. Il n’avait jamais hésité sur rien de toute sa… vie. Une sensation inhabituelle et terrifiante. Était-ce là ce qu’éprouvait le commun des mortels ?
Il se ressaisit.
La Mort n’en revenait pas. Peu d’individus étaient capables de ce tour de force : conserver leur ancien mode de pensée après le trépas.
La Mort ne prenait pas de plaisir à son travail. C’était une émotion qu’il avait du mal à appréhender. Mais il connaissait la satisfaction.
« Bon, fit Vorbis. Le désert. Et au bout du désert… ?
— LE JUGEMENT.
— Oui, oui, évidemment. »
Vorbis voulut se concentrer. Impossible. Il sentait sa certitude le fuir. Une certitude qui ne lui avait jamais fait défaut jusque-là.
Il hésita, comme lorsqu’on ouvre la porte d’une salle qu’on connaît bien et qu’on n’y découvre plus qu’un puits sans fond. Les souvenirs étaient toujours là. Il les sentait. Ils gardaient leur forme initiale. Seulement, il n’arrivait pas à se rappeler en quoi ils consistaient. Il y avait eu une voix… Il y avait bien eu une voix, non ? Mais il ne retrouvait que le bruit de ses propres pensées qui lui rebondissait à l’intérieur du crâne.
Il lui fallait maintenant traverser le désert. Qu’avait-il à craindre… ?
Le désert, c’est ce qu’on croit.
Vorbis regarda en lui. Et regarda encore. Il s’affaissa à genoux.
« VOUS ÊTES OCCUPÉ, À CE QUE JE VOIS, dit la Mort.
— Ne me laissez pas ! C’est tout vide ! »
La Mort inspecta le désert tout autour. Il claqua des doigts, et un grand cheval blanc s’approcha au trot.
« JE VOIS CENT MILLE PERSONNES, dit-il en sautant en selle.
— Où ça ? Où ça ?
— ICI. AVEC VOUS.
— Je ne les vois pas ! »
La Mort rassembla les rênes.
« ELLES Y SONT QUAND MÊME », dit-il. Son cheval trotta sur quelques pas.
« Je ne comprends pas ! » s’écria Vorbis.
La Mort s’arrêta. « VOUS CONNAISSEZ PEUT-ÊTRE L’EXPRESSION : L’ENFER, C’EST LES AUTRES ?
— Oui. Oui, évidemment. »
La Mort hocha la tête. « AVEC LE TEMPS, fit-il, VOUS VOUS APERCEVREZ QUE C’EST FAUX. »
Les premiers bateaux s’échouèrent sur les hauts-fonds, et les troupes sautèrent jusqu’aux épaules dans le ressac.
Nul ne savait avec précision qui dirigeait la flotte. La plupart des pays côtiers se détestaient les uns les autres, non pour des raisons personnelles mais par une espèce de tradition historique. Par ailleurs, fallait-il vraiment qu’on les dirige ? Tout le monde savait où se trouvait Omnia. Aucun des pays en présence ne détestait ses alliés autant qu’Omnia. Aujourd’hui, Omnia devait… cesser d’exister.
Le général Argavisti d’Éphèbe s’estimait responsable de l’opération car, même s’il ne commandait pas le gros de la flotte, il vengeait l’attaque d’Éphèbe. Mais l’impériator Borvorius de Tsort savait que c’était lui, le responsable, parce que les vaisseaux tsortiens dépassaient tous les autres en nombre. Et l’amiral Rham-ap-Efan du Jolhimôme se prenait, lui, pour le chef, parce qu’il fallait toujours qu’il joue au chef. Le seul capitaine à ne pas s’imaginer commandant de la flotte, c’était Fissa Benj, un pêcheur d’une toute petite nation de nomades des marais dont les autres pays ignoraient complètement l’existence, pêcheur dont le petit esquif de roseau s’était trouvé sur la route de l’armada qui l’avait alors entraîné. Comme sa tribu croyait qu’il n’existait que cinquante et une personnes au monde, qu’elle adorait une salamandre géante, qu’elle parlait sa langue propre incompréhensible au reste de l’humanité et qu’elle n’avait encore jamais vu de métal ni de feu, il arborait la majeure partie du temps un grand sourire hébété.
Visiblement, ils avaient atteint un rivage, non pas un bon rivage de vase et de roseaux mais de tous petits grains minéraux. Il tira son embarcation de roseau au sec sur le sable et s’assit pour regarder d’un œil intéressé ce que les hommes en chapeaux emplumés et vestes en écailles de poisson brillantes allaient faire ensuite.
Le général Argavisti passa la plage en revue.
« Ils ont dû nous voir arriver, dit-il. Alors pourquoi nous laissent-ils établir une tête de pont, peuchère ? »
Une brume de chaleur tremblotait au-dessus des dunes. Un point apparut, qui grossissait et se rétractait dans l’atmosphère miroitante.
D’autres troupes débarquèrent en masse.
Le général Argavisti se protégea les yeux du soleil.
« Un type là-bas, dit-il.
— Peut-être un espion, fit Borvorius.
— Vois pas comment il serait un espion dans son propre pays. Et puis, quand bien même, il se camouflerait. Que c’est à ça qu’on les reconnaît, les espions. »
La silhouette s’était arrêtée au pied des dunes. Quelque chose en elle attirait l’œil. C’était normal quand il s’agissait d’armées ennemies comme en avait maintes fois affronté Argavisti. Une silhouette solitaire qui attendait patiemment, non. Il s’aperçut qu’il n’arrêtait pas de tourner la tête pour la regarder.
« Porte quelque chose, dit-il enfin. Sergent ? Ramenez-moi cet homme. »
Au bout de quelques minutes, le sergent s’en revint.
« Dit qu’il veut vous rencontrer au milieu de la plage, mon général, rapporta-t-il.
— Vous ai pas dit de me le ramener ?
— Veut pas venir, mon général.
— Vous avez une épée, non ?
— Bé oui, mon général. L’ai chatouillé un semblant, mais l’a pas voulu bouger, mon général. Et il porte un cadavre, mon général.
— Sur un champ de bataille ? Ce n’est pas une auberge où on vient avec ses provisions, vous savez.
— Et… mon général ?
— Quoi ?
— Dit qu’il est sûrement le cénobiarche, mon général. Veut discuter d’un traité de paix.
— Ah oui ? Un traité de paix ? On les connaît, les traités de paix avec Omnia. Allez lui dire… Non. Prenez deux hommes et ramenez-le-moi. »
Frangin s’en vint entre les soldats au milieu du tohu-bohu organisé du camp. Je devrais avoir peur, songeait-il. J’avais toujours peur à la Citadelle. Mais plus maintenant. J’ai dépassé la peur, je suis de l’autre côté.
Un des soldats lui donnait de temps en temps une poussée. Ça ne se fait pas qu’un ennemi entre librement dans un camp, même de son plein gré.
On le conduisit devant une table sur tréteaux derrière laquelle siégeaient une demi-douzaine de gros hommes en tenues militaires diverses et un petit individu au teint olivâtre qui vidait un poisson et lançait à tout le monde un sourire encourageant.
« Bon, hé bé, fit Argavisti, cénobiarche d’Omnia, hé ? »
Frangin laissa tomber le corps de Vorbis sur le sable. Les regards des hommes derrière la table suivirent la chute.
« Té, je le connais… dit Borvorius. Vorbis ! On a fini par le tuer, hé ? Tu vas arrêter de vouloir me vendre du poisson, toi ? Quelqu’un sait qui est ce type ? ajouta-t-il en montrant Fissa Benj.
— C’est une tortue, dit Frangin.
— Ah bon ? Me surprend pas. Jamais fait confiance à ces bêtes-là, toujours à ramper en douce. Écoute, toi, pas de poisson, j’ai dit ! Il n’est pas de chez moi, ça je le sais. Il est de chez vous ? »
Argavisti agita une main irritée. « Qui t’envoie, petit ?
— Personne. Je suis venu tout seul. Mais on pourrait dire que je viens du futur.
— Tu es un philosophe ? Où elle est, ton éponge ?
— Vous venez faire la guerre à Omnia. Ce n’est pas une bonne idée.
— Té, du point de vue d’Omnia, c’est sûr.
— Du point de vue de tout le monde. Vous nous vaincrez sûrement. Mais sans nous vaincre tous. Et après, qu’est-ce que vous ferez ? Vous laisserez une garnison ? Éternellement ? Et une nouvelle génération finira par se venger. Les raisons de votre invasion ne voudront rien dire pour elle. Vous serez les oppresseurs. Elle se battra. Elle risque même de gagner. Et il y aura une autre guerre. Et un jour on demandera : Pourquoi ils ne se sont pas arrangés à l’époque ? Sur la plage. Avant que tout commence. Avant tous ces morts. On en a aujourd’hui l’occasion. Une chance, non ? »
Argavisti le regarda fixement. Puis il donna un coup de coude à Borvorius.
« Qu’est-ce qu’il a dit ? »
Borvorius, plus apte à réfléchir que ses collègues, demanda : « Tu parles de reddition, là ?
— Oui. Si c’est le terme. »
Argavisti explosa.
« Vous ne pouvez pas faire ça, boudie !
— Il faut que quelqu’un le fasse. Écoutez-moi, s’il vous plaît. Vorbis est mort. Il a payé.
— Pas assez. Et vos soldats ? Ils ont voulu mettre notre cité à sac !
— Est-ce que vos soldats à vous obéissent à vos ordres ?
— Certainement !
— Et ils me mettraient tout de suite en pièces, ici même, si vous l’ordonniez ?
— Et comment !
— Et je suis désarmé », dit Frangin.
Le soleil cogna sur un silence gêné.
« Bé, quand je dis qu’ils obéiraient… commença Argavisti.
— On ne nous a pas envoyés ici pour parlementer, fit abruptement Borvorius. La mort de Vorbis, elle ne change rien d’essentiel. On est ici pour s’assurer qu’Omnia ne représente plus une menace.
— Elle n’est plus une menace. On enverra du matériel et de la main-d’œuvre pour vous aider à reconstruire Éphèbe. Et de l’or, si vous voulez. On réduira notre armée. Et ainsi de suite. Considérez-nous comme vaincus. On ouvrira même Omnia à toutes les religions qui souhaiteront bâtir des lieux saints chez nous. »
L’écho d’une voix lui retentit dans la tête, comme lorsqu’on entend quelqu’un dire dans son dos « Pose la reine rouge sur le roi noir », quand on croit jouer tout seul…
1. Quoi ?
« Pour favoriser… l’effort local », dit Frangin.
2. D’autres dieux ? Ici ?
« Le libre-échange aura cours le long de la côte. Je souhaite voir Omnia prendre sa place au sein des autres nations. »
3. Je t’ai entendu parler d’autres dieux.
« Sa place est au fond, dit Borvorius.
— Non. Ça ne marchera pas. »
4. Est-ce qu’on pourrait, s’il te plaît, revenir à la question des autres dieux ?
« Voulez-vous m’excuser un moment ? fit Frangin d’un ton joyeux. J’ai besoin de prier. »
Même Argavisti ne souleva aucune objection lorsque Frangin s’éloigna un peu sur la plage. Ainsi que le prêchait saint Ongulent à qui voulait l’écouter, la folie offrait quelques avantages. On hésite à contredire un fou, on risque d’envenimer les choses.
« Oui ? » fit Frangin tout bas.
5. Je ne crois pas me souvenir d’une discussion à propos du culte d’autres dieux à Omnia.
« Ah, mais ce sera à ton avantage. Les fidèles s’apercevront vite que les autres ne valent rien, pas vrai ? » Frangin croisa les doigts dans son dos.
6. Il s’agit de religion, mon garçon. Pas d’une foutue publicité comparative ! Tu ne soumettras pas ton dieu aux lois du marché !
« Pardon. Je vois que tu risques d’être embêté… »
7. Embêté ? Moi ? Par une bande de femmes pomponnées et de m’as-tu-vu aux muscles hypertrophiés et à la barbe frisée ?
« Très bien. C’est réglé, alors ? »
8. Je ne leur donne pas cinq minutes !… Quoi ?
« Maintenant, je ferais mieux de retourner parler à ces hommes. »
Son œil surprit un mouvement dans les dunes.
« Oh, non, dit-il. Les imbéciles… »
Il fit demi-tour et courut désespérément vers la flotte échouée.
« Non ! Ce n’est pas ça ! Écoutez ! Écoutez ! »
Mais eux aussi avaient vu l’armée.
Elle avait l’air impressionnante, peut-être plus impressionnante qu’elle n’était en réalité. Quand la nouvelle se répand que des soldats ennemis – toute une armada – ont débarqué dans l’intention de mettre à sac, de piller et – parce qu’ils appartiennent à des nations civilisées – de siffler et chahuter les femmes, de les impressionner avec leurs saletés d’uniformes tape-à-l’œil, de les courtiser avec leurs foutus biens de consommation clinquants – je ne sais pas, moi, suffit qu’on leur montre un miroir de bronze poli, aux femmes, et ça leur monte tout de suite à la tête, à croire que les gars du coin souffrent de défaillances –, aussitôt les habitants se dirigent vers les collines, ou bien se saisissent du premier objet venu du type manche de pioche, demandent à Mémé de cacher les trésors de la famille dans sa culotte et se préparent à la contre-attaque.
Et, en tête, la charrette de fer. De la vapeur s’échappait à flots de sa cheminée. Tefervoir avait dû la remettre en état de marche.
« Quelle idiotie ! Quelle idiotie ! » s’écria Frangin à l’ensemble du monde, et il continua de courir.
La flotte se plaçait déjà en ordre de bataille, et son commandant, quel qu’il fût, n’en revenait pas de voir un assaut manifeste lancé par un seul homme.
Borvorius l’attrapa alors qu’il se précipitait vers un rang de piques.
« Je comprends, fit-il. Tu nous as fait causer pendant que tes soldats prenaient position, hé ?
— Non ! Je ne voulais pas ça ! »
Les yeux de Borvorius s’étrécirent. Il n’avait pas survécu aux nombreuses guerres de son existence en étant bête.
« Non, dit-il, peut-être pas. Mais ça n’a pas d’importance. Écoute-moi, mon petit prêtre innocent. Parfois, il faut une guerre. Quand les choses vont trop loin, les discours, ça ne sert à rien. Il y a… d’autres moyens de convaincre. Maintenant… retourne avec les tiens. Nous serons peut-être tous les deux en vie quand ce sera fini, et alors on pourra causer. On se bat d’abord, on discute après. C’est comme ça que ça marche, petit. C’est de l’histoire, ça. Maintenant, va-t’en. »
Frangin s’en alla.
1. Je les châtie de ma colère divine ?
« Non ! »
2. Je pourrais les réduire en poussière. Tu n’as qu’à demander.
« Non. C’est pire que la guerre. »
3. Mais tu as dit qu’un dieu doit protéger ses fidèles…
« Qu’est-ce que nous serions si je te demandais d’anéantir des hommes honnêtes ?
4. On ne les crible pas de flèches ?
« Non. »
Les Omniens s’assemblaient dans les dunes. Un grand nombre s’étaient regroupés autour de la charrette blindée de fer. Frangin la regarda à travers un brouillard de désespoir. « J’avais pourtant dit que j’irais seul, non ? » fit-il. Simonie, adossé à la tortue, lui fit un sourire sinistre. « Ç’a marché ? demanda-t-il.
— Je crois… que non.
— Je l’savais. Navré pour vos illusions. Les choses, quand elles veulent se produire… voyez ? Des fois, on a des gens face à face et… ça y est.
— Mais si seulement ils…
— Ouais. Ça ferait un bon commandement. »
Il y eut un bruit métallique, et une écoutille s’ouvrit dans le flanc de la Tortue. Tefervoir en émergea à reculons, une clé à molette à la main.
« C’est quoi, cet engin ? demanda Frangin.
— Une machine pour le combat, répondit Simonie. La Tortue se meut, hein ?
— Pour combattre les Ephébiens ? »
Tefervoir se retourna. « Qué ? fit-il.
— Vous avez construit cette… chose… pour combattre les Ephébiens ?
— Bé… non… non, répondit un Tefervoir à l’air désorienté. On se bat contre les Ephébiens ?
— Tout le monde, dit Simonie.
— Mais jamais je… Moi, je suis un… Jamais je… » Frangin étudia les roues garnies de piques et les plaques en dents de scie sur le pourtour de la Tortue.
« C’est un appareil qui se déplace tout seul, le renseigna Tefervoir. On allait s’en servir pour… j’veux dire… je n’ai jamais voulu…
— On en a besoin maintenant, intervint Simonie.
— Qui ça, on ?
— Qu’est-ce qui sort du grand machin comme un tuyau à l’avant ? demanda Frangin.
— De la vapeur, répondit Tefervoir d’un air découragé. C’est relié à la soupape de sûreté.
— Oh.
— C’est très chaud à la sortie, ajouta Tefervoir en s’affaissant davantage.
— Oh ?
— Bouillant, en fait. »
Le regard de Frangin se déplaça de la cheminée de vapeur aux couteaux rotatifs.
« Très philosophique, commenta-t-il.
— Bé, on voulait s’en servir contre Vorbis, dit Tefervoir.
— Et maintenant non. Vous voulez vous en servir contre les Ephébiens. Vous savez, avant je me croyais bête, et puis j’ai connu des philosophes. »
Simonie rompit le silence en tapotant l’épaule de Frangin.
« Tout marchera bien, dit-il. On perdra pas. Après tout… (il eut un sourire encourageant) on a dieu de notre côté. »
Frangin se retourna. Son poing jaillit. Le coup n’avait rien de scientifique, mais tout de même assez de force pour faire tournoyer Simonie. Le sergent s’étreignit le menton.
« Pourquoi ce coup d’poing ? C’est pas ce que vous vouliez ?
— On a les dieux qu’on mérite, dit Frangin, et à mon avis on n’en mérite aucun. Quelle idiotie. Quelle idiotie. L’homme le plus sain d’esprit que j’ai vu cette année vit en haut d’un mât dans le désert. Quelle idiotie. Je crois que je ferais mieux de le rejoindre. »
1. Pourquoi ?
« Les dieux et les hommes, les hommes et les dieux, fit Frangin. Tout ce qui se produit est la conséquence d’autres événements antérieurs. Quelle idiotie. »
2. Mais tu es l’Élu.
« Élis quelqu’un d’autre. »
Frangin s’en alla d’un pas énergique à travers l’armée dépenaillée. Nul n’essaya de l’arrêter. Il gagna le sentier qui menait en haut des falaises et ne se retourna même pas pour regarder les soldats alignés.
« Bé, tu vas pas regarder la bataille ? Que j’ai besoin de quelqu’un pour regarder la bataille, moi. »
Honorbrachios se tenait assis sur un rocher, les mains jointes sur sa canne.
« Oh, bonjour, dit Frangin d’un ton amer. Bienvenue à Omnia.
— Ça aide de prendre les choses avec philosophie, fit Honorbrachios.
— Mais il n’y a aucune raison de se battre !
— Si, il y en a. L’honneur, la revanche, le devoir, ce genre de choses.
— Vous le pensez vraiment ? Moi je croyais que les philosophes devaient être logiques ! »
Honorbrachios haussa les épaules.
« Bé, pour moi, la logique, c’est bon pour les ignorants qui savent pas réfléchir tout seuls.
— Je me figurais que tout serait terminé une fois Vorbis mort. »
Honorbrachios contempla son monde intérieur.
« Faut un bout de temps pour que meurent des gars comme Vorbis. Ils laissent des échos dans l’histoire.
— Je sais ce que vous voulez dire.
— Comment va la machine à vapeur de Tefervoir ?
— Je crois qu’elle le rend malade », répondit Frangin.
Honorbrachios gloussa et donna un coup de canne par terre.
« Hah ! Ça lui fait les agassins ! C’est à double tranchant ! Tout marche dans les deux sens !
— Il s’en remettra ! » dit Frangin.
Quelque chose comme une comète dorée fila dans le ciel du Disque-monde. Om volait comme un aigle, porté par la fraîcheur, par la force de la foi. Autant en profiter tant que ça durait. Une foi aussi ardente, aussi désespérée, ne durait jamais longtemps. Les esprits humains ne pouvaient pas la soutenir indéfiniment. Mais tant qu’elle durait, Om se sentait fort.
L’aiguille centrale de Cori Celesti se dresse au milieu des montagnes du Moyeu, quinze kilomètres verticaux de glace verte et de neige coiffés des tourelles et des dômes de Dunmanifestin.
Là vivent les dieux du Disque-monde.
Du moins, toute divinité digne de ce nom. Curieusement, une fois en place, malgré les années d’effort, de travail et d’intrigues qu’il leur en coûte pour y accéder, les dieux ne font pas grand-chose d’autre que boire à l’excès et se livrer à un peu de subornation anodine. Nombre de gouvernements procèdent grosso modo de la même façon.
Ils jouent. À des jeux plutôt simples parce que les dieux se lassent vite de la complication. Un détail peut paraître étrange : alors que les petits dieux n’ont parfois qu’un seul but en tête pendant des millions d’années, qu’ils ne font même qu’un avec ce but, les grands, eux, semblent déployer la puissance de concentration du moustique commun.
Quant à leur goûts… Si les dieux du Disque-monde étaient des hommes, ils jugeraient une roue de charrette en guise de lustre un peu trop d’avant-garde.
Il y avait une double porte au bout de la grand-salle.
Elle trembla sous les coups assourdissants qu’on y frappa.
Les dieux, tirés de leurs diverses préoccupations, levèrent les yeux, haussèrent les épaules et se désintéressèrent de l’incident.
Les battants explosèrent dans la salle.
Om franchit les débris à grands pas et regarda autour de lui, l’air de qui doit procéder à une perquisition mais n’a pas beaucoup de temps à y consacrer. « Bon », fit-il.
Io, dieu du tonnerre, redressa la tête sur son trône et brandit son marteau d’un geste menaçant.
« Qui tu es, toi ? »
Om s’avança énergiquement vers le trône, empoigna Io par sa toge et lui décocha un méchant coup de boule.
Presque plus personne ne croit encore aux dieux du tonnerre…
« Aïe !
— Écoute, l’ami, je n’ai pas le temps de discuter avec une chochotte emmaillotée dans un drap. Où sont les dieux d’Éphèbe et de Tsort ? »
Io, s’étreignant le nez, agita vaguement la main vers le centre de la salle.
« T’abais pas bevoin de b’faire fa ! » reprocha-t-il.
Om traversa la salle d’un pas toujours aussi énergique.
Au milieu se dressait ce qui ressemblait d’abord à une table ronde, puis à une maquette du Disque-monde avec Tortue, éléphants et le reste, puis, d’une manière indéfinissable, au vrai Disque-monde vu de loin en même temps qu’en gros plan. Les distances laissaient une vague impression d’inexactitude, celle d’un vaste espace rétréci sur lui-même. Mais le vrai Disque-monde n’était tout de même pas couvert d’un réseau de lignes éclatantes flottant près de sa surface. À moins que ce soit à des kilomètres au-dessus ?
Om n’avait encore jamais vu ça, mais il savait de quoi il s’agissait. À la fois onde et particule ; à la fois carte et le pays mis en carte. S’il se concentrait sur le dôme étincelant au sommet du minuscule Cori Celesti, il se verrait sûrement en train de regarder une maquette encore plus petite… et ainsi de suite jusqu’au point où l’univers s’enroulait comme une queue d’ammonite, une espèce de bestiole qui vivait des millions d’années plus tôt et n’avait jamais cru dans la moindre divinité…
Les dieux, regroupés autour, regardaient avec une vive attention.
Om se faufila en jouant des coudes auprès d’une déesse secondaire de l’abondance.
Des dés flottaient juste au-dessus du monde ainsi qu’un fouillis de petites figurines d’argile et de jetons de jeu. Pas besoin d’être même vaguement omnipotent pour deviner ce qui se passait.
« Bal au nez avec don coude ! »
Om se retourna.
« Je n’oublie jamais une figure, l’ami. Tâche que je ne la voie plus, compris ? Tant qu’il t’en reste encore une. »
Il revint au jeu.
« ’scusez », fit une voix à hauteur de sa ceinture. Il baissa les yeux sur une très grosse salamandre.
« Oui ?
— Pas faire ça ici. Pas de coups. Pas chez nous. Ça, les règles. Vouloir vous battre, alors vos humains contre ses humains.
— Qui t’es, toi ?
— P’tang-p’tang, moi.
— Oh, t’es un dieu ?
— Sûr.
— Ah ouais ? Et combien t’as de fidèles ?
— Cinquante et un ! »
La salamandre le regarda d’un air d’espoir puis ajouta : « Ça beaucoup ? Sais pas compter. » Il désigna une figure plutôt grossièrement façonnée sur la plage d’Omnia. « Mais j’ai enjeu ! »
Om regarda la silhouette du petit pêcheur.
« Quand il mourra, tu n’auras plus que cinquante fidèles, dit-il.
— Ça plus ou moins que cinquante et un ?
— Beaucoup moins.
— Sûr ?
— Oui.
— Personne me dire. »
Plusieurs dizaines de dieux observaient la plage. Om se souvint vaguement des statues éphébiennes. Il reconnut la déesse avec la chouette mal sculptée. Oui, pas de doute.
Il se frotta la tête. Ce n’était pas là une façon de penser divine. Tout paraissait plus simple ici, au sommet. Tout passait pour un jeu. On oubliait que ce n’en était pas un pour ceux d’en bas. On y mourait. On s’y faisait découper en morceaux. Nous sommes comme des aigles, ici, songea-t-il. De temps en temps nous offrons un baptême de l’air à une tortue.
Puis nous la lâchons.
« Des gens vont mourir, là-dessous », dit-il à l’ensemble du monde occulte.
Un dieu du soleil tsortien ne prit même pas la peine de se retourner.
« Ils servent à ça », dit-il. Il tenait à la main un cornet à dés qui ressemblait beaucoup à un crâne humain dont deux rubis occupaient les orbites.
« Ah, oui, fit Om. Ça m’était sorti un moment de l’esprit. » Il observa le crâne puis pivota vers la petite déesse de l’abondance.
« C’est quoi, ça, chérie ? Une corne d’abondance ? Je peux regarder ? Merci. »
Om la vida de quelques fruits. Puis il poussa du coude le dieu salamandre.
« Si j’étais toi, l’ami, je me trouverais quelque chose de long et de lourd, dit-il.
— Un, c’est moins que cinquante et un ? demanda P’tang-p’tang.
— C’est pareil », répondit Om d’un ton catégorique. Il reluqua la nuque du dieu tsortien.
« Mais toi milliers de fidèles, fit le dieu salamandre. Pour milliers, se battre. »
Om se frotta le front. J’ai passé trop de temps en bas, se dit-il. Je ne peux pas m’empêcher de penser à ras de terre.
« Je crois, répliqua-t-il, je crois que, si on en veut des milliers, on doit se battre pour un. » Il tapa sur l’épaule du dieu solaire. « Hé, l’astre du jour ? »
Lorsque le dieu se retourna, Om lui fracassa la corne d’abondance sur le crâne.
Il ne s’agissait pas d’un coup de tonnerre ordinaire. Il balbutia, comme pris d’une timidité de supernova, et projeta de grandes ondes sonores déchirantes qui lacérèrent les cieux. Des geysers de sable fusèrent et tourbillonnèrent au-dessus des corps à plat ventre sur la plage. Des éclairs s’abattirent et, par sympathie, du feu bondit des fers de lance et des pointes d’épée.
Simonie leva les yeux vers les ténèbres tonitruantes.
« Merde, qu’est-ce qui s’passe ? » Il poussa du coude son voisin.
Argavisti. Ils se regardèrent fixement.
D’autres coups de tonnerre éclatèrent dans le ciel. Les vagues se chevauchèrent pour se précipiter sur l’armada. Les coques des bateaux dérivèrent avec une grâce effrayante les unes contre les autres, ajoutèrent à la ligne de basse du tonnerre un contrepoint de gémissements de bois.
Un espar brisé se planta dans le sable avec un bruit sourd près de la tête de Simonie.
« On va y passer si on reste ici, dit-il. Venez. »
Ils s’avancèrent en titubant au milieu des embruns et du sable, parmi des groupes de soldats recroquevillés en prière, et finirent par se retrouver contre un objet dur, à demi enfoui.
Ils rampèrent au calme sous la Tortue.
D’autres soldats avaient eu la même idée. Des silhouettes indistinctes étaient assises ou affalées dans l’obscurité. Tefervoir siégeait d’un air abattu sur sa boîte à outils. Il flottait un vague relent de poisson vidé.
« Les dieux sont en colère, dit Borvorius.
— Vachement furax, renchérit Argavisti.
— J’suis pas tellement content non plus, fit Simonie. Les dieux ? Huh !
— Le moment est mal choisi pour l’impiété », dit Rham-ap-Efan.
Il plut une averse de raisins à l’extérieur.
« J’en vois pas de meilleur », répliqua Simonie.
Un éclat de corne d’abondance rebondit sur le toit de la Tortue qui trembla sur ses roues hérissées de piques.
« Mais pourquoi en colère après nous ? demanda Argavisti. Nous faisons ce qu’ils veulent. »
Borvorius essaya de sourire. « Les dieux, hé ? fit-il. Sont impossibles et on ne peut pas s’en passer, boudie. »
Quelqu’un poussa Simonie du coude et lui passa une cigarette mouillée. Un soldat tsortien. Malgré lui, le sergent tira une bouffée.
« Bon tabac, commenta-t-il. Ce qu’on cultive chez nous, ça ressemble à de la crotte de chameau. »
Il transmit à son tour la cigarette à la silhouette accroupie voisine.
« MERCI. »
Borvorius sortit une flasque de quelque part.
« On risque l’enfer si on s’envoie une fillette ? lança-t-il.
— Y a des chances », répondit distraitement Simonie. Puis il vit la flasque. « Oh, vous voulez dire si on boit une p’tite goutte ? Probable. Mais je m’en fous. Y aura tellement de prêtres que j’pourrai même pas m’approcher du feu. Merci.
— Faites passer.
— MERCI. »
La Tortue chancela à la suite d’un coup de tonnerre.
« G’n y’himbe bo ? »
Tout le monde contempla les morceaux de poisson cru et la mine engageante de Fissa Benj.
« Bé, d’où je suis, je pourrais sortir des charbons de la boîte à feu », proposa Tefervoir au bout d’un moment.
Quelqu’un tapota l’épaule de Simonie qui sentit comme des picotements bizarres.
« MERCI. IL FAUT QUE J’Y AILLE. »
Alors qu’il reprenait la flasque, il eut conscience d’une bouffée d’air, d’un souffle soudain dans l’univers. Il regarda alentour juste à temps pour voir une vague hisser un bateau hors de l’eau et le fracasser contre les dunes.
Un cri au loin teinta le vent.
Les soldats gardaient les yeux écarquillés.
« Il y avait des gars là-dessous », dit Argavisti.
Simonie laissa tomber la flasque.
« Venez », dit-il.
Et personne, tandis qu’ils tiraient sur des poutres en pleine bourrasque, que Tefervoir mettait en application toutes ses connaissances sur les leviers, qu’ils se servaient tous de leurs casques comme pelles pour creuser sous l’épave, personne ne demanda pour qui ils creusaient ni quel uniforme portaient les victimes.
Poussé par le vent, le brouillard tomba, chaud, parcouru d’éclairs électriques, pendant que la mer poursuivait son œuvre de concassage.
Simonie empoigna un espar, puis sentit le poids diminuer lorsqu’on vint lui prêter main-forte à l’autre bout. Il leva les yeux dans ceux de Frangin.
« Ne dites rien, dit le novice.
— C’est les dieux qui nous font ça ?
— Ne dites rien !
— J’veux savoir !
— Vaut mieux que ce soit eux qui nous fassent ça plutôt que nous, non ?
— Y a encore des hommes à bord des bateaux !
— Personne n’a dit que ç’allait être une partie de plaisir ! »
Simonie repoussa quelques planches. Il découvrit un homme à l’armure et aux cuirs tellement souillés qu’ils rendaient impossible toute identification, mais encore en vie.
« Écoutez, dit Simonie que le vent fouettait cruellement, j’capitule pas ! Vous avez pas gagné ! J’fais pas ça pour un dieu, que les dieux existent ou non ! J’fais ça pour autrui ! Et arrêtez de sourire comme ça ! »
Deux dés atterrirent sur le sable. Ils étincelèrent et crépitèrent un instant avant de s’évaporer.
La mer se calma. Le brouillard s’effilocha et se condensa jusqu’à totale dissipation. Une brume continuait de flotter, mais au moins on voyait à nouveau le soleil, ou plutôt une zone plus lumineuse dans la voûte céleste.
Une fois de plus, l’univers parut prendre une inspiration.
Les dieux apparurent, transparents, miroitants, un instant nets et le suivant flous. Le soleil se réfléchit sur une impression de boucles dorées, d’ailes et de lyres.
Lorsqu’ils parlèrent, ils le firent à l’unisson, chacun d’une voix tantôt en avance tantôt en retard sur les autres, comme toujours quand plusieurs personnes s’efforcent de répéter fidèlement le texte qu’on leur a donné.
Om se trouvait dans le groupe, juste derrière le dieu tsortien du tonnerre, la mine innocente. On remarquait – Frangin en tout cas – que le bras droit du dieu du tonnerre lui disparaissait dans le dos d’une façon qui laissait entendre, bien que la chose fût inconcevable, que quelqu’un le lui tordait à la limite de la douleur.
L’annonce des dieux fut entendue par tous les combattants, adaptée à leurs intelligences dans leurs langues respectives. Elle se résumait à :
I. Ce n’est pas un jeu.
II. Pour l’instant, vous êtes vivants.
Puis tout fut terminé.
« Vous feriez un bon évêque, dit Frangin.
— Moi ? s’étonna Honorbrachios. Je suis un philosophe !
— Parfait. Il est temps qu’on en ait un.
— Ephébien, en plus.
— Parfait. Vous trouverez une meilleure façon de diriger le pays. Ce n’est pas le rôle des prêtres. Leurs idées sur la question laissent à désirer. Tout comme celles des soldats.
— Merci bien », fit Simonie.
Ils étaient assis dans le jardin du cénobiarche. Très haut dans le ciel un aigle décrivait des cercles, en quête de tout ce qui n’était pas une tortue.
« J’aime l’idée de démocratie. Il faut avoir quelqu’un dont tout le monde se méfie, dit Frangin. Comme ça, tout le monde est content. Réfléchissez-y. Simonie ?
— Oui ?
— Je vous nomme à la tête de la Quisition.
— Quoi ?
— Je veux y mettre un terme. Et énergiquement.
— Vous voulez que j’tue tous les inquisiteurs ? D’accord !
— Non. Ça, c’est la solution de facilité. Je veux le moins de morts possible. Ceux qui y ont pris plaisir, peut-être. Mais seulement ceux-là. Bon… où est Tefervoir ? »
La Tortue Mobile se trouvait toujours sur la plage, les roues ensevelies dans le sable charrié par la tempête. Tefervoir, trop gêné, n’avait pas voulu la dégager.
« Bé, la dernière fois que je l’ai vu, il bricolait le mécanisme de la porte, répondit Honorbrachios. Bricoler, rien de tel pour le rendre heureux.
— Oui. Il faudra lui trouver de quoi s’occuper. Irrigation. Architecture. Ce genre d’activité.
— Et vous, qu’est-ce que vous allez faire ? demanda Simonie.
— Il faut que je recopie la bibliothèque, répondit Frangin.
— Mais vous savez ni lire ni écrire, objecta Honorbrachios.
— Non. Mais je sais voir et dessiner. Deux exemplaires. On en gardera un ici.
— C’est pas la place qui manquera quand on aura brûlé le Septateuque, dit Simonie.
— On ne brûlera rien. Il faut avancer d’un pas à la fois », dit Frangin. Il observa au loin la ligne tremblotante du désert. Marrant, ça. Il s’était rarement senti aussi heureux que dans le désert.
« Et après… commença-t-il.
— Oui ? »
Frangin baissa les yeux vers les terres cultivées et les villages autour de la Citadelle. Il soupira.
« Et après, on fera bien de se retrousser les manches, dit-il. Tous les jours. »
Fissa Benj rentrait chez lui à la rame, perdu dans ses réflexions.
Ces derniers jours lui avaient plu. Il avait fait des tas de nouvelles connaissances et vendu beaucoup de poisson. P’tang-p’tang, entouré de ses serviteurs, lui avait parlé personnellement et fait promettre de ne pas entrer en guerre contre un pays dont il n’avait jamais entendu parler. Il avait accepté[11].
Certaines nouvelles connaissances lui avaient montré une manière étonnante de produire des éclairs. On tape sur une pierre avec quelque chose de dur et on déclenche de petites parcelles d’éclairs, elles tombent sur de la matière sèche qui rougit et devient chaude comme le soleil. Quand on y ajoute du bois, ça grandit, et quand on met un poisson dessus, le poisson devient noir, sauf si on fait vite, alors il ne devient pas noir mais brun et il a meilleur goût que tout ce que Fissa Benj a jamais mangé, ce qui n’est pas difficile. On lui avait aussi donné des couteaux qui n’étaient pas en pierre et des vêtements qui n’étaient pas en roseau.
L’un dans l’autre, la vie s’améliorait pour Fissa Benj et son peuple.
Il ne voyait pas très bien pourquoi des tas de gens auraient voulu taper sur l’oncle de Pacha Moj avec un gros caillou, mais ça accélérait sûrement la marche du progrès technologique.
Personne, pas même Frangin, ne remarqua que Lou-tsé ne traînait plus dans le secteur. Ne pas se faire remarquer, aussi bien par sa présence que par son absence, appartient à la panoplie traditionnelle du moine historien.
À vrai dire, il avait ramassé son balai et ses montagnes bonsaï puis s’en était allé par des tunnels secrets et des moyens détournés vers la vallée dissimulée entre les cimes centrales où l’attendait le père supérieur. Celui-ci jouait aux échecs dans la longue galerie qui surplombait la vallée. Des fontaines gargouillaient dans les jardins et des hirondelles entraient et sortaient par les fenêtres.
« Tout s’est bien passé ? demanda le père supérieur sans lever les yeux.
— Très bien, monseigneur, répondit Lou-tsé. J’ai dû donner quelques coups de pouce, remarquez.
— J’aimerais que vous évitiez ce genre de procédé, dit le père supérieur en tripotant un pion. Un jour vous dépasserez les bornes.
— L’histoire n’est plus ce qu’elle était, fit Lou-tsé. Très mauvaise qualité, monseigneur. Je passe mon temps à la rafistoler…
— Oui, oui…
— On avait une bien meilleure histoire autrefois.
— Tout est toujours moins bien aujourd’hui qu’autrefois. C’est dans la nature des choses.
— Oui, monseigneur. Monseigneur ? »
Le père supérieur leva la tête, vaguement exaspéré.
« Euh… d’après les livres, Frangin est mort et il s’en est suivi un siècle de guerre épouvantable, vous le savez ?
— Vous n’ignorez pas que ma vue n’est plus ce qu’elle était, Lou-tsé.
— Ben… ce n’est pas exactement ce qui s’est passé en réalité.
— Du moment que la fin est conforme, fit le père supérieur.
— Oui, monseigneur, dit le moine historien.
— Vous avez quelques semaines de répit avant votre prochaine affectation. Pourquoi ne pas vous reposer ?
— Merci, monseigneur. Je me disais que je pourrais peut-être descendre dans la forêt regarder tomber quelques arbres.
— Bon exercice. Bon exercice. La tête toujours au travail, hein ? »
Alors que sortait Lou-tsé, le père supérieur leva brièvement les yeux sur son adversaire.
« Brave homme, dit-il. À vous de jouer. »
L’adversaire étudia longuement et fixement l’échiquier.
Le père supérieur attendit de voir quelles stratégies tortueuses et à long terme s’élaboraient. Puis son adversaire tapota une pièce du jeu d’un doigt osseux.
« RAPPELEZ-MOI DONC, fit-il, COMMENT SE DÉPLACENT LES PIONS EN FORME DE CHEVAL. »
Frangin finit par mourir, et dans des circonstances singulières.
Il avait atteint un grand âge, détail en revanche nullement singulier au sein de l’Église. Comme il disait, il fallait trouver à s’occuper tous les jours.
Il se leva à l’aube et se rendit tranquillement à la fenêtre. Il aimait regarder le soleil se lever. On n’avait pas réussi à remplacer les portes du temple. Surtout que Tefervoir n’avait trouvé aucun moyen d’évacuer le monticule curieusement contrefait de métal fondu. On avait donc tout bonnement construit des marches par-dessus. Et au bout de deux ou trois ans, la population avait accepté la situation dans laquelle elle voyait comme un symbole. De quoi, elle ne savait pas trop, mais un symbole tout de même. Aucun doute là-dessus.
Le soleil se réfléchissait sur le dôme de cuivre de la bibliothèque. Frangin prit mentalement note de se renseigner sur les travaux de la nouvelle aile. Depuis quelque temps, les plaintes se multipliaient à propos des salles bondées.
On accourait de partout pour visiter la bibliothèque. C’était la bibliothèque non magique la plus importante du monde. On aurait dit que la moitié des philosophes d’Éphèbe y logeaient désormais, outre les deux ou trois dont Omnia pouvait maintenant s’enorgueillir. Même des prêtres venaient y passer un moment afin de consulter la collection de livres religieux. Dont le nombre s’élevait à mille deux cent quatre-vingt-trois, chacun s’estimant le seul qu’on avait jamais besoin de lire. C’était sympathique de les voir tous ensemble. Comme disait Honorbrachios, il y avait de quoi rigoler.
Ce fut pendant que Frangin prenait son petit-déjeuner que le sous-diacre chargé de lui lire ses rendez-vous de la journée et de s’assurer discrètement qu’il ne portait pas son caleçon par-dessus son pantalon lui adressa timidement ses félicitations.
« Mmm, fit Frangin dont le gruau coula de sa cuiller.
— Cent ans, dit le sous-diacre. Depuis votre traversée du désert, monsieur.
— Vraiment ? Je croyais que ça faisait… mm… cinquante ans. Sûrement pas plus de soixante, en tout cas, mon garçon.
— Euh… cent ans, monseigneur. Nous avons consulté les archives.
— Vraiment ? Cent ans ? Cent ans ? » Frangin reposa délicatement sa cuiller et fixa le mur blanc uni devant lui. Le sous-diacre se surprit à pivoter pour voir ce que regardait le cénobiarche, mais il n’y avait rien, seulement la blancheur du mur.
« Cent ans, médita Frangin. Mmm. Seigneur. J’avais oublié. » Il se mit à rire. « Moi, j’avais oublié ! Cent ans, hein ? Mais pour l’instant, on… »
Le sous-diacre se retourna vers lui.
« Cénobiarche ? »
Il s’approcha et le sang se retira de son visage.
« Monseigneur ? »
Il fit demi-tour et courut chercher de l’aide.
Le corps de Frangin bascula presque gracieusement et s’abattit sur la table. Son bol se renversa et du gruau s’égoutta par terre.
Puis Frangin se leva sans même un regard pour son cadavre.
« Hah. Je ne vous attendais pas », dit-il.
La Mort se décolla du mur contre lequel il s’appuyait.
« UNE CHANCE POUR VOUS.
— Mais il reste beaucoup à faire…
— OUI. COMME TOUJOURS. »
Frangin traversa le mur à la suite de la silhouette décharnée et, au lieu des cabinets qui se trouvaient de l’autre côté dans la topographie normale des lieux, découvrit…
… du sable noir.
La lumière tombait, brillante, cristalline, d’un ciel noir parsemé d’étoiles.
« Ah. Il y a donc bien un désert. Tout le monde y a droit ? demanda Frangin.
— ALLEZ SAVOIR.
— Et qu’est-ce qu’il y a au bout du désert ?
— LE JUGEMENT. »
Frangin réfléchit.
« À quel bout ? »
La Mort sourit et s’écarta.
Ce que Frangin avait pris pour un rocher était une silhouette assise sur le sable, repliée sur elle-même, qui s’étreignait les genoux.
Il la regarda, les yeux écarquillés.
« Vorbis ? » fit-il.
Il se tourna vers la Mort.
« Mais Vorbis est mort il y a cent ans !
— OUI. IL FALLAIT QU’IL MARCHE TOUT SEUL. SEUL AVEC LUI-MÊME. S’IL L’OSAIT.
— Il est resté là pendant cent ans ?
— PEUT-ÊTRE QUE NON. LE TEMPS S’ÉCOULE DIFFÉREMMENT, ICI. IL EST… PLUS PERSONNEL.
— Ah. Vous voulez dire qu’un siècle peut passer aussi vite que quelques secondes ?
— UN SIÈCLE PEUT PASSER AUSSI VITE QUE L’ÉTERNITÉ. »
Les yeux noirs sur fond noir fixaient d’un air implorant Frangin, qui tendit machinalement la main, sans réfléchir… puis hésita.
« C’ÉTAIT UN MEURTRIER, dit la Mort. ET UN GÉNÉRATEUR DE MEURTRIERS. UN TORTIONNAIRE. DÉNUÉ DE PASSION. CRUEL. SANS CŒUR. SANS PITIÉ.
— Oui, je sais. C’est Vorbis », dit Frangin. Vorbis transformait les gens. Parfois il les transformait en cadavres. Mais il les transformait toujours. C’était son titre de gloire.
Il soupira.
« Mais moi, je suis moi », fit-il.
Vorbis se mit debout, l’air incertain, et suivit Frangin dans le désert.
La Mort les regarda s’éloigner.