Nous avons vu au cours des premières décennies de ce siècle les élites financières du monde se détacher progressivement des loyautés nationales. Les riches ont appris à se considérer avant tout comme apatrides, comme citoyens de la République du Patrimoine, pendant que nous autres nous cramponnions à notre bon vieux patriotisme. À présent, les masses (ou une fraction de celles-ci) ont découvert leur propre système de loyalisme postnational. Elles préfèrent payer la dîme à leurs sodalités plutôt que des impôts et aiment un tout petit peu plus leurs camarades de tranche que leurs voisins. Si cette tendance semble inoffensive, attendez de voir. Elle devrait inquiéter les politiciens. Et les activistes. Et les 1 % fortunés apatrides, qui ne sont plus assurés de pouvoir continuer à peser sur le processus législatif.
Une chose qu’offrait traditionnellement l’Église, contrairement à la société séculaire, c’est la confrérie : un ensemble de valeurs partagées, ainsi qu’une heure et un endroit pour les dévotions des fidèles. Si ce n’est pas l’essence de la foi, il s’agit là de son échafaudage essentiel. Sauf que les nouvelles communautés séculaires — les groupes d’Affinités — commencent à grignoter le monopole de la foi sur la confrérie. Les statistiques montrent que plus les Affinités croissent, plus les gens s’éloignent des communautés dogmatiques traditionnelles. Ce qui nous oblige à nous poser cette question : s’agit-il d’une technologie sociale bénigne, ou de quelque chose de plus sinistre… une contre-confrérie, une Église dépouillée de toute divinité, une congrégation n’ayant rien à adorer qu’elle-même ?
La question de savoir si les Affinités rendent les gens heureux risque de nous faire perdre de vue qu’elles les rendent plus riches.
Les événements qui suivent se sont produits sept ans plus tard, dans le sud de la Colombie-Britannique, sur une deux-voies qui reliait une cité balnéaire appelée Perry’s Point à l’autoroute Okanagan. Nous étions trois à l’emprunter en direction de Vancouver. Damian Levay tenait le volant. Amanda était installée sur le siège passager. Quant à moi, à l’arrière, je regardais les branches de pin défiler à toute allure derrière les fenêtres voilées de pluie.
Chaussée mouillée, virages, pentes fortes. Amanda avait demandé deux fois à Damian de ralentir, mais il n’avait qu’à peine levé le pied. Il transportait plusieurs gigas de données de contrebande dans sa poche de chemise et n’ignorait pas que certaines personnes désiraient l’en débarrasser. Nous avons donc pris à vitesse peu judicieuse un virage dans le jour faiblissant, et quand les phares ont révélé une Toyota jaune arrêtée sur le bas-côté, Damian a fait une embardée pour l’éviter. Ce n’est qu’une fraction de seconde plus tard qu’il a vu la femme et l’enfant en train de traverser devant nous.
Il a écrasé les freins, la voiture a chassé par l’arrière, et s’il a évité une collision frontale avec l’un ou l’autre des deux piétons, ce dérapage risquait de les faucher et de les envoyer rouler au bas du remblai. Aussi a-t-il relâché les freins en braquant, ce qui nous a précipités vers la pente boisée à gauche de la route. J’ai eu au passage comme un instantané du visage de la femme à quelques centimètres de la vitre : de grands yeux, une peau pâle, une cascade de cheveux noirs trempés. Damian a freiné à nouveau et réussi à perdre un peu d’inertie avant que l’automobile arrache un pin de Murray avec une violence suffisante pour déclencher les airbags.
Je me souviens ensuite d’une odeur d’étoffe brûlante et de poudre de talc. Mon visage m’élançait et mon épaule gauche me donnait l’impression que j’avais voulu faire un plaquage à un bloc de béton. J’ai ouvert les yeux, inquiet pour Amanda.
Je l’ai vue devant moi, ahurie mais indemne. Elle s’est tournée vers la gauche. « Damian ? »
Étalé sur le volant, Damian a relevé la tête en entendant son nom. Il avait du sang autour du nez et de la bouche. « Vais bien », a-t-il dit.
Amanda s’est penchée pour couper le moteur. Sa portière était coincée par le tronc de l’arbre que nous avions percuté. « Adam, aide-moi à le sortir. »
J’ai réussi à descendre sous la pluie battante. J’ai ouvert la portière conducteur et, mon épaule sous l’aisselle de Damian, l’ai extrait du véhicule. Il arrivait à tenir debout, mais en s’appuyant au capot. Il s’est touché la tête. « Ça tourne. »
Amanda est sortie du même côté, et comme la voiture ne semblait pas risquer de prendre feu — seul le flanc droit paraissait endommagé —, nous avons aidé Damian à s’allonger sur la banquette arrière.
« Ce n’était pas lui le conducteur, a dit Amanda.
— Pardon ?
— Écoute. La police de la route ne va pas tarder. Le moindre démêlé de Damian avec la justice nous rendra vulnérables. Donc je vais le débarbouiller et, quand la police ou les secours arriveront, je dirai que c’est moi qui conduisais. Tu confirmeras, d’accord ? »
Damian avait (littéralement !) dans la poche l’avenir de toute l’Affinité Tau — peut-être même celui de toutes les Affinités —, et les deux ou trois verres qu’il avait bus avec Meir Klein pourraient compliquer la situation si les flics testaient son taux d’alcoolémie. « D’accord. Mais c’était moi qui conduisais, pas toi. »
Elle y a réfléchi quelques instants avant de hocher la tête. Amanda avait été arrêtée deux ou trois fois pour conduite en état d’ivresse à l’époque où elle n’était pas encore tau. J’avais un casier vierge, pas un gramme d’alcool dans le sang, et de nous trois, j’étais celui qui faisait le travail le moins indispensable. « Très bien, Adam. Tu devrais peut-être aller parler à cette femme qu’on a failli écraser. »
Je suis donc parti vers la Toyota jaune. La femme était assise à l’intérieur, portière ouverte. Elle m’a regardé arriver, bras maigres croisés sur la poitrine, bouche pincée. L’enfant était à l’arrière, deux yeux solennels sous un chapeau de pluie orange tombant. Elle était habillée comme il faut pour le temps qu’il faisait, mais sa mère, s’il s’agissait bien de sa mère, portait un pull en laine marron qui ressemblait au pelage d’un airedale terrier trempé. J’ai demandé si tout le monde allait bien.
Elle m’a considéré froidement. « À peu près. Ce n’est pas passé loin. Mais aucun dégât.
— Tant mieux.
— J’avais appelé une dépanneuse avant que vous débouchiez du virage. Je crois que ma boîte de vitesses est foutue. C’est pour ça qu’on s’est arrêtées. On est là depuis vingt minutes. Vous avez des blessés, vous ? J’ai déjà contacté police secours.
— Non, pas de blessés.
— Vous êtes sûr ? Vous n’arrêtez pas de vous frotter l’épaule.
— Une entorse, peut-être. » J’ai baissé les yeux sur ses pieds. « Mais vous saignez. »
Elle a suivi mon regard. Puis a relevé une jambe de son jean, dévoilant une entaille ensanglantée sur son mollet. « Mon Dieu, je n’ai rien senti. Je veux dire, j’ai eu l’impression que votre voiture me frôlait la jambe, mais il faut croire que quelque chose l’a touchée… »
Sans doute le pare-chocs arrière, qui saillait un peu du châssis à cause d’une patte manquante à la jonction avec le logement de roue. « Il faut que vous appuyiez dessus… »
Elle a fouillé dans son sac à main pour en sortir un paquet de Kleenex. Je l’ai dévisagée pendant qu’elle épongeait le sang. Je cherchais à évaluer sa bonne foi, même si, contrairement à celles d’un Tau, les motivations d’un non-Tau me restaient indéchiffrables. Bien entendu, elle pouvait être elle-même tau… mais mon intuition me soufflait que non.
Sa blessure à la jambe, bénigne, pouvait malgré tout justifier une demande d’indemnité si la femme se sentait en droit d’exiger un dédommagement. « Ne vous inquiétez pas, a-t-elle dit en me devinant apparemment mieux que je n’arrivais à la deviner, ce n’était pas votre faute. Même si vous et vos copains avez pris le virage plutôt vite.
— Je m’appelle Adam Fisk.
— Et moi Rachel. Rachel Ragland. À l’arrière, c’est Suze.
— Coucou, Suze. »
La fillette de six ou sept ans était aussi blonde que sa mère était brune. Elle s’est écartée de la fenêtre, timide, mais le sourire aux lèvres.
« Votre conducteur va bien, vraiment ? » a demandé Rachel.
Je me suis retourné vers l’endroit où Amanda s’occupait de Damian. « Rien qu’une bosse. Mais c’est moi qui conduisais.
— Pas du tout.
— Si.
— Ah. C’est donc ce que je suis censée raconter aux flics ?
— Évidemment, puisque c’est la vérité. »
Rachel a roulé des yeux. « Bon, d’accord. C’est ce qu’on leur dira. »
Damian avait énormément saigné du nez — son bouc avait pris une couleur rouille —, mais il tenait assis quand j’ai regagné notre voiture. « Les secours vont sans doute m’hospitaliser pour observation, s’ils pensent que j’ai une commotion…
— Peut-être qu’ils le feront, et peut-être que tu en as une.
— … et je ne veux pas que ce truc reste coincé dans un casier d’hôpital. » Il a donné la clé de stockage contenant les données de Meir Klein à Amanda, qui l’a fourrée dans son sac.
Elle s’est ensuite tournée vers moi. « Alors qu’est-ce que ça donne, avec l’autre véhicule ? »
Je lui ai raconté Rachel Ragland.
« Elle va faire des histoires, tu crois ?
— Je n’en ai pas l’impression.
— Tu penses qu’elle a une Affinité ? »
On arrive parfois à le sentir. Certaines personnes aiment faire savoir leur affiliation, et InterAlia avait vendu les droits commerciaux sur les pin’s, les tatouages et les tee-shirts. On ne voyait aucun de ces signes évidents sur Rachel et j’étais quasiment certain qu’elle n’était pas tau, évaluée ou potentielle, mais je ne pouvais pas en dire davantage.
« Tant pis pour nous, a conclu Amanda.
— Pas forcément. Elle semble raisonnable. Elle a une petite fille.
— Ça ne prouve rien. »
Amanda se méfiait des gens sans Affinité. Et elle n’avait pas forcément tort, vu ce que nous avait raconté Meir Klein. Vu ce que l’avenir nous réservait.
Klein, bien entendu, était l’inventeur des Affinités.
Plus de dix ans auparavant, il avait abandonné une brillante carrière universitaire dans les neurosciences et la téléodynamique pour travailler chez InterAlia Inc. À l’époque, c’était une société d’exploration de données commerciales établie à Camden, dans le New Jersey, qui vivotait en mettant au point des stratégies marketing basées sur des algorithmes évolutionnaires afin de récupérer « des marges commerciales inexploitées » pour sa clientèle d’entreprises. Trois ans après avoir embauché Klein, InterAlia ouvrait ses premiers centres d’évaluation d’Affinité à Los Angeles, Seattle, Taos et Manhattan.
Cette activité avait peu à peu pris de l’ampleur, mais au moment où j’avais passé mon évaluation, les Affinités étaient devenues une part significative du chiffre d’affaires d’InterAlia et, un an plus tard, la division de Meir Klein constituait de loin la principale source de revenus de la société. Quant à Klein, à qui son contrat d’embauche avait octroyé un important paquet d’actions, il était tranquillement devenu riche.
Il avait pourtant disparu depuis un peu plus d’un an en coupant tout lien avec InterAlia. Sans qu’aucune explication publique soit donnée, mais d’après le Wall Street Journal, il avait signé un accord de confidentialité bourré de termes juridiques et promis à ses ex-employeurs de ne plus mener de recherches sur le socionome humain susceptibles de faire concurrence à leurs intérêts. La plupart d’entre nous supposaient qu’il avait tout simplement pris sa retraite. D’où notre stupéfaction quand Damian avait reçu, remise en mains propres, une invitation signée par Meir Klein lui-même.
Nous assistions alors au Potlatch Nord-Américain Toutes Affinités annuel, organisé cette année-là à Vancouver : plus de cinquante mille délégués de tranches de tout le continent entassés dans le centre de congrès de la ville et les hôtels avoisinants. Le mot remis à Damian dans sa chambre d’hôtel était provocant et mystérieux — Il est de la plus haute importance que nous nous rencontrions pour discuter de l’avenir de Tau — mais il était écrit sur du papier à en-tête de Klein et incluait un numéro de téléphone : après un bref coup de fil, Damian s’est dit convaincu de l’authenticité de l’invitation.
Si Meir Klein voulait parler à un Tau important, rien d’étonnant à ce qu’il choisisse Damian. Les Affinités n’avaient aucune hiérarchie officielle et les règles fixées par InterAlia stipulaient que les tranches étaient créées égales : les sodalités nationales ne servaient qu’à organiser des activités et centraliser le maintien des sites web et listes d’adresses. Pas plus que n’importe quelle Affinité, Tau n’avait de président, de conseil d’administration ou de comité directeur, à part les conseillers politiques employés directement par InterAlia. Mais dans les Affinités, tout était affaire de coopération et d’organisation. Et plus que n’importe quel Tau du continent, Damian avait été un inlassable organisateur. Brillant avocat d’affaires à son arrivée dans l’Affinité, il n’avait pas tardé à mettre en place des produits financiers pour les Taus : des caisses de retraite, des portefeuilles de placement, des fonds en fidéicommis. Sa réputation s’était peu à peu étendue de notre branche au réseau tau de Toronto, puis à toute la sodalité nationale, et il ne lui avait pas fallu longtemps pour embaucher une petite armée de comptables et d’experts financiers (tous taus) pour gérer l’énorme volume de travail. Il en était sorti TauBourse, la première personne morale cotée basée sur les Affinités. Et la première entreprise à base d’Affinités qu’InterAlia attaquait en justice pour empêcher que quelqu’un tire profit, même indirectement, d’une institution dont les droits de propriété intellectuelle lui appartenaient.
L’affaire était toujours entre les mains de la justice. Damian la considérait comme une tentative d’InterAlia de contrôler plus étroitement les Affinités, perspective qui l’avait toujours inquiété, aussi avait-il lancé quelques mois plus tôt un projet dont on avait beaucoup moins parlé : un débriefing systématique des évaluations affinitaires passées par les Taus, le but étant d’en comprendre le fonctionnement interne. En gros, il voulait craquer le code neural et analytique qui identifiait les Taus. Ce qui constituait bel et bien une violation flagrante de la propriété intellectuelle d’InterAlia et expliquait pourquoi nous restions discrets sur le sujet. Mais vu l’importance que nous avions les uns pour les autres, nous ne pouvions envisager de laisser ces outils enfermés par le droit des sociétés. Les protocoles de test constituaient la clé de notre identité. C’était eux qui nous avaient permis de nous découvrir une proto-appartenance ethnique. Si nous ne les contrôlions pas, comment savoir qu’ils ne seraient pas modifiés ou mal gérés ?
Klein n’avait pas dit de quoi il voulait parler, mais Damian pensait que cela avait un rapport avec les codes taus. Nous ne savions toutefois pas trop si Klein voulait nous réprimander, nous prévenir, nous menacer ou nous aider.
Un peu de chaque, allions-nous découvrir.
L’adresse que nous avait communiquée Klein correspondait à un hôtel particulier de trois étages en habit de chalet rustique. Si grand qu’on aurait pu y loger les passagers de plusieurs cars, mais où ne résidaient à ma connaissance que Klein et son personnel, dont il était impossible de connaître la taille. La meilleure réponse était sans doute « beaucoup », dont le type venu à la rencontre de notre voiture (on aurait dit un ancien marine boudiné par son short kaki et sa chemise de flanelle), celui qui surveillait le hall d’entrée (même apparence) la femme qui nous a conduits dans une pièce avec un mur en verre permettant d’admirer les rives immaculées du lac Sanina, puis nous a proposé des canapés sur un plateau d’argent. Il y avait sûrement d’autres employés que nous n’avons pas vus.
Nous avions pris place depuis quelques minutes sur le divan quand Klein est entré d’un pas tranquille dans la pièce. Il approchait des soixante-dix ans et était davantage intimidant par son intelligence et sa réputation que par sa présence physique qui le rendaient. Il portait une chemise blanche au col ouvert et un jean serré à la taille par une coûteuse ceinture en cuir. Il avait la tête rasée, le visage buriné et finement ridé. Il n’a émis aucune objection à notre présence, à Amanda et moi — un aussi fin connaisseur de la dynamique tau devait s’attendre à ce que Damian vienne accompagné —, mais ne nous a guère prêté attention une fois les présentations faites.
Il n’y a pas eu de bavardage superflu. Il s’est installé dans un fauteuil et a regardé Damian d’un air solennel. « Je me suis lancé il y a plus de trente ans dans l’œuvre de ma vie. À l’époque, on commençait juste à se servir de modélisations informatiques en téléodynamique cognitive et sociale. Je ne saurais vous dire à quel point était excitante cette proximité avec tout un nouvel éventail de connaissances humaines… »
Et ainsi de suite. On aurait dit qu’il prenait Damian pour un biographe. Mais il ne nous racontait rien que nous ne sachions déjà. Quand Klein s’est tu pour boire quelques gorgées d’eau, Damian a dit : « Votre invitation… en fait, je me demande évidemment si… »
Klein a incliné la tête. « Vous voudriez que je me dépêche d’en venir au fait ?
— Monsieur, c’est pour moi un grand honneur d’être là. Je cherche juste à m’assurer que je ne passe pas à côté de ce fait.
— Et moi, que vous le comprenez. Très bien. Nous pourrons revenir sur les détails plus tard. Le nœud de l’affaire est le suivant. »
Il a sorti un mouchoir de sa poche de chemise pour se vider le nez longuement et avec bruit. J’ai pensé à la tête d’Amanda quand elle se retenait de rire. J’ai évité de la regarder, car j’étais à peu près sûr qu’elle la faisait à ce moment-là.
Klein a examiné, replié et rempoché son mouchoir. « Mes tout derniers modèles laissent penser que nous sommes à l’aube d’une révolution sans précédent dans la dynamique sociale humaine. Cette révolution repose sur la technologie, et les Affinités en sont l’avant-garde. Nous effectuons traditionnellement les tests affinitaires avec des ordinateurs mainframe et des algorithmes analytiques complexes, mais de nos jours, on peut faire tenir à peu près toutes ces fonctions sur un seul microprocesseur. Ajoutez-y cinq ou six capteurs plus un dispositif vidéo, et n’importe quel smartphone ou tablette pourra faire tourner l’application. Ils le savent bien, à InterAlia, et ça les terrorise. L’évaluation d’Affinité pour trois fois rien ! Ça démocratiserait complètement le processus. Et les mettrait sur la paille.
— Le processus devrait être démocratisé, a dit Damian. Mais tant qu’InterAlia reste propriétaire des protocoles…
— Leurs droits sur les algorithmes et la méthodologie ne sont qu’une barrière légale. Vous vous rappelez ce que disaient les gens ? L’information veut être libre. Dès que les paramètres de test et les algorithmes de tri seront rendus publics, qu’InterAlia possède ou non ces droits n’aura plus vraiment d’importance. Pour dire les choses carrément : leurs copyrights et autres ne vaudront plus que tchi. »
Avec son léger accent, le dernier mot ressemblait un peu à « tsi ».
« Vous croyez que ça a une chance de se produire ? »
La question a semblé surprendre Klein. « Oh, je vous garantis que ça se produira. Parce que, voyez-vous, j’ai bien l’intention de faire ce qu’il faut pour ! »
Et sur cette déclaration, il nous a invités à dîner.
Pendant le repas, Klein s’est montré plus ouvertement humain. Les plats étaient impeccablement présentés, apportés par des domestiques rivalisant d’aisance et de professionnalisme, mais Klein a mangé comme quelqu’un qui vit seul. Il s’est surtout servi de sa fourchette et de ses doigts et a terminé sa salade avec un morceau d’endive dégoulinant d’huile sur son col de chemise. Il nous a raconté ses souvenirs de jeunesse, quand il traînait à Tel-Aviv sur l’avenue Dizengoff, « à l’époque où ce n’était pas trop compliqué d’être juif laïque en Israël ». Il a obtenu de Damian quelques histoires en échange. J’avais très peu entendu Damian évoquer sa vie pré-Tau, mais il nous a parlé de ses études à l’université de Toronto. Bien sûr, en réalité, les deux hommes étaient en train de se jauger.
Amanda a eu le courage de demander à Klein s’il avait lui-même passé l’évaluation qu’il avait mise au point… avait-il lui-même une Affinité ?
La question l’a fait sourire. « Non.
— Vous n’avez jamais eu envie de savoir ?
— Si, mais je craignais que mes connaissances faussent la donne. Je voulais rester objectif. Et ça a fini par commencer à ressembler à un conflit d’intérêts en puissance, dans la mesure où j’étais capable d’influer sur les orientations d’InterAlia. Maintenant, il est beaucoup trop tard, bien entendu.
— Trop tard pour vous tester ? Pourquoi ? Il n’y a pas de limite d’âge, il me semble ?
— Parce que j’ai un cancer, a répondu Klein sans emphase. Et pas du genre dont on peut guérir. Un cancer généralisé. Si j’allais dans une tranche, mademoiselle Mehta, je n’en ferais qu’un service palliatif. Et je m’y refuse. »
Il y a eu un silence gêné. « Je suis désolée…, a dit Amanda.
— Ne me faites pas l’insulte de vous excuser, s’il vous plaît.
— Et… je ne peux parler que pour ma propre Affinité, mais n’importe quelle tranche tau vous ferait bon accueil, n’importe quand et dans n’importe quelles circonstances. Nous ne rechignons pas à nous aider les uns les autres. Même dans des circonstances extrêmes. En fait, on est plutôt doués pour ça.
— Je le sais, bien sûr, a doucement dit Klein. Merci, mais ce n’est pas ce que je veux. »
Un domestique a emporté nos assiettes et est revenu avec quatre bols en verre taillé contenant une portion parfaitement sphérique de sorbet au citron, dans laquelle un biscuit à la cuiller se dressait comme le mât d’un voilier. Nous les avons regardés fixement.
Damian a tenté de réorienter la conversation. « Vous savez sûrement que rendre les protocoles d’Affinités publics aura des conséquences imprévisibles.
— Elles sont au contraire tout à fait prévisibles. Je les ai prévues. Mais nous pourrons en parler demain matin. Je suis fatigué. Vous avez apporté le nécessaire pour passer la nuit ici ? Alors je vous en prie, continuez la soirée à votre guise. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, demandez au personnel. Le moment venu, il vous montrera vos chambres. »
Un des assistants nous a accompagnés ce soir-là jusqu’à nos chambres, trois pièces en enfilade dans un large couloir. Mais deux nous suffisaient.
J’ai dormi seul. Amanda, comme elle le faisait depuis quelque temps, a passé la nuit avec Damian.
Le lendemain matin, nous nous sommes retrouvés tous les trois dans la grande cuisine de Klein. Il avait laissé comme consigne au personnel de nous préparer le petit déjeuner de notre choix, sauf si nous préférions piller le réfrigérateur pour faire nous-mêmes la cuisine. Nous avons donc improvisé des œufs, du pain grillé et du café, après quoi Damian est allé se promener près du lac. Par la baie vitrée de la pièce principale, Amanda et moi l’avons aperçu de temps en temps près du hangar à bateaux, la tête levée pour vérifier qu’il n’allait pas se mettre à pleuvoir.
À l’endroit où Amanda était assise, la fenêtre lui faisait un cadre. Une des domestiques nous a informés que Klein serait disponible dans une soixantaine de minutes, pouvait-elle nous être utile en quoi que ce soit dans l’intervalle ?
Je lui ai demandé de m’apporter du papier et un crayon. « Du papier ordinaire, non ligné.
— Pour prendre des notes ? m’a demandé Amanda.
— Pour dessiner. »
L’assistante est revenue avec du papier, un choix de crayons taillés et une planchette à pince.
« Dessiner quoi ?
— Toi, si tu n’as rien contre. »
Elle a souri. « Ça faisait longtemps que ça ne t’était pas arrivé. »
J’ai marmonné un truc sur la lumière, qui était vraiment saisissante : la fluorescence clinique des lumières de la demeure opposée aux nuages gris et maussades derrière la vitre. Mais, oui, ça faisait longtemps. Le plaisir en l’occurrence consistait à reproduire le contraste entre Amanda et le chaos de nuages autour d’elle, et ce sans couleurs, rien qu’en tons de gris. Je pense qu’elle a apprécié l’attention, mais son regard ne cessait de se laisser attirer par la fenêtre. Par Damian debout sur la jetée, en attente, plongé dans ses pensées.
Le fait est que nous aimions tous deux Damian. Mais seule Amanda couchait avec lui.
« Tu me le montreras, quand t’auras fini ? »
J’ai répondu que oui. Mais pas avant. Mamie Fisk s’était toujours moquée de la jalousie avec laquelle je protégeais mon travail : l’air sur mes gardes, la main sur le papier quand elle passait. Elle ne comprenait pas que je ne puisse pas partager un dessin tant que je ne l’avais pas terminé. Avant qu’il soit fini, il était à moi et uniquement à moi.
Meir Klein a rejoint Damian sur la jetée. Nous les avons vus discuter en remontant vers la maison, Damian se retenant pour ne pas distancer Klein qui avançait à pas prudents et pesants. Ils sont entrés par une porte non loin de nous et Damian a conduit Klein dans la pièce où nous nous trouvions, Amanda et moi. Je crois qu’il voulait être sûr que nous entendions au moins une partie de ce qu’il disait.
Étonnamment, on aurait dit un cours d’entomologie. Klein parlait d’« eusocialité », la capacité de certaines espèces d’insectes à coopérer. Exemple classique : les insectes sociaux comme les abeilles et les fourmis. Par comparaison, les êtres humains paraissaient de bien piètres coopérateurs : nous nous faisions concurrence, nous nous disputions parfois jusqu’à la mort de maigres ressources. Sauf que l’histoire ne se limite pas à ça. Nous coopérons en réalité plus efficacement encore que les insectes (qui ont eux aussi leurs guerres et combats mortels), et notre génie pour la collaboration nous a permis de connaître une réussite unique en tant qu’espèce. Les hiérarchies des insectes sont rigides et catégoriques, celles des humains sont fluides et la participation d’un individu ne se limite pas forcément à une seule d’entre elles. Plus ces hiérarchies multiplexes sont flexibles et comptent de couches, plus une culture humaine a tendance à prospérer. La coopération est omniprésente, partie si profondément intégrante de notre nature qu’elle en devient presque invisible : nous n’en voyons que les déplorables exceptions, le crime, la corruption et l’oppression.
L’alphabétisation, l’imprimerie, le voyage à grande vitesse et les communications instantanées : toutes ces technologies avaient développé et amélioré le génie humain de la collaboration, a dit Klein. « Et nous voilà à présent confrontés à une technologie qui aborde directement l’eusocialité humaine. »
J’ai pensé qu’il parlait des Affinités. Sauf qu’il parlait de bien davantage.
« Les Affinités ont été la première application produite par la science de la téléodynamique sociale. Mais de récentes modélisations laissent penser qu’elles constituent seulement une des multiples formes possibles de coopération humaine améliorée… qu’il existe tout un espace de phases de réseaux sociaux potentiels resté inexploité. »
Damian a profité de ce que Klein reprenait son souffle : « Et ce n’est pas bien ?
— Intrinsèquement, rien de grave, mais ça pose deux problèmes potentiels, l’un fondamental, l’autre pratique.
« Le fondamental étant que la coopération est une arme à double tranchant. Nous coopérons parfois afin de donner à notre propre groupe un avantage sur les autres. Considérez ça comme de la coopération prédatrice. On peut l’améliorer technologiquement elle aussi, ce qui signifie des gains à court terme pour certains, mais une perte nette d’efficacité combinée. Ça peut également conduire à une espèce de course aux armements dans laquelle elle devient un prérequis à la survie d’un groupe. Dans ce cas les résultats peuvent être meurtriers.
« Le problème pratique est que nous ouvrons la porte à une cascade, un torrent, un tsunami de changement politique, culturel et économique. Personne n’y est préparé ! Il se peut qu’un tas d’institutions existantes s’écroulent. Qu’apparaissent de toutes nouvelles loyautés et de tout nouveaux systèmes de loyauté. Et sans contraintes, nous risquons d’aller vers un état de guerre perpétuelle entre des sodalités concurrentes. »
Guerre de tranches, ai-je pensé, mais la blague n’avait pas l’air drôle.
« Pire, a continué Klein, cela se produit à un moment critique de l’histoire de l’humanité. Vous n’ignorez pas les problèmes que nous affrontons, qui vont du changement climatique à la faim dans le monde en passant par les inégalités économiques. Des problèmes auxquels il est facile de donner un nom mais qu’il est quasiment impossible de résoudre, parce qu’ils demandent une collaboration planétaire que notre espèce ne maîtrise pas encore. InterAlia a vendu les Affinités comme un produit commercial, une façon de se faire des amis, genre club ou site de rencontres. Mais elles ont toujours été davantage que ça. Par conception. Parce qu’elles concentrent le potentiel de coopération humain, elles conduisent potentiellement au genre de travail qui pourrait sauver notre planète ravagée. Mais elles ne peuvent le faire qu’en restant structurellement saines, à l’intérieur du cadre que j’ai créé pour InterAlia.
— Vous détruiriez ce cadre en publiant vos recherches, non ? a demandé Damian.
— J’espère au contraire le préserver. » Klein s’était mis à marcher de long en large, comme si une sorte d’énergie pétillante se propageait dans son corps fragile. « La crise est déjà inévitable. Le modèle d’entreprise des Affinités ne fonctionne plus. J’ai été le premier à faire ce travail, mais d’autres spécialistes en dynamique sociale suivent un chemin similaire. Sans les efforts d’InterAlia pour l’en empêcher, il aurait déjà été bien davantage publié. Donc, voilà mon plan : au cours des six prochains mois, j’ai l’intention de rendre publics les principaux résultats de mes recherches. D’après ce que j’ai vu dans les revues et sur Internet, d’ici là, la majeure partie en sera un secret de polichinelle. InterAlia croit pouvoir circonscrire les fuites qui ont déjà eu lieu, mais InterAlia se trompe. De toute manière, je veux que vous ayez à l’avance les meilleures données disponibles. Et par vous, je veux bien entendu parler de l’Affinité Tau. »
Damian a cillé. Je me suis dit qu’il devait avoir du mal à digérer tout cela. Moi, en tout cas, j’avais du mal. « Pourquoi Tau ?
— Sans InterAlia, chacune des Affinités doit devenir autonome et l’une d’elles devra endosser le rôle de primus inter pares : de premier entre égaux.
— Vous pensez que Tau en est capable ?
— Vous avez déjà fait davantage pour vous-mêmes que n’importe quelle autre Affinité. Vous avez donné naissance à des systèmes complexes et robustes d’entraide. Vous avez créé des institutions comme TauBourse. Les gains de productivité et d’enrichissement de vos membres sont statistiquement sans précédent. Tau est un modèle de ce que peuvent devenir les Affinités… ce qu’elles doivent devenir, si elles veulent survivre à la crise prochaine. »
C’est Amanda qui a demandé : « Mais qu’est-ce qu’on est censés faire au juste ?
— Maîtriser votre Affinité, et vous devenez un modèle pour les autres. Je peux vous y aider. Pour le reste, il vous reviendra de décider de quelle manière procéder. »
J’ai continué à dessiner pendant que Klein parlait, presque par réflexe. Amanda ne posait plus, ce qui la rendait plus intéressante en tant que sujet.
La première ébauche avait insisté sur le contraste entre son regard pensif et son sourire dérobé, comme des mouchetures de nuage et de soleil. Il y avait en elle un enjouement à la fois extrêmement attirant et extrêmement tau : celui de qui s’est libéré des conventions et des malentendus. Notre relation n’avait jamais été exclusive, et même si nous finissions inévitablement par nous remettre ensemble, nous avions passé beaucoup de temps dans d’autres lits. C’était un des petits miracles que Tau rendait possibles. Notre tranche n’était pas l’utopie, il y avait eu des crises de jalousie entre membres et je n’étais moi-même pas complètement étranger à ce sentiment… mais en tant que Taus, nous savions nous apporter réconfort et dérivatif l’un à l’autre quand nous avions besoin que quelqu’un nous remonte le moral et nous change les idées. Je n’étais que superficiellement (et, me disais-je, temporairement) déçu qu’Amanda et Damian soient devenus amants.
Et je n’en étais pas surpris. Ma relation avec Amanda était toute d’art et d’eros, mais Damian en appelait à une facette d’Amanda qu’elle me dévoilait rarement : son engagement politique total envers Tau. Pour elle, notre Affinité était non seulement une identité, mais une cause. Si Amanda avait fui sa famille biologique et toutes les mornes aspirations à la respectabilité caractéristiques des immigrants, son sens du devoir n’était que refoulé et non véritablement éliminé. Elle l’avait réaffecté à son Affinité.
Et Damian partageait cette intensité de concentration sur l’objectif. Elle était attirée par lui comme par une flamme et on ne pouvait nier l’éclat avec lequel il brillait. Il faisait partie du cercle de Taus motivés et effroyablement intelligents qui avaient transformé notre Affinité en compagnie financière, sorti des Taus de la pauvreté et lancé des entreprises commerciales taus dans tout le continent. Il était à présent délégué de sodalité, ce qui signifiait qu’il fréquentait des Taus d’un peu partout dans le monde qui partageaient sa vision des choses. Il n’avait ni rang ni titre — nous n’étions pas comme les Hets amateurs de hiérarchies figées —, mais il était devenu un des quelques Taus nord-américains qui pouvaient parler en notre nom à tous. Quand Damian avait commencé à se consacrer à temps plein à Tau, il avait recruté des assistants dans ses tranches locales et Amanda avait sauté sur l’occasion de travailler à ses côtés. Moi aussi, mais pour des raisons peut-être pas tout à fait aussi pures.
Mon dessin d’Amanda devant la fenêtre est donc devenu un dessin d’Amanda buvant les paroles de Damian et de Meir Klein. J’ai dû enlever une partie de la lumière sur son visage et épaissir les ombres, ce qui a amélioré le résultat tout en le rendant moins satisfaisant. Elle regardait avec inquiétude hors de la page, presque comme si les nuages étaient entrés dans la pièce. Soudain, j’ai voulu retrouver la version précédente, mais c’était impossible. Quand j’ai estompé les lignes pour les adoucir, cela a été comme si Amanda commençait à disparaître.
Pour finir, Klein nous a remis une clé de stockage contenant quelques gigaoctets de données, clé que Damian a acceptée avec la gravité requise.
Klein a ensuite pris un appel de ses avocats. Quelques phrases qu’il avait prononcées l’année précédente au cours d’une conférence à Shanghai violaient apparemment son obligation de confidentialité, aux yeux d’InterAlia. Ses conseillers juridiques venaient en discuter avec lui, aussi avons-nous été rapidement et cérémonieusement congédiés. Klein nous a assuré qu’il ne tarderait pas à reprendre contact.
Il nous a dit au revoir près de la voiture. Il nous a serré la main avec un sourire bienveillant, à Amanda et moi, mais il m’a tout à coup eu l’air étonnamment petit, entouré de domestiques mais sans véritables parents ou amis.
J’ai donné mon dessin à Amanda alors que nous partions. Elle l’a regardé, a souri distraitement et l’a posé sur ses genoux.
Une ambulance est arrivée avec deux véhicules de service et de maintenance. Nous avons raconté notre version des faits, Rachel Ragland a donné la sienne. Les ambulanciers ont tenu à emmener Damian pour le placer en observation, malgré ses protestations. Au moment où ils le glissaient à l’intérieur de leur véhicule sur un brancard dont il pouvait parfaitement se passer, Amanda a proposé de l’accompagner à l’hôpital à Kelowna.
« Non, reste avec la voiture, a dit Damian. Reste avec Adam. » Les données étaient en sécurité dans le sac à main d’Amanda.
Nous avons donc partagé un parapluie en attendant la dépanneuse. Amanda s’était déjà arrangée pour qu’un membre d’une tranche de Kelowna vienne nous chercher au garage. Elle s’accrochait à mon bras quand elle a aperçu mon dessin, que le vent avait sorti de la voiture et déposé au bord de la chaussée. Elle s’est mise à genoux pour essayer de le décoller du bitume, mais le papier détrempé s’est déchiré entre ses doigts. Elle m’a regardé d’un air coupable. « Il est foutu ! Je suis vraiment désolée.
— Pas grave, ai-je répondu. Il n’était pas très bon. »
Le colloque pan-Affinité d’une semaine se terminait, mais Damian nous a demandé, à Amanda et moi, de rester à Vancouver pour l’aider à organiser l’analyse des données de Klein. Nous nous sommes réparti le travail : Amanda devait réunir des Taus capables de comprendre les mathématiques, moi monter une équipe chargée de trouver comment transformer les protocoles d’évaluation affinitaire en une application matérielle/logicielle qu’on pouvait affranchir du contrôle d’InterAlia.
Nous avons passé les derniers jours du colloque à travailler dans nos chambres au Hilton. Sorti de l’hôpital avec un diagnostic de légère commotion et une contusion en Technicolor au front, Damian a tenu à respecter ses dernières obligations : deux tables rondes ainsi qu’une série de tête-à-tête avec des représentants de la sodalité américaine. L’une de ses tables rondes portait sur la formation et la stabilisation de tranches dans des pays ayant interdit les Affinités (parmi lesquels la Chine et la plupart des nations théoriquement islamiques), mais où se pratiquaient déjà des évaluations clandestines… question qui renvoyait à celle, plus vaste, que personne ne voulait poser : qu’arriverait-il si InterAlia disparaissait ?
Le colloque a officiellement pris fin le dimanche soir et les délégués sont repartis, tout comme les manifestants qui avaient empoisonné le monde devant le centre des congrès. Ils représentaient divers groupes, dont des chrétiens évangéliques et des partis de droite, mais la faction la plus présente était NOTA (None Of The Above[10]), une espèce de club pour ceux que les Affinités avaient rejetés ou qui condamnaient celles-ci par principe. Aux États-Unis, NOTA avait déjà lancé une série d’actions de groupe contre InterAlia pour ce qu’il appelait « discrimination catégorielle ».
Au lendemain du colloque, le Hilton semblait à la fois horriblement vide et ridiculement cher. Nous avons déménagé dans un hôtel moins coûteux tout en installant un bureau dans un immeuble commercial de trois étages que possédait un Tau des environs — sans avoir de loyer à payer, certaines parties du bâtiment étant en rénovation… il nous a donc fallu apprendre à supporter les coups de marteaux et le couinement des scies électriques.
Moins d’une semaine plus tard, Rachel Ragland m’a appelé. Il s’était produit quelque chose qui l’inquiétait et dont elle voulait discuter avec moi.
Sortir d’une immersion de plusieurs jours dans un environnement spécifiquement tau est un peu comme remonter d’une plongée à grande profondeur : mieux vaut procéder par paliers pour éviter la maladie des caissons. Luxe que je n’ai pu toutefois me permettre en allant voir Rachel.
J’avais parlé de ce coup de téléphone à Amanda, qui avait fait venir Damian. Celui-ci avait roulé des yeux. « Elle veut de l’argent, bien entendu. Elle va probablement menacer d’aller voir la police.
— Je lui ai posé la question. Sans prendre trop de gants. Elle m’a répondu qu’elle avait déjà dit à la police que c’était moi qui conduisais et qu’elle n’avait pas été blessée, et ça s’est arrêté là. Enfin, ça aurait dû s’arrêter là. Sauf que, hier, deux types sont venus la voir chez elle.
— Comment ça… Des flics ?
— Ils se sont présentés comme enquêteurs d’assurances. Ils voulaient qu’elle leur raconte l’accident. Elle dit qu’elle leur a raconté la même chose qu’aux flics.
— Mais ?
— Mais les papiers d’identité qu’ils lui ont montrés avaient l’air suspects et elle trouve que quelque chose clochait chez eux.
— Comment ça, clochait ?
— Je crois qu’elle voulait dire qu’elle les a trouvés menaçants. Ils lui ont fait peur. Et comme elle leur a menti pour moi, elle pense que je lui dois une explication.
— Qui est la seule chose que tu ne peux pas lui donner.
— J’ai accepté de déjeuner avec elle. »
Amanda a demandé : « Tu ne pouvais pas l’envoyer chier ? Parce que Damian a raison, c’est sans doute une forme de chantage. Elle va vouloir du fric, c’est couru d’avance.
— Je ne l’ai pas envoyée chier. » Allez savoir pourquoi, je pensais à la fille de Rachel, Suze, dégoulinante de pluie avec ses yeux de chouette sur la banquette arrière de leur voiture. « Mais je le ferai si elle demande de l’argent. »
Je suis donc allé au steakhouse de chaîne proposé par Rachel, dans un centre commercial de Burnaby. Un serveur qui s’ennuyait m’a conduit à sa table, ce qui valait mieux, car je ne suis pas sûr que je l’aurais reconnue : ses cheveux qui, trempés de pluie, m’avaient eu l’air bruns étaient en réalité d’un profond rouge cuivré. Ils encadraient un visage rond, des yeux marron, un petit nez et une bouche pincée dont le sourire dévoilait les incisives du haut. « Adam Fisk, a-t-elle dit.
— “Adam” tout court.
— Moi, c’est Rachel.
— Je me souviens. Où est Suze ?
— À l’école, mais merci d’avoir posé la question. J’espère que je ne vous ai pas arraché à quelque chose d’important ? »
J’étais resté plusieurs jours plus ou moins enfermé avec six informaticiens et électroniciens taus. Mais je ne pouvais pas me plaindre. « Juste le boulot, ai-je répondu.
— Mmh. Moi, je travaille trois jours par semaine à la banque alimentaire sur Hastings Street. Aujourd’hui est un de mes jours chômés. »
Nous avons examiné nos menus et comparé les vertus de l’assiette de salade à celles du club sandwich tout en nous demandant de quoi d’autre nous pourrions parler. Une fois que nous avons passé commande, j’ai demandé : « Vous avez reçu de la visite ?
— Ouais. Comme j’ai dit, deux types avec des papiers qui ne me disaient rien qui vaille. Ils ont fait semblant d’être sympas, du moins au début, mais on voyait qu’ils jouaient la comédie.
— Ils ressemblaient à quoi ? »
Elle a haussé les épaules. « Difficile à dire. Deux Blancs en costume. Cheveux courts. Peut-être russes ou d’Europe de l’Est, si on peut dire. À cause de leurs pommettes. Mais aucun accent, donc peut-être pas. Le premier était un peu enrobé, l’autre plus grand et avec l’air de faire de la musculation.
— Ils vous ont interrogée sur votre accident ?
— Ils étaient déjà au courant des détails, apparemment, c’est pour ça que j’ai cru qu’ils venaient bien de la part des assurances. Je leur ai parlé de la boîte de vitesses. La voiture est toujours chez le garagiste, d’ailleurs. Jusqu’à ce que j’aie de quoi payer les réparations. Elles ne sont pas données. » Je me suis demandé si c’était le moment où elle allait réclamer de l’argent. « Je me suis mise à avoir des soupçons quand ils ont posé tout un tas de questions sur ce qu’ils appelaient “l’autre véhicule”. Votre voiture.
— Et ?
— Eh bien, ils ont demandé qui conduisait. Ils voulaient une description.
— Vous leur avez dit quoi ?
— Qu’il y avait trois personnes dans la voiture, deux hommes et une femme, et que c’était le plus jeune des deux qui conduisait. Comme j’avais dit aux flics. Mais ils n’arrêtaient pas de redemander les mêmes choses. Est-ce que j’avais été blessée ? Non. Est-ce que j’en étais certaine ? Oui. Est-ce que j’avais eu peur ? Non. Et ainsi de suite. Comme s’ils me trouvaient peu coopérative. Et il faut reconnaître que je ne l’étais pas vraiment. Ils ne savaient pas très bien cacher leur énervement. » Le serveur nous a apporté des verres d’eau glacée ; Rachel en a bu une longue gorgée. « Alors je leur ai demandé de partir.
— Et ils sont partis ?
— Avec plus ou moins de bonne volonté. Ils ne m’ont pas menacée du tout. Mais je me suis quand même sentie menacée. Alors je vous ai appelé. » Son expression s’est durcie. « Comme j’ai continué à dire que c’était vous qui conduisiez, j’ai pensé que vous me deviez quelque chose.
— Que je vous devais quoi, au juste ? » Je me suis retenu de demander combien.
« Eh bien, une explication, déjà ! C’était qui, ces types ? Ils voulaient quoi ? Est-ce que je suis en danger ? Il faut que je pense à Suze, moi. Et vous, vous êtes qui ?
— En toute franchise, je ne sais pas à combien de ces questions je peux répondre. J’ignore complètement qui étaient ces deux types.
— D’accord. Je suppose que je vous crois. Mais vous n’avez pas vraiment l’air surpris par tout ça. »
Et soudain, je n’ai pas trop su quoi dire. Je sortais d’une longue immersion tau. Si elle avait été tau, je lui aurais tout simplement expliqué. Sauf qu’elle ne l’était pas. Je ne pouvais ni lui faire confiance ni être sûr qu’elle comprendrait quoi que ce soit de ce que je lui raconterais. Il n’en restait pas moins qu’elle m’avait rendu service, et pas seulement à moi : elle avait aidé à protéger Damian et donc l’ensemble de notre Affinité. « Je suis tau… », ai-je commencé.
Elle a roulé des yeux. « Et moi Poissons. Et alors ?
— Nous l’étions tous les trois, dans cette voiture.
— Vous voulez dire que c’est une sorte de truc d’Affinités ? J’ai entendu parler de ce colloque en ville, mais…
— Mon ami est engagé dans une bataille juridique avec une grande société. Dont les avocats ont sans doute engagé des enquêteurs locaux pour dénicher un moyen de pression. Bon, je ne dis pas que ce sont eux qui sont venus chez vous. Franchement, je ne sais pas à qui vous avez eu affaire.
— Mais ce n’est pas impossible.
— Non, en effet. Vous ont-ils posé une question qui vous a semblé particulièrement bizarre ?
— Ils ont demandé si je savais d’où vous veniez, le jour de l’accident. »
Nous venions de la maison de campagne de Meir Klein. InterAlia savait où il habitait. Peut-être quelqu’un avait-il additionné deux et deux.
Nous avons passé le déjeuner à discuter. Rachel a posé quelques questions sur les Affinités, j’en ai posé quelques-unes sur elle. Elle était plutôt bavarde, maintenant qu’elle s’était détendue, et j’aimais bien sa manière de caresser l’air de la main droite en parlant, l’index et le majeur serrés comme sur une cigarette invisible. Le serveur nous a débarrassés de nos assiettes à dessert. Nous avons demandé deux cafés. Vingt minutes plus tard, nous bavardions toujours. Et nous y prenions plaisir.
Je l’ai donc raccompagnée. Tout en sachant que ce n’était sans doute pas une bonne idée.
Il y a chez les membres des Affinités une tendance à l’endogamie : ils ont des relations sexuelles à l’intérieur plutôt qu’à l’extérieur de leur Affinité. Pour ce qui est des engagements à long terme, c’est vrai de toutes les Affinités. Mais certaines, plus particulièrement les Delts et les Kaphs, ont un penchant pour les liaisons éphémères à l’extérieur du groupe. Les Taus se situent quelque part entre les deux. Trevor Holst, par exemple, n’avait vécu qu’avec des Taus depuis son arrivée dans notre tranche, mais considérait le colloque annuel comme un buffet sexuel à volonté. Chaque fois qu’un Kaph organisait une orgie dans une chambre d’hôtel, on pouvait être sûr que Trev y participait.
Je me disais que je n’étais pas comme ça. Depuis mon arrivée dans la tranche, ma seule partenaire à long terme avait été Amanda et je n’avais eu d’aventures d’un soir qu’avec des Taus. Ne serait-ce que parce que ça facilitait la vie. Pas de signaux contradictoires, moins de blessures d’amour-propre.
Mais Rachel avait attiré mon attention, d’une manière soudaine et profonde que je ne comprenais pas entièrement. Et nous le savions l’un comme l’autre en sortant du restaurant. Elle était venue en bus et je lui ai proposé de la raccompagner. Elle a accepté.
Je ne savais pas trop ce qui commençait, seulement que j’étais d’accord pour que ça commence.
« Donc, tu as quelqu’un ? a-t-elle demandé. Là-bas chez les Taus ? »
Elle m’avait invité dans son appartement en sous-sol de New Westminster, qu’elle avait meublé comme elle le pouvait avec ses très modestes revenus de mère célibataire. Des carpettes en coton sur le linoléum éraflé, un canapé d’occasion, trois paniers à linge qui débordaient et occupaient tout l’espace entre un panneau vidéo et une bibliothèque pourvue de best-sellers en vieilles éditions de poche. La tablette tactile posée sur la table basse était d’un modèle vieux de deux ou trois ans et son cadre en plastique présentait une trace de brûlure.
Elle m’a surpris en train de regarder. « Je sais, c’est en désordre.
— Non, pas de problème. » Elle avait ajouté quelques touches personnelles que j’ai trouvées à mon goût : le foulard en soie cachemire drapé sur un abat-jour, une photo de la Grande Barrière de corail découpée dans un magazine et punaisée au mur. Il y avait une kitchenette, la chambre de Suze et celle de Rachel.
« Réponds donc à ma question : tu vois quelqu’un ?
— Oui. Enfin… c’est compliqué. Oui, en quelque sorte.
— Ah bon.
— Tu veux que j’explique ?
— Pas vraiment, non. Mais merci de l’avoir proposé. Mon dernier type régulier, c’était le père de Suze. Il a pris un boulot de monteur sur un pipeline dans l’Alberta à peu près au moment où je suis tombée enceinte. Mais c’était quelqu’un d’assez distrait. Il a oublié de laisser une adresse en partant. Tu es tau depuis longtemps ?
— Sept ans.
— Ça ne devient pas lassant de traîner avec des gens exactement comme soi ?
— Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. Tu t’es fait évaluer ? »
Elle a ri. « Ça non, putain !
— Pourquoi pas ?
— Je ne vois pas quel groupe voudrait de moi.
— Pourquoi tu dis ça ? »
Elle a éludé la question d’un haussement d’épaules et s’est rapprochée de moi. « Et donc, tu es venu pour quoi, Adam Fisk ?
— Pour apprendre à mieux te connaître, j’imagine.
— Ah bon ? Je pensais que tu voulais peut-être me sauter. »
J’ai soudain eu la bouche sèche. « Eh bien… oui, aussi.
— Peut-être que tu devrais t’y mettre, alors. »
Elle s’est penchée pour m’embrasser. Son baiser n’a rien eu de timide. Son goût m’a plu. J’ai voulu la prendre dans mes bras, mais elle m’a repoussé. Elle a défait ma ceinture et ma braguette, puis s’est agenouillée.
J’étais au bord de l’orgasme quand elle s’est relevée pour me prendre par la main, me conduire dans sa chambre et me pousser sur le lit. Elle s’est débarrassée de son chemisier et de son jean. Dessous, elle portait un simple slip bon marché, que j’ai baissé d’un coup sec. Elle m’a chevauché et nous nous sommes lancés dans un rythme soutenu, Rachel évoluant sur une musique que je n’entendais pas, les yeux grands ouverts… ses yeux étaient la totalité de mon champ de vision, ses cheveux un rideau qui nous isolait du monde. Quand il a été impossible de faire quoi que ce soit d’autre, nous avons joui hâtivement, avidement et au même moment.
« Ça faisait combien de temps ? m’a-t-elle demandé une fois que nous avons repris notre souffle.
— Comment ça ?
— Que tu n’avais pas couché avec quelqu’un n’appartenant pas à ton Affinité.
— Franchement ? Quelques années.
— C’était qui ? La dernière qui n’était pas de ton Affinité, je veux dire. »
Jenny Symanski. « Juste une fille que je connaissais.
— Comme moi. » Elle m’a embrassé une nouvelle fois. « Maintenant, je suis une fille que tu connais. »
Elle s’est levée, est sortie de la chambre pour en revenir avec un joint et un briquet. J’aimais bien sa manière de se déplacer, nue et sans gêne, fluide, son corps davantage onde que particule. Le lit a grincé quand elle est remontée dessus. Nous avons partagé le joint : de l’herbe standard qui aurait tiré à Amanda une moue dédaigneuse, mais qui a fait l’affaire. Nous avons débuté un deuxième round moins impulsif.
Je me suis ensuite rendu compte qu’il entrait moins de lumière par la fenêtre de la chambre. S’agissant d’un appartement en sous-sol, cette fenêtre se trouvait en haut du mur, mais bas dans la rue. Le crépuscule a rendu les rideaux écarlates. Nous avons écouté les pas des gens sur le trottoir. Des étrangers qui rentraient du travail. Les ombres de vies inconnues. Le murmure des voix. « Il va peut-être pleuvoir, cette nuit, a dit Rachel d’une voix endormie.
— J’aimerais pouvoir rester, mais…
— Je sais. Pas de problème. Il faut que j’aille chercher Suze. » Comme souvent après l’école, celle-ci était chez sa grand-mère.
« Tu as besoin que je te dépose ?
— C’est plus facile en bus, mais merci d’avoir demandé. » Elle s’est raclé la gorge. « Et… c’était juste un après-midi de bon temps ou je peux t’appeler ? »
Elle voulait poser la question d’un ton décontracté, mais j’ai senti un peu de tension dans sa voix.
« Bien sûr que tu peux. Mais je t’appellerai sans doute avant.
— C’est gentil de ta part. Les Taus sont tous aussi gentils que toi ?
— À leur manière. Mmh, peut-être pas tout à fait aussi gentils. »
Je suis passé à la salle de bains avant de partir. Il y avait au-dessus des toilettes une étagère occupée par une rangée de flacons de médicaments délivrés sur ordonnance. J’ai résisté à la tentation de lire les étiquettes et me suis félicité de respecter la vie privée de Rachel. Ou peut-être préférais-je tout simplement ignorer ce qui n’allait pas chez elle.
Je me suis arrêté dans l’immeuble où nous travaillions pour récupérer des papiers et voir si je pouvais trouver quelqu’un avec qui dîner. Dans le couloir, j’ai croisé Amanda, l’air pressé. Elle m’a vu, s’est arrêtée, m’a regardé, a aussitôt tiré une conclusion sur l’endroit où j’étais allé et sur ce que j’y avais fait. Je n’ai pas pu m’en empêcher : j’ai rougi.
« Eh bien, a-t-elle lancé. Eh bien.
— Je, euh…
— Euh, comme tu dis. Bon, j’imagine qu’elle n’a pas demandé d’argent ? Ou bien si ?
— Tu es injuste. Et non, elle n’en a pas demandé. Où vas-tu si vite ?
— En réunion. Avec Damian. Tu es invité. »
Nous l’avons rejoint dans une des salles de conférences fraîchement rénovées, qui ne contenait qu’une table sur tréteaux, une dizaine de chaises pliantes et, dans l’atmosphère, un léger voile de poudre de plâtre. Rien que nous trois. Si Damian a pensé quoi que ce soit de ce qui s’était éventuellement passé entre Rachel et moi, il ne s’est pas donné la peine de nous en faire part. Il avait des problèmes plus importants.
Meir Klein était mort.
Klein était mort dans sa grande maison de la vallée de l’Okanagan. « Son personnel s’est inquiété quand il ne s’est pas levé ce matin.
— Son cancer, a chuchoté Amanda.
— En fait, non. D’après la police, il a succombé à une blessure de ligature. »
Autrement dit, on l’avait étranglé. Ou bien il s’était étranglé lui-même : il pouvait s’agir d’une strangulation autoérotique ayant mal tourné, aussi improbable que cela puisse paraître pour quelqu’un dans une condition physique aussi fragile. Les indices étaient ambigus, le coroner pratiquait une autopsie, mais en attendant son rapport, la police penchait pour un acte criminel.
Amanda a frappé à la porte de ma chambre d’hôtel quelques minutes après minuit, et aucune télépathie tau n’était nécessaire pour comprendre ce qu’elle voulait. Elle s’est collée à moi. « Allez, baise-moi, a-t-elle chuchoté, baise-moi comme tu as baisé ta bride. »
Je n’aimais pas ce mot de « bride » par lequel certains Taus désignaient leurs partenaires sexuels hors Affinité. Il était méprisant, comme shiksa ou shegetz[11]. Comme dans ne te laisse pas brider. Mais c’était Amanda. Il n’était pas en mon pouvoir de lui dire non. En d’autres termes, je ne voulais pas lui dire non. Et elle le savait très bien. « Laisse-moi d’abord prendre une douche, ai-je dit.
— Non. Maintenant. Tant que tu as encore son odeur sur toi. »
Amanda et moi avons retrouvé Damian au bureau le lendemain matin, une heure avant l’arrivée des équipes de recherche, suffisamment tôt pour que l’aube qui entrait par les fenêtres orientées à l’est transforme en diamants étincelants les particules de plâtre en suspension. Amanda s’est laissée tomber dans la chaise la plus proche, les yeux encore gonflés de sommeil. Damian a pris place d’un air lugubre en bout de table. « J’ai contacté des gens que je connais dans la police de Vancouver, a-t-il annoncé. L’enquête a été confiée aux gendarmes, pas aux flics, mais j’ai réussi à obtenir quelques infos. C’est presque à coup sûr un homicide. Deux disques durs ont disparu dans le bureau de Klein. On peut donc supposer que son assassin savait qu’il détenait des données précieuses.
— Celles d’InterAlia, a dit Amanda.
— Tu te représentes un homme de main fouillant partout et liquidant Klein sur ordre du siège social. C’est une hypothèse, mais il faudrait que quelqu’un se soit montré d’une maladresse impardonnable pour qu’on trouve la moindre preuve permettant d’incriminer InterAlia. Ce qu’il faut se demander, c’est ce que vont maintenant faire les gens d’InterAlia, au cas où ils seraient bel et bien responsables de ce meurtre. Surtout si les disques durs qu’ils ont volés contiennent de quoi faire le lien entre nous et Klein.
— Quelqu’un veut empêcher ses données d’être rendues publiques, ai-je dit, quelqu’un qui a les moyens d’embaucher des voleurs et semble prêt à tuer pour arriver à ses fins. S’il soupçonne Klein de nous avoir transmis les données, la logique veut que nous soyons sa prochaine cible.
— Peut-être bien. Mais seulement tant qu’il se figure avoir quelque chose à gagner en nous intimidant.
— S’il passe à l’acte, il n’attendra donc pas, a conclu Amanda.
— Exact. Si bien qu’il faut qu’on soit capables de se protéger. On a deux équipes dans l’immeuble la journée, soit avec nous trois un ensemble de vingt personnes qui peuvent toutes être visées individuellement ou collectivement. Comment protéger vingt personnes, que ce soit ici ou quand elles se baladent en ville ?
— En les prévenant, évidemment, ai-je dit. En les hébergeant toutes au même endroit, y compris celles qui vivent ici, à Vancouver. Et on a besoin d’aide. De spécialistes en sécurité dans le monde réel. »
Damian a hoché la tête. « J’irai sur T-net ce matin mettre ça en place. »
T-net était le web secret par lequel les représentants de sodalité communiquaient entre eux. Un informaticien avait essayé un jour de m’en expliquer le fonctionnement, mais je n’avais retenu que des mots comme « cryptage série/parallèle » et « routage en oignon ». En gros, c’était un endroit où les Taus de niveau sodalité pouvaient échanger des informations sans qu’elles courent un risque autre que minimum d’être interceptées. Par l’intermédiaire de T-net, Damian pouvait faire savoir que nous cherchions des anciens militaires ou agents de sécurité qui vivaient dans la région ou pouvaient se rendre très rapidement à Vancouver.
« D’accord, ai-je dit. Mais sommes-nous les seuls menacés ?
— Comment ça ?
— Il fait référence aux types qui ont interrogé sa nouvelle bride, Rachel Ragland, a précisé Amanda.
— Je ne crois pas qu’elle soit en danger, a dit Damian. Vu qu’ils n’ont rien appris en allant lui rendre visite.
— Ça dépend s’ils savent qu’on se voit, elle et moi.
— Eh bien, la solution est simple, a estimé Amanda. Arrête de la voir.
— Ces types qui sont venus chez elle, elle les a décrits ? a demandé Damian.
— Vaguement.
— Tu crois que tu pourrais les lui faire décrire plus précisément ?
— Aucune idée. Je peux essayer. Pourquoi ? Tu crois que ce sont les mêmes qui s’en sont pris à Klein ?
— Possible. Ça pourrait être utile d’avoir des visages suspects dont dire à nos agents de sécurité de se méfier.
— Un genre de portrait dessiné, tu veux dire ?
— Ouais, par exemple. »
J’ai répondu que je m’en occuperais.
Le premier membre de notre équipe de protection est arrivé dans l’après-midi, un gars des environs appelé Gordo MacDonald. Ancien militaire dans l’infanterie légère, le torse bombé, les abdos si nets qu’on pouvait les compter à travers son tee-shirt. La tête rasée, une boucle en or scintillant à son oreille. Je n’aurais pas été rassuré en lui serrant la main si je ne lui avais pas trouvé l’air tau : une courbure désabusée des lèvres, quelque chose d’indéfinissable dans le regard… son visage a en tout cas cessé complètement de paraître menaçant. Il m’a adressé un sourire timide que je lui ai rendu. « Salut, bro. »
Je n’étais pas du genre Salut bro, mais j’ai répondu : « Salut. »
Gordo a dit à Damian qu’il voulait avant toute chose faire le tour du bâtiment pour se familiariser avec la disposition des lieux, « pour être sûr que les méchants ne peuvent se cacher nulle part ».
Quand il est sorti de la pièce avec Damian, Amanda m’a touché le bras. « Au fait, pour ce matin, ce n’était pas juste pour balancer une vacherie. Sur Rachel Ragland, je veux dire. Ça ne me regarde pas, que tu continues ou non à la voir. Mais je crains fort que, pour une mère célibataire qui touche des prestations sociales, il faille davantage que tu ne peux donner. Deux ou trois mois de rapports sexuels formidables, ensuite tu t’en vas… C’est bien, pour elle ? C’est ce dont elle a besoin ?
— Je lui ai expliqué la situation.
— D’accord, mais est-ce qu’elle t’a entendu ? Tu vivais chez les Taus. C’est différent, ici. Les gens mentent. Pas seulement les uns aux autres, mais à eux-mêmes. Il leur arrive de se blesser.
— Je le sais bien. Et je n’ai pas l’intention de lui faire de mal.
— Que tu en aies ou non l’intention ne changera peut-être rien. Tu la traites comme une Tau alors qu’elle n’en est pas une. »
C’était exact. Mais j’avais besoin de voir Rachel au moins une dernière fois. Ne serait-ce que pour une sorte de portrait-robot.
J’ai donc accepté la suggestion de Rachel de passer le samedi après-midi ensemble. Elle m’a dit avoir tout planifié : nous pourrions aller avec Suze au Stanley Park. Nous promener sur la corniche. Déposer la gamine chez sa grand-mère et avoir la soirée pour nous deux. Sortir dîner et boire un verre, peut-être. Si j’étais libre ?
J’ai répondu que je l’étais.
Lorsque je me suis garé devant son petit immeuble de New Westminster, Rachel en est sortie avec un gros sac à dos sur l’épaule et Suze accrochée à sa main gauche. Elle portait un short et un chemisier jaune, et se protégeait les yeux du soleil avec une casquette des Canucks, l’équipe de hockey de Vancouver. Suze avait mis une robe d’été et des lunettes de soleil Barbie en plastique rose.
« Tu te souviens de moi ? ai-je demandé à la fillette pendant qu’elle montait à l’arrière.
— Non !
— Dans la forêt, l’a aidée Rachel. Quand on est tombées en panne. »
Je lui ai dit que je m’appelais Adam. Suze m’a regardé d’un air grave, puis s’est dite enchantée.
L’autoradio diffusait les informations d’un netcast américain, mais la journaliste donnait d’une voix si solennelle des nouvelles si inquiétantes (le conflit indo-pakistanais s’aggravait encore) que je l’ai éteint quand nous sommes partis. Suze a aussitôt commencé à chanter le refrain (et rien que le refrain) d’une chanson d’un vieux film pour enfants : « Chiddy chiddy bang bang I-love-you ! Chiddy chiddy bang bang I-love-you !
— C’est “chitty”, pas “chiddy”, a corrigé Rachel.
— CHIDDY chiddy BANG bang ! I LOVE YOU !
— Comme tu veux. Mais un peu moins fort, d’accord ? »
Suze a modéré à contrecœur ses chiddys. Une heure plus tard, sur la corniche, nous regardions les cargos glisser comme des ballerines d’acier dans la baie des Anglais. L’eau était trop froide pour qu’on se baigne, mais Suze semblait avoir davantage envie de creuser dans le sable et de faire la chasse aux mouettes. Rachel et moi nous sommes installés sur un coin de sable bien tassé à l’ombre d’un tronc d’arbre échoué blanchi par l’eau de mer. Elle a ouvert son sac à dos, en a sorti un assortiment de sandwiches enveloppés de film plastique et un thermos de limonade. J’ai pris dans le mien un crayon et un carnet à dessin. « C’est quoi ? a-t-elle demandé. Tu dessines ?
— De temps en temps.
— C’est ton métier ?
— Non. C’est une possibilité que j’ai envisagée à une époque, mais la vie en a décidé autrement. Je suis plutôt consultant en management, maintenant. »
Elle a eu un de ses rires vifs à pleine gorge. « Ça ressemble à un job où on est payé à raconter des conneries. Sans vouloir te vexer.
— Ça ne me vexe pas. Ces deux types qui sont venus te voir, tu crois que tu pourrais me les décrire ?
— Pour que tu puisses les dessiner, tu veux dire ? »
J’ai hoché la tête.
« Ils sont si dangereux que tu as besoin de savoir à quoi ils ressemblent ? Non, ne le dis pas. T’es une sorte de dessinateur de portraits-robots pour la police ?
— À vrai dire, je n’ai jamais essayé de dessiner un visage d’après description. J’aimerais tenter le coup. Mais on n’est pas obligés, si tu ne veux pas.
— Oh, je crois qu’on est obligés. Vu que tu as apporté ton crayon, ton papier et tout. Après, tu pourrais peut-être me dessiner moi ?
— Avec plaisir. Une fois qu’on sera débarrassés de ça. »
Elle a haussé les épaules. « Je fais comment ?
— Commence par choisir un des deux types. Ne pense pas à ce dont il avait l’air, juste à quelque chose qu’il a fait. Par exemple, s’il a souri ou pas. S’il a cligné des yeux. S’il s’est curé les dents. »
Elle a plissé les paupières. « Le plus grand. Sa tête…
— Oui ?
— Il n’arrêtait pas de la pencher sur la gauche, comme un chien qui entend siffler. Elle avait une forme rectangulaire. Genre pain de mie avec des yeux et une bouche. »
J’ai tracé quelques lignes, plus pour l’encourager qu’autre chose. « Cheveux ?
— Pas le moindre poil sur le caillou. Je ne crois pas qu’il se rasait, juste qu’il était chauve comme un œuf. Yeux étroits et rapprochés. Quand il essayait de sourire, on voyait qu’il avait les dents serrées. Et blanches. Il est bien couvert pour ses frais dentaires, en tout cas.
— Comment ça, quand il essayait de sourire ?
— Ça ne semblait pas sincère. Il avait une de ces bouches qui s’ouvrent à la manière d’une mâchoire de marionnette, comme avec une charnière vraiment grossière. Large. Qui finit un peu en équerre, pas un sourire courbe, plutôt une espèce de sourire minéral de robot. »
Je me suis aperçu que je n’étais pas particulièrement doué pour traduire tout ou partie de sa description sur papier, mais je n’ai pas trop tardé, à force de coups de crayon et de gomme, à parvenir à un résultat que Rachel a décrit comme « un peu caricatural, mais on le reconnaît assez bien, je trouve ».
L’autre type — plus petit, plus rond, yeux de cochon — m’a pris moins de temps. Je venais de terminer quand Suze est revenue en sautillant et a voulu voir ce que j’avais fait. Je lui ai montré. Elle a écarquillé les yeux. « C’est qui ?
— Personne de spécial.
— Dessine-moi !
— Je crois que ta mère veut passer d’abord.
— Oh non, a répondu Rachel. Vas-y, fais son portrait. J’ai besoin de me dégourdir les jambes. »
Elle s’est éloignée pour trouver des toilettes publiques et fumer un joint. Dessiner Suze a été amusant, même si elle ne cessait de se relever d’un bond pour voir ce que ça donnait. Le résultat était plutôt correct pour un simple croquis, à mon avis. J’ai réussi à rendre ses genoux pleins de sable qui saillaient sous l’ourlet de sa robe, son regard circonspect et son sourire méfiant. Une fois que j’ai eu terminé, je le lui ai donné. Elle l’a regardé d’un œil critique. « Je peux le colorier ?
— Si tu veux. Il est tout à toi. »
Elle a hoché la tête et fourré le papier dans le sac de sa mère avant de se lever pour retourner aux trous qu’elle avait creusés dans le sable (parce qu’ils se remplissaient d’eau de mer, a-t-elle dit, et qu’il y avait de minuscules coquillages dedans, plus des mégots de cigarettes et des fragments de charbon en provenance du four à barbecue d’à côté). Elle a ensuite semblé se rappeler quelque chose et s’est retournée pour me lancer : « Merci de m’avoir dessinée.
— Le plaisir était pour moi. »
Quand elle est revenue, Rachel a pris la pose sur le tronc d’arbre, comme si elle le montait en amazone. J’ai fait d’elle un croquis rapide, mais assez réussi pour que je le lui tende presque à contrecœur. « Eh bien, c’est n’importe quoi, Adam, a-t-elle dit. Enfin, c’est superbe. Mais tu m’as faite plus jolie. »
J’avais plutôt fait attention à la manière dont le doute et l’espièglerie se relayaient dans la courbe de ses lèvres. « À moins que tu ne sois tout simplement jolie.
— Encore n’importe quoi. » Mais elle a souri. « Le temps passe vite. On devrait récupérer Suze pour la conduire chez ma mère. Elle va bientôt vouloir dîner. »
Ayant attendu plusieurs heures sur le parking, la voiture était chaude de soleil et sentait le sable et l’ozone. Suze a tenu à garder dans les mains le dessin que j’avais fait d’elle et a chanté chiddy chiddy bang bang dans le bruit des roues sur l’asphalte côtelé du pont Lions Gate.
La mère de Rachel m’a donné l’impression d’une version plus lasse et plus cynique de sa fille. Elle avait eu un petit AVC deux ans plus tôt et vivait dans un grand ensemble de logements sociaux avec deux corgis et une perruche appelée Saint Francis. Elle n’a pas dit grand-chose — elle souffrait d’une légère aphasie depuis son attaque —, mais m’a examiné avec une suspicion évidente, aussi me suis-je efforcé de paraître petit et inoffensif. « Dîner télé ? » a demandé Suze. Sa grand-mère a hoché la tête. « Chouette », a dit la fillette.
Rachel a embrassé sa mère en promettant de venir chercher Suze le lendemain midi. Et nous nous sommes retrouvés seuls. Rachel voulait dîner dans un café de New Westminster qu’elle aimait bien. C’était un établissement de prolétaires qui sentait la bière éventée et était aussi mal éclairé qu’un cachot, mais avec des tables à peu près propres et un personnel qui appelait Rachel par son nom. Nous avons commandé des grillades et je me suis décidé pour une bière. « Comme d’hab ? » a demandé la serveuse à ma compagne, qui a hoché la tête. « Comme d’hab » s’est avéré consister en un rhum-coca. Rachel en a avalé deux avant qu’on nous apporte à manger, puis en a voulu un autre. Elle a posé les yeux sur la bière que je sirotais. « Tu bois comme si elle te faisait peur.
— Je n’aime pas trop boire.
— Ouais, c’est ce que j’ai entendu dire. Sur les Taus. Très portés sur la fumette, beaucoup moins sur l’alcool. »
Les sociologues observaient de près les Affinités depuis quelques années. Ils avaient produit des études généralement précises, mais trop mal comprises par le grand public pour ne pas donner naissance à toutes sortes de stéréotypes. « C’est vrai, ai-je répondu. Sur le plan statistique. Mais dans le monde réel, ça veut juste dire que les nombres sont un peu faussés. Nous avons de gros buveurs aussi. Il y a deux mois, dans ma tranche, on a aidé un type à aller en désintoxication soigner son alcoolisme.
— Ah, la désintox. Là où vont les riches, parce que la prison, c’est vachement inconfortable. »
Les plus grandes Affinités géraient leurs propres services de désintoxication et de thérapie. Rien à voir avec la richesse, plutôt avec le fait d’être traité par des membres de sa propre Affinité. Personne ne pouvait mieux aider un Tau qu’un autre Tau. « Tout n’est pas toujours histoire d’argent. Qu’est-ce que tu sais d’autre sur nous ?
— Vous avez beaucoup de LGBT, à ce que j’ai entendu dire.
— Quelques pourcents de plus que dans la population globale.
— Et vous couchez tous ensemble.
— Ce n’est pas vrai.
— Peut-être pas autant que les Delts et les Ayins. Je connais une femme qui est devenue delt. Enfin, c’est plutôt son vagin qui l’a fait. On était très amies, mais j’ai cessé d’exister pour elle dès qu’elle s’est trouvé une bande d’amis avec qui baiser. »
Les steaks sont arrivés de la cuisine, épais, sans prétention et plutôt tendres. Rachel a continué à vider tout aussi régulièrement son verre. Pas moi, ce qui semblait la contrarier. J’étais un buveur de deuxième division : je n’aimais pas être saoul, je ne buvais pas de bonne grâce. Aussi n’ai-je cessé de renouveler notre ration de chips et de sauce salsa pour faire plaisir à la serveuse, tandis qu’un groupe local s’installait sur la minuscule scène à l’autre bout de la salle. Le bassiste a joué un mi à vide qui a fait trembler les couverts.
« Tu rentres à Toronto dans quelques semaines », a lancé Rachel.
Je le lui avais dit la première fois qu’on avait déjeuné ensemble. « Exact.
— Donc j’imagine que ça signifie qu’on est juste, qu’on est… rien, en fait. Les fameux deux râteaux. Bateaux, je veux dire, ceux qui se croisent dans la nuit. Je n’arrête pas de me dire que je ne te connaîtrai jamais mieux que je te connais maintenant.
— C’est comme ça. Je t’aime bien, Rachel. Je ne veux pas te donner de faux espoirs.
— Tu m’aimes bien, mais je ne suis pas tau.
— Je n’ai pas dit ça. »
La chaleur ou l’alcool la mettait en sueur. Elle s’est passé la main sur le front. « Tu n’en as pas besoin. “Tous les mecs bien sont gays”, à ce qu’on dit, ou “Tous les mecs bien sont mariés”. Bon, des fois, les mecs bien ont juste une Affinité à aller retrouver.
— Je suis flatté que tu me classes parmi les mecs bien.
— Je ne devrais peut-être pas. »
Le groupe s’est lancé à toute allure dans une reprise d’une vieille chanson de Tom Petty, nous obligeant d’un coup à nous parler en criant comme par-dessus un gouffre. J’ai évoqué la possibilité de rentrer.
« Hé, non ! On commence tout juste ! Il est tôt, bordel ! Mais c’est peut-être ce que t’avais en tête : qu’on baise tôt.
— Allons, Rachel.
— Je veux entendre la musique ! On partira ensuite. Tu peux te la mettre sur l’oreille d’ici là. »
Elle a commencé à chanter, fort et avec des erreurs, « I Won’t Back Down » en même temps que le groupe. Je me suis calé contre mon dossier pour passer l’endroit en revue. Un type au bar, grand, longs cheveux clairs, petits yeux furieux, venait de passer une heure à jeter des coups d’œil en coin à Rachel et nous regardait désormais fixement.
Rachel a vu que je l’observais. Elle s’est penchée vers moi pour me crier : « C’est juste Carlos !
— Carlos ?
— Un vieux pote ! On est sortis ensemble un moment ! Un peu trop protecteur ! »
Super, ai-je pensé. Carlos. Puis je me suis dit : et si le type qui ne nous quittait pas des yeux n’avait pas été Carlos ? Si ç’avait été un de ces experts en assurances que j’avais dessinés ? Peut-être mettais-je Rachel en danger rien qu’en lui tenant compagnie. « Très bien, laissons Carlos à ses petites affaires et rentrons. »
Elle m’a adressé un sourire dédaigneux d’ivrogne. « Il te fait peur ?
— Oui, il me terrorise. » J’ai sorti de mon portefeuille quelques billets que j’ai posés sur la table. « Tu viens ? »
Elle a fait la moue, mais s’est levée en s’appuyant à sa chaise. Elle m’a laissé lui prendre le bras.
Nous sommes passés devant Carlos en sortant. J’ai évité tout contact visuel, mais Rachel l’a regardé d’un air où le mépris le disputait à l’effronterie. Du coup, Carlos s’est levé pour me bloquer le passage. Il a approché son visage à quelques centimètres du mien, mais s’est adressé à Rachel en criant pour que sa question ne se noie pas dans la musique martelée par le groupe sur la scène : « TOUT VA BIEN, RACH’ ? »
Elle a hoché la tête. Quand elle s’est aperçue qu’il ne l’avait pas vue faire, elle a répondu : « OUAIS ! ÇA VA ! LAISSE-LE TRANQUILLE, CARLOS !
— T’ES SÛRE ? »
Il ne parlait pas proprement. Certains de ses postillons me manquaient, mais certains seulement.
« OUI ! FAIS PAS CHIER ! »
Carlos a grimacé. Puis a dit quelque chose que je n’ai pas entendu. Il s’est écarté, mais nous a suivis jusqu’à la porte de son regard qui évoquait une cloueuse électrique.
Dans la voiture, avec la fraîcheur de la nuit qui affluait par les fenêtres ouvertes, Rachel s’est tue et renfrognée. Elle n’a pas dit un mot avant que nous arrivions dans son quartier. « J’ai merdé, pas vrai ? a-t-elle alors demandé d’une petite voix.
— Je ne suis pas sûr de savoir ce que tu veux dire par là.
— Notre grande soirée à deux. Rachel et Adam. Qu’est-ce qu’on s’est amusés, hein ?
— Ce n’est peut-être pas mon idée d’une soirée amusante, voilà tout.
— J’aurais dû le savoir. Les Taus aiment la fumette, pas la picole. Et ils sont un peu bégueules, aussi. C’est ce qui se dit sur Internet. En fait… oh, merde ! Je dois donner l’impression de t’insulter. Pardon ! » Une larme lui a échappé. « Je voulais juste qu’on s’amuse. »
Je l’ai aidée à gagner la porte de son immeuble et à mettre la clé dans la serrure. Je l’ai ensuite aidée à descendre l’escalier, mais elle s’est dégagée et a tenu à ouvrir elle-même la porte de son appartement. La nuit avait beau s’être refroidie, l’intérieur sentait le chaud et le renfermé. Dès que j’ai refermé la porte, Rachel s’est appuyée à moi, collée à moi, m’a agrippé les hanches. Elle dégageait une odeur de Bacardi et de sueur aigre.
« Je parie que j’sais ce que tu veux », a-t-elle dit.
Je parie que non, ai-je pensé.
Je me suis excusé afin de passer aux toilettes. L’alignement de petits flacons de pilules bruns a de nouveau attiré mon attention. Cette fois, je n’ai pas vraiment eu de scrupules à les examiner. Lithium, Depakine, Risperdal, Xeroquel. J’ai regardé la date de prescription : certains étaient vieux et périmés, d’autres récents.
Quand je suis ressorti, j’ai trouvé Rachel affalée sur le canapé. « Rachel…
— Tu pars, c’est ça ?
— Désolé. Mais ouais, je crois que c’est mieux.
— Parce que j’ai merdé.
— Non. Écoute…
— Fiche le camp.
— Rachel…
— Je te mets mal à l’aise ? Eh bien, toi, tu me mets mal à l’aise ! Sale mauviette prétentieuse de Tau. Tire-toi ! J’en ai marre de toi, de toute manière. Tu sais ce qui est mieux que ta bite ? Mon doigt ! Mon petit doigt ! CASSE-TOI ! »
Quand je suis revenu dans ma chambre d’hôtel, Amanda m’y attendait (chacun avait la clé de l’autre). Elle a demandé à voir mes portraits-robots, les a examinés d’un air approbateur, puis a voulu savoir ce qui s’était passé avec Rachel. J’ai essayé de lui expliquer.
« Elle te montrait son monde, a dit Amanda. Son appartement, sa fille, le bar miteux où elle passe ses week-ends. Même ses médicaments, elle les laisse à un endroit où tout le monde peut les voir. Elle se demandait sans doute si tout ça allait te choquer ou t’allumer.
— Ça ne m’a pas choqué. Je craignais juste qu’on se fasse voir par les mauvaises personnes. Pourquoi ça m’allumerait ?
— Une mère célibataire coriace dans un bar prolo où elle couche sans doute avec la moitié de la clientèle ? De l’herbe à chat pour un partenaire naturellement passif comme toi.
— Quoi ?
— Regarde-toi, tu es tellement tendu qu’on dirait que tu vas tomber en morceaux. » Plongeant la main dans son sac, elle a sorti sa pipe et le minuscule coffret en bois orné dans lequel elle rangeait son herbe. « On va partager un peu de ça, puis tu pourras te déshabiller et moi te baiser à mort. »
La fumée m’est directement montée à la tête. Je ressentais un besoin d’expliquer inassouvi, mais les mots m’échappaient. « C’était… je veux dire, je n’aurais pas dû lui laisser penser que…
— Oh, arrête, m’a coupé Amanda. Tu as les portraits, non ?
— Bien sûr, mais…
— C’est tout ce qui compte. Le reste n’a aucune importance. »
Mon équipe de recherche est tombée sur un os, cette semaine-là. Les capteurs crâniens utilisés dans l’évaluation affinitaire étaient brevetés et leurs spécifications ne figuraient pas dans les données fournies par Meir Klein. Nous avons déterminé que le plus proche équivalent était un capteur de scanner neural fabriqué par une compagnie de Guangzhou appelée AllMedTest. Six ou sept de ces dispositifs incroyablement complexes et de la taille d’une pièce de dix cents suffiraient à générer le genre d’imagerie requis par le test. Mais ils coûtaient cher : un achat en gros représentait un investissement important.
Je suis allé en parler à Damian, qui m’a répondu de ne pas m’inquiéter : « On a l’argent de T-Bourse à investir et je ne vois pas quel meilleur usage on pourrait en faire.
— D’accord, mais il faut tenir compte de la fragilité des capteurs. Mes techniciens ont aussi besoin de savoir la puissance de traitement exacte à intégrer dans un appareil portable. Ils se plaignent que le flot d’informations en provenance du côté théorique a beaucoup diminué.
— Ils n’ont pas tort. Il se trouve qu’on a déniché quelques anomalies dans les données de Klein.
— Comment ça, des anomalies ?
— Des répercussions embarrassantes.
— Du genre ?
— On en discutera ce week-end, a-t-il répondu, l’air triste. Toi, moi, Amanda, les deux chefs d’équipe et quelques agents de sécurité. Je nous ai loué une maison sur l’île Pender. On y sera en sécurité et on aura deux jours pour réfléchir à tout ça. D’accord ? »
Il me donnait l’impression qu’on avait des ennuis et j’ai voulu en savoir davantage. Mais Damian n’était pas prêt à parler.
Le ferry entre Tsawwassen et l’île Pender traversait péniblement une pluie torrentielle qui produisait des moutons sur le détroit de Géorgie et transformait en obscurité grisâtre ce qui aurait dû être un paysage de carte postale. Damian était de trop mauvaise humeur pour bavarder et Amanda profitait de ce temps mort pour lire un rapport de son chef d’équipe. Je suis allé à l’autre bout du pont-promenade m’asseoir près d’une fenêtre trempée de pluie afin de rappeler le numéro de téléphone qui avait essayé de me joindre dans la matinée… c’était celui de la ligne fixe de mon frère, mais c’est Jenny Symanski qui a décroché.
Je ne lui avais parlé qu’épisodiquement depuis son mariage avec Aaron six ans plus tôt, non parce qu’il y avait encore de l’embarras entre nous, mais parce que mon frère était devenu le mur par-dessus lequel devait passer toute communication. Quand je bavardais avec Jenny, c’était en général à Noël ou à Pâques, avec Aaron qui lui tendait le combiné et le lui reprenait en fin de conversation. Peut-être avait-elle son propre téléphone, mais dans ce cas, ni elle ni Aaron ne m’en avaient communiqué le numéro. « Je te dérange, Jenny ?
— Non, pas du tout.
— Aaron est dans les parages ?
— Il est à Washington pour la journée. Une réunion au Congrès ou je ne sais quoi. »
À vrai dire, parler à ma famille (à ma famille bride) était devenu un devoir plus qu’un plaisir. Depuis quelque temps, j’avais davantage de nouvelles de la maison à Schuyler, mon père ayant commencé à négocier la vente à une chaîne nationale de ses peu vaillantes entreprises de quincaillerie. « Nous pourrons prendre une retraite très confortable, m’avait dit maman Laura, même si j’appréhende l’effet de l’inactivité sur ton père. » (Une appréhension qui ne semblait pas totalement exagérée : l’ennui d’un long week-end férié pouvait suffire à le rendre maussade et irrité.)
Devenu assistant parlementaire de Mike Menkov, le député républicain du district d’Onenia, mon frère Aaron semblait parti pour faire carrière en politique. Il avait appris à évoluer dans le labyrinthe fédéral et même préparé deux ou trois discours de Menkov. Je le savais parce qu’il ne manquait jamais de le rappeler chaque fois qu’on se parlait, et que tout ce qu’il omettait de me raconter me serait retransmis de Schuyler par mon père. Je ne manquais quant à moi jamais de féliciter Aaron quand il me faisait part de son dernier triomphe… même si Menkov était la marionnette des lobbies des grandes entreprises et soutiendrait n’importe quelle idée nocive susceptible de lui faire gravir les échelons politiques. Aaron envisageait de se présenter lui-même aux élections.
Mais il n’était pas chez lui ce jour-là et Jenny avait semblé un peu gênée de me faire part de son absence. « Écoute, je peux remettre à plus tard, si je dérange. Dis à Aaron que j’ai rappelé, d’accord ?
— Non, attends ! Geddy est là ! C’est pour ça que je t’ai téléphoné. Il veut te parler. Ça te va ?
— Évidemment que ça me va. Qu’est-ce qu’il fait à Alexandria ?
— Eh bien, c’est une longue histoire. Tu sais qu’il jouait dans un groupe ? »
Maman Laura m’avait tenu informé de la carrière musicale de son fils. Les cours en bonne et due forme qu’il avait suivis, sa capacité à répéter obsessionnellement et son talent naturel avaient fait de lui un très honnête saxophoniste. Un peu plus d’un an auparavant, il s’était joint à un groupe, les Humbuckers, qui commençait à se faire une petite réputation dans les États du Nord-Est canadien. C’était un moyen précaire de gagner — à peine — sa vie, mais la famille ayant depuis longtemps classé Geddy parmi les gens a priori incapables de travailler, cela semblait une bonne chose.
Vivre sur la route n’avait toutefois pas convenu à Geddy. Il avait quitté les Humbuckers après un concert à Syracuse et pris un ticket de bus pour Alexandria. Il avait débarqué l’avant-veille chez Aaron, malheureux et avec un plein sac marin de linge sale. Et c’était difficile à croire, mais il avait mis en gage son saxo ténor Mauriat, un instrument pour l’achat duquel il lui avait fallu économiser sou par sou et qu’il tenait obstinément à faire figurer sur toutes les photographies récentes de lui que j’avais vues. Si on lui demandait pourquoi il avait quitté le groupe et revendu son saxo, Geddy se contentait de répondre : « Ça ne me rendait plus heureux. »
Jenny m’a envoyé ces informations plus tard par texto : à ce moment-là, sur le ferry de l’île Pender, je savais seulement que Geddy avait exprimé le désir de parler au téléphone, ce qui ne lui ressemblait absolument pas. J’ai donc attendu que Jenny lui passe le combiné. « Allô ? » a-t-il dit. Deux syllabes dans lesquelles il était tout entier : timide mais non sans courage, comme s’il s’était forcé à les dire par pure fanfaronnade.
« Content de t’entendre, ai-je assuré.
— T’es où ? Il y a beaucoup de bruit.
— Sur un ferry qui traverse le détroit de Géorgie. C’est le bruit des moteurs.
— Sur un bateau ?
— C’est ça.
— Tu vis toujours à Toronto ?
— Oui, mais je suis dans l’Ouest pour encore quelques semaines.
— D’accord. » Il a gardé le silence quelques instants, et j’avais appris à respecter les silences de Geddy. Il a fini par dire : « J’aimerais bien te rendre visite.
— Ce n’est pas possible pour le moment, mais peut-être dans quelques mois. Tu fais quoi chez Aaron et Jenny ?
— Ils sont d’accord pour m’héberger quelque temps. Je n’ai pas vraiment d’endroit où aller. Je ne voulais pas rentrer à Schuyler. »
Il ne voulait pas rentrer à Schuyler parce que son échec lui aurait valu de se faire humilier par mon père. Ni lui ni moi n’avions besoin de l’exprimer à voix haute. « Et ça se passe bien, chez eux ?
— Aaron dit que je ne peux pas rester éternellement. » À présent, il avait seulement l’air fatigué. « Je ne sais pas quoi faire, Adam.
— Ça n’a pas marché avec le groupe, alors ?
— Il y avait une fille. Elle me plaisait vraiment. Elle avait besoin d’argent. Alors j’ai dû vendre mon saxophone. Elle a pris l’argent, mais…
— Je comprends.
— Les gens sont quand même parfois foutrement méchants. »
Sa brève carrière musicale l’avait décontracté dans son usage de ce qu’il appelait auparavant « les gros mots ». L’amertume dans sa voix était encore pire. Elle ne visait que lui-même : jamais Geddy ne mépriserait cette femme qui lui avait pris son argent. Il aurait plutôt honte de sa propre naïveté. Et ne tirerait aucune leçon de sa mésaventure. J’imaginais qu’il continuerait à parier sur l’amour jusqu’au jour où il cesserait d’en attendre quoi que ce soit. « Si tu as besoin d’un peu d’argent pour t’en sortir, Geddy, aucun problème. Je peux t’en envoyer par Aaron et Jenny.
— Non, a-t-il aussitôt répondu. Merci, Adam. Non, je voulais juste entendre le son de ta voix. C’était toujours… » Je l’ai imaginé en train de rougir. « Tu as toujours été très gentil avec moi. »
Pour une raison ou pour une autre, je me suis senti encore plus coupable. « D’accord, mais écoute. On va se voir, promis. Dès que j’aurai réglé quelques trucs ici. Qu’est-ce que t’en penses ?
— C’est chouette.
— En attendant, laisse donc Aaron et Jenny te dorloter quelque temps.
— Je ne peux pas vraiment. Je veux dire, ils me laisseront rester quelques semaines. Mais je ne crois pas qu’Aaron soit vraiment content de m’avoir. C’est un peu… » Il a baissé la voix. « Je n’aime pas cette maison. C’est grand et chouette, mais je détesterais habiter là. » Il a ajouté en un chuchotement à peine audible : « Jenny a un œil au beurre noir.
— Hein ? Qu’est-ce que t’as dit ? Un œil au beurre noir ?
— Oui.
— Comme si elle avait pris un coup, c’est ça ? »
Un silence exaspérant. « Je ne peux pas en parler.
— Qu’est-ce que tu veux dire, Geddy ?
— Elle arrive. Elle arrive !
— Geddy ? »
Jenny a repris la communication. « Il ne faudrait pas s’éterniser. Aaron va rentrer d’une minute à l’autre.
— Tu vas bien ?
— Quoi ? Évidemment que je vais bien. Pourquoi ? Qu’est-ce que Geddy a raconté ?
— Rien. » Ou trop de choses. « Mais il a l’air un peu perdu.
— Écoute… Je te raconterai par texto, d’accord ?
— Bien sûr.
— Super. Bon. Merci d’avoir rappelé, Adam. C’était sympa. Je sais que tu es occupé.
— Jamais trop pour bavarder avec ma belle-sœur.
— Génial. Salut. »
Damian avait loué sur l’île ce que le propriétaire (un Tau des environs) appelait un « chalet » sur une parcelle rurale proche de l’océan. C’était en réalité une maison en rondins de cinq pièces avec des fenêtres à double vitrage et une cuisine capable de nourrir et contenir douze personnes.
Nous étions un peu moins que cela : moi, Amanda, Damian, un technicien de chacune de nos deux équipes de recherche, plus Gordo MacDonald et quatre de ses agents de sécurité. Gordo a aussitôt exploré la maison et ses abords avant de poster ses subordonnés à des endroits permettant de repérer tout nouvel arrivant. « On ne sera pas dans vos jambes, a-t-il promis. On se préparera notre propre manger et on se relaiera pour dormir. Vous ne vous apercevrez sans doute même pas de notre présence. Mais si vous avez besoin de nous, vous n’aurez qu’à crier. »
C’était rassurant, même si personne ne nous avait probablement suivis jusque-là. On se sentait en sécurité, dans cette maison. Mieux encore : avec la pluie, le début de crépuscule et le craquement du feu dans l’âtre, on s’y sentait bien.
Cela a duré jusqu’à ce que Damian nous dise ce qu’il avait déduit des données de Meir Klein.
De toute évidence, nous n’étions pas venus là pour une réunion normale, mais Damian ayant tenu à commencer par un rapport d’avancement, nous lui en avons fourni un. Mon chef d’équipe et moi-même avons résumé les problèmes que nous avions rencontrés en essayant de concevoir un système d’évaluation affinitaire portatif. Avec les capteurs adéquats, quasiment n’importe quel appareil numérique tenant dans la main pouvait enregistrer les résultats et faire tourner les algorithmes. Mais une évaluation affinitaire classique incluait également un test ADN. Ajouter un mini-séquenceur par nanopore à l’ensemble en triplerait le coût pour l’utilisateur final et rendrait le processus inutilement complexe, aussi cherchions-nous d’autres solutions : un simple filtre qui ne repérerait que les bases pertinentes, ou peut-être un processus de qualification en deux étapes incluant un prélèvement de sang à expédier à un laboratoire agréé. Le chef d’équipe d’Amanda a suggéré d’éliminer complètement le test ADN, puisqu’il servait surtout à une sorte de présélection en détectant quelques séquences génétiques incompatibles avec toutes les Affinités. Une couche supplémentaire de neurotestage pourrait parvenir au même résultat.
Tout cela était bel et bon, et nous en avons discuté pendant une heure environ, mais la pièce de résistance restait à venir. Elle a commencé à nous apparaître quand Damian s’est levé en se raclant la gorge d’un air embarrassé qui ne lui ressemblait pas. « Bon, merci, je suis vraiment ravi des progrès que nous faisons. Mais nous savons tous que nous évoluons dans un contexte plus large. L’objectif global consiste à déconnecter les Affinités d’InterAlia, à permettre à chaque Affinité de s’administrer elle-même en fonction de ses propres intérêts. Meir Klein avait prévu cette possibilité et souhaitait l’encourager. Mais il avait prévu aussi quelques autres trucs pas forcément aussi agréables. J’ai demandé au professeur Navarro de venir nous expliquer ça. »
Ruben Navarro était le doyen des Taus de l’équipe : âgé de soixante et onze ans, il avait occupé pendant plus de vingt la chaire de sociologie analytique à l’université de Montréal. Nous avions déjeuné deux ou trois fois avec lui, Amanda et moi. Il était assez vieux pour avoir rencontré Klein à des colloques universitaires avant que le travail de ce dernier soit mis sous clé par InterAlia : ils avaient été publiés dans les mêmes revues professionnelles. Il a pris la parole sans quitter sa chaise installée près de la fenêtre, dont le verre argenté de pluie encadrait sa couronne de cheveux blancs.
« Les physiciens disent qu’ils aimeraient surtout finir par découvrir une “théorie du tout”. L’objectif équivalent en téléodynamique neurosociale serait une “théorie de tous”. On n’y est pas encore tout à fait. La téléodynamique sociale est une technique qui sert à modéliser la psychologie humaine et les interactions sociales humaines avec une précision jamais vue. Ce n’est pas une boule de cristal. Mais comme n’importe quelle science, elle fait certaines prédictions. Nous pouvons extrapoler à partir des événements actuels. Nous pouvons faire tourner des modèles basés sur nos hypothèses pour voir où elles nous conduisent. Comme je dis souvent, le résultat est moins fiable que les prévisions météo, mais vaut mieux que la divination. »
Peut-être cette formule avait-elle déclenché des rires dans les amphithéâtres de l’université de Montréal, mais nous nous sommes contentés de hocher la tête en attendant la suite. « Le travail de Klein a d’original sa subtilité et la complexité de sa modélisation. Sur ce plan-là, il était très en avance sur tout ce que j’ai lu dans les revues spécialisées sérieuses. La méthode qu’il utilise pour dériver ses modèles est radicale et controversée, mais nous pouvons pour l’instant choisir de la croire aussi fiable qu’il l’a dit. On peut donc se demander par exemple ce que prédit son modèle pour les interactions entre les diverses Affinités si InterAlia cesse d’exercer sur elles un contrôle complet. Mais il faut le faire à la lumière d’une question plus générale posée par Klein lui-même : de quelle manière la culture générale change-t-elle et quel rôle les Affinités jouent-elles dans ce changement ? » Navarro a marqué un temps d’arrêt, pendant lequel une bourrasque a fait vibrer la fenêtre. « En termes simples, Klein demandait : notre structure sociale est-elle viable ? Y a-t-il un avenir valant la peine qu’on l’attende avec impatience ? Ou sommes-nous tout bonnement baisés ? »
Ce qui lui a valu un rire étouffé d’Amanda. Il lui a adressé un sourire désabusé.
« Sans entrer dans les détails, je peux vous dire que ses recherches laissent penser qu’on n’est pas complètement baisés. Mais on n’en passera pas loin. Tout le monde connaît les problèmes auxquels nous faisons face : changement climatique, lutte pour les ressources, surpopulation et tous les conflits humains que ces problèmes suscitent. Des questions que rend particulièrement difficiles l’impossibilité de les traiter de manière exhaustive par des actions individuelles. Il nous faut agir collectivement, à une échelle globale. Sauf que nous disposons de moyens très limités pour ça. Nous sommes une espèce qui coopère, l’espèce qui a le mieux réussi de la planète, mais nous coopérons au niveau individuel, pour un avantage mutuel, dans le cadre de systèmes constitués pour promouvoir et protéger une telle coopération. Peu de contraintes pèsent sur notre comportement économique et social global. Ce qui signifie que, dans certaines circonstances, il peut nous emporter. Nous transporter tous malgré nous dans le pays des conséquences imprévues. Qui est un endroit très sombre. Puis-je avoir un verre d’eau, Damian ?
— On a des trucs plus forts, si tu veux.
— Non, de l’eau, ça ira très bien. »
Nous avons attendu avec plus ou moins d’impatience que Damian remplisse un verre d’eau glacée, puis que Navarro en boive une gorgée et se lèche les lèvres. « Bon, tout ça, c’est de la téléodynamique sociale élémentaire. Mais là encore, Klein a fait preuve d’audace. Comme il connaissait les Affinités mieux que personne — et qu’il pouvait les modéliser avec une précision inégalée —, il a intégré leur influence dans ses prévisions.
— Ça change quelque chose ? a demandé Amanda.
— Oui ! Et même un nombre surprenant de choses ! D’après les recherches de Klein, les Affinités pourraient devenir des acteurs-clés de l’évolution de la culture panglobale. Je veux dire par là qu’elles auront de plus en plus d’influence sur la politique, les affaires publiques, l’économie. Elles pourraient en fait en venir à tenir lieu de ce qui brille par son absence : une conscience humaine globale.
— Les Affinités peuvent faire ça ?
— Euh, non. Pas n’importe quelle Affinité. Ce n’est pas pour rien que Klein a confié ses données aux Taus.
— Ah bon ? s’est étonnée Amanda. On est si spéciaux que ça ?
— Apparemment, oui », a répondu Navarro.
On est spéciaux. On l’avait soupçonné sans jamais le formuler à voix haute. Ça paraissait arrogant et narcissique.
Mais nous sentions-nous spéciaux ? Bien entendu.
Je l’avais senti à mon arrivée dans la maison de Lisa et Loretta à Toronto. Je l’avais senti en m’apercevant que je faisais partie d’une communauté de personnes qui m’aimaient, que je pouvais de mon côté aimer librement et en toute confiance, et qui m’aimaient malgré mes imperfections tout comme je les aimais malgré les leurs. J’avais décelé dans cette maison la présence de ce qui manquait manifestement dans celle où j’avais grandi : la possibilité d’être à la fois véritablement accepté et sincèrement aimé.
Ce qui bien entendu nous rendait spéciaux. Spéciaux pour nous-mêmes, spéciaux parce que nous étions à l’intérieur du cercle enchanté et que les autres n’y étaient pas. Mais Navarro sous-entendait autre chose : que nous pourrions être spéciaux aussi pour le monde en général… que quelque chose dans la communauté tau pourrait aider à diriger chacun vers un avenir meilleur.
« La mauvaise nouvelle, a-t-il continué, c’est que la seconde moitié du siècle sera peut-être très désagréable pour l’humanité. Dans le pire des cas, nous pourrions connaître un effondrement des infrastructures, un chaos politique, une famine généralisée, et peut-être même une extinction quasi complète de l’humanité. Mais Klein n’est pas globalement pessimiste. Ses modèles laissent penser qu’il y a un moyen de négocier ce passage terriblement difficile. Il est possible que nous soyons capables de créer un monde meilleur : plus juste, plus équitable, plus bienveillant. Peut-être n’y a-t-il en réalité pas d’autre solution face à la destruction. Et personne n’est mieux placé que nous, les Taus, pour aider à aller vers ce monde meilleur. » Navarro s’est tu le temps de regarder Damian. « Mais uniquement si l’Affinité Tau est prête à assumer cette responsabilité. »
Damian s’est levé au moment où le vieil homme se laissait aller contre son dossier. « Très bien, le fond du problème me semble posé. » Il a promené son regard sur notre petit groupe. J’avais conscience de la pluie en train de vociférer à la fenêtre, comme si Dieu voulait qu’elle nous emporte dans l’océan. J’avais conscience que les paroles prononcées à l’intérieur de cette bulle de lumière tiède en bordure du froid Pacifique pourraient avoir des conséquences bien plus importantes que nos propres existences, si les calculs de Klein étaient fiables ; qu’un mot exprimé ou non pourrait avoir des répercussions historiques. « Manifestement, a dit Damian, ce n’est pas quelque chose qu’on peut garder secret, que ce soit vis-à-vis du reste de l’Affinité Tau ou du monde entier. Mais nous avons le choix. C’est pour ça que je voulais en discuter ici avec vous, loin de la ville et des influences hostiles. C’est ce que nous allons faire, et je vous préviens franchement : la discussion ne sera peut-être pas terminée au lever du jour.
— À supposer qu’il se lève », a dit Amanda en désignant du menton le déluge de l’autre côté de la fenêtre.
Damian a souri. « À supposer que, oui. Parce qu’il y a un choix que nous ne pouvons ni partager ni déléguer. D’après les données de Klein, l’Affinité Tau peut aider à orienter le monde dans une meilleure direction. Mais essayer suffirait à nous rendre vulnérables. Le monde ne veut pas forcément qu’on le réoriente et il peut nous nuire. Les modèles de Klein ne garantissent pas qu’on s’en sortira indemnes. Ils garantissent par contre qu’on se fera des ennemis. Le risque est avéré.
— Tout comme quand on se précipite dans un immeuble en flammes pour sauver un enfant, a répliqué Amanda. Mais on y va quand même, pas vrai ? C’est une des qualités de l’homme.
— Sauf qu’en l’occurrence, on fait courir des risques non seulement à nous-mêmes, mais aussi à d’autres, dont des gens extérieurs à notre Affinité. Si nous persistons à vouloir rendre l’évaluation d’Affinité bon marché et universelle, ça va nous imposer de nouvelles responsabilités et nous mettre forcément en danger.
— Il y a une autre solution ? ai-je demandé.
— Ne pas le faire du tout. Rester planqués en laissant les événements suivre leur cours.
— Et qu’est-ce que le modèle de Klein dit là-dessus ? »
C’est Navarro qui a répondu : « Il dit que la politique du dos rond améliore dans une certaine mesure les chances de survie de l’Affinité Tau en tant que groupe cohérent. Mais diminue en proportion la probabilité de survie de notre société civile actuelle. Dans chacun de ces deux scénarios, aucun résultat particulier n’est garanti. Nous parlons en l’occurrence de probabilités.
— Voilà donc la question à laquelle nous devons répondre, a dit Damian. Si Klein a raison, une espèce de guerre approche. Est-ce qu’on s’enrôle pour éventuellement faire quelque chose de bien ? Ou est-ce qu’on ne s’en mêle pas pour essayer de survivre ?
— On pourrait poser la question sur T-net.
— C’est prévu. J’en parlerai à tous les principaux représentants des sodalités. Mais il faut qu’on ait un plan à leur soumettre. Il n’y a aucun moyen d’échapper à cette responsabilité. Klein ne nous a pas choisis au hasard. »
Tout le monde a gardé le silence. Pendant un long moment, on n’a pas entendu d’autre bruit que le martèlement rythmique de la pluie sur la peau de tambour qu’était la maison.
Il a plu jusqu’après minuit. À une heure, Navarro s’est dit fatigué et nous sommes tous allés nous coucher… sauf les agents de sécurité de quart. Et moi. Je savais que je n’arriverais pas à dormir. Je suis sorti par l’arrière sur la terrasse en cèdre.
Elle dégoulinait encore et les meubles de jardin étaient trempés, mais je m’en fichais. Je me suis assis sur une chaise Adirondack en la recouvrant au préalable d’une serviette de bain. Le ciel avait commencé à se dégager. Un croissant de lune flottait au-dessus de la forêt, l’atmosphère fraîche sentait la pinède et l’océan.
Je pensais à Damian quand la porte a grincé.
« Dormir…, a-t-il dit en me rejoignant. C’est très surfait. » Il a regardé au loin tandis que la lune projetait son ombre, d’une pâleur de fumée, sur les planches de cèdre. « Je n’arrête pas de penser à chez nous. Tu vois de quoi je parle ? »
Lisa, Loretta et leur grande maison accueillante. Oui. « Leur avis ne serait pas de trop. »
Comme beaucoup dans notre tranche, je leur avais à plusieurs reprises demandé conseil. Je pensai à la première fois (quatre ans auparavant) où Damian et Amanda s’étaient mis ensemble. La dynamique de la jalousie n’était pas la même dans une communauté tau, mais j’étais tout aussi capable de jalousie que n’importe qui. J’évitais Amanda et Damian depuis plusieurs jours — je songeais même à quitter la tranche — quand Lisa avait abordé le sujet. Elle m’avait fait entrer dans la cuisine pour goûter son tiramisu (« J’ai remplacé le marsala par du madère »), mais ce n’était qu’un leurre. Elle m’avait assis sur une chaise avant de me regarder de ses grands yeux. « Adam, si je ne savais pas à quoi m’en tenir, je dirais que tu boudes.
— Je ne sais pas de quoi tu parles. Le tiramisu est excellent.
— Et tu mens horriblement mal. Enfin, je suppose que ce n’est pas facile, de savoir Amanda avec un autre homme…
— Je gère.
— Mais pas très bien. Tu sais qu’elle t’aime, non ?
— C’est ce qu’elle dit.
— Et ce qu’elle pense. Tu le sais aussi ?
— J’imagine. » C’était hypocrite et puéril. Bien sûr qu’elle m’aimait. Nous étions taus. Je voyais son amour dans les coups d’œil inquiets qu’elle me jetait depuis quelque temps. Je l’entendais dans sa voix quand elle essayait de m’expliquer quelle relation s’était créée entre Damian et elle. Et je lui en voulais pour ça. Elle me privait du luxe d’une colère sans complications.
« Alors il faut que tu changes de comportement. Ta relation avec Amanda est d’une certaine nature. Vous vous êtes toujours conduits en fonction de cette connaissance, elle et toi. Son besoin d’autonomie était partie intégrante de l’amour qu’elle te porte. À quoi sert de vouloir ce qu’elle n’est pas ?
— À rien. Je le sais bien. C’est juste que je suis…
— Blessé », a proposé Lisa.
Oui, aussi douloureux que ce soit de l’admettre. Blessé. Puérilement blessé. Comme un enfant de cinq ans qui vient de faire tomber son cône de crème glacée sur le trottoir. Blessé de m’apercevoir que je me comportais en gamin irascible. « Je ne suis pas sûr de vouloir en parler.
— Ce qui n’a rien d’étonnant. » Lisa s’est penchée au-dessus de la table pour poser sa main sur la mienne. Une main parcheminée, toute en os et en veines. C’était une sensation merveilleuse. « Qui aurait envie d’en parler ? Toujours est-il qu’on le fait. Tu sais, bien entendu, que Damian aussi s’inquiète pour toi. »
C’était encore plus dur à accepter. Le problème, c’est que j’admirais Damian Levay. Ce qui n’avait rien de vraiment extraordinaire, puisque tout le monde l’admirait. Il était dévoué à la communauté tau et au bien-être de celle-ci… pas seulement à notre tranche, mais à la sodalité, à l’Affinité tout entière. Il était intelligent, riche, généreux et de dix ans plus âgé que moi. Je pouvais difficilement reprocher à Amanda de tomber amoureuse de lui : je n’étais pas loin d’en faire de même.
« Pour son malheur, Amanda est attirée par des hommes désespérément hétéros, a dit Lisa. J’ai vu plus d’une rivalité de ce style se résoudre par une joyeuse partie à trois. Mais je ne crois pas que ce soit envisageable dans le cas présent. »
Trevor avait pris moins de gants pour me faire la même suggestion. (« Bon ben, remets-toi et va coucher avec lui. Tu ne vois pas comme il est sexy ? ») Mais Lisa avait raison : ça n’aurait pas marché. Je n’étais pas particulièrement fier de mon hétérosexualité — dans notre tranche, cela ressemblait parfois à une sorte d’impuissance sexuelle sélective pour laquelle j’avais droit à de la compassion et de la commisération —, mais je ne pouvais pas faire autrement. On ne peut pas forcer sa nature, comme on dit.
« Si tu continues à cultiver ton propre chagrin, a prévenu Lisa, Amanda et toi finirez… non, pas ennemis. Ce n’est pas notre genre. Mais simples amis. C’est ce que tu veux ?
— Non.
— Alors il faut que tu te montres à la hauteur de ce que tu attends. Et… oh, tu sens ?
— Quoi ?
— Le vent qui entre par la fenêtre ! » Les rideaux vichy se sont soulevés à ce moment-là. « Il va pleuvoir. » Elle a fermé les yeux pour inspirer profondément. « J’adore cette odeur ! C’est celle de l’orage ! » Comme s’il n’attendait que cela, un grondement s’est fait entendre au loin. « J’ai presque soixante-quinze ans, Adam, et je continue à aimer les orages de chaleur. Ce n’est pas bien ?
— Bien sûr que si.
— Je détecte une âme sœur. Tu les aimes, toi aussi, pas vrai ? »
J’en ai convenu.
« Mais nous ne sommes pas rivaux, pas vrai ? Parce qu’il y a assez d’orage pour nous deux.
— Ah. La parabole de l’orage.
— Désolée, ça n’était pas assez subtil ?
— Ça l’était peut-être juste assez. Tu es une sage, ô vénérée ancienne. Peut-être est-ce Amanda qui devrait être jalouse. »
Lisa a rougi de manière crédible. « Je t’aime aussi, chou. Surtout maintenant que tu as arrêté de faire la tête. Comme tu as fini ton tiramisu, je propose qu’on emporte des chaises et une bouteille de vin dans l’arboretum. Histoire d’admirer les éclairs ensemble. Qu’est-ce que tu en penses ? »
J’étais d’accord.
Cela remontait à quatre ans. Depuis, Damian, Amanda et moi avions trouvé un modus vivendi. Amanda n’aurait pas toléré que nous nous disputions son attention, aussi n’en faisions-nous rien. Quant à mes sentiments pour Damian…
« Mon Dieu », a-t-il dit, les mains sur la rambarde de la terrasse, le regard plongé dans les couloirs de la forêt illuminés de lune, « éloigne cette coupe de mes lèvres. Je suis presque sûr que Lisa et Laura prendraient une meilleure décision que n’importe lequel d’entre nous. »
C’était un Tau et je l’aimais comme tel. Mais il était aussi imparfait que nous tous. Livré à lui-même, il n’enfilerait jamais autre chose que des pantalons de jogging et des tee-shirts. Il se croyait bon cuisinier : il se trompait. Son rire évoquait un petit chien à qui on marchait sur la queue. Si on ne l’aidait pas, il était incapable de monter un meuble Ikea ou de faire fonctionner des appareils simples. Amanda avait dit un jour aimer Damian pour sa confiance, même quand elle était mal placée, et m’aimer moi pour mes doutes, même s’ils étaient idiots. D’une certaine manière, nous étions les deux facettes de la personnalité d’Amanda. Damian travaillait dans l’intérêt des Taus d’une manière rappelant l’éthique professionnelle dont Amanda avait hérité de sa famille : fais ce qui doit être fait, avec désintéressement, efficacité et rapidité. Je constituais l’autre côté de l’équation, manquant d’esprit pratique, impulsif à l’occasion, parfois d’une utile ingéniosité. La philosophie personnelle d’Amanda oscillait entre Aristote et Épicure. Pas étonnant qu’elle ait besoin de deux hommes dans sa vie.
Il était vrai aussi que ce genre de réflexions m’était moins désagréable maintenant qu’elle dormait à nouveau avec moi.
De la brume échappée de la forêt dégoulinante commençait à se condenser près du sol. La lune là-haut s’est un peu estompée. J’allais me lever quand Damian a demandé : « Tu as vu ?
— Quoi donc ?
— Dans les bois. À peu près à neuf heures pour toi. »
J’ai essayé de regarder dans la direction indiquée. Les arbres continuaient à s’égoutter. Dans le silence, j’entendais leurs branches grincer et osciller. Je pense avoir aperçu une lumière en mouvement au fond des bois. En tout cas, elle a disparu avant que je puisse dire un mot. « Peut-être un des types de la sécurité. »
Damian s’est écarté de la rambarde. « Il faut demander à Gordo, a-t-il dit. Et retourner à l’intérieur. Tout de suite. »
Je suis allé dans notre chambre réveiller Amanda.
Elle dormait sur le dos, la tête de profil. Elle avait les cheveux plus longs que d’ordinaire, ou disons moins courts, auréole sombre sur la taie en coton. Elle a soupiré quand je me suis assis sur le lit. Je l’ai appelée à voix haute.
Elle a ouvert les yeux et froncé les sourcils. « Adam ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— Désolé, mais Gordo veut nous regrouper tous dans la pièce principale histoire de pouvoir avoir l’œil sur nous. On se demande s’il n’y aurait pas du mouvement dehors.
— Oh. » Elle s’est redressée et a récupéré son chemisier par terre. « Quelque chose qui se déplace, tu veux dire, dehors ? Genre une biche ? Un ours ?
— Quelqu’un avec une lampe torche.
— Oh. D’accord. Ouais. Passe-moi mon jean. »
Je le savais d’expérience : la seule chose plus agréable à regarder qu’Amanda en train d’enfiler son jean était Amanda en train de l’enlever, mais nous avons été distraits par des coups à la porte. « Éteignez en sortant, d’accord ? nous a dit Gordo. Je ne voudrais pas que tout soit illuminé genre Times Square. »
Amanda a fini de se boutonner. « Je croyais qu’on était venus échapper aux gens effrayants qu’on ne connaît pas.
— Ce n’est sans doute rien, ai-je répondu. Une fausse alerte. »
Les autres étaient tous arrivés avant nous dans la pièce principale, l’air endormi et irritable. Gordo, qui avait tiré les rideaux, a attendu qu’Amanda et moi nous installions sur le canapé. Il tenait un téléphone et portait sur la hanche un pistolet dans ce qui ressemblait à un holster militaire. C’était en général Damian qui dominait l’assemblée, mais ce soir-là, il n’était comme nous qu’un Tau menacé. Il avait pris place sans bruit parmi nous.
« J’ai trois équipes sur le périmètre qui surveillent tous les points d’accès, a expliqué Gordo. Ils repéreront quiconque s’approche de la maison. Ce qui ne nous met pas tout à fait en sécurité pour autant. J’ai Marcy Britnell côté ouest, elle pense avoir vu une torche électrique dans les bois et elle a trouvé des empreintes de pas récentes qui passaient en oblique près de la propriété, comme celles de quelqu’un venu en reconnaissance. Peut-être un seul individu, peut-être plusieurs, difficile à dire de nuit sur sol boueux. Donc on fait attention. Je ne vois pas pour quelle raison quelqu’un qui n’a aucune mauvaise intention se baladerait dehors à deux heures du matin après un déluge, mais on ne peut pas exclure un randonneur perdu ou un ivrogne qui ne retrouve plus son chemin. L’endroit a peut-être l’air isolé, mais vu qu’il y a pas mal d’habitants plus près du port, ne tirons pas trop de conclusions, d’accord ? »
Le conseil était bon — nous avons tous sagement hoché la tête —, mais plus facile à donner qu’à suivre.
Toujours à moitié endormie, Amanda s’est blottie contre moi. J’ai vu le regard de Damian s’attarder un instant sur nous. Il n’avait pas l’air jaloux, mais tout de même un peu frustré. Ou peut-être n’était-ce que le poids des responsabilités qu’il avait récemment endossées.
Je me suis alors demandé ce que je serais devenu si Damian ne m’avait pas plus ou moins adopté quelques années plus tôt. Six mois après mon arrivée dans la tranche de Rosedale, je travaillais pour l’agence de pub de Walter Kohler, où j’assemblais des textes et des images sur une plate-forme Apple et faisais accessoirement de la correction d’épreuves. Un emploi bien payé, mais peu intéressant, dans lequel, selon Damian, je perdais mon temps. « Viens bosser pour moi. J’ai parlé à Walter, il n’y voit pas d’objection, du moment que c’est ce que tu veux.
— Et je ferais quoi ? » À l’époque, il se consacrait surtout à son cabinet d’avocats. « Je n’ai aucune formation juridique. »
Il m’a expliqué qu’il mettait en place une caisse de retraite réservée aux Taus (caisse qui deviendrait TauBourse) et affectait une partie des bénéfices à du bénévolat au profit des Affinités, par exemple pour essayer d’obtenir d’InterAlia davantage de transparence sur sa manière de gérer les groupes d’Affinités. Il avait déjà embauché tous les juristes dont il avait besoin, mais il manquait de personnes qui comprenaient Tau et étaient assez flexibles pour s’acquitter de diverses fonctions selon les besoins, par exemple conduire une automobile, effectuer des recherches ou rédiger des dossiers. Des hommes à tout faire, en réalité, mais on nous appellerait « consultants ». L’inconvénient, c’est qu’aucun talent artistique ne serait mis à contribution.
Et je me suis aperçu avec surprise que ça ne me gênait pas du tout. Depuis quelque temps, mes talents artistiques me servaient à photoshopper des images de chiots dans des pubs d’aliments pour animaux, ce qui n’impressionnait guère les muses. J’aimais le dévouement passionné de Damian pour l’Affinité Tau et ça m’excitait de pouvoir jouer un rôle dans l’évolution de celle-ci. De plus, ce qui n’était pas rien, Amanda avait déjà accepté de faire partie de son équipe. Le travail séduisait son côté sérieux, ce que Lisa avait un jour décrit comme son « acharnement à vouloir faire le bien ».
Depuis, j’avais conduit des voitures pour Tau, rédigé des communiqués de presse pour Tau, organisé des services de restauration pour Tau, loué des chambres d’hôtel pour Tau, négocié des achats immobiliers pour Tau, et même passé des sols à la serpillière (souvenir mémorable) pour Tau. Damian était mon patron, même si nous évitions ce mot. Il amorçait et organisait le travail, mais nous l’effectuions en collaboration. Même les tâches subalternes aidaient Tau, ce qui les rendait supportables, et je travaillais le plus souvent aux côtés d’Amanda, ce qui était plus que simplement supportable. En quelques petites années, ce travail et ces relations avaient fusionné en ce que je considérais comme le cœur et la musique de ma vie.
Certains jours, cela me donnait un sentiment d’invulnérabilité. J’étais Adam Fisk de l’Affinité Tau, avec tout un tas de frères et sœurs loyaux… nous étions presque sept millions, au dernier recensement. S’en prendre à moi, c’était s’en prendre à ma tribu. Mais je n’étais pas invulnérable, et Tau non plus, comme ce séjour allait le prouver.
Si nous avions besoin de rester groupés à un endroit où Gordo pourrait avoir l’œil sur nous, nous n’étions pas obligés de ne pas fermer le nôtre de la nuit. Le professeur Navarro a eu la brillante idée d’apporter des draps et des couvertures dans le salon comme lits de fortune, et il n’a pas tardé, une fois son idée mise à exécution, à se pelotonner sur l’un d’eux. Il n’était pas de ces personnes âgées qui ont le sommeil difficile : il ronflait comme un docker ivre.
Amanda s’est allongée sur le canapé. J’allais moi-même m’étendre sur une couverture par terre quand mon téléphone a bourdonné. Le numéro de Rachel Ragland. Un appel à pareille heure signifiait sans doute qu’elle était ivre et voulait soit lancer des accusations d’un ton agressif, soit faire des excuses larmoyantes. J’ai envisagé d’ignorer l’appel. L’horrible mot « bride » a résonné dans mon crâne. Je suis allé répondre dans un coin de la pièce où il n’y avait personne. « Rachel ? Qu’est-ce qui se passe ? »
Sauf que ce n’était pas Rachel, mais sa fille.
« C’est Adam ?
— Suze ?
— Adam de la plage ?
— Ouais, c’est moi. Qu’est-ce que tu fais debout si tard ?
— J’ai toujours ton dessin de moi. Je l’ai colorié.
— Formidable. Ta mère est dans le coin, Suze ?
— Oui mais elle n’est pas réveillée.
— Tu devrais peut-être dormir aussi. Elle sait que tu te sers de son téléphone ?
— Non », a-t-elle répondu, et un instant, j’ai pris la tension dans sa voix pour de la culpabilité.
« Eh bien, ce n’est pas une bonne idée de te servir des affaires de ta maman sans sa permission.
— Désolée. » Elle semblait soudain au bord des larmes.
« Suze… quelque chose ne va pas ?
— Je voulais lui demander, mais elle se réveille pas !
— Je ne comprends pas. Vous êtes chez vous ?
— Oui !
— Ta maman est dans sa chambre ?
— Non ! Sur le canapé ! Juste devant moi !
— Il se passe quoi si tu essayes de la réveiller ?
— Rien ! »
Une partie de ce que je disais est parvenue aux oreilles d’Amanda, qui s’est redressée pour me regarder d’un air inquiet. Personne d’autre ne faisait attention à moi. Assis près de la fenêtre, son propre téléphone à la main, Gordo parlait à un de ses agents de sécurité. Le ronflement de Navarro avait pris un rythme de grondement, comme si quelqu’un essayait de démarrer une tronçonneuse.
« Approche-toi d’elle, ai-je dit à Suze. Pour voir si elle se réveille.
— D’accord…
— Tu es à côté d’elle ?
— Oui.
— Elle te voit ?
— Elle a les yeux fermés.
— Et si tu la touches ? »
Un silence. « Je ne veux pas.
— Pourquoi ?
— Je ne veux pas me mettre du sang dessus. »
J’ai fermé les yeux. « Suze, parle-moi de ce sang. Maman est blessée ?
— Elle se coupe, des fois. Peut-être qu’elle s’est trop coupée.
— Essaye de la réveiller. Dis : “Maman, réveille-toi !” Vraiment très fort. Tu veux bien ? »
Elle ne l’a pas juste dit très fort, elle l’a hurlé. « Ça a donné quoi ? ai-je demandé ensuite.
— Rien ! Peut-être que ses yeux se sont un peu ouverts, mais ils se sont refermés.
— Très bien, ai-je dit, même si j’avais l’impression que ça n’allait pas très bien du tout. Suze, il faut que t’appelles les secours au 911. Tu sais faire ?
— Ouais, mais…
— Mais quoi ?
— Maman m’a dit de ne jamais appeler le 911 si elle était évanouie. Parce que des gens pourraient venir m’enlever à elle. Elle m’a dit d’attendre qu’elle se réveille. Mais il n’y a jamais eu autant de sang. Ton numéro était dans son téléphone, alors je t’ai appelé à la place.
— D’accord, Suze, tu es maligne, mais tu as raison : cette fois, c’est différent. Ta maman voudrait que tu appelles le 911. Ces gens-là savent comment aider et ils te diront exactement quoi faire.
— J’ai peur. » Elle donnait l’impression que ses larmes allaient déborder.
« Bien sûr que tu as peur, mais ça fait partie du courage. Même les plus courageux ont peur. C’est à ce moment-là qu’ils appellent à l’aide, pas vrai ?
— Je suppose.
— Alors je vais raccrocher et toi, tu vas appeler le 911. Tout de suite, d’accord ? N’attends pas. Ils te garderont en ligne jusqu’à ce que tout soit réglé. Après, je te rappellerai pour voir comment ça va. OK ?
— Je suppose.
— Ne suppose pas, Suze. Fais-le.
— D’accord.
— Je raccroche, mais j’ai besoin que tu me promettes d’appeler le 911. Tu me le promets ?
— Ouais.
— Dis-le, s’il te plaît.
— Je te le promets.
— Brave petite. »
J’ai coupé la communication et regardé le téléphone dans ma main. Il tremblait. Parce que ma main tremblait.
Amanda est venue me toucher l’épaule. Je lui ai raconté ma conversation avec Suze.
Elle a froncé les sourcils. « Mon Dieu, c’est horrible. Rachel semble être une tailladeuse.
— Une quoi ?
— Automutilation. C’est un trouble de la personnalité. Les gens se coupent, se brûlent, ce genre de trucs. Suffisamment pour souffrir, mais pas pour s’abîmer vraiment. Ce n’était donc sans doute pas une tentative de suicide. Tu disais qu’elle avait des psychotropes dans sa salle de bains ? »
Sa réserve de médicaments, le genre prescrit pour le TDAH, les TOC, la dépression, l’angoisse, il y avait même deux ou trois antipsychotiques. La plupart avaient été prescrits à Rachel, même si j’avais repéré un nom différent sur quelques étiquettes — Carlos je-ne-sais-plus-quoi, son pote de bar.
La télépathie tau d’Amanda était assez sensible pour qu’elle devine ce qui me passait par la tête. « Tu n’as pas profité d’elle, Adam. Tu ne savais pas qu’elle était folle avant de…
— Avant d’avoir profité d’elle.
— Non. Tu n’as rien fait de mal. D’imprudent, peut-être, mais pas de mal. C’est comme ça, avec les non-Taus. Ils sont imprévisibles. Pas toujours mauvais, mais dangereux de bien des manières, pour eux comme pour les autres. »
J’ai rouvert mon téléphone pour rappeler celui de Rachel, et constaté avec satisfaction qu’il était « occupé ». J’ai espéré que ça signifiait que Suze faisait ce que je lui avais dit.
« Rachel a des problèmes dont tu ne pouvais rien savoir. Je préférerais éviter que tu sois un dommage collatéral.
— Je pense à Suze. Elle fait partie des dommages collatéraux ? » J’ai regardé les autres dans la pièce, ma tribu, nous nous appuyions tous en quelque sorte les uns sur les autres. Suze n’avait pas de tribu. Elle n’avait presque pas de mère.
Amanda a reculé d’un pas. « Je voulais dire que… »
J’aurais pu deviner le reste de sa phrase. Mon bien-être comptait davantage pour elle que celui de Rachel. Elle ne voulait pas que je souffre. Hors de Tau, les gens étaient imprévisibles et les relations avaient mille et une façons de mal tourner. Les méprises étaient inévitables. Et ainsi de suite.
Mais elle n’a pas terminé sa phrase.
Sur le moment — celui où les fenêtres se sont fracassées, où les rideaux ont gonflé comme poussés par un doigt invisible, où Amanda s’est effondrée avec un air surpris —, nous n’avons pas compris ce qui se passait. Plus tard, nous avons reconstitué la succession d’événements :
Gordo MacDonald avait mis son équipe en alerte. Tau de Cleveland ayant servi comme sous-lieutenant dans les Marines, Marcy Britnell explorait donc l’orée du bois à l’ouest avec un pistolet et des lunettes infrarouges quand elle avait repéré une silhouette dans la forêt. Cette silhouette semblait porter un fusil, ce dont Marcy a discrètement rendu compte sans la quitter des yeux.
Comme il ne voulait pas qu’elle intervienne seule, Gordo lui a dit de rester en position le temps qu’il lui envoie deux autres agents en renfort. Marcy a suivi les ordres jusqu’à ce qu’elle voie la silhouette lever son fusil vers la maison. Elle a alors mis l’inconnu en joue en lui criant de baisser son arme.
L’homme n’a pas baissé son arme. Il a même commencé à la faire pivoter en direction de la voix de Marcy. Ne sachant pas à quel point elle était visible sous la lune, la jeune femme n’a pas pris de risques. Elle a pressé la détente.
L’inconnu a pivoté d’un coup à gauche, de toute évidence blessé, et a lui-même tiré par réflexe.
La balle qui est sortie de sa carabine, une Remington 783, est passée loin de Marcy Britnell, mais a foncé vers la maison, brisé une branche de pin, traversé le verre des portes-fenêtres coulissantes de la terrasse, percé l’épais tissu des rideaux, filé à quelques centimètres du téléphone que Gordo tenait à l’oreille et touché Amanda juste sous l’épaule gauche, non loin de la colonne vertébrale.
J’ai quitté Amanda des yeux en entendant la balle fracasser la fenêtre. J’ai vu le rideau se gonfler puis retomber comme soulevé par un coup de vent et Gordo tout à coup bouche bée en essayant de comprendre ce qui se passait. Quand je me suis à nouveau tourné vers Amanda, elle semblait perplexe. Puis elle est tombée dans ma direction, les yeux grands ouverts, et je l’ai attrapée au vol.
À cette époque, on aimait parler de « télépathie tau ». Nous n’étions pas vraiment télépathes, bien entendu, mais nous en avions souvent l’impression tant nous nous comprenions profondément, intuitivement. Ce que nous avons découvert cette nuit-là sur l’île Pender était encore plus profond que la télépathie tau. Appelez ça la fureur tau.
Amanda m’est tombée dans les bras, en s’efforçant de dire quelque chose qui lui est sorti des lèvres comme un murmure étouffé, et le temps s’est mis à avancer par à-coups en une succession de moments statiques, d’instantanés pris dans une lumière éblouissante. N’importe qui dans la pièce pourrait sans doute en dire autant. Mais nous avons travaillé de concert malgré notre confusion. Je suis tombé à genoux sous le poids d’Amanda. Je l’ai aidée à s’allonger sur son flanc droit. Je voyais la blessure, à présent, une fleur de sang sur le dos de son chemisier blanc et froissé. La plaie saignait beaucoup, mais par écoulement et non par jaillissement. Les paupières d’Amanda ont battu et ses yeux se sont révulsés.
« Amanda ? » ai-je appelé.
Des mains m’ont écarté et Gordo MacDonald s’est agenouillé à ma place. « J’ai une formation de secouriste d’urgence et Marcy arrive — elle a servi comme infirmière sur le terrain en Afghanistan. Laisse-nous nous en occuper. »
Avant que je puisse répondre, il débarrassait Amanda de son chemisier à l’aide d’un couteau qu’il venait de sortir de sa ceinture. Amanda a eu une espèce de hoquet qui a fait un bruit d’eau bouillonnant sur des rochers.
La porte d’entrée s’est ouverte presque aussitôt. C’était Marcy, hors d’haleine, avec une mallette en plastique de la taille d’un nécessaire de voyage. Une trousse de premiers secours, qu’elle avait cachée dans le coffre d’une des voitures venues par le ferry. Elle semblait à bout de forces et de souffle, mais elle est allée droit sur Gordo et Amanda. Elle a inspecté la plaie, vérifié le pouls, appelé Amanda par son nom et obtenu une vague réaction. « Tiens bon », a dit Marcy avant de se tourner vers Gordo pour ajouter à voix basse : « On a besoin de médecins professionnels.
— Le tireur ? a demandé Gordo.
— Nelson l’amène. »
Damian, qui parlait à un Tau vancouverois, a posé le téléphone pour se lancer dans une brève et intense conversation avec Gordo. Je n’ai pas entendu ce qu’ils se disaient. Je ne m’intéressais encore qu’à Amanda.
Elle était assez consciente pour murmurer quelque chose sur la douleur. Sortant de sa trousse une seringue, Marcy a injecté une dose de morphine avec une efficacité qui dénotait une certaine expérience. Les yeux d’Amanda se sont presque aussitôt mis en berne. « Elle va s’en sortir, Adam, m’a dit Marcy par-dessus son épaule. Je te le dis comme je le pense.
— Il lui faut un hôpital.
— C’est en cours », a lancé Damian de l’autre bout de la pièce.
Il y avait deux médecins sur Pender et un petit hôpital régional non loin de là sur l’île de Salt Spring, mais nous avions besoin de mieux et de plus rapide. Malgré l’heure, trois coups de téléphone ont suffi à Damian pour trouver un Tau qui gérait un service d’hélico-taxi depuis Tsawwassen. Vingt minutes plus tard, un Sikorsky S76 avait décollé, Damian ayant localisé près de Ladner un médecin tau qui avait accès à une clinique pourvue de tout l’équipement nécessaire. Le praticien a accepté d’examiner et de soigner Amanda sans signaler la blessure par balle, du moment qu’une opération chirurgicale complexe pouvait être évitée… et Marcy nous avait rassurés sur ce point.
Pendant qu’on prenait ces dispositions, un des agents de Gordo, celui qui s’appelait Nelson, est monté sur la terrasse détrempée par la pluie en soutenant le tireur blessé. Damian l’a intercepté à la porte : « Pas à l’intérieur… il mettrait du sang partout. » Le tireur s’est effondré sur les planches de bois dur.
Plus tard, quand nous avons discuté des événements, c’est comme ça qu’on l’a appelé : le tireur. Parce qu’on avait entendu ce mot à la télé et dans les films. Mais ce n’est pas de cette manière que j’ai pensé à lui sur le moment. Pas alors qu’Amanda continuait à perdre du sang. Je le considérais plutôt comme le fils de pute qui avait essayé de détruire tout ce qui donnait de la valeur à mon existence.
J’ai suivi Marcy et Gordo sur la terrasse. Le tireur était un type maigre avec un de ces longs visages qu’on voit parfois aux gens très grands, comme si on avait tiré ses traits dans le sens vertical. Ses cheveux mouillés pendaient sur son front comme deux ailes noires. Il avait le regard inquiet mais vague. Marcy l’avait atteint à gauche sous les côtes. Le sang avait coagulé sur sa chemise en coton et décoloré son jean sur toute la cuisse gauche. Marcy l’a regardé. « Oh, mon Dieu, a-t-elle dit. Gordo…
— Je sais », a répondu Gordo.
L’homme mourait sans que ni Marcy ni personne n’y puisse rien. C’est ce que j’ai conclu de leurs silences.
Je m’en suis réjoui.
La haine est une émotion purificatrice. Avant cette nuit-là, j’aurais dit que je ne détestais presque personne. Mais l’antipathie et le mépris ne sont pas la haine. Ce sont des émotions insipides, creuses. La véritable haine est un bulldozer. Elle veut démolir et détruire. Elle ne souffre aucune résistance.
J’ai baissé les yeux sur ce tas de merde en forme d’être humain, qui a levé les siens voilés de douleur. Des larmes de colère ou de frayeur s’en sont échappées. Je me suis agenouillé nez à nez avec lui. Ses yeux de cochon se sont plissés. Son haleine puait le clou de girofle, odeur qui se mêlait à celle de cuivre émanant de tout le sang qu’il perdait. Je lui ai ordonné de me dire son nom.
Dans mon dos, Gordo a essayé d’attirer mon attention. « Adam… »
Le tireur ne disait rien, il était sur le qui-vive. J’ai donc mis mes mains sur sa gorge. J’ai senti les poils rêches aux endroits qu’il avait rasés ce matin-là. J’ai senti sa pomme d’Adam s’agiter frénétiquement sous mes doigts. Ses lèvres se sont efforcées de prononcer quelque chose. Je l’ai laissé reprendre sa respiration.
« Va te faire foutre », a-t-il chuchoté.
Gordo m’a tiré en arrière avant que je puisse aller trop loin. « Adam, on sait qui c’est. On a son portefeuille. Son permis de conduire. Sa carte de crédit. Son téléphone. » Il a regardé l’agonisant et je me suis rendu compte que cette haine en moi coulait aussi en Gordo, Damian, Marcy et tout le monde dans la maison. C’était un seul et immense fleuve. Peut-être la ressentaient-ils de façon moins intense que moi, mais c’était une haine véritable et viscérale.
« Demain, à la même heure, a dit Gordo, il n’aura plus aucun secret pour nous. On saura où il vit, qui sont ses amis, pour qui il travaille. On sait déjà que c’est un amateur. Garder comme ça ses affaires personnelles sur lui… »
Les lèvres du tireur ont remué à nouveau, comme s’il n’arrivait pas à dire quelque chose.
Marcy a pris sa trousse de secours, s’est brièvement entretenue à voix basse avec Gordo et Damian, puis a rempli une seringue avec un petit flacon brun.
« Tenez-le, a-t-elle dit. Je ne veux pas qu’il me le fasse tomber des mains. »
Gordo s’est appuyé sur le tireur en lui immobilisant les jambes et le bras gauche. J’ai tendu son bras droit pour que Gordo puisse découper la manche jusqu’au coude avec un canif. Quand Marcy lui a enfoncé l’aiguille dans le biceps, le tireur s’est cambré en un vague spasme de résistance. J’ai demandé à Marcy ce qu’elle lui administrait.
« Analgésique, a-t-elle répondu d’un ton sec.
— Comment ça, pour qu’il se sente mieux ?
— Suffisamment pour ça. Et pour autre chose. »
Le tireur s’est débattu de toutes ses forces en l’entendant. Mais pas longtemps.
On pourra comprendre — ou peut-être pas — que j’aie mis deux jours à penser à rappeler Rachel Ragland.
Elle n’a pas décroché, aussi ai-je laissé un message d’excuse en lui demandant de me contacter. Un jour de plus a passé. Rien. J’ai pris ma voiture pour aller sonner chez elle depuis le hall de son immeuble. Pas de réponse. J’ai donc appelé les hôpitaux des environs et l’ai trouvée au Vancouver General. Elle y était « en observation » et les visites, pour ceux qui ne faisaient pas partie de sa famille, se déroulaient entre 14 heures et 18 heures, à sa discrétion.
D’après ma montre, cela me laissait une fenêtre de trois heures, et l’hôpital ne se trouvait qu’à vingt minutes de là. Il n’avait pas plu depuis le week-end. Le temps était passé à une accalmie automnale, toute en ciel bleu pâle et brises vivifiantes, et le trajet ne posait aucun problème. J’avais malgré tout l’impression qu’une partie transparente en moi s’était opacifiée : je regardais le monde par un objectif comme embué.
Rachel était hospitalisée dans une unité du service psychiatrique. Une unité fermée, même si c’était moins horrible qu’il n’y paraissait : cela signifiait seulement que patients et visiteurs ne pouvaient franchir sans autorisation les portes de verre renforcé situées juste à côté du poste des infirmières. J’ai attendu vingt minutes que quelqu’un trouve Rachel, lui donne mon nom et détermine si elle voulait bien me recevoir. Un infirmier (un jeune en blouse bleu pastel) m’a enfin fait signe d’entrer, puis m’a conduit à son lit.
Elle était assise dedans, vêtue d’un pantalon, d’une chemise de flanelle à carreaux et de pantoufles, un vieux livre de poche à la main. Elle a posé sur moi un long regard pénétrant. Elle était propre et mentalement assez vive, mais un certain relâchement autour des yeux indiquait qu’elle était à nouveau sous médicaments. « Ils croient que je suis suicidaire, a-t-elle lancé avant que je puisse dire un mot. Du coup, je suis coincée ici. Mais je ne faisais que me couper. » Elle a tendu le bras gauche pour me montrer le pansement de coton et de sparadrap qui s’étendait du coude au poignet. « Tu savais que ça existait, des gens qui se coupent de temps en temps ?
— J’en ai entendu parler.
— Eh bien, j’en fais partie.
— Je n’aurais pas cru : je n’ai jamais vu…
— … de cicatrices ? C’était la première fois que je me coupais au bras. D’habitude, je me limite aux jambes. Tout en haut, pour pouvoir porter un short sans que ça se voie. Mais pas un maillot de bain. Ce qui n’est pas grave, vu que je ne nage pas. Et j’étais à peu près remise quand tu m’as vue sans vêtements. J’avais été bien. En voie de guérison. Mais tu aurais pu trouver des cicatrices, si tu avais cherché. » Elle a glissé un marque-page dans son roman, qu’elle a posé. « Alors, tu viens pour quoi ?
— Suze m’a appelé. Cette nuit-là.
— Ouais, je sais. On m’a raconté. Tu lui as dit d’appeler le 911.
— Exact.
— Alors qu’elle n’était pas censée le faire.
— C’est ce qu’elle a dit, mais…
— Parce que je lui ai appris comme ça. Tu sais pourquoi ? À cause de ces putains d’assistantes sociales ! Il y a eu deux incidents avant que j’aie mes médicaments, du coup je suis fichée chez eux ou je ne sais quoi. Je suis en quelque sorte mise à l’épreuve maternelle. »
Un aide-soignant qui passait avec une boîte de gaze a ralenti en penchant la tête. Rachel a baissé la voix jusqu’à ce qu’il soit hors de vue. « C’est comme la NSA, ici, ils surveillent tout le temps. C’est là qu’on met les gens à qui on ne peut pas faire confiance.
— Tu étais inconsciente quand Suze a appelé. Elle n’arrivait pas à te réveiller.
— Je m’étais tailladée, ouais, et peut-être un peu trop profond, et comme j’avais honte de moi, j’ai pris une double dose de médicaments que j’ai fait descendre à la vodka-orange. Parce que je voulais vraiment, vraiment dormir. Et bon, ça a marché. Je me suis éteinte comme une ampoule, direct sur le canapé. En saignant encore un peu. Le temps de coaguler. Bon, j’imagine que Suze a eu peur, et je m’en veux vraiment, vraiment pour ça. Mauvais calcul de ma part. Mais tu m’enlèverais ma gamine à cause de ça ?
— Non…
— Pourtant tu l’as fait. C’est exactement ce que tu as fait en disant à Suze d’appeler le 911. Du coup, ils la mettent temporairement en famille d’accueil. En attendant une évaluation. Ils ne veulent même pas me laisser lui parler. Ils disent qu’on peut organiser une visite, mais pas avant que les médecins décident que j’en suis capable. » Ses yeux se sont remplis de larmes qui devaient sans doute autant au chagrin qu’à la colère. « Ils m’ont pris mon bébé !
— Je suis désolé.
— Bordel, j’adorerais que ce soit entièrement ta faute. Je me sentirais un peu mieux. Sauf que prendre l’appel de Suze… t’inquiéter pour moi… Je ne peux pas vraiment t’en vouloir pour ça.
— Merci, Rachel.
— Ce pour quoi je t’en veux, par contre, c’est… » Elle a hésité et s’est mordu la lèvre, comme si elle se demandait de quelle manière procéder.
« Vas-y. Dis-le.
— Je ne sais pas trop comment le dire, mais… Moi ici et Suze en famille d’accueil, je ne peux pas m’empêcher de me dire que rien de tout ça ne serait arrivé si j’étais tau. Tu n’aurais pas appelé le 911, dans ce cas, pas vrai ? Tu aurais appelé un autre Tau. Ou plusieurs autres Taus. Un gentil petit couple tau s’occuperait de Suze, et après avoir été soignée dans une clinique tau, avec toute une tranche pour s’assurer que je prends bien mes médicaments, je la récupérerais rapidement. Qu’est-ce que t’en penses, Adam ? C’est à peu près ça ? »
Je n’avais pas besoin de répondre. C’était exactement ça.
Je suis resté encore quelques minutes. Une infirmière est passée avec un gobelet en papier et trois pilules, que Rachel a consciencieusement avalées. Elle a ensuite pris une gorgée d’eau et ouvert la bouche pour montrer à l’infirmière qu’elle ne les avait pas gardées dans la bouche. Je crois qu’elle voulait que j’assiste à cette petite humiliation. Au destin auquel je l’avais livrée.
Je partais quand elle a dit : « Ça va ? Sans vouloir te vexer, Adam, tu as une mine épouvantable.
— Je manque un peu de sommeil.
— Ouais, bon… » Son regard a un peu trembloté. « … bienvenue au club. Ah, j’y repense, je voulais te dire un truc. Les types qui sont venus me voir, tu sais ? Ceux que tu as dessinés quand on était à la plage ? »
Ça semblait remonter à une éternité. « Oui ?
— Celui qui parlait le plus… j’essayais de me souvenir de son visage, puisque c’est ce que tu me demandais de décrire. Mais il avait un autre, euh, signe particulier. Pas son visage. Sa main. Il y avait un signe dessus.
— Un signe ?
— Un tatouage. Petit. Plutôt juste au-dessus du poignet, d’ailleurs. Je l’ai vu quand sa manche de chemise est remontée.
— Il ressemblait à quoi ? »
Les médicaments commençaient à faire effet. Elle a souri d’un air rêveur. « À une fenêtre.
— Comment ça, une fenêtre ?
— Un rectangle. Vertical. Avec une ligne au milieu. Comme une fenêtre à l’ancienne, le genre qu’on ouvre en remontant le panneau du bas. Tu vois de quoi je parle ? Une sorte de H, mais avec trois lignes horizontales, en haut, en bas et au milieu. Ça veut dire quelque chose ?
— Oui, ai-je répondu. Absolument. »
Nous avons mis fin à notre opération de Vancouver en novembre de cette même année. À ma grande joie, tant j’avais le mal du pays. Lisa et Loretta me manquaient. Leur grande maison chaleureuse à Toronto aussi. Je voulais y être quand elles prépareraient le sapin de Noël… qui consistait la plupart du temps en un énorme épicéa orné de boules victoriennes, d’anges en verre filé, de menoras argentées et de toute autre décoration religieuse ou profane que les membres de la tranche avaient envie d’accrocher dessus. Je voulais être rentré pour Noël, Hanoukka, Kwanzaa, Dongzhi, Pancha Ganapati, Shabe Yaldā, les saturnales et le reste. C’est ce que je voulais.
Damian devait regagner Toronto pour une autre raison. Son cabinet d’avocats y était installé et la guerre entre Tau et InterAlia se livrait à coups d’assignations en justice et de rendez-vous au tribunal. Ce n’était pas forcément une mauvaise chose : InterAlia se trouvait considérablement affaiblie, ce qui nous donnait des marges de manœuvre. La valeur boursière de l’entreprise n’avait jamais été aussi basse et, à en croire les rumeurs, le dépôt de bilan était imminent.
La veille de notre départ de Vancouver, Damian et moi sommes allés dîner tôt. On trouvait à deux ou trois rues de Robson un restaurant qui servait de bonnes escalopes viennoises à un prix abordable. Le personnel en était venu à reconnaître en nous des clients réguliers, tout comme il devait reconnaître les deux agents de sécurité taus qui entraient habituellement sur nos talons et veillaient sur nous depuis leur propre table. Ce n’était pas encore le coup de feu, aussi avions-nous assez d’espace et d’intimité pour parler librement.
Des années durant, Damian et son cabinet s’étaient lancés dans des batailles rangées contre InterAlia sur l’autonomie de Tau. Jalouse de sa propriété intellectuelle, la société ne voulait surtout pas qu’une quelconque décision de justice reconnaisse les Affinités comme des quasi-ethnies, même d’origine artificielle. Mais depuis quelque temps elle était handicapée par de multiples contestations judiciaires : actions de groupe, procès pour discrimination. La plupart des Affinités — avec Tau en pointe — avaient créé des institutions à l’usage exclusif de leurs membres. Nous avions par exemple monté un réseau de centres de réinsertion taus, où le personnel était composé de Taus et où on soignait les Taus toxicomanes. Ces centres connaissaient une réussite spectaculaire, avec deux fois moins de rechutes que les traitements standard, mais refusaient en permanence des patients non taus. Cela voulait-il dire qu’il y avait discrimination de la part de nos cliniques (ou de nos services financiers, autre domaine dans lequel Damian avait fait œuvre de pionnier) ? InterAlia n’approuvant pas officiellement ces entreprises réservées aux Affinités, Tau avait dû repousser des attaques en justice du même genre ; dans toutes ces affaires, nos avocats avaient essayé de faire produire en justice les protocoles de tri d’InterAlia, et InterAlia avait systématiquement résisté, d’où de coûteux règlements à l’amiable ou de longues batailles judiciaires, dont certaines s’acheminaient alors vers des décisions de la Cour suprême.
Mais rien de tout ça n’était neuf. La veille, m’a appris Damian, InterAlia avait jeté ses cartes et quitté la partie. « Entre autres parce qu’ils ont découvert que Klein s’était débrouillé pour publier leurs algorithmes propriétaires partout sur Internet. Entre ça et le procès en cours, les jeux étaient déjà faits.
— Je crois comprendre. Mais dans ce cas, pourquoi se donner la peine d’assassiner Klein ?
— C’est simple : ils ne l’ont pas assassiné. »
J’ai cillé. Notre théorie depuis que nous avions appris la mort de Klein était qu’il s’agissait d’un coup d’InterAlia. Qui d’autre cela pouvait-il être ?
Damian a gardé le silence quelques instants, suivant des yeux les clients qui entraient et sortaient par la porte à tambour. Notre serveur est venu nous resservir du café, mais a eu le bon sens de ne pas s’attarder. « Tu te souviens de ce que t’a dit Rachel Ragland sur le tatouage que le type avait à la main ? »
Le het de l’alphabet phénicien. Le type qui l’avait interrogée faisait partie de l’Affinité Het. Ce qui était perturbant en soi. Rien dans les Affinités n’empêchait de se livrer à des activités criminelles. Toutes étaient, dans les faits, des quartiers à faible taux de criminalité, mais seulement parce que notre potentiel de coopération rendait le crime moins séduisant. À l’intérieur des Affinités, la jalousie était atténuée, la cupidité marginalisée, les besoins fondamentaux de l’être humain à peu près satisfaits. Statistiquement parlant, aucune Affinité ne respectait autant la loi que Tau, mais il s’en fallait d’un cheveu. Nous aimions nous considérer comme de braves gens, ce qui était une vérité statistique. Mais nous étions comme tout le monde des agents moraux libres, et par conséquent tout à fait capables de commettre des crimes dans certaines circonstances. Pareil pour les Hets.
« J’ai vu le même genre de tatouage la nuit où Amanda a été blessée par balle, a dit Damian. Sur le type qui a tiré.
— Tu veux dire… que c’était le même type ? » Dans ce cas, ma carrière de dessinateur de portraits-robots était mort-née. Le tireur de l’île Pender ne ressemblait ni de près ni de loin à l’un ou l’autre de mes deux dessins.
Damian a secoué la tête. « Non, mais il avait le même tatouage. Sur la nuque, juste sous son col de chemise. Nous avons donc demandé à nos experts d’étudier de plus près ce que disent les modèles de Klein sur les interactions des Affinités et ce qu’elles pourraient donner avec des Affinités autonomes et indépendantes. Les résultats obtenus sont surprenants. Certaines des plus petites Affinités, comme Mem et Resh, déclinent et finissent par disparaître. D’autres prennent de l’importance. Certaines croissent et s’enrichissent assez pour exercer une véritable influence politique et économique.
— C’est pour ça que Klein nous a donné les informations, non ? Il voyait Tau comme une influence potentiellement puissante. Une influence bénéfique.
— D’autres peuvent être puissantes mais pas nécessairement aussi bénéfiques. Ce qui allume un énorme voyant rouge, surtout concernant Het.
— Ah bon ? Mais pourquoi les Hets voudraient-ils tuer Klein ? Pourquoi pourchasser les nôtres ?
— On n’est pas sûrs que ce type sur Pender ait vraiment eu l’intention de tirer sur qui que ce soit. Il était sans doute venu en reconnaissance, avec une arme pour se défendre au cas où. Il avait son portefeuille dans la poche, ce qui selon Gordo est signe d’amateurisme. On a son nom, on sait où il vivait, on a identifié sa tranche. On devrait bientôt avoir de meilleures réponses. Mais le plus probable à notre avis, c’est que les Hets se sont eux aussi procuré les données de Klein, dans lesquelles ils ont trouvé les mêmes présages que nous. Conflit potentiel, Het contre Tau. Ils ont pu vouloir frapper les premiers en nous empêchant de mettre la main sur les données de Klein, et comme ils n’y sont pas arrivés, en contrecarrant l’analyse qu’on en faisait. »
J’ai repensé à l’homme qui avait tiré sur Amanda. Il ne la visait pas, mais il ne pouvait qu’être disposé à tuer l’un d’entre nous, voire du premier au dernier d’entre nous… il n’aurait pas emporté une arme, sinon. Gordo s’était débarrassé du fusil et chargé des effets personnels du tireur. Mais je n’avais pas parlé à Gordo depuis la nuit où j’étais revenu sur le continent à bord de l’hélicoptère qui évacuait Amanda. Je savais que le tireur était mort : j’avais vu Marcy administrer l’injection létale. Damian s’était montré réticent à en dire davantage sur l’incident tant que notre enquête suivait son cours, et il avait découragé pendant plusieurs semaines toute question sur le sujet. Mais puisqu’il venait de l’aborder, je lui ai demandé ce qu’étaient devenues les autres traces du drame… l’automobile du tireur, s’il en avait une. Son corps.
« Le tireur avait laissé sa voiture garée sur le port du ferry à Tsawwassen, mais on la retrouvera un jour, si jamais on la retrouve, sur un chemin forestier non loin de la frontière américaine.
— L’équipe de Gordo l’a déplacée ?
— Gordo et son équipe ont été très utiles pour retrouver les douilles utilisées comme pour laver la terrasse. C’est quelque chose dont on va avoir besoin, d’ailleurs… une force de sécurité tau permanente. Des Taus avec les compétences appropriées auxquels faire appel en cas de besoin. Une fois qu’on ne payera plus InterAlia, il faudra qu’on se serve des sommes dégagées pour mettre ça en place.
— Et le corps ?
— Notre pilote d’hélicoptère est revenu le chercher.
— Et ?
— Et… » Damian m’a regardé, puis s’est détourné. « Il y a beaucoup d’eau dans le détroit de Géorgie. On perd facilement des choses dedans. »
Nous avons réservé un vol pour Toronto dès qu’Amanda a obtenu de son médecin l’autorisation de voyager.
Après l’atterrissage à Pearson International, nous avons pris un taxi sous les premiers flocons de neige de l’année. De minuscules flocons brillants, le genre qui remonte à la moindre brise et serpente en lignes étroites sur les routes. « Petit avant-goût de l’hiver, nous a dit le chauffeur. Rien de plus. »
Damian n’a pas répondu, sinon par un léger sourire. Amanda ne se montrait guère plus bavarde, le bras gauche en écharpe pour ménager les muscles en cours de cicatrisation dans son épaule. Elle était maussade, d’une humeur chagrine qui persistait depuis qu’elle avait repris conscience dans une clinique ambulatoire des faubourgs de Vancouver. Démoralisée par ce qui lui était arrivé, comme n’importe qui l’aurait été à sa place. Mais je ne sentais en elle ni peur ni traumatisme, ce qui m’inspirait amour et admiration. Pas de peur, mais une colère nouvelle et tangible. On aurait dit que la balle du tireur avait fait entrer en elle quelque chose de pointu et de froidement lumineux.
Lisa nous attendait devant la porte d’entrée de la maison de tranche. Damian a payé le taxi et nous avons monté les marches en bois pour aller la serrer dans nos bras (Amanda l’a fait avec précaution à cause de sa blessure). J’ai eu pour ma part l’impression d’embrasser une figurine en porcelaine. Les cheveux blancs de notre vieille amie, qui était à deux ans de son quatre-vingtième anniversaire, sentaient le shampoing qu’elle avait utilisé dans la matinée et la brioche à la cannelle qu’elle avait préparée dans l’après-midi. « Bienvenue chez vous, a-t-elle dit. Entrez, entrez. Loretta n’est pas très mobile aujourd’hui, mais elle attend dans le salon. Vous avez sûrement froid. Et faim ou même soif. »
C’est ici chez moi, ai-je pensé. Un foyer qui vaut la peine qu’on le défende. Et qu’on meure pour lui, si on en arrivait là.
Le 1er décembre, nos techniciens avaient monté un prototype de testeur affinitaire portable et opérationnel que nous avons testé sur la tranche.
Les types de la théorie sociologique essayaient toujours de déterminer les implications à long terme de la disponibilité d’un appareil de ce genre. Amanda et moi avons essayé d’expliquer tout cela à Trevor Holst pendant la fête de Noël de notre tranche : rentré après le congrès annuel, Trev n’avait pas été informé durant la crise à Vancouver. Certaines choses ne pouvaient pas lui être dites au téléphone, comportement que nous trouvions gênant avec un proche d’Amanda, mais nous pouvions à présent parler en toute liberté.
Je voyais dans ses cheveux un soupçon de gris qui n’y était pas quand nous avions fait connaissance sept ans plus tôt, mais physiquement, il restait toujours aussi imposant. Il vivait seul depuis que son dernier amant l’avait quitté six mois plus tôt pour aller à Phoenix épouser un entrepreneur-couvreur rencontré dans une soirée tau. Il ne lui gardait aucune rancune, « mais j’ai du mal à m’y habituer. Le lit me semble toujours vide quand il n’y a que moi dedans ».
Il nous l’avait dit non pour se faire plaindre, mais simplement pour nous informer de sa situation. Ses yeux s’étaient écarquillés comme des soucoupes quand il avait découvert le bras en écharpe d’Amanda. « Ça ne fait pas mal, l’avait-elle rassuré. Du moins, plus maintenant. »
La balle avait déjà perdu l’essentiel de sa vélocité avant de traverser la vitre et les rideaux de la maison louée par Damian sur l’île Pender. Elle avait atteint Amanda dans le haut du dos, lui avait ouvert l’épaule, fêlé une côte et endommagé un certain nombre de tissus mous. Une blessure à peine plus grave aurait nécessité une importante intervention chirurgicale dans un hôpital, où des questions gênantes auraient été posées. En l’occurrence, Amanda en garderait une cicatrice à vie.
Peut-être en garderait-elle aussi de moins visibles. Cette soirée à la maison de tranche aurait dû être l’occasion de réjouissances. Lisa avait passé la journée dans la cuisine, si bien que le buffet débordait. L’arthrite de Loretta limitait ses déplacements, mais elle boitillait avec courage de l’un à l’autre, d’une gentillesse toujours aussi paisible. Toute la tranche était venue, plus quelques anciens membres ayant déménagé hors de notre secteur et même quelques amis taus de tranches voisines. C’était l’éventail de mon univers social, des gens que j’aimais et qui m’aimaient, dont un bon nombre avaient passé quelques moments agréables dans mon lit et renouvelleraient peut-être cette expérience si les astres étaient alignés correctement. C’était l’occasion de réjouissances. Mais Trevor et moi sentions que quelque chose de grave tracassait Amanda. Si bien qu’après le dîner, alors que la demeure se remplissait du murmure de discussions légères et enjouées, nous avons monté l’escalier.
En été, nous serions passés sur le toit pour regarder la lune se lever sur la ville. Mais il faisait trop froid pour cela, aussi avons-nous préféré aller au grenier… qui n’en était pas vraiment un, mais une chambre sous les combles au deuxième étage, qui était trop petite pour y loger quelqu’un, trop chaude en été, et dans laquelle Lisa et Loretta avaient entreposé quelques pièces de vieux mobilier. Une fenêtre d’une seule vitre y donnait à l’arrière sur le jardin ainsi que sur le ravin bondé de chênes et d’érables dénudés. Il y avait là trois antiques fauteuils alignés face à la fenêtre opaque de givre et nous nous sommes assis dans cette étrange luminescence créée par la lune en traversant la glace. Amanda a sorti de son sac une pipe qu’elle a bourrée de cannabis finement haché. Quand elle me l’a passée, j’ai senti le goût de son rouge à lèvres sur le tuyau. J’ai regardé Amanda avec un sourire qu’elle m’a rendu, mais son regard était un peu triste. J’ai pensé : dis-le donc. Quoi que tu aies besoin de dire, dis-le.
L’Affinité Tau avait atteint un moment charnière, un point où le changement accélérait, au-delà duquel rien ne serait plus tout à fait comme avant. On en voyait les signes partout. La réévaluation que nous avions faite, par exemple. Nos techniciens nous avaient présenté leur prototype de testeur affinitaire portable : un boîtier en plastique avec deux ports de données et huit capteurs crâniens qui en pendaient comme les bras d’une pieuvre. Un appareil plus encombrant que celui que nous finirions par fabriquer en série, mais parfaitement opérationnel. Les membres de notre tranche avaient été réévalués du premier au dernier et Lisa avait annoncé les résultats ce matin-là : nous étions tous d’authentiques Taus.
« Sauf un », nous a confié Trevor en tirant longuement sur la pipe.
Amanda et moi avons tourné la tête vers lui dans la lueur de la lune. Tout était si calme que j’entendais un train siffler sur les voies de la Canadian Pacific, un kilomètre et demi plus au nord. « Qui ça ? a demandé Amanda.
— Un type affecté à la tranche il y a seulement deux semaines. En remplacement de Jody Carmody, qui déménage à Lunenburg pour raisons professionnelles. C’était censé être sa première rencontre officielle, ce soir. Je l’ai évalué moi-même. Il avait l’air un peu nerveux sur le moment, mais ça ne m’avait pas particulièrement mis la puce à l’oreille. Sauf que Lisa m’a dit hier soir que l’évaluation le classait comme un sosie : assez ressemblant au niveau sens social, mais définitivement hors de ce qu’ils appellent l’espace de phase tau. » L’ensemble des caractéristiques qui définissaient Tau.
« Comment a-t-il été affecté à une tranche, alors ?
— C’est InterAlia qui l’a évalué, pas vrai ? Peut-être qu’InterAlia nous a glissé un sosie. Quelqu’un qui pourrait lui raconter ce que font les Taus.
— Tu crois que c’est ça ?
— Je suis allé voir ce type ce matin pour lui apprendre la mauvaise nouvelle. Il était déjà parti. Son appartement avait été vidé du jour au lendemain. Donc, ouais, il savait. Ce n’était pas une erreur involontaire de je ne sais qui. On l’a envoyé nous infiltrer.
— InterAlia ?
— Possible. Auquel cas l’opération a été lancée avant le dépôt de bilan. Évidemment qu’il a foutu le camp… il était déjà au chômage. »
Amanda a eu l’air songeuse et la lumière glacée a fait luire son regard. « Donc, s’il n’était pas tau… Lisa a dit s’il correspondait à une autre Affinité ?
— Il rentrait dans plusieurs catégories. Presque un résultat “rien de ce qui précède”. Mais il aurait été het, quoique de justesse. »
J’ai repensé à tous les stéréotypes à moitié vrais, matière à d’innombrables numéros d’humoristes et épisodes de sitcoms. Les Taus riches et amateurs de fumette. Les Zais indolents et joviaux. Les Delts bisexuels et dingues de sexe. Et les austères et efficaces Hets, avec leurs ordres hiérarchiques complexes aux multiples échelons. Leurs pantalons à pli et leur expression sérieuse.
Ce n’était que des conneries, mais avec un noyau de vérité statistique. La plupart des stéréotypes étaient apparus sous la plume de journalistes qui exagéraient les premières études sociologiques consacrées aux Affinités. En tant que Tau, la probabilité que je consomme régulièrement du cannabis était en réalité supérieure de quelques pourcents à celle de l’ensemble de la population, et notre sens relativement aigu des affaires relevait du domaine public. Sans doute était-il tout aussi vrai que les Hets avaient une probabilité quantitativement plus élevée d’être des connards voulant tout contrôler et croyant tout savoir.
Ce qui, dans le monde tel que nous l’avions connu, n’avait guère d’importance. Toutes les Affinités avaient le même but : rassembler des personnes choisies pour leur intercompatibilité. Les Hets n’étaient pas d’incorrigibles têtes de nœud, sans quoi ils n’auraient jamais connu cette appréciable réussite matérielle. (Tau et Het étaient les Affinités aux plus forts revenus.) Et Het n’était pas un problème pour Tau, du moment que les Affinités ne se faisaient pas concurrence. Du moins, c’était vrai avant, à l’époque où InterAlia menait le jeu et édictait les règles. Les règles avaient changé.
« C’est le Far West, a dit Amanda. Il faut qu’on soit beaucoup plus prudents. Qu’on se protège. »
Elle en avait longuement discuté avec Damian. Le scénario global était plutôt simple, nous a-t-elle dit. La disponibilité d’un évaluateur portable bon marché allait faire exploser la population des Affinités. Et pas seulement en Amérique du Nord et en Europe, mais aussi dans des endroits ayant officiellement interdit l’évaluation affinitaire, comme la Russie et la Chine. Et sans InterAlia pour faire respecter les règles, les gens non alignés allaient sans doute se sentir désavantagés et mener campagne en faveur d’une supervision plus stricte. La survie des Affinités dépendrait de notre capacité à influencer l’inévitable législation. « Parce que si on n’y arrive pas, a-t-elle dit, on se retrouvera tôt ou tard dans la clandestinité, comme les cellules terroristes ou je ne sais quoi. Et vu le nombre gigantesque de personnes concernées… on pourrait bien s’acheminer vers une sorte de guerre civile.
— Arrête tes conneries, a réagi Trevor. Une guerre civile ?
— D’un genre ou d’un autre. Je veux dire, regarde tout ce que Tau fait pour nous : TauBourse ressemble à des prestations sociales et on a un réseau médical tau pour se faire soigner qu’on ait ou non une assurance-santé. Damian dit maintenant qu’on a besoin d’une force de sécurité permanente et d’une façon équitable d’établir les règles pour les Affinités sans qu’aucune tranche ou sodalité se sente lésée ou oubliée. Ce qui équivaut à une armée et à un parlement. Donc à des fonctions gouvernementales. Et les gouvernements ont tendance à être jaloux de leur pouvoir.
— Bien sûr, a dit Trevor, mais même s’ils passent des lois contre nous, je ne vois pas les Taus prendre les armes.
— Les Taus, peut-être pas. Mais d’autres Affinités pourraient le faire, au risque de nous compliquer la vie à tous. »
Elle n’a pas dit à quelles Affinités elle pensait. Mais les Hets, ou une faction parmi eux, avaient déjà pris les armes. Un soldat het était mort, son corps avait été confié aux courants et marées du détroit de Géorgie, et nous avions découvert dans nos rangs ce qui pouvait bien avoir été un espion het. Si une guerre approchait, ses premiers coups de feu avaient déjà été tirés.
Mais Amanda ne se tracassait pas que pour cela. Elle avait besoin de nous dire quelque chose, et, Trevor l’avait compris comme moi, c’était quelque chose que nous n’avions pas envie d’entendre. Les yeux d’Amanda ne cessaient d’aller se poser sur la fenêtre recouverte de glace, comme si ce qu’elle y voyait la perturbait.
« Tout va changer, a-t-elle dit. C’est ce dont j’ai parlé avec Damian. »
Quand il était enfant, mon demi-frère Geddy avait ce qu’il appelait « le cafard du dimanche soir ». Ni lui ni moi n’avions vraiment aimé l’école. Nous adorions le vendredi après-midi, quand le week-end tout entier s’ouvrait devant nous, nous apprécions aussi le samedi et ses vingt-quatre heures de liberté distillée. Même le dimanche matin était agréable, tant que maman Laura n’insistait pas pour aller à la messe, et le dimanche après-midi s’écoulait avec la tranquillité d’un ruisseau d’automne. Mais au coucher du soleil commençait à se faire sentir le poids sinistre de la semaine à venir. Les devoirs qu’on n’avait pas terminés, le compte rendu de lecture qu’on n’avait pas rédigé.
Je venais de passer dans l’Affinité Tau sept ans qui avaient constitué le week-end le plus long et le plus heureux de mon existence. Mais soudain le cafard du dimanche soir me tombait dessus.
« On est comme les Garçons perdus, a-t-elle dit. Vous savez, dans Peter Pan. Mais il est temps de grandir. »
Encore pire.
« Il faut qu’on assume nos responsabilités. Qu’on pose les fondations et qu’on construise les murs. Damian a déjà commencé. Et il n’est pas le seul. Son succès est flagrant, mais il y a quelqu’un comme lui dans presque toutes les tranches. Des dizaines dans la sodalité canadienne et des centaines aux États-Unis, ils attendent juste d’être organisés. Damian prépare une rencontre en février en Californie pour lancer les discussions. Il prévoit de consacrer les prochaines années à la création d’une structure politique tau.
— Super, a dit Trevor d’un ton où il n’y avait pas que de l’ironie. Et nous ?
— Il continue à avoir besoin de nous. Peut-être plus que jamais. » Elle a fait face à Trevor. « Il va nous falloir des gens pour monter et gérer une police tau. Damian veut que tu en sois. »
Trev n’a pas répondu. De toute évidence, il était surpris. Flatté, mais aussi déboussolé par cette perspective. Amanda s’est tournée vers moi sans attendre sa réaction. « Tu as d’autres compétences. Une bonne mémoire, la capacité à suivre les instructions, à improviser en cas de besoin, et puis tu sais échanger avec les non-Taus. »
Jugement qui m’a paru douteux. J’ai pensé à Rachel Ragland : mon échange avec elle n’avait pas été un franc succès. « Et qu’est-ce que ça fait de moi ?
— Un diplomate.
— Tu plaisantes.
— Pas du tout. Mais il faut que tu en parles à Damian. Il t’expliquera mieux que moi.
— Et toi ? Il a des plans pour toi, ou pas encore ? »
Elle a regardé une nouvelle fois la fenêtre. « Je pars en Californie avec lui. »
Voilà comment je me suis retrouvé, bien après la fin de la fête, assis dans la cuisine à raconter mes ennuis à Lisa.
Les autres membres de la tranche étaient rentrés chez eux ou, pour ceux qui vivaient sur place, allés se coucher. Loretta dormait à l’étage. Mais Lisa avait toujours été une couche-tard. Je crois qu’elle aimait le calme des heures qui précèdent l’aube, une fois l’ordre revenu dans la maison et la vaisselle lavée. Elle avait l’air fatiguée, mais satisfaite. Je lui ai raconté ce qu’Amanda nous avait dit, le choix qu’elle avait fait. Lisa a hoché la tête. « Les choses changent, a-t-elle dit. Je sais, c’est d’une banalité sans nom. Une existence statique est impossible, et qui en voudrait ? Mais le changement a un prix, pas vrai ? Qu’on finit tous par payer jusqu’au dernier sou. »
Sans doute pensait-elle à Loretta, de santé fragile depuis quelque temps. J’étais venu voir Lisa en quête de compassion, ce qui commençait à paraître assez crétin de ma part. « Désolé si je…
— Oh, arrête. Ne t’excuse pas. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas s’apitoyer ensemble. » Elle s’est carrée contre son dossier pour regarder autour d’elle la cuisine en train de refroidir. « Par des nuits d’hiver comme celle-ci, je pense à ce qui a changé au fil des ans. Même dans notre tranche. Je pense à ceux qui ont poursuivi leur chemin. »
Beaucoup d’entre nous l’avaient fait, y compris durant les sept petites années écoulées depuis mon arrivée. Les gens changeaient d’emploi ou de ville de résidence, intégraient d’autres tranches taus. Et toujours les remplaçaient de nouveaux visages, de nouveaux amis. Tau était un fleuve. « Comme certains que j’ai connus la première fois que je suis venu. Tu te souviens de Renata Goldstein ?
— Bien sûr, oui. Et de sa fille, la trisomique.
— Tonya.
— Tonya, oui. Elle se cachait au sous-sol pour regarder des dessins animés.
— Bob l’éponge. Sans le son.
— C’est ça. Et tu lui tenais compagnie. Jusqu’à ce que Renata quitte la tranche, il y a quoi, quatre ans, maintenant ? Cinq ?
— Elle est partie dans l’Ouest, non ?
— Mmh… c’est ce qu’elle a dit aux gens. En fait, elle est restée à Toronto. Je l’ai croisée dans le métro en février. »
Ça m’a surpris. « Ah bon ?
— Elle a quitté la tranche sans jamais en rejoindre une autre.
— Comment ça… elle a dérivé ? »
La « dérive » était un problème caché dans les petits caractères de l’évaluation d’Affinité. Le cerveau et l’esprit humains sont malléables. Les mesures étaient fiables, mais pouvaient évoluer avec le temps : il n’était pas impossible pour quelqu’un d’à peine tau de dériver complètement hors des spécifications et InterAlia avait toujours imposé de se faire réévaluer tous les cinq ans. Le phénomène n’avait heureusement rien de fréquent — depuis que j’étais tau, je n’avais entendu parler que d’un seul cas de dérive définitive en ville : un propriétaire de lave-auto de banlieue incapable de rempiler et forcé de quitter sa tranche, ce qui avait tiré des larmes à tout le monde —, mais c’était une perspective terrifiante.
« Peut-être, a répondu Lisa. Il s’agissait plus probablement d’un simple conflit familial. De brides. » Lisa a prononcé le mot avec un mépris audible. « En général, c’est un conjoint. Dans son cas, c’était cette fille. Elle était la bride de Renata.
— Pas sa bride, Renata. Son enfant. »
Lisa m’a regardé d’un air dur. « Oui, bien sûr. La bride était son enfant. »
Elle a reculé sa chaise pour se lever lentement, avec une grimace. « Je vais me coucher. Tu devrais y aller aussi, Adam. Tu te sentiras mieux après avoir fermé les yeux quelque temps. »
Nous ne le savions pas encore, mais c’était le début des années difficiles. Du chemin de croix des Affinités.