Dua n’eut pas trop de peine à s’éloigner des autres. Elle redoutait toujours les pires difficultés qui en somme ne se produisaient jamais. Du moins jamais de façon insurmontable.
D’ailleurs, pourquoi se seraient-elles produites ? Odeen se contentait de lui dire avec indulgence : « Ne t’éloigne pas. Tu sais à quel point cela contrarie Tritt. » Il ne lui disait jamais que lui-même en était contrarié. Les Rationnels n’ont pas pour habitude de se tourmenter pour des riens. Mais il prenait autant soin de Tritt que Tritt des enfants.
En dernier ressort Odeen la laissait toujours agir à sa guise si elle insistait assez et il allait même jusqu’à intercéder en sa faveur auprès de Tritt. Il lui arrivait d’avouer qu’il était fier de ses dons et de son goût de l’indépendance… Tout compte fait, ce n’est pas un mauvais flanc-gauche, se disait-elle avec une affection modérée.
Tritt était moins facile à manœuvrer et il avait une façon irritée de la regarder lorsqu’elle se montrait… ma foi, telle qu’elle désirait être. Ils sont généralement comme ça, les flancs-droits. Pour elle il était un flanc-droit ; pour les enfants, un Parental, et les enfants comptaient plus que tout… Elle s’en réjouissait, car l’un ou l’autre des deux enfants détournait toujours d’elle son attention lorsque les choses commençaient à se gâter.
En somme, Dua ne se préoccupait guère de Tritt. Sauf aux moments où ils se fondaient l’un dans l’autre, elle avait tendance à l’ignorer. Il n’en était pas de même avec Odeen. Elle l’avait trouvé excitant dès le début. Sa seule présence faisait chatoyer puis pâlir ses contours. Et qu’il fût un Rationnel le rendait plus excitant encore. Elle s’expliquait mal ses réactions envers lui, dues, pensait-elle, à sa propre étrangeté. Étrangeté à laquelle elle s’était résignée… ou du moins presque.
Dua soupira.
Enfant, lorsqu’elle se considérait encore comme une entité, un être, et non comme une des composantes d’une triade, elle avait une conscience plus aiguë de cette étrangeté. Et l’attitude des autres la lui faisait sentir avec acuité. Rien que cette façon qu’elle avait de faire surface le soir…
Oui, à ce moment-là, elle aimait à faire surface le soir. Les autres Émotionnelles redoutaient le froid et mélancolique crépuscule et frissonnaient et se fluidifiaient lorsqu’elle le leur décrivait. Elles aimaient à émerger dans la pleine chaleur du milieu du jour, à s’y épandre, à s’en nourrir, et pour cette raison même Dua évitait le milieu du jour. Elle détestait se trouver parmi toutes ces formes agitées.
Il lui fallait évidemment se nourrir, mais elle préférait le faire le soir. La nourriture était moins abondante, mais elle aimait le crépuscule, d’un rouge profond, et par-dessus tout elle aimait à être seule. Elle se plaisait à donner aux autres une idée infiniment plus hostile et plus lugubre de ce crépuscule qu’il n’était en réalité, simplement pour les voir se figer sur place… tout au moins autant que peuvent se figer de jeunes Émotionnelles. Elles se mettaient à chuchoter entre elles, à se moquer d’elle… et la laissaient enfin tranquille.
Ce petit astre qu’était le soleil se trouvait maintenant à l’horizon, et baignait tout de cette mystérieuse lumière rouge qu’elle seule connaissait. Elle s’épandait latéralement puis se gonflait en son milieu afin d’absorber tout ce qu’il restait de chaleur. Elle l’absorbait paresseusement, savourait le goût légèrement amer et insubstantiel de ces longues ondes lumineuses. (Elle ne connaissait pas d’autre Émotionnelle prête à avouer qu’elle aimait ce goût. Sans pouvoir l’expliquer elle l’associait dans son esprit à l’idée de liberté, cette liberté dont elle jouissait quand elle était seule.)
Maintenant encore, la solitude, la fraîcheur, cette lumière rouge à la fois intense et profonde, la reportaient aux jours anciens où elle ne faisait pas encore partie d’une triade. Et elle revoyait d’une façon plus aiguë encore son propre Parental qui, plus lourd qu’elle, la suivait cependant à la trace tant il redoutait qu’il lui arrive du mal.
Il lui était entièrement dévoué, comme l’est toujours un Parental envers la petite médiane, plus même qu’envers les deux autres. Elle trouvait cela pesant et rêvait du jour où il la laisserait vivre sa vie. En fin de compte tout Parental agit ainsi. Mais combien il lui avait manqué lorsque finalement ce jour était arrivé.
Il était venu le lui annoncer avec autant de délicatesse qu’il le pouvait, en dépit de la difficulté qu’éprouve tout Parental à exprimer ses sentiments par des mots. Elle l’avait fui, ce jour-là, non par méchanceté, non parce qu’elle se doutait de ce qu’il allait lui dire, mais dans un pur élan de joie. Elle était parvenue à découvrir en plein midi un lieu isolé et s’était gorgée de chaleur, emplie d’une sorte de griserie qui se traduisait chez elle par un besoin de mouvement et d’activité. Elle s’était étalée sur des rochers, les englobant, les débordant. Elle savait qu’elle agissait mal car seuls les petits enfants ont le droit de se conduire ainsi, mais elle trouvait cela à la fois excitant et apaisant.
Lorsque son Parental l’avait enfin découverte, il s’était posté devant elle, s’était tu pendant un long moment, fermant à demi les yeux, comme aveuglé par la lumière qui rayonnait d’elle ; et comme pour mieux la contempler et graver en lui son visage.
Au début elle se contenta de soutenir son regard, pensant avec confusion qu’il l’avait vue se frotter contre les roches et qu’il en était honteux pour elle. Mais elle ne lut aucun reproche dans son regard et elle dit enfin d’un ton soumis :
— Que se passe-t-il, Daddy ?
— Le moment est venu, Dua. Je l’attendais. Et toi aussi, je pense.
— Quel moment ?
Maintenant que ce moment était venu, Dua se refusait obstinément à y croire. Si elle s’y refusait, il ne viendrait pas. (Elle ne perdit jamais l’habitude de nier ainsi l’évidence. Odeen devait lui dire par la suite, du ton condescendant d’un Rationnel pénétré de son importance, que toutes les Émotionnelles réagissaient ainsi.)
Son Parental lui dit alors :
— Il me faut disparaître. Je ne serai plus jamais à tes côtés. – Il resta là à la regarder intensément, et comme elle ne disait mot, il ajouta : Tu le diras aux autres.
— Pourquoi ?
Dua se détourna, révoltée, ses formes se faisant de plus en plus vague, comme si elle cherchait à se dissoudre. Elle souhaitait en cet instant y arriver et bien entendu ne le pouvait pas. Au bout d’un moment elle éprouva de la douleur, une sorte de crampe, et elle reprit forme. Son Parental ne prit même pas la peine de la gronder et de lui dire quel scandale ç’aurait été si quelqu’un l’avait vue s’épandre ainsi.
— Ils n’en auront cure, dit-elle, et aussitôt elle regretta d’avoir volontairement blessé son Parental qui parlait encore de petit flanc-gauche et de petit flanc-droit. Mais petit flanc-gauche était plongé dans ses études et petit flanc-droit ne pensait qu’à fonder une triade. Dua était en somme la seule des trois à éprouver encore… N’était-elle pas la plus jeune ? D’ailleurs les Émotionnelles le sont toujours et elles réagissent différemment.
— Tu le leur diras quand même, se contenta de répéter son Parental, et ils restèrent là à se regarder en silence.
Elle ne tenait pas à le leur dire. Il n’existait plus d’intimité entre eux. Il n’en avait pas été de même pendant leur petite enfance. À cette époque-là ils arrivaient à peine à se distinguer les uns des autres, le frère-de-gauche du frère-de-droite et les deux frères de leur sœur-médiane. Tous trois étaient fluides au point de se mêler les uns aux autres, de s’enrouler les uns dans les autres, et de pénétrer dans les roches.
Lorsqu’ils étaient petits de tels ébats ne choquaient personne, en tout cas pas les adultes. Ce furent les deux frères, devenus à la fois moins fluides et plus raisonnables, qui s’éloignèrent d’elle. Quand elle s’en plaignit à son Parental, il lui dit avec douceur :
— Tu as dépassé l’âge de ces jeux, Dua.
Cette fois aussi elle nia l’évidence, mais son frère-de-gauche la repoussait en disant : « Laisse-moi tranquille. Je n’ai pas de temps à perdre avec-toi. » Quant à son frère-de-droite, il prit de plus en plus d’épaisseur et se montrait le plus souvent morose et silencieux. Elle n’y comprenait rien et les explications de son daddy ne rendaient pas les choses plus claires. Il lui répétait de temps à autre, comme s’il lui transmettait une leçon apprise autrefois :
— Tout gauche est un Rationnel, Dua, et tout droit un Parental. La nature les a faits ainsi.
Elle n’apprécia pas leur nouvelle manière d’être. Ils avaient cessé d’être des enfants alors qu’elle l’était encore, et c’est pourquoi elle se mêla aux Émotionnelles, qui toutes se plaignaient de leurs frères, et parlaient de leur triade à venir. Elles se dilataient au soleil et s’en gorgeaient. Elles grandissaient, pareilles à elles-mêmes, et tenaient quotidiennement les mêmes propos.
Dua se prit à les détester et s’isola chaque fois qu’elle le pouvait. C’est pourquoi elles se mirent à la fuir et la surnommèrent « l’Em-gauche ». (Cela faisait longtemps qu’elle ne s’était plus entendue appeler ainsi, mais elle ne pouvait évoquer ce mot sans percevoir aussitôt leurs voix aiguës et rageuses dont l’écho la poursuivait longuement ; car, sachant qu’elles la blessaient, elles le répétaient avec insistance.)
Son Parental ne cessa de lui témoigner un tendre intérêt, même lorsqu’il se rendit compte que tous se moquaient d’elle. Il s’efforça, à sa manière maladroite, de la protéger des autres, et il alla même jusqu’à faire surface avec elle, bien qu’il détestât cela, pour s’assurer qu’elle ne courait aucun danger.
Elle le surprit un jour en train de s’entretenir avec un Solide. Ce n’était pas chose facile pour un Parental de parler à un Solide. Bien que toute jeune encore, elle le savait. Les Solides ne s’adressaient qu’aux Rationnels.
Prise de peur, elle disparut comme une fumée, non sans avoir auparavant entendu son Parental déclarer :
— Je prends grand soin d’elle, Mr Solide.
Ce Solide aurait-il posé des questions sur elle ? Aurait-il été frappé par son étrangeté ? Mais son Parental ne semblait nullement plaider sa cause. Il s’était au contraire vanté devant le Solide de prendre grand soin d’elle et Dua en éprouva une obscure fierté.
Maintenant il disparaissait de sa vie. Brusquement cette indépendance qu’elle avait tant souhaitée perdit de son attrait et elle éprouva un sentiment aigu de solitude.
— Pourquoi faut-il que tu disparaisses ?
— Il le faut, chère petite médiane.
Oui, il le fallait, et elle le savait. Chacun, tôt ou tard, devait s’y résigner. Le jour viendrait où elle aussi dirait en soupirant : « Il le faut. »
— Comment sais-tu que le moment est venu pour toi de disparaître ? Puisque tu as le choix, pourquoi ne pas retarder ce moment et rester plus longtemps avec moi ?
— Ton père-de-gauche en a décidé ainsi. Et la triade doit s’incliner devant ses volontés.
— Pourquoi dois-tu faire ce qu’il ordonne ?
Dua ne voyait pour ainsi dire jamais son père-de-gauche ou sa mère-médiane. Ils ne comptaient plus pour elle. Seul comptait pour elle son père-de-droite, son Parental, son daddy qui se tenait là, devant elle, lourd et plat. Il n’avait ni les douces courbes d’un Rationnel, ni les frémissements onduleux d’une Émotionnelle, et elle savait toujours d’avance ce qu’il allait dire. Ou du moins presque toujours.
Elle était sûre qu’il allait lui déclarer :
— Je ne peux pas expliquer cela à une petite Émotionnelle.
Et c’est en effet ce qu’il fit.
— Tu me manqueras ! s’exclama Dua bouleversée. Tu t’imagines que tu ne comptes pas pour moi ; que je ne t’aime pas parce que tu passes ton temps à m’interdire de faire certaines choses. Mais je préférerais encore te détester parce que tu m’empêches de faire ce qui me plaît, plutôt que de ne plus t’avoir auprès de moi pour me l’interdire.
Son daddy restait là, sans voix. Il ne savait comment calmer cette explosion de chagrin autrement qu’en se rapprochant d’elle et en lui tendant une main. Cela lui coûtait un visible effort, mais il la tendit néanmoins, toute tremblante, et ses contours eux-mêmes s’adoucirent.
— Oh ! Daddy, gémit Dua qui laissa sa propre main flotter au-dessus de celle de son Parental, si bien que par transparence elle sembla elle aussi fluide et chatoyante. Cependant elle prit bien soin de ne pas le toucher, car il en aurait été gêné.
Puis il s’écarta. La main de Dua se referma sur du vide.
— Pense aux Solides, Dua, lui dit-il. Ils t’aideront. Et maintenant… je te quitte.
Il partit et elle ne le revit jamais.
Elle se retrouvait là, songeuse, au coucher du soleil, révoltée d’avance à l’idée que Tritt allait s’irriter de son absence et s’en prendre à Odeen.
Odeen qui, bien entendu, lui ferait la morale et la rappellerait à ses devoirs.
Mais peu lui importait.
Odeen avait conscience que Dua se trouvait en surface. Sans approfondir la chose, il se faisait une idée assez juste de l’endroit où elle pouvait être et de la distance qui la séparait d’eux. S’il avait pris le temps d’y réfléchir, il en aurait éprouvé du déplaisir, car la conscience qu’il avait des autres s’était peu à peu, et depuis longtemps, atrophiée. Sans s’expliquer exactement pourquoi, il en éprouvait un sentiment de plénitude. C’est ainsi que devaient être les choses, et cela correspondait, avec l’âge, à son développement corporel.
Cette conscience des autres n’avait pas diminué chez Tritt, mais elle se portait de plus en plus sur les enfants. C’était chez lui une évolution utile et nécessaire, mais il faut bien avouer que le rôle de Parental, pour important qu’il soit, est des plus simples. Celui de Rationnel est infiniment plus complexe et Odeen en tirait une secrète satisfaction.
Dua, elle, posait un véritable problème. Elle était complètement différente des autres Émotionnelles. Tritt, frustré, déconcerté, en perdait son latin. Odeen lui aussi se sentait parfois frustré et déconcerté, mais il appréciait chez Dua ce don qu’elle avait de jouir pleinement de la vie, don qui n’était sans doute pas sans rapport avec son besoin d’indépendance. Qu’était l’exaspération qu’elle provoquait parfois en lui, en regard de l’immense bonheur qu’elle lui apportait ?
Peut-être l’étrange comportement de Dua était-il également dans l’ordre des choses. Les Solides semblaient s’intéresser à elle alors qu’en général ils n’accordaient leur attention qu’aux Rationnels. Il en éprouvait de la fierté. La triade avait tout à gagner si l’Émotionnelle elle-même se montrait digne d’attention.
Oui, les choses étaient ce qu’elles devaient être. Il se sentait fortement enraciné et c’est ce qu’il désirait éprouver jusqu’à la fin. Un jour il comprendrait qu’il était temps pour lui de disparaître et il irait jusqu’à le désirer. Les Solides le lui affirmaient, comme à tous les Rationnels, d’ailleurs, mais ils lui disaient aussi qu’il se rendrait compte de lui-même, sans recevoir d’avis de l’extérieur, que le moment était venu :
— Quand tu te diras à toi-même, lui avait expliqué Losten (adoptant cette façon de parler claire et intelligible que les Solides employaient toujours vis-à-vis des Fluides comme s’ils craignaient de ne pas se faire comprendre), que tu comprends pour quelle raison tu dois disparaître, alors tu disparaîtras, et ta triade avec toi.
— Pour le moment, Mister Solide, déclara Odeen, je ne peux pas dire que j’éprouve le désir de disparaître. J’ai encore tant à apprendre !
— Bien entendu, mon très cher gauche. Tu penses ainsi parce que tu n’es pas encore prêt.
Comment pourrai-je me sentir prêt un jour, se demanda Odeen, alors que je penserai toujours que j’ai encore beaucoup à apprendre ?
Mais il n’en dit rien. Il savait que ce temps viendrait et qu’il s’inclinerait.
Il s’examina de haut en bas – et ce faisant, il faillit s’oublier et projeter un de ses yeux. Le plus adulte des Rationnels cède parfois à une de ces impulsions enfantines. Il n’y était nullement obligé, d’ailleurs. Son œil solidement fixé là où il devait être, il percevait parfaitement sa propre solidité. Des contours bien dessinés, des courbes harmonieuses, gracieuses même, qui formaient des ovoïdes.
Évidemment son corps n’avait ni le chatoiement si attirant de celui de Dua ni le côté trapu et rassurant de celui de Tritt. Il les aimait tendrement tous les deux mais n’aurait pour rien au monde changé son corps contre le leur, pas plus que son intelligence, d’ailleurs. Jamais il ne le leur avouerait, car il ne voulait surtout pas les blesser, mais il ne cessait de se féliciter de n’avoir ni l’intelligence limitée d’un Tritt, ni, à plus forte raison, l’esprit désordonné de Dua. Ils ne devaient pas en souffrir puisqu’ils ne semblaient pas s’en rendre compte.
Il perçut à nouveau, et à distance, la présence de Dua, et étouffa délibérément en lui cette perception. En cet instant il ne la désirait pas. Non qu’il eût moins envie d’elle, mais il avait d’autres sources d’intérêt. Cela faisait partie de l’évolution normale d’un Rationnel de prendre de plus en plus de satisfaction à exercer son intelligence, ce qu’il ne pouvait pratiquer que seul ou en compagnie de Solides.
Il s’habituait de plus en plus aux Solides, s’y attachait de plus en plus. Il trouvait cela tout naturel et tout indiqué, car dans une certaine mesure les Solides sont des super-Rationnels. (Il l’avait dit un jour à Losten, le plus amical de tous les Solides et, à ce qu’il croyait, le plus jeune. Losten avait paru amusé et n’avait rien répondu, mais il ne l’avait pas nié non plus.)
Les Solides étaient liés aux premiers souvenirs d’Odeen. Son Parental concentrait de plus en plus ses soins sur l’enfant la plus jeune, la petite Émotionnelle, ce qui était tout naturel. Tritt ferait de même quand naîtrait leur dernier enfant, si jamais il venait un jour. (Odeen tenait ces derniers mots de Tritt, qui ne cessait de les répéter à Dua d’un ton de reproche.)
Tout avait été pour le mieux. Son Parental étant toujours très occupé, Odeen avait pu commencer très tôt à s’instruire. Il avait perdu rapidement ses manières enfantines et avait appris beaucoup de choses avant même de rencontrer Tritt.
Cette rencontre, il ne l’oublierait jamais. Pour lui elle aurait aussi bien pu se passer la veille que dans un temps équivalant à la durée de la moitié d’une vie. Des Parentals de sa propre génération, il en avait connu ; des jeunes qui, bien avant d’incuber les enfants qui feraient d’eux de véritables Parentals, ne montraient que peu de signes d’une solidité à venir. Enfant, il avait joué avec son frère-de-droite, à peine conscient alors de leur différence de niveau intellectuel, mais en y repensant il se rendait compte que cette différence existait déjà en ce temps-là.
Il connaissait aussi, mais très vaguement, le rôle que joue un Parental dans une triade. Enfant il avait entendu faire des allusions à de mystérieuses interpénétrations.
Lorsque Tritt surgit, lorsque Odeen le vit pour la première fois, tout changea. Pour la première fois de sa vie Odeen éprouva une étrange sensation et il comprit qu’il existait quelque chose qui n’avait rien à voir avec l’intellect. Aujourd’hui encore il se souvenait de la gêne qu’avait provoquée en lui cette sensation.
Cette gêne, Tritt ne l’éprouva pas le moins du monde. Un Parental trouvait toutes naturelles les activités de la triade et les Émotionnelles ignoraient ce qu’était la gêne. Seul un Rationnel connaissait de tels problèmes.
— Tu réfléchis trop, lui avait dit un Solide lorsque Odeen avait discuté de ce problème avec lui. Mais cette réponse n’avait nullement convaincu Odeen. Comment pouvait-on trop réfléchir ?
Tritt était encore tout jeune lorsqu’ils se rencontrèrent pour la première fois. Il était même trop enfant pour avoir conscience de sa densité et ses réactions furent apparentes au point d’en être gênantes. Il devint tout translucide sur les bords.
— Je crois ne t’avoir encore jamais rencontré, jeune-garçon-de-droite, lui dit Odeen, hésitant.
— Non, je n’étais encore jamais venu ici. On m’y a amené, lui répondit Tritt.
Tous deux savaient exactement ce qui allait se passer. Leur entrevue avait été arrangée d’avance parce que quelqu’un (un Parental, avait pensé Odeen à l’époque, mais en réalité un Solide, comme il l’apprit par la suite) s’était dit qu’ils étaient faits l’un pour l’autre, ce en quoi il ne se trompait pas.
Bien entendu, il n’existait pas entre eux d’échanges intellectuels. Chose bien naturelle puisque chez Odeen la soif d’apprendre primait tout, à l’exception de l’existence même de la triade, alors que pour Tritt cette notion restait lettre morte. Ce que Tritt devait acquérir était bien au-delà du savoir et du non-savoir.
Odeen, tout bouillonnant de ses nouvelles connaissances sur le monde et son soleil, sur les origines et le mécanisme de la vie, et sur tout ce qui touchait à l’univers, ne pouvait s’empêcher, tout au moins au début, de déverser son savoir sur Tritt.
Tritt l’écoutait placidement, n’y comprenait visiblement rien, mais prenait plaisir à l’entendre parler, tandis qu’Odeen, qui en réalité ne lui enseignait rien, était ravi de lui transmettre sa science.
Ce fut Tritt, poussé par un obscur besoin, qui accomplit le premier geste. Odeen, après leur bref repas de midi, lui racontait avec volubilité ce qu’il avait appris ce jour-là. (Leur substance, plus dense, absorbait si rapidement la nourriture qu’une simple promenade au soleil leur suffisait, alors que les Émotionnelles s’imprégnaient de chaleur pendant des heures, s’enroulant, se déroulant comme pour faire durer le plaisir.)
Odeen, qui ne frayait pas avec les Émotionnelles, était tout heureux de trouver un auditeur, mais Tritt, qui les observait jour après jour sans oser leur adresser la parole, fut pris d’une étrange agitation.
Il se rapprocha brusquement d’Odeen et tendit si vivement vers lui une sorte de tentacule que le heurt fut désagréable. Il posa alors ce tentacule sur l’ovoïde supérieur d’Odeen, ovoïde qui, tout chatoyant, absorbait en guise de dessert une bouffée d’air tiède. Tritt, au prix d’un visible effort, réussit à amincir son tentacule, qu’il glissa sous la peau d’Odeen avant que ce dernier, horriblement gêné, ne recule vivement.
Enfant, il avait joué à ces jeux-là, mais les avait abandonnés depuis son adolescence.
— Arrête, Tritt ! fit-il, indigné.
— Mais moi j’aime, fit Tritt, tâtonnant de plus belle.
Odeen se contracta le plus possible, s’efforçant de durcir son enveloppe pour en interdire la pénétration, et dit :
— Eh bien, pas moi !
— Pourquoi ? fit Tritt, pressant. Nous ne faisons rien de mal.
— À moi, ça me fait mal.
(En réalité Odeen, qui avait lancé ces mots sans réfléchir, ne ressentait aucune douleur, ou du moins aucune douleur physique. Par contre, les Solides évitaient toujours le contact des Fluides. En effet, une pénétration intempestive les blessait. Mais il ne fallait pas oublier qu’ils étaient construits différemment, tout différemment même, que les Fluides.)
Tritt qui se fiait à son instinct ne se laissa pas impressionner et dit :
— Non, cela ne fait pas mal.
— C’est possible, mais ce n’est pas bien. Ce qu’il nous faut, c’est une Émotionnelle.
Tritt, têtu, se contenta de répéter :
— Peu importe. Moi ça me plaît.
Il arriva ce qu’il devait arriver et Odeen céda. Comme toujours, d’ailleurs. C’était toujours ainsi que cela finissait avec les Rationnels, si réservés fussent-ils. Comme le disait la sagesse populaire : « Ceux qui ne reconnaissent pas l’avoir fait sont des menteurs. »
Désormais, chaque fois qu’ils se rencontraient, Tritt lui faisait des avances et le caressait, soit à l’aide de son tentacule soit en se frottant contre lui. Et finalement Odeen, cédant au plaisir qu’il ressentait, répondit à ces avances et s’efforça même de chatoyer. Il y parvenait même mieux que Tritt. Le pauvre Tritt, malgré toute la peine qu’il se donnait, ne parvenait à chatoyer que par endroits, et encore, faiblement.
Odeen, au contraire, devenait tout translucide et dissimulait sa gêne pour se mêler à Tritt. Ils parvenaient ainsi à une certaine interpénétration et Odeen, sous la dure enveloppe de Tritt, sentait vibrer ses pulsations. Il en éprouvait un plaisir mêlé de remords.
Quand ils s’éloignaient l’un de l’autre, Tritt était le plus souvent fatigué et vaguement irrité.
— Je te l’ai bien dit, Tritt, lui rappelait Odeen. Pour faire ces choses comme elles doivent l’être, il nous faut une Émotionnelle. C’est ainsi. Il faut t’y résigner.
— Bon, fit Tritt. Alors procurons-nous une Émotionnelle.
Procurons-nous une Émotionnelle ! Tritt, dans sa simplicité, ne concevait que l’action directe. Odeen, qui ne savait comment lui expliquer les complexités de la vie, lui répondit gentiment :
— Ce n’est pas aussi facile que tu as l’air de le croire, flanc-droit.
— Les Solides savent s’y prendre, fit abruptement Tritt. Toi qui es bien avec eux, demande-le-leur.
— Le leur demander ! s’exclama Odeen, scandalisé. Le temps n’est pas encore venu, ajouta-t-il, reprenant inconsciemment un ton pédant, sinon je le saurais. Et tant qu’il ne sera pas encore venu…
— Moi, je le leur demanderai, fit Tritt qui ne l’écoutait pas.
— Non ! s’écria Odeen, horrifié. Ne te mêle surtout pas de ça ! Je te répète que le moment n’est pas encore venu. Il faut d’abord que j’achève mon instruction. Il est très facile d’être un Parental et de ne rien savoir d’autre que…
Il regretta immédiatement ce qu’il venait de dire, qui d’ailleurs n’était pas exact. Mais il tenait avant tout à ne pas offenser les Solides et ne pas gâcher les rapports bénéfiques qu’il entretenait avec eux. Tritt, cependant, ne semblait nullement vexé et Odeen comprit qu’il ne tenait pas à apprendre ce qu’il ignorait et ne se considérait pas comme insulté.
En attendant, ils n’avaient toujours pas trouvé d’Émotionnelle. De temps à autre ils se livraient à une interpénétration, car avec le temps ils en ressentaient de plus en plus le besoin. Mais s’ils en éprouvaient un certain plaisir, celui-ci n’était pas totalement satisfaisant. Chaque fois Tritt réclamait une Émotionnelle. Et chaque fois Odeen se plongeait plus profondément dans ses études, comme pour éluder le problème.
Il lui arrivait pourtant d’être tenté, à l’occasion, d’en parler à Losten.
Losten était, de tous les Solides, celui qu’il connaissait le mieux ; celui qui s’intéressait le plus à lui. Les Solides se ressemblaient tous, c’en était même lassant, et s’ils ne changeaient pas, c’est que leur forme était fixée une fois pour toutes. Leurs yeux ne changeaient jamais de place et celle-ci était pour tous la même. Leur peau, sans être spécialement dure, était opaque, jamais chatoyante, jamais mouvante et jamais pénétrable par une peau du même type.
Ils n’étaient pas plus « importants » que les Fluides, mais plus lourds. Leur substance était plus dense et ils devaient traiter avec précaution les souples et mouvantes formes des Fluides.
Lorsqu’il était encore petit, tout petit, et que son corps se mouvait aussi librement que celui de sa sœur, Odeen vit un Solide s’approcher de lui. Il ne sut jamais qui il était, mais il apprit par la suite que les Solides s’intéressaient tout spécialement aux bébés-Rationnels. Odeen, par pure curiosité, voulut toucher le Solide, qui fit un bond en arrière. Le Parental d’Odeen, apprenant la chose, le gronda sévèrement pour avoir tenté de toucher un Solide.
La semonce avait été si sévère qu’Odeen ne l’oublia jamais. Il apprit, lorsqu’il fut plus grand, que les Solides, dont les tissus étaient formés d’atomes plus compacts, ressentaient de la douleur à être pénétrés par des Fluides. Odeen se demanda si les Fluides éprouvaient eux aussi de la douleur à entrer en contact avec un Solide. Un jeune Rationnel lui raconta qu’un jour il s’était heurté à un Solide et que ledit Solide s’était plié en deux de souffrance alors que lui-même n’avait rien ressenti… mais Odeen se demanda si ce jeune Rationnel ne se vantait pas.
D’autres choses lui étaient interdites. Ainsi il aimait à se frotter contre les parois de la caverne. Il éprouvait en pénétrant la roche une sensation agréable et chaude. Les jeunes enfants le faisaient tous, mais en grandissant cela lui devint plus difficile. Il y parvenait tout au moins à fleur de roche, mais son Parental le surprit un jour à se livrer à ce genre d’exercice et le gronda. Et comme il objectait avoir vu sa sœur en faire autant, son Parental lui répondit qu’il en allait tout différemment pour une Émotionnelle.
Une autre fois, alors qu’Odeen absorbait un enregistrement – il était déjà plus âgé –, il forma nonchalamment une double projection tellement immatérielle qu’il parvint à faire passer l’une dans l’autre. Cela devint chez lui une habitude. Il en retirait une plaisante et piquante sensation qui lui facilitait l’audition et le plongeait ensuite dans une agréable somnolence.
Son Parental le surprit en train de se livrer à ce petit jeu et Odeen ne se rappela jamais sans malaise ce qu’il lui avait dit à ce moment-là.
Personne ne lui expliqua vraiment en quoi consistait l’interpénétration. On lui faisait ingurgiter du savoir et on l’instruisait d’à peu près tout sauf du rôle exact d’une triade. On n’en avait pas dit plus à Tritt, mais étant un Parental, il savait d’instinct ces choses-là. Bien entendu, lorsque enfin surgit Dua tout s’éclaircit, bien qu’elle semblât en savoir sur ces questions encore moins qu’Odeen.
Mais ils ne la durent pas à l’intervention d’Odeen. Ce fut Tritt qui organisa la chose, ce Tritt qui généralement redoutait les Solides et les fuyait ; Tritt qui n’avait nullement l’assurance d’Odeen sauf sur cette question ; Tritt qui obéissait à son instinct ; Tritt… Tritt… Tritt…
Odeen soupira. Si Tritt envahissait ainsi ses pensées, c’était qu’il approchait. Et d’avance Odeen savait qu’il se montrerait, comme toujours, exigeant et pressant. Et cela juste au moment où Odeen disposait de si peu de temps pour réfléchir et pour mettre de l’ordre dans ses pensées.
— C’est toi, Tritt ? dit-il.
Tritt avait parfaitement conscience de sa lourdeur et de son épaisseur. Mais il ne trouvait pas cela laid. D’ailleurs il n’y pensait même pas. Et s’il y avait pensé ç’aurait été pour s’en féliciter. Son corps avait été créé dans un but bien précis et il y répondait parfaitement.
— Odeen, demanda-t-il, où est Dua ?
— Quelque part dans la nature, marmonna Odeen comme s’il ne s’en souciait nullement.
— Pourquoi l’as-tu laissée partir ? demanda Tritt contrarié du peu d’importance accordé à leur triade. Dua se montrait de plus en plus difficile et Odeen lui passait tout.
— Comment pourrais-je l’empêcher, Tritt ? Et quel mal fait-elle ?
— Quel mal ? Tu le sais parfaitement. Nous n’avons que deux enfants et il nous en faut absolument un troisième. Il est si difficile, par les temps qui courent, de concevoir une petite médiane ! Si Dua veut nous en donner une il faut qu’elle se nourrisse convenablement. Or, elle ne fait surface qu’au coucher du soleil. Comment peut-on se nourrir convenablement au crépuscule ?
— Dua n’a jamais été une grosse mangeuse.
— Mais en attendant nous n’avons pas de petite médiane, Odeen, fit Tritt d’une voix caressante, et comment veux-tu que nous fassions vraiment l’amour sans Dua ?
— Tu as de ces mots, marmonna Odeen, et Tritt s’étonna une fois de plus de le voir gêné pour une chose aussi simple et naturelle.
— N’oublie pas, reprit Tritt, que c’est moi qui nous ai procuré Dua.
Odeen s’en souvenait-il ? Pensait-il à la triade et à tout ce qu’elle signifiait ? Tritt se sentait parfois si frustré qu’il aurait été capable de… de… Il n’aurait pas pu dire de quoi, mais il se sentait néanmoins frustré. Tout comme au temps où il désirait une Émotionnelle et où Odeen ne faisait rien pour la leur trouver.
Tritt n’avait pas le don de dévider de belles phrases et d’employer des mots recherchés. Mais si un Parental ne parle pas, il réfléchit. Et il pense à des choses importantes. Odeen ne faisait que parler d’atomes et d’énergie. Qui se soucie des atomes et de l’énergie ? Tritt pensait à la triade et aux enfants.
Odeen lui avait dit un jour que le nombre des Fluides ne cessait de diminuer. Il ne s’en souciait donc pas ? Pas plus que les Solides ? N’y avait-il donc qu’un Parental pour s’en préoccuper ?
Il n’existait que deux formes de vie dans le monde entier, les Fluides et les Solides, et tous puisaient leur nourriture dans les chauds rayons du Soleil.
Odeen lui avait également dit que le Soleil allait se refroidissant. Que parce que la nourriture était moins abondante la population diminuait. Tritt n’en croyait pas un mot. Le Soleil lui paraissait tout aussi chaud qu’au temps de son enfance. La vérité, c’était que les gens se préoccupaient de moins en moins des triades. Il y avait trop de Rationnels plongés dans Dieu sait quelles pensées ; et trop de frivoles Émotionnelles.
Le devoir des Fluides était de se concentrer sur les choses importantes de la vie. Ce que faisait Tritt. La triade était son premier souci. Le bébé-de-gauche leur était venu, puis le bébé-de-droite, et ils prospéraient et grandissaient. Mais il leur fallait maintenant une petite médiane. C’était la plus difficile à concevoir et sans elle il ne se créerait pas une nouvelle triade.
Pourquoi Dua se montrait-elle si indépendante ? Elle avait toujours eu un caractère difficile qui ne faisait que s’aggraver.
Tritt éprouva une sourde irritation envers Odeen, cet Odeen qui employait des mots savants que Dua absorbait avec avidité, et qui s’entretenait si longuement avec elle, faisant presque d’elle une Rationnelle. Et cela, ce n’était pas bon pour la triade.
Odeen aurait dû y penser.
C’était toujours à Tritt qu’incombaient tous les soucis. Toujours Tritt qui faisait ce qui devait être fait. Odeen, qui s’était lié d’amitié avec les Solides, se refusait à s’adresser à eux. Alors qu’ils avaient le plus urgent besoin d’une Émotionnelle, Odeen ne leur en disait rien. Il leur parlait d’énergie et non des besoins de la triade.
Ce fut Tritt qui prit l’initiative et il s’en souvint toujours avec fierté. Voyant Odeen s’entretenir avec un Solide, il s’approcha d’eux. Et d’une voix qui ne tremblait pas, il les interrompit pour déclarer :
— Nous avons besoin d’une Émotionnelle.
Le Solide se retourna pour le regarder. Jamais Tritt ne s’était autant approché de l’un d’eux. Les Solides étaient tout d’une pièce et ils se tournaient tout d’un coup. Ils possédaient des appendices qui jouissaient d’une certaine autonomie mais qui jamais ne changeaient de forme. Incapables de flotter, ils étaient de formes anguleuses et peu agréables à voir. Enfin ils ne supportaient pas qu’on les touchât.
— Est-ce exact, Odeen ? fit le Solide se refusant à s’adresser à Tritt.
Odeen s’aplatit. Il colla au sol comme jamais Tritt ne l’avait vu faire. Puis il dit d’une voix étranglée :
— Mon flanc-droit se montre bien audacieux. Mon flanc-droit est… est… – puis la voix lui manqua.
Mais Tritt qui n’avait pas perdu sa voix reprit :
— Nous ne pouvons pas nous interpénétrer sans une Émotionnelle.
Tritt comprenait parfaitement qu’Odeen était gêné à en être muet, mais peu lui importait. À son avis, le temps était venu.
— Cher flanc-gauche, dit le Solide continuant de s’adresser à Odeen, est-ce aussi ton avis ?
Les Solides parlaient comme les Fluides, mais leur voix était plus dure et moins modulée. Tritt la trouvait pénible à entendre alors qu’Odeen semblait y être habitué.
— Oui, dit enfin Odeen.
— Dis-moi, jeune flanc-droit, demanda le Solide se tournant vers Tritt, depuis combien de temps Odeen et toi êtes-vous ensemble ?
— Depuis assez de temps pour mériter une Émotionnelle, déclara Tritt, resserrant ses formes et refusant, vu l’importance de la chose, de se laisser intimider. Et il ajouta : Je m’appelle Tritt.
— Oui, le choix me paraît bon, fit le Solide d’un air amusé. Odeen et toi formez une bonne équipe, ce qui rend d’autant plus difficile le choix d’une Émotionnelle. Nous sommes sur le point de prendre une décision. Moi je l’ai prise depuis longtemps mais il me faut convaincre les autres. Prends patience, Tritt.
— Je suis fatigué d’attendre.
— Je te comprends, fit le Solide qui cette fois semblait s’amuser franchement. Mais néanmoins, prends patience.
Lorsqu’il fut parti Odeen se gonfla, puis s’étira, et s’exclama d’un ton indigné :
— Comment as-tu pu faire une chose pareille, Tritt ? Sais-tu à qui tu t’adressais ?
— À un Solide.
— À un Solide qui n’est autre que Losten, mon mentor. Je ne voudrais pour rien au monde encourir sa colère.
— Pourquoi serait-il en colère ? Je lui ai parlé poliment.
— C’est bon, fit Odeen reprenant sa forme normale, ce qui signifiait qu’il n’était plus fâché. (Tritt, soulagé, se garda cependant de le montrer.) Tu m’avoueras que c’était quand même gênant pour moi d’entendre mon nigaud de flanc-droit s’amener et interpeller mon maître, le Solide.
— Dans ce cas, pourquoi ne l’as-tu pas fait toi-même ?
— Parce que j’estimais que le temps n’était pas encore venu.
— Pour toi, ce n’est jamais le moment.
Là-dessus ils se frottèrent l’un contre l’autre, et peu de temps après ils virent arriver Dua.
C’était Losten qui la leur amenait. Tritt ne s’en rendit pas compte. Il ne vit même pas le Solide car il n’avait d’yeux que pour Dua. Ce fut Odeen qui lui raconta plus tard que c’était à Losten qu’ils la devaient.
— Tu vois, fit Tritt, que j’ai bien fait de lui parler. Voilà pourquoi il nous l’a amenée.
— Mais non, fit Odeen. C’est parce que le temps était venu. Il nous l’aurait amenée même si ni toi ni moi ne lui en avions parlé.
Tritt n’en crut pas un mot. Il fut persuadé que c’était grâce à lui que Dua était venue se joindre à eux.
Il n’existait pas au monde une seconde Dua. Tritt avait vu de nombreuses Émotionnelles et les trouvait toutes charmantes. Il pensait même qu’ils pourraient s’interpénétrer avec n’importe laquelle. Mais lorsque Dua parut il comprit qu’aucune n’aurait pu leur convenir. Il n’y avait que Dua. Dua était unique.
Et Dua sut exactement que faire. Oui, exactement. Personne ne le lui avait appris, leur dit-elle plus tard. Personne ne lui en avait parlé. Même pas les autres Émotionnelles puisqu’elle les évitait soigneusement.
Cependant, lorsqu’ils furent réunis tous les trois, chacun d’eux sut ce qu’il avait à faire.
Dua s’allégea. Jamais Tritt n’avait imaginé qu’on pût s’alléger ainsi, que ce fût chose possible. Elle se transforma en une sorte de vapeur colorée qui emplit la pièce et qui l’éblouit. Il se déplaça sans même s’en rendre compte et s’immergea dans cette vapeur qui était Dua.
Tritt n’eut pas l’impression d’une pénétration, car il ne rencontra ni résistance ni frottement. Il se sentit flotter et palpiter. Puis il se mit lui aussi à s’alléger par sympathie, sans être obligé, comme auparavant, de faire un immense effort. Tout empli de Dua, il se transforma à son tour, et sans effort, en une vapeur dense. Il eut l’impression, en s’allégeant, de flotter, comme porté par un doux courant.
Il perçut vaguement qu’Odeen s’approchait de Dua, de son côté gauche. Et lui aussi s’allégeait.
Puis, comme cela se produit dans le monde entier quand il y a contact, il rejoignit Odeen. Mais sans heurt. Tritt sentait sans sentir ; savait sans savoir. Il glissa en Odeen et Odeen glissa en lui. Il n’aurait pu dire s’il enveloppait Odeen, s’il en était enveloppé, si les deux choses arrivaient ou si rien ne se produisait.
Il ne savait qu’une chose : il éprouvait un intense plaisir.
Ses sens s’affaiblissaient sous l’intensité même de son plaisir et au moment où il croyait ne plus pouvoir le supporter, il n’éprouva plus rien.
Finalement, ils se séparèrent, se regardèrent. Ils venaient de s’interpénétrer pendant des jours. Bien entendu cette fusion était toujours de longue durée. Plus elle était parfaite, plus elle durait, mais lorsque tout était consommé il leur semblait qu’il ne s’était écoulé qu’un instant et ils ne se souvenaient de rien. Par la suite cette fusion dura rarement plus longtemps que la première fois.
— C’était merveilleux, dit Odeen.
Tritt se contenta de regarder Dua, qui avait rendu la chose possible.
Mouvante, ondulante, frissonnante, elle semblait la plus éprouvée des trois.
— Nous recommencerons, dit-elle vivement, mais plus tard, plus tard. Maintenant, laissez-moi partir.
Elle s’enfuit et ils ne cherchèrent pas à l’en empêcher. Ils étaient trop bouleversés. Et dorénavant cela se passa toujours ainsi. À peine leur interpénétration achevée, elle s’en allait. Si parfaite eût-elle été, elle s’enfuyait. À ces moments-là quelque chose en elle aspirait à la solitude.
Tritt en était contrarié. En de nombreux points elle se montrait différente des autres Émotionnelles, ce qui n’était pas dans l’ordre des choses.
Odeen réagissait tout autrement.
— Laisse-la tranquille, Tritt, lui répétait-il en maintes occasions. Non seulement elle n’est pas comme les autres, mais elle est mieux que les autres. Nous n’arriverions pas à une si parfaite union si elle était comme les autres. Quand on veut ce qu’il y a de meilleur il faut consentir à y mettre le prix.
Tritt ne comprenait pas très bien ce que voulait dire Odeen, et il aurait aimé voir Dua se plier aux us et coutumes.
— Pourquoi ne peut-elle se soumettre aux règles ? demanda-t-il.
— Je sais, Tritt, je sais, mais néanmoins laisse-la tranquille.
Il arrivait fréquemment à Odeen de reprocher à Dua ses façons bizarres, mais il préférait que Tritt s’en abstînt.
— Tu manques de tact, expliquait-il au pauvre Tritt qui ne savait pas exactement ce que signifiait le mot tact.
Bien du temps s’était écoulé depuis leur première fusion et cependant il ne leur était pas né une petite Émotionnelle. Combien de temps leur faudrait-il encore attendre ? Cette attente était déjà trop longue. Et Dua s’isolait de plus en plus souvent.
— Elle ne mange pas assez, déclara Tritt.
— Quand le temps sera venu… commençait Odeen.
— Pour toi ce n’est jamais le moment, objecta Tritt. Pour nous adjoindre Dua tu trouvais aussi que le moment n’était pas venu. Et maintenant tu estimes que le moment n’est pas encore venu pour nous d’avoir une petite Émotionnelle. Dua devrait…
— Elle est là-dehors, Tritt, fit Odeen en se détournant. Si tu veux aller la chercher, comme si tu étais son Parental et non son flanc-droit, fais-le. Mais je te le répète encore une fois, laisse-la tranquille.
Tritt fit machine arrière. Il aurait eu encore beaucoup à dire mais il ne savait pas comment le dire.
Dua était vaguement consciente du souci que se faisait Tritt à son sujet et sa révolte ne faisait que grandir.
Quand l’un ou l’autre, ou les deux, venait la chercher cela finissait régulièrement par une fusion et cette pensée l’exaspérait. Tritt ne pensait qu’à ça et aux enfants. Et il ne désirait qu’une chose : la fusion dont naîtrait leur dernier et troisième enfant. Oui, pour lui tout se ramenait aux enfants et à celle qui n’était pas encore née. Et chaque fois que Tritt exigeait une interpénétration, il l’obtenait.
Par son obstination même Tritt dominait la triade. Il avait une idée en tête, s’y cramponnait et finalement Odeen et Dua lui cédaient. Mais maintenant Dua ne le voulait plus… Elle s’y refusait purement et simplement.
Elle n’avait pas l’impression, ce faisant, de se montrer déloyale. Elle ne portait pas à Odeen ou à Tritt le sentiment violent qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Elle était parfaitement capable d’arriver seule à la pénétration alors qu’eux n’y parvenaient que grâce à son entremise. Pourquoi, dans ce cas, ne leur inspirait-elle pas plus de considération ? Elle éprouvait un plaisir intense dans l’interpénétration à trois, ç’aurait été folie de sa part de le nier. Mais c’était un plaisir assez proche de celui qu’elle ressentait lorsqu’elle s’infiltrait dans une paroi rocheuse, ainsi qu’il lui arrivait de le faire secrètement. Par contre, Tritt et Odeen éprouvaient grâce à elle un plaisir qu’ils n’avaient encore jamais connu et qu’ils ne connaîtraient peut-être plus jamais… du moins sans elle.
À la réflexion ce qu’elle venait de penser n’était pas tout à fait exact. Odeen prenait plaisir à s’instruire, à se développer intellectuellement, comme il le disait lui-même. Dua éprouvait parfois ce sentiment, suffisamment en tout cas pour en comprendre la signification. Si ce désir de s’instruire n’avait rien à voir avec le plaisir que leur causait leur fusion à trois, il pouvait servir de substitut, et c’est pourquoi Odeen pouvait très bien se passer de fusion, pendant un certain temps tout au moins.
Il n’en était pas de même de Tritt. Pour lui n’existaient que l’interpénétration et les enfants. Oui, c’était là son unique objectif. Et parce qu’il n’avait que cela en tête Odeen finissait par lui céder et Dua se voyait obligée d’en faire autant.
Il lui arriva cependant un jour de se révolter.
— Que se passe-t-il quand nous nous unissons ? Il s’écoule des heures, parfois même des jours, avant que nous nous séparions. Que se passe-t-il pendant tout ce temps ?
— C’est toujours ainsi que cela se passe, fit Tritt, l’air outragé, et c’est ainsi que cela doit se passer.
— Je n’aime pas qu’on me réponde : « Cela doit se passer ainsi. » Je voudrais qu’on m’en explique la raison.
Odeen eut soudain l’air affreusement gêné. Il passait d’ailleurs la moitié de son temps à être gêné. Mais il dit néanmoins :
— Dua, il faut qu’il en soit ainsi. À cause de… des enfants – et il se mit à palpiter de tout son corps.
— Inutile de palpiter ainsi, fit vertement Dua. Nous ne sommes plus des enfants. Nous nous sommes interpénétrés je ne sais combien de fois et nous savons tous les trois que c’est ainsi que sont conçus les enfants. Alors pourquoi ne pas le dire tout simplement ? Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi cela dure si longtemps.
— Parce qu’il s’agit d’un processus compliqué, fit Odeen palpitant de plus belle. Un processus qui exige de l’énergie. Cela prend beaucoup de temps, Dua, de concevoir un enfant, et même quand nous y consacrons beaucoup de temps, nous n’y réussissons pas toujours. Et d’ailleurs la chose devient de plus en plus difficile… Pas seulement pour nous, ajouta-t-il vivement.
— Plus difficile ? fit Tritt, anxieux. Mais Odeen se refusa à en dire davantage.
Ils eurent enfin un enfant, un petit Rationnel, un flanc-gauche, qui savait si bien s’enfler et s’amincir que tous trois étaient en extase devant lui et qu’Odeen lui-même le prenait dans sa main, aussi longtemps que Tritt voulait bien le lui permettre, pour le voir se transformer sous ses yeux. Car c’était bien entendu Tritt qui l’avait incubé pendant sa longue gestation. Tritt qui l’avait expulsé de lui dès que l’enfant avait été en état de mener une vie indépendante. Tritt qui veillait sans arrêt sur lui.
Désormais Tritt fut moins souvent avec eux et Dua en éprouva un secret plaisir. Les assiduités de Tritt l’ennuyaient alors que celles d’Odeen, chose étrange, lui plaisaient. Elle devint chaque jour plus consciente du rôle important qu’il jouait dans sa vie. Un Rationnel avait ce privilège d’être en mesure de répondre à des questions, et Dua avait constamment des questions à lui poser. Il y répondait d’ailleurs plus volontiers en l’absence de Tritt.
— Pourquoi cela prend-il si longtemps, Odeen ? Je n’aime pas me fondre ainsi en vous et ignorer ce qui se passe pendant des jours.
— Nous ne courons aucun danger, Dua, lui affirma Odeen. Il ne nous est jamais rien arrivé, n’est-il pas vrai ? Pas plus qu’à d’autres triades. D’ailleurs tu ne devrais pas me questionner ainsi.
— Parce que je suis une Émotionnelle ? Parce que les autres Émotionnelles ne posent pas de questions ?… Eh bien, permets-moi de te dire que je ne peux pas supporter les autres Émotionnelles et que je tiens essentiellement à poser des questions.
Elle se rendit compte, à cet instant, que jamais Odeen ne l’avait trouvée plus attirante et que si Tritt avait été présent ils se seraient tous trois interpénétrés sur-le-champ. Elle s’étira et s’amincit même légèrement, par pure coquetterie.
— Je me demande si tu comprends tout ce que cela implique. Il faut une grande dépense d’énergie pour donner vie à un nouvel être, Dua.
— Tu parles souvent d’énergie. Qu’est-ce que cela représente exactement ?
— Ce que nous absorbons.
— Alors pourquoi ne parles-tu pas simplement de nourriture ?
— Parce que nourriture et énergie ne sont pas exactement semblables. C’est le Soleil qui nous fournit notre nourriture, qui est une sorte d’énergie ; mais il existe d’autres sources d’énergie qui ne se trouvent pas dans notre alimentation. Pour nous nourrir, nous nous étirons afin de mieux absorber la lumière, processus difficile pour les Émotionnelles, qui sont beaucoup plus transparentes que nous. La lumière, au lieu de les nourrir, a tendance à passer à travers elles…
C’est merveilleux, se dit Dua, de s’entendre expliquer les choses. En réalité, ces choses, elle les savait, mais elle n’aurait pu les exprimer. Il lui manquait cette science des mots qu’Odeen maniait si bien. Et tout ce qui lui arrivait en prenait plus de relief et de signification.
À l’occasion, maintenant qu’elle était adulte, qu’elle ne redoutait plus leurs puériles taquineries, car faire partie de la triade d’Odeen lui donnait du prestige, Dua tentait de se mêler aux autres Émotionnelles, de s’habituer à leur constante agitation et à leurs futiles bavardages. Elle éprouvait parfois le besoin de faire un repas plus substantiel, ce qui, elle le savait, favorisait la fusion. Il y avait quelque chose de grisant – et Dua partageait presque le plaisir que ses compagnes en tiraient visiblement – à manœuvrer pour mieux s’exposer au soleil ; à s’épandre voluptueusement, puis à se contracter pour mieux en absorber la chaleur.
Mais Dua en avait vite assez alors que les autres ne semblaient jamais rassasiées. Il y avait chez elles une sorte de gloutonnerie que Dua ne partageait pas et qui à la longue lui était insupportable.
On trouvait rarement en surface Rationnels et Parentals. Leur densité leur permettait d’absorber rapidement leur dose de nourriture et de ne pas s’attarder. Les Émotionnelles s’enroulaient, se déroulaient au soleil pendant des heures, car si elles se nourrissaient plus lentement, il leur fallait plus d’énergie qu’aux autres… tout au moins pour procéder à l’interpénétration.
C’est l’Émotionnelle qui fournit l’énergie, lui avait expliqué Odeen en palpitant si fort qu’elle le comprenait à peine ; le Rationnel, la semence ; et le Parental, l’incubateur.
Lorsque Dua eut compris cela, un certain amusement se mêla au mépris qu’elle éprouvait à voir les autres Émotionnelles se gorger de soleil rougeoyant. Comme elles ne posaient jamais de questions, elles ignoraient, Dua en était persuadée, la raison de leur comportement ; ce qu’avaient d’obscène leurs palpitantes contorsions et leur précipitation à aller, toutes gorgées d’énergie, au-devant d’une féconde interpénétration.
Elle comprenait aussi la contrariété que manifestait Tritt lorsqu’elle redescendait sans avoir atteint l’opacité, la densité qui résultent d’une bonne absorption de soleil. Mais en somme de quoi se plaignaient-ils ? Sa minceur, sa souplesse leur assuraient une plus intime fusion. Non pas l’amalgame gluant et baveux des autres triades mais une union éthérée, à son avis infiniment plus parfaite. Après tout, n’avaient-ils pas donné naissance à un petit flanc-gauche et à un petit flanc-droit ?
Évidemment le point crucial restait la petite Émotionnelle, l’enfant médiane. Il fallait pour la concevoir plus d’énergie que pour les deux autres, et Dua n’en fournissait jamais assez.
Odeen lui-même commença d’y faire allusion.
— Tu n’absorbes pas assez de soleil, Dua.
— Mais si ! fit vivement Dua.
— La triade de Genia vient de concevoir une Émotionnelle.
Dua n’aimait pas Genia. Elle ne l’avait jamais aimée. Elle la trouvait plus sotte et plus frivole encore que ses compagnes.
— Je parie qu’elle le proclame, fit Dua d’un ton méprisant. Elle n’a aucun tact. Je crois l’entendre déclarer : « Je ne devrais pas t’en parler, ma chère, mais tu ne peux pas savoir à quel point mon flanc-gauche et mon flanc-droit se sont appliqués et ingéniés…»
Elle imitait si bien la voix niaise de Genia qu’Odeen s’en amusa secrètement, ce qui ne l’empêcha pas de répondre :
— Genia est peut-être une idiote, mais elle n’en a pas moins conçu une Émotionnelle et Tritt en est tout remué. Nous essayons d’y arriver depuis bien plus longtemps qu’eux, et…
— J’absorbe tout le soleil que je peux contenir, dit Dua en se détournant. Au point même de ne plus pouvoir remuer. Je ne comprends pas ce que vous voulez de moi tous les deux.
— Ne te fâche pas, fit Odeen. J’ai promis à Tritt de t’en parler. Il pense que tu m’écoutes mieux que lui.
— En réalité, Tritt déteste que tu me fasses part de ta science. Il ne le comprend pas… Tu veux donc à tout prix que je te donne une petite médiane, comme toutes les autres ?
— Non, fit gravement Odeen, tu n’es pas comme les autres et j’en suis heureux. Et puisque tu aimes que je te parle en Rationnel, laisse-moi t’expliquer quelque chose. Le Soleil ne nous fournit plus autant de nourriture qu’autrefois. L’énergie-lumière diminue, et c’est pourquoi il convient de s’y exposer plus longuement. Le taux des naissances s’abaisse régulièrement et la population du monde n’est plus qu’une infime fraction de ce qu’elle était dans des temps anciens.
— Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? fit Dua plus révoltée que jamais.
— Toi, rien, mais les Solides peut-être. Leur nombre a également diminué…
— Est-ce qu’ils disparaissent, eux aussi ? fit Dua brusquement intéressée.
Elle s’était toujours imaginé que les Solides étaient immortels. Qu’ils n’étaient jamais nés et qu’ils ne mouraient jamais. Avait-on jamais vu un bébé-Solide ? Ils ne naissaient donc pas. Ne s’unissaient pas. Ne se nourrissaient pas.
— Je pense qu’ils disparaissent, fit Odeen, pensif. Ils ne me parlent jamais d’eux-mêmes. Je ne sais même pas ce qu’ils mangent, mais ils se nourrissent certainement. Et ils viennent au monde. Ainsi il y en a un nouveau parmi eux. Je ne l’ai encore jamais vu, mais… cela, c’est une autre histoire. Le fait est qu’ils ont inventé une nourriture artificielle…
— Je sais, dit Dua. J’y ai goûté.
— Tu y as goûté ? Tu ne me l’as jamais dit !
— Une bande d’Émotionnelles en parlaient. Elles disaient qu’un Solide cherchait des volontaires pour y goûter et ces idiotes crevaient de peur. Elles craignaient de se transformer définitivement en Solides et de ne plus pouvoir procéder à une fusion.
— C’est absurde ! s’exclama Odeen.
— À qui le dis-tu ! C’est pourquoi je me suis portée volontaire. Elles en sont restées sans voix. Tu ne peux pas savoir ce qu’elles sont difficiles à supporter, Odeen.
— Et quel goût cela avait-il ?
— Horrible, fit Dua avec véhémence. Âcre et amer. Naturellement je n’en ai rien dit aux Émotionnelles.
— J’y ai goûté, moi aussi, fit Odeen. Et je n’ai pas trouvé cela si mauvais.
— Tu sais bien que pour un Rationnel ou un Parental toutes les nourritures ont le même goût.
— Ce n’en est encore qu’au stade expérimental, reprit Odeen. Les Solides cherchent toujours à améliorer leurs inventions. C’est tout spécialement Estwald – celui dont je t’ai parlé, le nouveau que je n’ai encore jamais vu – qui s’y attache. Losten me parle parfois de lui comme de quelqu’un de remarquable ; un très grand savant.
— Comment se fait-il que tu ne l’aies jamais vu ?
— Je ne suis qu’un Fluide. Tu ne penses tout de même pas qu’ils me montrent ou qu’ils me décrivent tout ce qu’ils font ? Je pense qu’un jour je ferai sa connaissance. Il est en train de mettre au point une nouvelle source d’énergie qui peut-être nous sauvera tous si…
— Je n’en veux pas, de cette nourriture artificielle, dit Dua, qui quitta brusquement Odeen.
Tout cela s’était passé il y avait un certain temps déjà. Odeen n’avait plus jamais fait allusion à ce fameux Estwald, mais elle était sûre qu’il lui en reparlerait un jour et elle ne pouvait s’empêcher de penser à lui tandis que, seule, elle absorbait les rayons du soleil couchant.
Elle avait vu une fois cette nourriture artificielle. Une éclatante boule de lumière, une sorte de minuscule soleil qui brillait dans une caverne aménagée spécialement à cet effet par les Solides. Elle en sentait encore le goût amer.
Parviendraient-ils à l’améliorer ? À la rendre plus agréable ? Délicieuse, même ? Serait-elle obligée, alors, de l’absorber, de s’en gorger jusqu’à éprouver le désir irrésistible d’une fusion ?
Elle craignait d’éprouver un jour spontanément ce désir. Il en allait tout différemment lorsqu’il était provoqué par la fiévreuse stimulation de flanc-gauche et de flanc-droit. Par contre, si le désir naissait spontanément en elle, cela prouverait qu’elle était mûre pour concevoir une petite médiane. Et cela… elle ne le voulait pas !
Elle avait mis longtemps à se l’avouer. Elle se refusait à donner vie à une Émotionnelle. Lorsqu’ils auraient mis au monde les trois enfants, le moment viendrait inévitablement pour eux de disparaître, et elle ne s’y résignait pas. Elle se souvenait du jour où son Parental l’avait quittée pour toujours. Elle ne voulait pas connaître cela. Elle y était fermement décidée.
Les autres Émotionnelles n’avaient pas de telles préoccupations. Elles étaient bien trop frivoles pour avoir de telles pensées ; mais elle ne leur ressemblait pas. Elle était Dua l’Étrange, Dua la Peste, comme elles se plaisaient à l’appeler autrefois, et elle tenait à être différente des autres. Aussi longtemps que ne naîtrait pas ce troisième enfant, elle ne disparaîtrait pas. Elle continuerait de vivre.
Ce troisième enfant, elle ne l’aurait pas. Elle ne l’aurait jamais. Non, jamais !
Mais comment allait-elle s’y prendre pour se soustraire à cette obligation ? Et comment faire pour empêcher Odeen de la percer à jour ? Et qu’adviendrait-il s’il la perçait à jour ?
Odeen attendait que Tritt s’en aille le premier. Il était à peu près sûr qu’il ne ferait pas surface à la recherche de Dua. Cela signifierait laisser les enfants seuls, ce que Tritt répugnait à faire. Tritt resta en effet silencieux un moment, puis il partit, mais dans la direction du renfoncement où étaient installés les enfants.
Odeen éprouva un certain plaisir à voir Tritt s’en aller. Mais non un plaisir sans mélange, car lorsque Tritt était maussade et replié sur lui-même une barrière s’élevait entre eux, rendant le contact moins étroit. Odeen en ressentait de la mélancolie et son élan vital en était comme affaibli.
Il lui arrivait de se demander si Tritt éprouvait lui aussi cette mélancolie… Non, il se montrait injuste. Tritt avait des rapports tellement étroits avec les enfants !
Quant à Dua, qui pouvait dire ce qu’elle ressentait ? Qui pouvait dire ce que les Émotionnelles ressentaient ? Elles étaient si différentes que par comparaison flanc-gauche et flanc-droit semblaient pareils, intelligence mise à part. Mais même en faisant la part de l’irrationalité des Émotionnelles, qui pouvait dire ce que Dua – tout spécialement Dua – ressentait ?
Et voilà pourquoi Odeen fut presque heureux de voir partir Tritt, car Dua posait un problème. Le délai de conception du troisième enfant se faisait trop long et Dua se montrait de plus en plus rétive. Odeen lui-même était en proie à une agitation qu’il s’expliquait mal et c’était un des problèmes dont il voulait discuter avec Losten.
Il prit la direction des cavernes habitées par les Solides, précipitant ses mouvements de manière à avancer d’une façon égale et continue, sans pour cela adopter les palpitations et les ondulations désordonnées qui caractérisaient les Émotionnelles, ou la lourde et pesante avance, vaguement ridicule, d’un Parental.
Il imaginait sans peine Tritt cahotant à la poursuite du bébé-Rationnel, qui, vu son âge, était aussi onduleux et glissant qu’une Émotionnelle, puis Dua lui barrant le passage et le ramenant. Il croyait entendre Tritt émettre de petites onomatopées réprobatrices, hésitant à secouer sévèrement ce petit objet vivant, ou au contraire à l’envelopper de sa substance. Dès le début Tritt avait montré plus de dispositions à s’épandre pour les bébés que pour Odeen, et lorsque celui-ci l’en raillait, Tritt répondait gravement, car dans tout ce qui touchait aux enfants il était totalement dépourvu d’humour : « Mais, Odeen, les enfants en ressentent plus que toi le besoin. »
Odeen était particulièrement satisfait de sa démarche glissante, qu’il trouvait harmonieuse et élégante. Il en fit part un jour à Losten, car il disait tout à ce Solide qui était son mentor et Losten lui répondit : « Tu ne crois pas qu’une Émotionnelle ou un Parental éprouve le même sentiment de satisfaction ? Puisque chacun de vous pense et agit différemment, il est tout naturel que vous puisiez de la satisfaction dans des démarches différentes. N’imagine pas que la triade abolisse l’individualité. »
Odeen n’était pas sûr de très bien comprendre ce que représentait l’individualité. Cela signifiait-il que chacun était seul ? Un Solide était seul, bien entendu, car les Solides ne forment pas de triades. Comment pouvaient-ils le supporter ?
Odeen était tout jeune encore lorsqu’il souleva cette question. Ses rapports avec les Solides ne faisaient que commencer quand la pensée le frappa qu’il ignorait s’ils ne formaient réellement pas de triades. Les Fluides en étaient persuadés, mais jusqu’à quel point avaient-ils raison ? Odeen après y avoir mûrement réfléchi décida de poser la question et de ne pas tenir le fait pour acquis.
— Êtes-vous un gauche ou un droit, Monsieur ? demanda-t-il un beau jour.
Par la suite Odeen eut des palpitations à l’idée d’avoir posé une question pareille. Il s’était montré incroyablement naïf et la pensée que tout Rationnel posait tôt ou tard – plutôt tôt que tard – cette question à un Solide ne le consolait guère.
— Ni l’un ni l’autre, petit-gauche, lui répondit calmement Losten. Il n’existe ni flancs-droits ni flancs-gauches parmi les Solides.
— Ni des méd… des Émotionnelles ?
— Ni des médianes. (Un frémissement parcourut la région sensorielle du Solide, et par la suite Odeen associa ce frémissement à une expression d’amusement ou de plaisir.) Non, pas non plus de médianes. Chaque Solide est seul et unique.
Odeen s’entendit demander, avant même d’y avoir réfléchi :
— Comment pouvez-vous le supporter ?
— Nous sommes différents de vous, petit-gauche. Nous y sommes habitués.
Odeen pourrait-il s’habituer à une telle solitude ? La triade parentale avait jusque-là rempli sa vie, et puis il avait la certitude qu’un jour pas trop lointain il formerait lui aussi une triade. Que serait la vie sans cela ? Il y pensait de temps à autre avec gravité, comme il prenait toutes choses, d’ailleurs. Il lui arrivait parfois d’avoir comme des lueurs. Ainsi les Solides se suffisaient à eux-mêmes. Ils n’avaient ni frère-de-gauche, ni frère-de-droite, ni sœur-médiane, ni interpénétration, ni enfants, ni Parentals. Mais ce qu’ils possédaient c’était une intelligence qui leur permettait d’étudier l’Univers.
Peut-être cela leur suffisait-il ? Comme il grandissait, Odeen commença de comprendre tout ce que la recherche du savoir peut apporter de joies. Il se dit ensuite que cela suffisait peut-être à vous combler – du moins presque –, puis il pensait à Tritt et à Dua et se faisait la réflexion que l’Univers tout entier ne suffirait pas à les remplacer.
À moins que… Chose étrange, il lui arrivait de penser qu’un jour, dans une situation et une condition données… Puis cette lueur s’éteignait en lui, ou plutôt ce qui n’avait été que la lueur d’une lueur. Mais il lui arrivait d’y revenir, et depuis quelque temps cette pensée se présentait à lui avec plus de force et s’imposait à lui assez longtemps pour qu’il fût sur le point d’en saisir la signification.
Mais il s’égarait. Pour le moment, il lui fallait se mettre à la recherche de Dua. Il prit le chemin qui lui était familier, ce chemin qu’il avait emprunté pour la première fois avec son Parental, et que Tritt emprunterait bientôt à son tour avec leur jeune Rationnel, leur bébé-gauche.
Et à nouveau Odeen se plongea dans ses souvenirs.
Il revivait son effroi d’alors. Il se revoyait entouré d’une bande de jeunes Rationnels qui tous palpitaient, chatoyaient, se déformaient, malgré les remontrances de leur Parental qui leur enjoignait de rester fermes et lisses et de ne pas déshonorer la triade. Un petit-gauche, un camarade de jeu d’Odeen, s’aplatit à la manière d’un bébé et se refusa à reprendre forme en dépit des efforts de son Parental, terriblement gêné. (Il n’en devint pas moins par la suite un élève des plus satisfaisants… mais pas un Odeen, se dit celui-ci non sans complaisance.)
En ce premier jour d’école, ils entrèrent en rapport avec un certain nombre de Solides. Ceux-ci s’arrêtaient devant chaque jeune-Rationnel, enregistraient sous différents angles la fréquence de ses vibrations, ceci afin de déterminer s’il convenait de le remettre à une nouvelle session, ou s’il était prêt à recevoir un enseignement, et dans ce cas, dans quelle branche.
Odeen, au prix d’un immense effort, était resté ferme et lisse, et était parvenu à ne pas onduler à l’approche d’un Solide.
— Voilà un jeune Rationnel qui me paraît remarquablement ferme, déclara le Solide, et en entendant cette voix étrange Odeen faillit perdre contenance. Comment t’appelles-tu, gauche ?
C’était la première fois qu’Odeen s’entendait appeler gauche et non par quelque affectueux diminutif, et ce fut plus fermement que jamais qu’il répondit, employant la formule de politesse que lui avait enseignée son Parental :
— Odeen, Monsieur Solide.
Odeen se souvenait vaguement d’avoir été entraîné à travers les cavernes des Solides, avec leur équipement, leurs instruments, leurs bibliothèques, ces lieux tout emplis de sons et d’images qui pour lui étaient lettre morte. Plus que l’intérêt, la curiosité, c’était un sentiment de désespoir qui primait en lui. Qu’allaient-ils faire de lui ?
Son Parental lui avait dit qu’il allait « étudier », mais il ne savait pas exactement ce que signifiait « étudier », et lorsqu’il posa la question à son Parental, il s’aperçut que celui-ci n’en savait pas davantage.
Il mit un certain temps à le découvrir. Étudier lui apparut alors comme quelque chose de fort agréable, mais qui avait néanmoins ses côtés rebutants.
Le Solide qui l’avait d’abord appelé gauche fut son premier maître. Il lui apprit à interpréter les enregistrements d’ondes et au bout d’un certain temps ce qui lui avait paru au départ un code incompréhensible se transforma en mots. Des mots aussi clairs que ceux qu’il formait à l’aide de ses propres vibrations.
Puis ce premier professeur disparut et un autre Solide prit la relève. Odeen ne s’en rendit pas compte immédiatement. Il lui était difficile, à cette époque, de distinguer même par la voix un Solide d’un autre. Mais peu à peu une certitude s’empara de lui et il s’effraya de ce changement de professeur dont il ne comprenait pas la signification. Faisant appel à tout son courage, il demanda finalement :
— Où est mon maître, Monsieur Solide ?
— Gamaldan ?… Tu ne le reverras pas, gauche.
Odeen resta un instant sans voix puis dit enfin, d’une voix étranglée :
— Mais les Solides ne disparaissent pas…
Son nouveau maître ne réagit pas, ne lui dit rien, ne lui expliqua rien.
Odeen devait découvrir qu’il en était toujours ainsi. Les Solides ne parlaient jamais d’eux-mêmes. Ils discouraient librement sur n’importe quel sujet. Mais en ce qui les concernait, ils gardaient le silence.
Cependant, en accumulant les indices, Odeen en arriva à penser que les Solides disparaissaient ; qu’ils n’étaient pas immortels, ce que tant de Fluides prenaient pour acquis. Aucun Solide n’alla jusqu’à le lui affirmer. Odeen en discutait parfois avec d’autres étudiants-Rationnels, mais de façon gênée et hésitante. Chacun d’eux fournissait un petit indice et tous ces indices réunis visaient à démontrer que les Solides étaient mortels. Ces étudiants continuaient néanmoins à se poser des questions, se refusaient à admettre l’évidence et d’un commun accord laissèrent tomber la question.
Les Solides ne semblaient pas s’offusquer des allusions à leur mort éventuelle. Ils ne faisaient rien pour la dissimuler, mais n’en parlaient jamais. Et quand on leur posait directement la question (c’était parfois inévitable) ils n’y répondaient pas, ne niant ni n’avouant.
Mais s’ils mouraient, c’est donc qu’ils naissaient, et de cela non plus ils ne parlaient pas. Et Odeen n’avait jamais vu un jeune Solide.
Odeen croyait que les Solides tiraient leur énergie non du Soleil, mais des roches, ou du moins qu’ils absorbaient une roche pulvérisée. Certains étudiants pensaient de même, alors que d’autres s’y refusaient avec véhémence. Une fois de plus ils n’arrivèrent pas à une conclusion car personne n’avait jamais vu les Solides se nourrir et de cela non plus ils ne parlaient pas.
Finalement, Odeen en arriva à accepter leurs réticences comme un trait de leur caractère. Cela tient peut-être, se dit-il, au fait qu’ils ne forment pas de triades, qu’ils vivent chacun pour soi. Ils se renferment dans une coquille.
À ce moment-là, Odeen apprit des choses si graves que tout ce qui concernait la vie privée des Solides perdit de son importance. Il apprit que le monde entier était en train de diminuer, de s’amenuiser…
Ce fut de Losten, son nouveau maître, qu’il tint cette information.
Odeen l’avait questionné sur les cavernes désertes qui s’étendaient à perte de vue dans les entrailles de la terre, ce qui avait semblé plaire à Losten.
— N’as-tu pas peur de me poser une telle question, Odeen ? lui demanda-t-il.
(Il était Odeen maintenant et non plus un simple flanc-gauche. Il éprouvait toujours de l’orgueil à s’entendre appeler Odeen par un Solide. Et ils étaient nombreux à l’appeler ainsi. C’est qu’Odeen se montrait un élève remarquablement doué et l’appeler par son nom était une manière de reconnaître ce fait. Plus d’une fois Losten lui avait exprimé sa satisfaction de l’avoir pour élève.)
Odeen avait peur, en effet, de poser une telle question, et après un instant d’hésitation il l’avoua. Il confessait plus volontiers ses points faibles aux Solides qu’à ses condisciples, les autres Rationnels, et plus volontiers encore qu’à Tritt. Oui, les avouer à Tritt aurait été impensable… Mais tout cela se passait avant la venue de Dua.
— Dans ce cas, pourquoi la poses-tu, cette question ?
Une fois de plus Odeen hésita puis il dit enfin en cherchant ses mots :
— Ces cavernes désertes m’effraient, car on m’a raconté, alors que je n’étais encore qu’un enfant, qu’elles renfermaient toutes sortes de choses monstrueuses. Mais je ne le sais que par ouï-dire, par des jeunes qui eux aussi ne l’avaient appris que par ouï-dire. Or je désire savoir ce qu’il en est en réalité. Et ce désir s’est amplifié au point qu’il y a en moi plus de curiosité que de peur.
— Parfait ! fit Losten qui paraissait enchanté. La curiosité est féconde ; la peur, stérile. Tu te développes intellectuellement d’une façon remarquable, Odeen, et dis-toi bien que devant les choses importantes c’est l’intellect qui compte. Nous ne pouvons t’apporter qu’une aide toute relative. Puisque tu tiens à le savoir, je te dirai que les cavernes que tu crois désertes le sont effectivement. Elles sont vides. Elles ne renferment rien d’autre que quelques pauvres vestiges des temps passés.
— Laissés par qui, Monsieur Solide ?
Odeen ne manquait jamais d’employer cette forme de courtoisie chaque fois qu’il se trouvait en face du savoir qui lui faisait défaut mais que son interlocuteur possédait.
— Par ceux qui les occupèrent dans les temps passés. Il fut un temps, il y a des milliers de cycles, où vivaient des milliers et des milliers de Solides et des millions de Fluides. Nous sommes moins nombreux maintenant que nous ne l’étions dans le passé, Odeen. Actuellement nous autres Solides ne sommes plus que trois cents à peine et il y a un peu moins de dix mille Fluides.
— Pourquoi ? demanda Odeen, atterré.
(Il ne restait donc que trois cents Solides. C’était reconnaître ouvertement que les Solides mouraient, mais ce n’était pas le moment de soulever cette question.)
— Pourquoi ? Parce que l’énergie diminue. Que le Soleil se refroidit. À chaque nouveau cycle il devient plus difficile de donner la vie et de vivre.
(Donc les Solides donnaient eux aussi naissance à de petits Solides. Et ils dépendaient, pour se nourrir, du Soleil et non des roches.) Odeen se promit d’y réfléchir par la suite puis reprit :
— Et cette situation va se perpétuer ?
— Le Soleil continuera de décroître, Odeen, et il arrivera un jour où nous n’en tirerons plus notre subsistance.
— Cela veut-il dire que nous disparaîtrons tous, aussi bien les Solides que les Fluides ?
— Je ne vois pas ce que cela pourrait signifier d’autre.
— Mais il est impossible que nous disparaissions tous ainsi. Puisque nous avons besoin d’énergie et qu’un jour le Soleil ne nous la fournira plus, il nous faut trouver d’autres sources. D’autres étoiles.
— Odeen, les étoiles elles-mêmes sont destinées à disparaître. Tout comme l’Univers, d’ailleurs.
— Mais si les étoiles meurent, ne pouvons-nous pas trouver ailleurs notre subsistance ? Découvrir d’autres sources d’énergie ?
— Non : les sources d’énergie de l’Univers tout entier tariront.
Odeen, révolté, réfléchit un moment puis dit enfin :
— Qu’en est-il des autres Univers ? Nous n’allons pas renoncer à lutter sous prétexte que le nôtre se meurt !
En disant ces mots il palpitait et, oubliant toute courtoisie, il s’épandit jusqu’à devenir translucide et à dépasser la taille du Solide.
Cette objection sembla causer à Losten un extrême plaisir.
— Bravo, mon cher gauche ! s’exclama-t-il. Je ferai part de ta réaction à tous mes collègues.
Odeen, qui avait repris une taille normale, éprouva à la fois confusion et plaisir à s’entendre traiter de « cher gauche », car personne, à l’exception de Tritt, bien entendu, ne l’avait jamais appelé ainsi.
Ce fut peu de temps après cet entretien que Losten leur amena Dua. Odeen se demanda vaguement, au début, s’il y avait là un rapport de cause à effet, puis il n’y pensa plus. Tritt lui répétait si souvent que sans son intervention jamais Losten ne leur aurait amené Dua qu’il renonça à approfondir la question, qui le plongeait dans la perplexité.
Aujourd’hui il revenait auprès de Losten. Beaucoup de temps s’était écoulé depuis le jour où il avait appris pour la première fois que l’Univers était destiné à mourir et que (ainsi qu’il devait le constater), les Solides travaillaient résolument à assurer leur survie. Il était désormais versé en de nombreux domaines et Losten lui-même reconnut qu’en physique il n’avait plus rien à lui enseigner, du moins rien qui fût accessible à un Fluide. De plus Losten devait prendre en main d’autres jeunes-Rationnels et Odeen ne le vit plus aussi fréquemment qu’auparavant.
Ce jour-là Odeen trouva Losten dans la Chambre aux Radiations en compagnie de deux de ses jeunes élèves, des Rationnels. À travers la paroi de verre, Losten l’aperçut immédiatement et vint le rejoindre en fermant soigneusement derrière lui la porte vitrée.
— Mon cher gauche ! s’exclama-t-il en tendant en un geste amical ses deux membres supérieurs qu’Odeen se garda bien, malgré l’envie perverse qu’il en avait, de toucher. – Comment vas-tu ?
— Je suis désolé de vous interrompre dans votre travail, Monsieur Losten.
— M’interrompre ? Ces deux jeunes élèves peuvent parfaitement se passer de moi pendant un moment. Ils sont probablement ravis de me voir m’éloigner car je dois les assommer avec mes théories.
— Je n’en crois rien, dit Odeen. Tout ce que vous me disiez me fascinait et je suis sûr qu’il en est de même pour eux.
— Cela me fait plaisir de te l’entendre dire. Je te vois souvent à la bibliothèque et le bruit est parvenu jusqu’à moi que tu réussis parfaitement dans tes études supérieures, ce qui aggrave mon regret d’avoir perdu mon meilleur élève. Comment va Tritt ? En tant que Parental, est-il toujours aussi têtu ?
— Plus têtu que jamais. Mais c’est lui qui est l’élément fort de notre triade.
— Et Dua ?
— Dua ? Je suis justement venu pour… Dua est vraiment quelqu’un d’exceptionnel.
— Oui, je le sais, fit Losten en hochant la tête, et il eut cette expression qu’Odeen avait appris à associer à la mélancolie.
Odeen se tut un instant puis décida de frapper droit au but.
— Monsieur Losten, demanda-t-il, est-ce parce que Dua était exceptionnelle qu’elle nous a été attribuée, à Tritt et à moi ?
— En serais-tu surpris ? fit Losten. Tu es toi-même quelqu’un d’exceptionnel, Odeen, et tu m’as souvent dit qu’il en était de même de Tritt.
— C’est vrai, dit Odeen d’un ton convaincu. Tritt est exceptionnel.
— Il est donc tout naturel que votre triade comporte une Émotionnelle qui sorte de l’ordinaire.
— Il y a bien des manières de sortir de l’ordinaire, dit Odeen d’un ton pensif. En bien des points la conduite étrange de Dua déplaît à Tritt et m’inquiète. Me permettez-vous de vous exposer notre cas ?
— Je suis toujours à ta disposition.
— Elle ne se prête pas volontiers à… l’interpénétration. – Et comme Losten l’écoutait gravement sans donner le moindre signe de gêne, Odeen reprit : Elle semble prendre plaisir à notre fusion, mais elle ne s’y prête pas volontiers.
— Quel est le sentiment de Tritt sur cette fusion ? demanda Losten. Je veux dire : en dehors du plaisir que lui apporte l’acte lui-même ? Que signifie-t-elle pour lui en plus de ce plaisir ?
— La conception d’enfants, bien entendu, expliqua Odeen. J’aime les enfants, et Dua les aime aussi, mais Tritt est le Parental. Est-ce que vous voyez ce que je veux dire ?
Odeen eut brusquement le sentiment que Losten était incapable de comprendre toutes les subtilités d’une triade.
— J’essaie de te suivre, dit Losten. Et j’en conclus que Tritt trouve dans votre fusion autre chose que la fusion elle-même. Et toi-même, qu’en tires-tu en plus du plaisir ?
— Je pensais que vous le saviez, dit Odeen après avoir réfléchi un instant. Une sorte de stimulation mentale.
— Oui, je le savais, mais je voulais m’assurer que tu le savais aussi. Que tu n’as pas oublié. Tu m’as souvent dit qu’en sortant d’une période de fusion, avec la perte de temps qu’elle entraîne – et c’est pourquoi je ne te voyais pas pendant d’assez longues périodes –, oui, tu m’as dit que tu comprenais subitement nombre de choses qui jusque-là t’étaient restées obscures.
— À croire que mon esprit restait actif pendant toute cette période, reconnut Odeen. Qu’il existait des temps que je ne sentais pas s’écouler, où je ne me sentais même pas exister, mais qui m’étaient nécessaires, et pendant lesquels je pensais plus intensément et plus profondément, sans être distrait par les petits événements de la vie quotidienne.
— C’est exact, fit Losten, et pendant ces périodes tu faisais, dans la connaissance, de véritables bonds en avant. C’est d’ailleurs chose commune parmi vous autres, les Rationnels, mais je dois avouer que je n’en connais aucun qui fasse d’aussi remarquables progrès que toi. Je vais plus loin. Je crois sincèrement que jamais, au cours de toute notre histoire, aucun Rationnel ne t’a égalé.
— Vraiment ? dit Odeen s’efforçant de ne pas se gonfler d’orgueil.
— Je peux me tromper, fit Losten, que parut amuser l’accès de modestie d’Odeen, qui avait cessé de chatoyer. Mais peu importe. Le fait est que, tout comme Tritt, tu retires de la fusion plus que la fusion elle-même.
— Oui. Certainement.
— Et Dua, que retire-t-elle de votre fusion, en dehors de la fusion elle-même ?
— Je n’en sais rien, avoua Odeen après un long silence.
— Tu ne le lui as jamais demandé ?
— Jamais.
— Mais si tout ce qu’elle retire de la fusion n’est que la fusion elle-même, alors que Tritt et toi en retirez autre chose, pourquoi s’en montrerait-elle aussi avide que vous deux ?
— Les autres Émotionnelles ne semblent pas…
— Dua ne ressemble pas aux autres Émotionnelles. Tu me l’as souvent dit, et non sans fierté.
— Je pensais tout de même qu’il y avait autre chose, fit Odeen confus.
— C’est-à-dire ?…
— C’est difficile à expliquer. Faisant partie de la même triade, nous nous connaissons les uns les autres ; nous nous sentons les uns les autres ; jusqu’à un certain point nous formons à nous trois une seule et même entité. Une entité vaporeuse qui va, qui vient, le plus souvent de façon inconsciente. Si nous y pensons avec trop de concentration, cette entité nous échappe, si bien que nous ne la connaissons jamais en détail. Nous… – Odeen se tut, incapable de préciser davantage sa pensée, puis dit enfin : Il n’est pas facile de faire comprendre aux autres ce qu’est une triade…
— J’essaie de le comprendre, dit Losten. Tu crois avoir saisi un peu de l’être intime de Dua ; quelque chose qu’elle cherche à garder secret. C’est bien ça ?
— Je ne pourrais l’affirmer. Je n’éprouve, de temps à autre, qu’une très vague impression, une sorte de lueur.
— C’est-à-dire… ?
— Il m’arrive de penser que Dua ne veut pas d’un bébé-Émotionnel.
— Vous n’avez, je crois, jusqu’à présent, que deux enfants ? fit Losten en le regardant gravement. Un petit-gauche et un petit-droit.
— Oui, deux seulement. Comme vous le savez, les Émotionnelles sont les plus difficiles à concevoir.
— Oui, je le sais.
— Mais Dua ne prend pas la peine d’absorber l’énergie nécessaire. Elle n’essaie même pas. Et je ne crois à aucune des raisons qu’elle nous donne. À mon avis, pour quelque raison que je ne m’explique pas, elle ne veut pas d’Émotionnelle. Pour ce qui est de moi, si Dua n’en voulait pas pour le moment, je ne l’y forcerais pas. Mais Tritt est un Parental et il en veut une ; il lui en faut une et même pour l’amour de Dua je me refuse à décevoir Tritt.
— Si Dua avait un motif raisonnable de ne pas vouloir concevoir une Émotionnelle, t’inclinerais-tu ?
— Moi, certainement, mais pas Tritt. Il ne comprend pas ces choses-là.
— Serais-tu prêt à t’appliquer à lui faire prendre patience ?
— Sans aucun doute, du moins aussi longtemps que je le pourrais.
— T’est-il jamais venu à l’esprit, demanda Losten, qu’aucun Fluide… – il hésita un instant puis employa la formule en usage chez les Fluides – ne disparaît avant que soient nés les trois enfants… la petite Émotionnelle venant toujours en dernier ?
— Évidemment, fit Odeen s’étonnant que Losten pût imaginer qu’il ignorait quelque chose d’aussi élémentaire.
— Donc la naissance d’un bébé-Émotionnel c’est l’annonce que le moment est venu pour vous de disparaître.
— Généralement pas avant que l’Émotionnelle soit d’âge à…
— Oui, mais néanmoins le moment fatal arrive inexorablement. Se pourrait-il que Dua se refuse à disparaître ?
— Comment cela pourrait-il être, Losten ? Il existe un temps pour disparaître, comme il existe un temps pour fusionner. Comment s’y soustraire ?
(Les Solides ne s’interpénétraient pas, et c’était peut-être pour cette raison qu’ils ne comprenaient pas.)
— Mais admets un instant que Dua ne veuille purement et simplement pas disparaître. Que dirais-tu ?
— Qu’en fin de compte nous devons tous disparaître. Si Dua cherche uniquement à retarder la naissance du dernier enfant, je suis prêt à lui céder sur ce point et même à persuader Tritt de patienter lui aussi. Mais qu’elle se refuse à le concevoir, cela, nous ne pouvons pas l’admettre.
— Pourquoi ?
Odeen réfléchit un moment, puis dit enfin :
— Je ne puis vous l’expliquer, Monsieur Losten, mais je sais que nous devons disparaître. À chaque cycle qui s’écoule, je le sais et je le sens davantage, et il m’arrive même de croire en saisir la raison.
— Tu raisonnes parfois en philosophe, Odeen, fit Losten sèchement. Mais envisageons la chose ensemble. Lorsque le troisième enfant sera né et élevé, Tritt aura eu tous les enfants qu’il désirait, et ayant eu une vie bien remplie il pourra envisager de disparaître. Quant à toi, ayant acquis de nombreuses connaissances, tu pourras à ton tour disparaître après avoir eu une vie bien remplie. Mais Dua ?
— Je ne sais que vous répondre, fit Odeen, l’air abattu. Les autres Émotionnelles vivent en groupe tout le long de leur vie et paraissent prendre plaisir à bavarder toutes ensemble. Mais Dua s’y refuse.
— N’oublie pas que c’est une médiane exceptionnelle. Mais dis-moi, qu’aime-t-elle ?
— Elle aime à m’entendre parler de mes travaux, marmonna Odeen.
— Il n’y a pas là de quoi être honteux, Odeen, fit Losten. Tout Rationnel parle de ses travaux à son flanc-droit et à sa médiane. Vous prétendez tous n’en rien faire, mais c’est un fait bien connu.
— Oui, mais Dua m’écoute, Monsieur Losten.
— J’en suis persuadé. Et c’est en cela qu’elle diffère des autres Émotionnelles. T’est-il arrivé de remarquer qu’après une fusion elle comprend mieux ce que tu lui expliques ?
— Oui, cela m’est arrivé. Mais je n’y ai pas attaché beaucoup d’importance parce que…
— Parce que tu es persuadé qu’en réalité une Émotionnelle ne peut pas te suivre dans tes travaux et tes études. Or il y a du Rationnel en Dua.
(Odeen, consterné, interrogea Losten du regard. Dua lui avait parlé une fois – une fois seulement – des railleries dont l’accablaient pendant son enfance les autres Émotionnelles, qui l’avaient surnommée « Emgauche ». Losten en aurait-il entendu parler ?… Rien dans son expression sereine ne le laissait supposer.)
— Du Rationnel en Dua ? répéta Odeen. Oui, je me le suis dit parfois, moi aussi. – Et il ajouta avec élan : Et c’est pourquoi je suis si fier d’elle !
— Il n’y a en cela rien de répréhensible, fit Losten. Pourquoi ne pas lui dire que tu es fier d’elle ? Si elle se complaît à développer ce qu’il y a de Rationnel en elle, laisse-la faire. Enseigne-lui ce que tu as toi-même appris. Réponds à ses questions. Crains-tu que cela altère l’harmonie de ta triade ?
— Peu m’importe… Et d’ailleurs je ne vois pas pourquoi notre harmonie en serait ternie. Tritt trouvera que c’est une perte de temps, mais je me charge de le raisonner.
— Explique-lui que si la vie apporte davantage à Dua, si elle a l’impression de s’accomplir plus pleinement, elle redoutera peut-être moins de disparaître et se montrera sans doute plus disposée à concevoir une petite Émotionnelle.
Il sembla à Odeen qu’on venait d’écarter de lui un désastre imminent et il dit vivement :
— Vous avez raison, Monsieur Losten. Oui, je sens que vous avez raison. Vous vous montrez toujours si compréhensif ! Avec vous à la tête des Solides, comment le plan concernant l’autre Univers ne serait-il pas couronné de succès ?
— Avec moi ? fit Losten l’air amusé. Tu oublies qu’Estwald est notre chef, maintenant. C’est lui le responsable du plan. Sans lui il aurait été abandonné depuis longtemps.
— Oui, en effet, reconnut Odeen tout déconfit.
Il n’avait encore jamais rencontré Estwald. En fait aucun des Fluides qu’il connaissait ne l’avait rencontré, même si certains prétendaient l’avoir aperçu de loin. Estwald était un nouveau Solide. Nouveau tout au moins en ce sens qu’au cours de sa jeunesse Odeen n’avait jamais entendu parler de lui. On pouvait donc en déduire qu’Estwald était un jeune-Solide. Qu’il était encore enfant lorsque Odeen en était un lui-même.
Mais la question n’était pas là. Odeen ne demandait qu’une chose, rentrer chez lui. Il ne pouvait se permettre d’effleurer Losten pour lui manifester sa gratitude. Il se contenta donc de le remercier une fois de plus et s’en alla en hâte, empli de joie.
Sa joie n’était pas complètement dénuée d’égoïsme. Il ne pensait pas uniquement au jour encore lointain où leur naîtrait une petite Émotionnelle, ni à la joie qu’en éprouverait Tritt. Pas même au sentiment d’accomplissement qu’en retirerait Dua. Sur le moment, ce qui l’enchantait c’était le programme que lui avait dicté Losten. Il allait à son tour enseigner. Aucun autre Rationnel ne connaîtrait le plaisir qu’il allait y prendre, car aucun Rationnel ne possédait dans sa triade, il en était sûr, une Émotionnelle de la valeur de Dua.
Ce serait magnifique à condition que Tritt en comprenne la nécessité. Il lui en parlerait et le persuaderait sans doute de se montrer patient.
Hélas, Tritt ne s’était jamais montré moins patient. Il n’essayait même pas de comprendre pourquoi Dua agissait comme elle le faisait. Il ne s’en souciait pas. Il n’avait jamais cherché à comprendre à quels mobiles obéissaient les Émotionnelles et, circonstance aggravante, Dua n’agissait même pas comme les autres Émotionnelles.
Elle ne se préoccupait jamais des choses vraiment importantes. Certes elle s’exposait au Soleil, mais elle se faisait si mince que lumière et nourriture passaient au travers d’elle. Puis elle disait ensuite y avoir pris un plaisir extrême. Or ce n’était pas ça l’important. L’important c’était de se nourrir et non pas d’y prendre du plaisir.
Elle cherchait toujours à apporter des variantes dans leur interpénétration. Ainsi elle leur dit une fois :
— Si nous en parlions d’abord ? Nous n’en parlons jamais. Nous ne semblons même pas y penser d’avance.
— Faisons ce qu’elle dit, Tritt, dit Odeen qui soutenait toujours Dua. Je suis sûr que notre fusion n’en sera que plus complète.
Odeen se montrait patient. Il pensait lui aussi que l’attente ne ferait qu’aviver leur plaisir. Qu’il convenait en effet d’y réfléchir.
Tritt ne comprenait pas très bien ce qu’Odeen entendait par là. Et il le trouvait par trop conciliant.
Ainsi, lorsqu’il s’agissait de persuader Dua de se prêter à la fusion, Odeen se mettait une fois de plus à réfléchir alors que Tritt allait droit au but et lui posait nettement la question. Voilà comment il fallait agir.
En fait, Odeen n’exigeait plus rien de Dua. Il ne parlait même plus du bébé-Émotionnel qui pourtant primait tout. Puisque Odeen semblait s’en désintéresser, Tritt décida d’agir.
Et c’est ce qu’il fit. Il se surprit à progresser dans le long couloir tandis que ces pensées s’agitaient dans son esprit, ne se rendant même pas compte qu’il s’engageait aussi loin. Était-ce cela qu’on appelait réfléchir ? Il n’allait pas se laisser intimider. Au point où il en était, il ne reculerait pas.
Il regarda autour de lui. Ce couloir menait aux cavernes des Solides. Bientôt il y amènerait son petit flanc-gauche. Odeen lui avait une fois montré le chemin.
Il ne savait pas exactement comment il allait s’y prendre, mais il n’éprouvait aucune crainte. Il voulait un bébé-Émotionnel. C’était son droit. Et c’était même ce qu’il y avait de plus important. Les Solides s’arrangeraient pour qu’il en ait un. Ne leur avaient-ils pas amené Dua quand Tritt le leur avait demandé ?
Mais à qui s’adresserait-il ? À n’importe quel Solide ? Non, il sentait vaguement que ce n’était pas la chose à faire. Il réclamerait un Solide bien défini, puis il lui parlerait.
Il se souvenait de son nom. Il se rappelait même à quelle occasion il l’avait entendu prononcer pour la première fois. C’était au temps où son petit flanc-gauche s’était mis à changer volontairement de forme.
Un jour mémorable ! « Odeen, viens, viens vite ! Annis est devenu de lui-même ovale et dur. Regarde, Dua ! » Ils se précipitèrent. À cette époque, Annis était leur unique enfant et ils devaient attendre longtemps le second. Ils se précipitèrent donc, mais entre-temps Annis s’était enroulé sur lui-même et, collé dans un angle, s’épandait sur sa couche comme de la glaise humide. Odeen, qui avait à faire, ne s’attarda pas. « Tritt, il va recommencer, j’en suis sûre ! », s’exclama Dua. Tous deux restèrent des heures à observer l’enfant, mais en vain.
Tritt en voulut à Odeen de n’avoir pas attendu davantage. Il lui en aurait fait le reproche si Odeen n’avait pas semblé si las. Son ovoïde était creusé de rides et il ne faisait rien pour les effacer.
— Ça ne va pas, Odeen ? lui demanda Tritt, inquiet.
— J’ai eu une dure journée et je ne suis pas certain d’en finir avec mes calculs différentiels avant notre prochaine fusion. (Tritt ne se rappelait pas les mots exacts, mais ce devait être à peu près ça. Odeen employait toujours des mots si compliqués !)
— Veux-tu que nous nous interpénétrions ?
— Non. Je viens de voir Dua se diriger vers la surface et tu sais comment elle réagit quand on cherche à l’en empêcher. D’ailleurs rien ne presse. Sais-tu qu’il y a un nouveau Solide ?
— Un nouveau Solide ? répéta Tritt qui visiblement se désintéressait de la question.
Odeen, en revanche, aimait à se mêler aux Solides, ce que Tritt déplorait. Aucun Rationnel ne montrait une aussi grande soif de savoir qu’Odeen. C’était excessif. Odeen y prenait un trop grand plaisir, tout comme Dua à faire surface. En somme Tritt était le seul à s’intéresser vraiment au sort de la triade.
— Il s’appelle Estwald, dit Odeen.
— Estwald ? répéta Tritt vaguement intéressé parce qu’il devinait qu’Odeen l’était.
— Je ne l’ai encore jamais vu, mais tous parlent de lui, reprit Odeen dont les yeux s’aplatirent comme chaque fois qu’il se livrait à l’introspection. C’est lui le responsable du nouveau complexe qu’ils ont créé.
— Un nouveau complexe ?
— Oui, la Pompe à Posi… Tu ne comprendrais pas, Tritt. C’est une invention destinée à révolutionner le monde entier.
— Que veut dire « révolutionner ? »
— Tout transformer.
— Mais pourquoi tout transformer ? fit Tritt, alarmé.
— Transformer veut souvent dire améliorer et non pas aggraver. De toute façon c’est Estwald qui est le promoteur de cette invention. Il est extrêmement intelligent. Du moins j’en ai l’impression.
— Alors pourquoi ne l’aimes-tu pas ?
— Je n’ai jamais dit que je ne l’aimais pas.
— Mais tu en donnes l’impression.
— C’est absolument faux, Tritt. Mais je dois avouer que jusqu’à un certain point… – fit Odeen avec un petit rire embarrassé – jusqu’à un certain point, j’en suis jaloux. Les Solides sont si intelligents qu’en comparaison les Fluides ne sont rien. Je me suis habitué à cette idée parce que Losten me répétait souvent que j’étais moi-même fort intelligent… pour un Fluide, bien entendu, du moins je le suppose. Et voilà que surgit cet Estwald devant lequel Losten bée d’admiration, et du coup à ses yeux je n’existe plus. (Tritt se gonfla de manière à entrer en contact avec Odeen, qui lui sourit et ajouta :) C’est évidemment absurde de ma part de réagir ainsi. Qu’importe l’intelligence des Solides ! Aucun d’eux n’a comme moi le privilège de posséder un Tritt.
Là-dessus, ils partirent tous deux à la recherche de Dua. Ô surprise, elle avait fini de vagabonder et se préparait à redescendre. Leur fusion fut particulièrement réussie, même si elle ne dura qu’un peu plus d’un jour. Tritt ne tenait pas à la prolonger. Annis était encore si petit que même une courte absence risquait de lui être fatale, même s’il se trouvait toujours un autre Parental pour le remplacer.
À partir de ce jour-là il arriva de temps à autre à Odeen de faire allusion à Estwald. Bien qu’un laps de temps important se fût écoulé, il continua de l’appeler « le Nouveau ». Il ne l’avait toujours pas rencontré.
— Je crois, au fond, que je l’évite, dit-il un jour à Dua en présence de Tritt, parce qu’il sait tout sur ce nouveau dispositif. Je ne tiens pas à m’y initier trop vite. C’est si passionnant d’apprendre !
— Tu parles de la Pompe à Positons ? demanda Dua.
Encore un des côtés étranges de Dua, se dit Tritt, agacé.
Elle emploie des mots savants avec presque autant d’aisance qu’Odeen. De la part d’une Émotionnelle, ce n’est pas normal.
Parce que Odeen disait de lui qu’il était supérieurement intelligent, Tritt décida de s’adresser à Estwald. Et puisque Odeen ne le connaissait pas, Estwald ne pourrait pas répondre : « J’ai déjà parlé de la chose à Odeen, Tritt, et il n’y a pas de quoi te tourmenter. »
De l’avis de tous s’adresser à un Rationnel équivalait à s’adresser à la triade. Nul n’accordait la moindre attention au Parental, mais cette fois il en irait différemment.
Tritt se trouvait maintenant dans le quartier des cavernes des Solides. Tout lui paraissait étranger, et ne ressemblait à rien de ce qu’il avait connu jusqu’alors. Il trouvait cela inquiétant, effrayant même. Mais il était trop désireux de rencontrer Estwald pour se laisser aller à la peur. « Je veux à tout prix une petite médiane », se répétait-il, et cette pensée lui donna la force de poursuivre son chemin et de continuer sa quête.
Il vit enfin un Solide. Un seul, qui s’activait, penché sur quelque chose, faisant quelque chose. Odeen lui avait dit une fois que les Solides ne cessaient de travailler à leur… Qu’était-ce déjà ? Tritt ne s’en souvenait ni ne s’en souciait.
Il se déplaça en ondulant imperceptiblement, s’arrêta, puis dit :
— Monsieur Solide…
Le Solide leva les yeux sur lui. L’air se mit à vibrer autour de lui, comme cela se passait, à en croire Odeen, lorsque deux Solides se parlaient. Puis il sembla enfin voir Tritt et s’exclama :
— Ma parole, c’est un flanc-droit ! Que viens-tu faire ici ? As-tu amené avec toi ton petit-gauche ? Est-ce aujourd’hui que débutent les cours ?
— Où puis-je trouver Estwald, Monsieur Solide ? répondit Tritt sans tenir compte de sa question.
— Trouver qui ?
— Estwald.
Le Solide se tut un long moment puis dit enfin :
— Qu’as-tu à faire avec Estwald, flanc-droit ?
— Il est très important que je m’entretienne avec lui, fit Tritt, buté. Seriez-vous Estwald, Monsieur Solide ?
— Non… Comment t’appelles-tu, flanc-droit ?
— Tritt, Monsieur Solide.
— Ah ! oui. Tu es le flanc-droit de la triade d’Odeen ?
— Oui.
— Je crains que tu ne puisses rencontrer Estwald pour le moment, dit le Solide, d’un ton radouci. Il n’est pas ici. Si l’un de nous peut le remplacer… – Et comme Tritt, ne sachant que répondre, restait là à attendre, le Solide reprit : Rentre chez toi. Parle à Odeen. Il t’aidera. Et maintenant, flanc-droit, retire-toi.
Là-dessus le Solide cessa de lui prêter attention. On le sentait préoccupé de bien autre chose que de Tritt, qui restait là, hésitant, puis qui, se déplaçant sans bruit, gagna un autre quartier. Le Solide ne lui accorda même pas un regard.
Tritt ne s’expliqua pas pourquoi il avait pris cette direction-là. Au début il sentit simplement que c’était la chose à faire. Puis la signification lui en apparut. Il fut enveloppé de chauds et nourrissants effluves qu’il se mit à absorber.
Il ne croyait pas avoir faim et cependant il se surprit à s’alimenter avec un vif plaisir.
Or le Soleil n’était nulle part visible. Tritt leva instinctivement les yeux et se rappela qu’il se trouvait à l’intérieur d’une caverne. Cependant, même en surface, jamais il n’avait goûté meilleure nourriture. Surpris, il regarda autour de lui, surpris par-dessus tout d’éprouver de la surprise !
Il lui était arrivé de manifester de l’impatience envers Odeen qui s’étonnait de tant de choses sans importance aux yeux de Tritt. Maintenant c’était Tritt lui-même qui était plongé dans l’étonnement. Mais pour une chose d’importance. Et même d’une immense importance. En une brusque illumination il comprit qu’il n’aurait pas éprouvé cet étonnement si une sensation, au plus profond de lui, ne l’avait averti qu’il s’agissait de quelque chose d’important.
Il sortit rapidement, émerveillé lui-même de sa hardiesse, puis revenant sur ses pas il passa à nouveau devant le Solide auquel il s’était adressé un instant auparavant et lui lança au passage :
— Je rentre chez moi, Monsieur Solide.
Le Solide marmonna quelques paroles incompréhensibles. Penché sur son travail, il s’activait à quelque tâche absurde et ne perçut pas qu’il se passait quelque chose de grave.
Si les Solides sont aussi remarquables, puissants et intelligents qu’on le dit, pensa Tritt, comment peuvent-ils, en certaines occasions, se montrer aussi stupides ?
Dua se surprit à se diriger vers les cavernes des Solides. D’une part parce qu’elle ne pouvait rien faire de mieux maintenant que le soleil s’était couché, et de l’autre parce qu’elle désirait retourner chez elle le plus tard possible afin de se soustraire aux sollicitations de Tritt et aux suggestions mi-gênées mi-résignées d’Odeen. Il y avait aussi le fait que les Solides exerçaient sur elle un étrange attrait.
Elle éprouvait ce sentiment depuis longtemps, en fait depuis sa petite enfance, et elle avait renoncé à se persuader du contraire. Les Émotionnelles n’étaient pas censées éprouver cette attirance. Cela leur arrivait pendant leur enfance – Dua avait maintenant assez d’expérience pour s’en rendre compte – mais elles ne tardaient pas à s’y soustraire, et si ce n’était pas le cas on les y encourageait fortement.
Dua, même sortie de l’enfance, avait continué avec obstination à s’intéresser au monde, au Soleil, aux cavernes, à tout, en somme ; et son Parental lui dit un jour :
— Quelle drôle de petite fille tu fais, Dua ! Tu es vraiment une étrange petite médiane. Je me demande ce qu’il adviendra de toi.
Au début, elle ne comprit pas ce qu’il y avait d’étrange et de curieux à vouloir comprendre toutes choses. Puis elle s’aperçut bien vite que son Parental était incapable de répondre à ses questions. Elle s’adressa alors à son père-de-gauche, qui ne fit pas montre, comme son Parental, d’un étonnement attendri. Bien au contraire, il lui lança, en la foudroyant du regard :
— Pourquoi me poses-tu de telles questions, Dua ?
Elle s’enfuit, effrayée, et s’abstint désormais de le questionner.
Puis un jour une Émotionnelle de son âge la traita d’« Emgauche », parce qu’elle venait de dire – elle ne se rappelait pas exactement quoi – une chose qui lui paraissait toute naturelle. Dua, ulcérée sans bien savoir pourquoi, demanda à son frère-de-gauche, beaucoup plus âgé qu’elle, ce qu’était une « Emgauche ». Visiblement gêné il éluda et se contenta de marmonner : « Je n’en sais rien », alors que visiblement il le savait.
Après mûres réflexions Dua se rendit auprès de son Parental et lui demanda :
— Suis-je une Emgauche, Daddy ?
— Qui t’a appelée ainsi, Dua ? lui demanda-t-il. Tu ne dois pas répéter des mots pareils.
Elle alla se coller contre lui, réfléchit encore un moment, puis lui demanda :
— C’est quelque chose de vilain ?
— Cela te passera, fit-il, et il s’enfla légèrement pour la faire rebondir et vibrer comme une balle, jeu qu’elle aimait tout spécialement.
Mais elle ne se laissa pas prendre à ce jeu car son Parental avait, lui aussi, éludé la question. Elle s’éloigna pensive. Il lui avait dit : « Cela te passera. » Elle avait donc quelque chose, mais quoi ?
À ce moment déjà elle comptait peu de véritables amies parmi les Émotionnelles. Elles aimaient à chuchoter et à glousser alors que Dua préférait effleurer la surface des roches et jouir de leur rugosité. Certaines médianes se montraient cependant plus amicales et moins taquines, telle cette Dorai, par exemple, qui, tout aussi sotte que les autres, bavardait parfois de façon amusante. (Dorai forma par la suite une triade avec le frère-de-droite de Dua et un jeune flanc-gauche venu d’une autre caverne et que Dua n’aimait guère. Dorai conçut presque immédiatement un bébé-gauche, puis un bébé-droit et peu de temps après une petite médiane. Elle était devenue si épaisse et si dense que sa triade semblait comporter deux Parentals et Dua se demandait parfois comment ils arrivaient encore à s’interpénétrer… ce qui n’empêchait pas Tritt de lui rappeler à longueur de journée, et intentionnellement, la magnifique triade qu’avait aidé à constituer Dorai.)
Un jour qu’elles étaient seules toutes les deux Dua murmura :
— Dorai, sais-tu ce qu’est une Emgauche ?
Dorai gloussa, se fit petite comme pour passer inaperçue, et dit enfin :
— C’est une Émotionnelle qui agit comme un Rationnel. Tu vois ce que je veux dire. Comme un flanc-gauche. Tu y es ? Une Émotionnelle-gauche. Une Emgauche. Tu « piges ? »
Dua « pigea ». La chose une fois expliquée était d’une telle évidence qu’elle se demanda comment elle ne l’avait pas comprise d’elle-même. Elle n’en demanda pas moins :
— Comment le sais-tu ?
— Des filles plus âgées que nous me l’ont dit. – Dorai se tortilla d’une manière que Dua trouva déplaisante, puis elle ajouta : C’est inconvenant.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est inconvenant. Les Émotionnelles ne doivent pas se conduire comme des Rationnelles.
— Mais encore une fois, pourquoi ? fit Dua qui jusque-là n’avait même pas envisagé cette possibilité.
— Parce que ! Tu veux que je t’apprenne d’autres choses inconvenantes ?
— Quoi donc ? fit Dua, intriguée.
Sans dire un mot Dorai se gonfla, s’épandit et vint se frotter contre Dua qui prise par surprise n’eut pas le temps de se rétracter et qui, indignée, s’écarta en s’exclamant :
— Ah ! non, ne fais pas ça !
— Il existe encore d’autres choses inconvenantes. Comme de pénétrer la roche, par exemple.
— Pénétrer la roche, c’est impossible, affirma Dua.
C’était stupide de sa part de répondre ainsi car que de fois elle avait pris plaisir à y pénétrer légèrement ! Mais agacée par les ricanements de Dorai, elle se révolta et nia l’évidence.
— Oui, c’est possible. Cela s’appelle même du frotti-frotta rocheux. Rien de plus aisé pour les Émotionnelles. Flancs-gauches et flancs-droits le pratiquent tout enfants. En grandissant ils font du frottis l’un contre l’autre.
— Je n’en crois rien. Tu fabules.
— Je te dis qu’ils le font tous. Tu connais Dimit ?
— Non.
— Mais si, tu la connais. C’est cette fille qui a un bord épais et qui habite la caverne C.
— Celle qui se déplace de façon si comique ?
— Oui, justement à cause de son bord épais. Une fois elle s’est presque entièrement enfoncée dans la roche, à l’exception de son bord épais. Elle a fait ça devant son frère-de-gauche. Il a été le raconter à leur Parental, et qu’est-ce qu’elle a pris ! Elle n’a jamais recommencé.
Dua la quitta, toute remuée. De ce jour, et pendant longtemps, elle évita Dorai et elles ne redevinrent jamais vraiment amies, mais la curiosité de Dua était éveillée.
Sa curiosité ? Et pourquoi ne pas dire franchement son côté Émotionnelle-gauche ?
Un jour, après s’être assurée que son Parental ne se trouvait pas dans les parages, elle pénétra lentement dans une roche. C’était la première fois, depuis sa petite enfance, qu’elle se livrait à ce jeu et elle ne se rappelait pas s’y être enfoncée aussi profondément. Elle en ressentit une sensation de chaleur et un très vif plaisir, mais en émergeant il lui sembla que tous allaient deviner ce qu’elle venait de faire, comme si la roche avait laissé sur elle une souillure.
Elle se livra de temps à autre à ce petit jeu, se faisant toujours plus audacieuse et y prenant un plaisir toujours plus grand. Mais jamais elle ne s’enfonça complètement dans la roche.
Un beau jour elle fut surprise par son Parental qui s’éloigna, l’air choqué, et par la suite elle se montra plus prudente. Moins naïve, elle savait maintenant qu’en dépit de ce que pouvait dire Dorai, ce jeu se pratiquait couramment. Toutes les Émotionnelles s’y livraient de temps à autre et certaines le reconnaissaient ouvertement.
En grandissant elles s’y abandonnaient de plus en plus rarement et Dua eut l’impression que les Émotionnelles qu’elle connaissait y renonçaient tout à fait lorsqu’elles formaient une triade et pratiquaient la véritable interpénétration. Dua, par contre, avait continué ce jeu (c’était là un de ces secrets qu’elle n’avait révélés à personne). Il lui était même arrivé une ou deux fois de s’y livrer après s’être intégrée à la triade. Mais elle avait tremblé chaque fois à l’idée que Tritt pourrait la surprendre. Et les terribles conséquences qui risquaient d’en résulter avaient jusqu’à un certain point gâché son plaisir.
Pour se justifier à ses propres yeux elle attribuait cette habitude à la manière qu’avaient les autres Émotionnelles de la traiter. Cette épithète d’« Emgauche » la poursuivait et elle en ressentait une véritable humiliation. Pendant toute une période de sa vie elle rechercha la solitude pour y échapper. Et c’est ainsi que son amour de la solitude ne fit que grandir. Et parce qu’elle se sentait seule, elle trouva une consolation dans les roches. Le frottis rocheux, inconvenant ou pas, était un jeu solitaire et c’étaient ses compagnes qui, par leur attitude hostile, l’avaient poussée à rechercher la solitude.
Du moins c’est ce qu’elle se disait.
Elle avait tenté une fois de rendre coup pour coup.
— Vous n’êtes qu’une bande d’Emdroites ! Une bande de sales Emdroites, leur avait-elle crié.
Elles n’avaient fait qu’en rire et Dua s’était enfuie, confuse et frustrée. Mais ces idiotes étaient vraiment des Emdroites. Presque toute les Émotionnelle arrivées à l’âge de s’intégrer dans une triade commençaient à parler de bébés et dès qu’ils étaient là se mettaient à pouponner, imitant en cela le Parental, ce que Dua trouvait absolument répugnant. Pour sa part, elle n’avait jamais éprouvé un tel sentiment. Les bébés étaient des bébés et il incombait au Parental de s’en occuper.
Peu à peu on cessa d’appliquer à Dua cette épithète d’Emgauche. Le fait qu’elle restait fine et légère y contribua. De plus elle se mouvait, telle une vaporeuse écharpe, avec une grâce inimitable et lorsque gauches et droits se mirent à lui manifester un intérêt flatteur les autres Émotionnelles ne se permirent plus de lui lancer des quolibets.
Et cependant… et cependant… bien que plus personne ne se permît de manquer de respect à Dua – car c’était chose connue dans toutes les cavernes qu’Odeen était le plus brillant Rationnel de sa génération et qu’elle était sa médiane – elle savait parfaitement qu’elle était et serait toujours une Emgauche.
Elle ne trouvait pas cela inconvenant – du moins pas vraiment – mais il lui arrivait parfois de souhaiter être un Rationnel et elle en éprouvait de la honte. Elle se demanda s’il arrivait aux autres Émotionnelles d’éprouver le même désir… Était-ce pour cette raison – en partie tout au moins – qu’elle ne voulait pas d’une petite Émotionnelle… parce qu’elle n’était pas elle-même une véritable Émotionnelle… et que par conséquent elle ne remplissait pas comme elle l’aurait dû son rôle dans la triade… ?
Odeen ne voyait aucun inconvénient à ce qu’elle fût une Emgauche. Il ne l’appelait jamais ainsi, mais il aimait la voir s’intéresser à tout ce qui touchait à la vie ; il aimait les questions qu’elle lui posait, se plaisait à lui répondre et se réjouissait de la voir comprendre si aisément ce qu’il lui expliquait. Et il prenait sa défense quand Tritt se montrait jaloux. Enfin… pas exactement jaloux, mais trop têtu et trop limité pour comprendre l’intérêt que présentaient de tels entretiens.
Odeen emmenait parfois Dua dans les cavernes des Solides, fier de parader devant elle et ravi de constater qu’elle en était impressionnée. Car elle était impressionnée, non tant par les connaissances et l’intelligence d’Odeen, mais par le fait qu’il était prêt à les partager avec elle. Elle se rappelait encore avec quelle dureté son père-de-gauche l’avait fait taire alors qu’elle lui posait des questions. Jamais elle n’éprouvait autant de tendresse pour Odeen que quand il l’associait à sa vie… mais cela aussi faisait partie de ce qu’il y avait en elle d’Émotionnelle-gauche.
Il lui était arrivé à plusieurs reprises de penser que le fait d’être une Émotionnelle-gauche la rapprochait d’Odeen et l’éloignait de Tritt, une raison de plus pour elle de mal supporter les assiduités de Tritt. Odeen ne faisait jamais allusion à de telles questions. Tritt devait en avoir vaguement conscience, assez pour en souffrir, mais pas assez pour l’exprimer avec des mots.
La première fois que Dua se rendit dans une de leurs cavernes, elle entendit deux Solides échanger des propos. Bien entendu elle ne savait pas qu’ils étaient en train de parler. Mais elle percevait dans l’air des vibrations extrêmement rapides et changeantes qui résonnaient au plus profond d’elle-même de façon désagréable et elle se fit plus fluide pour laisser passer ces ondes à travers elle.
— Ils se parlent, lui dit un jour Odeen. Puis, prévenant une objection qu’il sentait venir, il ajouta vivement : À leur manière, bien entendu. Et ils se comprennent.
Dua était parvenue à saisir la pensée d’Odeen, rapidement même, ce qui les enchantait tous les deux. Il lui dit une fois : « Tous les Rationnels que je connais n’ont pour Émotionnelles que des têtes de linottes. Je me considère comme privilégié de t’avoir. » « C’est possible, répondit Dua, mais les Rationnels semblent fort bien se contenter de ces têtes de linottes. Pourquoi es-tu si différent d’eux, Odeen ? » Odeen, après avoir reconnu qu’en effet les Rationnels semblaient parfaitement satisfaits de leurs frivoles Émotionnelles, ajouta : « Je n’ai jamais beaucoup réfléchi à cette question et je ne la crois pas d’une grande importance. Que tu sois ce que tu es me rend heureux, et je suis heureux d’en tirer de la joie. »
— Comprends-tu le langage des Solides ? demanda Dua.
— À dire vrai, non, reconnut Odeen. Je ne saisis pas assez rapidement les changements de vibrations. Il m’arrive parfois, sans bien les comprendre, d’avoir comme l’intuition de ce qu’ils viennent de dire, spécialement après une de nos fusions. Mais cela se produit rarement. De telles intuitions sont plutôt du ressort des Émotionnelles, mais ce qu’elles perçoivent, elles sont incapables de l’interpréter. Toi, tu y arriverais peut-être.
— Je n’oserais jamais, fit Dua, rétive. Cela pourrait ne pas leur plaire.
— Dua ! Cela m’intéresserait énormément. Essaie donc de saisir le sens des propos qu’ils échangent.
— Tu le veux vraiment ?
— Vas-y ! S’ils te prennent sur le fait et s’en montrent mécontents, je dirai que c’est moi qui t’y ai incitée.
— Promis ?
— Juré.
Pas très rassurée, Dua s’approcha des Solides et se mit dans l’état de totale passivité propice à l’afflux des sensations.
— Je perçois chez eux de l’excitation, dit-elle. Oui, ils sont tout excités. Et il y a parmi eux quelqu’un de nouveau.
— Estwald, peut-être ? fit Odeen.
— Je ressens quelque chose d’étrange, fit Dua qui entendait ce nom pour la première fois.
— Quoi donc ?
— Oui, j’ai la sensation d’un immense soleil. Vraiment énorme.
— Ils sont peut-être en train d’en parler, fit Odeen, pensif.
— Mais comment cela se pourrait-il ?
C’est à cet instant que les Solides les surprirent. Ils s’approchèrent d’eux très amicalement et les accueillirent dans la langue des Fluides. Dua, horriblement gênée, se demanda s’ils s’étaient rendu compte qu’elle les percevait. Si c’était le cas, ils n’en laissèrent rien voir.
Odeen lui raconta par la suite qu’il était très rare de surprendre des Solides en train de s’entretenir dans leur propre langue. Comme pour mieux accueillir les Fluides, ils cessaient toujours de s’activer en leur présence. « Ils nous aiment beaucoup, ajouta Odeen et ils nous montrent beaucoup de gentillesse. »
C’est ainsi qu’il arriva de temps à autre à Odeen d’emmener Dua dans les cavernes des Solides et ce généralement quand Tritt était absorbé par les enfants.
À une ou deux reprises Dua se rendit seule, non sans une certaine appréhension, auprès des Solides qui se montraient cependant toujours amicaux et même « gentils », comme l’avait dit Odeen. Mais ils ne semblaient pas la prendre au sérieux. Lorsqu’elle leur posait des questions, ils en paraissaient ravis, mais en même temps – et elle le percevait fort bien – secrètement amusés. Et ils y répondaient d’une manière qui ne lui apprenait rien. « Une simple machine, Dua, lui disaient-ils par exemple. Demande à Odeen. Il t’expliquera de quoi il s’agit. »
Elle se demanda s’il lui était déjà arrivé de rencontrer Estwald. Elle ne se permettait jamais de demander leur nom aux Solides et ne connaissait en somme que celui de Losten, à qui Odeen l’avait présentée et dont elle entendait souvent parler. L’un ou l’autre des Solides qu’elle rencontrait était peut-être Estwald. Odeen semblait lui vouer une immense admiration non dénuée d’une certaine hostilité.
Elle en déduisit que cet Estwald devait être engagé dans des travaux d’une telle importance qu’il ne se tenait pas dans les cavernes accessibles aux Fluides.
En réunissant les données que lui communiquait Odeen elle découvrit que le monde entier avait un besoin urgent de nourriture. Odeen prononçait d’ailleurs rarement le mot « nourriture », mais bien plutôt celui d’« énergie », ainsi que le faisaient les Solides.
Le Soleil pâlissait, se mourait, mais Estwald avait découvert le moyen de se procurer de l’énergie qui venait de très, très loin, de bien au-delà du Soleil, de bien au-delà des sept étoiles qui scintillaient dans le noir ciel nocturne. Odeen avait expliqué un jour à Dua que ces sept étoiles étaient en réalité sept soleils très, très lointains et qu’il existait nombre d’étoiles plus lointaines encore que l’on ne pouvait même pas apercevoir. Sur quoi Tritt qui assistait à leur conversation demanda à quoi pouvaient bien servir des étoiles qu’on ne voyait même pas et ajouta qu’il n’en croyait pas un mot. « Voyons, Tritt », lui répondit Odeen avec indulgence, et Dua qui s’apprêtait à faire le même genre de réflexion jugea plus sage de se taire.
Il semblait que dorénavant on ne manquerait plus d’énergie ; qu’on disposerait d’une abondante nourriture lorsque Estwald et ses collaborateurs seraient parvenus à donner à cette nouvelle énergie une saveur agréable.
Quelques jours plus tôt Dua avait demandé à Odeen :
— Tu te souviens de la fois, il y a déjà longtemps de cela, où tu m’as emmenée dans les cavernes des Solides et où j’ai cru sentir la présence d’un immense soleil ?
— Non, je n’en ai pas le souvenir, fit Odeen, surpris. Mais continue, Dua. Où veux-tu en venir ?
— J’y ai réfléchi. Ce grand Soleil serait-il la source de cette nouvelle énergie ?
— Bravo, Dua ! s’exclama Odeen, ravi. Ce n’est pas tout à fait cela, mais quelle remarquable déduction de la part d’une Émotionnelle !
Depuis ce temps Dua se déplaçait lentement, lentement, se laissant flotter au gré de ses rêveries. Sans tenir compte ni du temps ni de l’espace, elle se retrouva dans la caverne des Solides. Elle était justement en train de se demander si elle ne s’était pas trop attardée et si elle ne ferait pas mieux de retourner chez elle et d’affronter l’inévitable mécontentement de Tritt lorsque – comme si de l’évoquer l’avait fait surgir – elle sentit sa présence.
Cette sensation fut si forte qu’elle se demanda un instant s’il ne s’opérait pas entre eux une transmission de pensée. Mais non, il se trouvait bien en même temps qu’elle dans une des cavernes des Solides.
Que pouvait-il y faire ? Était-il à sa recherche ? Oserait-il lui chercher querelle dans cet endroit même ? Serait-il assez fou pour en appeler aux Solides ? Dua se dit qu’elle ne supporterait pas…
Et brusquement à la peur panique qu’elle éprouvait succéda l’étonnement. Tritt ne pensait nullement à elle. Il n’était même pas conscient de sa présence. Elle perçut en lui une froide détermination mêlée de crainte et d’appréhension devant ce qu’il allait accomplir.
Dua aurait pu continuer à le sonder pour découvrir en partie au moins ce qu’il avait fait et dans quel but, mais elle n’y pensa même pas. Puisque Tritt ignorait qu’elle se trouvait tout près de lui, elle n’aspirait qu’à une chose… qu’il continuât de l’ignorer.
Elle fit alors, par pur réflexe, une chose qu’un moment plus tôt elle n’aurait même pas rêvé de faire dans quelque circonstance que ce soit.
Peut-être l’idée lui en vint-elle en raison du vague souvenir qu’elle conservait de son absurde conversation avec Dorai, ou de sa propre expérience du frotti-frotta rocheux. Les adultes employaient pour cela un mot plus scientifique et plus compliqué, mais elle le trouvait infiniment plus gênant que celui dont usaient tous les enfants.
Quoi qu’il en soit, sans bien savoir ce qu’elle faisait, Dua se hâta de pénétrer dans la paroi la plus proche.
Oui, à l’intérieur de cette paroi ! Et tout entière !
L’horreur de ce qu’elle venait d’accomplir fut atténuée par la manière parfaite dont elle venait de réaliser son dessein. Tritt faillit la frôler et ne se rendit absolument pas compte qu’à un point donné il aurait pu aisément entrer en contact avec sa médiane.
Mais déjà Dua n’en était plus à se demander ce que Tritt pouvait bien faire dans les cavernes des Solides, s’il n’était pas parti à sa recherche.
Puis elle cessa complètement de penser à lui.
Elle éprouvait un immense étonnement à se trouver dans une telle situation. Dans son enfance même jamais elle ne s’était entièrement introduite dans la roche et jamais aucune Émotionnelle ne lui avait avoué l’avoir fait, bien que le bruit courût que la chose s’était produite. Il ne faisait cependant aucun doute que c’était là un exploit irréalisable pour une Émotionnelle adulte. Comme se plaisait à le lui dire Odeen, Dua était remarquablement fluide, même pour une Émotionnelle, et comme Tritt ne cessait de le lui répéter, sa répugnance à se nourrir ne faisait qu’accentuer sa fluidité.
La prouesse qu’elle venait d’accomplir prouvait à quel degré de fluidité elle était arrivée, ce qui justifiait pleinement les remontrances de son flanc-droit, et en pensant à Tritt elle fut pendant un instant emplie de honte.
Et sa honte fut décuplée à l’idée qu’on pourrait la surprendre, elle, une adulte…
Si un Solide passant par là s’attardait… Elle ne pourrait prendre sur elle d’émerger tant qu’il y aurait quelqu’un dans le secteur, mais d’autre part combien de temps pourrait-elle rester à l’intérieur de la roche, et que se passerait-il si on l’y découvrait ?
Tout en se faisant ces réflexions elle percevait la présence des Solides et comprit – elle n’aurait pu dire comment – qu’ils ne se trouvaient pas dans le proche voisinage.
Elle ne bougea pas, s’efforça de retrouver son calme. La roche qui l’enveloppait et la pénétrait brouillait sa perception sans l’atténuer totalement. Bien au contraire elle ressentait toutes choses de façon plus aiguë. Ainsi elle percevait les lents déplacements de Tritt aussi nettement que s’il avait été à son côté, tout comme elle percevait la présence des Solides qui se trouvaient pourtant dans une autre caverne. Elle les voyait même, ces Solides, elle les voyait séparément, chacun à sa place, enregistrait dans les moindres détails leur langage tout de vibrations, et comprenait même des fragments de ce qu’ils disaient.
Elle était toute perception, comme elle ne l’avait jamais été et comme elle n’avait jamais rêvé de l’être un jour.
Elle aurait pu aisément émerger de la roche puisqu’elle se savait seule, mais elle n’en fit rien, d’une part parce qu’elle était encore en proie à une sorte d’émerveillement, et de l’autre parce qu’elle éprouvait une étrange exultation à s’initier au langage des Solides, ce qui l’emplissait du désir d’en savoir davantage.
Sa sensibilité était telle qu’elle s’en expliqua même la raison. Odeen avait souvent remarqué qu’après une période d’interpénétration il comprenait des choses qui jusque-là lui avaient échappé. L’état de fusion accroissait considérablement la sensitivité, ce qui permettait de percevoir et d’interpréter davantage, ce qu’Odeen attribuait à un accroissement de la densité atomique au cours de la fusion.
Même si Dua ne savait pas exactement en quoi consistait « l’accroissement de la densité atomique » elle n’ignorait pas qu’elle était provoquée par l’interpénétration ; la situation où elle se trouvait actuellement n’avait-elle pas certains rapports avec la fusion ? Dua ne s’était-elle pas fondue dans la roche ?
Quand la triade s’interpénétrait c’était à Odeen que revenait tout le bénéfice de cette sensibilité. En sa qualité de Rationnel il y puisait une plus grande compréhension et une fois la fusion achevée, il conservait ce qu’il avait acquis. Mais en cet instant, Dua avait conscience d’une fusion, entre elle et la roche. Il devait donc en résulter un « accroissement de densité atomique », dont elle seule bénéficiait.
Était-ce pour cette raison que l’on considérait le frotti-frotta rocheux comme une perversion ? Était-ce contre cela que l’on mettait les Émotionnelles en garde ? Ou seule Dua pouvait-elle s’y livrer en raison de son extrême fluidité ? Ou encore cela était-il dû à sa qualité d’Emgauche ?
Bientôt Dua cessa de se livrer à des spéculations et, fascinée, ne fut plus que sensation. Elle eut conscience que Tritt, passant tout près d’elle, revenait d’où il était allé. Puis elle eut également conscience, et en fut à peine surprise, qu’Odeen lui aussi arrivait d’une des cavernes des Solides. C’étaient les Solides qu’elle percevait, eux seuls, et elle s’efforça de les percevoir d’une façon plus aiguë encore et de tirer d’eux tout ce qu’elle pouvait.
Un long moment s’écoula avant qu’elle se décidât à s’arracher à la roche et à en émerger. Et quand ce moment arriva elle ne se soucia pas exagérément d’être vue. Elle se fiait assez à son intuition pour être sûre qu’il n’en serait rien.
Elle retourna chez elle, plongée dans ses pensées.
Odeen, à son retour, trouva Tritt qui l’attendait. Dua n’était toujours pas rentrée. Tritt ne semblait pas le prendre au tragique, mais Odeen le sentit bouleversé sans s’en expliquer la raison. Cependant, il préféra ne pas approfondir la question. Le retard de Dua contrariait Odeen au point que la présence de Tritt l’irrita parce que pour lui Tritt ne remplaçait pas Dua.
Il s’en étonna lui-même. Il se rendait parfaitement compte que des deux, Tritt lui était le plus cher. Théoriquement les membres d’une triade ne formaient qu’un, et chacun de ses membres devait traiter les deux autres à égalité. En réalité il n’existait pas, à la connaissance d’Odeen, de triade où cette règle fût intrinsèquement respectée et encore moins parmi celles qui se vantaient de représenter l’idéal du genre. Un des trois membres était presque toujours sacrifié et s’en rendait parfaitement compte.
C’était rarement l’Émotionnelle. Celles-ci trouvaient parmi leurs compagnes un appui que ne rencontraient ni les Rationnels ni les Parentals. Comme on le disait couramment, le Rationnel avait son mentor, le Parental, ses enfants… et l’Émotionnelle, ses compagnes.
Les Émotionnelles se faisaient leurs confidences, et si l’une d’elle se prétendait négligée, ou l’était réellement, on la renvoyait à sa triade en lui recommandant de se montrer ferme et exigeante. Et parce que la fusion dépendait avant tout de l’Émotionnelle et de sa façon de s’y prêter, son flanc-gauche et son flanc-droit multipliaient leurs efforts.
Cependant Dua n’offrait aucune des caractéristiques d’une véritable Émotionnelle. Ainsi elle ne semblait nullement se soucier du très vif attachement qui liait Odeen et Tritt, et comme elle n’avait parmi les Émotionnelles aucune amie intime, personne ne le lui faisait remarquer. Et c’est bien en cela qu’elle se montrait Émotionnelle non émotionnelle.
Odeen aimait la voir s’intéresser à ses études et à ses travaux, la sentir avide d’apprendre et prompte à comprendre ; mais c’était là un amour purement cérébral. Son sentiment le plus profond allait à ce Tritt à la fois stupide et solide qui remplissait si parfaitement son rôle, et qui apportait à la triade ce qui comptait réellement… la sécurité dans la routine.
— Sais-tu où est Dua ? demanda Odeen exaspéré.
— Je suis occupé, fit Tritt sans répondre directement. À tout à l’heure. Pour le moment j’ai à faire.
— Où sont les enfants ? Tu étais parti, toi aussi ? Tu me donnes nettement l’impression de revenir de là-bas.
— Les enfants sont élevés, fit Tritt ne dissimulant pas son agacement. Ils sont d’âge à être confiés aux soins de la communauté. Ce ne sont plus des bébés, Odeen – mais il ne nia pas être allé là-bas.
— Ne te fâche pas, mais comprends-moi, j’ai hâte de revoir Dua.
— C’est un sentiment que tu devrais éprouver plus souvent, fit Tritt. Que de fois tu m’as recommandé de la laisser tranquille. À ton tour d’aller à sa recherche – et sur ce il s’enfonça dans les profondeurs de leur caverne.
Odeen suivit du regard son flanc-droit, non sans surprise. En toute autre occasion il l’aurait accompagné et se serait efforcé de découvrir l’origine du malaise qu’éprouvait visiblement ce Parental d’habitude si équilibré. Qu’avait donc fait Tritt ?
Mais, de plus en plus inquiet de ne pas voir revenir Dua, Odeen renonça à s’élancer sur les traces de Tritt.
L’inquiétude aiguisait sa sensibilité. En général c’était tout juste si les Rationnels ne se vantaient pas de leur manque de perception. Perception qui n’avait rien de cérébral et qui caractérisait les Émotionnelles. Odeen était le plus rationnel des Rationnels, fier de sa capacité de raisonner plus que de sentir, et pourtant, en cet instant, c’est à son don de perception qu’il fit appel, le poussant à son extrême limite allant même jusqu’à regretter de n’être pas aussi doué en ce domaine qu’une Émotionnelle.
Il parvint cependant au but qu’il recherchait. Il sentit, de plus loin qu’à l’habitude, approcher Dua et il se précipita à sa rencontre. Et parce qu’il l’avait perçue de si loin il fut plus conscient encore qu’à l’habitude de son extrême fluidité. Elle n’était plus que volutes de fumée.
Tritt a raison, se dit Odeen, brusquement alerté. Il faut de toute urgence obliger Dua à s’alimenter davantage et à se prêter aux fusions. Lui insuffler un plus grand intérêt pour la vie.
Il était si pénétré de l’urgence de la chose que lorsque Dua, glissant vers lui, l’enveloppa de toutes parts sans tenir compte du fait qu’ils n’étaient pas seuls et qu’on pouvait les voir, lui dit : « Odeen, il faut que je sache… Il faut absolument que je sache…», il vit là une suite toute naturelle à ses propres pensées et ne s’en étonna pas.
Il se dégagea doucement, adopta une attitude plus décente sans pour cela paraître la repousser, puis dit :
— Viens, je t’attendais. Dis-moi ce que tu veux savoir. Si je le peux, je te l’expliquerai.
Tous deux se dirigeaient rapidement vers leur caverne, Odeen s’efforçant de s’adapter à l’avance onduleuse si caractéristique des Émotionnelles.
— Parle-moi de l’autre Univers, implora Dua. Pourquoi sont-ils différents de nous ? Et en quoi sont-ils différents ? Explique-moi cela.
Si Dua ne se rendit pas compte qu’elle exigeait beaucoup, Odeen, lui, en eut pleinement conscience. Riche d’un étonnant bagage de connaissances, il fut sur le point de lui demander comment elle en savait assez sur l’autre Univers pour s’y intéresser à ce point.
Mais il s’abstint de lui poser cette question. Dua arrivait des cavernes des Solides. Peut-être Losten lui en avait-il parlé, soupçonnant Odeen d’être trop fier de son statut pour s’entretenir de ces choses avec sa médiane.
Non, se dit Odeen. Je ne vais rien lui demander. Je me contenterai de lui faire part de ce que je sais.
Lorsqu’ils arrivèrent chez eux, Tritt leur déclara, l’air affairé :
— Si vous avez à parler, tous les deux, allez dans la chambre de Dua. Moi j’ai à faire ici. Il faut que je m’assure que les enfants ont été bien soignés, qu’ils sont propres et qu’ils ont fait leurs exercices. Pas question de fusion, en ce moment. Non, pas de fusion.
Ni Odeen ni Dua n’avaient envisagé une interpénétration, mais de toute façon il ne leur serait pas venu à l’esprit de ne pas s’incliner devant cet ordre. Le home d’un Parental était son château. Le Rationnel disposait, dans les profondeurs, des cavernes des Solides, et les Émotionnelles se retrouvaient en surface. Le Parental n’avait que son foyer.
— Bien, Tritt, fit Odeen. Nous prendrons soin de ne pas te déranger.
Dua s’étirant coquettement en direction de Tritt dit : « Cela me fait plaisir de te revoir, cher flanc-droit », et Odeen se demanda si par ce geste elle exprimait son soulagement de ne pas être obligée de se prêter à une interpénétration. Il fallait avouer que dans ce domaine Tritt avait tendance à exagérer, plus que ne le fait en général un Parental.
Arrivée dans son domaine personnel, Dua lança un regard à la source privée d’alimentation dont généralement elle se désintéressait.
L’idée était venue d’Odeen. Il savait la chose possible et, comme il l’expliqua à Tritt, puisque Dua n’aimait pas se mêler aux autres Émotionnelles, il était tout à fait possible d’amener dans sa caverne de l’énergie solaire qui lui permettrait de s’alimenter.
Tritt se montra d’abord scandalisé. Cela ne s’était jamais fait. Les autres riraient d’eux. Leur triade en serait déshonorée. Pourquoi Dua ne se conduisait-elle pas comme il le fallait ?
— Écoute, Tritt, lui répondit Odeen, puisqu’elle ne se comporte pas comme les autres, pourquoi ne pas lui faire quelques concessions ? Trouves-tu cela si terrible ? Elle s’alimentera en privé, gagnera de la densité, nous rendra plus heureux, sera plus heureuse elle-même et plus disposée à se reproduire.
Tritt s’inclina et Dua elle-même, après quelques discussions, y consentit à condition que l’appareil soit des plus simples. Il se composa finalement de deux baguettes faisant office d’électrodes, où passait de l’énergie solaire et entre lesquelles Dua trouvait place.
Elle en usait rarement, mais cette fois elle regarda plus attentivement l’installation et dit :
— Tiens, Tritt l’a décorée… à moins que ce ne soit toi, Odeen.
— Moi ? Certainement pas.
Le pied de chacune des électrodes était orné de bas-reliefs coloriés.
— Je pense que c’est sa manière de me faire comprendre qu’il aimerait que j’en use, reprit Dua, et j’avoue que j’ai faim. De plus, si je mange, Tritt ne voudra pour rien au monde nous interrompre.
— En effet, dit gravement Odeen. Tritt serait capable d’empêcher le monde de tourner s’il pensait sa rotation susceptible de te déranger pendant que tu t’alimentes.
— Encore une fois… j’ai faim, déclara Dua.
Odeen sentit en elle une ombre de culpabilité. Culpabilité envers Tritt ? Ou parce qu’elle avait faim ? Pourquoi se sentirait-elle coupable de ressentir de la faim ? Aurait-elle fait quelque chose qui ait consommé de l’énergie et éprouverait-elle le besoin de…
Il se détourna avec impatience de ces pensées. Il y a des moments où un Rationnel devient par trop rationnel et se laisse aller à des ratiocinations au détriment de ce qui prime. Et ce qui primait maintenant c’était de parler à Dua.
Comme elle se comprimait pour s’installer entre les deux électrodes, sa minceur se fit douloureusement apparente. Odeen avait faim lui aussi. La preuve c’est que les électrodes lui paraissaient plus brillantes qu’à l’ordinaire et même à distance il en apprécia la saveur qui lui parut délicieuse. Il est vrai qu’affamé on apprécie davantage, même de loin, toute nourriture… Mais il s’alimenterait plus tard.
— Pourquoi ce long silence, cher gauche ? lui dit Dua. Raconte. Je veux savoir.
Elle venait d’adopter (était-ce inconsciemment) la forme ovoïde caractéristique d’un Rationnel, comme pour mieux faire comprendre qu’elle souhaitait être acceptée comme telle.
— Je ne peux pas t’expliquer le côté purement scientifique de la chose, parce que tu manques de bases, mais écoute-moi bien. Je vais m’exprimer aussi simplement que possible. Tu me diras ensuite ce que tu n’as pas compris et je te l’expliquerai à nouveau. Tu sais, je pense, que tout corps est constitué de minuscules particules appelées atomes qui sont eux-mêmes subdivisés en particules plus minuscules encore.
— Oui, oui, cela je le sais, fit Dua. C’est ce qui explique que nous puissions nous interpénétrer.
— Exactement. Parce que en réalité il y a beaucoup de vide en nous. Les particules sont fort éloignées les unes des autres et si tes particules, les miennes et celles de Tritt peuvent fusionner, c’est que chacune d’elles trouve sa place dans l’espace vide qui en entoure une autre. Si la matière ne se désagrège pas, c’est parce que ces minuscules particules parviennent à se rejoindre à travers l’espace qui les sépare. Il existe des forces d’attraction qui les maintiennent ensemble, la plus puissante étant ce que nous appelons la force nucléaire. Elle maintient étroitement les particules subatomiques en grappes largement séparées les unes des autres, mais maintenues ensemble par des forces plus faibles. Tu me suis ?
— Tout juste.
— Peu importe. Nous y reviendrons… Il existe différents états de la matière. Elle peut être particulièrement dispersée, comme chez les Émotionnelles, comme chez toi, Dua ; un peu moins chez les Rationnels et les Parentals, et moins encore dans les roches. Elle peut être compressée ou dense comme chez les Solides. Et s’ils sont durs c’est qu’ils sont constitués de particules plus serrées.
— Tu veux dire qu’il n’y a pas d’espace entre elles ?
— Non, ce n’est pas exactement cela, fit Odeen cherchant comment lui expliquer les choses plus simplement encore. Ils sont eux aussi formés en grande partie d’espaces vides, mais cependant moins que nous. Les particules ont besoin d’une certaine quantité de cet espace vide, et quand cette quantité est atteinte il est impossible à d’autres particules de s’y introduire. Si elles y pénètrent de force, elles causent une sensation de douleur. Voilà pourquoi les Solides n’aiment pas être touchés par nous. Par contre, chez nous autres, les Fluides, l’espace entre les particules est plus important qu’il n’est nécessaire, et c’est pourquoi d’autres particules y trouvent leur place.
Dua ne paraissait guère convaincue, et Odeen se hâta d’ajouter :
« Dans l’autre l’Univers, les lois sont différentes. La force nucléaire n’y est pas aussi puissante que la nôtre, ce qui signifie que les particules ont besoin de plus d’espace.
— Pourquoi ?
— Parce que… parce que…, fit Odeen embarrassé en secouant la tête, ces particules s’épandent davantage. Je ne peux pas te l’expliquer mieux. Lorsque la force nucléaire est plus faible, les particules ont besoin de plus d’espace et deux corps ne peuvent s’interpénétrer aussi aisément que dans notre Univers.
— Cet autre Univers, pouvons-nous le voir ?
— Non. C’est impossible. Nous pouvons déduire sa nature d’après ses lois de base. Mais les Solides sont capables de grandes choses. Grâce à eux, nous pouvons leur envoyer des matériaux et en recevoir d’eux. Et nous pouvons de ce fait étudier leurs matériaux. Et c’est ce qui nous a permis aussi de construire la Pompe à Positons. Tu sais ce que c’est, non ?
— Oui, tu m’as expliqué qu’elle nous fournit de l’énergie. Mais je ne savais pas que nous la recevions d’un autre Univers… Comment est-il, cet autre Univers ? A-t-il des étoiles et des planètes, tout comme nous ?
— Voilà une excellente question, Dua, fit Odeen jouissant plus intensément encore qu’à l’habitude de son rôle d’enseignant maintenant qu’il avait été officiellement encouragé à le tenir. Avant, il avait toujours l’impression, en expliquant certaines choses à une Émotionnelle, de se livrer à une activité répréhensible.
— Non, nous ne pouvons voir cet autre Univers, reprit-il, mais d’après les lois qui le régissent nous pouvons nous en faire une idée. Vois-tu, ce qui fait briller les étoiles, c’est la transformation graduelle de simples combinaisons de particules en des combinaisons plus compliquées. C’est ce que nous appelons la fusion nucléaire.
— Ils l’ont aussi, dans l’autre Univers ?
— Oui, mais étant donné que chez eux la force nucléaire est plus faible, la fusion s’opère beaucoup plus lentement. Cela signifie que les étoiles doivent être infiniment plus grandes dans l’autre Univers, sinon la fusion ne suffirait pas à les faire briller. Si les étoiles de l’autre Univers n’étaient pas plus grandes que notre Soleil, elles seraient mortes depuis longtemps. D’autre part, si les étoiles de notre propre Univers étaient plus grandes qu’elles ne le sont, leur degré de fusion serait si élevé qu’elles exploseraient. Ce qui veut dire qu’il existe dans notre Univers mille fois autant de petites étoiles qu’il y en a de grandes dans le leur…
— Nous n’en avons que sept… euh… je ne sais plus, avoua Dua.
Odeen sourit avec indulgence. Rien de plus excusable que d’oublier le nombre exact d’étoiles visibles uniquement à l’aide d’instruments spéciaux.
— Peu importe, fit-il. Tu ne m’en veux pas de t’assommer avec tout ce fatras ?
— Tu ne m’assommes jamais ! Au contraire, j’adore t’écouter. La nourriture que j’absorbe m’en paraît meilleure – et là-dessus Dua se mit à onduler entre les électrodes avec une sorte de tremblement voluptueux.
Odeen qui jusque-là ne l’avait jamais entendue s’extasier sur la nourriture qu’elle absorbait en fut tout réjoui.
— Évidemment, reprit-il, notre Univers ne durera pas aussi longtemps que le leur. La fusion s’effectue avec une telle rapidité qu’au bout d’un million de temps de vie toutes les particules auront épuisé leurs possibilités de combinaisons.
— Mais il y a tant d’autres étoiles !
— Elles disparaîtront toutes en même temps. Notre Univers tout entier se meurt. Dans l’autre Univers, où les étoiles sont à la fois beaucoup moins nombreuses et beaucoup plus grandes, la fusion s’effectue si lentement que ces étoiles durent des milliers, des millions de fois plus longtemps que les nôtres. Il est d’ailleurs difficile de faire des comparaisons, car il est possible que le temps s’écoule sur un rythme différent dans ces deux Univers. Cela, avoua Odeen à contrecœur, je ne le saisis pas très bien moi-même. C’est une des théories d’Estwald, que je n’ai pas encore suffisamment étudiée.
— C’est à Estwald que nous devons tout ce que nous avons acquis de nouveau ?
— En grande partie, oui.
— C’est merveilleux de penser que nous recevons notre nourriture de l’autre Univers. Donc peu importe que notre Soleil se meure puisque de toute façon notre nourriture nous est assurée par l’autre Univers.
— C’est exact.
— Mais dis-moi, Odeen, ne s’est-il pas passé quelque chose de grave ? J’ai comme l’impression qu’il se passe en ce moment des événements inquiétants.
— Il y a du vrai dans ce que tu dis, reconnut Odeen. Grâce à la Pompe à Positons, nous envoyons et recevons des matériaux, ce qui établit une sorte de lien entre nos deux Univers. De ce fait notre force nucléaire s’affaiblit imperceptiblement ; la fusion, dans notre Soleil, s’effectue un peu plus lentement, et ledit Soleil se refroidit un peu plus vite… Je dis bien un peu, et de toute façon il ne nous est plus indispensable.
— Cela n’explique pas le sombre pressentiment que j’ai… cette inquiétude. Si la force nucléaire s’affaiblit si peu que ce soit, les atomes prendront plus de place, c’est bien ça ? Dans ce cas, qu’adviendra-t-il de l’interpénétration ?
— Elle sera un peu moins aisée, mais il s’écoulera plusieurs millions de temps de vie avant que le fait devienne sensible. Et en admettant même qu’un jour la fusion se révèle impossible, ce qui aboutirait à la totale disparition des Fluides, nous serions tous morts bien avant par manque de nourriture si nous n’avions pas l’apport de l’autre Univers.
— Cela n’explique toujours pas mon inquiétude… ce sombre pressentiment…
Dua laissa traîner la voix, articulant les mots de façon indistincte. Elle ondula entre les électrodes et Odeen nota avec ravissement qu’elle paraissait à la fois plus importante et plus dense, comme nourrie autant de paroles que d’aliments.
Losten avait dit vrai : s’instruire donnait à Dua un plus grand amour de la vie ; Odeen perçut en elle une sorte de joie sensuelle qu’il n’avait jusque-là jamais pressentie.
— C’est si gentil à toi, Odeen, de te donner la peine de m’expliquer tout ça, reprit-elle. Tu es un merveilleux flanc-gauche.
— Désires-tu que je continue ? fit Odeen flatté au-delà de toute expression. As-tu encore des questions à me poser ?
— En quantité, Odeen, mais… mais pas maintenant. Non, pas maintenant, Odeen. Oh ! Odeen, tu sais de quoi j’aurais envie ?
Odeen le devina sur-le-champ, mais se garda bien de le reconnaître. Des invites, de la part de Dua, étaient chose si rare qu’il fallait les traiter avec infiniment de délicatesse. Odeen se prit à espérer avec ferveur que Tritt n’invoquerait pas les soins à donner aux enfants pour se dérober.
Mais Tritt se trouvait déjà dans la chambre, près d’eux. Aurait-il attendu derrière la porte ? Peu importe. Le moment n’était plus aux réflexions.
Dua avait émergé d’entre les électrodes et Odeen fut subjugué par sa beauté. Elle se trouvait maintenant entre eux deux et à son contact Tritt se mit à chatoyer, ses contours éclatant de couleurs.
Cela ne s’était jamais passé ainsi ! Non, jamais !
Odeen se retint désespérément, laissant sa substance couler en Tritt à travers Dua, atome par atome, retardant de toutes ses forces le moment de pénétrer Dua, ne s’abandonnant pas à l’extase qu’il sentait venir, exerçant le plus longtemps possible un contrôle sur lui-même, puis emporté par une joie si intense, un plaisir si aigu, qu’il sentit en lui comme une explosion dont les échos se répercutèrent en lui à l’infini.
Jamais au cours de la vie de leur triade la fusion n’avait duré aussi longtemps.
Tritt était content. Leur fusion avait été plus que satisfaisante. Toutes les autres semblaient pâles et vides en comparaison. Il était ravi de ce qui venait de se passer. Mais il se garda bien d’en rien laisser voir ou d’en parler.
Odeen et Dua semblaient heureux, eux aussi, Tritt le sentait, et les enfants eux-mêmes nageaient dans la joie.
Mais c’était Tritt le plus heureux de tous… bien entendu.
Il écoutait complaisamment Odeen et Dua s’entretenir. Il ne comprenait rien de ce qu’ils racontaient, mais peu lui importait. Il ne prenait même pas ombrage du plaisir visible qu’ils prenaient à être ensemble. Il avait d’autres sources de joie et se plaisait à les écouter.
— Essaient-ils vraiment de communiquer avec nous ? demanda Dua à un moment donné.
(Tritt ne comprit jamais exactement qui étaient ces « ils ». Quant à « communiquer », cela devait sans doute dire tout simplement « parler », alors pourquoi ne disaient-ils pas « parler » ? Il fut une ou deux fois tenté de les interrompre, mais s’il posait une question, Odeen lui répondrait : « Voyons, Tritt », et Dua manifesterait de l’impatience.)
— Sans aucun doute, fit Odeen. Les Solides en sont persuadés. Certains des matériaux qu’ils nous envoient comportent des signes, et les Solides affirment qu’il devrait être possible, grâce à ces signes, de communiquer avec eux. En fait, il y a longtemps déjà, ils ont usé à leur tour de signes pour expliquer aux êtres-autres comment user de la Pompe à Positons.
— Je me demande comment sont ces êtres-autres. De quoi ont-ils l’air, à ton avis ?
— D’après les lois qui les régissent, nous sommes en mesure de déduire la nature des étoiles, mais comment se faire une idée de la nature des êtres ? Cela nous ne le pouvons pas.
— Ne pourraient-ils pas se décrire eux-mêmes ?
— Si nous comprenions ce qu’ils nous communiquent, peut-être pourrions-nous en effet nous en faire une idée, mais le malheur est que nous ne les comprenons pas.
— Les Solides eux-mêmes ne les comprennent pas ? fit Dua, assombrie.
— Je l’ignore. S’ils en sont capables, ils ne me l’ont pas dit. Losten m’a déclaré un jour que peu importait leur apparence aussi longtemps que fonctionnait et s’agrandissait la Pompe à Positons.
— Il trouvait peut-être que tu l’importunais avec tes questions.
— Je ne l’importune jamais, fit Odeen, vexé.
— Comprends ce que je veux dire. Il ne voulait peut-être pas entrer dans tous ces détails.
Cela faisait déjà un bon moment que Tritt ne les écoutait plus. Ils discutèrent encore longuement, se demandant si les Solides ne devraient pas laisser Dua étudier les signes. Elle se croyait capable d’en deviner le sens.
Tritt s’en irrita. Après tout Dua n’était qu’une Fluide, et même pas une Rationnelle. Il se demanda si Odeen avait raison de lui insuffler tout ce savoir. Cela donnait à Dua de curieuses idées…
Dua se rendit compte qu’Odeen, lui aussi, était mécontent. Au début, il ne fit qu’en rire. Puis il déclara qu’il ne convenait pas à une Émotionnelle de se préoccuper de tels problèmes. Et finalement il se retrancha dans un silence boudeur. Dua dut déployer tous ses charmes pour l’en faire sortir.
Mais dans une autre occasion, ce fut Dua qui se fâcha… et sérieusement.
Tout semblait aller le mieux du monde. Les deux enfants étaient ce jour-là avec eux, chose plutôt rare. Odeen les laissait même jouer avec lui. Il ne protesta pas lorsque Torun, le petit flanc-droit, s’accrocha à lui, et il s’épandit au risque de perdre toute dignité. Il ne semblait pas se soucier d’être tout déformé, signe indéniable de son contentement. Tritt, dans son coin, se reposait, ravi de cette petite scène.
Dua ne put s’empêcher de rire devant la forme étrange et grotesque d’Odeen. Et, coquette, elle effleura de son corps les creux et les bosses d’Odeen. Elle savait parfaitement, tout comme Tritt, qu’un flanc-gauche, lorsqu’il perdait sa forme ovoïde, devenait ultrasensible.
— J’ai réfléchi, Odeen… commença Dua. Si l’autre Univers déverse un peu de ces lois dans le nôtre grâce à la Pompe à Positons, notre Univers n’en déverse-t-il pas aussi dans le leur ?
Odeen poussa un cri de détresse en sentant Dua se frotter à lui et s’efforça de se dégager sans effrayer les enfants. Puis il dit, haletant :
— Je ne répondrai pas tant que tu te conduiras ainsi, petite friponne de médiane. – Elle lui obéit et il reprit : C’est parfaitement bien pensé. Tu es vraiment une étonnante créature. Et ce que tu viens de dire est parfaitement exact. L’échange se fait dans les deux sens… Tritt, emmène les petits, tu veux bien ?
Mais déjà ils filaient d’eux-mêmes. Ce n’étaient d’ailleurs plus de petits enfants. Ils avaient grandi. Annis allait bientôt commencer ses études et Torun avait déjà la solidité et la lourdeur d’un Parental.
Tritt ne suivit pas les enfants et se fit la remarque que Dua devenait très belle lorsque Odeen lui parlait de docte façon.
— Si leurs lois ralentissent et refroidissent notre Soleil, nos propres lois n’activent et n’échauffent-elles pas les leurs ?
— C’est parfaitement exact, Dua. Un Rationnel ne raisonnerait pas mieux.
— Quel degré d’échauffement pourraient atteindre leurs soleils ?
— Oh, pas très élevé. Ils s’échaufferaient en somme fort peu.
— Eh bien, Odeen, c’est justement sur ce point que j’ai les plus sombres pressentiments.
— Vois-tu, ce qu’il y a d’inquiétant, c’est que leurs soleils sont immenses. Si nos petits soleils se refroidissaient tous à la fois, aussi longtemps que nous disposons de la Pompe à Positons, cela n’aurait pas trop d’importance. Par contre, si d’énormes étoiles s’échauffent, même légèrement, cela peut devenir catastrophique. Chacune de ces étoiles renferme des corps pouvant, si la fusion nucléaire s’accroît, serait-ce même de peu, provoquer son explosion.
— Son explosion ! Mais alors qu’adviendrait-il des gens ?
— Quels gens ?
— Ceux qui peuplent l’autre Univers.
Pendant un instant Odeen resta coi, puis il dit enfin :
— Cela, je n’en sais rien.
— Et que se passerait-il si notre Soleil explosait ?
— Il ne le peut pas.
Tritt se demanda pourquoi ils s’excitaient ainsi. Comment un Soleil pourrait-il exploser ? Dua paraissait de plus en plus furieuse, et Odeen mal à l’aise.
— Mais si cela se produisait quand même, reprit Dua, est-ce que cela ne dégagerait pas une intense chaleur ?
— Je le suppose.
— …qui nous tuerait tous ?
Odeen hésita, puis dit enfin, visiblement contrarié :
— Tout cela ne rime à rien, Dua. Notre Soleil n’explosera pas. Cesse de me poser des questions idiotes.
— C’est toi qui m’as encouragé à t’en poser, Odeen. Et quand tu dis que cela ne rime à rien, tu te trompes. N’oublie pas que la Pompe à Positons fonctionne dans les deux sens. Ils ont besoin de nous, tout comme nous avons besoin d’eux.
— Je ne t’ai jamais dit ça, s’exclama Odeen en la foudroyant du regard.
— Non, mais c’est une impression que j’ai.
— Il me semble que tu as beaucoup d’impressions, Dua…
Dua se mit à crier. Elle était hors d’elle. Tritt ne l’avait jamais vue ainsi.
— Ne te dérobe pas, Odeen, en faisant dévier la discussion. Et ne cherche pas à me faire passer pour une idiote… pour une Émotionnelle, quoi ! Tu m’as affirmé que j’avais tout d’un Rationnel, et je le suis suffisamment pour me rendre compte que la Pompe à Positons ne pourrait fonctionner sans les êtres-autres. Si la population de l’autre Univers était entièrement anéantie, la Pompe à Positons ne fonctionnerait plus, notre Soleil se refroidirait plus que jamais et nous mourrions tous de faim. Et tu trouves que ça n’a pas d’importance ?
— Je trouve surtout qu’en parlant ainsi, tu révèles tes manques, fit Odeen, se mettant lui aussi à crier. Si nous avons besoin de leur aide, c’est que nos réserves d’énergie se sont raréfiées et qu’il nous faut donc échanger des matériaux. Or si le Soleil de l’autre Univers explose, il dégagera un immense courant d’énergie, un énorme flot qui coulera pendant un million de temps de vie. Il y aura même un tel afflux d’énergie que nous pourrons y puiser directement sans faire appel à des échanges de matériaux. Donc nous n’avons pas besoin d’eux, et peu importe ce qui se passera.
Ils s’affrontaient, proches à se toucher, et Tritt en fut horrifié. Il lui fallait intervenir, les séparer, les raisonner… Mais il ne savait que leur dire. Mais le sort voulut que son intervention devînt inutile.
Un Solide se tenait juste devant leur caverne. Non, trois Solides. Ils essayaient en vain de parler et ne parvenaient pas à se faire entendre.
— Odeen !… Dua !… hurla Tritt.
Puis il se tut, tout tremblant. Il croyait deviner, et il en était terrifié, la raison de la venue des Solides. Il voulut fuir.
Mais un des Solides, étendant un de ses opaques appendices, l’en empêcha.
— Reste ici ! ordonna-t-il.
Il parlait d’un ton dur et hostile et Tritt fut pris d’une peur panique.
Dua était en proie à une telle colère qu’elle perçut à peine la présence des Solides. La colère qui l’emplissait tout entière était faite de plusieurs éléments. Rancune envers Odeen qui éludait ses questions. Épouvante à l’idée que le monde était menacé d’une totale destruction. Rage en pensant qu’on lui refusait un enseignement qu’elle absorbait avec tant de facilité et de ferveur.
Depuis le jour où elle avait pour la première fois pénétré profondément dans la roche, elle était retournée par deux fois dans les cavernes des Solides. Oui, par deux fois, à leur insu, elle s’était intégrée à la roche et avait chaque fois perçu et senti, oui, senti, qu’elle comprenait d’avance ce qu’Odeen allait lui expliquer. Dans ce cas pourquoi ne lui prodiguaient-ils pas le même enseignement qu’à Odeen ? Pourquoi le réservaient-ils uniquement aux Rationnels ? Tiendrait-elle ce don d’apprendre uniquement du fait qu’elle était une Emgauche, une médiane déviationniste ? Eh bien, déviationniste ou pas, pourquoi ne pas étancher sa soif de savoir ? Il était injuste de la laisser dans l’ignorance.
Enfin les paroles du Solide parvinrent jusqu’à elle. Si Losten était présent, ce n’était pas lui qui parlait, mais un Solide se tenant au premier plan et qu’elle ne connaissait pas. Il est vrai qu’elle en connaissait si peu !
— Qui de vous trois, demanda ce Solide, s’est rendu récemment dans les plus profondes cavernes, celles des Solides ?
Ils ont découvert que j’avais pénétré dans la roche, se dit Dua. Peu m’importe ! Qu’ils le racontent à tous. Je le proclamerai moi-même. – Et elle lui lança, comme un défi :
— Moi ! Et à plusieurs reprises !
— Seule ? demanda le Solide sans se départir de son calme.
— Seule ! Et à plusieurs reprises, répéta Dua.
En réalité, elle ne s’y était rendue que trois fois.
— Il m’est arrivé, marmonna Odeen, de descendre moi aussi jusque dans les profondes cavernes.
Le Solide, sans tenir compte de ses paroles, se tourna vers Tritt et lui demanda d’un ton acerbe :
— Et toi, flanc-droit ?
— Moi aussi, Monsieur Solide, chevrota Tritt.
— Seul ?
— Oui, Monsieur Solide.
— Combien de fois ?
— Une fois.
Dua fut emplie de pitié pour ce malheureux Tritt qui s’affolait sans raison. Elle seule était fautive et elle prendrait ses responsabilités.
— Laissez-le tranquille, dit-elle. C’est à moi qu’il faut vous en prendre ?
— Ah ! oui, et pour quelle raison ? fit le Solide en se tournant vers elle.
— Pour… ce dont il s’agit, balbutia Dua, incapable de prendre sur elle, spécialement devant Odeen, d’avouer de quoi elle s’était rendue coupable.
— Bon, nous verrons cela plus tard. Pour le moment, à nous deux, flanc-droit… Tu t’appelles Tritt, si je ne me trompe ? Pour quelle raison t’es-tu rendu seul dans les plus profondes cavernes ?
— Pour parler à Estwald, Monsieur Solide.
— Êtes-vous Estwald ? demanda Dua, les interrompant.
— Non, fit sèchement le Solide.
Odeen parut ennuyé que Dua n’ait pas reconnu ce Solide, mais Dua n’en parut nullement gênée.
— Qu’as-tu pris dans les profondes cavernes ? demanda le Solide. – Et comme Tritt se taisait, le Solide reprit durement : Nous savons que tu as dérobé quelque chose. Sais-tu de quoi il s’agissait ? Et sais-tu que cela pourrait être fort dangereux ?
Comme Tritt continuait de se taire, Losten intervint et dit avec bonté :
— Avoue, Tritt. Nous savons que c’est toi le coupable et nous ne voudrions pas nous montrer durs avec toi.
— J’ai dérobé une source d’aliments en forme de sphère.
— Ah oui ? fit le Solide qui avait parlé le premier. Et qu’en as-tu fait ?
— C’est pour Dua que je l’ai prise. Elle refusait de s’alimenter. Oui, c’est pour Dua que je l’ai fait ! lança Tritt, explosant.
Dua tressaillit de stupéfaction.
— Le savais-tu ? fit le Solide se tournant vers elle.
— Non !
— Toi non plus ?
— Non, Monsieur Solide, fit Odeen, pétrifié.
Ignorant la triade, les Solides se mirent à s’entretenir, emplissant l’air de désagréables vibrations.
Était-ce le fait de s’être frottée aux roches ou d’avoir essuyé une véritable tempête d’émotions, qui avait rendu Dua plus sensible ? Elle ne chercha pas à l’analyser, mais elle se surprit à saisir par bribes, non exactement les mots, mais le sens des paroles qu’échangeaient les Solides.
Ils avaient découvert la disparition de la fameuse sphère depuis un certain temps déjà et s’étaient mis discrètement à sa recherche. C’est bien à contrecœur qu’ils s’étaient adressés aux Fluides, voyant en eux d’éventuels coupables. Et avec plus de répugnance encore qu’ils avaient fini par mettre en cause la triade d’Odeen. Comment auraient-ils pu imaginer qu’Odeen pût commettre une telle folie, ou que cela vînt à l’esprit de Dua ? Quant à Tritt, ils n’y pensaient même pas.
C’est alors que le Solide qui jusque-là ne s’était pas adressé aux Fluides se souvint avoir vu Tritt dans les profondes cavernes. (Eh oui, se dit Dua, cela se passait le jour où j’ai pénétré dans la roche. J’ai perçu sa présence. Mais depuis je l’avais oublié.)
Les Solides avaient eu peine à envisager une telle éventualité, mais leur enquête n’ayant jusque-là rien donné et le temps s’écoulant dangereusement, ils s’étaient décidés à venir interroger la triade. Ils auraient préféré, avant de se mettre à questionner Tritt, consulter Estwald, mais celui-ci n’était pas disponible à ce moment-là.
Tout cela Dua le comprit en un éclair et elle se tourna vers Tritt, emplie à la fois d’indignation et d’admiration.
Elle comprit également que Losten, à l’aide de vibrations, s’efforçait de convaincre ses compagnons qu’aucun mal n’avait été fait, que Dua semblait en excellente forme et que pour finir c’était là une intéressante et utile expérience. Le Solide qui avait questionné Tritt semblait d’accord, mais le troisième continuait de manifester de l’inquiétude.
Dua partageait son attention entre Tritt et eux.
— Où est la sphère, Tritt ? demanda le premier Solide.
Tritt la leur désigna. Elle était habilement dissimulée et grossièrement mais suffisamment branchée.
— C’est toi qui as fait cela, Tritt ?
— Oui, Monsieur Solide.
— Qui te l’a enseigné ?
— J’ai regardé comment elle était dans vos cavernes, Monsieur Solide, et j’ai procédé de même.
— Sais-tu que tu aurais pu faire courir un grave danger à ta médiane ?
— Non, je ne le savais pas. Je n’aurais pour rien au monde voulu… – Tritt s’arrêta, comme suffoqué par l’émotion, puis reprit : Je ne voulais pas lui faire de mal. Je voulais la nourrir. J’ai fait couler la nourriture au moyen des électrodes que j’ai décorées. Je voulais qu’elle y goûte, ce qu’elle a fait. Elle s’est enfin nourrie ! Oui, pour la première fois depuis longtemps elle s’est bien nourrie. Puis nous avons fusionné. – Il se tut, puis dit dans un cri : Elle a absorbé assez d’énergie pour concevoir enfin une petite Émotionnelle. Elle a absorbé la semence d’Odeen et me l’a transmise. Et maintenant cette semence grandit en moi. Oui, une petite Émotionnelle grandit en moi.
Dua resta muette. Elle recula, puis se propulsa vers la porte avec un tel élan que les Solides ne purent s’écarter assez vite de son chemin. Elle heurta au passage l’appendice de l’un d’eux, y pénétra, puis s’en arracha avec un cri rauque.
L’appendice du Solide retomba, comme inerte, et son visage se convulsa de douleur. Odeen tenta de le contourner pour suivre Dua, mais le Solide lui dit d’une voix altérée :
— Laisse-la tranquille. Suffisamment de mal a déjà été fait. Nous nous occuperons de tout.
Odeen avait l’impression de vivre un véritable cauchemar. Dua était partie. Les Solides également. Seul restait Tritt qui gardait le silence.
Comment cela a-t-il pu se passer ? se demanda Odeen, torturé. Comment Tritt a-t-il trouvé seul le chemin des cavernes des Solides ? Comment a-t-il pu s’emparer d’une batterie de réserve alimentée par la Pompe à Positons et destinée à envoyer des radiations infiniment plus puissantes que celles du Soleil, et enfin comment a-t-il osé… ?
Odeen dut s’avouer que jamais il n’en aurait eu le courage. D’où ce Tritt maladroit, ignorant, l’avait-il puisé, ce courage ? Était-il, lui aussi, un être exceptionnel ? Pouvait-on parler d’Odeen, le Rationnel éclairé, de Dua, l’étonnante Émotionnelle, et de Tritt, l’audacieux Parental ?
— Comment t’y es-tu pris, Tritt ? demanda-t-il.
— Qu’ai-je fait d’extraordinaire ? Je voulais simplement la nourrir, rétorqua vivement Tritt. Grâce à moi elle s’est mieux alimentée qu’elle ne l’avait fait auparavant. Et maintenant nous avons enfin conçu une petite Émotionnelle. Tu ne trouves pas que nous avions suffisamment attendu ? Si cela n’avait dépendu que de Dua, nous en serions toujours au même point.
— Mais ce que tu ne comprends pas, Tritt, c’est que tu as risqué de mettre ses jours en danger. Il ne s’agissait pas de simples rayons solaires, mais d’une source de radiations expérimentale qui aurait pu être trop puissante pour elle.
— Je ne comprends pas un mot de ce que tu racontes, Odeen. Comment cela pouvait-il lui faire du mal ? J’avais eu l’occasion de goûter aux aliments que fabriquaient auparavant les Solides. Ils avaient un goût épouvantable. Tu y avais goûté toi aussi. Tout mauvais qu’ils étaient, ils ne nous ont jamais fait de mal. Ils étaient mauvais au point que Dua s’était toujours refusée à y goûter. Puis je suis tombé sur cette boule alimentaire au goût délicieux. J’en ai absorbé une certaine quantité et j’ai trouvé cela exquis. Comment un aliment aussi délicieux pourrait-il vous faire du mal ? Comme tu as pu le constater, Dua en a absorbé avec plaisir. Et c’est grâce à cela que nous avons conçu notre petite Émotionnelle. Je ne vois pas ce qu’on pourrait me reprocher.
— Dua doit être furieuse, fit Odeen renonçant à discuter davantage avec Tritt.
— Ça lui passera.
— Je me le demande. Vois-tu, Tritt, Dua n’est pas une simple Émotionnelle. C’est ce qui la rend difficile à vivre, et si merveilleuse en même temps quand on arrive à s’entendre avec elle. Il est possible qu’elle ne veuille plus jamais se prêter à une fusion.
— Et alors ? fit Tritt, complètement étalé à plat.
— Et alors ?… Tu me le demandes ? Tu renoncerais de bon cœur à nos interpénétrations ?
— De bon cœur, non, mais si elle ne veut plus, elle ne veut plus. Moi, j’ai mon troisième bébé et c’est tout ce que je demandais. Je sais tout des Fluides des anciens temps. Il leur arrivait parfois de former deux triades. Mais une me suffit pleinement.
— Mais voyons, Tritt, la fusion n’a pas que la procréation pour but !
— Je me demande ce qu’elle peut avoir d’autre. Je t’ai entendu dire, une fois, que tu apprenais plus rapidement après une fusion. Eh bien, tu apprendras plus lentement. Moi je m’en moque éperdument. J’ai mon troisième bébé, un point c’est tout.
Odeen se détourna, tout tremblant, et se propulsa par bonds hors de la caverne. À quoi bon faire des reproches à Tritt ? Il n’en comprendrait pas la raison, et Odeen lui-même ne se l’expliquait pas très bien.
Une fois le troisième bébé mis au monde, puis élevé, arriverait inéluctablement pour eux le moment de disparaître. Et ce serait à lui, Odeen, d’en donner le signal, d’annoncer que le moment était venu, et qu’il fallait s’y résigner avec courage. Il serait honteux, ou pis encore, d’exprimer de la peur, et cependant Odeen ne se sentait pas la force d’affronter une telle épreuve sans qu’il y ait plus encore entre eux de fusion, bien que les trois enfants aient été conçus.
Il sentait confusément que la fusion chasserait la peur… Était-ce parce que dans la fusion on avait, un moment, l’impression de ne plus exister ? On perdait en quelque sorte conscience et cependant on n’en souffrait pas. On avait l’impression de ne plus exister en tant qu’entité et cependant on aspirait à cet état. Oui, dans la fusion il puiserait le courage de disparaître sans crainte et sans…
Par le Soleil et les étoiles, il ne s’agissait pas de « disparaître » ! Pourquoi user de cet euphémisme ? Il connaissait parfaitement l’autre mot, que seuls les enfants employaient, lorsqu’ils voulaient choquer leurs aînés. Ce mot c’était « mourir ». Il lui fallait se préparer à mourir sans crainte et à entraîner Dua et Tritt dans la mort.
Mais il ne savait comment s’y prendre… Et il n’y arriverait certainement pas sans interpénétration…
Tritt resta seul dans la caverne, empli de crainte, certes, mais bien décidé à ne pas se laisser ébranler. Il avait son troisième enfant. Il le sentait en lui.
Cela seul comptait.
C’était même la seule chose qui comptait.
Alors pourquoi, au plus profond de lui-même, avait-il l’impression vague mais tenace qu’il n’y avait pas que cela qui comptait ?
Dua éprouvait un sentiment de honte quasi insupportable. Elle mit longtemps à triompher de cette honte, à la surmonter au point de pouvoir enfin réfléchir. Elle s’était enfuie – oui, enfuie – loin de cette caverne, de ces affreuses révélations, se propulsant à l’aveuglette, ne se demandant même pas où elle se trouvait, ni où elle allait.
Il faisait nuit noire et aucun Fluide convenable ne faisait surface dans cette obscurité, pas même la plus étourdie des Émotionnelles. Il s’écoulerait encore du temps avant que le Soleil ne se lève et Dua s’en réjouit. Pour elle Soleil était synonyme de nourriture et en cet instant elle haïssait toute nourriture et l’usage qu’on en avait fait à son égard.
Il faisait froid, très froid même, mais Dua n’en était que vaguement consciente. Comment se serait-elle souciée du froid alors qu’on l’avait suralimentée afin qu’elle pût accomplir sa fonction primordiale… oui, on avait suralimenté et son esprit et son corps. C’est pourquoi le froid et la faim étaient les bienvenus.
Elle perçait Tritt à jour. Pauvre Tritt, il était si facile de lire en lui ! Il agissait par pur instinct. On ne pouvait que le louer de lui obéir aussi courageusement. Il avait fait preuve d’une audace incroyable en s’enfuyant de la caverne des Solides, emportant avec lui le produit de son vol. Dua avait perçu sa présence et aurait deviné ce qui se passait si Tritt, terrifié de ce qu’il était en train d’accomplir, n’en avait volontairement détourné sa pensée, et si elle-même, paralysée par ce qu’elle était en train de faire, par l’intensité des sensations nouvelles qu’elle éprouvait, s’était donné la peine de capter ce qui se révéla par la suite être pour elle d’une importance capitale.
Tritt avait rapporté, à l’insu de tous, cette fameuse sphère, puis avait décoré les électrodes pour attirer Dua. Elle était revenue de sa fusion avec la roche, toute rougissante, emplie de honte devant son excessive fluidité et pleine de pitié pour Tritt. Et c’était parce qu’elle avait honte et pitié qu’elle s’était alimentée, aidant ainsi à la conception d’une petite médiane.
Depuis, elle s’était alimentée comme à l’habitude, c’est-à-dire fort peu, et plus jamais à cette source artificielle d’énergie. Elle n’en éprouvait d’ailleurs pas le désir et Tritt ne l’y encourageait pas. Il était maintenant satisfait et n’avait plus aucune raison de la faire se nourrir à tout prix. Cependant il avait laissé la sphère en place. Sans doute n’osait-il pas courir le risque de la rapporter dans la caverne des Solides. Il avait obtenu ce qu’il voulait. Il était donc plus facile et moins dangereux de laisser cette sphère où elle était et de n’y plus penser.
À moins qu’il n’encoure la colère des Solides.
Odeen, ce Rationnel si intelligent, avait dû deviner quel but poursuivait Tritt en dérobant la sphère puis en y branchant des électrodes. Mais il s’était sûrement bien gardé d’en rien dire à Tritt, qui en eût été gêné et effrayé, à son pauvre flanc-droit qu’il protégeait avec tant de soin, et d’amour.
Évidemment, rien n’obligeait Odeen à parler. Il lui suffisait de combler les vides du plan maladroit de Tritt afin de l’aider à le réaliser.
Dua ne se faisait plus aucune illusion. Elle aurait sûrement décelé le goût de ce nouvel aliment, son extraordinaire saveur ; elle aurait remarqué aussi qu’elle s’en gavait sans ressentir la moindre lourdeur si Odeen, sous prétexte de lui communiquer son savoir, ne l’avait étourdie de paroles.
Ils avaient ourdi tous les deux un véritable complot, que Tritt en ait été conscient ou pas. Comment avait-elle pu s’imaginer qu’Odeen s’était brusquement transformé en un maître soucieux de former son élève ? Comment ne s’était-elle pas doutée du but qu’ils poursuivaient ? Les attentions qu’ils lui prodiguaient n’avaient en réalité qu’un seul et unique but, compléter la triade, ce qui montrait à quel point ils se souciaient peu d’elle.
Dans ce cas…
Elle sentit brusquement sa fatigue et s’enfonça dans une crevasse qui la protégerait du petit vent aigre qui soufflait. Deux des sept étoiles se trouvaient dans son champ de vision et elle les contempla machinalement, toute plongée dans ses pensées.
Elle était profondément déçue.
« Trahie, se dit-elle. Ils m’ont trahie ! »
Ils étaient donc incapables de concevoir quelque chose qui les dépassait ?
Que Tritt fût prêt à tout sacrifier pour les enfants, cela elle l’avait toujours su. Il obéissait aveuglément à son instinct. Mais Odeen ?…
Odeen obéissait à sa raison. Cela voulait-il dire que pour pouvoir exercer sa raison, il était prêt lui aussi à tout sacrifier ? Voyait-il dans tout ce qui découlait de la raison sa seule raison d’être… à n’importe quel prix ? Parce que Estwald était l’inventeur de la Pompe à Positons, devait-il s’en servir pour tenir le monde entier, aussi bien celui des Solides que celui des Fluides, à sa merci, et à la merci des habitants de l’autre Univers ? Qu’arriverait-il s’ils mettaient fin au fonctionnement de la Pompe à Positons alors que déjà le Soleil se refroidissait dangereusement ?
Non, ceux de l’autre Univers n’interrompraient pas la Pompe à Positons. On les avait persuadés de la mettre en marche et on les persuaderait d’en assurer le fonctionnement jusqu’à ce qu’ils soient anéantis… et à ce moment-là, les Rationnels, qu’ils soient des Solides ou des Fluides, n’auraient plus besoin d’eux… tout comme Dua pouvait disparaître (ou plutôt être anéantie) maintenant qu’ils n’avaient plus besoin d’elle.
Ils les avaient trahis, aussi bien elle que les habitants de l’autre Univers.
Sans bien en avoir conscience elle s’enfonça toujours plus profondément dans la roche. Elle s’y enfouit, hors de vue des étoiles, hors d’atteinte du vent, absente du monde, n’étant plus que pensée pure.
Elle haïssait Estwald. Il personnifiait pour elle égoïsme et dureté. Il avait conçu la Pompe à Positons et se préparait sans sourciller à détruire un monde peuplé de dizaines de milliers d’êtres. Il était si retiré en lui-même qu’il ne se montrait jamais, et si puissant que les autres Solides eux-mêmes semblaient le craindre.
Elle allait lutter contre lui. Elle mettrait fin à ses agissements.
Les habitants de l’autre Univers avaient aidé à faire fonctionner la Pompe à Positons grâce à certains messages dont Odeen lui avait parlé. Où pouvaient bien se trouver ces messages et sous quelle forme se présentaient-ils ? Comment pouvait-on en user pour établir à nouveau des communications ?
Elle fut surprise elle-même de raisonner avec tant de clarté. Oui, c’était assez étonnant. Et elle éprouva une joie féroce à se dire qu’elle userait du raisonnement pour dominer ces cruels Rationnels.
Ils seraient bien incapables de l’en empêcher, car là où elle se rendrait aucun Solide ne pourrait la suivre, aucun Rationnel ou Parental… et aucune Émotionnelle ne s’y risquerait.
Ils s’empareraient d’elle à la fin, mais à ce moment-là elle ne s’en soucia pas. Elle allait lutter pour arriver à ses fins, à n’importe quel prix – oui, à n’importe quel prix, même si elle devait pour cela s’enfoncer dans la roche, y vivre, éviter les cavernes des Solides, dérober quand elle avait trop faim l’énergie produite par les batteries, ou même se mêler aux autres Émotionnelles pour absorber, chaque fois qu’elle le pouvait, les rayons du Soleil.
Mais elle se réservait, en dernier ressort, de leur infliger une cuisante leçon, et après cela ils agiraient comme bon leur semblerait. Elle serait même prête à disparaître… mais seulement lorsque…
Odeen était présent lorsque naquit la petite Émotionnelle, parfaitement réussie à tout point de vue ; mais il se sentit incapable de manifester de l’enthousiasme. Tritt lui même, qui, en sa qualité de Parental, aurait dû être en extase, mit une sourdine à sa joie.
Le temps s’écoulait et c’était comme si Dua avait disparu. Mais ce n’était pas le cas. Un Fluide ne peut disparaître qu’avec sa triade. Et pourtant elle n’était plus avec eux. Il semblait qu’elle eût disparu sans vraiment disparaître.
Odeen ne l’avait rencontrée qu’une fois, une seule, peu après qu’elle s’était enfuie en apprenant qu’elle avait conçu un troisième enfant.
Poussé par le fol espoir de la retrouver, il avait fait surface et était passé devant un groupe d’Émotionnelles qui absorbaient les rayons du Soleil. Surexcitées par l’apparition aussi peu fréquente qu’inopinée d’un Rationnel, elles s’étaient étirées toutes ensemble de façon provocante pour bien affirmer leur qualité d’Émotionnelles.
Odeen n’éprouvait pour elles que du mépris et son corps ne répondit en rien à leurs avances. Il évoqua Dua et constata une fois de plus combien elle était différente de ses compagnes. Elle ne se fluidifiait que pour obéir à son propre désir. Elle ne cherchait jamais à plaire à qui que ce soit et n’en était que plus attirante. Si elle avait cependant consenti à se mêler à cette bande de têtes folles, il l’aurait reconnue aisément – il en était sûr – car elle aurait été la seule à ne pas s’étirer, mais à se faire au contraire plus dense, par pur esprit de contradiction.
Comme il se faisait cette réflexion, Odeen s’approcha et remarqua qu’en effet une des Émotionnelles avait gardé sa forme.
Il se précipita vers elle, sans plus se soucier des Émotionnelles qui lui barraient le chemin, sourd aux petits cris qu’elles poussaient en s’écartant pour le laisser passer, tout en s’efforçant de ne pas se frotter les unes contre les autres… du moins pas ouvertement, et sous les yeux d’un Rationnel.
C’était bien Dua. Elle n’essaya pas de s’enfuir, mais resta là sans mot dire.
— Dua, dit Odeen humblement, tu ne veux pas revenir à la maison ?
— Je n’ai pas de maison, Odeen – et parce que Dua parlait sans colère ni haine il en fut d’autant plus impressionné.
— Comment peux-tu en vouloir à Tritt de ce qu’il a fait, Dua ? Tu sais qu’il n’obéit qu’à son instinct, le pauvre ; qu’il est incapable de raisonner.
— Mais toi tu le peux, Odeen. Et tu as pris soin de me distraire pendant qu’il me gavait de nourriture. Tu avais parfaitement compris que je me laisserais plus facilement prendre au piège par toi que par lui.
— Non, Dua !
— Non ?… N’as-tu pas joué la comédie sous prétexte de me transmettre ton savoir, tes connaissances ?
— Je ne jouais pas la comédie. J’étais sincère. Et je n’essayais nullement de couvrir Tritt, car j’ignorais ce qu’il avait fait.
— Je n’en crois rien.
Elle s’éloigna, sans hâte. Il la suivit. Ils étaient seuls maintenant dans la lumière rougeoyante du Soleil couchant.
— J’aimerais te poser une question, Odeen, dit Dua en se tournant vers lui. Pourquoi tenais-tu tant à m’instruire ?
— Parce que j’en avais envie. Parce que j’aime à enseigner ; parce que je tire presque autant de joie à enseigner qu’à m’instruire.
— Et à fusionner, bien entendu… Mais peu importe, ajouta-t-elle en s’écartant de lui. Et ne me raconte pas que c’est la raison, et non l’instinct, qui te dicte tes paroles. Si ce que tu viens de me dire sur ta joie à enseigner est vrai, si je peux réellement te croire, alors peut-être comprendras-tu ce que moi je vais te dire.
« J’ai beaucoup appris depuis que je t’ai quitté, Odeen. Peu importe comment, mais le fait est que j’ai beaucoup appris. Sauf au point de vue physiologique, je n’ai plus rien d’une Émotionnelle. Au plus profond de moi je suis une Rationnelle, à cette différence près que je crois avoir plus de sensibilité que n’en ont les autres Rationnels. Et ce que j’ai également appris, c’est ce que nous sommes en réalité, Odeen ; toi, moi, Tritt et toutes les autres triades de cette planète ; oui, ce que nous sommes en réalité, et ce que nous avons toujours été.
— C’est-à-dire… ? demanda Odeen.
Il était prêt à l’écouter aussi longtemps et aussi calmement qu’il était nécessaire pourvu qu’elle revînt avec lui une fois qu’elle aurait dit ce qu’elle avait à dire. Il ne lui ferait aucune remontrance, ne lui imposerait aucune condition, se plierait à toutes ses volontés. Mais il fallait à tout prix qu’elle revînt et il sentait obscurément qu’il était très important qu’elle le fît de son plein gré.
— Ce que nous sommes, Odeen…, reprit Dua d’un ton léger, presque rieur : …en réalité, rien. N’est-ce pas étrange ? Les Solides sont la seule espèce vivante qui peuple le monde. Cela, ils ne te l’ont pas enseigné ? Oui, la seule espèce vivante, parce que dis-toi bien que ni toi, ni moi, ni aucun Fluide n’est en réalité vivant. Nous ne sommes que des machines, Odeen. Il ne peut en être autrement puisque seuls sont vivants les Solides. Cela, ils ne te l’ont pas enseigné, Odeen ?
— Mais, Dua, c’est absurde, fit Odeen éberlué.
— Des machines, Odeen, reprit Dua d’une voix dure. Fabriquées par les Solides ! Détruites par les Solides ! Eux sont vivants. Eux seuls. Ils n’en parlent pas volontiers. Pourquoi en parleraient-ils ? Ils le savent. Mais moi j’ai appris à réfléchir, Odeen, et je suis arrivée à cette conclusion d’après les quelques indices que j’ai pu réunir. Ils vivent très, très longtemps, mais finalement ils meurent. Ils ne procréent plus, le Soleil ne leur dispense plus assez d’énergie pour cela. Et comme ils finissent par mourir et qu’ils ne procréent plus, leur nombre décline lentement. Et parce qu’il n’y a plus de jeunes pour leur apporter un sang nouveau et de nouvelles pensées, ces vieillards que sont les Solides s’inquiètent. Et que font-ils, à ton idée, Odeen ?
— Je l’ignore, fit Odeen à la fois fasciné et épouvanté.
— Ils fabriquent des enfants mécaniques auxquels ils prodiguent leur enseignement. Tu l’as dit toi-même. À part apprendre, ce que tu préfères par-dessus tout c’est enseigner… et pratiquer la fusion, bien entendu. Les Rationnels sont mentalement faits à l’image des Solides, or les Solides ne s’interpénètrent pas, et apprendre leur pose des problèmes tant ils savent déjà de choses. Que leur reste-t-il alors en dehors du plaisir d’enseigner ? Les Rationnels furent créés dans l’unique but de recevoir leur enseignement. Émotionnelles et Parentals furent créés pour perpétuer cette race mécanique qui donne naissance à de nouveaux Rationnels. Et ils ont constamment besoin de nouveaux Rationnels parce que les anciens s’usent et ont absorbé tout l’enseignement qu’ils pouvaient absorber. C’est à ce moment-là qu’on les détruit, non sans leur avoir enseigné auparavant, pour épargner leurs sentiments, que cette destruction n’est en réalité qu’une disparition. Bien entendu, Émotionnelles et Parentals disparaissent avec eux. Dès le moment où ils ont formé une nouvelle triade, ils cessent d’être utiles aux Solides.
— Tout cela est complètement faux, Dua ! s’exclama Odeen arrivant enfin à placer un mot.
Il n’avait aucun argument à opposer à ce sinistre exposé, mais il avait la certitude sans pouvoir l’expliquer, que Dua se trompait. Un doute le frôla, cependant, à l’idée que cette certitude avait peut-être été implantée en lui… Mais non, cela ne se pouvait pas, car dans ce cas Dua aurait eu elle aussi la certitude qu’elle se trompait. Ou bien serait-elle une Émotionnelle imparfaite à qui on n’aurait pas implanté… Mais qu’allait-il penser là ? Il se montrait aussi fou qu’elle.
— Tu m’as l’air bouleversé, Odeen, fit Dua. Es-tu bien sûr que je me trompe ? Évidemment ils disposent maintenant de la Pompe à Positons qui leur assure toute l’énergie dont ils ont, ou dont ils auront besoin. Ils seront bientôt à même de procréer à nouveau. Peut-être le sont-ils déjà. Dans ce cas, ils n’auront bientôt plus besoin de ces machines que sont les Fluides et nous allons au-devant d’une totale destruction… pardon, d’une simple disparition.
— Non, Dua, fit Odeen avec une conviction que peut-être il ne ressentait pas. Je ne sais pas d’où tu sors ces idées, mais je peux t’affirmer que les Solides ne sont pas tels que tu les décris et que jamais ils ne nous détruiront.
— Ne cherche pas à te leurrer, Odeen. Ils sont bien tels que je te les décris. Ils sont même prêts à détruire un monde peuplé d’êtres-autres à leur seul bénéfice, et même un Univers tout entier si cela se révèle nécessaire. Tu crois qu’ils hésiteraient à détruire des Fluides s’ils y trouvaient leur compte !? Mais ils ont commis une erreur. La machine s’est détraquée, et l’esprit d’un Rationnel s’est introduit dans le corps d’une Émotionnelle. Je suis une Emgauche, comme le tu sais. Encore enfant, mes compagnes m’appelaient ainsi et elles ne se trompaient pas. Je raisonne comme un Rationnel, mais j’éprouve les sentiments d’une Émotionnelle. Et c’est grâce à cette dualité que je vais combattre les Solides.
Odeen était outré. Dua délirait mais il n’osait pas le lui dire. Il lui fallait au contraire l’amadouer et la persuader de le suivre, et c’est avec ardeur et conviction qu’il lança :
— Dua, quand nous disparaissons nous n’en sommes pas détruits pour autant.
— Non ? Alors qu’est-ce qui nous arrive ?
— Je… je ne sais pas. Mais à mon avis nous entrons dans un autre monde, à la fois plus beau et plus heureux, et nous devenons nous-mêmes… mieux que nous ne sommes.
— D’où sors-tu cela ? fit Dua éclatant de rire. Ce sont les Solides qui te l’ont dit ?
— Non, Dua. Cette conviction, je l’ai acquise en y réfléchissant. Car j’ai beaucoup réfléchi depuis que tu nous as quittés.
— Alors réfléchis moins et tu seras peut-être un peu plus sage. Pauvre Odeen ! Adieu.
Elle s’éloigna, plus vaporeuse, plus éthérée que jamais, mais aussi plus lasse.
— Attends, Dua ! lui cria Odeen. Ne veux-tu pas voir notre petite médiane ?
Elle ne répondit pas.
« Quand reviendras-tu auprès de nous ? » lui cria-t-il encore.
Une fois de plus elle ne répondit pas.
Il ne chercha pas à la suivre, mais la regarda, profondément malheureux, s’éloigner puis disparaître.
Il ne raconta pas à Tritt qu’il avait rencontré Dua. À quoi bon ? Et il ne la revit pas. Il se mit à hanter les coins ensoleillés qu’affectionnaient les Émotionnelles de la région, au risque d’éveiller les absurdes soupçons de certains Parentals. Il fallait bien avouer que Tritt, comparé à eux, était un véritable génie.
Chaque jour il souffrait davantage de son absence. Et chaque jour, et sans qu’il pût s’expliquer pourquoi, il trouvait cette absence plus effrayante.
Un jour, rentrant dans sa caverne, il trouva Losten qui l’attendait. Grave, courtois comme à l’habitude, il admirait le nouveau bébé que lui montrait Tritt qui s’efforçait de son mieux d’empêcher cette petite volute de brume d’effleurer le Solide.
— Elle est vraiment ravissante, Tritt, fit Losten. C’est bien Derala qu’elle s’appelle ?
— Derola, corrigea Tritt. Je ne sais quand Odeen sera de retour. Il s’absente beaucoup en ce moment…
— Me voilà, Losten, fit vivement Odeen. Tritt, emmène le bébé, tu veux bien ?
Tritt s’exécuta et Losten, visiblement soulagé, se tourna vers Odeen et dit :
— Tu dois être heureux d’avoir enfin complété votre triade.
Odeen voulut répondre quelque banalité, mais ne put s’y résoudre et garda un silence accablé. Il avait, depuis quelque temps déjà, établi des liens de camaraderie avec les Solides, ce qui lui permettait de s’entretenir avec eux d’égal à égal. Mais la folie de Dua avait tout gâché. Odeen était persuadé qu’elle se trompait et cependant il adopta envers Losten une attitude aussi guindée qu’autrefois, lorsqu’il se prenait pour une créature bien inférieure aux Solides… une machine.
— As-tu vu Dua ? lui demanda Losten et cette fois, Odeen en eut la certitude, ce n’était pas une formule de politesse, mais bien une question.
— Une seule fois, mons… – Il allait dire « Monsieur Solide » comme lorsqu’il était enfant, ou comme le dit un Parental, mais il se reprit à temps et dit : Une seule fois, Losten. Elle se refuse à rentrer à la maison.
— Il le faut cependant, dit Losten avec une ferme douceur.
— Je ne sais comment m’y prendre.
— Sais-tu ce qu’elle est en train de faire ? demanda Losten, très grave.
Odeen n’osa pas le regarder. Losten aurait-il eu connaissance des folles théories de Dua ? Et qu’allait-il se passer ?
Il se contenta de secouer la tête.
— C’est une très remarquable Émotionnelle, Odeen. Cela, tu le sais ?
— Oui, fit Odeen dans un soupir.
— Tu l’es aussi, à ta façon, et Tritt à la sienne. Je doute qu’il existe au monde un autre Parental qui ait le courage, ou l’idée, de dérober une batterie à énergie, et la naïve habileté d’en user comme il l’a fait. À vous trois vous formez la triade la plus remarquable qui ait jamais existé dans nos annales.
— Je vous remercie.
— Mais cette triade présente également des côtés fâcheux auxquels nous ne nous attendions pas. Nous désirions que tu instruises Dua de la façon la meilleure et la plus mesurée ne la détournant pas d’accomplir volontairement les fonctions qui lui incombent. Nous ne nous attendions pas non plus que Tritt accomplît juste à ce moment-là une action d’éclat. Pas plus, à dire vrai, que Dua réagît aussi violemment à l’idée que nous nous voyons dans l’obligation de détruire l’autre Univers.
— J’aurais peut-être dû répondre à ses questions avec plus de prudence, fit Odeen l’air malheureux.
— Cela n’aurait rien changé. Elle aurait tout découvert par elle-même. Et à cela non plus nous ne nous attendions pas. Odeen, je suis navré de te l’apprendre, mais Dua est devenue pour nous un danger mortel. Elle cherche à interrompre le fonctionnement de la Pompe à Positons.
— Comment le pourrait-elle ? Elle ne peut pas s’en approcher, et en admettant même qu’elle le pût, elle manque des connaissances nécessaires pour agir.
— Oh ! pour ce qui est de s’en approcher, elle le peut. – Losten hésita un instant, puis reprit : Elle reste enfouie dans la roche, où nous ne pouvons pénétrer.
Odeen mit un moment à saisir la véritable portée de ces mots, puis il dit enfin :
— Aucune Émotionnelle adulte ne pourrait… et Dua ne voudrait jamais…
— Elle le veut. Et elle le fait. Mais ne perdons pas de temps à discuter ce point-là… Elle peut pénétrer dans n’importe quelle caverne. Rien ne lui échappe. Elle a étudié les messages que nous avons reçus de l’autre Univers. Nous n’en sommes pas absolument certains, mais nous ne voyons pas d’autre moyen d’expliquer ce qui se passe.
— Oh !… fit Odeen se balançant d’avant en arrière et devenant tout opaque de honte et de chagrin. Estwald est-il au courant de tout cela ?
— Pas encore, fit Losten, l’air sombre. Mais il faudra bien qu’il l’apprenne un jour ou l’autre.
— Mais que peut-elle tirer de ces messages ?
— Il semble qu’elle cherche un moyen d’en envoyer un elle-même dans l’autre Univers.
— Mais comment serait-elle capable de les décrypter, ou de les transmettre ?
— C’est ce qu’elle est en train d’étudier. Elle en sait plus sur ces messages qu’Estwald lui-même. Elle est un phénomène assez effrayant. Une Émotionnelle qui raisonne et qui échappe à notre contrôle.
« Qui échappe à notre contrôle », se dit Odeen en frissonnant. Il en parle vraiment comme d’une machine.
— Est-ce vraiment si grave ? demanda-t-il.
— Oui, ça l’est. Elle est déjà entrée en communication avec eux et j’ai grand-peur qu’elle ne parvienne à convaincre les êtres-autres d’interrompre, de leur côté, le fonctionnement de la Pompe à Positons. S’ils le font avant que leur Soleil explose, nous serons réduits à l’impuissance.
— Mais alors…
— Il faut l’en empêcher, Odeen.
— De… de quelle façon ? Avez-vous l’intention de faire sauter… ?
Sa voix se brisa. Il savait obscurément que les Solides possédaient les moyens de creuser des cavernes dans la roche ; des moyens dont ils ne se servaient presque plus depuis que, des siècles auparavant, la population de leur monde avait commencé à décliner. Parviendraient-ils à repérer Dua dans la roche où elle se dissimulait, et à les faire sauter, la roche et elle ?
— Non, fit Losten avec force, nous ne pouvons pas faire de mal à Dua.
— Estwald le pourrait…
— Il ne peut pas non plus.
— Alors, que faire ?
— Tout dépend de toi, Odeen. Uniquement de toi. Nous ne pouvons rien, donc nous dépendons de toi.
— De moi ? Mais comment m’y prendre ?
— Réfléchis, fit Losten d’un ton pressant. Réfléchis à cela.
— Mais réfléchir à quoi ?
— Je ne peux t’en dire davantage, fit Losten qui paraissait au supplice. Réfléchis ! Nous disposons de si peu de temps !
Il tourna les talons et s’éloigna d’un pas rapide, pour un Solide, comme s’il craignait, en s’attardant, d’en dire trop.
Et Odeen ne put que le regarder partir, troublé, perturbé, perdu.
Tritt était surchargé de travail. Les nouveau-nés demandent toujours beaucoup de soins mais deux jeunes flancs-gauches et deux jeunes flancs-droits n’auraient pas donné autant de travail qu’une simple petite médiane… spécialement une médiane aussi parfaite que Derola. Il fallait lui faire faire de l’exercice, la bercer, l’empêcher de se heurter à tout ce qu’elle touchait, la persuader de se contracter, puis de se détendre.
Cela faisait un certain temps qu’il n’avait pas revu Odeen, et à dire vrai cela ne lui manquait pas. Derola l’absorbait entièrement. Mais il tomba un beau jour sur Odeen, niché dans sa propre caverne, et tout irisé de pensées.
— Losten est toujours furieux contre Dua ? fit Tritt se rappelant leur dernière entrevue.
— Losten… ? fit Odeen sursautant. Oui, il est furieux. Dua agit très mal.
— Elle devrait revenir auprès de nous, ne trouves-tu pas ?
— Tritt, fit Odeen en le regardant fixement, il faut absolument la persuader de rentrer à la maison. Mais pour cela il nous faut d’abord la retrouver. Et c’est à toi qu’incombe cette tâche. Grâce au nouveau bébé ta sensibilité de Parental s’est accrue. Sers-t’en pour retrouver Dua.
— Certainement pas ! s’exclama Tritt, indigné. Je la réserve à Derola. Je commettrais une erreur en m’en servant pour Dua. De plus, si elle tient à rester éloignée d’une petite médiane qui aspire à sa présence – n’a-t-elle pas été elle-même une petite médiane ? –, nous ferions mieux d’apprendre à nous passer d’elle.
— Tritt, n’as-tu donc plus envie d’interpénétrations ?
— Tu sais, maintenant que notre triade est complète…
— Ce n’est pas l’unique but d’une interpénétration.
— Mais où aller la chercher ? fit Tritt. La petite Derola a besoin de moi. Ce n’est encore qu’un bébé et je n’aime pas l’abandonner.
— Les Solides prendront soin de Derola pendant que toi et moi nous rendrons dans leurs cavernes dans l’espoir d’y retrouver Dua.
Tritt réfléchit un moment. En somme il ne se souciait plus guère de Dua et jusqu’à un certain point même plus d’Odeen. Seule Derola comptait pour lui maintenant.
— Je viendrai, un jour. Quand Derola sera plus grande. Mais pas avant.
— Tritt, fit Odeen, pressant. Il nous faut absolument retrouver Dua. Sinon… sinon les enfants nous seront enlevés.
— Par qui ?
— Par les Solides.
Tritt resta muet. Que pouvait-il dire ? Jamais il n’avait entendu chose pareille. Il se refusait à concevoir une chose pareille.
— Tritt, reprit Odeen, le moment est venu pour nous de disparaître. Et maintenant j’en connais la raison. J’y ai longuement réfléchi depuis que Losten… Mais peu importe. Dua et toi devez également disparaître. Maintenant que je sais pourquoi, tu en percevras, je crois, la nécessité et j’espère que Dua la percevra elle aussi. Et il nous faut disparaître rapidement, car Dua est en train de détruire le monde.
— Ne me regarde pas comme ça, Odeen, fit Tritt en reculant. Tu me fais… tu me fais…
— Je ne te fais rien du tout, Tritt, fit Odeen tristement. Mais maintenant je sais que tu dois… Avant tout il nous faut retrouver Dua.
— Non, non, gémit Tritt qui se sentait au supplice et qui essayait de résister.
Il sentait en Odeen quelque chose de nouveau et de terrifiant, et il devinait que leur existence approchait inexorablement de sa fin. Il n’y aurait plus ni Tritt ni petite médiane. Alors que les autres Parentals conservaient longtemps leur petite médiane, Tritt allait perdre la sienne presque immédiatement.
Ce n’était pas juste ! Non, ce n’était pas juste !
— Tout cela c’est la faute de Dua, fit Tritt, haletant. Qu’elle disparaisse la première.
— Tu sais bien que c’est tous les trois que nous devons… fit Odeen avec un calme impressionnant.
Et Tritt sut qu’il en était ainsi… qu’il en était ainsi… qu’il en était ainsi…
Dua se sentait glacée, transparente, immatérielle. Après qu’Odeen l’y avait découverte, elle avait cessé de faire surface pour absorber les rayons du soleil. Et elle ne se nourrissait qu’irrégulièrement aux batteries des Solides. Elle n’osait quitter trop longtemps l’abri que lui offrait la roche. Elle absorbait trop rapidement l’énergie que produisaient ces batteries et n’était jamais rassasiée.
Elle éprouvait de façon continue un sentiment de faim, et se cantonner dans la roche l’épuisait. Il lui semblait parfois qu’on lui appliquait un châtiment pour s’être pendant si longtemps insuffisamment nourrie des rayons déclinants du Soleil couchant.
Si ce n’était la mission qu’elle s’était imposée, elle n’aurait pu supporter la fatigue et la faim. Il lui arrivait de souhaiter être détruite par les Solides… mais seulement lorsqu’elle aurait achevé sa tâche.
Aussi longtemps qu’elle restait enfouie dans la roche, les Solides ne pouvaient rien contre elle. Elle percevait parfois leur présence à la surface de la roche. Ils avaient peur. Elle se disait parfois qu’ils avaient peur pour elle, mais cela ne pouvait être. Comment pourraient-ils avoir peur pour elle ? Peur qu’elle disparaisse par manque de nourriture, par épuisement ? Mais il se pouvait aussi qu’ils aient peur d’elle ; peur d’une machine qui ne fonctionnait pas comme ils l’avaient prévu ; épouvantés par un tel prodige ; se sentant impuissants et emplis de terreur.
Elle les évitait soigneusement. Elle savait toujours où ils étaient, et ils ne pouvaient donc ni se saisir d’elle ni mettre fin à ses agissements.
Ils ne pouvaient pas être partout à la fois. Et elle se croyait capable d’annihiler le peu de perception qu’ils possédaient.
Elle sortit en tournoyant de la roche et se mit à étudier les doubles des messages qu’ils avaient reçus de l’autre univers. Ils ignoraient que c’était ce qu’elle recherchait. S’ils les dissimulaient, elle les retrouverait où qu’ils fussent. Et peu lui importait s’ils les détruisaient. Dua les reconstituerait de mémoire.
Au début, elle ne les comprenait pas, mais son séjour dans la roche semblait aiguiser ses sens et elle eut bientôt l’impression de les comprendre sans les comprendre. Sans même savoir ce que signifiaient ces symboles, ils éveillaient quelque chose en elle.
Elle prit les signes et les disposa à l’endroit même d’où ils seraient envoyés dans l’autre Univers. Ces signes formaient le mot P-E-U-R. Ce que cela pouvait bien vouloir dire elle n’en avait aucune idée, mais cela éveillait en elle un sentiment de peur et elle fit de son mieux pour imprégner son message de ce même sentiment de peur. Peut-être les êtres-autres, en les scrutant, éprouveraient-ils eux aussi de la peur.
Quand vinrent les réponses, Dua y puisa de l’excitation. Elles ne lui parvenaient pas toutes. Parfois les Solides les découvraient avant elle. Ils devaient sans aucun doute savoir ce qu’elle était en train de faire. Mais ils étaient incapables de déchiffrer ces messages, et les sentiments qu’ils exprimaient.
Peu lui importait ! Rien ne l’empêcherait d’accomplir jusqu’au bout sa mission… quoi que pussent découvrir les Solides.
Elle attendait avec impatience le message qui répondrait à ses sentiments. Et il vint : P-O-M-P-E N-É-F-A-S-T-E.
Il exprimait, comme elle l’avait désiré, peur et haine. Elle le renvoya sous une forme plus complète, et plus chargé encore de peur et de haine. Maintenant enfin les habitants de l’autre Univers comprendraient. Maintenant enfin ils cesseraient de faire fonctionner la Pompe. Les Solides se verraient obligés de trouver un autre moyen, une autre source d’énergie. Mais ils ne l’obtiendraient pas au prix de la vie de milliers et de milliers d’habitants de l’autre Univers.
Elle restait trop longtemps enfouie dans la roche et tombait dans une sorte de stupeur. Elle éprouvait un besoin désespéré de s’alimenter et guettait le moment de pouvoir quitter son abri. Si elle souhaitait désespérément s’alimenter à la batterie de réserve, elle souhaitait plus désespérément encore la voir s’épuiser. Elle aurait aimé en aspirer les dernières gorgées, avoir la certitude qu’elle l’avait vraiment épuisée et que sa tâche était accomplie.
Elle émergea enfin à la surface et s’y attarda longuement, aspirant le contenu d’une des batteries. Elle aurait aimé la vider jusqu’à la dernière goutte, s’assurer qu’elle n’émettait plus d’énergie, mais sa source était inépuisable… inépuisable… inépuisable.
Découragée, elle s’étira et s’éloigna de la batterie. La Pompe à Positons fonctionnait donc toujours. Ses messages ne seraient-ils donc pas parvenus à persuader les habitants de l’autre univers de mettre fin au fonctionnement de la Pompe ? Ou ne les auraient-ils pas reçus ? Ou encore n’en auraient-ils pas compris le sens ?
Il lui fallait effectuer une dernière tentative. Rendre son message plus compréhensible encore. Elle y inclurait toutes les combinaisons de signes qui lui semblaient contenir la notion de danger ; toutes les combinaisons qui les persuaderaient enfin qu’un danger les menaçait.
Elle se mit frénétiquement à graver les caractères dans le métal, puisant sans réserve dans l’énergie qu’elle venait d’absorber dans la batterie, jusqu’à épuisement, et luttant contre une terrible lassitude : POMPE PAS ARRÊTÉE PAS ARRÊTÉE ARRÊTONS PAS POMPE NE PRESSENTONS PAS DANGER NE PRESSENTONS PAS NE PRESSENTONS PAS VOUS PRIONS ARRÊTER POMPAGE ARRÊTERONS AUSSI METTEZ FIN DANGER DANGER DANGER ARRÊTEZ ARRÊTEZ POMPAGE.
Elle ne pouvait rien faire de plus. Et elle n’était plus que douleur. Elle plaça le message à l’endroit où il aurait dû être transmis et n’attendit pas que les Solides s’en chargent. À peine consciente, elle actionna les manettes comme elle le leur avait vu faire, dans un dernier sursaut d’énergie.
Le message disparut, tout comme la caverne, dans un pourpre et vertigineux chatoiement. Épuisée, elle se dissolvait…
Odeen… Tri…
Odeen surgit. Jamais il ne s’était propulsé aussi rapidement. Il s’était laissé guider par Tritt, dont la perception était aiguisée par la naissance de la petite médiane, mais il était maintenant assez près de Dua pour que ses sens émoussés perçoivent sa proximité. Il la sentit sur le point de perdre conscience et il s’élança en criant : « Plus vite ! Plus vite ! » à Tritt qui peinait pour rester à sa hauteur.
Odeen trouva Dua dans un état comateux ; elle n’avait plus qu’un souffle de vie et était bien loin d’atteindre le volume d’une Émotionnelle adulte.
— Tritt, dit-il, apporte la batterie. Non, n’essaie pas de transporter Dua. Elle est trop fluide. Hâte-toi. Si elle se laisse couler dans la roche…
Les Solides commencèrent de se rassembler. Avec retard, bien entendu, car ils étaient bien incapables de sentir à distance une quelconque forme de vie. S’il n’avait dépendu que d’eux jamais on n’aurait sauvé Dua. Non, elle n’aurait pas disparu ; elle aurait été réellement détruite et ce qu’elle savait, et plus encore, aurait été détruit avec elle.
Cependant elle reprenait peu à peu vie grâce à l’énergie qu’elle absorbait, entourée de Solides silencieux.
Odeen se redressa ; un nouvel Odeen qui savait exactement ce qui se passait. D’un geste impérieux il ordonna aux Solides de s’éloigner, ce qu’ils firent sans soulever la moindre objection.
Dua s’étira.
— Elle revient à elle, Odeen ? demanda Tritt.
— Tais-toi, Tritt, fit Odeen. Dua ?…
— Odeen ? soupira-t-elle en s’étirant. Je croyais avoir disparu.
— Pas encore, Dua. Pas encore. Il te faut d’abord t’alimenter et te reposer.
— Tritt est-il là, lui aussi ?
— Oui, je suis là, Dua, fit Tritt.
— N’essayez pas de me ramener à la vie, leur dit Dua. J’en ai fini. J’ai accompli ce que je voulais accomplir. La Pompe à Positons va… va bientôt cesser de fonctionner, cela j’en suis sûre. Les Solides continueront d’avoir besoin des Fluides et ils prendront soin de vous deux, ou tout au moins des enfants.
Odeen resta silencieux et il empêcha Tritt de prononcer une parole. Il laissait les rayons pénétrer lentement, très lentement, en Dua. Il les arrêtait par moment pour la laisser se reposer, puis les dirigeait de nouveau vers elle.
— Assez, assez, murmura-t-elle enfin, tandis qu’elle reprenait une certaine densité.
Mais Odeen continua de l’alimenter. Il dit enfin :
— Dua, tu te trompais. Nous ne sommes pas des machines. Je sais exactement ce que nous sommes. Je serais venu plus vite auprès de toi si je l’avais appris plus tôt, mais je ne l’ai compris que lorsque Losten m’a pressé de réfléchir. Je l’ai fait, et de toutes mes forces, et maintenant encore j’hésite presque à t’en parler.
Dua gémit. Odeen se tut un instant, puis reprit :
« Écoute-moi bien, Dua. Il n’existe au monde qu’une seule espèce douée de vie. Et seuls les Solides sont vivants. Tu l’avais compris et en cela tu avais raison. Mais cela n’implique pas que les Fluides ne soient pas eux aussi doués de vie. Nous faisons tout simplement partie de la même espèce. Les Fluides ne sont que la forme inachevée des Solides. Nous sommes d’abord enfants sous la forme fluide, puis adultes toujours sous la forme fluide, et enfin nous devenons des Solides. Me comprends-tu ?
— Hein ? Quoi ? fit Tritt, complètement perdu.
— Pas maintenant, Tritt, pas maintenant, fit Odeen. Tu comprendras plus tard. En ce moment, c’est à Dua que je m’adresse.
Tout en parlant, il observait Dua qui devenait opalescente.
« Écoute encore, Dua, reprit-il. Chaque fois que nous nous interpénétrons, que la triade s’interpénètre, nous nous transformons en un Solide. Le Solide est trois en un, et c’est pour cette raison même qu’il est un Solide. Au cours de la période inconsciente de l’interpénétration nous sommes un Solide, mais cet état est temporaire et nous n’en gardons pas le souvenir. Nous ne pouvons conserver longuement cet état de Solides ; il nous faut revenir à notre état précédent. Mais au cours de notre vie nous ne cessons de nous développer, et cette vie est marquée par d’importantes étapes. Ainsi la naissance de chacun des enfants est une de ces étapes. Mais la naissance du troisième, c’est-à-dire de l’Émotionnelle, marque l’étape finale. C’est alors que le Rationnel, le Rationnel seul, se souvient par éclairs d’avoir été à un moment donné un Solide. Et c’est alors, et alors seulement, qu’il provoquera fusion parfaite qui fera d’eux trois, et pour toujours, un Solide. La triade connaîtra désormais une vie nouvelle, toute vouée à l’étude et à la connaissance. Je vous ai dit un jour que disparaître équivalait à renaître. Je tâtonnais à la recherche de quelque chose que je comprenais mal, mais que maintenant je conçois clairement. »
Dua le regardait, s’efforçant de sourire.
— Comment peux-tu croire cela, Odeen ? demanda-t-elle. S’il en était ainsi, ne penses-tu pas que les Solides te l’auraient dit depuis longtemps ? Nous l’auraient dit à nous trois ?
— Ils ne le pouvaient pas, Dua. Il fut un temps, il y a de cela des siècles, où la fusion consistait uniquement à réunir les atomes des corps. Mais l’évolution développa peu à peu les esprits. Écoute-moi bien, Dua. L’interpénétration consiste également à faire fusionner les esprits, ce qui est plus difficile et infiniment plus délicat. Pour les unir de façon totale et définitive, le Rationnel doit atteindre un certain niveau de son développement. Il l’atteint lorsqu’il découvre par lui-même ce qu’il en est, lorsque son esprit est suffisamment aiguisé pour se souvenir de ce qui s’est passé au cours des fusions momentanées que provoquent les interpénétrations. Si les Rationnels le savaient d’avance, leur développement en serait arrêté et le moment exact de l’union parfaite ne pourrait être déterminé. Il en résulterait un Solide imparfait. Losten prenait un grand risque en me pressant de réfléchir. Cela aurait même pu… mais j’espère que non…
« Tout ce que je viens de te dire s’adapte particulièrement bien à notre cas, Dua. Pendant de nombreuses générations les Solides ont formé avec énormément de soins des triades chargées de donner naissance à des Solides particulièrement doués. Mais jamais ils n’avaient obtenu une triade aussi parfaite que la nôtre. Et tu en es le fleuron, Dua. Oui, le fleuron. Tu fus autrefois la médiane de la triade de Losten. Il fut donc en partie ton Parental. Il savait ce que tu valais et c’est pourquoi il t’a amenée à Tritt et à moi.
Dua se redressa et dit d’une voix presque normale :
— Odeen, serais-tu en train d’inventer tout cela pour m’amadouer ?
— Non, Dua, fit Tritt intervenant. Il a raison. Je ne saurais dire exactement en quoi, mais je sens qu’il a raison.
— Tu vois, Dua, fit Odeen. Toi aussi tu te rendras à mes raisons. Ne commences-tu pas à te souvenir d’avoir été un Solide au cours de nos fusions ? Ne veux-tu pas que nous nous interpénétrions pour la dernière fois ? Oui, pour la dernière fois ?
Il la souleva. Elle était fiévreuse, et bien que se débattant, elle ne se mit pas moins à s’épandre.
— Si ce que tu dis est vrai, Odeen, fit-elle haletante, si nous devons finir par former un Solide, alors il me semble, d’après ce que tu dis, que nous serons un Solide appelé à jouer un rôle important. Est-ce bien ça ?
— Le plus important de tous. Le meilleur qui ait été jamais joué… Tritt mets-toi là. Ce n’est pas un adieu, Tritt. Nous resterons ensemble, comme nous l’avons toujours désiré. Et Dua aussi. Oui, Dua, toi aussi.
— Nous persuaderons alors Estwald que la Pompe doit cesser de fonctionner, dit Dua. Nous l’obligerons à…
Déjà ils commençaient à s’interpénétrer. Un à un les Solides revinrent au moment crucial. Odeen les perçut vaguement, car déjà il commençait de se fondre en Dua.
Ce ne fut pas comme les autres fois ; ils éprouvèrent non un plaisir aigu, mais une joie profonde et apaisante. Il se sentit devenir partie de Dua et tous deux, les sens aiguisés, devenir les maîtres du monde. Les Pompes à Positons fonctionnaient toujours et lui et elle se demandèrent pourquoi elles fonctionnaient encore.
Il était Tritt aussi et un amer sentiment de perte emplit leur esprit à tous trois. Oh ! mes petits !…
Et il poussa un cri, un dernier cri en tant qu’Odeen, mais c’était également le cri de Dua.
— Non, nous ne pouvons pas obliger Estwald… nous sommes Estwald. Nous…
Ce cri, c’était Dua qui l’avait poussé, mais ce ne fut pas Dua qui se tut, car il n’y avait plus de Dua. Il n’y aurait plus jamais de Dua. Ni d’Odeen. Ni de Tritt.
Estwald s’avança et dit tristement, au moyen d’ondes vibratoires, aux Solides qui attendaient :
— Je suis désormais définitivement avec vous, et une grande tâche nous attend…