TROISIÈME PARTIE Edmond Doya 2610

Mal en prit à ces hommes puissants

de te confier leur histoire,

Toi qui as oublié les noms

de ceux qui t’élevèrent pour leur gloire :

Malgré leur soin jaloux,

c’est ainsi que tu les as servis,

Et nous savons aisément par toi

ce qu’il en coûte de se fier aux Tombes.

MICHAEL DRAYTON, « Poly-Olbion »


Je rêvais parfois d’Icehenge : je traversais, médusé, le fond du vieux cratère, parmi les grandes colonnes blanches. Dans ces rêves, j’étais très souvent membre de l’équipage du Perséphone lors de la première expédition vers Pluton en 2547. J’atterrissais avec le reste de l’équipage sur une plaine jonchée de blocs de basalte noir et constellée de cratères, tout près des vieilles sondes automatiques. Et j’étais là, sur la passerelle avec le commandant Ehrung et ses officiers, quand arrivait l’appel du Dr Cereson, sorti dans un V. S. pour localiser les pôles magnétiques. Sa voix était haut perchée, tremblait d’une excitation qui ressemblait à de la peur, et la radio crachotait pendant ses silences :

« J’atterris au pôle géographique… vous feriez bien d’envoyer rapidement une équipe de reconnaissance par ici… il y a… une construction… »

Puis je rêvais que je filais vers le pôle nord dans le V. S. où s’entassaient Ehrung et ses officiers, tendus et silencieux. Sous nos pieds défilait la surface de Pluton, noire et obscure, annelée de cratères successifs. Je me rappelle que je me disais dans ces rêves que le sifflement continu de la radio était le bruit de la planète. Puis – tout comme dans les films rapportés par le Perséphone, on aurait pu dire que je me projetais en rêve dans ces films – nous apercevions devant nous l’horizon ténébreux. Bas dans le ciel était suspendu le croissant de Charon, la lune de Pluton, et en dessous… des points blancs. Un groupe de tours blanches. « Descendons », disait calmement Ehrung. Un cercle de parallélépipèdes blancs posés sur leur petit côté, dressés vers le plafond étoilé.

Puis nous étions tous dehors, en scaphandre, et avancions vers la construction. Le soleil, point brillant juste au-dessus des tours, projetait une pâle lueur sur la plaine. L’ombre des tours s’étirait sur le sol : les membres de notre groupe s’enfonçaient dans l’ombre d’une tour, disparaissaient, réapparaissaient dans la coulée de lumière suivante. Le sol que nous foulions était recouvert d’une couche de fin gravier noir. Nous y laissions de profondes empreintes.

Nous passions entre deux des parallélépipèdes – ils nous réduisaient à la taille de nains – pour nous retrouver dans l’immense cercle irrégulier qu’ils formaient. On aurait dit qu’il y en avait plus de cent, de tailles toutes différentes. « De la glace, disait une voix dans nos écouteurs. On dirait de la glace. » Personne ne répondait.

À partir de là, mes rêves devenaient toujours confus. Les événements se déroulaient dans le désordre, ou plus ou moins en même temps ; des voix bavardaient dans mes écouteurs, et ma vision devenait cahotante comme dans le film qu’avait ramené la première caméra manuelle. Ils découvraient le pauvre Seth Cereson plaqué à l’un des plus grands monolithes, la visière collée à la glace, dans une ombre qui le rendait tout juste visible. On le ramenait plongé dans un état de choc vers les V. S. ; il ne cessait de répéter qu’il y avait quelque chose qui bougeait à l’intérieur du monolithe. Tout le monde était un peu inquiet. Plusieurs personnes allaient inspecter un monolithe écroulé qui s’était fragmenté en centaines d’éclats en frappant le sol. D’autres examinaient les arêtes des trois tours triangulaires, qui étaient presque transparentes. Installé au sommet d’un monolithe, je voyais en bas les petites silhouettes argentées qui couraient de l’un à l’autre, allaient se placer au centre du cercle et regardaient à la ronde, escaladaient la tour renversée.

Alors un cri couvrait les autres voix. « Venez voir ! Venez voir !

— Du calme, du calme, disait Ehrung. Qui parle ?

— Par ici. » Une des silhouettes agitait les bras en désignant le monolithe devant laquelle elle se tenait. Ehrung allait rapidement le rejoindre et les autres suivaient. Nous nous rassemblions derrière elle et contemplions la tour de glace. Sur la surface blanche et lisse, légèrement translucide, des signes étaient gravés :



Ehrung les contempla longuement, et derrière elle son équipage les contemplait aussi. Et, dans mon rêve, je savais qu’il s’agissait de deux mots sanskrits, écrits en alphabet narangi : abhy-ud et aby-ut-sad. Et je savais qu’ils signifiaient :


déplacer, pousser plus loin ;

mettre en mouvement vers.


Une autre fois, dans mon demi-sommeil juste avant de me réveiller, dans cet état où l’on sait qu’on doit se lever mais quelque chose vous en empêche, je rêvai que je participais à une expédition postérieure vers Icehenge, destinée à mettre fin une fois pour toutes à la controverse au sujet de ses origines. Et alors je m’éveillai. Il s’agit habituellement d’un des rares instants de grâce de notre vie, se réveiller déprimé ou inquiet pour une raison quelconque, puis s’apercevoir que cette raison faisait partie d’un rêve et qu’il n’y a pas à s’inquiéter. Mais pas cette fois. Le rêve était vrai. Nous étions en 2610 et nous faisions route vers Pluton.

Nous étions soixante-dix-neuf à bord du Flocon-de-Neige : vingt-quatre membres d’équipage, seize journalistes et trente-neuf savants et techniciens. L’expédition avait été financée par l’Institut de Transtation pour le progrès de la connaissance, mais j’en étais le principal maître d’œuvre. Je grognai à cette idée et sortis du lit.

Mon réfrigérateur était vide, aussi, après m’être débarbouillé, je sortis dans le couloir. Celui-ci avait des murs de bois brut, disposés selon des angles légèrement irréguliers ; le plancher était fait de blocs de mousse étonnamment agréables sous le pied.

Alors que je passais devant sa chambre, la porte s’ouvrit et Jones sortit. « Doya ! fit-il en me voyant. Tu es de sortie ! Ta compagnie m’a manqué.

— Oui, dis-je. J’ai eu trop de travail, je suis prêt pour une partie.

— Je crois que le Dr Brinston veut te voir », dit-il en passant les doigts dans sa chevelure auburn en broussaille. « Tu vas prendre le petit déjeuner ? »

Je hochai la tête et nous partîmes de concert le long du couloir. « Pourquoi Brinston veut-il me parler ?

— Il désire organiser une série de débats sur Icehenge dirigés chacun par l’un d’entre nous.

— Seigneur. Et il veut que j’y participe ? » Brinston était l’archéologue en chef et probablement, en tant que tel, le membre le plus important de notre expédition, même si le Dr Lhoste, de l’Institut, était notre chef en titre. Brinston en était bien trop conscient. C’était un emmerdeur… un Terrien grégaire (si ce n’est pas là un pléonasme) et un petit universitaire arrogant. Quoique… pas si petit que ça ; il faisait du bon travail.

Nous débouchâmes dans le couloir principal qui menait au réfectoire. Jones m’adressa un large sourire. « Il croit apparemment que ta participation est essentielle pour les débats, tu sais, étant donné ton importance historique et tout.

— Ne te fiche pas de moi. »

Dans l’entrée du réfectoire aux murs blancs, il y avait un grand écran d’information bleu. Nous fîmes halte devant. Une console permettait d’inscrire des messages sur le tableau. La nouvelle question, affichée tout récemment, était la grande interrogation, celle qui nous avait amenés jusqu’ici : « Qui a édifié Icehenge ? » en grosses lettres orange.

Mais, naturellement, les réponses étaient des blagues. En rouge, vers le centre du tableau : « DIEU. » En jaune : « Les restes d’une météorite de glace cristallisée. » Dans un coin, en longues lettres vertes : « Nederland. » En dessous, quelqu’un avait écrit : « Non, un autre extraterrestre. » Cela me fit rire. Il y avait plusieurs autres hypothèses (j’appréciais particulièrement : « Pluton est une planète-message envoyée par une autre galaxie ») dont la plupart avaient été avancées dès l’année qui avait suivi la découverte, avant que Nederland ne publie sur Mars les résultats de ses travaux.

Jones s’approcha de la console. « J’en ai une nouvelle, dit-il. Voyons, des caractères gothiques jaunes devraient convenir : “Icehenge a été édifié par une civilisation préhistorique.” » – son dada favori était que l’homme était d’origine extraterrestre et avait su voyager dans l’espace à une époque reculée – « “Mais l’inscription a été gravée par l’expédition Davydov.”

— Jones, protestai-je. Tu recommences. Combien de ces réponses sont de toi ?

— Pas plus de la moitié », dit-il et, devant mon air consterné, il pouffa. Il me fit rire, moi aussi, mais nous reprîmes notre sérieux avant d’entrer dans le réfectoire.

Là, Bachan Nimit et ses adeptes des micrométéorites étaient assis ensemble à une table en compagnie du Dr Brinston. Je me fis tout petit en le voyant et gagnai la cuisine.

Jones et moi prîmes une table de l’autre côté de la salle et commençâmes à manger. Jones, spécialiste de l’évolution et de la préhistoire célèbre dans tout le système pour ses visions hérétiques, n’avait rien d’autre qu’un tas de pommes sur son assiette. Il observait les lois diététiques de son monde d’origine, l’astéroïde Icare, spécifiant qu’il ne fallait rien manger qui soit le résultat de la mort d’un quelconque être vivant. Les goûts de Jones le portaient vers les pommes et il termina celles-ci rapidement.

J’avais presque fini mon omelette quand Brinston rejoignit notre table. « Monsieur Doya, quelle joie de voir que vous avez quitté votre cabine ! dit-il d’une voix sonore. Pourquoi vivre comme un ermite ! »

En fait, je quittais assez régulièrement ma cabine, mais je prenais soin d’éviter Brinston. Sa présence m’en rappela la raison. « Je travaille, dis-je.

— Oh ! je vois ! » Il sourit. « J’espère que cela ne vous empêchera pas de venir participer à nos petites conférences.

— Vos quoi ?

— Nous organisons une série de conférences et nous espérons que tout le monde viendra en donner une. » L’équipe des micrométéorites s’était retournée pour nous regarder.

« Tout le monde ?

— Enfin… tous ceux qui représentent une approche différente du problème.

— Où voulez-vous en venir ?

— Comment ?

— Où voulez-vous en venir ? répétai-je. Tout le monde, à bord de ce vaisseau, sait déjà tout ce que les autres ont écrit ou déclaré à propos d’Icehenge.

— Mais un débat permettrait de confronter ces opinions. »

L’esprit universitaire. « Un débat ne servirait qu’à discutailler et ressasser les mêmes arguties. Nous nous sommes chamaillés pendant des années sans que personne ne change son point de vue et maintenant nous nous rendons sur Pluton pour voir Icehenge et découvrir qui l’a vraiment placé là. Pourquoi mettre en scène une répétition de ce qui a déjà été dit ? »

Brinston s’empourpra. « Nous espérions qu’il y aurait du nouveau. »

Je haussai les épaules. « Peut-être. Écoutez, allez-y sans moi. »

Brinston marqua un temps. « Ce ne serait pas si grave, dit-il d’un air pensif, si Nederland était là. Mais maintenant les deux principaux théoriciens vont manquer. »

Je sentais mon antipathie pour lui se transformer en aversion. Il connaissait ma parenté avec Nederland et c’était une pique. « En ce qui concerne Nederland, il y est déjà allé. » C’était vrai, et il était vraiment dommage qu’il n’ait pas tiré meilleur parti de la visite. Il n’avait fait que dédier une plaque à la mémoire de l’expédition des mineurs d’astéroïdes dont il avait découvert l’existence ; à l’époque, son explication était si largement acceptée que l’on n’avait même pas fouillé le monument.

« Quand bien même, on aurait pu penser qu’il aurait à cœur de participer à l’expédition qui va confirmer ou infirmer sa théorie. » Sa voix s’enflait à mesure qu’il sentait ma gêne. « Dites-moi, monsieur Doya, quelle était donc la raison avancée par le Pr Nederland pour ne pas se joindre à nous ? »

Je le dévisageai longuement. « Il craignait qu’il n’y ait trop de débats, dis-je en me levant. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je retourne au travail. » Je passai dans la cuisine prendre quelques provisions et retournai dans ma cabine. J’avais le sentiment de m’être fait un ennemi, mais je ne m’en souciais pas trop.


Oui, Hjalmar Nederland, le célèbre historien d’Icehenge, était mon arrière-grand-père. C’était un fait que j’avais toujours su, autant qu’il m’en souvienne, bien que mon père ne m’ait jamais encouragé à m’en enorgueillir. (Papa ne descendait pas de lui ; ma mère, si.)

J’avais lu ses œuvres complètes – les livres sur Icehenge, son histoire de Mars en cinq volumes, ses premiers ouvrages sur l’archéologie terrienne – avant l’âge de dix ans. Je vivais alors avec mon père sur Ganymède. Papa avait eu la chance de se faire embaucher comme équipier sur un voilier solaire inscrit dans l’Aller-retour, une course qui entraînait les voiliers dans les couches supérieures de l’atmosphère de Jupiter.

D’habitude il n’avait pas autant de chance. La voile solaire était pour les riches et ceux-ci n’avaient pas souvent besoin d’équipage. Aussi, la plupart du temps, papa travaillait comme manœuvre : balayeur de rues, conducteur sur les chantiers, tout ce que pouvait proposer la guilde des ouvriers non spécialisés. Ainsi que je le compris plus tard, il était pauvre, peu débrouillard, et avait du mal à joindre les deux bouts. J’ai peut-être pris modèle sur lui pour mener ma barque.

Il était petit et malingre ; il s’habillait comme un ouvrier, avait des moustaches tombantes et souriait beaucoup. Les gens étaient toujours surpris d’apprendre qu’il avait un enfant… il n’avait pas l’air assez important. Mais, lorsque nous vivions sur Mars, puis sur Phobos, il avait fait partie d’un quartile. L’autre homme était un sculpteur célèbre qui avait beaucoup d’influence dans les cercles artistiques. Et ma mère, en tant que petite-fille de Nederland, avait des relations à l’université de Mars. À eux deux, ils avaient réussi à obtenir ce rare privilège (en particulier sur Mars), la permission d’avoir un enfant. Puis, quand le quartile s’était séparé, mon père avait été le seul à avoir envie de s’occuper de moi, il avait grandi avec moi, d’une certaine façon, dans le sens où la présence d’un jeune enfant, moi, l’avait tiré d’une dépression. C’était ce qu’il m’avait dit. Je fus confié à sa garde (j’avais six ans et n’avais jamais mis le pied sur Mars) et nous partîmes pour Jupiter.

Après cela, papa ne parla plus jamais de ma mère, ni des autres membres du quartile, ni de mon célèbre arrière-grand-père (quand il pouvait m’empêcher d’aborder le sujet), ni même de Mars. C’était, entre autres, un être sensible… un poète qui écrivait pour son plaisir et ne paya jamais un sou pour faire entrer ses poèmes dans les archives publiques. Il aimait les paysages, planétaires ou spatiaux, et après nous être installés sur Ganymède, nous passions de longues heures à nous promener en scaphandre dans les collines désolées pour regarder se lever Jupiter ou une des autres lunes, ou bien assister au lever du soleil, l’aube la plus claire de toutes. Nous nous entendions bien. Nos tranquilles passe-temps étaient à l’origine de l’inspiration de papa. Ceux de ses poèmes qui exerçaient le plus de fascination sur moi, cependant, étaient ceux qui parlaient de Mars. Tel celui-ci :

Croisière dans le canyon Lazuli.

Pellicule glacée sur le torrent ténébreux

Qui craque sous notre proue.

Rivière qui s’élargit, débouche dans le soleil :

Un million de méandres suivent la vieille vallée.

Panaches de givre sur toutes les bouches.

Interminables falaises du canyon rouge,

Montagnes et canyons, sans fin.

Filets noirs dans le grès roux :

Blocs sculptés de vent qui nous surplombent.

Là-bas, sur la grève humide et rouge :

Vert pâle de l’herbe de Syrtis. Vert,

Dans le canyon mon cœur est pur…

Pourquoi repartir ?

À l’ouest, le ciel d’un violet profond,

Avec deux étoiles, blanche et indigo :

Vénus et la Terre.

Même si papa n’aimait pas Nederland (j’avais découvert qu’ils ne s’étaient rencontrés qu’une fois), il comprenait pourtant ma fascination pour Icehenge. Je ne sais pourquoi, j’aimais ce mégalithe ; c’était la plus fabuleuse histoire que je connusse. Pour mon onzième anniversaire, papa m’emmena au bureau de poste le plus proche (nous nous trouvions à l’époque sur la brillante Europe et faisions de longues randonnées sur les plaines enneigées). Après un entretien à voix basse avec un des employés, nous passâmes dans une salle d’holovision. Il avait refusé de me dire ce que nous allions voir et j’étais plein d’appréhension, pensant que c’était peut-être ma mère.

L’holoviseur se mit en marche et nous nous retrouvâmes dans le noir. Un ciel étoilé. Soudain une étoile plus brillante se leva au-dessus d’un horizon jusque-là invisible et une pâle clarté inonda une sombre plaine rocailleuse.

Puis je le vis au loin : le mégalithe. Le Soleil (je la reconnaissais maintenant, cette étoile brillante qui venait de se lever) n’en frappait encore que le sommet qui brillait d’un reflet blanc. En dessous, ce n’étaient que des rectangles noirs qui cachaient les étoiles. La ligne de démarcation descendait rapidement (l’holo passait en accéléré) et ils apparurent, immenses et blancs. Immenses par rapport à la maquette que j’en avais à l’époque.

« Oh ! papa !

Viens, allons jeter un coup d’œil.

— Rapprochons l’image, veux-tu dire. »

Il éclata de rire. « Où est ton imagination, mon fils ? » Il programma le déplacement – je passai au travers d’un monolithe – et nous nous retrouvâmes au centre du monument, près de la plaque commémorative de l’expédition Davydov. Nous en fîmes lentement le tour, tête renversée pour regarder en l’air. Nous inspectâmes la colonne brisée et ses morceaux épars, puis allâmes regarder de près l’énigmatique inscription.

« Il est fort surprenant qu’ils n’aient pas tous signé de leur nom », dit mon père.

Puis la scène disparut, et nous fûmes de retour dans la pièce nue. Papa surprit mon air désolé et rit. « Tu auras bien d’autres occasions de le revoir. Viens, allons nous offrir une glace. »


Quelque temps après cela, il eut l’occasion de se rendre sur Terre. J’avais tout juste quatorze ans. Des amis à lui avaient acheté un petit vaisseau qu’ils ramenaient et ils avaient besoin d’un autre homme d’équipage. Ou peut-être n’en avaient-ils pas absolument besoin, mais ils le voulaient avec eux.

Nous venions de nous installer sur Ganymède et j’avais trouvé un travail à la station atmosphérique. Nous étions là depuis plus ou moins un an et je n’avais pas envie de déménager une nouvelle fois. J’avais écrit un livre sur les aventures dans l’espace de l’expédition Davydov et je comptais le faire publier grâce à l’argent que j’économisais. (Pour un peu d’argent, tout le monde peut faire entrer un ouvrage dans les banques de données et l’inscrire au catalogue général ; savoir si quelqu’un le lira jamais est une autre histoire, mais j’avais l’espoir, à l’époque, qu’un des clubs de lecture achèterait les droits pour le mettre à son catalogue.)

« Tu vois, papa, tu as vécu sur la Terre et sur Mars, alors tu as envie d’y retourner pour pouvoir te promener à l’air libre et tout ça. Mais moi je m’en fiche. Je préfère rester ici. »

Papa me regarda attentivement, choqué par un tel sentiment, pour autant qu’il puisse l’être – car, ainsi que je le compris beaucoup plus tard, ma réticence à me rendre sur Terre venait principalement du fait que Hjalmar Nederland avait déclaré dans une interview (et sous-entendu dans bien des articles) qu’il n’aimait pas cette planète.

« Tu n’y es jamais allé, dit mon père. Sinon tu ne dirais pas ça. Et c’est quelque chose qu’il faut voir, crois-moi. L’occasion ne se présente pas si souvent.

— Je sais, papa. Mais l’occasion s’est présentée pour toi, pas pour moi. »

Il me regarda en fronçant les sourcils. Dans un monde où il y a si peu d’enfants, on traite tout le monde en adulte ; et mon père m’avait toujours traité en égal, à un point qu’il serait difficile de décrire. Il ne savait plus quoi me dire. « Il y a de la place pour toi aussi.

— Mais uniquement si tu m’en fais. Écoute, tu seras de retour dans un an ou deux. Et j’irai là-bas un jour. En attendant je désire rester ici. J’ai un travail et des amis.

— D’accord, dit-il en détournant les yeux. Tu es ton propre maître, tu fais ce que tu veux. »

Je me sentais mauvaise conscience sur le moment, mais pas tant que plus tard, quand je me souvins de la scène et compris ce que j’avais fait. Papa était fatigué, il traversait une mauvaise passe, il avait besoin de ses amis. Il avait alors près de soixante-dix ans, il n’avait rien réussi et il était las. Dans le temps, il aurait approché de la fin, et je pense qu’il se sentait ainsi… Il n’avait pas encore pris le deuxième souffle qui survient quand vous prenez conscience que, loin d’être terminée, l’histoire ne fait que commencer. Mais ce deuxième souffle ne venait pas de moi, ou avec mon aide. Et il me semble pourtant que c’est là le rôle des enfants.

Il partit donc pour la Terre et je restai seul. Environ deux ans plus tard, je reçus une lettre de lui. Il était en Micronésie, sur une île quelque part dans l’océan Pacifique. Il avait fait la connaissance de marins des Marquises. Des flottilles de vieux bateaux à voiles micronésiens, appelés wa’a kaulua, sillonnaient le Pacifique en emportant des passagers et même du fret. Papa avait décidé de se placer comme apprenti auprès d’un navigateur des Carolines, un de ceux qui naviguaient comme dans l’ancien temps, sans radio, ni sextant, ni compas, ni même cartes.

Et c’est ce qu’il a fait depuis, pendant quarante-cinq ans. Quarante-cinq ans à apprendre à évaluer la vitesse du navire en regardant passer les noix de coco ; à mémoriser les distances séparant les îles ; à se diriger sur les étoiles et prévoir le temps : à s’allonger au fond du bateau les nuits où le ciel est couvert pour sentir les vagues afin de déterminer le cap… Je repense aux temps difficiles de notre vie commune et je comprends qu’il a, peut-être, trouvé ce qu’il cherchait. De temps en temps, je reçois un mot des Fidji, de Samoa ou d’Oahu. Une fois, j’en ai reçu un de l’île de Pâques, avec la photo d’une statue. Il disait : « Et ça, ce n’est pas une mystification ! »

C’est le seul indice que j’aie jamais eu qu’il sache quelles sont mes occupations.


Je restai donc sur Ganymède et habitai dans un foyer, et je travaillai à la station atmosphérique. J’avais appris ce mode de vie avec mon père ; je ne connaissais rien d’autre et ne pensais pas à en changer. Mes compagnons de foyer étaient ma famille et cela ne me posa jamais de problème. Lorsque mon nom sortit sur la liste des stoppeurs, j’allai m’installer sur Titan et m’inscrivit à la guilde des ouvriers non spécialisés en attendant un poste à la compagnie météorologique ; je balayais les rues, poussais des brouettes et déchargeais les vaisseaux spatiaux. Le travail me plaisait et je pris vite des forces.

Je trouvai une chambre en meublé par une petite annonce à la guilde et découvris que la plupart de mes colocataires étaient aussi des ouvriers. C’était une compagnie sympathique : les repas étaient animés et les sauteries duraient parfois toute la nuit… notre logeuse adorait cela. Une des plus anciennes locataires, une certaine Angela, aimait discuter philosophie… « agiter des idées », ainsi qu’elle disait. Quand les nuits étaient fraîches, elle appelait quelques-uns d’entre nous par l’intercom pour nous inviter à la cuisine où elle préparait continuellement du thé et nous harcelait, moi et trois ou quatre habitués, de questions et de provocations. « Ne pensez-vous pas qu’il est bien établi que tous les présidents américains assassinés l’ont été par les rose-croix ? » demandait-elle, puis elle nous racontait comment John Wilkes Booth avait survécu à l’incendie de la grange, pris une autre identité et tué aussi bien Garfield que MacKinley…

« Et Kennedy aussi ? intervint John Ashley. Vous êtes sûre que vous n’êtes pas en train de parler d’Ahasvérus l’Assassin ? » John était rose-croix, voyez-vous, et de tempérament emporté.

« Ahasvérus ? demanda Angela.

— Le Juif Errant.

— Saviez-vous qu’à l’origine il n’était pas juif du tout ? demanda George. Il s’appelait Cartaphilus et était portier de Ponce Pilate.

— Une seconde, dis-je. Revenons à nos moutons. Booth a été identifié grâce à ses empreintes dentaires, si bien que le corps trouvé dans la grange ne pouvait être que le sien. Les empreintes dentaires ne mentent pas. Votre hypothèse s’effondre donc dès le départ, Angela. »

Elle se mettait chaque fois à protester et nous passions à la nature des preuves, puis à la nature de la réalité, tout en vidant théière sur théière. Je défendais Aristote contre Platon, Hume contre Berkeley, Peirce contre les métaphysiciens, Allenton contre Dolpa, et la chaude atmosphère de la cuisine retentissait de notre discussion acharnée. Bien des fois, je clouai le bec aux autres avec mon méli-mélo d’empirisme, de pragmatisme, de logique positiviste et d’humanisme essentialiste… ou je croyais le faire, jusque tard dans la nuit, quand je remontais dans ma petite chambre tapissée de livres du troisième étage, m’étendais sur mon lit en regardant mes livres et me demandais à quoi cela rimait. Se pouvait-il qu’il soit vrai que nous ne sachions rien d’autre que ce que nous disent nos sens ?

Une fois, John Ashley nous apporta un ouvrage intitulé Soixante-Six Cristaux sur la neuvième Planète, d’un certain Théophilus Jones. Après qu’il nous l’eut résumé, je n’aurais pas pu être plus sarcastique. Je connaissais bien les ouvrages précédents de Jones, et cette nouvelle hypothèse ne faisait rien pour arranger son cas. « Tu ne vois pas à quel point il est illogique ? Il lui faut contredire toute notre vision de l’histoire de l’humanité, le travail de centaines de savants basé sur des milliers de preuves irréfutables, rien que pour établir la possibilité qu’il ait existé une civilisation préhistorique avancée ? Ce qui ne prouverait aucunement qu’ils soient allés jusqu’à Pluton pour y édifier un temple. Enfin, pourquoi auraient-ils fait ça ?

— D’accord, mais regarde tout ce qu’il dit de l’extrême antiquité d’Icehenge.

— Non, non, non, rien de tout ça n’est une méthode de datation sérieuse. Le calcul des probabilités pour un monolithe de se faire heurter par une micrométéorite ? Mais enfin, on s’en fiche de savoir à combien elles s’élèvent. Il pourrait tout aussi bien s’être fait toucher le lendemain de son érection et au diable les probabilités ! Cela ne prouve rien. Ce monument a été érigé par des Martiens il y a environ trois siècles, ceux de l’expédition Davydov. Ce sont les seuls qui avaient les moyens d’aller jusqu’à Pluton il y a si longtemps. Relis Nederland, il a tout élucidé de façon magistrale. Il a même trouvé mention des plans du monument dans le carnet d’Emma Weil. Avec ce genre de preuve, on n’a pas besoin de chercher des explications tirées par les cheveux. C’est absurde, John. »

Et John répliquait aussitôt que non, et Angela, George et les autres le soutenaient habituellement. « Comment peux-tu en être sûr, Edmond ? Comment ?

— En examinant les preuves que je possède. Cela tombe sous le sens. »

Non pas que mes sentiments à l’égard de mon arrière-grand-père eussent toujours été si positifs. Une fois, je rentrais après une dure journée à charger des tuyaux. J’avais bu quelques bières après le travail avec le reste de l’équipe et je me sentais déprimé. En passant devant une boutique d’holoviseurs, je reconnus Nederland dans un des personnages lilliputiens participant à un débat qui passait sur l’holo en vitrine. Curieux, je m’arrêtai pour le regarder. Il discutait de je ne sais quoi – de la rue, il était difficile d’entendre le haut-parleur du magasin – avec un groupe d’individus bien habillés à l’air sentencieux qui lui ressemblaient beaucoup ; très bien mis, il respirait l’autorité et arborait sur son minuscule visage un docte froncement de sourcils – il s’apprêtait à reprendre celui qui parlait.

Je me souvins que j’avais une fois tarabusté mon père : « Pourquoi n’aimes-tu pas grand-papy, papa ? Pourquoi ? Il est célèbre ! » Il me fallut beaucoup insister de la sorte rien que pour faire admettre à papa qu’il n’aimait pas Nederland, et encore davantage pour qu’il s’en explique. Finalement, il avait dit : « Eh bien, je ne l’ai rencontré qu’une fois, mais il a été grossier avec ta mère. Elle disait que c’était parce que nous l’avions ennuyé, mais je pense qu’il aurait quand même pu être poli. C’était sa propre petite-fille et il s’est conduit comme si elle avait été une clocharde qui lui réclamait une pièce. Cela ne m’a pas plu. »

Je le laissai dans sa vitrine et repris ma route en réfléchissant à cela. Lorsque j’arrivai à mon vieux meublé miteux avec ses murs décrépis et ses carreaux cassés, je revis Nederland sur son luxueux plateau martien avec ses beaux habits et me sentis un peu amer.

Mais, la plupart du temps, j’étais fier d’avoir un si grand historien pour ancêtre ; son œuvre me fascinait, j’étais devenu expert en la matière. Un mur de ma chambre était recouvert d’étagères remplies d’ouvrages de Nederland ou sur lui, ou sur Oleg Davydov, Emma Weil, l’Association interstellaire de Mars, la Guerre civile martienne et le reste de l’histoire de Mars des premiers temps. J’étais devenu un spécialiste de toute cette époque et mes premières publications furent des lettres envoyées à Chronique de l’Histoire martienne et Vestiges pour corriger des erreurs dans des articles sur cette période. La publication de ces lettres dans des journaux si prestigieux me convainquit que j’étais un érudit autodidacte, un ouvrier intellectuel, l’égal de n’importe quel universitaire. Et je me mis à étudier plus fort que jamais, très content de moi… amateur dans un domaine où je n’avais jamais eu le moindre contact avec les sources d’information premières : un des nombreux disciples de Nederland dans la révision générale de l’histoire martienne.


Les années avaient donc passé et Icehenge, ainsi que l’explication qu’en avait donnée Nederland, la stupéfiante histoire de la mutinerie de Davydov, était resté un point focal de ma vie. Le tournant décisif – la fin de mon innocence, pour ainsi dire – eut lieu le Jour de l’an 2590. Je travaillais alors pour la Compagnie météorologique de Titan. Tôt dans la soirée, j’étais au travail pour participer à la création d’un orage qui se déchaînait au-dessus de la bruyante ville nouvelle de Simonidès. Juste avant la grosse explosion de minuit – deux énormes boules de feu de Saint-Elme qui entraient en collision au-dessus du dôme – on nous donna congé et nous débarquâmes en ville décidés à prendre du bon temps. Toute l’équipe, seize personnes en tout, se rendit d’abord à notre bar habituel, Chez Jacques. Jacques était déguisé en Vieille Année et son chimpanzé apprivoisé, vêtu de couches et de rubans, représentait la Nouvelle. Je bus plusieurs bières, me laissai ouvrir sous le nez diverses capsules et me retrouvai bientôt, comme la plupart de ceux qui étaient là, fin saoul. Mon patron, Mark Starr, se roulait par terre où il luttait avec le chimpanzé. Il avait l’air de perdre. Un chœur improvisé braillait un vieux succès, Je l’ai rencontrée dans un restaurant de Phobos, et, inspiré par l’évocation de mon satellite natal, je me mis à entonner un contre-chant fort élaboré. J’étais apparemment le seul à en percevoir les beautés. Il y eut des hurlements de protestation et la femme assise à côté de moi manifesta sa désapprobation en me poussant du banc. Alors que je me remettais sur pied, elle se leva ; je la projetai sur la table de derrière. Les occupants de celle-ci, dérangés par son arrivée, se mirent à lui taper dessus. Magnanime, je lui attrapai le bras et la leur arrachai. Aussitôt dégagée, elle me frappa rudement à l’épaule et cogna de nouveau rageusement. Je parai le coup de l’avant-bras et la visai au sternum mais elle avait une meilleure allonge et était beaucoup plus en colère, si bien que je dus battre rapidement en retraite en évitant ses poings. Malgré une paire de gifles bien assenées, je vis que je ne faisais pas le poids et me glissai hors du bar à travers la foule.

Je m’assis au bord du trottoir et me laissai aller. Je me sentais bien. Il y avait beaucoup de monde dans la rue, la plupart dans un état d’ébriété avancé. L’un d’entre eux ne me vit pas et trébucha sur mon pied. « Hé ! » cria-t-il en m’attrapant par le col, à genoux devant moi. « Qu’est-ce que ça veut dire de faire tomber les gens comme ça ? » C’était un homme à la poitrine en forme de barrique avec des bras minces qui n’en avaient pas moins l’air costaud ; il me secoua un peu et il me sembla que ses biceps avaient l’air de fils de fer sous la peau. Il avait de longs cheveux emmêlés, une petite tête et il puait le whisky.

« Désolé », dis-je, et j’essayai de dégager mon col de ses mains. Je n’y arrivai pas. « J’étais tranquillement assis là et vous m’êtes rentré dedans.

— Bien sûr ! » cria-t-il, et il me secoua à nouveau. Puis il me lâcha et ses yeux roulèrent légèrement ; il se mit sur les fesses, considéra sa situation d’un air hébété et se laissa glisser dans le caniveau, hors du chemin. Je m’éloignai d’un ou deux pas, mais il me fit signe d’arrêter. Il sortit un flacon de sa poche de chemise, l’ouvrit avec une gaucherie précautionneuse, se l’agita sous le nez.

« Vous ne devriez pas prendre de ça, lui dis-je.

— Et pourquoi donc ?

— Ça fait monter la pression sanguine. »

Il me dévisagea de ses yeux injectés de sang. « Vaut mieux qu’elle monte que pas de pression du tout.

— Vu sous cet angle…

— Alors vous feriez mieux d’en essayer un peu, hein ? »

Je ne savais pas s’il était sérieux, mais je décidai de ne pas chercher à savoir. « Je suppose que oui. »

Il se hissa lentement à côté de moi sur le rebord du trottoir. Assis, il ressemblait à une araignée. « Faut avoir de la pression sanguine, c’est ce que je dis toujours.

— Je vois. »

Il agita le flacon sous mon nez et je sentis aussitôt l’effet de la came. Il le laissa là jusqu’à ce que je m’évanouisse presque d’euphorie et de manque d’oxygène. « Mon vieux, dit-il, le Jour de l’an tout le monde devient dingue.

Je me d-demande bien pourquoi, bon Dieu », réussis-je à dire.

Puis Mark, Ivinny et quelques autres de l’équipe jaillirent hors de Chez Jacques. « Viens, Edmond, le singe a déniché un extincteur et il va nous arroser d’un moment à l’autre. »

Je me levai beaucoup trop vite et, quand les lumières colorées eurent disparu, je fis signe à mon nouveau compagnon. Il commença à se lever et nous l’aidâmes à se mettre sur pied. Il était d’une vingtaine de centimètres plus grand que nous tous. Nous partîmes à la traîne de mon groupe d’amis ; nous bavardions sans interruption en écoutant à peine ce que disait l’autre tant nous étions défoncés. Puis un groupe d’une quarantaine de personnes en train de se battre surgit d’une rue latérale et nous fûmes pris au milieu ; Simonidès était rempli de marins de Caroline Holmes, l’aube était proche et, à en juger par le brouhaha répercuté par le dôme, il semblait qu’il y avait des bagarres dans toute la ville. Les bras de mon nouveau compagnon n’étaient minces que par rapport à son torse gigantesque et, grâce à leur longueur et leur puissance, il était en mesure de dégager une large zone autour de lui. Je collai à ses talons et fus frappé à la tempe par son coude. Quand je repris conscience quelques secondes plus tard, il me traînait par les pieds sur les traces de Mark et des autres. « Qu’est-ce qui t’a pris de m’attaquer par-derrière, hein ? beugla-t-il. Tu sais pas que c’est dangereux ?

— Euh… » Un flacon fourré sous une de mes narines et j’eus de nouveau les idées claires. Je me relevai en trébuchant et suivis mon compagnon par les rues encombrées.

À l’aube, nous étions à la lisière de la ville, assis sur la large bande de béton juste en bordure du dôme. Il restait sept ou huit membres de l’équipe qui riaient et buvaient à une grande bouteille blanche. Mon nouvel ami faisait des dessins avec du gravier sur le béton. Un point blanc apparut au-dessus de l’horizon et s’étira en une ligne effilée qui divisait la nuit : les anneaux. Saturne allait bientôt se lever.

Mon ami était devenu mélancolique. « La compétition », ricana-t-il en réponse à une réflexion que j’avais faite au sujet du tapage de cette nuit. « La compétition, c’est toujours la même histoire. Le vieux sage contre le jeune Turc, ou les jeunes Turcs, et le jeune Turc, s’il est à la hauteur, ce qu’il est par définition, semble toujours gagner, à tous les coups. Même aux échecs. Tu as entendu parler de Goodman. Ce type étudie religieusement les échecs pendant à peine vingt-cinq ans, fait ses débuts à trente-cinq ans et gagne trois cent soixante parties de tournoi d’affilée, écrase le vieux Gunnar Knorrson – cinq cent quinze ans – par douze à deux, Knorrson qui était tenant du titre interplanétaire depuis cent soixante et quelques années ! C’est déprimant.

— Tu joues aux échecs ?

— Oui. Et j’ai cinq cent quinze ans.

— Houlà, c’est vieux. Tu n’es pas Knorrson ?

— Non, je suis vieux, c’est tout.

— Tu parles.

— Oui, j’en ai vu, des Jours de l’an. Je ne peux pas dire que je m’en rappelle beaucoup…

— Ça fait longtemps.

— Ouais. En plus, je doute que je me souvienne de celui-ci demain, alors tu vois comme ça file.

— Tu as dû en voir, des changements.

— Oh ! oui. Pas tant que ça, malgré tout, au cours des deux derniers siècles. Il me semble que les choses ne changent plus aussi vite qu’avant. Pas aussi vite qu’aux XXe, XXIe et XXIIe siècles, vois-tu. La force d’inertie, je pense.

— Un plus lent renouvellement de la population, veux-tu dire.

— Ouais, c’est ça. Tout le monde prend son temps. Je suppose que c’est un phénomène que l’on observe partout.

— Vraiment ?

— Je ne sais pas. Mais, bon Dieu, pourquoi le vieux sage ne bat-il pas le jeune Turc ? Pourquoi ne continue-t-on pas à s’améliorer ? Où passe notre créativité ?

— Au même endroit que nos souvenirs, dis-je.

— Je suppose. Enfin, à quoi bon ? Gagner n’est pas primordial. Je me porte très bien sans ça. Je n’ai pas envie de changer. » Il secoua la tête. « Je ne voudrais pas faire comme les Phénix. Tu en as entendu parler ? Des types qui se rassemblent en société secrète et se font sauter le caisson le jour de leur cinq centième anniversaire ? »

Je hochai la tête. « Le club des Phénix.

— Des Phénix ! Conçois-tu une telle stupidité ? Je ne comprendrai jamais ces gens. Je ne comprendrai jamais non plus ces casse-cou. On dirait que plus ils ont à perdre, plus grand est le frisson qu’ils éprouvent à risquer leur vie sans raison. Ces foutus idiots qui se battent en duel à l’épée, essaient de se poser sur Jupiter, vont pique-niquer sur un iceberg dans les anneaux…, qui se font tuer !

— Tu penses vraiment que les gens ont plus à perdre à mourir maintenant que quand ils vivaient soixante-dix ans ?

— Certainement.

— Pas moi. »

Il m’enfonça son coude dans les côtes, brutalement. « Tu n’es qu’un gosse, tu n’y connais rien. Tu ne sais pas comme cela te semblera étrange plus tard. » Il balaya rageusement ses graviers. « Dans tout le système, il n’y a que deux cents personnes, à peu près, plus vieilles que moi. Et elles disparaissent rapidement. Un de ces jours, moi aussi je disparaîtrai. Mon corps rejettera tous ses implants médicaux et s’arrêtera » – il claqua des doigts – « comme ça. On ne sait toujours pas pourquoi. Et, bon sang, je ne me fais pas à cette idée. Comprends-tu ce que ça fait de vivre aussi vieux ? Non, bien sûr. Tu ne peux pas. Je te le dis, ça ne me dérangerait pas de vivre encore six cents ans. J’essaie sans cesse d’en persuader mon corps. Et je suis sacrément content de ne pas être mort à soixante-dix ans ou à cent. Qu’est-ce que c’est, une vie comme ça ? Bon Dieu, j’ai fait tant de choses… » Ses yeux, braqués sur le béton où nous étions assis, regardaient à une distance infinie.

« Tu as fait tout ce que tu voulais ? »

Il secoua la tête, en colère contre moi.

« Moi non plus. »

Il rit avec mépris. « J’espère bien que non. »

J’étais encore ivre ; j’avais des élancements dans la tête et toute ma vie semblait tourbillonner devant moi, sur le béton à l’extérieur du dôme. « J’aimerais voir Icehenge. »

Il fit volte-face, me dévisagea avec une expression bizarre. Il écarta ses cheveux emmêlés pour mieux me voir. « Tu aimerais voir quoi ?

J’aimerais me tenir au milieu, en faire le tour et le regarder. Icehenge, tu sais, le monument de Davydov, là-bas sur Pluton.

— Ah ! » s’écria-t-il. Il éclata de rire. « Ha ! Ha ! Ha ! » Il se mit à genoux, se releva. « Davydov, as-tu dit ?

— Il dirigeait l’expédition qui a édifié le monument. »

Dans son agitation, il tourna autour de moi et poussa encore quelques éclats de rire. Il vint se placer devant moi, se pencha pour agiter son poing serré devant mon visage. « Il… n’a… pas… fait… ça. »

Sa colère pénétra enfin les brumes de mon ivresse. « Quoi ? dis-je, dessoûlant rapidement. Qu’as-tu dit ?

— Qu’est-ce qui te fait penser que Davydov a quelque chose à voir avec ça ?

— Hum. » Je rassemblai mes idées. « Un historien nommé Nederland a reconstitué l’histoire sur Mars, il a trouvé un carnet…

— Eh bien, il s’est trompé ! »

J’étais ahuri. « Je ne pense pas, enfin, il s’est bien documenté…

— Imbécile ! Pas du tout ! Que dit-il… des mineurs d’astéroïdes ont assemblé à la diable un astronef et sont partis, qu’est-ce que ça a à voir avec Pluton ? Réfléchis un peu. » Il s’approcha à grands pas du dôme, le frappa rudement de la paume.

Je me levai et le suivis, troublé mais intrigué. « Mais c’étaient les seuls à aller jusque-là, vois-tu… un processus d’élimination…

— Non ! » Il ouvrit la bouche… hésita… tourna les talons et s’éloigna. Je le suivis et, quand il s’arrêta, je tournai autour de lui. Il tenait les poings serrés devant lui.

« Qu’est-ce que tu as ? demandai-je. Pourquoi es-tu si sûr que l’expédition Davydov n’est pas… »

Il pivota, me saisit le bras et me tira à lui. « Parce que je sais », dit-il, la voix pâteuse. « Je sais qui l’a placé là-bas. »

Il me lâcha, prit une profonde inspiration. À cet instant, Saturne surgit au-dessus de l’horizon et, dans le dôme, tout le monde se mit à pousser des acclamations. Dans tout Simonidès, les cris, les sirènes, les sifflets, les avertisseurs et les cloches saluaient l’aube de la nouvelle année en un bruyant chahut. Mon compagnon bascula la tête en arrière et hurla d’une voix rauque, puis il s’éloigna de moi dans la foule.

« Attends ! » criai-je, et je m’élançai à sa suite. « Hé ! Attends ! » Je le rattrapai, le saisis par la manche, le forçai à se retourner. « Que veux-tu dire ? Qui l’a placé ? Comment le sais-tu ?

— Je sais », dit-il d’un ton brusque. Il me regarda fixement. Dans toute cette cacophonie, nous étions tous deux immobiles face à face, les yeux dans les yeux. Et quelque chose dans son expression me dit qu’il savait. Il me disait la vérité. Ce fut cet instant qui changea tout, ce fut cet instant qui me changea. J’appris alors qu’à certains moments, en certains lieux, nous nous rencontrons d’une façon qui rend toute tricherie impossible. L’intensité de la chair franchit le fossé de cerveau à cerveau. Le regard de basilic de cet homme aux yeux injectés de sang me pétrifiait et je sus qu’il savait.

Je n’étais pas satisfait pour autant. « Comment ? » dis-je.

Il devait avoir lu sur mes lèvres. Il pointa sur son visage un index noueux. « J’ai aidé à le construire ! Ha ha ! » Avec tout ce bruit, il était difficile de l’entendre et il semblait se parler en partie à lui-même, ce qui rendait la chose encore plus difficile, mais il dit quelque chose comme : « J’ai aidé à le construire et maintenant je suis le dernier. Elle seule… » – le hurlement d’un avertisseur – « hommes et femmes, là-bas, et maintenant tous sont morts sauf moi ! » Il dit encore autre chose, mais les cris de la foule couvrirent ses paroles.

« Mais qui, pourquoi ? hurlai-je. Qu… »

Il m’interrompit d’un coup au sternum. « Trouve-le. Je ne t’en dis pas plus. » Il tourna les talons et s’enfonça dans la foule en laissant derrière lui les gens suffisamment en colère pour me rendre difficile de le suivre. Je contournai cependant des groupes et en bousculai d’autres, au désespoir de le rattraper. J’aperçus sa chevelure en broussaille derrière un petit groupe de personnes et fonçai dans le tas… « Attends ! hurlai-je. Attends ! »

Il m’entendit, fit demi-tour et me chargea, me renversa d’une bourrade. Je me relevai vivement et vis sa tête dépasser de la foule, mais l’allure de ma poursuite se ralentit ; à quoi bon ? S’il ne voulait pas me parler, je ne pouvais pas le forcer.

Je cessai donc de le suivre et restai là, complètement désorienté, dans l’aube embrumée, comme si cette nouvelle année avait apporté avec elle un monde neuf. Des étrangers me dévisageaient, me désignaient à d’autres. Je me rendis compte que j’étais sale, échevelé… non pas que cela me distinguât en rien dans cette foule, mais cela me ramena soudain à la réalité dont je n’avais plus conscience depuis plusieurs minutes, au moins. Je secouai la tête. « Bonne année ! » criai-je au cercle de ceux qui m’observaient – à mon étranger avec ses étranges nouvelles – et j’essayai de revenir sur mes pas pour retrouver ce qui restait de l’équipe.

Cet homme savait quelque chose à propos d’Icehenge, j’en étais certain. Et cette certitude bouleversa mon existence.


J’étais à court de nourriture et j’avais épuisé mes souvenirs, aussi décidai-je de laisser tomber un jour ou deux le clavier et mes mémoires pour traîner dans les salles communes. Je tomberais peut-être sur Jones, ou je pourrais le dénicher. Plusieurs personnes à bord, avais-je entendu dire, se sentaient offensées que Jones ait été invité (par moi). Théophilus Jones était un paria, un de ces étranges savants qui défient les dogmes fondamentaux dans tous les domaines, le leur comme les autres. Mais je considérais le grand rouquin comme l’une des personnes les plus intelligentes à bord du Flocon-de-Neige, et de loin la plus distrayante. Et il était plus enclin que les autres à discuter d’autre chose que d’Icehenge. Avant de quitter ma chambre, je gagnai la console de ma bibliothèque pour lui faire imprimer un des livres de Jones. Lirais-je L’Énigme de la technologie préhistorique (volume 5) ? Oui. Je tapai le code.

Je pris un grand bol de crème glacée dans la cuisine et allai m’installer à une table pour la manger en lisant. Le réfectoire était vide… c’était peut-être la période de sommeil ? Je n’en étais pas sûr.

J’ouvris mon livre tout neuf aux pages encore raides aux abords de la reliure en spirale et me mis à lire :


Il nous faut soupçonner une présence extraterrestre dans les énigmes des origines de l’humanité car l’échec de la science à éclaircir le mystère des débuts de l’évolution humaine, à découvrir le point où l’homme se rattacherait à une espèce terrestre, est significatif ; et les récentes découvertes de l’Oural et de l’Inde du Sud, où ont été trouvés des squelettes humains fossilisés âgés de cent millions d’années, démontrent que le modèle scientifique de l’évolution humaine admis jusqu’ici est faux. Une intervention extraterrestre, sous forme de manipulation génétique, croisement entre espèces ou, plus vraisemblablement, colonisation, est presque certaine.

Il n’est donc pas impossible qu’ait existé dans les temps préhistoriques une civilisation humaine technologiquement avancée… une précédente vague de l’Histoire, dont toute trace a disparu. Que toute trace de cette civilisation ait été effacée est inévitable. Mers et continents sont nés et ont disparu depuis, et l’humanité elle-même doit être passée près de l’extinction plus d’une fois. S’il a existé une grande et antique cité sur le vaste triangle de l’Inde alors que celui-ci n’était qu’un promontoire au nord du Gondwana, qu’en saurions-nous à notre époque, écrasée comme elle a dû l’être dans la collision entre l’Inde et l’Asie, profondément enfouie sous l’Himalaya par la Terre elle-même ? Peut-être est-ce pour cela que le Tibet est un lieu où les hommes ont toujours possédé une grande et antique sagesse et ce que nous savons maintenant être le plus ancien des langages écrits, le sanskrit. Peut-être quelques membres de cette antique race ont-ils survécu au cataclysme immémorial ; ou peut-être les Tibétains ont-ils découvert des cavernes à partir desquelles de profondes fissures s’enfoncent dans le basalte de la montagne vers des vestiges de cette cité détruite…


Mon bol de glace était vide, aussi me levai-je pour aller le remplir à la cuisine en secouant la tête. Quand je regagnai ma table, Jones en personne était dans la salle, en pleine conversation avec Arthur Grosjean. Ils étaient devant le tableau noir et Grosjean tenait un marqueur. Il avait été planétologue en chef à bord du Perséphone en 2547 et était coauteur de la seule description détaillée du mégalithe. Il était vieux, près de cinq cents ans, petit et frêle. Il enroulait maintenant un bout de ficelle autour du marqueur en écoutant Jones qui parlait d’une voix animée. Je m’assis et les regardai en mangeant.

« Vous tracez d’abord un demi-cercle, dit Grosjean. Cela vous donne la moitié sud. Et la moitié nord – celle qui se trouve le plus près du pôle – est aplatie. » Il dessina un diamètre horizontal et un demi-cercle en dessous. « Nous avons déterminé la construction qui permet d’obtenir la courbure de la moitié nord. Vous divisez le diamètre en trois parties égales. Vous prenez les points B et C comme centres pour les arcs de rayon BD et CE. » Il plaça les lettres fiévreusement. « À partir de leur point de rencontre, F, vous tracez une perpendiculaire qui passe par le centre A et rencontre le demi-cercle sud au point G. Vous tracez GBH… et GCI… puis l’arc HI de centre G. Et voilà ! »



« La construction… », dit Jones. Il prit le marqueur et se mit à dessiner de petits rectangles autour du cercle.

« La totalité des soixante-six monolithes se trouve à moins de trois mètres de cette construction, dit Grosjean.

— Et c’est un modèle celtique préhistorique, dites-vous ?

— Oui, nous avons découvert plus tard qu’il était employé en Grande-Bretagne au cours du second millénaire avant Jésus-Christ. Mais je ne vois pas comment cela peut venir à l’appui de votre théorie, monsieur Jones. Il aurait été tout aussi facile aux constructeurs d’Icehenge de copier les Celtes qu’aux Celtes de copier les constructeurs d’Icehenge… plus facile, si vous voulez mon avis.

— Peut-être, mais comment savoir ? Cela me semble extrêmement suspect. »

Puis Brinston et le Dr Nimit entrèrent. Jones leva les yeux et les aperçut. « Et qu’en pense le Dr Brinston ? » dit-il à Grosjean. Brinston l’entendit et regarda dans leur direction.

« Eh bien », dit Grosjean, mal à l’aise, « je crains qu’il ne pense que nos mesures du monument sont inexactes.

— Comment ? »

Brinston quitta Nimit pour s’approcher du tableau. « L’examen des hologrammes pris à Icehenge montre que les mesures in situ – qui n’ont pas été faites par le Dr Grosjean, je le précise – ont été effectuées sans aucune rigueur.

— Il faudrait qu’elles soient bien inexactes, dit Jones en se tournant vers le tableau, pour faire de cette construction une spéculation hasardeuse.

— Eh bien, c’est le cas, dit Brinston d’une voix tranquille. Particulièrement du côté nord.

— Si vous voulez savoir, confia Grosjean à Jones, je pense quand même que cette construction est celle utilisée par ceux qui ont édifié le monument.

— Je ne pense pas que cette attitude soit saine », dit Brinston d’une voix pleine de condescendance. « Je pense que moins nous aurons d’idées préconçues avant d’être sur place, mieux cela vaudra.

— J’ai été sur place, dit Grosjean d’un ton cassant.

— Oui », dit Brinston, toujours jovial. « Mais cela ne relève pas de votre domaine. »

Jones jeta violemment le marqueur à terre. « Vous êtes un imbécile, Brinston ! » Il y eut un silence choqué. « Icehenge ne relève pas de votre domaine exclusif parce que c’est vous l’archéologue ! »

Je me levai, fasciné par le spectacle : le grassouillet Brinston qui essayait encore d’avoir l’air dégagé ; le rouquin Jones, rouge de colère, qui le dominait de toute sa taille ; le frêle et sévère Grosjean qui complétait le tableau ; et Nimit et moi qui regardions de l’autre côté de la pièce.

Les lèvres de Jones se retroussèrent et Brinston fit un pas en arrière, les mâchoires soudain tendues. « Venez, Arthur, dit Jones. Allons poursuivre ailleurs notre conversation. » Il sortit de la pièce à grands pas et Grosjean le suivit.

Je me souvins de Nederland en train de me dire : « Cela va devenir un cirque. » Brinston s’approcha de nous, l’air toujours tendu. Il remarqua que nous le dévisagions et eut l’air gêné. « Quelle susceptibilité, ces deux-là, dit-il.

— Ils ne sont pas susceptibles, répondis-je. Vous les avez vexés en venant semer la zizanie.

Moi, je sème la zizanie ! explosa-t-il. C’est vous la force perturbatrice à bord de ce vaisseau, Doya, à vous cacher tout le temps dans votre cabine comme si vous ne vouliez rien avoir à faire avec nous ! À refuser de participer à nos discussions ! Vivre vingt ans sur Transtation comme un clochard a fait de vous une espèce de misanthrope.

— Ne pas vouloir participer à vos jeux ne veut pas dire que je suis misanthrope. En plus, j’ai du travail.

— Du travail, ricana-t-il. Votre travail est terminé. » Il passa dans la cuisine en nous laissant, Nimit et moi, nous dévisager en silence.


Transtation – où j’avais vécu quinze ans et non vingt – est le train de marchandises, la liaison express, la fusée à grande vitesse permanente pour les satellites extérieurs. Elle se sert du Soleil et des géantes gazeuses comme corps-morts ou accélérateurs gravitiques pour tourner. Elle parcourt en un an une distance à peu près équivalente à l’orbite de Saturne… plutôt rapide pour un caillou. Elle est née dans la tête de Caroline Holmes, le richissime armateur qui a bâti la plupart des colonies de Jupiter ; et elle en a largement profité, comme de toutes ses autres idées. Sa compagnie, les Métaux joviens, a pris un astéroïde grossièrement cylindrique de douze kilomètres de long sur cinq de diamètre environ. Il a été évidé, un énorme système de propulsion a été installé à un bout et il s’est mis à tourner autour du Soleil, changeant constamment d’orbite pour parvenir à son prochain rendez-vous.

J’y étais arrivé en 2594 sur une navette de Titan. Mon nom avait fini par apparaître sur la liste des stoppeurs (le Conseil des satellites extérieurs fournissait la traversée gratuite entre les satellites qui sinon aurait été trop coûteuse pour les simples particuliers, il suffisait de s’inscrire sur la liste et d’attendre que votre nom arrive aux premières places. J’avais attendu quatre ans).

L’arrivée sur Transtation ressemble à une course de relais où il faudrait passer le témoin à un coureur cinq fois plus rapide… car faire accélérer une navette à la vitesse de Transtation enlèverait tout intérêt à son principe même. Notre navette se déplaçait à sa vitesse maximale et les passagers étaient enfermés chacun dans une cabine anti-g (la Gelée) du petit vaisseau de transfert. Au passage de Transtation, les vaisseaux de transfert étaient propulsés dans sa direction avec une accélération terrifiante, ensuite ses équipes de transfert le happaient et ils accéléraient encore plus tandis qu’ils nous tiraient à eux.

Même dans la Gelée, les brusques accélérations étaient éprouvantes. Au moment où nous fûmes happés, j’eus le souffle coupé et perdis conscience une seconde. Durant cette seconde, j’eus une brève vision, vive et nette. Je ne voyais que du noir, sauf à mi-distance, droit devant moi : là se dressait un bloc de glace taillé en forme de cercueil. Pétrifié dans cette bière scintillante, les yeux grands ouverts, je me contemplais moi-même.

La vision disparut, je revins à moi, secouai la tête, clignai des yeux. Les gens de Transtation m’aidèrent à sortir de la Gelée et j’allai rejoindre les autres passagers dans un salon de réception. Plusieurs étaient manifestement malades.

Un employé de Transtation nous souhaita la bienvenue et, sans autre cérémonie, nous escorta à travers le portail jusqu’en ville. Il y avait foule… les largages vers Jupiter étaient sur le point de se faire et il y avait des tas de marchands en ville. Je me trouvai en priorité un travail comme plongeur de restaurant puis gagnai l’avant de Transtation, louai un scaphandre et pris l’ascenseur pour la surface, près du lac de méthane. Je restai un long moment assis là. J’étais sur Transtation, le premier pas vers l’extérieur.


Car j’étais toujours sur les traces d’Icehenge, oui. Mes rêves, mes visions sous le choc de l’accélération, mes études, mes déplacements, tout tournait autour du mégalithe. Et après ma rencontre avec l’étranger, sur Titan – après avoir vu voler en éclats mon histoire la plus chère –, j’avais repris mes études avec une idée fixe, nourrie d’un vague sentiment de trahison : je découvrirais qui avait mis là ce foutu truc.

Et je prenais mon temps. Pas question d’agir avec la précipitation de Nederland. Dans son désir d’être le premier – son aspiration à être celui qui a résolu le mystère – il avait été imprudent, il avait sauté trop vite aux conclusions et considéré trop de faits comme acquis. Je ne ferais pas la même erreur. Avec en tête le souvenir du regard de l’étranger aux yeux injectés de sang, je me plongeai dans les archives du Comité pour le développement de Mars, du Conseil des satellites extérieurs, des diverses compagnies minières qui avaient exploité les satellites, des chantiers navals, de l’expédition Perséphone et ainsi de suite : des années et des années de travail. Et je commençais peu à peu à discerner un fil conducteur.


Quelques années après mon arrivée sur Transtation, je me réveillai un matin dans le parc, une très jeune fille serrée dans mes bras. On venait d’allumer le « soleil » et sa lumière encore peu puissante donnait une rassurante illusion de matin. Je me levai, fis quelques exercices pour me dégourdir les jambes. La jeune fille se réveilla. En pleine lumière, elle paraissait quinze ou seize ans. Elle s’étira comme un chat. Sa veste était toute froissée. Elle était venue me trouver au milieu de la nuit et m’avait réveillé parce qu’il faisait froid et que j’avais une couverture. Il avait été agréable de dormir avec quelqu’un, de se caresser pour se réchauffer, de sentir un contact humain même à travers nos vestes.

Elle se leva et épousseta son pantalon. Elle me regarda et sourit.

« Salut, dis-je. Tu veux aller prendre le petit déjeuner au Café Rouge ?

Non, je dois aller au travail. Merci de m’avoir réchauffée. » Elle tourna le dos et s’éloigna à travers le parc. Je la regardai jusqu’à ce qu’un bouquet de noisetiers la dérobât à ma vue. Il était rare de voir quelqu’un d’aussi jeune sur Transtation.

J’allai manger… je dis bonjour à Dolorès, la caissière, pendant qu’elle encaissait mon addition, mais elle se contenta de hausser les épaules. Je sortis et flânai sans but dans les rues. Parfois le monde réel vous fait l’impression d’un holo, où rien de ce que vous dites ou faites ne peut avoir d’effet sur ce qui se passe autour de vous. Je déteste les matins de ce genre.

Histoire de faire quelque chose, j’allai à la poste retirer mon courrier. Et là, dans le numéro de Vestiges de mars 2606, se trouvait mon article. Mon premier article publié, qui représentait seize ans de travail. Je ne m’attendais pas à ce qu’il paraisse avant encore des mois. Je poussai un cri de joie qui dérangea les gens des cabines voisines. Je parcourus rapidement l’introduction en faisant de gros efforts pour me dire que ces mots étaient de moi.


Davydov et Icehenge : Réouverture d’un dossier

par Edmond Doya


Il y a plusieurs raisons de supposer que le mégalithe appelé « Icehenge », sur Pluton, a été construit au cours des cent cinquante dernières années par un groupe de personnes non encore identifiées.

1) 2443, année où la Corporation Ferrando a mis sur le marché les vaisseaux Ferrando-X, est la date la plus reculée à laquelle il ait existé des vaisseaux capables de faire le voyage aller et retour des spatioports les plus extérieurs jusqu’à Pluton. Avant cette date, étant donné que Pluton était à son aphélie et du côté opposé du Soleil par rapport à Jupiter et Saturne, et en raison des capacités limitées de tous les vaisseaux existants avant le Ferrando-X, Pluton était tout simplement hors d’atteinte pour l’humanité. Nous pouvons donc poser comme hypothèse de travail qu’Icehenge a été édifié postérieurement à 2443.

2) La théorie Davydov, qui est la seule théorie à pouvoir repousser cette indispensable limite temporelle, soutient que le mégalithe a été construit par des mineurs d’astéroïdes qui quittaient le système solaire à bord de deux vaisseaux modifiés de classe PR Deimos. Mais un examen attentif des témoignages qui viennent à l’appui de cette théorie a mis en évidence les contradictions suivantes :

a) Les seuls documents à faire mention de l’Association interstellaire de Marsle groupe de mineurs censés avoir édifié Icehengeont été trouvés en deux endroits : un dossier découvert dans le fichier 14A23546-6 de l’annexe des Archives matérielles de Mars à Alexandrie ; et le journal d’Emma Weil découvert dans un véhicule tout-terrain dégagé lors des fouilles de New Houston, sur Mars. Alors que les archives du Comité pour le développement de Mars mentionnent l’existence de Davydov et des autres personnes nommées dans ce dossier et ce journal, on ne peut y trouver nulle part trace de l’Association interstellaire de Mars. Ce fait devient encore plus troublant avec l’apparition d’un nouveau témoignage concernant ces seuls supports de la théorie Davydov.

b) Jorge Balder, professeur d’histoire à l’université d’Hellas, sur Mars, a visité l’annexe d’Alexandrie en 2536 dans le cadre de ses recherches sur un incident de la protohistoire de Mars. Ses archives montrent qu’il a fouillé à cette époque les six classeurs du fichier 14A23546 et a dressé le catalogue de leur contenu. Il n’y est pas fait mention du dossier trouvé en 2548 par le Pr Hjalmar Nederland où il est question d’Oleg Davydov et de l’Association interstellaire de Mars. Il faut donc en conclure que ce dossier a été placé dans le fichier à une date ultérieure.

c) Les archives des fouilles de New Houston montrent que William Strickland et Xhosa Ti, qui travaillaient sous les ordres du Pr Nederland, ont procédé à un relevé sismique de l’endroit précis où a été découvert le véhicule tout-terrain deux semaines avant sa découverte. Ce relevé ne montrait aucune trace d’objet enterré. Durant les deux semaines en question, une tempête a tenu tous les travailleurs éloignés de cette zone et la voiture a été dégagée par un glissement de terrain qui aurait très bien pu être provoqué par des explosifs.


L’article continuait en dressant la liste de tout ce qui pouvait être vérifié à propos de Davydov et des autres et en démontrant où auraient pu se trouver des renseignements sur eux et l’AIM ; mais ceux-ci étaient introuvables. Il suggérait ensuite une enquête complémentaire, y compris un examen complet et la datation, si possible, de la voiture abandonnée, du carnet d’Emma Weil et du dossier d’Alexandrie. Ma conclusion était purement spéculative, seule attitude permise à ce stade, mais faisait quand même sensation… Nous sommes donc enclins à penser que ces objets, et la théorie Davydov qui repose entièrement sur eux, ont été construits de toutes pièces, apparemment par les mêmes gens qui sont responsables de l’édification d’Icehenge, et qu’ils constituent une « fausse explication » du mégalithe en rattachant celui-ci à la Guerre civile martienne alors qu’il a manifestement été édifié au moins deux siècles plus tard.

Oui, cela leur ouvrirait les yeux ! Cela remettrait tout en question. Et Vestiges était une importante publication lue dans tout le système. Nederland lui-même lirait cet article. Il était peut-être en train de le lire en ce moment même. Cette idée avait quelque chose de troublant. Les hostilités sont ouvertes, me dis-je.

À la fin de mon service au restaurant, j’allai trouver Fist Matthews, un des cuisiniers. « Fist, pourrais-tu me prêter dix crédits jusqu’à la paye ?

— Pourquoi veux-tu de l’argent, jeune fou ? À voir ce que tu manges ici, tu ne risques pas de mourir de faim.

— Non, j’en ai besoin pour lire mon courrier à la poste.

— Qu’est-ce qu’un plongeur peut avoir à faire de son courrier ? Pour ma part, je m’en fiche, du courrier. Tes amis sont où tu peux les voir, voilà ce que je dis.

— Oui, moi aussi. C’est de mes ennemis que je veux avoir des nouvelles ! Écoute, je te rembourse le jour de la paye, c’est après-demain.

— Tu ne peux pas attendre jusque-là ? Bon, ça va, quel est ton numéro de compte ?… »

Il alla effectuer le virement au terminal du restaurant. « Voilà, tu les as. N’oublie pas le jour de la paye.

— Compte sur moi. Merci, Fist.

— Ce n’est rien. Dis donc, je vais faire du body-surfing avec les filles après le travail… tu veux venir ?

— Je passe d’abord voir mon courrier, mais j’y penserai. »

Je jetai encore quelques assiettes sur le tapis du lave-vaisselle – attrapai un morceau de homard gros comme mon doigt, le fourrai dans ma bouche, ne rien laisser perdre – en attendant mon remplaçant qui arriva l’air endormi.

Les rues de Transtation étaient aussi désertes que possible. Dans le quadrilatère verdoyant du parc, juste au-dessus de moi de l’autre côté du cylindre, un groupe de gens jouait au cricket. Je dépassai rapidement un de mes emplacements nocturnes sur le trottoir, enjambai des silhouettes assoupies. À l’approche du bureau de poste, je gambadais. Je n’avais pas eu les moyens de lire mon courrier depuis des jours… cela m’arrivait à la fin de chaque mois. L’administration des Postes tient les dingues de courrier au bout d’un fil.

Quand j’arrivai, il y avait foule et je dus me battre pour trouver une console. De plus en plus de gens se domiciliaient en poste restante, semblait-il, surtout sur Transtation, où presque tout le monde était en transit.

Je m’assis devant un des écrans gris, m’identifiai, réglai la poste et appelai ma correspondance des profondeurs de l’ordinateur. Je me carrai dans mon siège pour lire.

Rien ! « Merde alors ! » m’écriai-je, faisant sursauter un jeune homme dans la stalle voisine. Saleté de courrier, rien que des trucs sans intérêt. Pourquoi personne n’avait-il écrit ? « Personne n’écrit à Edmond », chantonnai-je, une rengaine que j’avais mise en musique au fil des ans. Il y avait un numéro de la Revue archéologique, un avis que mon abonnement à Marscience était arrivé à expiration, ce dont je remerciai le ciel, et un questionnaire d’un politicien local qui demandait si c’était bien là mon numéro de boîte postale actuel.

J’éteignis l’écran et sortis. Tes amis sont où tu peux les voir. Le conseil avait du bon. Il y avait plus de monde dans les rues, les trams, qui allaient au travail, en revenaient. Je ne reconnus personne. Je connaissais presque tous les résidents de Transtation, c’étaient de braves gens, mais mes vieux amis de Titan me manquaient soudain. Je désirais quelque chose… quelque chose que le courrier pourrait m’apporter, avais-je cru ; mais ce n’était pas non plus tout à fait cela.

Je détestais les matins de ce genre. Je décidai d’accepter l’invitation de Fist et pris le tram pour l’avant de la ville. Je descendis au terminus et montai dans l’ascenseur pour la surface. Sorti de l’ascenseur, j’allai à la grande fenêtre qui surplombait le lac d’Émeraude. Nous étions dans les parages d’Uranus, de sorte que le lac était plein. Le vestiaire, cependant, était presque vide. Je passai au guichet, qui me ponctionna encore un peu de l’argent de Fist. L’employé qui m’aida à passer mon scaphandre avait l’air endormi, aussi je vérifiai le raccord de mon casque dans le miroir. Une noire créature aquatique – quelque chose entre la grenouille et le phoque – me rendit mon regard derrière sa visière et je souris. Dans le miroir apparut une grimace désabusée. La grosse tête ronde, les gants munis d’ailerons, les longs pieds palmés, les nageoires costales et l’œil de cyclope du casque me transformaient (avec beaucoup d’à-propos, me dis-je) en monstre extraterrestre. J’entrai lentement dans le sas en levant haut les genoux avant de lancer les pieds en avant.

La porte extérieure s’ouvrit, je sentis l’air s’échapper et je me retrouvai dehors, livré à moi-même. Je ne sentais pas de différence, mais je respirai plus rapidement pendant un moment, comme toujours ; je n’avais guère passé de temps à l’extérieur, dernièrement. Une rampe descendait dans le lac, je la suivis jusqu’au bout d’un pas dandinant.

Autour du lac, une étendue gris-bleu s’élevait jusqu’à l’horizon rapproché de la paroi d’un ancien cratère raboté. Cela ressemblait à la surface de n’importe quel astéroïde. La vie sur Transtation – l’intérieur évidé, les bâtiments et les gens, le spatioport sophistiqué, l’énorme complexe de propulsion à l’autre bout, la vitesse extraordinaire du tout –, tout cela pouvait sembler issu d’une imagination débridée au bord de ce lac de méthane liquide prisonnier d’un vieux cratère.

Devant moi, les étoiles se reflétaient, vertes comme… oui, des émeraudes… sur la surface vitreuse du méthane. Je voyais le fond, trois ou quatre mètres plus bas. Une série de rides passa et fit danser un moment les étoiles vertes.

Au milieu du lac, la machine à vagues était un grand mur noir difficile à distinguer dans la pâle lueur du soleil. Son brusque déplacement dans ma direction (qui semblait une illusion visuelle due à un clignement d’yeux) donna naissance à une grosse vague verte. On pouvait difficilement voir les vagues avant qu’elles ne franchissent le rempart submergé vers le centre du lac ; elles se levaient alors et retombaient, se brisaient de part et d’autre du cratère en projetant dans l’espace des nappes de méthane qui retombaient lentement comme des gouttes de mercure.

Je plongeai. Submergé, je n’avais plus de poids et nager réclamait peu d’efforts. Le grondement régulier des vagues qui déferlaient couvrait le bruit de ma respiration et j’entendais toutes les dix ou quinze secondes le bruit sourd de la machine à vagues. Devant moi, le vert du méthane devenait trouble à cause des turbulences au-dessus du cratère submergé. Je perçai la surface de la tête pour regarder et tout bruit, à l’exception de celui de ma respiration, cessa aussitôt.

Il y avait quelques autres nageurs et je supposai que parmi eux se trouvaient quelques-uns de mes compagnons de travail du restaurant. Je contournai le brisant, dépassai le cratère pour aller où les vagues se heurtaient pour la première fois à la saillie du fond et prenaient toute leur hauteur, qui atteignait aujourd’hui près de dix mètres. Il y avait là trois de mes amis, Wendy, Laura et Fist ; je leur adressai un signe et fis la planche en attendant que vienne leur tour. Bercé par la douce ondulation des vagues, je me sentais parfaitement inhumain ; tout ce que je percevais – même le bruit de ma respiration – était étrange, surnaturel, trop sublime pour la sensibilité humaine.

Puis je me retrouvai seul au point de déferlement. Une vague s’approchait et je nageai vers l’endroit où elle allait se briser en calculant ma vitesse pour y parvenir juste un peu avant qu’elle ne m’entraîne.

La vague m’atteignit et je me sentis soulevé avec force. Je me tournai voluptueusement sur le ventre, me laissai glisser sur la pente de plus en plus raide jusqu’à ce que je sente qu’elle se refermait sur moi. Le bas du corps hors du méthane, je patinais sur les ailerons de mes gants… je les inclinai sur la gauche et filai latéralement, volant sur la crête de la vague… j’agitai les pieds pour ralentir un peu ma vitesse et la déferlante se referma devant moi. Le noir se fit. J’étais dans le tunnel. J’avais les mains tendues devant moi, plongées dans le méthane pour m’empêcher de tomber au creux de la vague. Immobile, je volais néanmoins, propulsé dans les ténèbres à une vitesse terrifiante par le liquide qui filait le long de mon épaule gauche, se recourbait au-dessus de ma tête et retombait de l’autre côté de mon épaule droite. J’avais devant moi un énorme tunnel et, au bout de ce tube d’obsidienne tourbillonnante, une petite ellipse de velours noir piqué d’étoiles.

L’ouverture se rétrécit, indiquant que la vague avait dépassé le cratère submergé et s’apaisait. Je plongeai pour prendre de la vitesse, fis volte-face et jaillis par le trou, sur le dos de la vague, et regagnai la surface vitreuse unie sous les étoiles.

Tout en retournant à mon point de départ, j’observais une nageuse qui tournoyait en silence sur la vague suivante. Elle monta trop haut et fut projetée par-dessus la crête de celle-ci. Si elle heurtait le fond du cratère et brisait le joint de son scaphandre, elle gèlerait immédiatement… mais elle le savait et éviterait de se laisser entraîner trop profondément.

J’appelai la rive par radio pour demander d’envoyer du chant grégorien dans mes écouteurs ; puis je nageai, chevauchai les vagues et fredonnai avec la musique quand je pouvais reprendre mon souffle, sans penser à rien. Plus tard, je passai sur la bande générale pour discuter et analyser chaque vague, chaque chevauchée, avec Fist, Wendy et Laura. Je nageai jusqu’à ce qu’il y ait dans mon scaphandre trop de sueur et trop peu d’oxygène.

Dans le tram qui me ramenait en ville, je me sentais bien : libre et autosuffisant, cosmopolite, prêt à me mettre au travail, qui était de s’attaquer à la facette suivante du problème d’Icehenge : l’identité de son bâtisseur. Mes recherches m’avaient donné une bonne idée de qui il pouvait s’agir, mais le problème serait de le prouver… ou même de parvenir à une conclusion convaincante. Le lendemain, je retournai voir mon courrier ; une longue lettre de Mark Starr m’attendait. J’enfonçai la touche IMPRIMER et elle sortit de la fente située sur le côté de la console, bleu sur papier gris, comme toujours.


Je me rendis un jour au Centre d’information de Transtation pour y chercher la dernière conférence de presse de Nederland. Le hall était presque vide et j’allai directement dans une cabine. L’index que je consultai ne comportait que les programmes de conférences réguliers de Nederland et je dus chercher dans les nouveautés la conférence de presse que je voulais. Je la trouvai finalement, tapai le code pour l’obtenir et m’enfonçai dans le fauteuil pour regarder.

La pièce s’assombrit. Il y eut un déclic et je me retrouvai dans une vaste salle de conférences bien éclairée, pleine d’images holos de Martiens des classes supérieures : journalistes, étudiants, fonctionnaires (comme dans tout holo martien, il y en avait une tripotée) et quelques savants que je reconnus. Puis Nederland descendit l’allée la plus proche de moi pour se diriger vers la tribune. Je passai à travers gens et sièges jusqu’à cette allée et me tins sur son chemin. Il me passa au travers. Souriant de ma petite plaisanterie, et de mon bref moment d’effroi involontaire avant la collision immatérielle, je dis : « Tu me verras bientôt », et j’entrepris de retrouver ma place.

Nederland atteignit la tribune et la percussion irrégulière des voix se tut. Il était petit, et seule sa tête émergeait au-dessus du pupitre. Sous sa chevelure noire en bataille, il arborait un air de triomphe ; ses joues rouge vif brillaient d’excitation. « Vieux romantique impénitent, dis-je. Tu as quelque chose dans la manche, ce n’est pas à moi qu’on la fait. »

Il s’éclaircit la gorge, signe habituel qu’il allait prendre la parole. « Je pense que ma déclaration répondra à la plupart des questions que vous avez à poser, je vais donc la faire tout de suite, puis nous répondrons à toutes vos questions. »

« Depuis quand en est-il autrement ? » demandai-je, mais ce fut la seule réaction. Nederland regarda ses notes, releva les yeux – son regard croisa le mien – et il tendit une main en un geste de bénédiction.

« Certains ont critiqué récemment la théorie Davydov en prétendant que le monument de Pluton est une mystification moderne et que, dans mes travaux sur le sujet, j’ai fait preuve de négligence dans l’examen des indices matériels. L’absence de traces sur le sol autour du site, notre incapacité à trouver des signes de construction, sont cités comme des faits qui contredisent ou ne s’accordent pas avec mon explication.

« Je dis, moi, que ce sont mes critiques qui négligent les indices matériels. Si ce n’est pas l’expédition Davydov qui a construit Icehenge, pourquoi donc Davydov lui-même a-t-il étudié les cultures mégalithiques de la Terre ? »

« Quoi ? » m’écriai-je.

« Que devons-nous faire de son intention avouée de laisser une marque sur le monde ? Pouvons-nous qualifier de coïncidence le fait que le vaisseau de Davydov a disparu juste trois ans avant la date découverte sur Icehenge ? Je ne pense pas… »

Il poursuivit, reprenant et développant les arguments auxquels il se tenait depuis cinquante ans. « Allez, grognai-je, viens-en au fait. » Il continuait son ronron sans tenir compte du fait que ses critiques avaient démontré que toute l’histoire de Davydov était partie intégrante de la mystification. « Je sais que tu as quelque chose dans la manche, sors-le donc. » Puis il exhiba un carnet et un sourire involontaire plissa son visage. Je me penchai en avant.

« Mes critiques, dit-il de sa voix haut perchée, m’attaquent d’une façon purement négative. À part la vague affirmation que le monument est une mystification moderne – mise sur pied par qui, ils ne peuvent le dire –, ils n’ont aucune théorie pour remplacer la mienne, et rien pour expliquer les preuves découvertes dans les archives de Mars… »

« Mais c’est absolument faux ! »

« … qui sont constamment reclassées et réexaminées. »

« C’est toi qui le dis. »

« Des gens comme Doya, Satarwal et Jordan prétendent qu’il n’y a rien sur le site qui prouve l’âge d’Icehenge. Mais il n’y a rien non plus pour prouver que le monument est moderne, ce qui serait certainement facile à démontrer avec la sophistication des méthodes de datation actuelles.

« En fait, il y a maintenant une preuve qui démontre sans conteste qu’Icehenge ne peut pas être moderne. » Il fit une pause pour laisser sa déclaration bien pénétrer les esprits. « Vous savez tous que des micrométéorites, ces poussières de l’espace, tombent continuellement sur tous les astres du système solaire ; et que lorsqu’elles tombent sur les astres dépourvus d’atmosphère, elles laissent des traces. Même le plus petit fragment laisse sa marque. La chute de ces micrométéorites est régulière, et son taux est constant dans tout le système solaire. Le Pr Mund Stallworth, de l’université de Mars, a reçu une bourse de la fondation Holmes pour poursuivre des recherches approfondies dans ce domaine. Il a déterminé les taux d’impact pour différentes gravités ; par conséquent, un décompte de ces impacts peut maintenant servir de méthode de datation précise. Le Pr Stallworth a procédé à un examen détaillé par ordinateur de la surface des monolithes et du terrain environnant déblayé par les constructeurs ; le résultat du décompte à partir des hologrammes est tel qu’il situe la date d’érection d’Icehenge à un millier d’années avant l’époque actuelle, plus ou moins cinq cents ans. Sa communication paraîtra dans le prochain numéro de Marscience. Il y explique qu’il est impossible d’être plus précis en raison de la brièveté de la période considérée et du fait qu’il a dû travailler sur des hologrammes. Cela situe la date de construction la plus récente à quelque deux cent cinquante ans avant celle mentionnée par l’inscription, mais cela peut s’expliquer par le fait que les surfaces lisses des monolithes font apparaître un plus fort pourcentage d’impacts que les autres surfaces. Dans tous les cas, il est impossible qu’un tel nombre de micrométéorites ait pu tomber dans le court espace de temps avancé par ceux qui prétendent qu’Icehenge est une mystification.

« Il n’y a donc rien pour infirmer dans les faits la théorie Davydov… il n’y a que les doutes et spéculations fantaisistes de détracteurs, dont certains ont des motivations politiques manifestes. Tandis qu’il existe quelque chose pour infirmer dans les faits les thèses soutenues par ces détracteurs. Je vous remercie de votre attention. »

Un tohu-bohu se déclencha parmi les silhouettes jusque-là attentives qui m’entouraient. Les questions fusaient, incompréhensibles dans le vacarme des applaudissements. « Oh ! la ferme ! » dis-je à l’image de ma voisine qui tapait dans ses mains. Lorsque les questions devinrent audibles – certaines étaient très pertinentes – le calme revint, mais les gens du service d’information avaient apparemment considéré que cette partie de la conférence était sans importance. La scène disparut dans un déclic et je me retrouvai dans la salle holo sombre et silencieuse. La lumière se fit. Je restai assis dans mon fauteuil.

Nederland avait-il finalement apporté la preuve de sa théorie ? L’étranger de Titan s’était-il trompé, tout compte fait ? (et moi avec lui ?) « Hum ! » fis-je. J’allais apparemment devoir me pencher sur les méthodes de datation.


Je m’éveillai dans une ruelle à proximité d’un des grands boulevards de Transtation. J’avais dormi sur le côté, mon cou et ma hanche étaient meurtris. J’ôtai ma veste et en secouai la poussière. Je me passai les doigts dans les cheveux pour les aplatir, me brossai les dents avec l’ongle, cherchai autour de moi quelque chose à boire. Je remis ma veste. Je me frappai les flancs pour me réchauffer.

Autour de moi, les silhouettes allongées étaient toujours endormies. L’heure du réveil est le pire inconvénient de la vie dans les rues de Transtation ; la température tombe à dix degrés durant la nuit pour encourager les voyageurs à louer une chambre. Pour aider l’industrie hôtelière. Mais beaucoup de gens dorment malgré tout dans la rue, étant donné qu’ils sont pour la plupart en transit. Il n’y a guère que le froid pour les déranger, si bien qu’ils économisent leur argent pour des choses plus importantes qu’une chambre d’hôtel. Nous n’avons pas besoin d’abri, à l’intérieur de cet astéroïde.

J’étais une nouvelle fois à court d’argent, mais il me fallait quelque chose à manger. Je pris le tram.

Près du spatioport, je dépensai mes dix derniers crédits dans le restaurant le meilleur marché de Transtation. Avec la monnaie, je me payai un bain et restai assis dans un coin de la piscine publique à me reposer sans penser à rien.

Cela fait, je me sentis revigoré ; mais j’étais également fauché. J’allai à mon restaurant et tapai encore Fist, puis me rendis au bureau de poste. Pas beaucoup de courrier ; mais vers la fin, à ma grande surprise, il y avait une lettre du Pr Rotenberg, chef de la section des beaux-arts à l’Institut de Transtation pour le progrès de la connaissance (qui, comme beaucoup d’institutions sur Transtation, avait été fondé par Caroline Holmes). Le Pr Rotenberg, qui avait apprécié mes « intéressants articles révisionnistes » sur Icehenge, se demandait s’il me serait possible d’accepter un contrat pour un semestre comme conférencier et animateur d’un séminaire d’étude sur les écrits relatifs au monument mégalithique de Pluton… « Houlà-là ! » m’écriai-je, et, la bouche grande ouverte, je tapai l’ordre d’imprimer la lettre.


Je sortis de ma cabine pour la première fois depuis longtemps afin de renouveler ma provision de biscuits et de jus d’orange. Les corridors de bois et de mousse du Flocon-de-Neige étaient complètement vides ; il semblait que les gens restaient dans leurs chambres ou les petits salons sur lesquels elles s’ouvraient. Le Dr Lhoste avait amené Brinston pour une visite de conciliation et ils étaient tombés sur Jones. Nos relations étaient marquées, lorsque nous ne pouvions éviter de nous rencontrer, par une réserve polie ; mais nous restions la plupart du temps cloîtrés dans l’attente du débarquement. Il ne nous restait que quelques semaines avant d’atteindre Pluton. Ce n’était pas très long ; tout le monde est patient, tout le monde sait attendre dans ce monde où tout évolue si lentement.

C’était hier mon anniversaire. J’ai eu soixante-deux ans. Un dixième de ma vie est écoulé, mon interminable enfance est terminée. Ces années me semblent une éternité et tout ne fait que commencer. C’est difficile à croire. Je repensai à l’étranger chenu rencontré sur Titan et me demandai ce que signifiait vivre aussi longtemps pour finir quand même par mourir. Que sommes-nous devenus ?

Lorsque je serai aussi vieux que cet étranger, j’aurai oublié ces soixante-deux premières années, et bien d’autres. Ou elles seront enfouies dans les tréfonds insondables de ma mémoire – ce qui revient au même que l’oubli –, le souvenir étant une faculté inadaptée à notre nouvelle échelle temporelle. Et combien d’autres facultés sont semblables ?

L’autobiographie est à présent le complément indispensable de la mémoire. Je vivrai peut-être encore dans cinq siècles, mais le je qui écrit ceci ne sera plus dans mon esprit qu’un fait brut. J’écris donc ceci pour ce moi étranger afin qu’il sache qui il a été. J’espère que ce sera suffisant. Je crois fermement que oui ; j’ai une bonne mémoire.

Pour mon anniversaire, mon père m’a envoyé un poème qui est arrivé hier soir. Il m’en a offert un tous les ans depuis maintenant cinquante-quatre ans ; ils commencent à constituer un vrai recueil. Je l’ai encouragé à les entrer, ainsi que le reste de ses poèmes, dans les archives générales, mais il s’y refuse toujours. Voici le dernier :

En contemplant le rayon vert.

En mer, au nord d’Hawaii.

Il fait encore jour, pas de nuages :

Sur une plaine bleu foncé,

Sous une demi-sphère bleu limpide.

Notre bateau moucheron dans la danse bleue

De vent eau et lumière.

Le crépuscule proche.

À l’ouest l’océan bleu nuit.

Strié d’argent bleuté.

Le soleil orange pâle.

Descend,

S’aplatit en touchant l’horizon :

La Terre est maintenant entre nous et lui,

La seule lumière qui nous reste infléchie

Par l’atmosphère : image de soleil.

À demi couché, ne pas regarder, trop brillant.

Le ciel blanc autour du soleil.

Seul reste un copeau, regardez maintenant :

Rognure dénudée qui repasse

De l’orange au jaune,

Du jaune au tilleul,

Puis à l’instant même où elle disparaît.

Au vert éclatant !

En retournant à ma cabine avec ma nourriture, ce poème en tête, je pris conscience que mon père me manquait.


Je fis connaissance avec le séminaire que je devais animer à l’Institut environ un mois après avoir reçu l’invitation du Pr Rotenberg. À ma demande, nous avions décidé de nous retrouver dans l’arrière-salle d’un café en face de l’Institut et nous nous y étions rendus sur-le-champ.

Il fut rapidement évident qu’ils avaient lu ce qui avait été écrit sur le sujet. Que pouvais-je leur dire de plus ?

« Qui l’a construit ? demanda un nommé Andrew.

— Une minute, commençons par le commencement. » C’était Elaine, une centenaire avenante assise à ma gauche. « Parlez-nous de vous ; comment en êtes-vous venu à vous intéresser à ça ? »

Je leur racontai ma vie aussi brièvement que possible, embarrassé de la rencontre fortuite qui avait déclenché toutes mes recherches. « … Comme vous voyez, je crois avoir rencontré quelqu’un qui a participé à la construction d’Icehenge, ce qui élimine nécessairement l’expédition Davydov.

— Vous avez dû être stupéfait, dit Elaine.

— Assurément. Stupéfait, secoué… je me suis même senti trahi… mais bientôt l’idée que le monument avait été édifié par quelqu’un d’autre que Davydov se mit à m’obséder. Cela faisait que le problème n’était toujours pas résolu, voyez-vous.

— Une part de vous-même a accueilli cela avec joie. » C’était April, une femme très attentive assise en face de moi.

« Oui.

— Mais, et Davydov ?

— Et Nederland ? » demanda April. Elle avait une façon de parler plutôt sèche et méprisante.

« Je ne savais pas. Il ne semblait pas possible que Nederland se soit trompé… il y avait tous ces livres, sa théorie si bien étayée. Et j’y avais cru si longtemps. Comme tout le monde. S’il s’était trompé, que devenait Davydov ? Et Emma ? Bien des fois, alors que j’y réfléchissais, la certitude que j’avais éprouvée cette nuit-là – que cet étranger savait ce qui s’était passé – disparaissait. Mais le souvenir… refusait de disparaître. Il savait, et je le savais, j’en étais sûr. C’est ainsi qu’a débuté ma quête.

— Par quoi avez-vous commencé ?

— Un postulat. Par induction, comme Nederland. Je suis parti de la théorie qu’Icehenge n’avait pas été construit avant que les humains ne soient capables d’atteindre Pluton, ce qui me paraissait raisonnable. Et il n’y avait pas de vaisseaux qui puissent faire l’aller et retour avant 2443. Icehenge était donc de construction relativement récente et rendu anonyme dans le but délibéré de jeter un voile sur ses origines.

— Une mystification, dit April.

— Euh, oui, en un sens, bien que ce ne soit pas le monument qui soit une mystification, je veux dire qu’il est bien là quel que soit celui qui l’y a mis…

— Ensuite, l’expédition Davydov.

— Exactement. Je fus alors forcé de me demander si Davydov et Emma… si l’un et l’autre avaient jamais existé.

— Vous avez donc vérifié les premiers travaux de Nederland. » C’était Sean, un grand et gros barbu.

« C’est ce que j’ai fait. J’ai découvert que Davydov et Emma avaient bien existé… Emma avait été détentrice de plusieurs records de demi-fond pendant des années et il subsiste des traces de leurs carrières professionnelles. Et ils ont tous deux disparu avec beaucoup d’autres pendant la Guerre civile martienne. Mais les seuls éléments à établir un rapport entre eux et Icehenge étaient un dossier dans les archives d’Alexandrie, apparemment faux, et le journal d’Emma Weil, déterré près de New Houston. Je réussis à intéresser à l’affaire un chimiste du nom de Jordan qui est allé examiner le véhicule où a été trouvé le journal. Vous savez que le métal s’oxyde lorsqu’il est enfoui dans le sol de Mars et que le taux d’oxydation est mesurable… l’analyse qu’en a faite Jordan semble indiquer qu’il n’a jamais été enterré dans l’argile smectique mais plutôt exposé à l’air. C’est fort suspect, bien entendu. Puis un ingénieur du nom de Satarwal a dressé une liste de l’équipement nécessaire à la construction d’Icehenge et, d’après les dires mêmes d’Emma Weil, les mineurs d’astéroïdes ne possédaient pas tout ce matériel. La théorie Davydov s’est donc écroulée de toutes parts en quelques années, et en fait ce séminaire est un signe de cet effondrement.

— Qu’avez-vous donc fait ensuite ? demanda Sean.

— J’ai établi une liste des attributs et qualités que devaient avoir possédés les constructeurs d’Icehenge en me disant que je pourrais alors dresser une liste de suspects. Ils devaient avoir beaucoup d’argent. Ils devaient avoir de la main-d’œuvre – mon étranger, entre autres, supposai-je. Ils devaient avoir un gros astronef et pouvoir le soustraire aux registres de contrôle de vols officiels, ce qui est plutôt difficile. Et ils devaient posséder du matériel spécialisé, composé en partie d’engins fort peu répandus. Après avoir établi cette liste, je commençai à faire des suppositions, sur leurs motivations et tutti quanti, ce qui était moins vérifiable bien que cela m’ait beaucoup aidé…

— Mais vous ne pouviez pas continuer éternellement à faire des suppositions, dit April. Qu’avez-vous fait ?

— Euh… J’ai fait des recherches. Je me suis assis devant un écran et j’ai appelé des codes, lu les résultats, trouvé de nouveaux index, appelé de nouveaux codes. J’ai fouillé les registres de navigation, les archives d’usines, les registres commerciaux… j’ai enquêté sur diverses personnes fortunées. Ce genre de choses. C’était un travail fastidieux par certains côtés, mais il me plaisait. Je me voyais au début en train de chercher mon chemin dans un labyrinthe. Puis cette représentation me sembla fausse. Devant un écran de bibliothèque, je pouvais aller n’importe où. Grâce aux lois sur l’accès à l’information, je pouvais disposer de tous les dossiers et archives existants, sauf les illégaux – il y en a beaucoup –, mais si ces derniers étaient dissimulés dans de plus vastes banques de données avec des codes d’accès secrets, voyez-vous, je pouvais sans doute y accéder aussi. Je suis tombé sur des rats de fichiers qui m’ont appris de nouveaux codes, et ces nouveaux codes m’ont permis d’entrer dans des banques de données qui m’en ont appris davantage. Lorsque j’essayais de me représenter cela, je me voyais comme un minuscule composant d’un réseau de communication unifié, d’un complexe informatique polyvalent qui englobait tout le système solaire… une entité invisible en forme de disque, quasi télépathique, un phénomène ondulatoire qui ajoutait une complication supplémentaire à la danse des quarks autour du Soleil. Je ne me trouvais donc pas dans un labyrinthe, je le survolais, je le voyais en son entier… et ses parois formaient un motif, avaient une signification, si je pouvais apprendre à la déchiffrer… »

Je m’arrêtai et regardai autour de moi. Visages inexpressifs, hochements de tête neutres, tolérants. « Vous voyez ce que je veux dire ? » demandai-je.

Pas de réponse. « À peu près, dit Elaine. Mais c’est l’heure.

— D’accord, dis-je. À la prochaine fois. »


Un soir, après une petite fête dans la cuisine du restaurant, j’errais dans les rues, l’esprit en ébullition. Le « soleil » était éteint et l’autre côté du cylindre était une dentelle de réverbères et d’enseignes colorées. C’était le lendemain de la paye, si bien que je fis halte au Centre d’information et attendis qu’une cabine se libère. Lorsque j’en eus trouvé une, je m’assis et consultai des index au hasard. Quelque chose me tracassait, mais je ne savais pas exactement quoi ; pour le moment, je désirais simplement de la distraction. Je choisis finalement les Nouvelles Récréatives, qui passaient en continu.

La pièce s’assombrit pour laisser apparaître une plate-forme dans l’espace. Le point de vue se déplaça et je constatai que nous étions sur l’extension d’un petit satellite en orbite basse autour d’un astéroïde.

La voix chantante d’un commentateur sportif s’éleva. « Sur Hébé, l’antique jeu de golf a subi une nouvelle métamorphose. » Nous nous avançâmes sur la plate-forme et deux golfeurs apparurent au bord, vêtus de minces combinaisons de sortie express. « Oui, Philip John et Arafura Aloesi ont ajouté une nouvelle dimension à la pratique de leur sport favori sur et autour d’Hébé. Mais laissons-leur la parole. Arafura ?

— Oui, Connie. Eh bien, en deux mots, nous jouons la balle d’ici. Le drapeau est là-bas, près de l’horizon, vous voyez la lumière ? Le but fait deux mètres de largeur, nous avons pensé qu’il nous fallait bien ça, d’ici. Nous jouons la plupart du temps en un seul coup.

— À quoi devez-vous faire attention quand vous frappez la balle d’ici, Phil ?

— Eh bien, Connie, nous sommes en orbite de Clarke, de sorte qu’il n’y a pas à se soucier de la vélocité orbitale. Cela ressemble beaucoup à n’importe quel autre drive, à part que l’on se trouve plus haut que d’habitude…

— Il faut veiller à ne pas frapper trop fort ; la gravité n’est pas très forte autour d’un petit rocher comme celui-ci, si vous utilisez un bois no 1, vous risquez de placer la balle en orbite, ou même de l’envoyer dans l’espace…

— Oui, Connie. Pour ma part, j’utilise généralement un fer no 3 et je frappe vers le bas, c’est ce qui rend le mieux. Nous jouons parfois d’un endroit où il faut faire décrire une orbite à la balle avant qu’elle touche le sol, mais c’est déjà assez difficile comme ça et…

— Très bien, voyons donc comment vous faites. »

Ils jouèrent et les balles disparurent.

« Et comment voyez-vous où la balle est tombée, les gars ?

— Eh bien, Connie, nous avons cet écran radar qui suit les balles jusqu’à l’horizon – vous voyez, la mienne est sur la bonne route – puis le green fait cent mètres de diamètre et si nous atterrissons dessus on le voit sur cet écran-là. Là, elles vont atterrir… »

Rien n’apparut sur l’écran vert, à côté d’eux. Phil et Arafura eurent l’air déconfit.

« Merci, les amis. Vous formez des projets pour l’avenir ? »

Phil s’épanouit. « Eh bien, je me disais que si nous allions nous installer en orbite autour d’Io, nous pourrions utiliser la Tache Rouge comme trou. Pas de problème de gravité, là-bas…

— Oui, ça ferait un sacré parcours. C’était Connie McDowell qui vous parlait d’Hébé… »

Mon temps était écoulé et la pièce fut plongée dans le noir, puis l’éclairage revint. Un employé finit par venir me sortir. J’étais resté assis, bouche bée : frappé par une soudaine inspiration. Je bondis en riant. « C’est ça ! dis-je. Des balles de golf ! » Je ne cessais de rire comme un fou. « Je tiens ce vieil imbécile, cette fois ! » L’employé me dévisagea et secoua la tête.


Une longue lettre de moi parut à peine un mois plus tard (je l’avais écrite en une semaine) dans la partie Commentaires de Vestiges. Un passage de celle-ci disait :


Il n’existe pas d’indice probant de l’âge d’Icehenge. Pour la bonne raison que la plupart des méthodes de datation mises au point par les archéologues ne sont applicables qu’à des substances et des phénomènes qu’on ne trouve que sur Terre. Certaines ont été adaptées aux conditions de Mars, mais sur les corps planétaires dépourvus d’atmosphère les phénomènes qu’elles mesurent n’existent tout simplement pas.

L’âge de la glace d’Icehenge a été évalué à environ deux millions d’années. Mais il s’est révélé plus difficile de déterminer quand elle a été découpée et placée sur Pluton. Deux altérations des « pains » de glace offrent des méthodes de datation possibles. Tout d’abord, une certaine quantité de glace s’est sublimée spontanément, mais à soixante-dix degrés Kelvin, le processus est extrêmement lent et ses effets sur Icehenge trop petits pour être mesurés. (Cela plaide contre toute antiquité du mégalithecette antiquité alléguée par les tenants des théories « préhistoriques »mais n’est d’aucune aide pour déterminer avec plus de précision la date de construction.)

On a tenté de mesurer la seconde altération de la glace, résultat de l’impact de micrométéorites. Le Pr Mund Stallworth a mis au point, avec l’aide du Pr Hjalmar Nederland et de la fondation Holmes, une méthode de comptage des micrométéorites au moyen de laquelle il prétend avoir déterminé l’âge du monument. Cette méthode est l’équivalent de la méthode de datation terrestre par la patine et, comme celle-ci, elle repose sur une connaissance approfondie des conditions locales si l’on désire parvenir à une quelconque précision. Stallworth a supposé, et uniquement supposé, que la chute des micrométéorites est une constante à la fois dans le temps et dans l’espace. À la suite de cette supposition, il a été fort rigoureux et a compté les impacts sur les surfaces artificielles de la Lune et des astéroïdes pour établir une table de calcul à court terme fiable. Selon ses calculs, les micrométéorites tombent sur Icehenge depuis un millier d’années plus ou moins cinq cents ans. Cela situe l’édification d’Icehenge au moins cent cinquante ans avant la date de 2248, mais Nederland, qui a utilisé les travaux de Stallworth pour appuyer sa théorie, juge le résultat assez proche.

Cependant, le principal problème soulevé par cette méthode (sans tenir compte du fait qu’elle est fondée sur une supposition) est que la chute de micrométéorites sur Icehenge pourrait faire partie des indices fabriqués de toutes pièces. Les micrométéorites sont pour la plus grande part constitués de poussières de carbone. Une poignée de poussière de carbone répandue de quelques centaines de mètres au-dessus du monument produirait exactement le même effet que la chute naturelle des micrométéorites pendant un millier d’années. Il serait impossible de voir la différence.

Il s’agirait par conséquent d’une précaution qui viendrait très vite à l’esprit des constructeurs d’Icehenge s’ils essayaient de faire paraître le monument plus vieux qu’en réalité, car les micrométéorites sont la seule force susceptible d’agir à court terme sur les monolithes. Même s’il n’existait pas de méthode pour mesurer leur action à l’époque de la construction du monument (et elle n’existe toujours pas, à mon avis), l’existence de la chute de micrométéorites était bien connue, si bien qu’il était parfaitement possible de prévoir cette méthode de datation et d’y pallier à l’aide d’une chute artificielle. Étant donné la nature élaborée de la mystification, les probabilités en sont très fortes…


Lors de la réunion suivante du séminaire, dans le même café, après avoir bu quelques verres, Andrew agita un doigt dans ma direction. « Allez, Edmond. Nous voulons savoir qui l’a mis là. »

Je posai mon verre. Je n’avais jamais couché cela par écrit ; je ne l’avais jamais dit à personne. Tous les yeux étaient braqués sur moi.

« Caroline Holmes, dis-je.

— Quoi ?

— Non !

— Hein ?

— Non, noooon… »

Ils se calmèrent. Sean demanda : « Pourquoi ?

— Commencez par le commencement », dit Elaine.

J’acquiesçai. « Tout est parti des registres de navigation. Vous vous rappelez la liste des critères que j’ai dressée la dernière fois ? Eh bien, il m’a semblé que la disposition d’un vaisseau spatial serait le meilleur élément de cette liste pour réduire le groupe des suspects éventuels. Le Conseil des satellites extérieurs délivre des licences pour tous les vaisseaux et garde trace de tous les vols. Il en est de même pour Mars et la Terre. Le vol vers Pluton avait donc dû être, euh, clandestin, voyez-vous. Je me suis mis à chercher dans les registres tous les vaisseaux capables de faire l’aller et retour jusqu’à Pluton…

— Mon Dieu ! s’exclama Sean. Quelle corvée !

— Oui. Mais il y en a un nombre limité et j’avais tout mon temps. Rien ne pressait. Et je finis par découvrir que, vers 2530, deux Ferrando-X étaient restés cinq ans dans les chantiers navals de Caroline Holmes pour des réparations non précisées. J’ai donc enquêté sur Caroline Holmes elle-même. Elle satisfait à tous les critères : elle est assez riche, elle a le matériel, les vaisseaux spatiaux, les employés qui dépendent d’elle pour tout et seraient peu susceptibles de parler. Sa fondation a financé la mise au point de la méthode de datation par les micrométéorites en accordant une subvention à Stallworth. Et quelque chose m’intriguait chez elle – elle n’était pas ostensiblement discrète, je veux dire que nous savons tous plus ou moins qui elle est –, mais il est curieux de voir le peu que je pus découvrir sur elle lorsque j’essayai. En particulier sur ses premières années.

— J’en sais pas mal sur sa société, dit Sean. C’est elle qui a construit le dôme du cratère Hypérion, sur Ganymède, où je suis né. Près de la moitié des colonies de Jupiter étaient des projets à elle, ai-je entendu dire. Mais je ne sais rien d’elle avant cela.

— Eh bien, dis-je, je n’ai jamais pu trouver trace de sa naissance. Et personne ne sait son âge. Ses parents s’appelaient Johannes Toquener et Jane Leaf. Celle-ci était présidente de l’Arco quand elle est morte sur Phobos au cours d’un accident d’appontage, en 2289. L’année suivante, Holmes s’est fait connaître et est allée s’installer sur Cérès. Avec son héritage elle a monté une entreprise de navigation, minage et exploration, et a obtenu les brevets de plusieurs appareils de recyclage largement utilisés dans les colonies de Jupiter. Entre 2290 et 2460, quand a été formé sur Titan le Conseil des satellites extérieurs, elle est devenue l’un des plus gros promoteurs de satellites. Je connais les grandes lignes de son histoire… la question que je pose est : L’un de vous peut-il l’expliquer ?

Un sens des affaires bien développé, dit Andrew.

— Elle est absolument sans scrupule, dit April.

— Elle a le sens des affaires, insista Andrew. Elle était bonne mineuse. Elle a trouvé plus vite que ses concurrents des gisements de minerais qui se faisaient rares sur Terre. J’ai été mineur, je le sais. Elle était une légende. Comme lorsqu’on a cru que tout le minerai de manganèse avait disparu. On ramassait les nodules polymétalliques au fond des océans, et comme plus on s’éloigne du Soleil, moins on rencontre de métaux lourds, il ne restait guère d’espoir d’en trouver au-delà de l’orbite de Mars. Mais ses Métaux joviens ont pu fournir du minerai par milliers de tonnes dans les années 2370. C’était comme si elle le tirait de son chapeau. Cela seul aurait suffi à la rendre milliardaire, et il y avait bien autre chose.

— Et après cela, dis-je, elle pouvait laisser agir la force de gravitation.

Quoi ?

D’éminents spécialistes des finances ont fait remarquer que l’argent, si abstrait que puisse être ce concept, se comporte comme s’il avait une masse. Les lois économiques imitent les lois de la physique. En d’autres termes, toute concentration d’argent est un corps planétaire qui exerce son influence sur les autres. Par conséquent, plus vous possédez d’argent, plus sa gravité est forte et plus il est facile d’en attirer davantage. La plupart des gens ne possèdent que de simples astéroïdes d’argent. Mais d’autres en possèdent des étoiles et certaines de ces étoiles, comme celle d’Holmes, atteignent leur limite de Chadresekhar et se transforment en trous noirs. Toute masse d’argent qui s’approche suffisamment d’Holmes est aspirée à l’intérieur. Il existe, bien sûr, une sphère de Scharzschild à l’approche de laquelle l’argent attiré semble ralentir, comme Apollon dans le paradoxe de Zénon, et tomber de plus en plus lentement vers les Métaux joviens d’Holmes… mais, en fait, ces “entreprises satellites” ont franchi invisiblement le non-point de masse infinie qu’est la fortune d’Holmes. »

Andrew et Elaine rirent ; les autres me dévisageaient. « Edmond, vous êtes dingue, ce soir, dit Elaine. Mais notre heure est écoulée et je dois aller au travail. » Elle était barmaid.

« Non, finissez l’histoire !

— La prochaine fois, dis-je. D’accord… travaux pratiques. La prochaine fois, revenez avec des renseignements sur Caroline Holmes. Nous verrons ce que vous avez trouvé. »

Elaine et April partirent tandis qu’Andrew, Sean et moi nous rasseyions pour boire et discuter sérieusement.


Tant que dura le séminaire, j’avais un peu plus d’argent que d’ordinaire, même après avoir remboursé à Fist ce que je lui devais. Un soir où je traînais dans les rues pour le plaisir et m’arrêtais discuter avec les gens que je connaissais, je décidai d’aller plutôt voyager en esprit. C’était un passe-temps auquel je m’étais assez souvent livré à mon arrivée sur Transtation, quand il me restait un peu d’argent de côté. Je gagnai le plus proche centre récréatif et m’offris trois heures dans un caisson d’isolation sensorielle.

Je me déshabillai dans le vestiaire et passai dans une des petites chambres. L’employé me colla la ban-drogue sur le bras et m’aida à entrer dans le bain tiède. « Mettez-vous sur le dos et laissez-vous flotter. » J’obéis ; cela rappelait fort l’apesanteur. L’employé sortit et referma la porte ; les lumières s’éteignirent. Tout était complètement noir, complètement silencieux, sans odeur et je ne sentais pratiquement rien dans l’eau à la température de mon corps. Je n’étais plus, semblait-il, qu’un esprit désincarné. Je me laissai aller.

Les premières hallucinations furent auditives, comme toujours. J’entendais une vague musique, au loin, qui me donnait l’impression d’être dans un vaste espace découvert et je me disais, comme cela m’était déjà souvent arrivé, que si je parvenais à me rappeler cette musique, je serais un grand compositeur. Puis j’entendis des voix qui chuchotaient autour de moi. Je fis un effort de concentration et cela devint la rumeur d’un public avant le lever de rideau.

Des lumières dansaient à la limite de mon champ de vision. « Quelqu’un ? » dis-je à voix haute, et je sentis que j’étais dans un univers au goût de sel. Tu recommences à parler tout seul ? me dis-je. Pas d’autre réponse que la rumeur confuse. Les lumières tournèrent et s’entrecroisèrent pour venir se placer devant moi, à quelques mètres. Quand elles sautaient vers le haut, elles lançaient dans mes yeux un éclair comme un feu clignotant. Puis je remarquai devant ces lumières quelque chose qui me les cachait. C’était une silhouette de petite taille, peut-être humaine. « Il y a quelqu’un ? » dis-je, plein d’appréhension.

Je flottai un long moment, battant à l’unisson de mon cœur, et autour de moi les voix disaient blabla blabla blabla…

La silhouette s’approcha de moi. Elle dit : « Je sens (blabla blabla blabla) que vous avez… (blabla blabla)… peur.

— Pas du tout », dis-je, soudain effrayé. Tu parles encore tout seul, pensai-je, c’est ridicule. Mais la silhouette qui se dressait devant moi était aussi réelle qu’une colonne de lit. Les lumières qui tourbillonnaient à la limite de mon champ de vision comme des lucioles et jaillissaient de temps en temps vers le haut projetaient de brefs éclairs sur le visage de mon interlocutrice. Une femme. Un visage maigre, les yeux et les cheveux bruns, d’un marron intense que je voyais, par éclairs, aussi nettement que les lumières qui dansaient sur le côté et le noir tout autour.

La psyché prend bien des formes, mais j’avais déjà rencontré celle-ci. « Emma ! » dis-je. Puis, d’un ton brusque : « Je ne crois pas en toi. »

Elle rit, bruit musical qui se mêlait à la rumeur ambiante, faisait écho, se répercutait, emplissait l’espace.

« Et moi, je ne te crois pas », dit-elle d’une voix de contralto aussi musicale que son rire. « Je suis là, non ?

— Oui, mais ce n’est pas toi. Qui es-tu exactement ? Où es-tu en ce moment ?

— Tu poses toujours les mêmes questions. » Elle étendit un bras qui cacha les lumières derrière elle. « Viens. »

Et puis nous filions côte à côte à travers l’espace au goût de sel, avec les voix qui chantaient leur mélopée funèbre tout autour de nous. Je sentis sa main entourer mon poignet et nous conversâmes un moment silencieusement de questions d’importance vitale bien que je n’eusse pu dire ce dont il s’agissait, pas à haute voix.

Puis elle s’éloigna de moi et resta planer au-dessus d’une plaine rouge-noir palpitante. Je dis : « Il semblerait que je t’ai cherchée toute ma vie, mais tu n’étais jamais là. Quand j’étais enfant, j’ai lu ton journal et je me suis dit que tu allais bientôt ressortir. Je pensais que tu te cachais et que tu pouvais faire surface d’un jour à l’autre. »

Son rire clair tintait comme une cloche et, sous elle, les montagnes rouge-noir entrèrent en résonance. « J’ai été tuée peu après avoir terminé mon journal et ai quitté mon corps. Je ne me cachais pas.

— Ah ! » fis-je, plein de tristesse, puis de crainte ; alors, je parlais à un fantôme. « Mais je le savais. Je ne devrais pas avoir peur, je le savais, même quand j’étais enfant.

— Mais tu as peur.

— Je… peut-être. Parce que ce n’est plus pareil, maintenant, ne le vois-tu pas ? Ce journal… il n’est pas de toi. C’est quelqu’un d’autre qui l’a écrit, tu n’es pas la femme que je pensais. »

La rumeur chuchotante s’enfla autour de nous, les montagnes rouge-noir ondulaient comme un champ de blé sous le vent et Emma s’éloignait de moi, lentement. Les lumières clignotaient derrière elle, sous son bras, ce n’était plus qu’une silhouette ; et la crainte étroitement contenue dans ma poitrine se répandit brusquement dans tout mon être. « Ne pars pas, Emma, murmurai-je. Je suis seul, je ne sais pas pourquoi je fais ce que je fais. Tu pourrais m’aider.

— Ne t’inquiète pas. » Sa voix était lointaine, la rumeur grossissait autour dans un rugissement semblable au bruit de la mer. « Tu ne peux recevoir d’aide de ce à quoi tu ne crois pas. Tourne-toi vers ce en quoi tu crois. Tourne-toi vers ce en quoi tu crois. Tourne-toi… » Sa voix se noya dans la rumeur, blabla blabla blabla. Je la vis disparaître au loin parmi les lumières, minuscule silhouette. J’essayai de la suivre et me rendis compte que j’étais prisonnier… j’étais retenu par mes propres empreintes. Je fus soudain terrifié, les lumières tourbillonnaient, la rumeur mugissait et j’étais là tout seul à me débattre sur place. Une partie de moi-même se souvint du bouton d’appel dans ma main gauche ; je le pressai de toutes mes forces à plusieurs reprises. Je me sentis descendre ; on vidait le caisson. On me faisait sortir. Et tout là-bas dans le noir, une minuscule silhouette noire…

Lumières, secousses, le bruit de l’employé qui me détachait, me faisait sortir. Je ne pouvais pas le regarder. Je consultai la pendule murale ; il s’était écoulé deux heures et demie. Les drogues agissaient encore et je me relevai maladroitement dans la faible lueur rouge de la pièce en regardant palpiter les murs. L’employé me regardait sans manifester d’intérêt. Je passai au vestiaire, m’habillai, sortis dans la vive lumière de Transtation. Je jurai en silence. Quel genre de distraction était-ce là ? Les bouquets de noisetiers et d’érables agitaient leurs branches couvertes de feuilles d’automne, rouge et jaune mélangés, tout étincelantes dans la lumière. Je jurai à nouveau et me mis en marche.


À la réunion suivante du séminaire, ils étaient prêts.

Elaine commença. « Caroline Holmes ne s’est rendue qu’une fois sur Terre, en 2344. Elle participait à un voyage archéologique qui a visité le Mexique, le Pérou, l’île de Pâques, Angkor Vat, l’Iran, l’Égypte, l’Italie… et Stonehenge ainsi que d’autres sites mégalithiques de Grande-Bretagne. Elle aimait les ruines.

— C’est mince », dit April d’un ton tranchant. Elaine eut l’air contrarié.

« Oui, je sais, répliqua Elaine. Mais comme nous le savons tous, les passions de jeunesse persistent. Quoi qu’il en soit, c’est un fait que j’ai trouvé intéressant.

— En dehors des vaisseaux et des mines, qu’a-t-elle fait de son argent ? demandai-je.

— Elle a financé la fondation Holmes, dit April. Celle-ci accorde des bourses de recherche scientifique dans divers domaines. En 2605, la Fondation a accordé une subvention au Dr Mund Stallworth, de l’université de Mars, qui s’en est servi pour mettre au point la méthode de datation qui permet de situer la construction d’Icehenge vers l’époque de Davydov.

— Ou un peu avant, ajoutai-je.

— Oui. Jusque-là, il avait eu du mal à faire financer son projet.

— Y a-t-il quelque chose qui semble prouver que Caroline Holmes en personne a influencé la décision de la Fondation ? demanda Elaine.

— Rien que j’aie pu trouver », dit April, sur la défensive. « Mais il est bien connu qu’elle s’intéresse de près au travail de la Fondation.

— C’est fort mince, dit Elaine en traînant sur les mots.

— Rien d’autre ? demandai-je.

— Si », dit Sean avec un léger sourire à mon attention. « Une des entreprises d’Holmes a édifié la colonie Saturne 25, destinée à accueillir des artistes. Bien sûr, très peu d’artistes sont allés vivre là-bas et Holmes a été tournée en ridicule par les médias intellectuels pour avoir eu l’intention d’isoler les artistes de la société. Elle a été plus d’une fois qualifiée de stupide et vulgaire, et il m’est venu à l’esprit qu’elle aurait pu prendre la mouche et décider de leur rendre la monnaie de leur pièce.

— Ah ! ah ! dis-je. Nous approchons là la mentalité du mystificateur. La motivation de son acte.

— Une motivation similaire pourrait être son musée des Satellites extérieurs, sur Elliot Titania. Vous savez avec quel ensemble la critique l’a condamné.

— La preuve est mince, dit April.

— Je sais, répondis-je. Mais ce sont des indices intéressants. La question de la motivation est difficile à élucider. Olaf Ohman, un mystificateur du XIXe siècle, a dit : “J’aimerais faire quelque chose qui ébranle le cerveau des gens instruits.” Je me suis dit que ces petits incidents pouvaient démontrer que Caroline Holmes avait un sentiment du même ordre.

— Mais vous ne faites que deviner quelle a pu être sa réaction ! Le mépris des intellectuels l’a peut-être simplement fait rire.

— Qui rit des critiques ? demanda Elaine.

— Quelqu’un qui en a fait autant qu’elle, dit April. Pour quelqu’un qui a eu une telle part dans le développement des satellites extérieurs, ce musée et cette colonie artistique doivent paraître des efforts mineurs, de petits échecs dans une vaste suite de succès. Pourquoi se soucierait-elle de ce qu’en disent les gens ? Elle peut aller dans tout l’espace au-delà de Mars et y voir ses colonies, des endroits qu’elle a bâtis… voilà quels sont ses efforts culturels.

— C’est probablement vrai, reconnus-je. Mais les gens de cette espèce deviennent orgueilleux et le moindre petit échec les contrarie démesurément. Mais je dois bien admettre qu’au cours de toutes mes recherches sur Holmes, je n’ai pu trouver un seul motif solide de construire Icehenge. Si elle l’a fait – et j’en suis presque certain – sa raison pour le faire demeure un mystère. Mais plus j’y pense, moins cela me surprend. Il me semble que les raisons que l’on peut avoir de monter une telle mystification ne sont pas le genre de choses que l’on peut découvrir en examinant les archives publiques des années et des années plus tard. Il y a beaucoup plus de chances que ce soit quelque chose de très personnel. » Je poussai un soupir. « En attendant, nous avons ces indices. Et il y a certainement quelque chose qui l’a affectée, parce qu’en 2550 elle a placé un gros satellite en orbite polaire autour de Saturne et y vit enfermée depuis lors. Elle n’a plus lancé de projet d’aucune sorte. Il semblerait qu’elle se soit transformée en ermite.

— Pour le moment, dit April.

— Cela nous aiderait si elle avait écrit son autobiographie, dit Andrew. Mais il n’y a rien d’elle dans les archives.

— Cela m’a frappé comme très étrange en soi, dis-je. À notre époque où tout le monde écrit son autobiographie, qui ne le fait pas ?

— Un mystificateur ? suggéra Sean.

— Elle en a peut-être écrit une, dit April. Elle ne l’a peut-être tout simplement pas publiée. Des tas de gens ne publient pas leur autobiographie… Nederland ne l’a jamais fait, n’est-ce pas ? Et vous ?

— D’accord, dis-je. Vous avez raison. Ce que nous avons sur ses motivations est faible. Mais lorsqu’on l’ajoute à ce que nous avons de concret, les qualités que devait obligatoirement posséder le constructeur, elle devient la seule personne à correspondre au portrait. Elle avait une organisation assez importante pour dissimuler la disparition d’un vaisseau ou deux pendant quelques années… ce que n’aurait jamais pu faire le propriétaire d’un seul vaisseau. Et, de fait, deux de ses vaisseaux sont mystérieusement restés en cale sèche pendant cinq ans. Sa Fondation a subventionné les recherches qui ont aidé à établir la théorie Davydov, ou à l’étayer. Et enfin, j’ai appelé la semaine dernière au visiophone son père, Johannes Toquener. Il vit toujours sur Mars, mais c’est l’Institut qui a payé l’appel. Je lui ai demandé s’il avait jamais écrit quelque chose sur sa fille et, si tel était le cas, si je pourrais le lire. Il m’a dit qu’il n’avait rien écrit. J’ai alors raconté que j’écrivais un article sur elle et demandé s’il voulait bien me donner des renseignements sur sa jeunesse. Il a répondu qu’il n’avait rien à dire, puis, comme j’insistais pour qu’il me dise au moins son âge, il m’a répondu qu’elle était née en 2248. Il a été surpris d’apprendre qu’il n’y avait pas de certificat de naissance… il a dit qu’il devait avoir été détruit au cours de la Guerre civile. »

Sean siffla. « La même date que sur le monolithe gravé.

— Exactement. Sa date de naissance est gravée sur Icehenge. Cela pourrait n’être qu’une coïncidence, mais cela en fait trop. J’en suis sûr, maintenant. »


Plus tard dans la soirée, après une pause consacrée à boire, April dit : « Vous procédez beaucoup par devinettes, me semble-t-il. »

Je ris. « Vous trouvez ? Je préfère appeler cela raisonnement par induction. C’est ainsi que tout le monde procède, quoi qu’ils puissent prétendre ! Mes méthodes ne diffèrent en rien de celles de Nederland, ou même de celles de Théophilus Jones ! » Ils éclatèrent de rire. « En ce moment. Jones proclame que le monument était un message qui voguait dans l’espace, a heurté Pluton par hasard et y est resté coincé. Sérieusement ! Et il a des “faits” pour appuyer son hypothèse. Tout le monde en a. La différence provient de la prudence avec laquelle on formule son hypothèse, puis de la rigueur avec laquelle on la vérifie. Et il vaut mieux ne pas trop s’y investir émotionnellement. Nederland, par exemple, désirait vraiment très fort qu’Icehenge ait été édifié par l’expédition Davydov, parce que cela l’aidait dans ses manœuvres politiques sur Mars. Cela veut dire qu’il n’a vu que les faits qu’il désirait voir.

— Il vous faut aller là-bas, dit Andrew. Toutes ces recherches dans les archives ne peuvent guère mener plus loin. Il vous faut aller là-bas disséquer Icehenge et découvrir une preuve irréfutable de l’identité de son constructeur. Une investigation rigoureuse par des archéologues qualifiés…

— Ce que je ne suis pas.

— Je sais, vous êtes historien.

— Un rat de fichiers, dit April.

— Il vous faut des gens qui effectuent tous les tests auxquels ils peuvent penser, poursuivit Andrew.

— C’est exact, dis-je. C’est exactement ce qu’il nous faut. »


Mais comment monter une telle expédition ? Le coût en serait énorme. Et personne ne trouverait que cela presse. En ce monde où chacun avait une très longue vie devant soi, personne ne se pressait plus pour rien. Tout finirait bien par arriver ; pourquoi se précipiter ? En particulier pour une entreprise aussi coûteuse.

Je décidai donc d’activer les choses et de publier un article qui désigne Holmes sans vraiment la nommer. J’envoyai une courte lettre à Vestiges qui la publia dans le numéro suivant :


Avec ce dont nous disposons maintenant, nous pouvons provisoirement dresser une liste de plusieurs attributs de la personne qui a édifié Icehenge.

1) La disposition d’un vaisseau spatial de capacité égale ou supérieure au Ferrando-X, et peut-être un ou deux autres de même classe.

2) La possibilité de faire échapper ce (ou ces) vaisseau(x) aux systèmes de surveillance du Conseil des satellites extérieurs, ainsi qu’à tout autre système de contrôle de la navigation durant la période nécessaire à l’édification du mégalithe. Cela présente de grandes difficultés et le fait qu’on y soit parvenu implique la mise en œuvre de vastes ressources, telles que : une flotte de vaisseaux spatiaux, un grand chantier naval, une entreprise de transports spatiaux ou autre.

3) La possibilité d’obtenir la coopération et le silence ultérieur d’au moins douze personnes, nombre nécessaire pour manœuvrer un vaisseau de la classe Ferrando-X, ou peut-être beaucoup plus.

4) L’accès au fichier 14A23546 de la salle 319 de l’Annexe des Archives matérielles de Mars, à Alexandrie, entre 2536 et 2548.

5) La disposition d’une Ford tout-terrain du milieu du XXIIIe siècle, ainsi que les moyens et la possibilité de l’enterrer à demi à l’extérieur du cratère de New Houston pendant les deux semaines de tempête de début octobre 2547.

6) La possibilité de subtiliser de gros blocs de glace dans les anneaux de Saturne sans se faire remarquer ; cela serait plus facile à une personne dont la présence en orbite de Saturne est permanente.

7) La disposition des outils et du matériel nécessaires pour tailler ces blocs de glace en parallélépipèdes et les mettre en place sans laisser de tracesce qui n’était pas le cas de l’expédition Davydov, si on veut bien admettre l’existence de cette dernière.

8) La fortune nécessaire pour accomplir tout ce qui précède.

D’autres attributs du constructeur découlent de l’apparence du mégalithe :

1) une connaissance des cultures mégalithiques de la Grande-Bretagne préhistorique ;

2) un rapport significatif avec le chiffre 2248.


Deux semaines après la publication de ce bref article, je reçus une lettre.


Monsieur Edmond Doya, le 18 septembre 2609

B. P. 510

Transtation


Cher Monsieur Doya,


Pourriez-vous me rendre visite pour discuter d’affaires qui nous intéressent tous deux. Je prends à ma charge le transport de Transtation à Saturne et retour. Si cela vous convient, l’Io, sous les ordres du capitaine Pada, peut quitter immédiatement Transtation ; et s’il vous est possible de rester huit ou dix jours (ce à quoi je vous invite) elle pourra vous ramener sur Transtation pour le Nouvel An.

Sincères salutations,

CAROLINE HOLMES

Satellite Artificiel Saturne 4.


Sur l’écran d’observation de l’Io, Saturne ressemblait à un gros ballon rayé. Cinq ou six de ses lunes étaient visibles sous forme de croissants blancs. Titan était immédiatement reconnaissable en raison de sa taille et des turbulences de son atmosphère qui rendaient floues les pointes de son croissant ; je le regardai avec l’intérêt que l’on prend à contempler un lieu où l’on a jadis habité.

Le capitaine Pada, une femme paisible que je n’avais guère vue pendant le voyage vers Saturne, désigna quelque chose au-dessus de la planète. « Vous voyez ce point blanc qui se déplace ? C’est son satellite. Nous allons le rencontrer juste en dessous des anneaux. »

Je remarquai qu’elle apportait au mot son une accentuation particulière. Je demandai : « Il a un nom ?

— Non. Simplement Sas 4. »

Pada quitta la pièce. Je restai et gardai l’écran braqué sur Saturne jusqu’à ce que le bord effilé des anneaux commence à s’élargir et que la vue d’ensemble devienne trop vaste pour me permettre d’accommoder. Je trouvai les coordonnées du satellite d’Holmes que je communiquai à l’écran.

Nous nous rapprochions rapidement. Il était gros : un tore en rotation lente, une roue d’un kilomètre de diamètre. Du côté du Soleil, un mince croissant brillait d’un reflet argenté, et Saturne éclairait une moitié de la surface visible d’une lueur jaune foncé. Un petit observatoire de facture classique faisait saillie sur le moyeu du côté opposé à l’appontement ; son télescope semblait braqué sur Saturne. Les rayons qui reliaient le moyeu à la roue paraissaient fins comme du fil de fer. Le tore était percé à intervalles réguliers de fenêtres dont certaines étaient constituées de demi-sphères en saillie dans le vide. Derrière, la plupart des pièces étaient éclairées et j’aperçus fugacement, alors que nous tournions autour, des murs rouge et or, des meubles luxueux, des marbres, un énorme lustre de cristal. L’effet général produit était celui d’une « folie » du XIXe siècle, une bathysphère projetée accidentellement dans le mauvais milieu et la mauvaise époque.

La plus grande des fenêtres était presque sombre – derrière, la pièce était baignée d’une faible lueur bleue – et quelqu’un se tenait à cette fenêtre, une silhouette noire qui semblait observer notre approche.

Le capitaine Pada m’appela à l’intercom pour me dire de passer dans la salle de transfert. Nous étions sur le point d’accoster.

Tandis que je traversais le vaisseau, je sentis la secousse de l’accostage et je m’arrêtai un instant pour tenter de réprimer mon excitation. Ce n’est qu’une vieille femme, me dis-je, juste une vieille femme riche. Mais les épithètes étaient de peu d’effet et j’étais tout aussi nerveux en me laissant flotter dans la salle de transfert.

Le sas était déjà ouvert. Le capitaine Pada était là ; elle me serra la main. « Ravie de vous avoir eu à bord », dit-elle, puis elle me fit signe d’avancer. Je trouvais cette formalité un peu étrange ; l’équipage de l’Io allait-il rester confiné à bord durant tout mon séjour ?

Je franchis le manchon de transbordement pour me retrouver dans l’univers d’Holmes. Un homme vêtu d’une veste et d’un pantalon rouges brodés d’or se tenait au garde-à-vous devant moi. Il hocha la tête. « Je m’appelle Charles, monsieur Doya. Bienvenue sur Sas 4. Je vais vous montrer vos appartements et vous pourrez défaire vos bagages. Caroline vous recevra ensuite. »

Il décolla d’un bond précis et je m’élançai à sa suite. Nous descendîmes le long d’un couloir aux parois transparentes où étaient enchâssés des coquillages terrestres ; j’évoquai à nouveau une bathysphère. Un couloir perpendiculaire nous rendit l’usage de nos jambes, sous une faible gravité, et j’en déduisis que nous étions dans le tore. Ce couloir s’incurvait effectivement vers le haut et, après un court trajet. Charles ouvrit une porte.

La pièce dans laquelle nous pénétrâmes avait les murs recouverts de tapis persans aux dominantes rouges, tandis que sol et plafond étaient de bois clair. L’ensemble était sur plusieurs niveaux séparés par de grandes marches.

« Voici votre chambre, dit Charles. Ce tableau de commandes vous fournira tous les meubles dont vous aurez besoin… armoire, lit, écrans, bureau, sièges. Les robots sont à vos ordres. » Il désigna deux boîtes munies de roues.

« Merci. »

Charles sortit, ce qui me surprit quelque peu. Mais je supposai qu’il allait bientôt revenir et gagnai le tableau de commandes dissimulé derrière une tapisserie. J’enfonçai Lit. Une section circulaire de plancher glissa pour laisser surgir un lit de même forme. Je traversai la pièce pour m’y laisser tomber en attendant l’arrivée de mes affaires. Et je me demandai ce que j’allais dire à Holmes. Je commençais à voir que mon séjour allait se dérouler entièrement sur son terrain ; et cela me faisait un peu peur. Je réfléchis une nouvelle fois sans succès à ses buts, ses motivations dans tout cela. Icehenge et l’explication Davydov étaient une mystification si compliquée… Il me vint à l’esprit que si je ne me trompais pas, si Holmes avait fabriqué de toutes pièces l’histoire que Nederland et l’expédition du Perséphone avaient concouru à découvrir – et tout ce qui était récemment arrivé renforçait ma conviction d’avoir vu juste –, j’allais bientôt rencontrer l’auteur du journal d’Emma Weil. J’allais être confronté à l’esprit qui avait inventé l’histoire qui m’avait tant captivé dans mon enfance… si bien que, dans un sens, j’allais bientôt rencontrer Emma Weil. Mais quelle étrange façon de voir les choses, étant donné ce que je savais maintenant ! Je secouai la tête et marmottai pour moi-même ce que j’avais dit plus d’une fois au cours du séminaire : « C’est une chose curieuse qu’une mystification. »


Assis sur le lit – ou allongé sur celui-ci pour de courts sommes – j’attendis ce qui semblait des heures. Je n’avais aucun moyen de mesurer le passage du temps dans cette chambre ; le tableau de commandes ne comportait aucun bouton étiqueté Pendule. J’aurais sans doute pu appeler quelqu’un à l’intercom, mais je ne savais pas qui. Je finis par avoir faim et cela, combiné à une irritation croissante, me poussa à sortir dans les couloirs. Je décidai de retrouver ma route vers l’aire d’appontement ; j’avais l’espoir, bien qu’il n’y eût pas grand-chose pour étayer celui-ci, que Charles s’y trouverait. Ou quelqu’un d’autre.

J’atteignis le couloir qui menait au moyeu, celui aux coquillages enchâssés dans les parois transparentes. Alors que je me hissais le long de la rampe de cuivre fixée à un mur, j’aperçus une vague silhouette tremblotante qui progressait avec moi et que je pensai être mon reflet. Mais lorsque je m’arrêtai un instant pour examiner un énorme nautile, la forme continua d’avancer. Surpris, je la rattrapai et collai mon visage contre la paroi de verre, mais son épaisseur et certaines irrégularités réduisaient l’image de ce que je voyais à travers à une tache brunâtre. Cette tache s’était cependant arrêtée à ma hauteur. Peut-être était-elle elle aussi collée à la vitre pour essayer de me voir. Elle semblait vêtue de vert foncé… les cheveux peut-être gris. Elle se remit en route dans la même direction et je la suivis jusqu’à ce que le verre cède la place à du teck qui la déroba à ma vue.

J’entendis presque simultanément un déclic dans mon couloir, en dessous de moi. Je baissai les yeux et vis une tête aux cheveux gris, une femme revêtue d’une combinaison vert foncé… à son annulaire gauche, un anneau d’argent tintait contre la rampe lorsqu’elle s’y accrochait. Interdit, je collai mon visage au dernier bout de paroi transparente pour essayer d’apercevoir la silhouette que j’avais suivie.

La femme arriva à ma hauteur et je l’examinai. Je crains d’être resté encore une fois légèrement bouche bée devant l’étrange « téléportation » dont je venais d’être témoin. Puis la femme – c’était Caroline Holmes – eut elle-même l’air un peu surpris. Je ne ressemble guère à un savant, je suppose – je laisse mes cheveux faire ce qu’ils veulent, ce qui, ajouté à mon visage, m’a fait appeler le Barbare de Transtation –, si bien que j’avais déjà vu une ou deux fois cette expression et n’eus aucun mal à la reconnaître.

Mais elle disparut rapidement. « Bonjour », dit-elle d’une voix de contralto agréablement modulée. Elle était grande et ses cheveux gris noués dans le dos retombaient sur ses épaules. Elle paraissait mince sous sa combinaison. Son visage était joli dans le genre sévère : vieux et profondément ridé, légèrement bronzé, avec un fin duvet à peine visible sur les joues et la lèvre supérieure. Son nez et ses mâchoires nettement dessinés lui conféraient un air ascétique. Elle avait les yeux marron. C’était un visage dur, marqué par des siècles de… qui peut savoir ?… et sa vue me fit involontairement déglutir, conscient de ce à quoi je m’attaquais.

« Ravie de vous rencontrer, poursuivit-elle. J’ai lu vos articles avec beaucoup d’intérêt. »

Premier coup de sonde. « J’en suis enchanté », dis-je, et je cherchai qu’ajouter, stupidement embarrassé en cet instant que j’avais tant de fois imaginé. « Bonjour.

— Pourquoi n’irions-nous pas dans un des salons d’observation pour nous restaurer ?

— D’accord. »

Elle lâcha la rampe et se laissa tomber vers le couloir principal du tore où je la suivis. Elle marchait à longues enjambées qui révélaient ses pieds nus.

Nous quittâmes le couloir pour descendre un large escalier en spirale qui menait à une vaste pièce sombre au plafond et aux murs lambrissés de bois. Le plancher était transparent ; c’était une des fenêtres que j’avais aperçues en arrivant. D’un côté, Saturne brillait comme un globe d’éclairage. C’était notre seule source de lumière. Au centre de la pièce, des divans étaient disposés en carré. Holmes s’installa sur l’un d’eux, se pencha en avant et contempla la planète. Elle semblait m’avoir oublié. Je m’assis en face d’elle et regardai vers le bas.

Nous nous trouvions au-dessus d’un des pôles, Saturne et ses anneaux nous apparaissaient sous une perspective que n’avait jamais offerte un de ses satellites naturels. Les rayures parallèles de la planète (la moitié obscure de celle-ci bénéficiait de la lumière réfléchie par les anneaux) apparaissaient, vues de dessus, comme des demi-cercles vert clair et jaune, avec des traces d’orange : crème pour les régions équatoriales, jaune pour les plus hautes latitudes, vert fuligineux au pôle.

Autour de la planète se trouvaient les anneaux, plusieurs vingtaines, tous parfaitement lisses et circulaires, comme dessinés au compas, à part deux ou trois paires entrelacées. L’ensemble me rappelait une cible de fléchettes : le pôle constituait le centre, les anneaux le pourtour ; mais il était impossible de s’imaginer Saturne plat à cause de la face obscure et de son ombre qui faisait disparaître les anneaux ; si bien qu’on aurait dit une cible de fléchettes avec une demi-sphère incongrue au milieu.

Ce spectacle surnaturel emplissait toute une moitié de notre plancher-fenêtre. Autour, quelques étoiles brillaient et sept demi-lunes étaient visibles, toutes parfaitement alignées. Tandis que nous regardions, immobiles comme des statues, la scène changeait de façon perceptible. L’ombre de Saturne sur les anneaux semblait raccourcir, les lunes devenaient des croissants, les anneaux basculaient pour se transformer en gigantesques ellipses ; et tout cela lentement, très lentement, comme en une danse naturelle et inhumaine.

« Toujours la même chose, mais chaque fois différent », dis-je.

Après un long silence, elle répondit : « Le paysage de l’esprit. » Je pris conscience du profond silence qui nous entourait. « Il y a bien des paysages magnifiques sur Terre, mais aucun qui soit si sublime. »

Je suis au courant de ton voyage sur Terre, me dis-je. Puis je regardai son visage et réfléchis. Les siècles y avaient inscrit leur marque… et que savais-je réellement d’elle ? Elle aurait pu visiter la Terre une douzaine de fois.

« C’est peut-être parce que l’espace lui-même possède de nombreux attributs du sublime : l’immensité, la simplicité, le mystère, ce qui engendre la terreur…

— Cela n’existe que dans nos têtes, ne l’oubliez pas. Mais oui, l’espace possède bien des qualités qui remettent l’esprit face à lui-même. »

Je réfléchis. « Pensez-vous vraiment que, si nous n’existions pas, Saturne ne serait pas sublime ? »

Je crus qu’elle n’allait pas répondre. Le silence s’étira, une minute ou plus. Puis : « Qui pourrait le savoir ?

— C’est donc le fait de savoir. »

Elle acquiesça. « Savoir est sublime. »

Et je me dis : C’est vrai. Je suis d’accord. Mais…

Elle se redressa et me regarda en face. « Désirez-vous manger ?

— Oui.

— Crabe royal de l’Alaska ?

— Parfait. »

Elle se retourna et cria à la pièce vide : « Nous dînons dans vingt minutes. »

Un petit plateau chargé de biscuits apéritif et de cubes de fromage surgit d’une ouverture de son divan. Je clignai des yeux. Une bouteille de vin et deux verres apparurent sur leurs plateaux individuels. Elle emplit les verres et but en silence. Penchés en avant, nous regardions la planète. Dans cet étrange éclairage – jaune fuligineux, par-dessous –, ses orbites étaient plongées dans l’ombre et semblaient très profondes ; les rides de son visage paraissaient ciselées par des générations de souffrance. Je fus soulagé de voir Charles apporter le repas ; nous nous redressâmes pour manger. Sous nos pieds, Saturne et ses milliards de satellites tournaient toujours, imposante lampe arts déco.

Après le dîner, Charles remporta nos couverts. Holmes se remit en position pour contempler la planète avec une intensité qui décourageait toute interruption. Entre l’observation de Holmes et celle de Saturne, j’avais assez d’occupation ; mais plus le silence durait, plus j’étais déconcerté.

Holmes demeura plongée dans sa contemplation jusqu’à ce que la sphère ceinte d’anneaux soit presque sortie de notre champ de vision et que la pièce soit plongée dans la pénombre. Elle se leva alors et dit : « Bonne nuit », comme si c’était là une routine établie depuis des années à dîner ensemble… et elle sortit de la pièce. Je restai debout, tout confus. Qu’aurais-je pu dire ? Je contemplai les étoiles un bon moment, puis je regagnai ma chambre sans difficulté.


En me réveillant, le lendemain matin, j’étais sûr d’avoir dormi inhabituellement longtemps. Je pris une douche aussi froide que je pouvais le supporter, troublé par des rêves dont je n’arrivais pas à me souvenir.

J’étais apparemment de nouveau livré à moi-même. Après avoir longuement attendu sur mon lit en me demandant si je devais me laisser aller à mon irritation, je gagnai le tableau de commandes et appelai toutes les destinations à l’intercom. Aucune réponse. Je ne pus même pas découvrir quelle heure il était.

Avec en tête le souvenir de la soirée précédente, je quittai ma chambre et retournai errer dans les couloirs. Si je n’avais jamais quitté ma chambre, me demandai-je, aurais-je jamais rencontré Caroline Holmes ?

Ce jour-là, elle ne se trouvait pas dans la pièce où nous avions dîné ni derrière la paroi aux coquillages. Je fis tout le tour du satellite, visitant pièce vide après pièce vide, légèrement désorienté à mesure que le couloir central du tore se diversifiait en courts labyrinthes. À chaque étage, plusieurs portes étaient fermées. Le silence qui régnait – en fait un léger bourdonnement électrique insidieux – commençait à me mettre mal à l’aise.

J’empruntai un ascenseur qui circulait dans un rayon pour me rendre à l’observatoire du moyeu et poussai la porte ; à ma grande surprise, celle-ci s’ouvrit. J’entendis une voix à l’intérieur. J’entrai et me retrouvai en apesanteur dans une grande chambre cylindrique surmontée d’un dôme. Le télescope, étincelant fuseau blanc et argent, reliait une bande verticale du plafond voûté au centre de la pièce où il était rattaché à une nacelle munie d’un siège de cuir et cuivre.

Holmes, debout derrière ce siège, se penchait au-dessus pour regarder dans l’oculaire. À intervalles de quelques secondes, elle énonçait un chapelet de chiffres d’une voix vibrante de tension. Charles (toujours vêtu de rouge et d’or), assis devant une console fixée au mur, tapait sur un clavier et répondait de temps en temps à Holmes par une série de chiffres. Je descendis dans la pièce en me tirant le long de la rampe d’un court escalier.

Holmes leva les yeux, m’aperçut et sursauta. Elle hocha la tête, m’accueillit en disant : « Monsieur Doya », et retourna à son oculaire. Elle s’y arracha à nouveau et me regarda ; j’étais appuyé contre une rambarde à un mètre ou deux en dessous d’elle. « Vous pensez donc que c’est moi qui ai bâti Icehenge, hein, monsieur Doya ? »

Puis elle regarda de nouveau dans son télescope. Je levai les yeux vers elle, déconcerté. Elle énonça un nouveau chapelet de chiffres, l’air aussi profondément captivé que lors de mon entrée dans la pièce. Elle cria enfin à Charles : « Bloquez-le sur la frange interne du quarante-sixième anneau, s’il vous plaît », avant de se retourner vers moi.

« J’ai lu vos articles, dit-elle. Je suis depuis longtemps la controverse sur Icehenge avec attention.

— Tiens donc, réussis-je à articuler.

— Mais oui. Depuis le tout début. J’ai pu constater que vous me mettiez en cause dans votre dernier article de Vestiges, et j’aimerais savoir pourquoi. »

Je détournai les yeux vers Charles, vers le bout de son télescope. L’adrénaline se répandait en moi, me préparait à la fuite mais non à la conversation.

Finalement mes yeux rencontrèrent les siens et je décidai de ne rien dire. Nous nous mesurions du regard ; j’aurais pu rire, mais c’était trop sérieux.

« Qui êtes-vous ? » fit-elle d’un ton irascible.

Je haussai les épaules. « Un plongeur de restaurant.

— Et je suis un des suspects de votre petite enquête ? Vous reconnaissez au moins cela ?

— … Vous êtes un des suspects, madame Holmes. »

Elle sourit. Elle se repencha pour regarder dans son foutu télescope. Je croisai les bras sur la poitrine, complètement désorienté.

« Cela fait longtemps que vous vivez sur Transtation ?

— Pas très.

— Et d’où venez-vous ? »

J’essayai de reprendre mes esprits pour faire un récit cohérent de mon passé – une tâche délicate même en de meilleures circonstances – mais ma distraction devait être trop visible.

Holmes me coupa la parole. « Voudriez-vous vous retirer, à présent ? Nous reprendrons cette conversation plus tard. »

Après réflexion, j’acquiesçai et je sortis en hâte ; je gardais en tête, regagnant ma chambre, le calme sourire qu’elle m’avait adressé quand je lui avais déclaré qu’elle faisait partie des suspects. Bizarre ! Qu’attendait-elle de moi ? Je fis apparaître mon lit et m’y effondrai pour méditer sur ses intentions, plus qu’un peu inquiet. Beaucoup plus tard, un robot m’apporta un repas que je picorai. Après quoi je tombai endormi, quoique j’eusse cru ne jamais pouvoir.


« Dites-moi, demandait Holmes, est-il vrai que Hjalmar Nederland est votre arrière-grand-père ? » Son visage était penché au-dessus de moi.

Je ne voulais pas répondre. « Oui.

— Comme c’est étrange. » Ses cheveux étaient entortillés sur sa tête en un chignon compliqué (comme ma mère en avait l’habitude). Elle portait des boucles d’oreilles, trois ou quatre à chaque oreille, et ses sourcils épilés faisaient deux fines arches noires. Elle regardait le soleil par une fenêtre.

« Étrange ? » fis-je, bien que j’eusse envie de ne rien dire.

« Oui », répliqua-t-elle d’une voix où perçait la contrariété. « Étrange. Tout ce travail magnifique que vous avez accompli. Si votre théorie est admise, alors celle de Nederland – l’œuvre de toute sa vie – s’effondre. »

Son regard était féroce et je dus faire un effort pour répondre : « Mais même si sa théorie est fausse, son travail a quand même été nécessaire. Il en est toujours ainsi dans le domaine scientifique. Il a malgré tout fait du bon travail. »

Son visage était tout près du mien. « Nederland serait-il de cet avis ? » s’écria-t-elle. Elle pointa un doigt sur moi. « Ou êtes-vous simplement en train de vous mentir, d’essayer de vous cacher ce qui va arriver en réalité ?

— Non ! » Je tentai maladroitement de lui rendre coup pour coup. « C’est de votre faute, de toute façon !

— C’est vous qui le dites », fit-elle, méprisante. « Mais vous savez que c’est de votre faute. C’est de votre faute », cria-t-elle, penchée au-dessus de moi, son visage à quelques centimètres. « C’est vous qui le détruisez, lui et Icehenge du même coup, vous… »

Un bruit. Je me tournai dans mon lit, ouvris les yeux sur mon oreiller, me rendis compte que j’étais en train de rêver. J’avais le cœur battant. Je me frottai les paupières et levai les yeux…

Holmes se tenait devant moi, baissait les yeux sur moi avec un intérêt clinique (les cheveux ramenés au sommet de sa tête)…

Je m’assis d’un bond et elle disparut. Personne dans la pièce.

Je repoussai les draps et sautai du lit. Je me précipitai sur la porte ; elle était fermée de l’intérieur bien que je ne pusse me rappeler l’avoir fait. En fait, j’étais sûr que non. La pièce obscure sentait la sueur, était pleine d’ombres. Je courus au tableau de commandes et allumai toutes les lampes. Leur lumière éclatante veina de blanc le bois ciré. La chambre était vide. Je restai debout un long moment à attendre que s’apaisent ma respiration et les battements de mon cœur. J’allai soulever les couvertures et regarder sous le lit. Rien qu’une estrade encastrée dans le sol. Ce que j’avais vu penché sur moi, me dis-je, était peut-être un hologramme. Je fis le tour de la pièce à la recherche d’une ouverture dans les lambris.

Mais ce rêve. Possédait-elle une machine qui crée des images dans le cerveau comme un holographe en projette à l’extérieur ?

Je ne redormis pas de la nuit.


« Monsieur Doya.

— Oui ? » J’étais en train de somnoler.

« Monsieur Doya. » C’était la voix de Holmes à l’intercom.

« Le soleil se lève sur Saturne dans trente-cinq minutes et j’ai pensé que vous aimeriez peut-être y assister. C’est fort spectaculaire.

— Merci. » J’essayai de deviner ce qu’elle mijotait. « Je viens.

— Très bien. Je serai dans la salle du dôme. Charles vous montrera le chemin. »

Quand Charles me fit entrer, elle était assise en position du lotus et regardait au-dehors. La pièce avait été déplacée vers l’extérieur du satellite, si bien que le dôme transparent servait à la fois de murs et de plancher. Saturne était visible d’un côté, juste au-dessus de la surface du tore. La planète était obscure, mais la calotte polaire brillait d’une lueur verte, comme éclairée de l’intérieur. Sur les côtés, les anneaux vus par la tranche faisaient comme des cimeterres étincelants.

« La plus grande partie de la masse de Saturne est concentrée dans le noyau, dit Holmes sans tourner la tête. Les couches supérieures de l’atmosphère sont très minces, si bien que le soleil brille à travers juste avant son lever.

— Voici donc quelle est cette lueur », dis-je d’un ton circonspect. La luminosité verte gagnait en brillance vers le pôle et semblait encore plus lumineuse par contraste avec la face obscure de la planète. J’aperçus enfin le Soleil lui-même, flamboyant joyau vert qui explosa en un blanc intense en se dégageant de Saturne. Le vert s’estompa en un croissant de lumière réfléchie ; la face éclairée de la planète. Les anneaux s’élargirent et se séparèrent en bandes multiples.

« Eh bien, dit Holmes. Bonjour.

— Bonjour. » Je l’examinai attentivement. Elle commanda le petit déjeuner d’un ton anodin et nous mangeâmes en silence. Lorsque nous eûmes terminé, elle dit :

« Dites-moi, suis-je votre seul suspect ? »

Je vis qu’elle était décidée à tirer les choses au clair. Je répondis sèchement : « Je pense que c’est vous qui l’avez mis là.

— Genoa Ferrando remplit aussi bien que moi les conditions. De même qu’Alice Waite et quelques autres. Pourquoi pensez-vous que c’est moi ? »

Dans un accès de colère, je décidai de lui montrer qu’elle était bien démasquée. Je lui racontai l’histoire de ma longue quête, lui donnai toutes les pièces du puzzle qu’elle avait laissées derrière elle, les rassemblai sous ses yeux. Cela me prit un bon moment.

Quand j’eus fini, elle sourit… encore ce sourire tranquille, énigmatique. « Ce n’est pas grand-chose », dit-elle, puis elle se leva prestement et quitta la pièce.

Je pris une profonde inspiration et me demandai ce qui se passait. « Que voulez-vous donc ? » criai-je. Pas de réponse. J’avais la tête qui tournait, des tas de petits points emplissaient mon champ de vision. Mon petit déjeuner avait-il été drogué ? Étais-je gorgé de quelque sinistre sérum de vérité pour lui avouer ainsi tout ce que je savais ? Mais n’avais-je pas eu l’intention de le lui dire ? Oh ! j’étais bien troublé, pas de doute ; confus et effrayé. Et pourtant, j’avais assurément des vertiges, et mon sens de la vue était bien altéré. J’essayai de ne plus y penser, mais je n’y parvins pas. Si elle m’avait drogué… avait investi ma chambre… mes rêves… que ne ferait-elle pas ? Saturne brillait devant moi, énorme croissant aux tourbillons verts et crème, chacune de ses bandes colorées frangée de vagues. Je regardai longuement la planète et ses délicats compagnons continuer à tourner, ballet d’arcs, courbes et ellipses lumineux, lent, implacable et majestueux, semblable à la musique qu’aurait pu écrire Beethoven s’il avait jamais vu la mer.

Cette nuit-là, je ne pus dormir ni rêver.


Au matin, je somnolai, puis je me réveillai, froid et lucide. Je gagnai l’observatoire.

Elle était là, au travail avec Charles. « Attention à ce que vous faites », lui lança-t-elle comme j’ouvrais la porte.

Elle me regarda entrer, sourit poliment. « Monsieur Doya », dit-elle. Elle se pencha sur l’oculaire, puis redressa la tête. Je suis sûr qu’elle n’avait rien pu voir. J’étais juste en dessous d’elle. « Aimeriez-vous jeter un coup d’œil ?

— Volontiers.

— Désirez-vous voir l’anneau en premier ?

— Volontiers. »

Elle enfonça quelques boutons sur sa console. Le télescope et son support se déplacèrent avec un bourdonnement sourd ; je le sentais à peine, mais manifestement toute la pièce était en train de tourner. Holmes se pencha en avant pour regarder dans l’oculaire, enfonça des boutons sans relever les yeux.

« Voilà. » Elle enfonça un dernier bouton et se leva. Je m’assis sur le siège et regardai. Mon champ de vision était encombré de blocs blancs, astéroïdes de glace aux formes irrégulières.

« Bon sang ! » Aussi près que se trouvât le satellite, à l’œil nu les anneaux nous apparaissaient comme des bandes continues, des vingtaines de rubans blancs d’un seul tenant.

« Belle vue, n’est-ce pas ?

— Quelle taille ont-ils ?

— La plupart sont gros comme des boules de neige, mais certains ont un kilomètre de diamètre ou plus. C’est ce qui donne l’impression de sillons.

— Il est étonnant de les voir rester dans un plan si étroit.

— Oui. C’est un merveilleux exemple de la gravité au travail. Je trouve cela fascinant… une force dont nous pouvons décrire et prédire les effets avec une extrême précision sans rien y comprendre.

— Il me semble que l’on peut dire la même chose de presque toutes les forces naturelles.

— Ou de n’importe quoi d’autre, j’en suis sûre. »

Cela me fit secouer la tête et elle rit. « Voilà, je vais agrandir le champ pour inclure la frange extérieure de cet anneau. C’est un bon exemple de la rigueur des lois de la gravitation. »

Elle enfonça des boutons et le champ devint un tourbillon de blanc, comme une tempête de neige, imaginai-je. Quand la vision redevint nette, il y avait toujours des blocs blancs étroitement imbriqués… puis, droite comme une règle, une ligne de démarcation et l’espace étoilé commençait. « Bon sang, fis-je.

— Deux lunes d’un kilomètre de diamètre se partagent cette orbite et repoussent vers l’intérieur les blocs plus petits.

— Quelle est l’épaisseur du plan ?

— Environ vingt-cinq kilomètres. »

Un des blocs, long et étroit, m’attira l’œil. Il me vint l’idée qu’elle me montrait sa proie… je décidai de porter cette fois le premier coup.

« Vous savez, dis-je, sur Mars, certains physiciens ont déterminé que la glace d’Icehenge venait d’ici.

— Oui, répondit-elle. Un anneau de blocs de glace pris à un autre anneau de blocs de glace. Très joli. »

Je continuai à regarder dans l’oculaire pour singer son comportement. « Certains diraient que cela tend à renforcer l’idée que celui qui a édifié Icehenge réside aux environs de Saturne.

— Ils le pourraient, mais ce n’est qu’une preuve indirecte. Nederland n’a-t-il pas montré que l’expédition Davydov aurait très bien pu passer par ici ? » Elle parlait d’un ton détaché. « Toutes les accusations que vous portez contre moi sont du même ordre.

— Exact. Mais les accusations peuvent devenir solides si l’on a assez de preuves de ce genre.

— Mais vous ne pouvez rien prouver, quel que soit le nombre de vos preuves. »

Je relevai la tête pour la regarder : elle souriait. « Et si vous ne pouvez rien prouver, poursuivit-elle, vous ne pouvez rien publier, cela serait de la diffamation, de la dénonciation calomnieuse… Je suis fascinée par ce monument, je vous l’ai dit, et il est amusant que vous croyiez que c’est moi qui l’ai édifié, mais Icehenge et moi avons tous deux assez de problèmes sans que l’on établisse un lien entre nous. Si vous le faites, je veillerai à votre perte. »

Pris au dépourvu, je m’éclaircis la gorge. « Et si je parviens à trouver une preuve…

— Vous n’en trouverez pas. Il n’y a pas de preuve à trouver. Vous êtes prévenu, monsieur Doya. Je ne tolérerai pas de voir mon nom associé à cela.

— Mais…

— Il n’y a pas de preuve », dit-elle, patiente mais obstinée. Nous nous faisions face en silence et je me sentis rougir.

Était-ce pour cela que j’étais ici, et tout ce qui avait précédé n’était-il qu’une préparation destinée à donner plus de force à son avertissement ? Cette idée me mettait en colère, son assurance me mettait en colère, tout ce qu’elle avait fait me mettait en colère ; et comme cette colère me souffla une idée, je l’exprimai.

« Puisque vous en êtes aussi sûre, vous accepterez peut-être de, euh, m’aider à terminer mon enquête ? » Elle me regarda fixement. « L’Institut pour le progrès de la connaissance de Transtation souhaite organiser une nouvelle expédition sur Pluton pour enquêter sur les questions soulevées par moi et d’autres. » J’étais en train d’inventer cela de toutes pièces et c’était excitant. « Puisque vous êtes certaine que je ne trouverai aucune preuve que c’est vous qui l’avez édifié, cela vous intéressera peut-être de financer cette expédition pour mettre fin à toutes les interrogations ? Une façon de me remercier de ma visite ? » Je souriais presque en disant cela.

Elle s’en aperçut et me rendit mon sourire. « Vous pensez que je vais refuser.

— J’espère que non. »

Au bout d’un long moment, elle dit : « J’accepte. » Puis, agitant négligemment la main : « Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je dois me remettre au travail. »


Après cette conversation, je ne la vis guère. Je ne fus pas invité à dîner ce soir-là et, après avoir longuement attendu, je me fis apporter à manger par un des petits robots cubiques. Les trois jours suivants, je fus livré à moi-même ; Holmes ne me fit pas même parvenir un message. Je commençais à me dire que financer une expédition vers Pluton la dérangeait plus qu’il n’avait semblé lorsqu’elle avait accepté. Elle y avait peut-être renoncé, à la réflexion.

Il existe un vieil axiome : tout mystificateur désire secrètement se faire démasquer, au bout du compte, si bien qu’il sème les germes de sa propre destruction. Mais je n’y ai jamais vraiment cru. En tout cas, ces deux impulsions contradictoires – tromper, être démasqué – doivent susciter une terrible ambivalence dans l’esprit du mystificateur. Et il me semblait que Caroline Holmes désirait principalement continuer à rester dans l’ombre ; si bien que, si l’impulsion contraire avait momentanément pris le dessus pour la faire financer mon expédition, elle le regretterait bientôt. Mais peut-être pas. Je n’avais aucun moyen de savoir ; elle demeurait pour moi un mystère.

Son comportement restait ambigu, malgré tout, ce que je croyais comprendre : elle bavardait aimablement d’autres sujets, comme s’il n’y avait pas de dissentiment entre nous, puis elle passait sans transition à la discussion de notre problème. Je la rencontrai une fois dans le couloir aux parois transparentes et elle consacra un long moment à me parler des coquillages sertis dans le verre ; puis, au milieu de cette tranquille discussion, elle dit : « Êtes-vous conscient des implications politiques éventuelles qu’aurait sur Mars l’infirmation de la théorie de Nederland ?

— Je m’en fiche. Je ne fais pas de politique. »

Les rides profondes de son visage se tordirent en une grimace. « Oh ! que je déteste les gens qui disent ça. Tout le monde fait de la politique, vous ne comprenez pas cela ? Il faudrait être autiste ou ermite pour être vraiment apolitique ! Les gens qui disent cela avouent simplement qu’ils approuvent le statu quo, ce qui est une attitude profondément politique…

— D’accord, d’accord, l’interrompis-je. Exprimons les choses différemment. Mars est un État bureaucratico-policier moribond au service des forces encore plus oppressives de la Terre. Je n’arrive pas à imaginer pourquoi un individu sain d’esprit peut désirer y vivre, surtout quand il y a la possibilité d’aller dans les satellites extérieurs. J’ai donc peu de considération pour les Martiens et je me fiche pas mal de leurs problèmes. Si par implications politiques vous parlez des aveux du gouvernement martien concernant sa conduite au cours de la Guerre civile, à la suite de la publication par Nederland de ses découvertes de New Houston… ha ! ha ! je vois que c’est bien ça… alors je conteste que le fait de mettre en lumière les failles de l’œuvre de Nederland fasse aucune différence.

— Bien sûr que si !

— Mais non. Le gouvernement martien est passé aux aveux et a reconnu définitivement avoir écrasé une révolution de grande ampleur. Il ne peut pas revenir là-dessus. Peu importe si ce qui les y a poussés était vérité ou mensonge. En fait – si c’était le résultat que vous désiriez obtenir avec votre histoire d’Icehenge » – je m’interrompis pour l’examiner avec attention, car il m’avait semblé apercevoir une légère rougeur sur ses vieilles joues ridées – « vous avez réussi. Rien de ce qui peut arriver maintenant n’y changera quoi que ce soit.

— Hum. Vous ne connaissez pas Mars aussi bien que vous le croyez. » Mais je lui avais donné à réfléchir, et puisqu’elle avait besoin de réfléchir, elle tourna le dos et s’éloigna de moi en se halant le long du couloir.

« C’est parce que je ne m’intéresse pas à la politique », murmurai-je, en proie à une satisfaction sardonique. Même un barbare laveur de vaisselle peut vous clouer le bec de temps en temps.


Une nuit, je rêvai que je me trouvais avec Holmes en apesanteur dans une pièce fermée : ses cheveux ondulaient comme des serpents sur ses épaules et elle hurlait : « Non ! Arrêtez ! »

Je m’éveillai aussitôt et m’assis en tordant mes draps entre mes mains. Au bout d’un moment, j’éclatai d’un rire contraint ; Holmes ne pouvait pas s’immiscer dans mes rêves, une telle interférence m’effrayait tellement que je m’éveillais.

Et à y réfléchir, je me rendis compte que cette idée d’holographe à rêves était absurde. Personne ne possède de machine capable de s’insinuer dans vos rêves. L’idée m’en était venue parce que, au cours des jours qui avaient suivi mon arrivée, le comportement d’Holmes m’avait fortement ébranlé. Et nos rapports avaient été si tendus que j’en rêvais la nuit et poursuivais nos discussions ; ce n’étaient que de simples réminiscences de mes journées.

Mais je me disais qu’il y avait de fortes chances qu’elle m’ait bien drogué, ce matin-là. Je me rendormis en pensant à cela, pas si rassuré, si certain que je fusse de gagner notre joute. Je ne serais pas en sécurité avant… eh bien… je ne savais pas quand.

Le lendemain, je pensai encore à des pièces fermées. Je fis le tour du tore pour explorer méthodiquement toutes les sections verrouillées. Beaucoup de petites pièces étaient fermées, mais il y avait une vaste section – un arc de tore sous le couloir principal – où je ne pouvais pénétrer. Il me fallut beaucoup tourner autour de cette zone pour m’en assurer, mais une fois que j’en fus certain, ma curiosité s’accrut.

Cette nuit-là, mes rêves furent particulièrement agités ; bien qu’Holmes n’y apparût pas, ma mère le fit, et mon père se manifesta dans plusieurs ; il partait toujours pour la Terre et me demandait de l’accompagner…

Le lendemain matin, je décidai de m’introduire dans la section fermée. À quelque distance de ma chambre, une pièce renfermait une console reliée à l’ordinateur du satellite ; je m’y installai et me mis au travail. Il ne me fallut fureter qu’une demi-heure dans les diagrammes généraux du satellite pour trouver les codes que je voulais, dans les épures originales de l’engin. Je griffonnai quelques chiffres et quittai la console.

Je m’assurai que Charles et Holmes se trouvaient bien à l’observatoire – Holmes semblait vraiment obsédée par les anneaux – puis je gagnai l’ascenseur désactivé par où l’on se rendait dans la section interdite. Je composai sur la console le code d’entrée que j’avais relevé. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. J’entrai.

À l’intérieur, le tableau de commandes m’apprit que je me trouvais au troisième de sept étages. J’appuyai sur le sept. Les portes se fermèrent et je sentis l’ascenseur qui commençait à descendre.

Il s’arrêta, les portes s’ouvrirent et je sortis dans un nouveau couloir. Le sol était carrelé de noir, les murs et le plafond recouverts de bois sombre. Je parcourus des couloirs de long en large. À l’exception de leur revêtement, ils ne semblaient en rien différents. Les pièces où je jetai un coup d’œil étaient vides. (Où étaient Fada et son équipage ?) Je marchais depuis quelque temps (en gardant toujours en tête l’emplacement de mon ascenseur) et je commençais à me décourager quand, à un détour du couloir, je vis une porte qui semblait s’ouvrir sur le vide de l’espace avec, au centre, Icehenge.

Le monument était petit et, alors que je courais vers lui sur un plancher de verre, je me dis qu’il s’agissait d’un holocube posé sur une table. Puis je m’aperçus qu’il était au contraire constitué d’authentiques blocs de glace disposés sur une grosse sphère de verre placée au sommet d’un cylindre de plastique blanc.

La pièce elle-même, sphérique, était un petit planétarium coupé en deux par un plancher transparent. Il y avait des étoiles au-dessus et au-dessous, et le Soleil, à peine quelques fois plus brillant que Sirius, se trouvait juste au-dessus du niveau du sol. C’était le ciel de Pluton.

Les monolithes de glace de la maquette étaient presque transparents, mais à part cela, la représentation avait l’air parfaite, jusqu’aux petits fragments du monolithe abattu. Au bout d’un moment, j’en fis lentement le tour et découvris une console de commandes sans aucune indication de l’autre côté du socle de plastique.

Il y avait dessus une rangée de petits boutons colorés. J’enfonçai le bouton jaune et un mince rayon laser jaune apparut dans la pièce. Il effleurait le sommet d’un des monolithes triangulaires, du côté aplati de l’anneau, et le haut du plus petit monolithe, du côté sud-est… Et, aligné ainsi, le mince cylindre englobait le soleil qu’il colorait en jaune.

Les autres boutons commandaient des rayons laser de différentes couleurs qui soulignaient les perspectives formées par diverses paires de monolithes. Mais ces perspectives n’étaient pas destinées à des observateurs placés à la surface de Pluton, car elles s’étendaient dans l’espace de part et d’autre du sommet des monolithes. Elles n’avaient de sens que vues d’un certain point de l’orbite de Pluton… et, en fait, n’étaient valables que pour un instant précis de l’histoire de la planète. Et cela ne devenait apparent que sur une maquette aussi élaborée… Il s’agissait d’une référence privée à un moment particulier… J’enfonçai les autres boutons en me demandant s’il existait un moyen de déterminer quel avait été – ou serait – ce moment. Le violet correspondait à Sirius. L’orange aux Pléiades. Le vert, estimai-je, à la lune de Pluton, Charon. Un rayon bleu partait tout droit du plus grand monolithe vers Kochab, l’étoile polaire de Pluton. Et le rouge, qui reliait les deux monolithes triangulaires restants, transformait l’étoile de Barnard – la destination de Davydov – en un rubis rouge martien.


« Monsieur Doya ? » Holmes m’appelait de nouveau à l’intercom.

« Oui ? » Dans mon rêve, mon père me racontait une histoire.

« Le capitaine Pada peut partir aujourd’hui pour Transtation, si vous le désirez.

— Oh… très bien. » Tout d’un coup, j’étais furieux. Me congédier comme ça !

« Désirez-vous vous joindre à moi pour le petit déjeuner ?

— … Volontiers. Dans une heure. »

Elle n’était pas dans la salle à manger – enfin, la première pièce où nous avions mangé – lorsque j’arrivai, si bien qu’après avoir un peu attendu, j’appelai les robots pour me faire apporter un repas que je mangeai seul. Je regardais Saturne. J’avais du mal à mastiquer mes pâtisseries parce que je grinçais des dents de colère.

Quand j’eus terminé mon petit déjeuner, un hologramme d’Holmes assise sur une chaise se matérialisa devant moi.

« Veuillez m’excuser de vous dire au revoir de cette façon. Vous vous trouvez vous-même dans un champ holo, de sorte qu’il nous est possible de converser…

— C’est vous qui le dites ! Que veut dire ceci ? Venez ici en chair et en os !

— Nous parlerons ainsi…

— Nous ne parlerons pas ainsi…

— Ou rien.

— C’est ce que vous croyez », m’écriai-je, et je me ruai hors de la pièce. Quelque chose là-dedans me mettait tout simplement en fureur. Je me précipitai vers le moyeu et fis irruption dans l’observatoire. Vide. De retour dans le couloir principal du tore, je commençais à prendre conscience que j’allais avoir du mal à la trouver. Le satellite était trop vaste… je ne savais même pas où se trouvaient ses appartements. Quand une cloison coupe-feu s’abattit et bloqua le couloir devant moi, je sus que j’étais battu. Je regagnai la salle à manger. L’image d’Holmes, toujours assise sur l’image d’une chaise, me regarda entrer.

« Qu’est-ce que ça veut dire ? » explosai-je, et je passai droit à travers son image. « Vous n’avez pas le courage de m’affronter en personne ?

— Monsieur Doya », dit-elle d’un ton glacial. Sa voix résonnait un peu dans l’intercom. « Cessez de faire l’idiot. Je préfère vous parler ainsi. »

Je sortis de son image semi-transparente, de sorte que nos visages se retrouvèrent à quelques centimètres l’un de l’autre. « Parlez, alors. Vous me voyez assez bien ? Je vous regarde bien en face ? Vous m’entendez ?

— Je ne vous entends que trop bien. Laissez-moi parler. Je veux que vous compreniez bien que mon désir de ne pas voir mon nom associé à Icehenge est très sérieux.

— Alors, il ne fallait pas le construire.

— Je n’en ai rien fait.

— Si. » J’espérais qu’elle me voyait bien dans les yeux. « Vous l’avez construit, puis vous avez édifié la fausse explication qui va avec… et tout ça pour rien ! » Je lançai une main à travers sa tête, puis j’essayai de me contrôler. « Pourquoi avez-vous fait ça ? Avec tout cet argent, madame Holmes, pourquoi n’avez-vous réussi à bâtir qu’une mystification ? Pourquoi vous contenter d’inventer une histoire de vaisseau interstellaire, alors que vous auriez pu la rendre vraie ? Vous auriez pu réaliser de grandes choses. » J’en avais mal à la gorge. « Et au lieu de cela vous n’avez fait que ridiculiser un vieil homme sur Mars.

— Pas si l’histoire de Davydov tient le coup…

— Mais il n’en sera rien ! Et plus vite elle s’effondrera, moins il aura l’air ridicule. » Je tournai le dos et me dirigeai vers la porte, trop furieux pour la regarder un instant de plus.

« Monsieur Doya ! »

Je m’arrêtai, me tournai à demi, suffisamment pour voir qu’elle s’était levée. « L’idée d’Icehenge… n’est pas de moi.

— Alors pourquoi en avez-vous une maquette chez vous ? »

Un long silence. Je revins en arrière pour voir de plus près l’image de son visage. Elle souriait de nouveau, de ce même sourire mystérieux à demi esquissé… et subitement je compris qu’elle avait bien compté que je trouverais la maquette. Elle le vit peut-être sur mon visage, peut-être pas ; son sourire se transforma imperceptiblement, se teinta de chagrin… et je crus reconnaître dans une de ces subtiles altérations d’expression quelqu’un d’autre, quelqu’un que j’avais connu, ou aperçu… qui était cette femme ? Que voulait-elle, au nom du ciel ? Secoué, désorienté, je perdis toute illusion de pouvoir déchiffrer son expression ; les émotions s’y succédaient, c’était certain, mais je n’avais aucune idée de ce qu’elles pouvaient être. Je sentais un gouffre béant entre elle et moi et je compris que le visage qui me faisait face, si parcouru d’émotions fût-il, dissimulait quelqu’un de totalement étranger, totalement inconnu de moi ; tout ce que je savais de Caroline Holmes n’était rien en regard de ce sentiment.

Je fus pris d’un frisson convulsif. « Si l’on analysait la glace de cette maquette, dis-je d’un ton mesuré, on découvrirait qu’il s’agit de la même que celle des monolithes de Pluton. Ce sont des éclats du même bloc. »

Elle me dévisageait, toujours aussi indéchiffrable. « Pensez ce que vous voulez, monsieur Doya. Mais vous ne saurez jamais. » Elle disparut avec sa chaise.

Charles ouvrit la porte. « L’Io est prêt, dit-il. Vos bagages sont à bord. »

Je le suivis jusqu’à l’aire d’envol, montai à bord. Tandis que je me halais vers la passerelle, je sentis la secousse de la séparation et me rendis compte que je tremblais.

L’écran du promenoir affichait l’image du satellite. Désemparé, je restai planté devant la grande roue et regardai, toujours tremblant. Un instant, à voir ses fenêtres, ses balustrades et son observatoire, je repensai à une bathysphère. En nous éloignant, je pus apercevoir le plancher en dôme, bulle de cristal transparent ; et, à l’intérieur, la minuscule silhouette d’Holmes tournait en rond, apparemment la tête en bas, et nous regardait. A-t-elle atteint ses objectifs ? me demandai-je.

Je me rappelai un passage du journal d’Emma Weil. Elle aussi s’était tenue devant une fenêtre à regarder partir un astronef, tout comme Holmes me regardait en ce moment. Et je me fis l’impression du fantôme de Davydov – le fantôme d’un fantôme – qui laissait derrière lui tout ce qu’il connaissait pour partir à l’aventure. Soudain, le satellite s’amenuisa rapidement pour devenir un point blanc au-dessus de la mystérieuse boule ceinte d’anneaux. Nous étions en route.


Il y avait un transmetteur holo à bord de l’Io. Après un mois ou presque à attendre le long voyage de retour vers Transtation, je pénétrai dans la salle de transmissions. J’étais sur les nerfs et je dus me maîtriser avant de faire face à la rangée de sièges vides indiquant où allaient s’asseoir les destinataires des messages.

« Début de message », dis-je. La lumière rouge de la chaise du milieu s’alluma.

« Professeur Nederland, je suis Edmond Doya. Nous n’avons eu jusqu’ici de rapports que par l’intermédiaire de périodiques, mais je désire maintenant communiquer plus directement avec vous. » J’étais assis sur le bord d’une table et ma jambe venait en frapper rythmiquement le pied. « L’Institut pour le progrès de la connaissance de Transtation monte une expédition vers Pluton qui va aller examiner une nouvelle fois Icehenge afin de tenter d’éclaircir le mystère qui demeure au sujet de ses origines. »

Je me raclai la gorge. Cette dernière phrase allait avoir du mal à passer pour lui. « Je sais que vous pensez qu’il n’y a plus de mystère à propos de ces origines. Mais… » Je m’arrêtai de nouveau, essayai de rassembler ce que j’allais dire. Toutes les phrases que j’avais préparées au cours du mois précédent se bousculaient pour sortir la première. Je me levai et marchai de long en large, pratiquement sans quitter des yeux le point rouge qui représentait mon arrière-grand-père.

« Mais je pense que vous reconnaîtrez, si vous avez lu mes publications, qu’il subsiste au moins une possibilité de mystification. Cependant, dans l’état actuel de nos connaissances, il n’y a pas moyen de savoir avec certitude qui a édifié le monument, j’en suis intimement persuadé. » Et alors ? « Alors… tous les chercheurs et… et théoriciens sérieux qui s’intéressent à Icehenge vont être invités à se joindre à cette expédition. En tant que doyen et principal théoricien, votre participation serait appréciée de tous. »

Cela ne sonnait pas tout à fait juste. J’étais trop raide, trop artificiel ; c’était une invitation, je ne voulais pas faire étalage de mes sentiments. Mais c’était trop compliqué. Je ne pouvais pas parler à une chaise. Il me fallait pourtant essayer de me rattraper si je ne voulais pas avoir à tout réenregistrer.

« Je sais que beaucoup de gens ont interprété mon travail comme une attaque personnelle contre vous. Je vous assure que c’est faux ! J’admire votre travail c’était une enquête bien menée, et si quelqu’un vous a délibérément égaré… vous n’aviez aucun moyen de vous en apercevoir. Et je ne pense pas que le fait de croire qu’il s’agit d’une mystification diminue la valeur esthétique du monument. Davydov ou pas, le mégalithe existe. Ce sont toujours des êtres humains qui l’ont construit. L’histoire d’Emma existe toujours, peu importe qui l’a rédigée… »

Je n’arrivais pas à m’en sortir, cela sonnait faux. Je marchai encore plus vite. « Peut-être me suis-je trompé et est-ce bien Davydov qui a construit Icehenge. Si c’est le cas, nous devrions pouvoir le prouver lors de cette expédition. J’espère que vous accepterez de vous joindre à nous. Je… vous dis au revoir. Fin de transmission. »

La lumière rouge s’éteignit.


Le lendemain, vers la même heure, la réponse arriva. Je m’assis sur la chaise à la lumière rouge. La scène se matérialisa et je clignai des yeux en attendant d’être accoutumé à l’éclairage.

Il était assis à sa table de travail dans un vaste et luxueux bureau de l’Inspection planétaire de Mars. Il avait exactement la même apparence que lors de ses conférences de presse : cheveux noirs bien aplatis sauf deux ou trois mèches rebelles ; visage pincé, joues creuses ; vêtements coûteux (à la dernière mode de Mars), repassés et soigneusement ajustés. C’était l’image de l’officiel pontifiant.

« Monsieur Doya », dit-il en regardant un peu sur ma droite. Je me déplaçai. « Nous ne nous sommes jamais rencontrés, ne serait-ce qu’au moyen de cet intermédiaire illusoire, pourtant je sais que nous sommes apparentés… que je suis votre arrière-grand-père. Comment allez-vous ? J’espère que nous nous rencontrerons un jour en chair et en os, car je constate que nous avons, outre notre parenté, des centres d’intérêts communs. » Il sourit quelques instants et arrangea une feuille de papier sur son bureau. « Soyez assuré que je comprends parfaitement que vos arguments concernent l’archéologie et ne sont pas dirigés contre ma personne. » Il déplaça de nouveau son papier et se mit à le tapoter de l’index. Le coin de sa bouche se crispa, comme s’il s’apprêtait à accomplir une tâche déplaisante.

« Je suis en désaccord avec bien des choses exprimées dans votre invitation. Je n’ai trouvé dans votre travail aucune preuve qui suffise à me convaincre que l’explication Davydov n’est pas exacte. Je ne crois donc pas qu’une enquête sur place menée par divers théoriciens qui essayeront chacun de prouver le bien-fondé de leur théorie puisse être autre chose qu’un cirque. Je décline par conséquent votre invitation tout en vous en remerciant. » Il s’arrêta et parut réfléchir à ce qu’il venait de dire. Il regarda de nouveau son papier, releva la tête et sembla cette fois me regarder droit dans les yeux.

« Quand vous dites que l’histoire d’Emma existe toujours, quel qu’en soit l’auteur, vous sous-entendez qu’il importe peu qu’elle soit ou non vraie. J’affirme le contraire. Je pense qu’au fond de votre cœur vous êtes d’accord et que vous n’avez aucune raison de vous faire une idée fausse de la situation ou d’en travestir la signification. Si votre théorie est reconnue, je sais aussi bien que vous ce que cela voudra dire. »

Il baissa de nouveau les yeux, tapota machinalement son bureau. « Je ne puis vous souhaiter bonne chance. Fin de transmission. »

Le noir. Je restai assis là et pensai à des tas de choses. Je pensai au Nederland qui s’était élancé tête baissée avec tant de férocité au siècle dernier et qui, par son travail, avait fait voler en éclats toute l’histoire de sa planète ; puis je pensai au vieux bureaucrate grisonnant qui mentait lors des conférences de presse pour se couvrir. Et qui refusait de participer à une campagne de fouilles archéologiques. Je me disais : Il a changé, ce n’est plus l’homme qui a écrit les livres que tu lisais enfant. Je restai assis dans le noir.


Nous étions près, tout près. L’activité reprenait sur le Flocon-de-Neige… comme le dégel après un long hiver, les gens commençaient à se répandre dans les couloirs, à s’entrecroiser en se saluant timidement… En compagnie de Jones, j’échappai au reste des membres de l’expédition pour me réfugier dans le carré de l’équipage qui était en train de boire et de sniffer. À notre apparition, ils décidèrent de faire la fête et nous nous y mîmes tous de bon cœur, la musique à fond, bondissant dans la gravité tout juste retrouvée. Le carré était muni d’un écran d’observation qui montrait l’espace devant nous… rectangle noir étincelant d’étoiles.

« Où est-il donc ? » demanda Jones à une femme de l’équipage. Elle lui montra Pluton, juste devant Ariès. C’était une étoile de seconde magnitude, et tout à côté Charon était à peine visible. Jones leva sa bulle et s’écria : « Vous avez raison ! Voici Icehenge, je le vois, là, au sommet ! »

Plus tard, après avoir dansé jusqu’à l’épuisement (et nous être fait pas mal de bleus parce que le g de décélération n’était pas si fort), Jones et moi nous accroupîmes à une table d’angle. J’étais pas mal ivre et les idées tournaient follement dans ma tête. « J’ai couché par écrit une grande partie de cette histoire, Jones. Une sorte de journal. » Il hocha la tête et s’ouvrit une capsule sous le nez. « Parfois… parfois il me semble que ce que j’écris est la suite du journal d’Emma Weil… qui a été écrit, j’en suis sûr, par Caroline Holmes.

— Hum, fit Jones.

— J’en suis certain », dis-je, interprétant correctement son grognement dubitatif. « Si tu avais vu Holmes comme moi quand je lui ai rendu visite, tu saurais de quoi je parle. Quand je lui ai dit que j’avais trouvé sa maquette d’Icehenge…

— Hum. » Mais celui-ci marquait la compréhension. Je lui avais décrit dans tous les détails mon séjour chez Holmes et il acquiesçait maintenant avec de grands reniflements.

« Et mon histoire… mon histoire raconte un voyage vers Pluton, exactement ce qu’Emma disait qu’il allait arriver. Et ce voyage est financé par Holmes ! Il y a des fois, je te le dis, où cette vieille femme a l’air de joliment contrôler ce qui se passe par ici… je me demande parfois jusqu’où elle a prévu ce qui allait arriver et ce qu’elle nous réserve là-bas…

— Qui sait ? Il y a dans nos existences tant d’influences que nous ne maîtrisons pas… tu pourrais tout aussi bien ne pas te faire de bile pour une influence de plus que tu es peut-être en train d’inventer. D’accord ? Quoi qu’il se passe sur Pluton, je suis impatient d’arriver. Nous sommes tout près, tu sais. » Il montra théâtralement l’écran. « Je vois ces tours de glace ! Je les vois ! »


Puis nous y fûmes. Nous étions là, autour de la neuvième planète. Quand notre orbite fut stabilisée, le Dr Lhoste donna ses ordres et nous nous précipitâmes dans les M. A., jaillîmes des flancs du Flocon-de-Neige et tombâmes en suivant des arcs allongés vers la plaine polaire constellée de cratères pour nous poser dans une dernière secousse comme de petits cristaux échappés au flocon d’origine. Je me sentais solide et substantiel, plus lourd que je n’avais été depuis des années et des années. La poussière soulevée par notre atterrissage se dissipa et j’aperçus, au-delà de la zone d’un blanc éblouissant éclairée par les projecteurs, un horizon presque plat. L’horizon le plus plat que j’eusse jamais vu. « C’est le plus gros astre sur lequel j’aie jamais posé le pied », dis-je tout haut, bien que personne ne m’entendît dans la ruée vers les scaphandres. « Je suis sur une planète. La première planète où je me sois jamais posé, et c’est Pluton. » Cette idée avait quelque chose d’étrange et d’angoissant ; le temps de m’en débarrasser, tous les scaphandres avaient été pris. « Hé ! m’écriai-je. Que quelqu’un me donne le sien… c’est grâce à moi que vous êtes ici ! » Mais ils m’ignorèrent tous, ou firent semblant de ne pas entendre, ou comptèrent sur quelqu’un d’autre pour me rendre ce service et s’entassèrent en trois grosses et bruyantes fournées dans le sas qui les recracha sur le sol. Je restai avec quelques autres à fulminer et bondir dans l’habitacle, jurant et sacrant, jusqu’à ce qu’Arthur Grosjean (qui avait déjà vu le mégalithe et désirait, je pense, me faire une faveur) revienne plus tôt que les autres et me donne son scaphandre. « Merci, Arthur, balbutiai-je. Je te suis très reconnaissant. » Il y eut une décharge d’électricité statique quand il m’aida à passer le scaphandre… puis je me retrouvai dans le sas, et enfin sortis en trébuchant à la surface de la planète. Je me mis à courir et m’étalai aussitôt de tout mon long dans le gravier. Cela me fit rire, parce que je sus alors que les cailloux étaient réels, que j’étais vraiment là.

La poussière soulevée par notre atterrissage retenait un peu la lumière de nos torches, de sorte qu’une légère luminosité dans le ciel me montrait, tout autant qu’une large piste piétinée, la direction du mégalithe. Certaines de ces empreintes étaient indubitablement celles des passagers du Perséphone, parfaitement nettes après plus de soixante ans. Je m’élançai au petit trot sans quitter des yeux l’horizon rectiligne, au nord, et du diable si je ne trébuchai pas de nouveau.

Je me relevai et partis au pas de course, m’emmêlai les pieds et retombai. Assis dans la poussière et les graviers de la surface de Pluton, je regardai vers le nord et vis le sommet des monolithes, juste derrière une légère élévation de terrain. Le Soleil se trouvait sur ma droite, éblouissante étoile du matin à peine quelques degrés au-dessus de l’horizon. Du côté oriental, les monolithes faisaient de lumineuses taches blanches ; du côté occidental, ce n’étaient que des ombres noires à peine visibles.

Je frissonnais, comme si je pouvais sentir à travers mon scaphandre le froid de Pluton, seulement soixante-dix degrés au-dessus du zéro absolu où tout se fige. Je me relevai et avançai lentement à longues enjambées, comme à la parade. Icehenge, Icehenge, Icehenge, Icehenge. Chaque pas en faisait apparaître davantage au-dessus de mon horizon, puis je parvins au sommet de la petite colline et il fut là, l’anneau dans sa totalité, déployé, silencieux, devant moi sur la plaine.

Les petites silhouettes humaines formaient des groupes à l’intérieur du vaste cercle ou bondissaient de monolithe en monolithe et, à ma grande surprise, j’appréciais énormément leur présence. Je branchai mon intercom et les entendis parler toutes en même temps, de sorte que personne ne pouvait rien comprendre ; cela me fit rire. Elles étaient si petites… l’une d’elles se tenait auprès du monolithe abattu, et même lui semblait d’une taille insignifiante. Tout joyeux, je me remis en marche en chantonnant : boum, bam, boum, bam, boum, bam.

Je passai entre deux monolithes. En examinant l’alignement incurvé de colonnes, je constatai qu’elles étaient disposées bien plus irrégulièrement qu’elles n’avaient semblé en hologramme. Le simple fait de les prendre en image avait en quelque sorte conféré davantage d’ordre à leur ensemble. Dans la réalité, leur disposition paraissait chaotique, œuvre d’une intelligence inhumaine. L’anneau était énorme, monstrueux ; la zone délimitée par les tours blanches était gigantesque ! Il me fallut une éternité pour en gagner le centre. Là, au milieu d’un cercle aplani par de nombreuses traces de pas, se trouvait la plaque laissée par l’expédition Nederland. Je ne m’occupai pas de celle-ci et regardai à la ronde. L’anneau constituait un cercle grossier… je ne pouvais percevoir l’aplatissement du côté « nord », car les diverses dimensions des monolithes et leur disposition à angles variés formaient un ensemble de parallélogrammes noirs et blancs qu’il était difficile de remettre en perspective. À l’ouest, la plupart des monolithes brillaient au soleil, même si certains étaient obscurcis par la longue ombre portée de ceux de l’est. Ces derniers étaient eux-mêmes de noires découpes dans le ciel étoilé, à part quelques-uns qui brillaient faiblement dans la lumière réfléchie de l’ouest. Au nord, les six Grands Monolithes se dressaient en un énorme alignement de tours en arc de cercle ; et pourtant l’arc ébréché constitué par les petits blocs proches du monolithe abattu ne semblait pas beaucoup plus petit.

Des groupes de gens s’approchèrent de moi et je leur serrai la main avant qu’ils repartent. Tout le monde bavardait joyeusement et réussissait à exprimer ce qu’il voulait sans rien dire d’essentiel. Puis ils disparurent derrière la petite élévation de terrain du sud en direction des modules d’atterrissage. Une dernière silhouette s’avança ; à sa taille et à sa démarche, je l’avais déjà identifiée comme étant Jones. « Hé, Théophilus, dis-je. Nous y sommes. » Il me tendit la main. À travers la visière de son casque, je voyais ses yeux brillants et son large sourire. Il m’attira à lui et me serra dans ses bras puis, sans un mot, tourna le dos et s’éloigna.

J’étais seul à Icehenge.


Je m’assis et me laissai pénétrer de ce sentiment. Toute ma vie j’avais désiré venir ici et j’y étais. Un gravier tenu entre mes doigts gantés résistait à toute la pression que je pouvais exercer dessus. Oui, j’étais bien là. Ce n’était pas un hologramme. J’avais de la peine à y croire.

L’anneau correspondait à peu près à un très vieux cratère érodé, de sorte que certains blocs se dressaient sur de légères proéminences, vestiges du rebord à demi enfoui. L’effet produit était remarquable : ces blocs semblaient « placés » avec le plus grand soin en un endroit parfaitement approprié. Cette impression coexistait avec l’irrégularité manifeste de l’anneau, dans le sens où des monolithes étaient rassemblés par groupes de quatre, cinq ou six nettement à l’écart de l’alignement, orientés de façon que leurs vastes surfaces polies regardent dans toutes les directions… Et l’ensemble, à mon avis, était magnifique.

Je me levai pour gagner le bloc à l’inscription. Les mots et les encoches (2-2-4-8) étaient profondément gravés, ce qui les rendait facilement déchiffrables à la lumière rasante du Soleil. Je m’imaginai Seth Cereson, qui avait découvert le mégalithe, en train de contempler cette écriture d’aspect extraterrestre. Déplacer, pousser plus loin ; mettre en mouvement vers. Pas mal comme devise. La remarque de mon père me revint à l’esprit : Il est étonnant qu’ils n’aient pas tous signé de leur nom. C’est bien vrai, me dis-je. Si c’était l’expédition Davydov qui avait édifié ce monument, pourquoi ne pas le dire ? Cela n’avait d’intérêt que s’ils s’identifiaient, me semblait-il. Ce message n’était-il pas une tentative manifeste de rester énigmatique, afin d’en rendre le but ambigu ?

Poursuivant ma promenade autour de l’anneau, j’effleurai de mon gant l’arête tranchante d’un des blocs triangulaires, puis m’avançai parmi les morceaux de glace brisée, vestiges du monolithe abattu. Là, chaque fragment, chaque éclat de glace avait l’air absolument neuf, par endroits aussi tranchant que de l’obsidienne taillée. À soixante-dix degrés Kelvin, la glace est terriblement dure et cassante, et ce qui l’avait heurtée – météorite, engin de construction, nous le découvririons sans aucun doute au cours des semaines à venir – l’avait fait éclater en innombrables esquilles craquelées qui étaient tombées à l’intérieur de l’anneau. Je regardai à travers une plaque de glace translucide (un peu comme la paroi transparente du couloir d’Holmes), et me dis que les craquelures avaient l’air très récentes. Il était vrai que la glace se sublime très lentement à une température aussi basse, mais elle se sublime malgré tout ; et pourtant je ne voyais rien d’autre que ces tranchantes arêtes d’obsidienne. Je me demandai ce qu’allaient en dire les spécialistes.

Puis je poursuivis ma promenade, gambadant par endroits, à d’autres courant en zigzag entre les monolithes, tout comme je l’aurais fait si j’étais vraiment venu là pour mon onzième anniversaire. De chaque point de vue, je voyais un Icehenge différent à mesure que se transformait le jeu de l’ombre et de la lumière ; quand j’eus remarqué cela, chaque pas me révélait un nouveau mégalithe et, exultant, j’en fis le tour encore et encore, jusqu’à ce que je sois trop épuisé pour gambader et doive m’asseoir sur un morceau du monolithe abattu qui m’arrivait à la taille. J’y étais.


Au cours des deux semaines suivantes, les diverses équipes établirent leur programme de recherches. Ceux qui travaillaient sur la glace passaient une grande partie de leur temps dans les laboratoires des modules d’atterrissage. Le Dr Hood et son équipe s’efforçaient de déterminer le genre d’outil utilisé pour tailler les blocs. Bachan Nimit et ses collègues de Ganymède suivaient une nouvelle ligne d’investigation que je trouvais prometteuse : ils examinaient des morceaux du monolithe abattu pour découvrir si autant de micrométéorites avaient frappé les surfaces cachées que les surfaces exposées.

Mais l’équipe la plus visible, et apparemment la plus énergique, était le groupe de fouilles de Brinston. Il s’était révélé extrêmement compétent et bien organisé, ce qui n’avait surpris personne. Le lendemain de notre arrivée, ses collaborateurs étaient allés quadriller le terrain et ils avaient rapidement creusé les tranchées préliminaires. Il passait de longues heures sur le site, courant de tranchée en tranchée pour inspecter ce qui avait été mis au jour, donner des conseils et des directives. Lors de nos conversations, il était confiant. « L’infrastructure du mégalithe expliquera le monument », disait-il. En même temps, il nous avertissait de ne pas nous attendre à des résultats immédiats. « C’est un travail lent et délicat… même avec une situation aussi simple que celle-ci, il faut faire très attention de ne pas détruire les indices que l’on cherche, c’est-à-dire, dans le cas qui nous intéresse, rien moins que les traces fragiles d’une excavation précédente… » Il décrivait inlassablement les divers aspects de sa tâche et je le quittais presque aussi convaincu que lui que nous résoudrions le mystère.


Les équipes avaient déterminé une période commune de travail qui avait reçu le nom de « jour » et pendant laquelle le site grouillait de silhouettes affairées. En dehors de cette période, il se vidait.

Je n’avais pas de tâche spécifique à remplir et cela me mettait mal à l’aise. Les investigations que j’avais suscitées étaient menées par des professionnels compétents. Il ne me restait qu’à regarder ce qu’ils trouvaient. Aussi me mis-je bien vite à visiter le monument en dehors des heures de travail. Les rares personnes à rester sur place, ou revenir s’y promener, n’étaient bientôt plus que des silhouettes immobiles, contemplatives, et nous ne nous dérangions pas.

Lorsque je me promenais ainsi dans un profond silence parmi les blocs massifs, le matériel abandonné, tous ces monticules et tranchées conféraient à l’ensemble l’aspect d’un chantier en cours, d’une entreprise de géants inachevée pour une raison inconnue… laissant le squelette ou la charpente d’un plus vaste édifice. Assis pendant des heures au centre de l’anneau, j’apprenais les différents aspects qu’il présentait aux différentes heures de la journée plutonienne. C’était le printemps dans l’hémisphère Nord – le plus long et froid printemps de tout le système – et le Soleil restait en permanence juste au-dessus de l’horizon. Il fallait près d’une semaine à Pluton pour faire un tour sur lui-même, au Soleil pour faire le tour de notre horizon ; même à cette vitesse, je pouvais voir le mouvement de l’ombre et de la lumière, si je regardais assez longtemps, qui créait à chaque instant un Icehenge différent, tout comme lorsque j’avais couru autour le premier jour ; seulement, là, j’étais immobile et c’était la planète qui tournait.


Près du centre de l’anneau se trouvait la plaque commémorative déposée par l’expédition de Nederland. Un bloc de roche métamorphique avait été tiré dans le vieux cratère puis le sommet en avait été raboté et recouvert d’une plaque de platine.


Cette plaque a été posée

En l’honneur des membres de

L’ASSOCIATION INTERSTELLAIRE DE MARS

Qui ont édifié ce monument peu après

2248

Pour commémorer la Révolution martienne de 2248

Et leur départ du système solaire.

Il n’y aura pas de fin au bien qu’ils ont apporté.


Je contemplais cette incongruité en essayant de mettre de l’ordre dans mes idées. Apparemment, ces trois vaisseaux minéraliers avaient bien disparu dans les années précédant la Révolution martienne ; le fait était consigné dans de nombreux documents. Les trois vaisseaux avaient donc disparu, bon. Mais il avait pu leur arriver à peu près n’importe quoi. Et, étant donné que les documents – certains des documents – concernant leur disparition avaient été rendus publics au début du XXVIe siècle, Holmes avait très bien pu en avoir connaissance et décider d’expliquer son monument comme un artefact laissé par leurs passagers… d’inventer ainsi une séduisante histoire de résistance victorieuse contre l’oligarchie martienne et son État policier, de transformer en victoire l’échec total de la révolte. Cela donnait au mystificateur un mobile qui dépassait la simple mystification… et c’était le genre d’histoires auxquelles aiment croire les gens.

D’où le dossier sur Davydov à Alexandrie et la voiture enfouie miraculeusement surgie à New Houston. Le dossier n’avait tout simplement pas été dans le fichier quelques années avant que Nederland ne vienne y fourrer son nez. Il pouvait prétendre tant qu’il voulait que les documents changent sans cesse de place dans les archives, ces déplacements sont toujours consignés quelque part et officiellement ce fichier n’avait pas été touché. Bref, ce dossier était un faux. Il faisait partie de la mystification.

Ce qui impliquait fortement que la voiture de New Houston en faisait également partie, qu’elle avait été placée là à l’intention des archéologues. Leur première inspection du canyon du Fer-de-Lance n’avait révélé aucune masse métallique sur cette route ensevelie ; et, après la tempête qui avait confiné les archéologues dans leurs tentes, on avait trouvé dans la neige des traces menant vers le nord que personne n’avait pu expliquer. Il semblait donc que la voiture avait été placée là durant la tempête. Mais c’était toujours le sujet de violentes controverses, sur Mars. Le journal d’Emma Weil – partie intégrante de la mystification ! – avait été daté du milieu du XXIIIe siècle, époque de la Révolution… du moins le prétendait-on. Certains le contestaient, et d’autres contestaient l’authenticité de la voiture elle-même, de son oxydation superficielle, des autres documents découverts à l’intérieur, de la vraisemblance du glissement de terrain qui l’avait découverte… Sur tous les plans imaginables, la voiture et l’ensemble de la théorie Davydov étaient remis en question, trouvés défectueux, et le pauvre Nederland courait tout autour de Mars comme le petit garçon hollandais pour enfoncer ses doigts dans les trous d’une digue sur le point de céder de toutes parts. L’expédition de Davydov était pure fiction. Il n’y avait jamais eu d’Association interstellaire de Mars. Tout cela n’était qu’une gigantesque mystification.

Plein d’amertume, je donnai un coup de pied à la plaque. Elle était solidement fixée. Je ramassai une double poignée de régolithe que je déversai dessus. Au bout de plusieurs fois, cela faisait un bon tas ; on aurait dit un tumulus disposé sur un gros rocher plat. « Quelle stupide histoire romantique, marmottai-je. Qui se nourrit de ce que nous voulons croire… » Pourquoi avait-elle fait ça ?


Mon seul compagnon régulier durant ces méditations des heures de repos était Jones. Il était naturel qu’il préférât ces heures-là, car alors seulement le monument retrouvait son imposante solitude, son ombrageuse majesté. Mais je crois aussi qu’il répugnait à accomplir son travail devant les autres.

Car il travaillait, laborieusement et péniblement, à l’aide d’un télémètre à laser. Il mesurait le mégalithe. Quand je branchais mon intercom sur la bande générale, je l’entendais marmotter des chiffres et fredonner des bribes de musique. Il se faisait transmettre de la musique à partir des modules d’atterrissage pendant qu’il travaillait ; généralement, quand je passais sur cette longueur d’onde, j’entendais une des symphonies de Brahms.

Il m’enrôlait de temps en temps. Il se plaçait auprès d’un monolithe avec son laser et visait un petit miroir que je tenais devant un autre ; puis je passais au bloc suivant et répétais l’opération. Je me mis à rire à l’intention de la petite silhouette de l’autre côté du cratère.

« Soixante-six fois soixante-six, ça fait pas mal de mesures, dis-je. Que comptes-tu trouver ?

— Des chiffres, répondit-il. Celui qui a construit ce truc faisait très grand cas des chiffres. Je veux voir si je peux trouver le monolithe par un examen très attentif des chiffres donnés par le monument.

Le monolithe ?

— Je sens que la disposition de l’ensemble désigne un monolithe particulier.

— Ah !

— Il me faut donc essayer de découvrir l’unité de mesure utilisée pour la construction. Tu remarqueras que ce n’est pas le mètre, ou le pied et le pouce. Il y a bien longtemps, un nommé Alexander Thom a découvert que tous les monuments mégalithiques de l’Europe septentrionale utilisaient la même unité de mesure qu’il a appelée le yard mégalithique. Celui-ci correspond à environ soixante-quatorze centimètres. » Il s’interrompit dans son travail et je vis le petit point rouge de son laser voleter sur ma gauche. « Mais jusqu’ici personne d’autre que moi n’a remarqué que ce yard mégalithique correspond presque exactement à l’antique unité de mesure tibétaine…

— Et à celle utilisée par les Égyptiens pour les Pyramides, sans doute, mais ne serait-ce pas parce qu’il s’agit de la coudée répandue chez toutes les civilisations primitives ?

— Peut-être, peut-être. Mais, comme ce plan en anneau aplati est une disposition courante dans les cromlechs britanniques, j’ai voulu vérifier.

— Comment cela se présente-t-il ?

— Je ne sais pas encore. »

Je ris. « Tu pourrais le découvrir en quelques secondes à l’aide de l’ordinateur du Flocon-de-Neige.

Ah ouais ?

— Je suis content de t’avoir avec nous, Jones, sincèrement. »

Il gloussa. « Ça te plaît qu’il y ait ici quelqu’un de plus cinglé que toi. Mais attends un peu. La numérologie d’Icehenge a toujours été un domaine très riche, même avant ces nouvelles mesures que je suis en train de prendre. Savais-tu que si l’on part du monolithe abattu et que l’on compte par nombres premiers en sens inverse des aiguilles d’une montre, on obtient la largeur de chaque bloc en multipliant le précédent par 1,234 ? Ou que le total des hauteurs de chaque groupe de quatre blocs s’élève soit à 95,4, soit à 104 mètres ? Ou encore que le produit de la longueur de chacun par sa largeur est un nombre premier…

— Qui dit tout cela ?

Moi. Tu n’as pas dû lire mon ouvrage, Mathématique et Métaphysique d’Icehenge.

Je crains qu’il ne m’ait échappé, en effet.

— Un de mes meilleurs livres. Tu vois l’étendue de ton ignorance ? »


Plusieurs semaines passèrent rapidement de cette façon. Brinston commençait à afficher un air légèrement anxieux, bien qu’il trouvât des choses intéressantes. On avait pu constater que, pour chaque monolithe, une grande fosse cylindrique avait été creusée… le bloc de glace avait été posé sur le fond, invariablement rocheux, de cette fosse, puis le trou avait été rebouché. La seule autre chose qu’ils eussent découverte était qu’il n’y avait pas eu de fosse individuelle pour les six Grands Monolithes. Peut-être parce qu’ils étaient trop proches les uns des autres, on avait creusé pour l’ensemble une seule grande fosse, toujours cylindrique. L’équipe de Brinston avait tracé la circonférence de ce cylindre : elle englobait neuf blocs. « Mais je ne sais pas ce que cela signifie », avouait-il d’un air irascible.


Le jour où Brinston ramena cette information, Jones et moi nous rendîmes sur le site. Jones était excité mais il ne voulut pas me dire pourquoi.

C’était après les heures de travail et nous étions seuls. Il traversa le cercle et se rendit au pôle pour observer le cromlech de là-bas. Le court poteau de métal placé par le Dr Grosjean pour matérialiser l’axe de rotation de la planète lors de sa première inspection du site était toujours là, guère plus haut que l’épaule. Nous nous assîmes de part et d’autre. Le Soleil se trouvait de l’autre côté du mégalithe et les blocs de glace étaient plus obscurs que jamais… vagues ombres inversées, plages de clair-obscur dans le noir envahissant. Sous moi, le gravier était glacé.

« Nous tournons comme des toupies, dit Jones. Tu sens ? » Je ris doucement, et pourtant, assis comme nous l’étions, je me représentai soudain Pluton comme une petite boule tourbillonnante avec une poignée de cure-dents de glace plantés au sommet et deux espèces de fourmis assises à son axe de rotation.

Je me déplaçai et le soleil disparut derrière un monolithe. J’éprouvai l’antique terreur… l’éclipse, mort du Soleil.

Au bout d’un long silence. Jones sortit son télémètre de la poche de son scaphandre et l’activa. Il le dirigea sur le cromlech. Un point rouge, plus brillant que le Soleil, apparut sur le monolithe no 3, le plus grand. Jones fit décrire un petit cercle à ce point lumineux.

« Celui-là, dit-il. Le monolithe no 3 a quelque chose de spécial.

— En dehors du fait que c’est le plus grand ?

— Oui. » Il se releva d’un bond et se dirigea rapidement vers lui. « Viens ! »

Je m’élançai à sa suite. Alors que nous nous en approchions, il dit : « Je t’ai dit que je trouverais quelque chose grâce à mes mesures. Bien que ce ne soit pas exactement ce à quoi je me serais attendu. »

Nous nous arrêtâmes devant le bloc, juste à l’extérieur de l’arc des six Grands Monolithes. Le no 3 était massif, d’une hauteur impressionnante, grand comme un gratte-ciel martien. De notre côté, il était plongé dans une obscurité totale, ou plutôt éclairé par la seule lueur des étoiles, ce qui n’était guère adapté à notre vision ; le cercle d’ombres se dressait dans des ténèbres effrayantes. Nous les scrutions.

« Si tu prends le centre de ce monolithe au niveau du sol, dit Jones, et que tu mesures à partir de là, la distance au centre de chaque autre monolithe est un multiple exact du yard mégalithique.

— Tu te fiches de moi.

— Non, je suis très sérieux. Et ça ne marche que pour ce monolithe. »

Je levai les yeux sur sa visière, mais il faisait trop sombre… à un mètre ou deux, je le voyais à peine. « Tu t’es servi des ordinateurs.

— Oui.

— Jones, tu m’étonnes.

— De plus, le no 3 est juste au centre de la grosse excavation qu’ont trouvée Brinston et son équipe. C’est intéressant. J’ai très longtemps pensé que c’était vers les blocs triangulaires que notre attention était attirée. Mais maintenant je suis absolument sûr que c’est celui-là… c’est lui le centre du cromlech.

— Mais pourquoi ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne sais pas !

— Non ! Peut-être pour se conformer à quelque géométrie extraterrestre, peut-être pour fournir la clé d’un code… il pourrait s’agir de n’importe quoi. Mes brillantes déductions ne sont pas allées jusque-là.

— Oh ! oh ! » Nous fîmes lentement le tour du bloc, en quête d’un signe remarquable, d’un nouvel attribut. Il n’y avait rien qui sautât aux yeux. Un bloc de glace rectangulaire…

Une idée s’insinua aux franges de ma conscience. Je m’arrêtai pour essayer de remonter le fil de mes pensées. Les étoiles, rien… Je tournai la tête dans la position qu’elle avait lorsque m’était venue cette idée, essayai tous les autres trucs mnémoniques que je connaissais. Je regardai le sommet du monolithe et fis un pas en arrière, ce qui fit apparaître une étoile brillante qui mettait en évidence le haut du bloc. Était-ce Kochab, seconde étoile plus brillante de la Petite Ourse ? Je trouvai les autres étoiles de la constellation… c’était elle. L’étoile polaire de Pluton.

Je me souvins. « À l’intérieur », dis-je, et j’entendis Jones hoqueter de surprise. « C’est ça ! Il y a quelque chose à l’intérieur ! »

Jones me fit face. « Tu crois vraiment ?

— J’en suis sûr.

— Comment ?

— Holmes me l’a dit. Ou plutôt elle s’est trahie. » Je lui remis en mémoire la maquette, dans le planétarium sphérique. « Et il y avait un rayon de lumière bleue qui sortait tout droit du plus grand monolithe. Ce devait être celui-là. Et c’était le seul rayon laser à sortir directement d’un monolithe.

— Ce pourrait être ça, je suppose. Mais comment s’en assurer ?

— Écoute. » J’appuyai mon casque contre la glace et le frottai avec force. Une certaine vibration… Je courus au bloc voisin et fis de même. Je n’aurais su dire si les vibrations étaient différentes.

« Hum, fis-je.

— J’espère que tu ne vas pas percer des trous dedans.

— Non, non. » La certitude d’avoir deviné, qui ressemblait tellement à la résurgence d’un souvenir, ne me quittait pas. Je branchai mon intercom sur la longueur d’onde d’un module d’atterrissage. « Pouvez-vous m’appeler le Dr Lhoste, s’il vous plaît ? » Quelqu’un alla le chercher.

« Docteur Lhoste ? Ici Doya. Dites, existe-t-il une expérience facile qui permette de savoir si un monolithe est creux ?

— Ou s’il y a des cavités occupées par autre chose que de la glace ? » dit Jones sur la même longueur d’onde.

Lhoste réfléchit un moment – on aurait dit qu’il venait de se réveiller – puis déclara qu’il serait possible de le déterminer au moyen d’un spectrographe, ou bien d’un sonar ou de rayons X.

« Parfait, dis-je. Pourriez-vous amener le matériel et le personnel nécessaires ?… Oui, maintenant ; Jones et moi avons découvert le monolithe clé et nous le soupçonnons d’être creux. » Jones éclata de rire. Je pouvais imaginer ce qui se passait dans la tête de Lhoste – les deux farfelus avaient fini par perdre complètement les pédales…

« Vous êtes sérieux ? » demanda Lhoste. Jones rit.

« Oh ! oui, dis-je. Très sérieux. »

Lhoste accepta de venir et raccrocha. Jones dit : « Tu ferais mieux d’avoir raison, sinon nous risquons de devoir rentrer à pied.

— Il y aura quelque chose », dis-je, en proie à une appréhension qui frisait, assez curieusement, l’exaltation.

« Je l’espère. La route est longue. »


Il y avait au centre du monolithe, du haut jusqu’en bas, une colonne creuse.

« Bon sang », dit Lhoste. Jones et les manipulateurs du sonar poussaient des cris de joie. La lumière des projecteurs se réfléchissait sur la glace comme sur un miroir. Des cercles et des ellipses blancs dansaient sur le sol et surprenaient des silhouettes gambadantes, m’éblouissaient au passage. Le paysage environnant n’en était que plus obscur. Mon cœur me martelait la poitrine de l’intérieur comme un enfant.

« Il doit y avoir une entrée au sommet ! »

Il y avait, de l’autre côté du chantier, une échelle télescopique que l’on pouvait attacher au monolithe. Lhoste donna l’ordre de la mettre en place et appela les M. A. « Vous feriez mieux de venir », dit-il à Brinston, Hood et aux autres. « Jones et Doya ont découvert un monolithe creux. »

Les deux intéressés échangèrent un sourire. Pendant que l’on apportait l’échelle à travers le vieux cratère ténébreux. Jones raconta à Lhoste l’histoire de notre découverte. Je voyais Lhoste secouer la tête. Puis l’échelle fut dressée contre le monolithe et fixée. D’énormes lampes aux rayons invisibles dans le vide faisaient du monolithe no 3 une tour d’un blanc éblouissant qui renvoyait une vague lueur sur le reste du cromlech aux blocs fantomatiques. Lhoste grimpa à l’échelle et mit la section suivante en place. Elle atteignait tout juste le sommet. Je la suivis, Jones sur mes talons.

Au sommet, Lhoste s’agenouilla, s’attacha à l’échelle par un filin de sécurité. Je regardai en bas ; les lampes à l’éclat douloureux semblaient loin en dessous. La voix tranquille de Lhoste dans mon oreille : « Il y a des fissures. » Il me regardait monter ; je constatai qu’il avait le visage empourpré et trempé de sueur. J’étais moi-même pris de frissons, comme si nous étions dans un courant d’air.

« Il y a un bouchon de glace qui ferme le puits. Il est de niveau avec la surface, je ne sais pas comment nous allons le sortir. » Il donna l’ordre d’envoyer une autre échelle. Bien que je ne visse pas grand monde, des tas de gens parlaient sur la bande générale. Je m’attachai aussi à l’échelle et me hissai, suivi de Jones, au sommet du monolithe. C’était un grand rectangle plat, mais je craignais qu’il ne soit glissant.

En fin de compte, nous fixâmes une poulie à deux sections d’échelle, puis enfonçâmes des crochets chauffés dans le bouchon. Nous y attachâmes un câble et, lorsque l’équipe au sol tira, la trappe – un bloc carré de trois mètres sur trois, et deux d’épaisseur, taillé en biseau afin de fermer hermétiquement – se souleva facilement. Les blocs de glace étaient trop froids pour adhérer l’un à l’autre. Jones, Lhoste et moi, debout sur les échelles, avançâmes la tête au-dessus du trou noir. Le puits était cylindrique et de diamètre légèrement inférieur à l’ouverture. Un puissant projecteur nous permit de distinguer, loin en dessous, le fond, ou un coude, du puits.

« Apportez-nous encore de la corde, demanda Lhoste. Quelque chose qui puisse servir de harnais et quelques vérins télescopiques. Si nous utilisions des pitons, le monolithe se retrouverait par terre avant que nous ayons pu entamer ce truc. » Le bloc fut déposé, les cordes montées, nous nous sanglâmes dans nos harnais de sécurité et reçûmes des lampes. Lhoste se laissa glisser dans le puits et dit : « Faites-moi descendre lentement. » Je le suivis, la respiration précipitée. Jones se balançait au-dessus de moi comme une araignée.

Les parois du puits luisaient à la lumière de nos lampes. Nous examinions la glace au fur et à mesure de notre descente.

Lhoste releva la tête. « Vous feriez sans doute mieux d’attendre que je sois arrivé au fond. » Les gens qui se trouvaient en haut de l’échelle l’entendirent et nous ralentîmes, Jones et moi. Lhoste continua à descendre rapidement.

Notre descente dura longtemps. Nos lampes faisaient étinceler la glace autour de nous, mais au-dessus et au-dessous elle était noire. La glace fit place à du roc noir et lisse. Nous étions en dessous du niveau du sol.

Nous posâmes enfin le pied sur un sol gravillonneux. Lhoste nous attendait, accroupi à l’entrée d’un tunnel qui – je dus faire un effort pour m’orienter – se dirigeait vers l’extérieur de l’anneau… donc vers le nord. Il descendait en pente douce. Plus loin régnait un noir d’encre.

« Envoyez quelqu’un ici pour servir de relais radio », dit Lhoste, puis il s’enfonça dans le tunnel, sa lampe à bout de bras.

Jones et moi le suivions de près. Nous marchâmes un long moment dans un tunnel cylindrique. Si les parois n’avaient pas été de roc – le tunnel était creusé dans le basalte massif – nous aurions aussi bien pu nous trouver dans une conduite d’égout. J’étais pris de frissons incontrôlables et j’avais plus froid que jamais. Jones n’arrêtait pas de se prendre dans mes pieds et de baisser la tête pour éviter d’imaginaires saillies du plafond.

Lhoste s’arrêta. Je regardai devant lui et aperçus une luminosité bleue. Je le dépassai et me mis à courir.

Soudain, le tunnel s’élargit et je me retrouvai dans une salle, une chambre bleue. Bleu cobalt ! Elle était ovoïde, on se serait cru à l’intérieur d’un œuf de dix mètres de haut sur sept de large. La lampe de Lhoste qui se balançait dans sa main faisait naître des bandes et des points de lumière rouge sous la surface des murs bleus. On aurait dit du verre bleu ou un revêtement de céramique. Je tendis ma main gantée pour en caresser la surface ; elle était vitreuse mais irrégulière. Les reflets rouges provenaient de facettes en profondeur… Lhoste éleva la lampe à hauteur de sa tête et pivota lentement en regardant le plafond voûté de la salle. Sa voix stimulait tout juste l’intercom. « Qu’est-ce… »

Je secouai la tête et m’assis, le dos au mur bleu, sidéré.

« Qui a mis ça là ? demanda Lhoste.

— Pas Davydov, répondis-je. Il lui aurait été impossible de creuser ceci.

— Pas Holmes, non plus », avança Jones.

Lhoste balança sa lampe et des points rouges scintillèrent. « Nous en discuterons plus tard. »

Nous restâmes donc à contempler en silence les murs bleus piquetés de rouge. Les figures continuellement changeantes donnaient l’impression d’un vaste espace, la salle semblait devenir plus grande à mesure que nous regardions… Je ressentais de la peur, peur d’Holmes, peur d’avoir été en son pouvoir. Qui était-elle, pour avoir créé cela ? L’avait-elle pu ?

Questions, doutes, pensées s’effacèrent et seuls restaient nous trois, hypnotisés par la lumière.

Au bout d’un moment, des éclats de lumière blanche dans le tunnel, et des voix à l’intercom, nous réveillèrent en sursaut. Notre air s’épuisait. D’autres arrivaient par le tunnel, se pressaient dans la chambre, et nous sortîmes pour les laisser s’émerveiller à loisir.

Derrière sa visière. Jones avait l’air abasourdi. Sa bouche était grande ouverte. Il secouait la tête et marmottait en remontant lentement la pente douce du tunnel : « … Étrange verre bleu sous Icehenge… chambre étoilée, lumière rouge… un espace… souterrain. »

Puis on nous hissa hors de l’étroite cheminée du monolithe creux. Arrivé en haut, debout, je levai les yeux vers la vaste étendue étoilée.


Cela donna beaucoup de travail supplémentaire aux savants.

Ils déterminèrent bien vite que la salle était située juste sous le pôle… ou plutôt l’axe de rotation passait à travers la chambre. Les parois étaient recouvertes d’un revêtement de céramique déposé à chaud sur le rocher.

Le Dr Hood et son équipe découvrirent rapidement des traces des forets utilisés pour creuser le tunnel dans le rocher… petits résidus d’un alliage exactement semblable à celui utilisé dans les foreuses destinées à percer des tunnels dans les astéroïdes. Cette machine avait été mise sur le marché en 2514… par les Métaux joviens de Caroline Holmes !

Et Brinston était extatique. « De la céramique ! s’était-il écrié. De la céramique ! Quand ils ont porté ce verre à la température de fusion, ils ont mis en route une horloge. Ils ont mis dessus une date aussi visible que les encoches du monolithe de l’inscription… et sans possibilité de mentir, en plus. »

Il se trouvait que la mesure de la thermoluminescence était une méthode utilisée depuis des siècles pour dater les poteries terrestres. Des échantillons de céramique sont chauffés à blanc, et la quantité de lumière libérée permet de mesurer la dose totale de radiations à laquelle a été exposée la céramique depuis la précédente fusion. Cette méthode peut déterminer l’âge du matériau – même pour de courts laps de temps – avec une précision de plus ou moins dix pour cent.

Au bout d’une semaine, Brinston divulgua triomphalement les résultats de ses tests. La Chambre Bleue était âgée de quatre-vingts ans. « Nous la tenons ! s’écria-t-il. C’est Holmes ! Doya, vous aviez raison. Je ne sais pas pourquoi, ni comment, elle a fait ça, mais je sais que c’est elle. »


C’était un grand jour pour les reporters. Icehenge était de nouveau l’attraction du jour. Mais cette fois la grande nouvelle était qu’il s’agissait d’une mystification récente. Les spéculations allaient bon train, mais le nom d’Holmes revenait le plus souvent, dans la bouche de plus de gens qu’elle n’en pouvait poursuivre – ou écraser. Ils appelaient cela l’explication Holmes… ou la théorie de Doya.

Je restai sur le site.

Un jour, j’appris que Nederland avait été interviewé au journal holovisé. Je me rendis quelques heures plus tard à la salle holo pour me repasser l’extrait. Je ne pouvais pas m’en empêcher.

Ce n’était pas l’habituelle salle de conférences de l’Inspection planétaire. Lorsque l’image apparut, Nederland sortait d’un immeuble et un groupe de reporters l’entouraient, le coinçaient contre le mur.

« Professeur Nederland, que pensez-vous des dernières nouvelles en provenance de Pluton ?

— C’est très intéressant. » Il avait l’air de se résigner à l’interrogatoire.

« Continuez-vous à soutenir la théorie Davydov ? »

Les muscles de sa mâchoire se contractèrent. « Oui. » Le vent lui ébouriffait les cheveux.

« Que dites-vous – Mais que – Que dites-vous du fait qu’une foreuse du XXVIe siècle ait été utilisée pour enterrer l’Œuf Bleu ?

— Je pense qu’il peut y avoir une autre explication à ces dépôts… par exemple…

— Et la datation par la thermoluminescence ?

— La céramique mesurée était enterrée trop profondément pour que l’on puisse se fier à cette méthode, rétorqua-t-il.

— Que pensez-vous de la remise en cause de l’authenticité du journal d’Emma Weil ?

— Je n’y crois pas. Le journal d’Emma est authentique.

— Quelle preuve en avez-vous ? Quelle preuve ? »

Nederland regarda ses pieds, secoua la tête. Il la releva, il avait de profondes rides autour de la bouche. « À présent, je dois rentrer chez moi », dit-il, puis il répéta, d’une voix si basse que les microphones la captèrent tout juste : « Je dois rentrer chez moi… » Puis, à voix haute : « Je répondrai plus tard à ces questions. » Il tourna les talons et fonça, tête baissée, à travers le groupe de reporters. Alors qu’il esquivait un journaliste, j’aperçus son visage : il avait l’air hagard, épuisé. Je coupai brutalement l’holo et partis à l’aveuglette vers la porte que je frappai du poing. « Merde, dis-je, merde, pourquoi n’es-tu pas mort ! »


La veille de notre départ, un message arriva de Transtation. À l’Institut, un groupe dirigé par mon ancienne élève April avait proposé une solution. Ils étaient d’accord pour dire qu’Icehenge était de construction moderne, mais soutenaient qu’il avait été édifié par le commandant Ehrung et son équipage juste après leur arrivée sur Pluton, et juste avant leur « découverte » de celui-ci. Ce groupe avait bâti toute une argumentation pour montrer comment les pistes Davydov et Holmes étaient toutes deux des entreprises de diversion montées par Ehrung…

« C’est absurde ! » m’écriai-je, et je me mis à ricaner. « Il y a une dizaine de raisons pour lesquelles cela ne peut être vrai, y compris tout ce que Brinston vient de trouver ! » Je n’en étais pas moins furieux et j’avais beau rire encore en quittant la pièce pour tenter de le cacher, les personnes présentes me regardaient comme si j’avais donné un coup de pied au projecteur holographique.


Plus tard, je me rendis sur le site. Le monument baignait dans la clarté délavée du jour plutonien. Toutes nos découvertes ne semblaient pas l’avoir changé ; il était toujours le même, étrange et ténébreux, un spectacle à donner le frisson.

Jones était là. Il y passait presque tout son temps ; il m’était même arrivé de tomber sur lui endormi entre deux fragments du monolithe abattu. Il n’avait parlé à personne depuis des jours, pas même – ou surtout pas – à moi. Brahms jouait en permanence dans son intercom, rien d’autre.

Cette fois – pour nos dernières heures sur Pluton – il était assis près du petit rocher central. Je le rejoignis, m’assis auprès de lui. La plaque commémorative de Nederland était toujours enfouie sous mon petit tas de gravier ; je ne pouvais supporter de la regarder. La vue des six Grands Monolithes (dont un couvert d’échelles) me laissait insensible.

Nous restâmes longtemps, très longtemps, assis en silence. Je finis par passer sur une longueur d’ondes personnelle et lui fis signe d’en faire autant.

« As-tu entendu parler de la nouvelle théorie élaborée sur Transtation ? »

Il secoua la tête. Je la lui résumai.

Il secoua de nouveau la tête. « Ils se trompent. J’en suis venu à bien connaître Arthur Grosjean et il ne marcherait jamais dans un truc pareil. Cela ne passera pas.

— Non… Mais cela n’empêchera pas des gens de le croire.

— Non. Mais j’en ai entendu une meilleure.

— Ah bon ? »

Il hocha la tête. « Il paraîtrait que l’Association interstellaire de Mars a vraiment existé. Davydov, Weil, toute l’équipe. Ils se sont emparés des vaisseaux minéraliers, ont construit un astronef, renvoyé Emma et les autres sur Mars. Emma a échappé à la police, s’est cachée un certain temps dans le chaos. Puis elle a décidé de refaire surface. Elle s’est forgé une nouvelle identité… elle a peut-être obtenu de son père qu’il prenne lui aussi une nouvelle identité afin d’étayer sa propre histoire. Elle est partie pour le système de Jupiter, a fait fortune dans les mines et les équipements de survie. Puis elle a voulu savoir si le vaisseau de Davydov avait laissé un monument sur Pluton, comme elle l’avait espéré, et elle est allée voir. Mais les passagers de l’astronef étaient pressés, anxieux d’échapper à la police martienne… ils n’avaient pas pu prendre le temps de laisser quelque chose sur Pluton. Alors Emma a décidé de le construire à leur place. Mais comment faire savoir au monde en mémoire de qui il était élevé sans se démasquer elle-même ? Elle prit le journal qu’elle avait écrit tant d’années plus tôt, alla le mettre devant New Houston. Elle glissa les renseignements sur Davydov dans les archives. Elle réinstalla la vérité au monde, tout comme s’il s’agissait d’un mensonge… parce qu’elle-même était un mensonge, tu vois ?

— Caroline Holmes est donc…

— Ou Emma Weil est Caroline Holmes, oui. »

Je secouai la tête. « Elles ne se ressemblent absolument pas.

— On peut changer son apparence. Apparence, empreintes digitales, vocales, rétiniennes… tout peut être changé. De plus, les dernières photos d’Emma ont été prises avant ses dix-huit ans. Les gens changent. Si tu voyais des photos de moi à dix-huit ans, tu n’y croirais pas.

— Mais cela ne tient pas. Holmes a laissé des traces officielles toute sa vie, ou presque. On ne peut pas fabriquer tout un passé comme ça, pas un personnage vraiment public.

— Je n’en suis pas si sûr. Nous vivons très longtemps. Ce qui s’est passé il y a deux, trois, quatre cents ans… il n’est pas si facile d’en être certain.

— Je ne sais pas. Jones. Des tas de gens survivent. » Je secouai la tête, fatigué de tout cela. « Tu ne fais qu’ajouter une complication inutile. Non, c’est Caroline Holmes qui l’a construit. Il lui est arrivé quelque chose… je ne sais pas quoi. » Pourtant, l’idée de Jones : « Mais je vois pourquoi cette idée te plaît. Qui te l’a donnée ?

— Mais, c’est toi ! » s’écria-t-il en se reculant pour me dévisager avec une surprise feinte. « N’est-ce pas ce que tu me racontais juste avant l’atterrissage, quand nous nous sommes saoulés avec l’équipage ?

— Non ! Pour l’amour de Dieu, Jones. Tu as tout inventé.

— Non, non, c’est toi qui m’as raconté ça. Tu devais être trop saoul pour t’en souvenir.

— Pas du tout. Je sais tout ce que j’ai dit à propos d’Icehenge, pas de problème. Ça, tu l’as inventé.

— Bon, si tu veux. Mais je parierais que c’est vrai.

— Hum ! C’est quoi exactement ? Ta quinzième théorie sur l’origine d’Icehenge ?

— Euh, je ne sais pas. Laisse-moi compter…

— Ça suffit, Jones ! S’il te plaît. Assez. »

Je restai assis là, complètement découragé. La stèle commémorative se moquait de moi ; je me levai, y donnai un coup de pied.

« Hé ! Regarde là ! »

Je balayai mon tas de gravier que j’envoyai voler dans la poussière. Les mains tremblantes, j’enlevai les derniers cailloux, les laissai tomber au hasard. Lorsque la plaque fut dégagée, je passai mes doigts entre les lettres jusqu’à ce que la poussière soit partie. Je regardai mes graviers éparpillés. « Là, dis-je. Viens m’aider. » Il se leva sans un mot et, lentement, soigneusement, nous rassemblâmes tous les graviers pour en faire une petite pyramide, un tumulus auprès de la stèle commémorative. Quand nous eûmes terminé, nous nous tînmes debout devant, deux hommes plongés dans la contemplation d’un tas de cailloux.

« Jones », dis-je sur le ton de la conversation, quoique ma voix fût tremblante, je ne savais pas pourquoi. « Jones, que penses-tu qu’il s’est vraiment passé ici ? »

Il émit un petit rire. « Tu ne renonces jamais, hein ?… Je suis comme le reste d’entre nous, je suppose, je pense à peu près la même chose qu’avant. Je crois… qu’il s’est passé ici plus que nous ne pouvons comprendre.

— Et tu te contentes de ça ? »

Il haussa les épaules. « Oui. »

Je frissonnais, j’arrivais à peine à parler : « Je ne sais même pas pourquoi j’ai fait tout ça ! »

Au bout d’un moment : « C’est fait. » Il passa son bras sur mon épaule. « Viens, Edmond, rentrons. Tu es fatigué. » Il m’entraîna doucement. « Rentrons. » Arrivés sur la colline basse, entre le site et les modules d’atterrissage, nous nous retournâmes pour regarder. De grandes tours blanches dressées dans la nuit…

« Que vas-tu faire ? » demanda Jones.

Je secouai la tête. « Je ne sais pas. Je n’y ai jamais réfléchi. Peut-être… je vais peut-être aller sur Terre. Voir mon père. Je ne sais pas !… Je ne sais rien. »

Son rire contenu résonnait dans le silence du vide. « C’est sans doute ainsi qu’il en devait être. » Il repassa son bras sur mes épaules, me fit faire demi-tour. Nous nous mîmes en marche pour revenir vers les modules d’atterrissage, revenir vers les autres, revenir. Jones secouait la tête et disait en une sorte de mélopée : « Nous rêvons, nous nous éveillons au flanc d’une colline glacée, nous poursuivons de nouveau notre rêve. Au commencement était le rêve, et le travail de la désillusion n’a jamais de fin. »

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