Robert Charles Wilson Les Affinités

PREMIÈRE PARTIE Une maison par une nuit d’hiver

Quand, il y a deux ans, une obscure société de gestion de données a lancé ce qu’elle appelait « les Affinités », peu de monde y a fait attention. C’était une idée chimérique qui ne semblait guère prendre d’ampleur : il n’y a eu aucune campagne de publicité, à part dans quelques médias de quelques grandes villes, et la presse en a peu parlé même dans ces marchés-là. Mais quelque chose de surprenant était en train de se produire à notre insu…

Invité à participer à une réunion locale, je m’y suis rendu sans m’attendre à grand-chose. Je pensais tomber sur des personnes tout à fait ordinaires qu’on avait convaincues de payer annuellement le privilège de se flatter les unes les autres, concept commercial dont P.T. Barnum aurait sans doute tiré fierté. J’ai découvert à ma grande surprise dans cette réunion une véritable énergie — sociale, sexuelle, intellectuelle. Pris de la curiosité de savoir où tout cela conduisait, j’ai demandé à une jeune femme ce que les membres de son Affinité feraient à son avis dans vingt ou trente ans.

« On écrira nos mémoires, j’imagine, m’a-t-elle répondu en riant. Ou peut-être qu’on signera nos aveux. »

The Atlantic, « Téléodynamique, Meir Klein et l’ascension des Affinités » (article de fond)

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J’ai pris ma décision en voyant le sang dans le miroir. C’est le sang qui m’a fait changer d’avis.

J’y avais déjà réfléchi, bien entendu. J’avais découpé la publicité dans les dernières pages du journal gratuit local, consulté le site web, mémorisé l’adresse du centre de tests de la ville. J’étais nonchalamment passé devant le bâtiment plus tôt dans l’après-midi, m’attardant devant la porte en cuivre et en verre dépoli avec ce que je tentais de faire passer (surtout à mes propres yeux) pour une vague curiosité. Je m’étais imaginé entrant dans la fraîcheur et la lumière tamisée du hall derrière le logo InterAlia et changeant peut-être ainsi définitivement le cours de mon existence, mais j’avais fini par poursuivre mon chemin avec un haussement d’épaules… Était-ce prudence (mère de sûreté) ou manque de courage ? Franchement, je n’en ai pas la moindre idée.

En cédant à la tentation de pousser cette porte, j’aurais eu l’impression d’avouer ma propre médiocrité, confession à laquelle je n’étais pas prêt.

Mon visage plein de sang dans le miroir m’a fait changer d’avis.

Du bâtiment InterAlia, je suis parti à pied, plein sud, vers l’embarcadère du ferry où je devais retrouver Dex, mon ancien colocataire : nous avions prévu d’aller assister à un concert en plein air sur les îles de Toronto. Trop nombriliste pour m’intéresser aux informations, j’ignorais qu’une manif géante se déroulait dans le quartier des finances, c’est-à-dire exactement entre le lac et moi.

Je l’ai entendue avant de la voir. Le bruit rappelait celui d’un stade pendant un match, sans contenu identifiable, juste le bourdonnement ondulant d’une multitude de voix humaines. Deux rues plus loin, j’ai pensé : de voix humaines furieuses. Avec peut-être un ou deux mégaphones. J’ai ensuite tourné à un carrefour et c’est à ce moment-là que je l’ai vue. Une foule de manifestants bloquant la rue dans les deux sens et à peu près aussi facile à traverser qu’une rivière déchaînée. Mauvaise nouvelle, mes hésitations devant les bureaux d’InterAlia m’ayant déjà mis en retard.

Il s’agissait apparemment d’étudiants, d’universitaires et de syndicalistes qui, d’après leurs calicots, défilaient par cette chaude soirée de fin mai pour protester contre les nouvelles lois sur la dette et l’énorme hausse des frais d’inscription à l’université de Toronto. Dans une rue plus à l’ouest, là où le crépuscule couvait encore dans le ciel, une sérieuse échauffourée avait commencé. Tout le monde regardait dans cette direction et je me suis dit que cette odeur âcre dans l’air devait provenir des gaz lacrymogènes. Mais tout ce qui m’intéressait était d’arriver au lac, où il ferait peut-être un à deux degrés de moins, et d’y retrouver Dex, qui devait déjà m’en vouloir. J’ai donc continué vers l’est jusqu’à la prochaine intersection et voulu me frayer un chemin dans la foule compacte sur le passage piéton. Mauvaise idée, comme je l’ai compris dès que j’ai été emporté par la déferlante de chair humaine. Avant que j’aie vraiment progressé, une nouvelle menace ou un nouvel obstacle nous a tous forcés à resserrer nos rangs.

En tendant le cou — je suis plutôt grand —, j’ai aperçu des policiers en tenue antiémeute arriver par l’ouest en frappant leur bouclier avec leur matraque. Des grenades lacrymogènes lancées vers la foule ont tracé un arc de cercle de fumée et une femme à ma droite a tiré un bandana sur le bas de son visage. À un mètre de moi, un type en tee-shirt Propagandhi décoloré a grimpé sur le toit d’une automobile en stationnement pour jeter une bouteille de Dasani[1] sur les flics. J’ai essayé de faire demi-tour, mais on ne pouvait plus résister à la pression des corps.

Lorsqu’une ligne de police montée a fait son apparition au carrefour le plus proche, je me suis rendu compte que je pourrais bien, dans le pire des cas, me retrouver pris dans une arrestation massive et mis en détention. (Et qui appellerais-je, dans ce cas ? Ma famille dans l’État de New York serait à la fois abasourdie et outrée que je me sois fait arrêter, et mes quelques amis à Toronto, plutôt du genre étudiants sans le sou aux Beaux-Arts, n’étaient absolument pas en mesure de verser une caution.) La foule a fait une embardée vers l’est et j’ai tenté de gagner le trottoir le plus proche. Malgré quelques coups de coude dans les côtes, j’ai réussi à atteindre le côté nord de la rue. Je me suis retrouvé devant un café, fermé et barricadé, d’où quelques marches de béton descendaient toutefois à une seconde devanture, juste sous la rue… commerce lui aussi barricadé, mais j’ai trouvé un endroit où m’accroupir sous la cage d’escalier en béton.

J’ai gardé les yeux bien fermés pour me protéger des gaz lacrymogènes, aussi le peu que j’ai vu des événements a-t-il consisté en aperçus d’une netteté relative : surtout des jambes qui avançaient au niveau de la rue, à un moment les yeux écarquillés et la bouche paniquée en O d’une femme qui essayait de se relever. Quand un autre nuage de lacrymogène est descendu, je me suis couvert le visage avec mon tee-shirt en respirant par à-coups. Les clameurs cédaient à intervalles irréguliers la place à des hurlements, au martèlement industriel du cordon de policiers. La police montée est passée devant la niche où je m’étais caché, étrange alignement de jambes de cheval.

Je commençais à me croire tiré d’affaire quand un flic en tenue antiémeute a descendu les marches et m’a découvert accroupi dans l’ombre. Je voyais parfaitement son visage derrière le plastique éraflé de sa visière. Un type juste un peu plus âgé que moi, peut-être un des policiers à pied malmenés dans l’échauffourée. Il ne semblait pas moins effrayé que la femme qui était tombée quelques minutes plus tôt, avec les mêmes yeux écarquillés et nerveux. Mais en colère, aussi.

J’ai tendu les mains dans un geste hé, du calme. « Je ne suis pas avec eux », ai-je dit.

Je ne suis pas avec eux. Je n’aurais peut-être rien pu dire de plus lâche, même si ce n’était que la vérité. C’était quasiment mon mantra, bordel. J’aurais dû me le faire tatouer sur le front.

Le flic a abattu sa matraque. Peut-être voulait-il seulement me frapper à l’épaule pour m’inciter à partir, mais il a atteint ma pommette gauche. Je l’ai sentie s’ouvrir. L’engourdissement brûlant s’est transformé en douleur.

Même le flic a semblé surpris. « Fous le camp, a-t-il ordonné. Casse-toi ! »

Je suis remonté en trébuchant. La rue était quasiment méconnaissable. J’étais derrière le cordon de policiers, qui avait encerclé des manifestants à l’est du carrefour. Du côté où je me trouvais, on ne voyait plus sur la chaussée qu’un fatras de tracts, des sacs à dos et des banderoles abandonnés, des grenades lacrymogènes qui grésillaient encore et le verre granuleux de pare-brise fracassés. Une rue plus à l’ouest, une automobile brûlait. Le sang qui me coulait du visage avait commencé à orner mon tee-shirt de motifs cachemire couleur rouille. Quand j’ai plaqué la main sur la plaie, il a filtré comme de l’huile chaude entre mes doigts.

J’ai tourné à l’intersection la plus proche. Je suis passé devant un autre flic, une femme qui ne portait pas de tenue antiémeute et m’a regardé d’un air inquiet. Elle semblait sur le point de me proposer de l’aide quand je l’ai rassurée d’un geste. J’ai sorti mon téléphone de ma poche pour appeler Dex, mais il n’a pas répondu. Je me suis dit qu’il avait renoncé à m’attendre. Sur University Avenue, je suis descendu prendre le métro en tranquillisant les autres passagers qui exprimaient leur inquiétude. Tout ce que je voulais, c’était me retrouver seul dans un endroit sûr.

Je ne saignais presque plus en arrivant à ma garçonnière avec vue sur un parking, au deuxième étage d’un petit immeuble de brique jaune. De mauvais parquets et quelques meubles merdiques. Un endroit dont l’aspect le plus personnel était la plaque nominative sur le tableau d’affichage dans l’entrée de l’immeuble : A. Fisk. A pour Adam. L’autre A. Fisk de la famille étant mon frère Aaron. Nous avions été mis au monde par une lectrice assidue de la Bible qui aimait les allitérations.

Le miroir de la salle de bains faisait aussi office de porte pour l’armoire à pharmacie, que j’ai ouverte le temps de sortir un flacon d’Advil. En m’examinant dans le miroir, je me suis dit que je devais pouvoir me passer de points de suture. Le sang s’était coagulé, même si la plaie avait vilaine allure. La contusion mettrait plusieurs jours à se résorber.

Du sang sur mon visage, mes mains, mon tee-shirt. Du sang rosissant l’eau dans le lavabo.

C’est à ce moment-là que j’ai su que j’allais contacter InterAlia. Qu’y avait-il à perdre ? Prends rendez-vous. Pousse cette porte de cuivre et de verre dépoli. Pour découvrir… quoi ?

Encore une escroquerie, très probablement.

Ou peut-être, peut-être, une nouvelle version d’eux. Un eux dont je pourrais être.

Ils m’ont donné rendez-vous pour mardi après les cours. Je suis arrivé avec dix minutes d’avance dans leur immeuble rénové de deux étages.

J’en ai traversé le hall carrelé jusqu’à la succursale d’InterAlia, une suite de box délimités par des parois en briques de verre. De l’air frais descendait en chuintant d’orifices au plafond et une fenêtre polarisée donnait une lumière ambrée. Des gens ne cessaient d’entrer et de sortir, certains en costume, d’autres en tenue de tous les jours. On ne distinguait les employés de leurs clients qu’au badge nominatif gravé que les premiers portaient au revers. Une réceptionniste a vérifié que je figurais bien sur la liste des rendez-vous avant de m’envoyer au box numéro 9 : « C’est Miriam qui va s’occuper de votre inscription. »

Miriam s’est révélée être une trentenaire au sourire facile qui s’exprimait avec un léger accent antillais. Elle m’a remercié de l’intérêt que je portais à InterAlia et m’a demandé comment j’avais eu connaissance du test affinitaire.

« J’ai lu attentivement votre site web, ai-je expliqué. Et il y a eu un article sur vous il y a deux mois dans The Atlantic.

— Vous savez donc sans doute déjà à peu près tout ce que je vais vous raconter, mais mon travail consiste à m’assurer que nos clients potentiels ont bien compris de quelle manière nous procédons aux affectations et ce que nous attendons d’eux. Certaines personnes arrivent avec des idées fausses, que nous tenons à corriger tout de suite. Je vais donc vous demander un peu de patience, et m’efforcer de ne pas vous ennuyer. » Sourire.

Je lui ai rendu son sourire et ne l’ai pas interrompue dans son monologue, qui devait être l’équivalent verbal de ces avertissements en petits caractères en bas des publicités pour médicaments.

« Tout d’abord, a-t-elle dit, vous devez savoir que nous ne pouvons vous garantir une affectation. Ce que nous fournissons, c’est une série de tests qui nous dira si vous êtes compatible avec l’un ou l’autre des vingt-deux groupes d’Affinités. Nous demandons un petit acompte, qui vous sera remboursé si les tests sont négatifs. Un peu plus de soixante pour cent des candidats obtiennent un résultat positif à ces tests, aussi avez-vous plus d’une chance sur deux… mais nous refusons quand même en fin de compte quatre personnes sur dix, dont vous pourriez très bien faire partie. Vous comprenez ? »

J’ai répondu que je comprenais.

« Nous aimons aussi rappeler à nos clients qu’un échec aux tests ne constitue en aucun cas un jugement de valeur. Nous recherchons certains groupes de caractéristiques sociales complexes, mais chacun est unique. Il n’y a rien de mal chez vous si vous ne correspondez pas à ces paramètres : cela signifie uniquement que nous ne pourrons pas vous fournir notre service. D’accord ? »

D’accord.

« Ce que nous vous fournirons si vous remplissez les critères doit aussi être bien clair pour vous. Tout d’abord, nous ne sommes pas une agence de rencontres. Beaucoup ont trouvé des conjoints par l’intermédiaire de leur Affinité, mais ce n’est absolument pas un résultat garanti. Certaines personnes viennent nous voir parce qu’elles rencontrent des difficultés, sur le plan social ou psychologique. Ces personnes ont besoin de soins ou pas, mais ce n’est pas non plus notre domaine. »

Elle l’a dit en regardant avec ostentation mon pansement. « Ce n’est pas… je veux dire, je ne suis pas du genre à chercher la bagarre et tout. Mais…

— Cela ne me regarde pas, monsieur Fisk. Vous serez évalué par des professionnels et nos tests physiques comme psychologiques sont totalement objectifs. Personne ne vous juge.

— D’accord. Très bien.

— Si vous remplissez les critères, on vous affectera à une des vingt-deux Affinités et on vous invitera à intégrer un groupe local, ce que nous appelons une tranche. Chaque Affinité dispose de subdivisions régionales et locales, appelées sodalités et tranches. Une tranche n’a jamais plus de trente membres. Dès que ce maximum est atteint, nous créons un nouveau groupe. Peut-être vous affectera-t-on à un groupe existant en remplacement de quelqu’un, ou peut-être en intégrerez-vous un nouveau… dans un cas comme dans l’autre, il peut y avoir une période d’attente. Actuellement, elle est en moyenne de quinze jours à trois semaines après l’évaluation. C’est bien compris ? »

Compris.

« À supposer que vous soyez affecté à une tranche, vous vous retrouverez en compagnie de gens que nous appelons polycompatibles. Certains clients arrivent en croyant qu’on les mettra au milieu de gens comme eux, mais ils se trompent. En tant que groupe, votre tranche sera très probablement diversifiée sur les plans physique, racial, social et psychologique. Nos évaluations ne se limitent pas à la race, au genre, aux préférences sexuelles, à l’âge ou à la nation d’origine. Les groupes d’Affinités ne sont pas basés sur l’exclusion des différences, mais sur des compatibilités plus profondes qu’une ressemblance superficielle. Avec des gens de même Affinité que vous, vous avez statistiquement davantage de chances d’en trouver à qui vous ferez confiance, qui vous feront confiance, qui deviendront vos amis ou vos conjoints… et plus généralement d’avoir de la réussite dans les engagements sociaux. À l’intérieur de votre Affinité, vous serez moins souvent mal compris et vous aurez des relations intuitives avec une grande partie de vos camarades de tranche. Tout est clair ? »

C’était clair.

« Une fois encore, votre acompte vous sera intégralement remboursé si nous ne vous trouvons pas une Affinité. Mais l’évaluation exige que vous nous consacriez du temps, ce que nous ne pouvons pas vous rembourser. Vous allez devoir assister à cinq séances d’au moins deux heures chacune, que nous pouvons choisir en fonction de votre emploi du temps : cinq soirées consécutives, cinq séances hebdomadaires ou n’importe quelle autre solution à votre convenance. » Elle s’est tournée vers l’écran posé sur son bureau, a pressé quelques touches. « Vous avez déjà rempli le formulaire en ligne, parfait. Nous avons à présent besoin, si toutefois vous choisissez de continuer, d’une carte de crédit ou de débit valide ainsi que de votre signature sur cette autorisation. » Elle a sorti d’un tiroir une feuille de papier qu’elle m’a fait passer. « Il va aussi falloir me présenter une pièce d’identité officielle avec photographie. Une infirmière vous fera une prise de sang avant votre départ.

— Une prise de sang ?

— Une maintenant, pour nous permettre de commencer le séquençage ADN de base, et une à chaque séance pour un dépistage de drogue. C’est le seul aspect invasif de tous nos tests… mais comme leurs résultats ne serviront à rien si vous vous présentez sous l’empire d’alcool ou d’autres psychotropes, nous devons vérifier. Les résultats resteront bien entendu totalement confidentiels. Les clients prenant des médicaments sur ordonnance doivent nous en informer à ce stade, mais d’après votre formulaire de demande, vous ne figurez pas dans cette catégorie. »

Comme je ne prenais depuis un certain temps que des analgésiques en vente libre, j’ai hoché la tête.

« Très bien. Prenez le temps de lire soigneusement l’autorisation avant de la signer. Je vais aller me chercher un café en attendant, si vous permettez… vous en voulez un ?

— Avec plaisir. »

Le logo en haut du formulaire

INTERALIA

Pour se trouver parmi les autres

en constituait la partie la plus compréhensible : tout le reste était un charabia juridique dont la majeure partie dépassait mes compétences. Mais je me suis attelé à la lecture. J’avais presque terminé quand Miriam est revenue. « Des questions ?

— Une seule. Il est indiqué que le résultat de mes tests devient propriété d’InterAlia ?

— Le résultat, oui, mais seulement après effacement de votre nom et autres identifiants. Ça nous permet d’utiliser les données pour évaluer notre base clients et peut-être focaliser un peu mieux nos recherches. Nous ne vendons ni ne partageons aucune des informations que nous récoltons. »

À ce qu’elle disait. C’était comme le chèque est au courrier et je me retirerai avant de jouir. Mais je me fichais un peu qu’on voie le résultat de mes tests. « J’imagine que c’est OK. »

Miriam m’a fait passer un stylo. J’ai daté et signé le document. Elle a souri à nouveau.

Dex m’a appelé ce soir-là. Quand j’ai reconnu son numéro, l’idée m’a traversé de laisser l’appel basculer sur messagerie, mais j’ai décroché malgré tout.

« Adam ! Qu’est-ce que tu fais ?

— Je regarde la télé.

— Quoi, du porno ?

— Une émission de téléréalité.

— Ouais, je parie que c’est du porno.

— Il y a des alligators. Je ne regarde pas du porno d’alligators.

— Oui oui. Alors, il s’est passé quoi, l’autre soir ?

— Je t’ai expliqué par texto.

— Ces conneries sur une manif ? J’ai failli rater le ferry, à force de t’attendre.

— J’ai de la veine de n’avoir pas fini aux urgences.

— Tu ne pouvais pas tout simplement prendre le métro ?

— J’étais pas loin et déjà en retard, alors du coup…

— Tu étais déjà en retard… tout est dit, non ? »

J’avais partagé mon appartement avec Dex pendant six mois, l’année précédente. On s’était rencontrés au Sheridan College où nous avions certains cours en commun. La cohabitation ne s’était pas bien passée. Il était parti en laissant son bong et son chat. Il avait fini par revenir chercher le bong. J’avais donné le chat à la bibliothécaire à la retraite qui habitait au bout du couloir… elle avait semblé reconnaissante. « Merci pour ta compassion.

— Je pourrais venir. Histoire de regarder un film ensemble, par exemple.

— Je ne suis pas d’humeur.

— Allons, Adam. Tu me dois une soirée.

— Ouais… non.

— Tu ne peux pas faire ton chieur deux fois dans la même semaine.

— Je suis à peu près sûr que si », ai-je répondu.

Bien entendu, ce n’était pas sa faute si j’étais de mauvaise humeur… même si, de toute manière, Dex n’admettrait jamais être en faute.

J’estimais avoir une ou deux bonnes raisons de rejoindre les Affinités, plus quelques mauvaises. Que ma vie sociale tourne autour d’un type comme Dex était l’une des bonnes. Et l’une des mauvaises ? L’idée que je pouvais m’acheter une meilleure vie pour deux cents dollars et une batterie de tests psychologiques.

Mais je m’étais renseigné. Je n’étais pas complètement naïf. Je savais quelques petits trucs sur les Affinités.

Je savais que ce service était commercialisé depuis quatre ans. Qu’il avait gagné en popularité au cours des douze derniers mois, après les articles de fond publiés par The New Yorker, The Atlantic et Boing Boing. Qu’il avait été conçu par Meir Klein, un téléodynamicien israélien ayant abandonné une brillante carrière universitaire pour travailler chez InterAlia. Qu’on comptait vingt-deux groupes d’Affinités primaires et secondaires, nommés d’après les lettres de l’alphabet phénicien, les « cinq grands » étant Bet, Zai, Het, Semk et Tau.

Ce que je ne savais pas, c’est comment se passait véritablement l’évaluation, en dehors des généralités que j’avais lues en ligne.

Par chance, je suis tombé sur un évaluateur bavard… à savoir Miriam, la femme qui m’avait reçu. Elle m’a souri comme à un vieil ami quand je me suis présenté à la première séance. Le côté commercial de son sourire ne m’a pas échappé, mais je lui en ai été reconnaissant malgré tout. Je me suis demandé si elle faisait partie d’une Affinité.

Elle m’a conduit à une infirmerie située au fond des bureaux, où on m’a de nouveau soulagé d’une fiole de sang, puis dans une petite salle d’évaluation, une pièce aveugle et climatisée où il aurait fait froid avec un degré de moins. Elle contenait deux chaises et un bureau en tek, sur lequel étaient disposés un moniteur vidéo 14 pouces, un ordinateur portable et un épais bandeau en cuir muni de deux ports USB. « Il faut que je porte ça ? ai-je demandé.

— Oui. Ce soir, nous allons nous en servir pour procéder à quelques mesures de référence. Vous pouvez le mettre tout de suite, si vous voulez. »

Elle m’a aidé à l’ajuster sur mon crâne. Le bandeau était lourd, avec toute son électronique, mais d’un confort surprenant. Miriam l’a connecté à l’ordinateur. Le moniteur placé en face de moi n’était pas relié à celui-ci. Je ne voyais pas ce que Miriam regardait sur l’écran.

« L’initialisation va prendre une ou deux minutes, a-t-elle annoncé. Les informations que nous recueillons sont presque toutes analysées plus tard, mais l’acquisition des données nécessite à elle seule beaucoup de calculs. »

Je me suis demandé si elle avait lancé cette acquisition. Notre conversation faisait-elle partie du test ? Elle a semblé anticiper la question : « L’évaluation n’a pas encore commencé. Aujourd’hui, vous allez simplement regarder une série d’images sur ce moniteur. Rien de compliqué. Comme je vous disais, nous nous occupons de données de référence.

— Et la prise de sang ? Ce n’était pas pour le dépistage de stupéfiants ?

— Si, mais également pour celui d’une série de métabolites primaires et secondaires. Je sais que cette approche peut sembler se faire au petit bonheur la chance, monsieur Fisk, mais tout est lié. Ce qui pourrait d’ailleurs être le slogan d’InterAlia, s’il nous en fallait un autre : tout est lié. Une grande partie de la science moderne cherche à comprendre les schémas d’interaction. Pour l’hérédité, c’est le génome. Pour l’expression de l’ADN, on parle du protéinome. En science du cerveau, c’est ce qu’ils appellent le connectome : la manière dont les cellules cérébrales se connectent et interagissent, chacune de leur côté ou en groupes. Meir Klein a inventé le mot socionome pour désigner la carte des interactions humaines caractéristiques. Mais chacun influence les autres, de l’ADN à la protéine, de la protéine aux cellules cérébrales, des cellules cérébrales à votre manière de réagir aux gens au bureau ou à l’école. Pour vous affecter à une Affinité, il faut qu’on détermine votre localisation sur toutes ces différentes cartes. »

J’ai dit que je comprenais. Elle a consulté une fois de plus son ordinateur portable. « Bon, on peut commencer. Quand j’aurai quitté la pièce, le moniteur vous montrera une série de photographies, comme un diaporama, cinq secondes par image. Au bout de vingt minutes, pause-café, puis on repart pour vingt autres minutes. On ne vous demande rien d’autre que regarder. D’accord ? »

Tout s’est passé comme elle l’a dit. Les images n’étaient pas faciles à classer en catégories. Elles montraient surtout des êtres humains, mais quelques-unes représentaient des paysages ou des objets inanimés, par exemple une pomme ou un clocher. Les photos des êtres humains provenaient d’un large échantillon de cultures et d’âges, avec autant d’hommes que de femmes. Dans la plupart, les gens n’y faisaient rien de spectaculaire : ils bavardaient, préparaient le repas, travaillaient. J’ai essayé de ne pas suranalyser ni les images ni la manière dont j’y réagissais.

Et ainsi s’est terminée la première des cinq séances.

« On se revoit demain soir », a dit Miriam.

Le test du lendemain s’est effectué avec le même bandeau, mais au lieu de photographies, le moniteur a affiché des mots, un à la fois, en minuscules : tout ce que j’avais à faire était les lire à voix haute. Quelques secondes plus tard, un autre le remplaçait. Et cætera. J’ai tout d’abord trouvé bizarre d’être assis seul dans une pièce à dire des trucs comme : « Animal. Approche. Conciliation. Sous-marin. Chanson. Culpabilité. Perspective… » mais j’ai vite eu l’impression de faire un boulot, assez fastidieux et sans difficultés particulières.

À la pause, Miriam est venue m’apporter une tasse de café. « Je me suis rappelé comment vous l’aimiez. Au lait et avec un sucre, non ? Mais vous préféreriez peut-être un verre d’eau ?

— Le café ira très bien. Merci. Je peux vous poser une question ?

— Bien sûr.

— Une question personnelle ?

— Allez-y.

— Vous faites partie d’une Affinité ? Enfin, si vous avez le droit de le dire.

— Oh, pas de problème. Les employés peuvent passer l’évaluation gratuitement. Je l’ai fait. Je connais mon Affinité. Mais non, je n’ai jamais intégré une tranche.

— Pourquoi ça ? »

Elle a levé la main gauche pour me montrer sa modeste alliance en or. « Mon mari a été évalué aussi, mais ça n’a rien donné. Et je ne veux pas m’engager dans un cercle social où il ne peut pas être admis. Ce n’est pas un problème insurmontable, puisque les tranches organisent des activités secondaires ouvertes aux conjoints. Mais il n’aurait pu participer à aucune des fonctions officielles. Ça ne me plaisait pas. C’est pour ça que les Affinités existantes contiennent un peu plus de jeunes célibataires, divorcés ou veufs que la normale. Nous pensons que ce déséquilibre se corrigera avec le temps, au fur et à mesure que les gens font des rencontres et trouvent quelqu’un dans leur groupe d’Affinité. C’est une tendance qu’on observe déjà.

— Il vous arrive de regretter de ne pas avoir intégré une tranche ?

— Je regrette de ne pas avoir ce que tant de nos clients trouvent aussi utile et aussi stimulant. Bien sûr. Mais j’ai pris ma décision en épousant mon mari et c’est une décision qui me satisfait.

— Vous êtes de quelle Affinité ?

Ça, c’est une question personnelle. Mais je suis tau, pour tout vous dire. Et je trouve réconfortant de savoir que j’ai un endroit où aller, si un jour j’ai besoin de faire appel à des gens véritablement de confiance. Mais remettons-nous au travail, vous voulez bien ? »

Le lendemain, Jenny Symanski m’a téléphoné.

Certaines personnes considéraient Jenny comme ma copine. Je n’étais pas sûr d’en faire partie. Cela dit sans méchanceté pour elle : c’est seulement que notre relation avait quelque chose de perpétuellement instable et que ni elle ni moi n’aimions lui donner un nom.

« Salut, a-t-elle dit. Je te dérange ? »

Elle appelait de Schuyler, dans le nord de l’État de New York, ville où j’étais né et où vivait toute ma famille. Depuis que j’en étais parti, deux ans plus tôt, pour suivre des études de graphisme au Sheridan College, je n’avais revu Jenny qu’à l’occasion de mes quelques retours là-bas. « Pas particulièrement.

— T’es sûr ? T’as l’air soucieux.

— Plus ou moins. Je t’ai raconté que j’avais postulé pour un stage dans une agence de pub du coin, je crois ? J’attends toujours leur réponse. J’avais cours ce matin, mais vu que je suis rentré…

— Je ne veux pas t’ennuyer alors que tu as tant de choses qui te préoccupent. »

Elle était d’une étrange sollicitude. « T’inquiète.

— Tu sembles prendre la situation plutôt bien.

— Quelle situation ? Le stage ? Le marché du travail est merdique, ce n’est pas nouveau. »

Un long silence.

« Jenny ?

— Oh. Merde. Aaron ne t’a pas appelé, donc ?

— Non, pourquoi il m’appellerait ? » Un autre silence. « Qu’est-ce qu’il y a, Jen ?

— Ta grand-mère est à l’hosto. »

Je me suis laissé tomber sur le canapé. Dex et moi l’avions récupéré sur le trottoir où un voisin l’avait sorti pour les éboueurs. Les coussins, défoncés, étaient usés jusqu’à la corde et on n’arrivait jamais à s’asseoir confortablement dessus, mais à cet instant-là, j’étais comme anesthésié. On aurait pu me plonger une épée dans le corps.

« Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Bon, elle va bien, dans l’ensemble, d’accord ? Elle n’est pas morte. Ni mourante. À ce qu’il paraît, elle s’est réveillée en pleine nuit avec une douleur dans la poitrine, des suées et des vomissements. Ton père a appelé les secours.

— Bon Dieu, Jen… une crise cardiaque ? »

Je me suis représenté mamie Fisk dans sa vieille chemise de nuit en flanelle blanche à fleurs roses. Elle adorait cette chemise de nuit dépenaillée, mais il n’était pas question de nous laisser la voir avec entre 6 heures et 21 heures… ni de laisser un inconnu la voir un seul instant avec. Que des ambulanciers puissent faire irruption dans sa chambre l’aurait horrifiée.

« C’est ce que tout le monde a cru. Mais quand je suis passée chez ton père, ce matin, il m’a dit que les médecins parlaient maintenant d’un problème de vessie. »

Je ne savais pas trop qu’en penser, sinon que ça me paraissait un peu moins épouvantable qu’un problème cardiaque. « Donc ils font quoi, ils l’opèrent ?

— Ce n’est pas très clair. Elle est restée à l’hôpital pour des examens, mais ils pensent qu’elle pourra rentrer demain. Il y a une histoire de régime et de médicaments, je ne me souviens plus trop.

— J’imagine que c’est pas mal…

— Vu les circonstances.

— Ouais, vu les circonstances.

— Vraiment désolée qu’il ait fallu que ce soit moi qui te l’apprenne.

— Mais non. Je t’en remercie. »

Et j’étais sincère. D’une certaine manière, mieux valait apprendre les mauvaises nouvelles par Jenny plutôt que par Aaron. Mon frère n’avait très bonne opinion ni de moi ni de mamie Fisk. Mon père avait financé les études d’Aaron qui, titulaire d’un MBA, cogérait à présent l’entreprise familiale. Mais personne n’avait voulu payer mes études de graphisme à part mamie Fisk, qui avait passé outre aux objections de mon père.

Une question m’est venue à l’esprit : « Comment tu l’as su, toi ?

— Eh bien… Aaron me l’a dit. »

Les Fisk et les Symanski étaient proches depuis des dizaines d’années. Jenny et moi avions grandi ensemble, elle était toujours fourrée chez nous. Mais quand même… « Aaron te l’a annoncé à toi et pas à moi ?

— Je te jure qu’il a dit qu’il allait t’appeler. T’as vérifié ta messagerie vocale ? »

J’avais rarement besoin de le faire : je recevais peu d’appels et de textos, à part de quelques correspondants réguliers. Mais j’ai vérifié, et en effet, deux appels manqués d’un numéro bien connu. Aaron avait essayé de me joindre à deux reprises. L’une et l’autre la veille au soir, alors que j’avais éteint mon téléphone pour ma séance d’évaluation à InterAlia.

J’ai téléphoné à Aaron pour lui faire savoir que j’avais appris la nouvelle par Jenny. Je me suis excusé de ne pas l’avoir rappelé plus tôt.

« Eh bien, il se trouve que ce n’était pas si urgent, après tout. Elle est rentrée à la maison, depuis.

— Je peux lui parler ?

— Elle dort, et comme il lui faut du repos, il ne vaut mieux pas. »

Je me représentais sans mal Aaron debout dans le salon de la maison familiale, le vieux téléphone fixe dans la main. Il faisait très chaud à Toronto et sans doute à peu près tout autant à Schuyler. Les fenêtres de façade seraient ouvertes, les rideaux tachetés par l’ombre du saule dans le jardin. Il ferait lourd et étouffant à l’intérieur, mon père ne croyant pas à la climatisation avant le 1er juin.

Et Aaron lui-même : jean noir et chemise blanche sans cravate, comme toujours quand il ne travaillait pas. Essuyant du bout du pouce une goutte de sueur sur son front.

« Comment papa et maman Laura prennent-ils la chose ? »

Maman Laura était notre belle-mère.

« Ah, tu connais papa. Il s’occupe de tout. Il en était presque à donner des ordres aux ambulanciers. Mais il s’est inquiété, bien entendu. Maman Laura a passé presque toute la journée à la cuisine. Les voisins n’arrêtent pas de passer avec des plats cuisinés, comme si quelqu’un était mort. C’est sympa, mais on croule sous les lasagnes et le poulet au four.

— Et Geddy ? »

Geddy, notre demi-frère de douze ans, était le cadeau avec lequel maman Laura était arrivée dans la famille. « Il a l’air de tenir le coup, mais Geddy est une énigme.

— Dis à mamie Fisk que je serai là demain matin. » Il faudrait que je loue une voiture. Mais ce n’était qu’à cinq heures de route, si je ne perdais pas de temps à la frontière.

« Elle ne veut pas.

— Qui ça ?

— Mamie Fisk. Elle te fait dire de ne pas venir.

— Ce sont ses mots exacts ?

— Ça ressemblait plutôt à Dites à Adam de ne pas mettre son travail scolaire sens dessus dessous pour se précipiter à mon chevet. Et elle a raison. Elle est robuste comme un chêne. Mon conseil serait plutôt d’attendre la fin du trimestre. »

Peut-être, mais il faudrait que je l’entende de sa bouche à elle.

« Tu viendras de toute manière nous rendre visite d’ici deux mois, pas vrai ?

— Tout à fait. Sans faute.

— Très bien. Je vais te passer papa. Il pourra te mettre au courant de ce que racontent les médecins. »

Pendant dix minutes, mon père m’a répété tout ce qu’il avait appris sur la nature et les fonctions de la vessie : pour résumer, mamie Fisk souffrait d’une maladie sérieuse mais qui n’avait absolument rien de mortel. Le temps qu’il finisse, elle était réveillée et capable de décrocher le combiné de sa chambre. Elle m’a remercié de m’inquiéter pour elle et m’a recommandé avec insistance de rester à Toronto. « Je ne veux pas que tu gâches les études que je te paye rien que parce que j’ai passé une mauvaise nuit. Tu viendras quand je me sentirai mieux. Je parle sérieusement, Adam. »

J’entendais l’épuisement dans sa voix, mais aussi la détermination.

« Je te vois dans quelques semaines quoi qu’il arrive.

— J’attends ça avec impatience », a-t-elle dit.

Ma troisième séance d’évaluation a été la moins agréable. On m’a attaché dans un appareil d’IRM pendant une demi-heure. Miriam m’a expliqué qu’associé aux données d’électroencéphalogramme récoltées lors des séances précédentes, le résultat faciliterait la calibration des résultats.

Le lendemain soir, retour au bandeau : il s’agissait cette fois d’écouter des voix enregistrées prononcer une série de phrases énigmatiques et insipides : S’il pleut, vous pouvez vous servir de mon parapluie. Nous vous avons vu au magasin hier.

« À terme, tout ça sert à vous localiser sur le socionome humain », m’a indiqué Miriam.

Je l’ai crue sur parole. Les détails constituaient un secret bien gardé. Meir Klein, l’inventeur du test, avait fait de la recherche fondamentale en téléodynamique à l’époque où il enseignait à l’Institut de technologie de Haïfa, ce qui lui avait permis de déterminer dans les grandes lignes la manière de mettre en place une taxonomie du comportement social humain. Mais il avait effectué l’essentiel de son travail une fois embauché par InterAlia, et les détails étaient protégés par d’inviolables accords de confidentialité. Le processus qui classait les gens en vingt-deux Affinités n’avait jamais été vraiment décrit ni soumis à examen critique. Le mieux qu’on pouvait dire, c’est qu’il semblait fonctionner. Ce qui me suffisait.

L’idée me plaisait. Je voulais qu’elle soit vraie. Nous sommes l’espèce la plus coopérative de la planète… possédez-vous un seul objet que vous ayez entièrement fabriqué de vos mains avec des matériaux extraits par vos soins de la nature ? Et sans ce réseau de collaboration, nous sommes aussi vulnérables que des antilopes à trois pattes au milieu du territoire des lions. Mais en même temps, quel talent nous avons pour la cupidité, pour l’indifférence morale, pour des guerres de conquête à tous niveaux, du jardin d’enfants jusqu’aux Nations unies. Qui n’a pas souhaité pouvoir sortir de ce piège ? C’est comme si nous étions faits pour vivre dans une espèce de famille de conte de fées, dans une maison où les portes ne sont jamais fermées à clé et n’ont jamais besoin de l’être. Toutes les utopies à la manque sont un rêve de cette maison. On en a tellement envie qu’on refuse de croire que ça n’existe pas et ne peut pas exister.

Meir Klein a-t-il trouvé un moyen d’entrer dans cette maison de conte de fées ? Il ne l’a jamais prétendu, du moins explicitement. Mais même si ce qu’il a trouvé était seulement presque aussi bien… hé, c’était presque aussi bien.

Pour la dernière séance d’évaluation, il m’a fallu passer quatre heures face à un moniteur en étant relié à toute une série de capteurs. Miriam revenait durant les pauses, porteuse d’offrandes telles que café ou biscuits aux flocons d’avoine et aux raisins secs.

Le programme qui tournait sur le moniteur consistait en une série de tests interactifs incluant des photographies, des symboles, du texte, de la vidéo et parfois des mots prononcés à voix haute. L’ordinateur mettait en corrélation mes résultats avec mes expressions faciales, mes mouvements oculaires, mon attitude corporelle, ma pression sanguine, mon électroencéphalogramme et les battements de mon cœur.

Les tests eux-mêmes étaient plutôt simples. Il y en avait sur les relations spatiales qui fonctionnaient comme un jeu de Tetris. Il y avait un casse-tête animé incluant un train fou rempli de passagers voués à une mort certaine : actionniez-vous un aiguillage qui permettait au train de changer de voie, sauvant tous les passagers mais tuant deux piétons présents sur son nouveau chemin, ou bien le laissiez-vous continuer sur sa lancée en condamnant tout le monde à son bord ? Une partie des tests semblait porter sur des thèmes identifiables (ethnicité, genre, religion), mais le sens de la plupart n’était vraiment pas clair. Au bout des quatre heures, je commençais à me demander si ce n’était pas plutôt ma patience qu’on voulait tester.

Puis le moniteur s’est vidé et Miriam est entrée, le sourire aux lèvres. « Et voilà !

— C’est terminé ?

— Tout à fait, monsieur Fisk, à part l’analyse ! Vous devriez recevoir vos résultats dans deux semaines, peut-être même avant. »

Elle m’a aidé à ôter bandeau et capteurs. « J’ai du mal à croire que ce soit terminé.

— Bien au contraire. Avec de la chance, ce n’est que le commencement. »

Je suis sorti de l’immeuble dans la nuit chaude et humide. Les derniers employés étaient rentrés chez eux, abandonnant le quartier aux taxis pressés et à quelques cafés-restaurants sans trop de clientèle. Je suis allé jusqu’à la station de métro de College Street, où un SDF assis dos au mur derrière une tasse contenant quelques pièces de monnaie m’a regardé d’un air soit implorant, soit dédaigneux. J’ai posé un dollar dans sa sébile. « Bonnard », a-t-il grommelé. Du moins, je crois.

Le temps que j’arrive chez moi, une pluie cinglante s’était mise à tomber. Mon immeuble n’était pas loin du métro, mais je suis arrivé trempé, ce qui n’a pas semblé si grave une fois que j’ai eu une serviette à la main et un toit au-dessus de la tête. Dans la salle de bains, j’ai jeté un coup d’œil à ma pommette. La contusion s’estompait. Il ne restait de la plaie qu’une ligne rose pâle. J’ai malgré tout rêvé de l’incident, cette nuit-là, dans le noir, avec le choc de la pluie contre la fenêtre qui rappelait les clameurs de la manifestation.

Dix jours ont passé.

Deux entretiens pour un stage d’été n’ont rien donné. J’ai terminé et rendu un projet de fin de trimestre (une animation vidéo en Flash). Je me suis tracassé pour mon avenir.

Le dixième jour, j’ai ouvert un courrier électronique en provenance d’InterAlia Inc. Les résultats de mes tests avaient été évalués et on m’avait affecté à une Affinité. Pas n’importe laquelle : Tau, une des cinq grandes. Mes frais d’analyse seraient débités de ma carte de crédit, m’indiquait-on ensuite. Et une tranche de la région me contacterait sous peu.

Je partais en cours quand mon téléphone a bourdonné. Je n’ai pas laissé l’appel basculer sur messagerie. J’ai décroché comme un bon citoyen.

C’était Aaron. « La situation s’est dégradée. Mamie Fisk est retournée à l’hôpital. Et cette fois, il faut vraiment que tu viennes la voir. »

2

La ville de Schuyler était située tout au nord-est du comté d’Onenia, dans l’État de New York. « Onenia » était une déformation du mohawk onenia’shon :’a, qui signifiait « différents rochers » : pendant plus d’un siècle, la ville avait surtout vécu de ses carrières, creusées dans le soubassement de karst fragile que recouvraient les peu productives terres arables de la région. Depuis les années 1970, la plupart de ces carrières, devenues déficitaires, avaient été fermées, abandonnées à l’eau grasse et marron qui les remplissait au printemps pour s’évaporer au cours des longs étés. Enfant, je n’avais pas le droit de jouer aux alentours, ce que tous les gamins de ma connaissance faisaient bien entendu le plus souvent possible, dévalant à bicyclette les chemins sur lesquels des essaims de sauterelles faisaient dans la chaleur comme des bourrasques bourdonnantes de neige marron.

En me rendant chez mon père, je suis passé devant des accès que je reconnaissais encore, entrées cachées de routes en terre battue sur lesquelles les camions allaient autrefois livrer du calcaire aux entreprises de maçonnerie dans tout l’État. La roche d’Onenia avait servi à la construction de dizaines de bibliothèques et de bâtiments gouvernementaux, à l’époque où ce genre d’édifices inspirait encore un certain respect. On en trouvait quelques vestiges dans la grand-rue de Schuyler : une ancienne banque qui abritait désormais une boutique Gap, mais avait gardé sa façade de calcaire ; une bibliothèque Carnegie dans le style fédéral, entourée d’un minuscule parc public qui la séparait d’un côté du magasin de spiritueux et de l’autre du bureau d’aide sociale. Tout cela sans lumière : parti de Toronto sous un crachin d’après-midi, je suis arrivé juste après un crépuscule pluvieux.

C’était une période difficile pour Schuyler, il lui restait toutefois de « beaux » quartiers, lieux de résidence des toujours plus rares familles prospères, les Fisk, Symanski, Cassidy, Mueller et autres. Leurs fenêtres brillaient comme si on avait compressé leur fortune en rectangles de lumière dorée, et leurs demeures semblaient promettre aisance, bien-être, sécurité, tout le réconfort d’une famille… même s’il s’agissait souvent de publicité mensongère.

Je me suis garé devant le perron de mon père derrière sa Lincoln Navigator et à côté de la Lexus d’Aaron. La même lumière rassurante sortait des fenêtres et recouvrait les feuilles luisant de pluie du saule dans le jardin. Mais personne n’était heureux à l’intérieur. La famille est venue m’accueillir quand j’ai franchi la porte d’entrée : mon père, mon frère, ma belle-mère Laura. Geddy se tenait derrière maman Laura, et quand je me suis approché, il m’a tendu la main avec une solennité qui aurait pu être drôle dans d’autres circonstances. J’ai remarqué qu’on lui avait coupé les cheveux dans le style militaire, probable conséquence d’une des croisades de notre père pour rendre Geddy « plus masculin ». J’avais assez souvent été l’objet de l’attention paternelle pour en reconnaître les symptômes.

« Nous t’attendions pour dîner, a dit maman Laura. Viens faire un brin de toilette. Geddy va monter ta valise dans ta chambre, tu veux bien, Geddy ? »

Le garçon a semblé ravi de se charger du sac marin dans lequel j’avais jeté quelques vêtements de rechange. « Merci, ai-je dit.

— Ne tarde pas », a conseillé mon père, qui n’avait pas changé depuis notre dernière rencontre. La même chemise bleue impeccable, la même cravate noire froissée et desserrée. C’était un homme de grande taille, mais sans embonpoint. On disait que je lui ressemblais, ce qui était sans doute vrai, mais cette ressemblance ne m’apparaissait que quand j’étais fatigué ou en colère. Comme si un mécontentement de tous les instants avait laissé sa marque sur son visage.

À table, nous n’avons pas parlé de mamie Fisk… du moins, pas tout de suite. Nous avions déjà eu cette conversation-là au téléphone, pour les points importants. Un deuxième problème de santé, celui-là sans rapport avec sa vessie, avait tiré mamie Fisk du sommeil au petit matin. Cette fois-ci, elle ne s’était pas excusée du dérangement qu’elle causait à tout le monde, n’avait pas tenu à s’habiller avant l’arrivée des ambulanciers. Elle s’était réveillée incapable de contrôler ou de sentir la moitié droite de son corps, d’y voir de plus d’un œil, de parler de manière articulée et compréhensible : elle ne pouvait s’exprimer que par un horrible gémissement terrifié.

Elle avait perdu conscience avant d’arriver à l’Onenia County Hospital. Les scans avaient révélé une très importante hémorragie cérébrale… bref, une attaque. Elle était dans le coma depuis deux jours, et même si mon père ne pouvait se résoudre à le dire (« Les perspectives ne semblent guère prometteuses » a été la formulation la plus proche dont il a été capable), on ne s’attendait pas à ce qu’elle se remette. L’hôpital avait promis d’appeler à la moindre évolution de son état : nous irions tous à son chevet le lendemain matin.

« Même si elle n’a pas l’air de s’en rendre compte, a ajouté mon père. À vrai dire, je ne crois pas qu’elle ait même conscience de notre présence. »

Maman Laura avait préparé un énorme repas, avec des patates douces au sucre brun et du poulet rôti, mais personne n’avait grand appétit et moi encore moins. Nous nous sommes regardés les uns les autres qui mangions du bout des lèvres. À quarante-deux ans, soit dix de moins que mon père, maman Laura avait toujours ce même comportement timide qu’au moment où son mariage avait fait d’elle une Fisk : une prudence instinctive qui se manifestait dans son langage corporel et sur son visage, toujours un peu détourné. Cette déférence masquait un authentique amour du travail qui l’intégrait dans la famille. Nous avions les moyens d’embaucher toutes sortes d’employés, mais il n’était pas question pour maman Laura d’avoir une bonne ou une cuisinière. Non qu’elle se considérait comme une domestique. Elle s’attendait à ce qu’on lui soit reconnaissant de ce qu’elle faisait. Mais c’était aussi sa manière de démontrer qu’elle avait le droit d’être parmi nous. Elle nous nourrissait et nettoyait notre maison, ce qui lui valait un respect minimal et non négociable, pour elle comme pour son fils Geddy. Ce soir-là, elle a regardé d’un air triste les plats auxquels personne n’avait touché sur la table, même si elle n’avait pas davantage mangé que nous.

« Tous ces ennuis en mer de Chine méridionale, a dit mon père. Et dans le golfe Persique. Ce n’est pas bon pour nos affaires. Ni pour la ville. »

C’était l’idée qu’il se faisait d’un sujet de conversation neutre. Il adressait ses remarques à mon frère aîné, Aaron, qui était assis à côté de moi, les épaules carrées, fourchette et couteau levés au-dessus de l’assiette : son appétit semblait à peu près intact. Et comme toujours, il savait ce qu’on attendait de lui. « Les Chinois, a-t-il répondu avec un hochement de tête, ces putains de Saoudiens… »

C’était une dynamique si familière que je n’ai pas vraiment eu besoin d’écouter la suite : les opinions de mon père, amplifiées par mon frère. Non qu’Aaron fasse semblant. Tout comme notre père, il considérait l’Amérique comme un paradis déchu en dehors duquel on ne trouvait qu’un désert de vénalité, de pauvreté et de fourberie. Maman Laura a pris la parole à un moment, pour me proposer de me resservir en purée de pommes de terre. J’ai poliment refusé.

« Comment se passent tes cours ? m’a-t-elle demandé lors d’une pause dans la conversation.

— Pas mal.

— Je n’arrive pas à voir comment ça fonctionne. L’école de graphisme, je veux dire. Vous faites beaucoup de dessin ?

— Ça ne se limite pas tout à fait au dessin.

— Non, bien sûr. »

Aaron et mon père ont échangé des coups d’œil impatients avant de se remettre à parler du Moyen-Orient et du prix du pétrole qui ne cessait d’augmenter. J’ai regardé Geddy, en face de moi, mais il ne s’intéressait qu’à son assiette, y déplaçant sa nourriture sans avaler grand-chose. Il semblait fatigué. Il avait le visage bouffi. Il prenait facilement peur et sa meilleure défense consistait, comme toujours, à se replier sur lui-même. Mamie Fisk s’était toujours montrée gentille avec lui comme avec moi… comment s’en sortirait-il sans elle ? Sa mère prendrait soin de lui, mais qui le comprendrait ?

Nous sommes tous allés nous coucher quand onze heures ont sonné à l’horloge du salon. J’ai dormi dans la chambre qui était la mienne depuis des années. J’ai ouvert la fenêtre de deux ou trois centimètres. Un front froid suivait de près la pluie qui avait traversé le comté d’Onenia, aussi la brise qui soulevait le rideau était-elle fraîche et humide. Le moindre bruit m’était familier : le saule qui s’agitait devant la maison, l’eau qui dévalait les tuyaux de descente, l’écho quadrangulaire d’un endroit auquel on est habitué. C’était le reste de la maison qui me semblait creux, sans cœur.

Le lendemain matin, nous sommes allés voir mamie Fisk.

Nous nous sommes installés dans la salle d’attente des visiteurs en passant les uns après les autres un peu de temps avec mamie Fisk. Mon tour est venu après celui de mon père et d’Aaron.

Elle ne réagissait à rien et un médecin nous avait annoncé avec tout le tact possible qu’elle n’avait presque plus aucune fonction cérébrale supérieure, mais qu’il était toujours possible — c’est du moins ce que nous nous sommes dit en faisant semblant d’y croire — qu’elle ait conscience de notre présence. J’en ai douté dès que je l’ai vue. Mamie Fisk ne se trouvait pas dans cette chambre. C’était bien son corps sur le lit, intubé et relié à des moniteurs, les joues creuses parce qu’on lui avait enlevé son dentier (outrage qu’elle n’aurait jamais toléré), mais elle-même était partie. Tout simplement partie. Quand j’ai pris sa main, celle-ci m’a paru inerte, comme faite de cure-pipes et de papier mâché.

J’ai quand même remercié mamie Fisk pour tout ce qu’elle m’avait donné. Et elle m’avait beaucoup donné. En particulier l’idée que je n’étais peut-être pas complètement seul au monde.

Jenny Symanski est arrivée à l’hôpital en fin d’après-midi. Je l’ai serrée dans mes bras, mais nous n’avons eu le temps d’échanger que deux ou trois mots avant qu’elle passe elle aussi un peu de temps avec mamie Fisk. Pendant lequel maman Laura a laissé entendre que je pouvais sans aucun problème inviter Jenny à dîner quelque part. Le reste de la famille se relaierait à la cafétéria de l’hôpital, mais maman Laura trouvait que Jenny méritait un peu plus raffiné, maintenant que j’étais de retour. Je trouvais aussi.

Nous avons pris ma voiture. Nous nous sommes éloignés de l’hôpital, passant devant les magasins d’usine pour remonter l’ancienne grand-rue de Schuyler jusqu’au restaurant chinois qu’elle et moi fréquentions depuis des années, Au dragon souriant. Un sol en linoléum vert, un ficus en très mauvaise santé dans la vitrine, rien de prétentieux.

Le père de Jenny et le mien étaient amis et compagnons de boisson depuis plus de trente ans. Tous deux s’étaient lancés dans la vie avec un petit pécule familial et avaient amassé une fortune qui passait pour modeste selon les critères du comté d’Onenia. Propriétaire de vastes étendues de terres arables sans valeur au nord de la ville, le père de Jenny en avait fait des lotissements et centres commerciaux à la belle époque de Schuyler ; le mien avait transformé la quincaillerie dont il avait hérité en une chaîne de magasins de fournitures agricoles implantée dans tout l’État. Les deux familles avaient grandi ensemble. J’avais passé beaucoup de temps chez Jenny quand nous étions plus jeunes, puis l’alcoolisme de sa mère y avait rendu ma présence gênante et Jenny était alors devenue une Fisk honoraire.

Nous avons parlé de mamie Fisk en mangeant des pâtés impériaux. « Elle a toujours été la beatnik de la famille, ai-je raconté. Elle m’a montré son annuaire de terminale, un jour. Année 1957. Un lycée à Allentown. » C’est là que mon grand-père l’avait trouvée, quelques années plus tard, tenant un stand à la foire de cette ville. « Elle était incroyablement belle, en fait. De longs cheveux noirs, de la classe. Elle a laissé tomber l’université pour mener la vie de bohème pendant deux ou trois ans… elle adorait la musique folk, du moins jusqu’à son mariage, et même ensuite, elle filait parfois en douce à des concerts avec ses copines d’avant. Elle a plein de talons de billets dans son album photo.

— C’est vrai ? Elle ne m’a jamais parlé de tout ça. »

Et pour cause. Mon grand-père adorait Barry Goldwater[2] et jamais mamie Fisk n’avait exprimé une opinion différente. Le temps que mon père vienne au monde, elle avait définitivement remisé ses disques de Charlie Parker et de Bob Dylan. Elle voyait malgré tout des choses auxquelles les autres Fisk restaient aveugles. Si le monde était un puzzle, elle était attirée par les pièces qui n’y rentraient pas. « Tu sais bien comment elle était.

— Ouais. »

Jenny mesurait un mètre cinquante-huit pieds nus et s’habillait comme si elle ne voulait pas qu’on la remarque : jean et chemisier en coton, cheveux blonds noués si serré sur la nuque que c’en était douloureux à regarder. Des lèvres qui distribuaient les sourires comme des cadeaux, mais attristées par la maladie de mamie Fisk. Elle a penché la tête vers moi. « Alors qu’est-ce que tu deviens, là-haut, au Canada ? Et qu’est-ce qui t’est arrivé au visage ? »

Je lui ai raconté l’incident à la manif. « Te voilà donc devenu gauchiste mort-aux-vaches ?

— À vrai dire, ce que je me rappelle de ce flic, c’est son expression. Énervée, bien sûr, très remontée, mais aussi effrayée. Comme s’il m’avait fait quelque chose dont il n’était pas forcément fier. Dont il ne parlerait peut-être pas à sa femme en rentrant chez lui.

— Ou c’était peut-être juste un sale con.

— Possible.

— Il avait le choix. Il aurait pu te dire de circuler.

— Bien sûr, mais la situation le poussait fortement dans une direction. Ça me fait penser que la manière dont on se conduit avec les autres est merdique et complètement arbitraire. Il doit y avoir un meilleur moyen. » Et comme c’était Jenny et que je pouvais presque tout lui dire, je lui ai raconté que j’avais passé l’évaluation d’Affinité.

Elle a gardé le silence quelques instants avant de demander : « Ces groupes d’Affinités… c’est quoi, une espèce de club de rencontres ?

— Non, non, pas du tout. » Je lui ai parlé de Meir Klein et d’InterAlia. « En gros, j’en avais assez de n’avoir personne avec qui discuter, à part deux ou trois camarades de classe à Sheridan.

— Du coup, ils t’ont fabriqué un cercle social sur mesure, en quelque sorte ?

— Pas exactement, mais ouais, on se retrouve avec une nouvelle bande d’amis.

— Ah. Et ça marche vraiment ?

— Il paraît. Je ne sais pas encore.

— Bien bien bien. » Une expression typique de Jenny. Pour Ce qu’on me raconte ne me plaît pas, mais je n’ai pas l’intention d’en discuter. « Je devrais peut-être aller dans un de ces groupes, moi aussi.

— Pas sûr qu’il y en ait déjà à Schuyler.

— Mmh. Dommage pour toi, alors. Pour quand tu rentreras.

— Ce n’est pas pour demain. »

Elle a haussé les sourcils. « Mais je croyais que…

— Que quoi ?

— Avec mamie Fisk et tout…

— Je reste encore quelques jours, mais pas plus, je ne peux pas. Il faut que je trouve un stage pour cet été, déjà.

— Mais c’est elle qui payait tes études. »

Parce que mon père avait refusé de le faire. Mon « côté artistique », comme il disait, ne lui plaisait pas, et pour lui, tout diplôme autre qu’un MBA était une concession au libéralisme de lopette. Mais mamie Fisk s’était opposée à lui sur ce sujet. Elle ne pouvait pas lui dire comment dépenser son argent, mais elle était déterminée à se servir de ce qu’elle avait elle-même mis de côté pour financer mes études, même si cela créait des ennuis dans la famille… ce qu’on pouvait éviter, ne manquait-elle jamais d’ajouter, il suffisait pour cela que mon père consente à faire machine arrière et à la laisser rendre ce simple service à son plus jeune petit-fils. Qu’y avait-il de mal à ce qu’Adam s’engage dans une carrière distincte, même si cela impliquait en effet de dessiner ?

Jenny a posé sa main sur la mienne. « Je suis allé chez vous. J’ai entendu ce qui se disait. Je ne sais pas quelles dispositions mamie Fisk a pu prendre, mais elle n’a plus de capacité juridique. Elle a signé une procuration après son problème de vessie. C’est ton père qui décide, maintenant. »

J’ai reconduit Jenny chez elle. Les heures de visite étaient terminées : à l’hôpital d’Onenia, mamie Fisk se retrouvait seule avec les infirmières de nuit et le personnel d’entretien. Chez Jenny, à une douzaine de rues de la maison de mon père, aucune lumière aux fenêtres, à part dans le bureau au-dessus du garage. Ed Symanski devait s’y trouver, plongé dans sa comptabilité, à moins qu’il lise ou regarde Netflix. La mère de Jenny dormait sans doute. « Saoule à huit heures, ivre morte à dix », comme l’avait décrite Jenny. Ce qui n’excluait pas toute agitation nocturne : disputes sans provocation, jets de divers objets contre les murs. « Tu peux dormir chez nous, ce soir », ai-je proposé. Je savais qu’elle l’avait fait les jours précédents, arguant que les Fisk avaient besoin d’assistance durant cette période difficile.

Elle a secoué la tête. « Il faut bien que je sois à la maison de temps en temps. Mon père ne peut pas tout gérer par ses propres moyens. Merci quand même. » Nous nous sommes embrassés sans enthousiasme.

Une fois rentré, en vérifiant mes messages sur mon téléphone, j’ai découvert un courrier électronique dont l’expéditeur m’était inconnu : une certaine Lisa Wei.

Salut Adam. Je m’appelle Lisa et c’est moi qui accueille la prochaine réunion tau. Il y aura un mail collectif d’invitation, mais comme tu es nouveau, je voulais me présenter et t’inviter personnellement. Ça se passe samedi en quinze. Viens à 16 heures si tu veux aider à la préparer, 18 heures si tu veux dîner, 20 heures si tu veux juste bavarder avec tout le monde. La maison de tranche est près de la station de métro de Rosedale, les détails seront dans le mail collectif. En tout cas, viens, je t’en prie !!! La première rencontre semble toujours intimidante, mais crois-moi, c’est vraiment une fausse impression. J’ai hâte de faire ta connaissance !

C’était sympa, et dans d’autres circonstances, cette invitation m’aurait réjoui. Mais vu le point d’interrogation qui flottait sur mon avenir, j’ai dû faire une réponse qui ne m’engageait à rien.

J’ai pleuré mamie Fisk dans mon sommeil, cette nuit-là. Je ne pouvais pas le faire en plein jour, puisqu’elle n’était pas morte. Dans mon rêve, la perte était cependant totale. Je me suis réveillé en criant son nom. Heureusement, personne ne m’a entendu. Le bruit du vent à la fenêtre renforçait le sentiment de solitude, mais il était étrangement réconfortant et j’ai fini par réussir à me rendormir.

La présence de mamie Fisk avait joué dans la famille le rôle des barres de carbone dans un réacteur nucléaire : elle atténuait une force potentiellement explosive pour en faire œuvre utile. Sans elle, nous atteindrions forcément la masse critique. Le cœur radioactif instable étant bien entendu mon père.

Mais l’essentiel de ma semaine à Schuyler a été à peu près calme. Chaque journée commençait par un déplacement à l’hôpital, où nous restions plus longtemps quand mon père se faisait expliquer les choix qui s’offriraient une fois mamie Fisk sortie : il faudrait soit la placer en institution spécialisée, soit la soigner à la maison (possibilité qu’il a exclue assez rapidement). Les séances au chevet de mamie Fisk se sont raccourcies au fur et à mesure que nous assimilions la réalité de son état.

Elle ne s’est jamais véritablement rendu compte de notre présence. Ses yeux restaient immobiles derrière le papyrus de ses paupières. Je lui parlais malgré tout. Je lui racontais l’école de graphisme, je partageais avec elle mes incertitudes sur Jenny et sur notre avenir, j’ai même mentionné l’Affinité à laquelle j’appartenais désormais. C’était le genre de choses dont je discutais auparavant avec elle, et personne d’autre. Assis près de son corps vacant, je parvenais à imaginer ses réponses. Elle communiquait avec moi de la seule manière qui lui était possible : par l’intermédiaire du souvenir et de la nostalgie.

J’ai aussi tenu à passer du temps avec mon demi-frère de douze ans, Geddy. Mamie Fisk aurait apprécié, mais je n’avais pas besoin d’encouragements. J’aimais bien Geddy. C’était un garçon potelé et calme, facile à intimider, plus studieux qu’il ne le laissait voir, toutes ces caractéristiques me rappelant ce que j’étais à son âge. (À part le côté potelé : je faisais plutôt partie de ces gamins qu’il fallait pousser à se nourrir.) Le mercredi avant mon départ, Geddy m’a emmené dans sa chambre pour me montrer les posters que maman Laura l’avait à contrecœur autorisé à punaiser aux murs.

Geddy aurait sans doute été placé dans la partie hautement fonctionnelle du spectre autistique, si un diagnostic avait été posé. Ses obsessions successives (dont les cerfs-volants, l’architecture, les Lego, les histoires d’animaux héroïques et le groupe My Chemical Romance) étaient ses sujets de discussion préférés, aussi mon père les avait-il tous interdits à la table du dîner. Les posters que Geddy avait eu le droit d’afficher étaient une représentation du Rockefeller Center (« Il a été conçu par l’architecte Raymond Hood, le même qui a fait la Tribune Tower à Chicago ») et une photographie de Gerard Way en concert. Dans une petite bibliothèque en bois, on trouvait ses exemplaires d’abonné à Popular Mechanics, le seul magazine que mon père le laissait lire, et quelques vieux romans d’Albert Payson Terhune[3] provenant eux aussi de mon père. Dans un coin se dressait le bureau méticuleusement rangé sur lequel Geddy faisait ses devoirs. Il possédait un ordinateur portable pour le travail scolaire, mais on ne l’autorisait à accéder à Internet qu’une heure par jour et sous surveillance. Il tenait comme à la prunelle de ses yeux à un vieil iPod à molette cliquable, que ni mon père ni maman Laura n’avaient encore appris à nettoyer des fichiers interdits, chargé de musique de groupes emo et goth légèrement démodés.

À un moment, Geddy m’a confié regretter de ne pas avoir une bibliothèque plus grande et davantage de livres à ranger dedans. Je me suis dit qu’il commençait un peu à se lasser des colleys de Terhune. Mais il ne pouvait accéder aux téléchargements à sa guise et je savais d’expérience combien il était difficile d’acheter et de conserver des livres de poche sans que mon père s’en aperçoive. « Tu veux que je te montre un truc, Geddy ? »

Il a haussé les épaules, le regard fixe, ce qui signifiait oui.

Il y avait un grenier à l’ancienne, accessible par une échelle repliée au plafond dans le couloir du second étage. C’était une espèce de puits de l’oubli familial où on n’allait que très rarement. Nous avons attendu que la voie soit libre avant d’y monter. C’était dans le grenier que je conservais mes livres durant mon adolescence, dans le recoin le plus éloigné, à l’endroit où le toit rejoignait le sol, dissimulés sous la laine de verre rose d’une couche d’isolant mis à nu.

Ceux que j’avais cachés là s’y trouvaient encore et Geddy a écarquillé les yeux en les découvrant. Ils avaient le dos voûté et parfois cassé — c’était pour la plupart des livres d’occasion achetés dans une bouquinerie de la grand-rue qui avait fermé depuis —, mais leurs couleurs étaient brillantes et leurs couvertures intactes. Rien d’extraordinaire, principalement de la science-fiction et des policiers tout droit sortis du bac à cinquante cents. Mais Geddy m’a regardé d’un air impressionné. « Je peux les voir ?

— Les voir, les lire… comme tu veux, frangin.

— Mais ils sont à toi !

— Je n’en ai plus besoin. Je te les donne, si tu veux.

Pour de vrai ?

— Bien sûr. Ne te fais pas prendre, par contre. Mais au cas où, tu peux rejeter la faute sur moi. C’est moi qui les ai introduits dans la maison. »

On aurait dit que je lui offrais tout un coffre de bijoux. C’était drôle et triste à la fois, ces yeux débordant de gratitude. Ce ne sont que de vieux bouquins, ai-je voulu dire. Mais ç’aurait été hypocrite. Certaines de ces histoires étaient bonnes. Assez grandes pour se cacher à l’intérieur. Et Geddy me semblait avoir besoin de toutes les cachettes qu’il pouvait dénicher.

La famille a atteint la masse critique la veille de mon départ.

Cet après-midi-là, en rentrant de l’hôpital avec Aaron, le reste de la famille étant monté dans la Navigator à gros cul de mon père, j’avais abordé le sujet des finances familiales. Je n’imaginais pas un instant qu’Aaron prenait mes intérêts à cœur. Il avait cinq ans de plus que moi, il était plus sportif, plus beau, sans doute plus intelligent, et représentait beaucoup mieux que moi ce que mon père considérait être les valeurs fondamentales de la famille. Il pouvait aussi être terriblement con. Mais j’avais besoin de savoir ce qui se passait et je pensais qu’il me répondrait avec un peu plus d’objectivité que mon père.

« Le problème, ai-je dit, c’est qu’il va falloir que je sache, pour les frais d’inscription et les dépenses de l’année prochaine. Il faut que je prenne mes dispositions. » Ou pas.

« Ça, il faut que t’en parles à papa. Mais c’est une période difficile pour lui. Alors tiens-en compte, Adam. Il n’y a pas que toi qui aimais mamie Fisk. Papa et elle n’ont pas toujours vu les choses du même œil, mais c’est sa mère. Et dans le fond, il l’a perdue. Ce serait faire preuve de bien peu de cœur que de parler argent en ce moment.

— Oui, bien sûr, mais…

— Surtout que les affaires ne vont pas fort, ces jours-ci. Avec la crise dans le Golfe qui fait monter le prix de l’essence, nos coûts de transport explosent. Les exploitations agricoles ne remplacent pas leurs équipements et certaines grandes chaînes de magasins vendent leurs produits moins cher que nous dans tous les secteurs. Bref, c’est une lutte impitoyable. Je pense qu’on survivra, mais nos marges sont vraiment minces. Quant à la famille, si mamie doit être placée à plein temps en institution spécialisée, ça va coûter des sommes folles. »

Je lui ai répondu que je savais tout ça, que je comprenais. J’avais juste besoin d’un peu de visibilité sur mon propre avenir.

« Oui, c’est normal, a-t-il admis. Et ça contribuerait aussi à clarifier la situation pour Jenny.

— Comment ça ?

— Ben ouais. Tôt ou tard, il va bien falloir que tu te décides à ramener ou relâcher le poisson, cela dit sans vouloir offenser personne. »

Jenny et moi étions amis depuis l’école primaire, mais nous n’étions pas fiancés, même si Aaron et mon père avaient peut-être tiré leurs propres conclusions. Je n’étais pas sûr du tout de vouloir épouser Jenny, ni qu’elle veuille se marier avec moi. À vrai dire, nous avions évité le sujet comme s’il était radioactif.

Et j’en ai voulu à Aaron de faire pression sur moi à ce sujet. Mais il était en effet dans l’intérêt de Jenny de savoir à quoi elle pouvait s’attendre. « Je ferai donc mieux de parler au paternel ce soir, ai-je dit.

— D’accord… seulement vas-y mollo avec lui. Ce qu’il te dira ne te plaira peut-être pas, mais il sera franc avec toi, tu dois bien l’admettre. »

J’en ai convenu.

En fin de compte, ce ne sont pas mes problèmes financiers qui ont provoqué la déflagration, mais Geddy… ou le mépris qu’il inspirait à mon père.

Après deux ou trois jours de beau temps chaud, Aaron avait proposé un barbecue familial en guise de changement thérapeutique à tous les repas pris à la cafétéria de l’hôpital. Aussi mon père chauffait-il le gril, soulevant d’odorants nuages d’hydrocarbure sur la pelouse à l’arrière de la maison, pendant que maman Laura apportait de la cuisine tout un plateau en plastique recouvert de pavés de bœuf haché cru. Geddy courait en maillot de bain d’un côté à l’autre du voile d’eau qui jaillissait de l’arrosage automatique. Mon père le regardait, la mine sombre. Et quand Geddy a accouru pour voir où en étaient les hamburgers, il a dit : « Regarde ce garçon, Laura. Regarde donc ton fils. »

Maman Laura s’est retournée. « Qu’est-ce qu’il y a ? Viens, Geddy. Je te préparerai un hamburger dès que ce sera prêt.

— Il a presque treize ans. Pardon, mais on dirait qu’il lui pousse une belle paire de nichons. C’est normal ? »

Quand on le critiquait, Geddy disposait d’une étonnante capacité à rester de marbre sans piper mot, mais il était complexé par son poids et cette critique-là l’avait pris au dépourvu. Il a rougi, puis blanchi. J’ai vu les tendons de son cou saillir quand il a serré les dents. Chose impressionnante, il a réussi à ne pas pleurer.

Maman Laura a fait la grimace. « Il est un peu corpulent, mais ce n’est que du gras de bébé.

— Tu devrais faire vérifier ses hormones. Histoire d’être sûre qu’il est normal.

— Bien sûr qu’il est normal », ai-je dit.

Mon père m’a jeté un coup d’œil hostile. Assis en face de moi sur la terrasse, Aaron a roulé des yeux : Et merde, c’est reparti.

« C’est ton diagnostic ? a demandé mon père. Qu’est-ce qui se passe, tu as obtenu un diplôme de médecine sans que je le sache ? »

J’avais vénéré ou craint mon père, selon son humeur et la mienne, presque toute ma vie. Même après avoir cessé de le craindre, je ne le contredisais jamais : ça ne semblait jamais en valoir la peine. Et mamie Fisk avait toujours été là pour le contenir quand il dépassait les bornes. Il n’aurait jamais dit ce qu’il venait de dire, si elle avait été à table avec nous.

« Rentre dans la maison, a dit maman Laura à son fils d’une voix tendue. Mets une chemise pour le dîner. Une de celles à manches courtes dans ton placard. Allez, vas-y. »

La tête dans les épaules, Geddy s’est précipité à l’intérieur.

D’un coup de spatule, mon père a retourné une portion de steak haché. « Merci pour ton avis, m’a-t-il lancé. Même si je ne te l’avais pas demandé.

— Tu l’as humilié.

— Tu crois que je l’ai blessé ?

— Tu crois que non ?

— Et tu t’imagines que ce gamin pourra s’en sortir dans la vie sans que quelqu’un le froisse de temps en temps ? Il faut qu’il s’endurcisse s’il veut survivre à l’école. J’imagine que tu crois le protéger…

— Et moi que je ne devrais pas avoir besoin de le faire, sans doute.

— Ce que tu dois faire, c’est preuve d’un peu de respect. Il faut que ce soit bien clair, si tu reviens à Schuyler. »

Et j’ai demandé : « Je reviens à Schuyler ?

— Aaron m’a dit que tu avais abordé le sujet. Tu connais la situation, Adam. Ta grand-mère avait de l’argent, et tu en as bénéficié… aucun problème, mais à partir de maintenant, ce que mamie avait de côté à la banque doit contribuer à ses dépenses. Je sais que toi et moi n’étions pas d’accord sur tout, mais je sais aussi que tu n’auras pas l’égoïsme de vouloir cet argent pour toi. Je crains donc qu’il te faille rentrer à la maison, à moins que tu puisses t’arranger de ton côté. Et tu es le bienvenu ici, tu le seras toujours. Mais ça ne te donne pas le droit de porter un jugement sur moi. Pas quand c’est à ma table que tu manges. À propos… passe-moi les assiettes en carton, Laura. Tout le monde en file indienne ! Aaron, sors le maïs de la casserole. »

Maman Laura, qui nous avait écoutés avec une expression indéchiffrable et en serrant ses petits poings, a demandé : « On ne devrait pas attendre Geddy ?

— Une fois qu’il est dans sa chambre, on a souvent du mal à l’en faire sortir », a répondu mon père.

Je me suis donc proposé pour aller le chercher.

Je l’ai trouvé sur son lit, le visage enfoui dans un oreiller, mais il s’est redressé et s’est essuyé les yeux quand je suis entré. Je l’ai aidé à enfiler un jean et une chemise propre. Puis je l’ai emmené au KFC sur la grand-rue. Je me suis dit que c’était mieux pour qu’on arrive à manger sans s’étrangler avec la nourriture.

Au restaurant, j’ai confié un secret à Geddy : mon père avait posé la même question (c’est normal ?) à mon sujet. Et plus d’une fois.

Je n’avais jamais été autant en surpoids que Geddy et la proéminence de ma poitrine n’avait pas figuré dans la longue liste de mes préoccupations d’adolescent. Mais les questions est-ce-normal ? n’avaient pas manqué pendant mon enfance. Au sujet de mon amour immodéré pour la lecture, de mon désintérêt pour le sport au lycée. Mon père ne m’avait jamais franchement accusé d’être « pédé » (comme il disait), mais le sous-entendu n’avait jamais été loin. Il se trouvait que je ne l’étais pas, mais je n’étais pas non plus ce qu’il espérait ou attendait de ses fils. Et, pour lui, cela ne faisait aucune différence.

« Il te détestait ? a demandé Geddy.

— Il ne nous déteste ni l’un ni l’autre. Il ne nous comprend pas, voilà tout. Les gens comme nous le mettent mal à l’aise.

— Ça existe ?

— Quoi donc ?

— Les gens comme nous. Il y en a ?

— Ben ouais. Évidemment. »

Et Geddy m’a souri d’un air radieux. C’était un peu pathétique, de voir à quel point il avait envie que ce soit vrai.

J’ai quitté Schuyler ce soir-là. Jenny Symanski a été la seule (avec Geddy, bien entendu) à vraiment sembler regretter que je m’en aille. Elle m’a serré dans ses bras et nous nous sommes embrassés, avec assez de sincérité pour que maman Laura détourne les yeux en rougissant.

Et je dois avouer que ce rappel du goût des lèvres de Jenny n’avait rien de désagréable. Des années d’intimité se nichaient dans cette étreinte. Jenny et moi avions fait l’amour (l’un et l’autre pour la première fois) à quinze ans, alors que nous batifolions dans sa chambre par un chaud samedi matin d’août où ses parents étaient partis à une vente aux enchères successorale. Ce jour-là et les suivants, nous l’avions fait davantage par curiosité que par passion, mais c’était une curiosité que nous n’arrivions jamais à satisfaire totalement. Il y avait eu des moments — en particulier durant les interminables dîners Fisk-Symanski que nos familles avaient l’habitude d’organiser — où Jenny me communiquait un désir si intense d’un regard par-dessus la table que je devais discrètement prendre d’énergiques mesures pour dissimuler mon érection.

Nous n’aurions pas pu garder longtemps secrète une relation de cette nature, et mon père a compliqué les choses en l’approuvant, du moins dans une certaine mesure. Je crois que pour lui, cela établissait ma bonne foi hétérosexuelle. Et l’idée que son fils de rechange épouse une Symanski lui plaisait, comme si nos familles étaient d’ascendance royale. C’est mamie Fisk qui m’a pris à part pour s’assurer discrètement que je maîtrisais les bases du sexe sans risque : « Si tu épouses cette fille, il faut que ce soit par choix et non par obligation. »

« Vraiment désolée pour tes études, m’a glissé Jenny à l’oreille pendant que nous nous embrassions. Mais s’il faut que tu rentres à Schuyler, ça n’aura pas que des mauvais côtés. J’y veillerai.

— Merci. » Je n’ai pas dit un mot de plus.

Car je n’avais aucune intention de revenir. Pas tant que je pouvais faire autrement.

3

J’ai vu pour la première fois la maison de tranche par une chaude et belle soirée d’août. Elle allait prendre tellement d’importance dans ma vie — j’y ai tant appris et oublié, tant gagné et perdu — que je suis tenté de dire qu’elle m’a tout de suite paru spéciale.

Sauf que non. C’était une maison sans rien de particulier dans une rue résidentielle. Grande, mais comme toutes les autres. Construite comme la plupart soixante ou soixante-dix ans plus tôt. Un jardin luxuriant avec des œillets, des coléus et une parade de hostas. Un érable à l’avant, sur une pelouse jonchée de ses graines ailées couleur vieux papier. Je suis passé trois fois devant la propriété avant de rassembler le courage d’aller frapper. La porte s’est ouverte presque avant que mes doigts la touchent.

« Tu es Adam !

— Ouais, je…

— Je suis tellement contente que tu aies pu venir. Entre ! Tout le monde est déjà là. Toute la tribu. Buffet dans la salle à manger. Je t’y conduis. Ne sois pas timide ! Moi, c’est Lisa Wei. »

Celle-là même qui m’avait invité par courrier électronique. Je m’étais imaginé quelqu’un de mon âge, peut-être à cause de la tonalité de son message, mais elle paraissait avoir une soixantaine d’années… à peu près comme cette maison dans laquelle elle habitait. Elle mesurait un peu plus d’un mètre cinquante et levait vers moi des lunettes dont les verres semblaient provenir d’un télescope. Elle ne devait pas être bien lourde : je me suis dit qu’il lui faudrait une ancre pour sortir dans une tempête. Mais c’était une petite explosion de sourires et de gestes. La première personne à qui elle m’a présenté était sa compagne, Loretta Sitter.

La maison appartenait à Loretta, mais Lisa et elle y habitaient depuis plus de trente ans. « On est une espèce rare, a dit Lisa : un couple tau. On a décidé qu’on passerait le test ensemble et que si on n’était pas dans la même Affinité, tant pis pour l’acompte, on laisserait tomber. Mais il s’est trouvé qu’on est taus toutes les deux. Génial, non ? »

J’ai répondu que si. Loretta était un peu plus jeune et plus grande que Lisa, avec de longs cheveux bruns qui commençaient tout juste à blanchir. Elle m’a serré dans ses bras, puis, se reculant : « On dirait que tu as des soucis, Adam Fisk. »

Je finirais par m’habituer à ce genre de psychanalyse de but en blanc, mais comme j’étais nouveau, ça m’a surpris. Des soucis ? J’avais abandonné mes études au Sheridan College, donné mon préavis à mon propriétaire et serais sans doute rentré à Schuyler, la queue entre les jambes, avant la fin de la semaine. « Eh bien, a dit Loretta avant que je puisse répondre, quoi qu’il en soit, oublie-les pendant deux ou trois heures. Tu n’as ici que des amis. »

Trente personnes dans une tranche. On disait que Meir Klein et InterAlia avaient choisi ce nombre en s’inspirant des tribus du Néolithique, trente étant censé être la meilleure taille possible pour une unité sociale : celle-ci était alors assez grande pour que les choses se fassent, suffisamment petite pour rester gouvernable, et ne contenait pas davantage de visages familiers que le psychisme humain moyen était capable de gérer facilement.

Sans doute, oui. J’ai rencontré vingt-trois inconnus ce soir-là. (Il manquait les membres qui étaient partis en vacances ou n’avaient pu se libérer.) Vingt-trois noms et visages, c’était trop d’un coup pour mon cerveau post-néolithique, mais certains étaient marquants. Plusieurs de ces visages me deviendraient intimes et quelques-uns de ces noms finiraient par apparaître à la une des journaux.

Lisa Wei m’a conduit à une longue table dans la salle à manger. « Le meilleur est déjà parti, il n’y a plus que des restes », m’a-t-elle dit, mais je n’avais absolument pas faim, aussi n’ai-je pris qu’un rouleau de printemps tiède. Elle m’a présenté à deux retardataires qui se servaient eux aussi de quoi grignoter. « Je peux te faire faire le tour du propriétaire, comme ça tu rencontres les gens au fur et à mesure. Ça te va ? »

Je lui ai été reconnaissant de me permettre de me sentir un peu moins ridicule. Ce n’était pas seulement que rencontrer des inconnus me mettait mal à l’aise : j’avais l’impression d’être un imposteur. J’étais tau, mais je serais probablement rentré aux États-Unis avant la prochaine réunion de tranche prévue au programme, aussi me faire des amis que je ne pourrais pas garder me gênait-il. Mais en suivant cette petite femme expansive d’un bout à l’autre de cette grande maison joyeuse, j’ai commencé à me sentir sincèrement le bienvenu. Chacune des pièces semblait illustrer une humeur, songeuse, fantasque ou terre à terre ; quant aux gens que j’ai rencontrés, et dont je me suis efforcé en vain de retenir le nom, ils paraissaient tout à fait à leur place dans cette demeure. Quand on me présentait à eux, ils me serraient la main en souriant et me regardaient avec curiosité tandis que j’essayais de ne pas montrer que je ne reviendrais pas et partais bientôt pour une ville de carrières dépourvue d’Affinités dans le nord de l’État de New York. Ça me complexait.

Mais j’ai commencé à ne plus y penser. Je me suis mêlé à cinq ou six discussions intéressantes. Ma présence ne contrariait personne et, quand je glissais quelques mots, on m’écoutait. Dans une pièce du rez-de-chaussée, j’ai suivi durant quelques minutes une discussion sur la politique des Affinités entre un type au léger accent hongrois et deux autres Taus. La conversation était trop animée pour qu’on l’interrompe, mais Lisa m’a pris par le bras pour me chuchoter : « C’est Damian. Damian Levay. Il enseigne le droit à l’université de Toronto. Très brillant, très ambitieux. Il a écrit un ou deux bouquins. »

Il semblait trop jeune pour un professeur d’université, mais parlait comme quelqu’un qui a l’habitude d’un public. La manière dont InterAlia contrôlait les tranches et les sodalités lui posait un problème. « Si être tau est une identité légitime, n’avons-nous pas le droit à l’autodétermination ? Les algorithmes appartiennent à InterAlia, d’accord, mais, nous, non. »

Lisa l’a interrompu avec le sourire : « “Lorsque dans le cours des événements humains…”

— Ne plaisante pas. Peut-être que c’est justement une déclaration d’indépendance qu’il nous faut.

— Sinon une révolution. »

Damian m’a regardé avant d’interroger Lisa du regard. Elle lui a répondu en articulant je ne sais quoi en silence, peut-être « bizut ». Je me suis présenté à Damian, à qui j’ai serré la main.

Quand nous nous sommes éloignés, Lisa m’a dit : « Damian est parmi nous depuis plus d’un an, maintenant. C’est quelqu’un à suivre. Fais attention à lui, Adam. »

Une espèce de bienheureuse fatigue a fini par m’envahir. Je m’étais fait davantage d’amis en une soirée qu’au cours des six mois précédents, et chacune de ces relations semblait à la fois authentique et potentiellement importante… le passage de salut-je-m’appelle-Machin à une quasi-intimité était étourdissant. Même les conversations que j’entendais au passage attisaient ma curiosité : j’avais tout le temps envie de dire oui, exactement ! ou pareil pour moi ! Le contact oculaire donnait l’impression de données échangées en rafale. C’était peut-être même trop. Je n’étais pas habitué. Pouvait-on s’habituer à ça ?

J’avais perdu Lisa, mais elle m’a retrouvé. « Tu as l’air d’avoir la tête qui tourne, m’a-t-elle dit alors. Et je suis sûre qu’elle tourne pour de vrai… je me rappelle la sensation que ça fait. On a l’impression d’être trimballé partout comme un nouveau jouet. C’est génial, mais si tu as besoin de t’isoler quelques minutes… »

Elle m’a montré au sous-sol une pièce meublée d’un canapé en cuir et d’une grande télévision. La seule autre personne présente était une jeune femme apparemment trisomique, en sweat-shirt bleu et pantalon à cordon, qui regardait Bob l’éponge son coupé.

Lisa me l’a présentée : « Voici Tonya. Que tout le monde appelle Tonya G. C’est la fille de Renata Goldstein, que tu as rencontrée en haut. Tonya n’est pas tau, à vrai dire, mais on lui fait une place aux réunions de tranche. Parce qu’on l’aime bien. N’est-ce pas, Tonya ?

— Oui, a braillé Tonya en réponse.

— Salut, ai-je dit. L’émission te plaît ?

— Oui !

— Tu l’entends ? »

Elle a tourné la tête pour me dévisager. « Non ! Et toi ?

— Euh… non.

— Tu la regardes avec moi ? »

Lisa a pris à mon intention un air tu-n’es-pas-obligé, mais je l’ai rassurée d’un geste. « Bien sûr que je vais la regarder avec toi. Pour l’instant, en tout cas. »

Lisa m’a tapoté l’épaule. « Je dirai à Renata que tu es en bas. Elle passera jeter un coup d’œil dans un moment. Mais Tonya comprendra que tu veuilles retourner à la soirée. N’est-ce pas, Tonya ? »

La jeune fille a énergiquement hoché la tête.

Nous avons donc regardé Bob l’éponge avec le son coupé. Je n’ai pas bien compris pourquoi elle préférait le voir de cette manière, mais elle n’a pas voulu que j’augmente le volume. Et c’était drôle quand même. Tonya semblait surprise chaque fois que je riais, mais elle éclatait inévitablement de rire ensuite. À un moment, je me suis mis à improviser des dialogues pour les personnages en prenant des voix ridicules. Ça lui a plu. « Tu fais des plaisanteries.

— Je suis un plaisantin, ai-je reconnu.

— Comment tu t’appelles ?

— Adam.

— Adam est un plaisantin ! »

Entre autres.

Le générique défilait quand je me suis aperçu que nous n’étions plus seuls : une femme d’à peu près mon âge nous observait, appuyée au chambranle. Des traits sud-asiatiques. Des cheveux bruns coupés ras. Un dragon chinois tatoué en trois couleurs autour de son biceps. Elle portait un tee-shirt sans manches et un jean passé. Avec une ceinture à boucle métallique violette.

« Il se fait tard, Tonya, a-t-elle lancé. Ta maman est en train de dire au revoir. Je pense que tu ferais mieux de monter la retrouver.

— D’accord.

— Dis d’abord au revoir à Adam.

— Au revoir, Adam le Plaisantin !

— Au revoir, Tonya Qui Regarde Bob l’éponge. »

Elle est sortie en gloussant. La femme est restée.

« Tu connais mon nom, ai-je dit. Moi, par contre…

— Oh, pardon. Amanda. Amanda Mehta. » Elle a tendu la main. Je me suis levé pour la serrer. « Toi, c’est Adam. Lisa m’a dit que tu tenais compagnie à Tonya au sous-sol. Désolée, je n’ai pas pu résister à l’envie de jeter un coup d’œil au nouveau. »

Je n’étais pas sûr de savoir quoi répondre, vu que je ne reverrais sans doute jamais Amanda Mehta. Je me suis contenté de sourire.

« Lisa m’a dit qu’elle t’avait déjà fait faire le tour du propriétaire. Mais je parie que tu n’as pas vu le toit.

— Le toit ?

— Viens. » Elle m’a pris par la main. « Je vais te montrer. Et tu pourras peut-être me dire ce qui te tracasse.

— Pardon ?

— Allez, viens ! »

Comment aurais-je pu ne pas la suivre ?

« Qu’est-ce qui te fait croire que quelque chose me tracasse ? »

Amanda n’a pas répondu, sinon d’un regard minute-papillon. Elle m’a conduit au deuxième étage, dans une chambre dont la lucarne donnait sur un ravin boisé au sud et s’ouvrait sur la partie du toit qui reliait la maison au garage. Amanda l’a escaladée d’un mouvement plein d’adresse — on sentait une certaine habitude — avant de se retourner vers moi : « Tu ne tomberas pas. Si tu fais attention. »

Je suis donc sorti sur les bardeaux. Nous nous sommes retrouvés sur une pente trop douce pour nous mettre vraiment en danger, mais à une hauteur suffisante pour voir la ville derrière le jardin et le ravin : les tours d’habitation sur Bloor Street, les immeubles résidentiels qui ressemblaient à des pierres tombales dans le quartier de Cabbagetown.

« Le plus sûr est de s’allonger », a dit Amanda.

Elle s’est étendue, la tête contre le rebord de la fenêtre. J’en ai fait de même. « Tu connais vachement bien la maison, ai-je dit.

— J’ai vécu ici quelques mois.

— Tu es de la famille de Lisa ou de… » J’avais oublié le nom de sa conjointe.

« De Loretta ? Non, mais elles m’ont hébergée quand je n’avais nulle part où aller. J’ai enfin eu un endroit à moi en mai.

— Elles t’ont hébergée parce que tu es tau ?

— Ben ouais. Elles n’ont pas dépanné que moi et elles aiment bien m’avoir. Loretta a hérité de cet endroit dans les années 1980. Et comme la maison est vraiment trop grande pour elles, elles accueillent sans cesse des gens. C’est un endroit où aller quand on ne sait pas où aller. Si on fait partie de la tranche. Ou tout au moins si on est tau.

— Ça doit être chouette. »

Elle m’a lancé un regard pénétrant. « Évidemment que c’est chouette.

— Je pense que…

— Non, chut, tais-toi une minute. Écoute. J’adore les sons d’ici. Pas toi ? »

J’aurais répondu qu’il n’y en avait pas. Sauf qu’il y en avait, si on tendait l’oreille. La note grave de marée montante de la ville, le bruit collectif des climatiseurs, les moteurs des voitures, la VMC des tours d’habitation. Plus les animaux dans le ravin et les voix dans la maison ou dans celle d’à côté. Des bruits sans charme qui flottaient comme des lumières fantômes au-dessus du jardin obscur.

« Et l’impression que ça donne, a continué Amanda. Fin août, tu sais, même par une journée de grosse chaleur, on retrouve un peu de fraîcheur une fois la nuit tombée. Les feuilles des arbres ne bruissent pas de la même manière dans le vent. » Une brise s’est levée comme sur son ordre. « Ce coin du toit est complètement isolé. Personne ne peut te voir. Mais tu vois la ville.

— C’est pour ça que tu aimes bien venir là ?

— Par exemple. » Elle a ouvert la fermeture à glissière d’une poche de son débardeur, en a sorti une pipe en verre, a récupéré dans une autre poche un minuscule sachet en plastique. « Tu fumes ?

— Pas souvent.

— Mais tu l’as déjà fait.

— Bien sûr. » Au lycée, à l’arrière de la Ford Taurus déglinguée d’un copain, à la carrière, et à l’occasion avec Dex, mon ancien colocataire… voire assez souvent, en incluant le tabagisme passif.

De l’ongle, elle a séparé un petit morceau d’herbe qu’elle a introduit dans le foyer. « Et donc, maintenant, tu en veux ?

— Lisa et, euh, Loretta n’ont rien contre ?

— Elles n’aiment pas qu’on fume quoi que ce soit à l’intérieur, mais si elles étaient moins occupées, elles seraient peut-être venues se joindre à nous. »

Je n’ai pas voulu la décevoir. Et combien d’occasions aurais-je de fumer de l’herbe sur le toit d’un hôtel particulier de Rosedale ? J’ai donc pris la pipe et le briquet, j’ai même réussi à garder une taffe sans tousser. À ce stade, dans des circonstances normales, le cannabis m’aurait comme toujours embrouillé les idées, mais allez savoir pourquoi, je suis resté à peu près cohérent… même si la nuit a semblé enfler comme un ballon de baudruche et le chœur des grillons devenir d’une subtilité lyrique.

« Alors, tu veux parler de ce qui te tracasse ?

— Pourquoi vous dites tous ça ? Comment savez-vous que quelque chose me tracasse ?

— Déjà, t’as passé une demi-heure à regarder la télé avec Tonya.

— J’aime bien Tonya.

— Bien sûr. C’est un ange. Mais pas une Tau.

— Tu attaches trop d’importance à…

— Et il y a ton langage corporel, ta manière de réagir quand tu serres la main à quelqu’un, ce genre de trucs.

— Vous avez dû m’observer de près.

— Ce n’est que de la télépathie de tranche. Enfin, les gens l’appellent comme ça. Ce n’est pas vraiment de la télépathie, bien entendu. On sait mieux ce qu’une personne a en tête si elle est tau comme nous. Si bien qu’on sait que tu as des soucis. Tu n’es pas obligé de m’en parler, mais on est camarades de tranche. Peut-être que je peux t’aider. »

Ça m’a fait légèrement frissonner qu’elle m’appelle camarade de tranche, même si j’entendais cette expression pour la première fois. Est-ce qu’elle le savait aussi ? Quelque chose dans son sourire me l’a laissé penser. Nous avions une petite conversation muette plutôt complexe, d’ailleurs.

Je lui ai donc rapidement résumé la malédiction familiale. Je lui ai parlé de l’attaque de mamie Fisk, de ma difficile relation avec mon père, du financement de mes études. Je lui ai raconté que j’avais abandonné le Sheridan College et annoncé mon départ à mon propriétaire… je devais libérer l’appartement avant la fin du mois. Pas d’argent et nulle part où aller, sinon rentrer à Schuyler. J’étais venu à la réunion par curiosité, mais étais un peu gêné d’avouer que je ne reviendrais jamais.

« Inutile de te tracasser pour ça, Adam. En tant que Tau, tu es le bienvenu même pour une seule soirée. Mais quand tu parles de rentrer… tu veux dire que tu préférerais rester à Toronto ? »

Avant d’y venir suivre mes études, je n’aurais jamais envisagé Toronto. Je voulais aller les faire à New York, mais mon père était persuadé que Manhattan ne tarderait pas à me transformer en progressiste votant pour les Démocrates et favorable au mariage homosexuel, objections que même mamie Fisk n’avait pas réussi à surmonter. Il avait accepté Toronto parce qu’il se représentait le Canada comme un pays bien élevé, d’un socialisme suspect, mais pas vraiment radical. J’avais accepté parce que Sheridan proposait un cursus de renommée mondiale en graphisme et médias. Voulais-je rester ? Bien sûr. Mais pas de revenus, pas de permis de séjour, pas de piaule. « Tu fais des études de graphisme ? a-t-elle demandé.

— Faisais. Avant de laisser tomber.

— Tu devrais parler à Walter, alors.

— Qui ça ?

— Walter Kohler. Lisa a dû te le présenter. Un type imposant, genre un mètre quatre-vingts, cent vingt kilos, la quarantaine, en costume ? »

Ça me rappelait vaguement quelqu’un. Quelqu’un qui m’avait souri et serré la main, rien de plus.

Amanda a rangé sa pipe et son sachet. « Vraiment, il faut que tu lui parles.

— Ah bon ?

— Il a travaillé pour une des grosses agences de pub en ville, mais il monte sa propre boîte… Viens, on va le voir.

— Quoi, maintenant ?

— Bien sûr. Viens ! » Elle a quasiment bondi à l’intérieur par la lucarne. Je n’avais pas trop envie de quitter le toit — c’était un bon endroit pour planer : sûr, avec une vue panoramique, accessible — mais je l’ai suivie comme j’ai pu.

Nous avons trouvé Kohler dans la salle de jeux au sous-sol, en train de s’amuser tout seul à la table de billard. Il était assez corpulent pour que la queue semble petite dans ses mains. Amanda m’a présenté à nouveau et, à ma grande gêne, lui a dit que je cherchais du travail.

« Pas vraiment, en fait, ai-je corrigé. Enfin, c’est plutôt que je ne peux pas en chercher. J’ai un permis de séjour étudiant, mais je ne suis plus étudiant. Je n’ai même pas de visa. » J’ai réexpliqué ma situation de famille.

« Tu as fait au moins trois ans à Sheridan ? a voulu savoir Kohler.

— Oui, mais…

— Dis-moi quels cours tu as suivis. »

Je les ai énumérés.

« D’accord. Prometteur. Au niveau notes, tu te situais où ? »

Je lui ai parlé de mes résultats.

« J’ai l’impression qu’il pourrait t’être utile, a glissé Amanda.

— Ce que je suis en train de monter, a expliqué Kohler, c’est une boîte d’accès et de marketing média, grosso modo. Les gens viennent nous voir, on leur donne ce qu’ils veulent dans leur gamme de prix… télé, Internet, publipostage, tout ce qui va d’une campagne publicitaire intégrée en bonne et due forme à un type qui distribue des flyers à un coin de rue. Donc, ouais, Amanda a raison, je cherche à embaucher des gens qui ont certaines compétences. Si tu es opérationnel en CSS et en JavaScript, je peux te faire commencer la semaine prochaine.

— C’est incroyablement généreux, et tentant, mais comme je l’ai dit, je n’ai pas de permis de travail…

— Pour tout ce qui est juridique, j’ai quelqu’un qui peut accélérer la paperasse. Et je suis prêt à t’avancer ta paye jusqu’à ce que tu obtiennes ton autorisation. Tu veux parler salaire ? »

Il a cité des chiffres qui m’ont paru d’une générosité absurde. J’ai hoché la tête. « Oui mais bon… j’adorerais faire ça, si je n’étais pas plus ou moins…

— Il est nouveau, a coupé Amanda comme si c’était une explication.

— Il faudrait que je trouve un logement…

Lisa ! » a rugi Kohler. C’était quelqu’un d’un gabarit impressionnant. Avec une cage thoracique volumineuse. Il pouvait crier avec une puissance phénoménale. J’ai essayé de ne pas broncher. « Loretta ! Amanda, les Sœurs Sanglot sont en haut ? »

Lisa Wei est entrée avant qu’Amanda puisse répondre. « Pas si fort, Walter : je suis sûre qu’on t’entend jusqu’à Vancouver. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Un garçon à la rue. Un Tau sans attache.

— Vraiment ? » Lisa m’a pris la main en me couvant d’un regard maternel. Ou de ce que j’ai imaginé être un regard maternel. Je ne me souvenais plus très bien de ma propre mère. « Eh bien, il faut que tu viennes habiter chez nous ! Il y a deux chambres libres, tu n’as qu’à choisir celle que tu veux. Et dès ce soir, même, si tu ne sais pas où dormir.

— Mon bail court jusqu’à la fin du mois, mais…

— Alors tu peux emménager quand tu veux ! Bienvenue chez nous, Adam ! Je préviendrai Loretta que nous avons un nouveau pensionnaire. »

J’ai ensuite entendu Amanda rire de la tête que je faisais.

« On les appelle les Sœurs Sanglot parce que ça ne les gêne pas qu’on pleure sur leur épaule, m’a expliqué Amanda. N’aie pas l’impression de t’imposer : Lisa et Loretta adorent avoir de la compagnie. Du moins, de la compagnie tau. Je te reverrai peut-être la prochaine fois, du coup, Adam.

— Tu pars ?

— Je ne vais pas tarder, vu l’heure. Il faut que je dise au revoir à tout le monde. » Elle m’a serré dans ses bras avant de s’éloigner.

Mais ce n’était pas un problème. Un petit miracle avait eu lieu : d’une manière ou d’une autre, en quelques heures, j’avais intériorisé que j’étais en famille… non le modus vivendi complexe auquel étaient arrivées mes relations à Schuyler, mais dans un sens meilleur et plus authentique du mot famille. Et pendant encore quarante-cinq minutes, j’ai flâné dans l’assistance de plus en plus clairsemée, un sourire penaud et un peu stoned aux lèvres, engageant des conversations qui semblaient inévitablement commencer et se terminer au beau milieu d’une phrase. « Euphorie de bizut », comme l’a appelé quelqu’un. Très bien. Oui. Exactement.

J’ai brièvement revu Amanda Mehta au moment où elle quittait la maison. J’ai été consterné de la voir partir au bras de quelqu’un à qui on ne m’avait pas présenté. Un type imposant — et même énorme — à la tête rasée et au visage recouvert de tatouages noirs de style maori.

« C’est son copain ? » ai-je demandé à Lisa Wei qui était venue se placer à côté de moi et regardait la soirée se terminer comme une poupée à tête de pomme[4] un peu abîmée.

« C’est Trevor Holst. Le colocataire d’Amanda. »

Lisa a bien noté mon regard interrogateur, mais n’en a pas dit davantage. Amanda a salué tout le monde de la main tandis que la porte se refermait… mais j’ai décidé que son geste ne s’adressait qu’à moi.

« J’aurais dû la remercier, ai-je dit.

— Tu le feras la prochaine fois.

— Et toi aussi, d’ailleurs, j’aurais dû te remercier. Et Loretta. Et Walter. Pour… eh bien pour tout.

— Tu ferais pareil à notre place, a calmement répondu Lisa. Et tôt ou tard, tu le feras. »

4

La première grande tempête de l’hiver s’est annoncée un vendredi de décembre. Une dépression a tourné deux jours au-dessus de Toronto comme une meule, broyant les nuages en neige. Tout le week-end, ceux d’entre nous qui vivaient dans la maison, aidés par quelques camarades de tranche, se sont relayés pour déblayer l’allée. Lisa et Loretta avaient les moyens d’engager une entreprise de déneigement, mais nous ne voulions pas qu’elles payent pour une tâche à la portée de n’importe quel Tau valide. Le lundi matin, les rues étaient à peu près carrossables et j’ai pu aller travailler ; je suis revenu en fin de journée dans la lueur orange fade des lampadaires, couleur de flacon de médicaments et de dépression chronique.

Mais je n’étais pas déprimé, seulement fatigué. Assez pour ralentir le pas sur les quatre cents mètres entre la station de métro et la maison ; assez pour être, comme aimait dire Amanda, dans l’instant présent, sans penser à rien de particulier, en ne prêtant qu’une attention superficielle à la rue, aux trottoirs, aux quelques flocons de neige saupoudrés par un ciel bouché de nuages. Mon regard est passé sur les automobiles garées dans la rue, pour certaines encore recouvertes de burqas blanches après la tempête du week-end. C’est ainsi que j’ai remarqué une Toyota Venza arrêtée le long du trottoir à quelques pas de la maison. La fine couche de neige sur la carrosserie laissait penser qu’elle se trouvait là depuis plus d’une heure. Ses vitres étaient en bonne partie opaques de buée, mais celle-ci avait été essuyée sur les fenêtres latérales et sur le pare-brise. J’ai donc pu voir la silhouette de l’unique occupant : un homme en parka bleu marine qui s’est détourné dès qu’il s’est rendu compte que je le regardais.

La situation n’avait rien de très inhabituel, mais les ombres allongées des lampadaires lui donnaient une ambiance de film noir, un soupçon de mystère, au point qu’en arrivant dans la maison, j’en ai parlé à Lisa qui préparait dans la cuisine une paella de marisco si parfumée que j’ai regretté de n’avoir en stock pour mon propre dîner que des nouilles instantanées et de la salade en sachet. « Il y en a assez pour trois », a-t-elle dit, la télépathie de tranche opérant à sa sensibilité optimale, mais j’ai secoué la tête et lui ai demandé si elle connaissait quelqu’un qui conduisait une Venza verte.

Elle a posé sa cuiller sur le comptoir afin de me consacrer toute son attention. « Pourquoi tu poses la question ? »

Ce qui a suscité de la part de ma propre télépathie de tranche l’émission d’un bourdonnement d’avertissement. « Parce qu’il y en a une arrêtée dehors avec le moteur qui tourne et que le type au volant a l’air », j’ai essayé de le dire d’un ton léger, « sournois.

— Oh. Je vois. » Lisa a échangé un regard avec Loretta, qui venait d’arriver de la pièce voisine, le doigt entre les pages d’un livre cartonné.

« Quoi ? C’est quelqu’un que vous connaissez ?

— Adam, est-ce que tu aurais noté son immatriculation ?

— Non… pourquoi, j’aurais dû ? »

Comme deux oiseaux à plumes grises mais d’espèces différentes posés sur le même fil électrique, Lisa et Loretta se sont renfrognées au même moment. D’ordinaire la plus volubile, Lisa semblait peu disposée à s’expliquer. Loretta, qui n’ouvrait guère la bouche que lorsqu’il semblait urgent de dire un mot, a lâché : « Je vais appeler Trevor. Faut-il en parler à Mouse ?

— Peut-être pas, a répondu Lisa. Enfin, pas tant qu’on n’est pas sûres

— Sûres de quoi ? ai-je demandé. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Qu’est-ce que j’ai raté ?

— Je vais laisser Trevor t’expliquer », a dit Lisa.

J’avais appris quelques vérités fondamentales sur ce que signifiait être tau, depuis mon emménagement dans la maison de tranche trois mois et demi plus tôt. L’une de ces vérités étant que les Taus ne cancanent pas.

Pas beaucoup. Nous étions humains : nous parlions les uns des autres. Mais comparativement au temps que nous passions ensemble, j’entendais très peu de médisances… et aucune n’en était vraiment une. Nos frontières étaient très soigneusement respectées, en d’autres termes, ce qui expliquait pourquoi je ne savais pas grand-chose de Mouse, la femme qui vivait au sous-sol.

Lisa et Loretta hébergeaient à cette époque-là trois personnes, dont moi-même, toutes trois taus. Le propriétaire d’une librairie d’occasion, qui avait un certain âge et des revenus si irréguliers que certains mois, seule l’économie de loyer qu’il réalisait en logeant là lui permettait de manger à sa faim. Je l’aimais bien, mais nous n’étions pas particulièrement proches. Le troisième occupant était Mouse, une femme de peut-être trente ans. Je ne lui connaissais pas d’autre nom que celui-ci, qu’elle s’était donné elle-même.

Elle ne ressemblait pas pour autant à une souris et disait avoir choisi ce nom parce qu’elle était timide et préférait les espaces clos. (Elle avait choisi de loger au sous-sol plutôt que dans une des chambres plus confortables du deuxième étage.) Il était si évident qu’elle essayait de se sortir de graves problèmes personnels que j’avais bien pris soin de ne pas l’interroger à ce sujet. Je l’avais vue à plusieurs reprises en grande discussion avec Loretta, mais les deux femmes se taisaient en général à mon passage. Je n’avais rien à redire à ça : ce n’était vraiment pas mes affaires.

Ce ne l’était pas davantage ce soir-là. Pendant que Lisa téléphonait à Trevor Holst, je me suis attelé à la préparation de mon dîner. Si Lisa et Loretta se montraient généreuses en espace d’habitation, elles ne tenaient pas une pension de famille et, à part quelques repas communs prévus à l’avance, c’était à la fortune du pot et chacun pour soi. J’avais le droit à quelques centimètres carrés dans le grand réfrigérateur de la cuisine, mais j’épargnais pour m’en acheter un petit. Davantage de place pour mon palak paneer et mes sacs de congélation remplis de chili maison. Tout ce que j’ai entendu de la conversation de Lisa, c’était son ton inquiet.

Elle m’a tendu le téléphone alors que je prenais ma dernière bouchée de nouilles. « Parle à Trevor », m’a-t-elle enjoint.

En août, voir Trevor partir de la soirée de tranche avec Amanda m’avait conduit à les penser en couple. (J’avais alors ressenti une pointe de jalousie tellement injustifiable qu’elle m’avait tout de suite fait honte.)

Mais je me trompais sur la nature de leur relation. J’ai appris au cours de mon premier mois dans la tranche que a/ Amanda était tout aussi intéressée par moi que moi par elle et b/ Trevor n’était pas seulement son colocataire, mais son coloc gay. Trev lui-même s’était aperçu de mon accès de jalousie, qu’il avait trouvé merveilleusement drôle et que j’avais fini par réussir à trouver moi aussi amusant.

Ce qui n’était pas trop difficile, parce que j’appréciais Trev. J’appréciais bien entendu tout le monde dans la tranche, mais je ressentais un lien plus direct avec certains, dont il faisait partie. On ne se ressemblait pourtant pas beaucoup. Il travaillait la semaine comme coach sportif à son compte et le week-end comme videur dans une boîte de nuit sur Queen Street ; ses tatouages au visage, qu’il appelait kirituhi, exprimaient une ascendance maorie du côté maternel. En fait, on était si différents que notre amitié semblait presque surnaturelle, comme si chacun de nous s’était lié avec une créature de Narnia ou de la Terre du Milieu. À part être taus, nous n’avions guère en commun que notre amour pour Amanda Mehta.

J’ai donc pris le combiné. « Qu’est-ce qui se passe ? Ça concerne Mouse ?

— Ouais. Et on pourrait avoir besoin de ton aide. Tu es partant ?

— Évidemment. » Comment pourrais-je ne pas l’être ? Il n’avait pas vraiment besoin de poser la question, ni moi d’y répondre.

« Bon, alors, monte le téléphone dans la chambre du premier côté rue. »

Celle de Lisa et de Loretta. « Pourquoi ?

— C’est plutôt urgent, alors fais-le, je t’expliquerai au fur et à mesure. »

Je me suis dépêché de monter.

La chambre de Lisa et de Loretta était une grotte sombre à l’épaisse moquette et aux tentures en coton égyptien dominée par un lit à baldaquin en chêne. La fenêtre côté rue était aussi ancienne que la maison, à simple vitrage et recouverte de givre. Elle laissait entrer les courants d’air, mais les deux femmes ne l’avaient jamais fait remplacer par quelque chose de plus moderne… sans doute, les nuits d’hiver, préféraient-elles se blottir sous l’édredon.

« Tu vois la rue ? »

De la manche, j’ai essuyé une partie de la dentelle de givre. « Ouaip.

— La voiture est encore là ? »

La Venza se trouvait toujours sous le lampadaire.

« Envoie-moi une photo. »

Trev aimait se moquer de mon smartphone Samsung dépassé, mais c’était un appareil assez performant pour prendre un cliché lisible de la rue, même par une sombre soirée d’hiver.

« Mmh. Je suis pratiquement certain que c’est la sienne…, a-t-il dit.

— La sienne à qui ?

— À un certain Bobby Botero, avec qui il faut que j’aie une petite conversation. »

Je me suis assis au bord du lit pour écouter Trev me raconter l’histoire de Bobby et de Mouse.

Quand elle avait fait sa connaissance, Mouse travaillait aux ressources humaines du ministère du Travail ontarien. Ses parents étaient morts l’année précédente à six semaines d’intervalle et son seul autre parent proche — sa sœur aînée — habitait Calgary, à plus de mille cinq cents kilomètres de là. Mal à l’aise en présence d’inconnus et ne se liant pas facilement, Mouse menait une existence bien évidemment solitaire. D’où son recours au hasard numérique d’eHarmony, un service de rencontres en ligne qui ne lui avait sorti que des mauvais numéros jusqu’à ce qu’il la mette entre les mains de Bobby Botero.

Botero impressionna Mouse le premier soir en commandant de la salade de homard froid et de l’aïoli au yuzu dans un restaurant appelé Auberge des Pêches. Il était tout ce que les précédents rendez-vous de Mouse n’avaient pas été : grand, sûr de lui, soigné de sa personne. S’il fut si bien reçu à l’Auberge des Pêches, c’était parce qu’il dirigeait la principale entreprise de fournitures pour restaurants de la ville : les assiettes dans lesquelles ils mangèrent leur ganache au chocolat et leur croustade aux pommes[5] sortaient d’un entrepôt de Bobby situé dans les quartiers est. De toute évidence, c’était quelqu’un qui savait ce qu’il faisait.

Et ce qu’il faisait, c’était la séduire pour qu’elle l’épouse au plus vite. Ce n’est qu’après six mois d’une cour énergique et un échange de vœux auquel pas grand monde n’assista que Mouse commença à percevoir la présence d’un Bobby Botero plus sombre, plus authentique, plus véritable. Bobby s’avéra aimer tout contrôler. Quand il partait dans ses bureaux de Danforth Avenue, Mouse devait l’y appeler au moins deux fois par jour pour lui dire où elle était. Il finit par la convaincre de démissionner du ministère du Travail pour travailler comme secrétaire chez Botero Food Service Supplies, où elle préparait et archivait les factures à portée de voix du bureau de Bobby. Peu après, il licencia un comptable qui se montrait « trop amical » avec elle, ainsi qu’il qualifia ce que Mouse avait perçu comme un flirt inoffensif. Bobby n’avait aucune vie sociale et Mouse se mit à soupçonner qu’elle-même n’aurait jamais de véritables amis… à moins de compter Bobby comme tel, ce qui était de moins en moins le cas.

« Il va falloir que tu empruntes la voiture de Lisa, m’a indiqué Trev au téléphone. Toi et moi, on va coincer la bagnole de Bobby pour l’empêcher de partir. Ensuite, je lui dirai deux mots.

— Euh, attends, ai-je répondu, la situation me paraissant de plus en plus inquiétante.

— Allez, en voiture. »

Le mariage de Mouse dura le temps que mirent quelques secrets de Bobby à faire surface. Un discret coup de téléphone de Caprice, une tante de Bobby, apprit à Mouse l’existence non pas d’une, mais de deux ex-épouses, toutes deux ayant à un moment ou à un autre obtenu d’un tribunal qu’il interdise à Bobby de les approcher, et racontant toutes deux, quand Mouse finit par les contacter, à peu près la même histoire : de la jalousie injustifiée et une surveillance étroite se transformant en agression verbale et physique. Mouse vit son avenir s’assombrir à la vitesse d’un missile intercontinental.

Et il y avait l’entreprise de Bobby, Botero Food Service Supplies, qui donnait toutes les apparences d’une excellente santé : un flot régulier de biens s’écoulait de son entrepôt tandis que les factures étaient réglées rubis sur l’ongle. Mais de son poste à la comptabilité, Mouse avait l’impression que quelque chose… eh bien, que quelque chose n’était pas normal.

« Parce que la boîte n’avait pas que des activités légales, m’a expliqué Trev tandis que j’enfilais une veste et empruntais à Lisa les clés de son Accord vieille de cinq ans. Botero s’en sert pour blanchir de l’argent de types du coin qui s’occupent de voitures volées et sont liés à la ’Ndrangheta… la mafia calabraise.

— Mouse s’en est aperçue ?

— Elle a remarqué quelques irrégularités dans les factures, mais a déniché des preuves irréfutables dans le bureau de Botero un après-midi qu’il était sorti discuter avec un chargé des achats. Et ce n’est pas tout. »

Voici ce que j’ai appris entre la porte de derrière et la remise-garage dans laquelle l’Accord de Lisa et l’antédiluvienne Volvo de Loretta broyaient du noir dans le silence de l’hiver :

Mouse avait demandé le divorce. Bobby refusa et la menaça d’une sévère correction, ou pire, si elle ne faisait même que croiser le regard d’un avocat. Il lui expliqua qu’il disposait lui-même d’excellents conseillers juridiques et que si elle tenait à lancer la procédure, elle n’en sortirait qu’avec un vide douloureux à l’endroit auparavant occupé par son amour-propre. Et, insista-t-il, il l’aimait et voulait l’empêcher de commettre une terrible erreur.

Mouse baissa la tête et l’approuva docilement. Le lendemain, elle cessa le travail à midi, rentra prendre quelques objets de première nécessité et s’installa dans un motel sur Queensway. Elle vida un compte en banque dont elle n’avait jamais mentionné l’existence à Bobby et mit au clou les rares bijoux en or et en argent hérités de sa mère.

Au cours des six mois qui suivirent, elle parvint à se trouver un nouveau travail de bureau, à emménager dans un appartement au sous-sol d’une maison mitoyenne pas très éloignée du centre, à humaniser ce logement avec une sélection de meubles d’occasion sympas et à épargner la plus grande partie possible de sa paye. Dès qu’elle eut des réserves financières, elle fit deux autres choses : elle consulta un avocat spécialisé en divorce et passa l’évaluation des Affinités.

Elle fut bientôt une Tau attitrée avec une demande de divorce qui suivait son cours. Malgré ses excellents avocats, Bobby n’avait guère de marge de manœuvre légale : il finit par renoncer à contester la procédure. Mouse n’avait apporté que très peu de biens personnels dans le mariage et ne voulait rien de Bobby, ce qui facilita les choses.

« T’es en voiture ?

— Oui, mais Trev…

— Parfait. Je te préviens quand j’arrive au coin de la rue, tu sortiras du garage à ce moment-là. Approche de la bagnole de Botero par-derrière et gare-toi contre son pare-chocs. Je serai juste derrière toi, je le bloquerai par-devant.

— Et ensuite ?

— Lui et moi aurons une petite discussion. Rien de plus. »

Mouse, bien que timide de nature, s’épanouit dans sa tranche tau. Elle s’était presque convaincue que son mauvais mariage appartenait au passé quand elle commença à recevoir des enveloppes sans adresse d’expéditeur. Parfois, elles ne contenaient que de brefs messages manuscrits. PUTE revenait souvent, tout comme GROSSE SALOPE DÉGUEULASSE. Parfois, elles renfermaient des photographies de Mouse prises à son insu : Mouse qui rentrait chez elle en robe d’été jaune après sa journée de travail, Mouse sur son trente et un pour une fête de tranche, Mouse qui ne tenait pas en place dans la file d’attente devant les toilettes d’un cinéma torontois.

Les preuves que ces menaces provenaient de Bobby Botero étaient insuffisantes pour que la police s’en mêle, et son avocat eut beau demander une interdiction d’approcher générique, Mouse ne fut pas convaincue que cela changerait le comportement de son ex-mari. Il lui en voulait manifestement beaucoup et elle le savait capable de manigancer des actes de vengeance auxquels elle ne pourrait pas échapper.

Elle déménagea à l’autre bout de la ville, ce qui la transféra dans notre tranche. Elle demanda et obtint du bureau du ministère qui l’employait un poste plus proche du centre-ville. Elle investit dans des serrures de qualité industrielle pour ses portes et fenêtres et prit des cours gratuits de taekwondo à la maison de quartier. Et quand, malgré ces précautions, elle recommença à recevoir des lettres (SALOPE, PUTE, ORDURE), elle accepta l’invitation de Lisa et de Loretta à s’installer dans leur demeure de Rosedale, où elle ne serait pas seule.

« Et voilà qu’il montre de nouveau le bout de son nez.

— Exact, a répondu Trev. Sauf que c’est différent, cette fois.

— Comment ça ?

— Cette fois, Mouse a des amis pour l’aider. Nous, plus tous les membres de son ancienne tranche, plus tous les Taus du coin avec qui on a été en relation un jour ou l’autre.

— L’union fait la force.

— Oui, mais aussi l’expérience, les compétences, les gens qu’on connaît.

— Même comme ça, tu crois vraiment que c’est une bonne idée d’aller contrarier un type lié à la mafia ?

— Eh bien, c’est là que ça devient intéressant. Comme je te l’ai dit, Mouse a des amis dans deux tranches taus et ici, à Toronto, le réseau tau est plutôt étendu. Il y a par exemple une femme, une Tau, qui vit à Scarborough et bosse pour un service d’entretien appelé Daily Maid. Dont Botero est client depuis qu’il a rompu avec Mouse. Du coup, on a réussi à obtenir des copies des disques de sauvegarde des ordinateurs que Botero a chez lui. Et on trouve là-dedans des états financiers très mal cryptés montrant que Botero gonfle certaines dépenses et détourne une partie du cash qu’il blanchit pour ses copains mafieux. Il planque ça sous des “frais d’opération”, mais c’est un détournement caractérisé. Ce qui nous donne un moyen de pression.

— Tu envisages malgré tout de défier quelqu’un qui a de l’argent, des amis dangereux et une personnalité, euh, manifestement instable…

— Je ne l’envisage pas, je le fais. Du moins, je vais le faire dans une minute. Sors du garage, Adam. »

Nous ne pouvons pas vivre en ayant sans cesse peur de ce type, m’a dit Trevor à un moment donné durant notre conversation, et j’ai pensé : Nous ? Mais il avait raison. Mouse était tau, et une Tau effrayée était une de trop.

L’Accord est passée en mode antiblocage quand je suis sorti de l’allée sur la rue luisante de neige. Botero était toujours parqué au même endroit. Sans doute attendait-il le retour de Mouse, soit pour compléter son opération de reconnaissance, soit pour effrayer son ex-femme en lui faisant connaître sa présence. Quand je me suis garé juste derrière lui, la grille de radiateur de l’Accord frôlant son pare-chocs, il m’a jeté un coup d’œil hargneux dans son rétroviseur. Ses feux stop se sont allumés lorsqu’il a démarré la Venza et passé une vitesse.

Mais la Subaru de Trev est arrivée à toute allure, lui coupant le passage, l’empêchant de partir. Les feux stop de la Venza se sont éteints. Un instant plus tard, Botero a ouvert la portière côté conducteur.

C’était un grand type mince. Il est sorti de voiture comme la lame d’un cran d’arrêt. Il portait un jean passé et un anorak Canada Goose sur une chemise de bûcheron : un look d’ouvrier qui a fait son chemin. Il avait la mâchoire saillante, la bouche tordue en une impeccable courbe en cloche.

Trevor est descendu au même moment de sa Subaru. Il n’était pas aussi grand que Botero, mais il avait un torse plus large, des bras épais et de l’assurance.

« Il faut que vous libériez le passage, a dit Botero.

— Avec plaisir, a répondu Trevor. Dès que nous aurons parlé de Mouse.

— Je ne connais personne de ce nom.

— Je crois que si. Je crois que vous connaissez beaucoup de monde. Comme Jimmy Bianchi, non ? Et Carl Giordano ? »

Ces noms ne me disaient rien, mais ce devait être les contacts de Botero dans la mafia. La respiration de Botero a sifflé dans l’air glacé comme de la vapeur s’échappant d’un radiateur défectueux. « Si vous connaissez ces noms, vous savez que vous n’êtes pas de taille.

— Si vous continuez à importuner Mouse, il y aura des conséquences.

— Et si vous continuez à m’emmerder moi, il y en aura sûrement, des putains de conséquences. Vous faites partie du club dont elle est devenue membre, c’est ça ? La Ligue des Losers ou je ne sais quoi. Vous pensez vraiment que ça vous donne le droit de vous dresser entre un homme et sa femme ?

— Je ne voudrais pas devoir aller trouver M. Giordano à ce sujet.

— Oh, c’est ça votre menace ? Me cafter ? Comme si Bianchi ou Giordano avaient quelque chose à foutre de ce que je fais concernant ma famille.

— Ils pourraient ne pas se foutre des cinq mille dollars que vous leur piquez tous les six mois. »

Botero s’est plutôt bien débrouillé pour dissimuler sa surprise, mais l’espèce de hoquet qui lui a bloqué la gorge était révélateur.

Pris par leur échange, ni Trevor ni lui n’ont vu ce que j’ai vu : une voiture de police venait de tourner dans la rue et approchait posément à faible allure.

« Je n’ai pas la moindre idée de ce dont vous parlez. Et si vous allez raconter ces conneries à Giordano ou à n’importe qui, attendez-vous à vous retrouver dans une merde sans fond.

— Vous avez juste à ne plus approcher de Mouse. À oublier qu’elle existe. Faites ça et Giordano n’entendra jamais parler de moi. Et surtout, il ne verra pas une copie de cette feuille de calcul Excel que vous avez sur votre Mac, celle avec toutes vos annotations. Dix mille dollars par an pendant quoi, sept ans, maintenant ? Huit ? »

La voiture de patrouille s’est arrêtée à hauteur de la Venza. Un flic dont le visage respirait l’ennui a descendu sa vitre. « Un problème ? »

Botero s’efforçait toujours de retrouver son sang-froid. « Aucun, non, a répondu Trevor.

— Vous ne pouvez pas vous garer ici, vous savez. Pas comme ça.

— Je partais. » Trev s’est dirigé vers sa Subaru.

« Et vous, a continué le flic, vous bloquez une bouche d’incendie. Circulez, monsieur Botero. »

Botero a une nouvelle fois écarquillé les yeux. « Hein ? Je vous connais ?

— Non, monsieur, pas personnellement. Circulez, s’il vous plaît. Et passez le bonjour à Carl Giordano, à l’occasion. »

Avertie par Lisa de la présence de Botero, Mouse était allée dîner dans un restaurant du centre-ville en attendant que la voie soit libre.

Trev et moi étions dans le salon quand elle est rentrée. Elle ne nous a pas remerciés. Ce n’était pas nécessaire. Elle s’est hissée sur la pointe des pieds pour nous déposer solennellement à chacun un baiser sur la joue.

J’ai revu le flic quelques jours plus tard, à une fête de Noël multitranches. Il s’appelait Dave Santos et il appartenait à une tranche de North York. C’est Lisa qui lui avait demandé de venir épauler Trevor. Nous nous sommes serré la main en souriant. Il n’avait pas besoin de mes remerciements, pas davantage que je n’avais besoin de ceux de Mouse. C’était un truc de Taus.

5

Fin février, après un long déclin et sans que cela surprenne quiconque, mamie Fisk est morte.

Aaron m’a appelé pour m’apprendre la nouvelle. (Je n’avais plus parlé à Jenny Symanski depuis quelques jours après la Noël, quand je l’avais informée avec le plus de tact possible que j’allais m’installer avec Amanda Mehta.) « Les obsèques auront lieu mercredi, m’a dit mon frère. Si tu veux y assister.

— Évidemment que je viens. On peut être là mardi après-midi.

— On ?

— Amanda et moi.

— Tu comptes amener ta copine ?

— Pourquoi, je ne devrais pas ? »

Il a soupiré. « Fais à ta guise, Adam. Comme toujours. »

Nous sommes donc partis à Schuyler où nous avons pris une chambre au Motel 6. Nous aurions pu loger dans la demeure familiale, mais maman Laura n’aurait pas accepté qu’on partage une chambre et je voulais éviter d’exposer Amanda à l’attention de mon père davantage qu’il n’était strictement nécessaire. Impossible toutefois d’échapper au dîner là-bas la veille de la cérémonie.

La famille s’est montrée polie et Amanda s’est ingéniée à faire preuve de courtoisie. « Toutes mes condoléances » ont été les premiers mots qu’elle a prononcés à l’intérieur, avant même que nous ayons enlevé nos manteaux. Maman Laura l’a prise dans ses bras, Aaron lui a serré la main et Geddy, pourtant mal à l’aise en présence d’inconnus, lui a adressé un sourire forcé assorti d’un « Bonjour, ravi de faire votre connaissance » qui ne semblait pas avoir été répété. De l’autre bout de la pièce, mon père l’a saluée d’un signe de tête plutôt sec, premier indice d’éventuels ennuis à venir.

Nous nous sommes installés pour dîner. Maman Laura avait cuisiné un jambon de la taille d’une cuisse de dinosaure, avec en accompagnement des petits pois et des patates douces confites : de la nourriture pour contrecarrer le vent glacé qui faisait crisser les branches du saule sur les meneaux de la fenêtre du salon. Nous avons prudemment fait la conversation. Aaron a parlé de sa collaboration avec le parti républicain du comté. Moi, de mon travail chez Kohler Media, celui qui m’avait sauvé de Schuyler, même si je ne l’ai pas décrit de cette manière. Nous avons tous discuté de ce qui faisait la une des médias depuis deux jours : les explosions à Riyadh et Jeddah, la mine ou le missile qui avait coulé un pétrolier Sinopec éventré dans le détroit d’Ormuz. Le prix de l’essence grimpait déjà en flèche et on voyait des files d’attente devant certaines stations-service : aurais-je des problèmes pour rentrer ? (J’ai répondu que je me débrouillerais.)

Mon père a gardé le silence pendant la plupart de ces échanges, mais en posant à plusieurs reprises un long regard froid sur Amanda. « C’est votre secteur, le golfe Persique, non ? »

Amanda a souri. « Non, pas vraiment.

— Ah bon ? Mais oui, c’est vrai : vous êtes indienne. Indienne d’Inde, pas vrai ?

— En fait, je suis née à Bramalea.

— Ça se trouve dans quelle partie de l’Inde ?

— C’est une banlieue de Toronto. Mais mon grand-père venait de Gujarât.

— Qui est une banlieue d’où ?

— Qui est un État dans l’ouest de l’Inde. »

Le grand-père d’Amanda avait immigré dans les années 1960 et épousé une Canadienne. Son père l’avait élevée de manière laïque, même si la famille continuait à célébrer certaines fêtes hindoues : j’avais aidé à allumer des bougies pour Divâlî. Mon propre père jouait son rôle de réac en espérant sans doute attirer Amanda dans une discussion qui lui donnerait l’air irritante ou condescendante. Son racisme était sélectif : il faisait affaire avec des grossistes indiens et avait à l’occasion invité à dîner un représentant appelé Banerjee. « Papa est allé en Inde, ai-je dit. Ce salon professionnel, c’était en quoi, 2009 ?

— 2010, a répondu posément mon père sans quitter Amanda des yeux.

— Mumbai, non ?

— Si je me souviens bien. »

Le sourire d’Amanda ne pouvait être aussi sincère qu’il en avait l’air. « Et comment avez-vous trouvé Mumbai, monsieur Fisk ?

— C’était à l’extérieur de l’aéroport. » Il s’est un peu détendu et a ajouté : « Étouffant. Bondé. Circulation horrible.

— Je n’y suis jamais allée. J’aimerais bien, un jour. »

Maman Laura a interrogé Amanda sur sa famille et a eu droit à la version courte : son père était architecte et proche de la retraite, mais continuait à faire de la conception et de la consultation pour une firme de Toronto. Sa mère travaillait comme ingénieur dans une compagnie forestière. Son frère aîné, médecin, vivait à Vancouver. J’avais souvent été invité dans la maison familiale à Bramalea, où j’avais été reçu avec une gentillesse à côté de laquelle l’attitude de mon père paraissait encore plus exaspérante.

« Et vous ? a demandé maman Laura. Adam nous dit que vous travaillez dans une sorte de restaurant ?

— Un café végétarien », a répondu Amanda, ce qui a fait sourire Aaron et réprimer un pouffement moqueur à mon père.

Elle avait pris ce boulot quand elle avait abandonné ses études à l’université de Toronto. Elle avait suivi des cours de préparation au droit parce que sa famille y tenait, excellait dans les recherches, mais détestait les perspectives de carrière. Elle aimait dire qu’elle s’éduquait par Tau : elle en avait appris davantage en deux ou trois réunions de tranche qu’en six mois d’université. Tau lui trouverait un emploi, répétait-elle. Et c’était peut-être vrai. Un de nos camarades de tranche, Damian Levay, essayait de mettre en place un fonds de placement cent pour cent tau et elle voulait absolument travailler avec lui. Je ne pensais pas qu’elle continuerait très longtemps à servir du chou frisé et de la spiruline.

« Et vous avez rencontré Adam par l’intermédiaire de ce, euh, groupe d’intérêt ?

— Groupe d’Affinité, oui.

— Les gens disent que c’est, vous savez…

— Ce que disent les gens ne m’atteint pas.

— … une secte, a terminé maman Laura dans un chuchotement contrit.

— Ce n’est pas une secte. Il n’y a ni doctrine, ni credo, ni gourou. Rien à quoi nous devons croire ou faire serment d’allégeance.

— Mais ce n’est pas gratuit, il me semble ? a demandé mon père.

— Il faut payer l’évaluation, plus une cotisation annuelle.

— Comme une secte, puisque ça sépare des familles, aussi.

— Je ne crois pas que ce soit le cas, monsieur Fisk. »

Amanda a posé sa main sur mon genou pour me faire comprendre qu’elle ne se laissait pas décontenancer.

« Eh bien, a-t-il dit, je ne sais que ce que j’entends dire. Par exemple que les gens deviennent très loyaux à ces groupes d’Affinités.

— C’est vrai, a répondu Amanda. Mais pas pour une mauvaise raison. L’explication est que vous avez affaire à un groupe de gens à qui vous pouvez faire confiance et qui vous font confiance.

— Rien de plus ?

— Pour le présenter autrement : tout ce que font les êtres humains — du moins, tout ce qu’ils font de valable — dépend de la coopération. Aucune autre espèce n’est plus douée que nous pour ça. Mais il est très facile de faire capoter la coopération. Les gens mentent, trichent, se comprennent de travers. Si bien que nous apprenons la méfiance et la défiance. Chat échaudé craint l’eau froide, pas vrai ?

— Ça se produit assez souvent dans les affaires.

— Bien sûr. Ça arrive à tout le monde, et ça vous ralentit, ça vous bouffe du temps et de l’argent, ça vous rend cynique.

— Ce n’est rien d’autre que la nature humaine, mademoiselle Mehta.

— Mais dans un groupe d’Affinité, cette logique ne s’applique pas. On n’y a pas besoin de surveiller ses arrières. Les gens vous y apprécient, pour des raisons rationnelles. Un groupe d’Affinité est un endroit où…

— … où tout le monde sait comment tu t’appelles ? » l’a interrompue Geddy. Avant d’enchaîner avec sa propre et clownesque interprétation du thème de Cheers[6].

Amanda lui a rendu son sourire. « Ouais, voilà, a-t-elle répondu en riant. Sauf que c’est la vraie vie.

— Ça ne remplace pas la famille, a jugé mon père en regardant ostensiblement dans ma direction.

— Certaines personnes de notre tranche viennent de familles plutôt désagréables, monsieur Fisk. Certaines ont besoin de la remplacer.

— On vous semble si terribles que ça ?

— Je ne voulais pas parler de cette famille. C’est bien une tarte aux myrtilles, madame Fisk ?

— Aux mûres de Boysen, a répondu maman Laura, rayonnante.

— Ça a l’air délicieux.

— Vous êtes un ange. Je pense que nous allons être prêts pour le dessert et le café, maintenant que vous le dites.

— Dessert », a approuvé Geddy avec un hochement de tête.

Après le repas, nous sommes passés au salon. Et la discussion a surtout tourné autour de mamie Fisk. Nous avons raconté nos anecdotes préférées à son sujet et partagé la douloureuse affaire de la regretter. Amanda n’avait rien à apporter à cette conversation, mais l’a écoutée attentivement et a passé son bras autour des épaules de maman Laura quand celle-ci s’est mise à pleurer.

Gêné par cet étalage d’émotions, Geddy s’est assez vite excusé pour monter dans sa chambre. Un peu plus tard nous est parvenu par l’escalier un sonore mugissement de cuivre qui m’a fait penser au cri des oies sauvages pendant leur migration automnale. « Oh, mon Dieu, le saxo de Geddy, a dit maman Laura. Il est bien trop tard pour qu’il le travaille.

— Geddy s’est mis à un instrument ?

— Pour l’orchestre de l’école, oui. Et pas seulement à un instrument ! Il a descendu du grenier le vieux tourne-disque de mamie Fisk et il l’a installé dans sa chambre. Il a aussi récupéré quelque chose comme une centaine de ses vieux disques poussiéreux. »

L’heure de partir approchait, aussi suis-je allé retrouver mon demi-frère pour lui dire au revoir et en apprendre davantage sur ce tout nouveau centre d’intérêt. Ses enthousiasmes avaient tendance à monopoliser sa conversation et la majeure partie de ses pensées, et quand il m’a ouvert sa porte, j’ai vu que cette fois-là ne faisait pas exception. Le tourne-disque quinquagénaire de mamie Fisk occupait la plus grande partie de l’espace libre sur son bureau. Les haut-parleurs à grille en tissu étaient placés au pied de son lit, et la collection de disques grand-maternelle (principalement constituée de vieux enregistrements de jazz, de folk et de rock) était étalée sur le parquet sous la fenêtre.

Geddy a posé son saxophone et m’a fait signe d’entrer. Il m’a parlé de son instrument — un alto Yamaha acheté d’occasion chez le seul prêteur sur gages de Schuyler — et de la musique qu’il écoutait. Oublié, My Chemical Romance, il ne parlait plus que de cuivres et d’anches. Son saxophoniste préféré était Paul Desmond. (« À cause de son timbre. Il joue une note vraiment pure. Très peu de vibrato. Il n’enjolive pas la note. Je veux apprendre à jouer pur comme ça. ») La difficulté de l’instrument l’intimidait, mais il m’a joué une gamme et j’ai cru percevoir le but qu’il voulait atteindre. Des années plus tard, j’admirerais son talent, mais ce que j’ai entendu ce soir-là relevait davantage de l’ambition que de la compétence.

Il a grimacé quand un do aigu a fait un couac. « Je débute juste.

— Ouais, mais je vois bien que tu t’améliores. »

Il m’a adressé un petit sourire pour dire à la fois qu’il me remerciait du compliment et que je ne pouvais pas savoir de quoi je parlais.

« J’imagine que tout ça, c’est un autre moyen de ne pas oublier mamie Fisk. »

Il y a réfléchi. « Possible.

— Il risque d’y avoir des larmes, demain, aux obsèques. Ça ira pour toi ? »

Il a haussé les épaules.

« Je serai là, si tu as besoin de moi.

— Amanda est chouette, a dit Geddy.

— Merci.

— C’est vrai, ce qu’elle a dit sur les groupes d’Affinités ?

— Ouais, je crois.

— J’entrerai peut-être dans un groupe comme ça. Quand je serai plus grand. »

J’ignorais s’il existait une Affinité à laquelle il correspondait, mais je l’espérais.

Le lendemain matin, Aaron m’a conduit à une réunion préparatoire aux obsèques pour la famille. J’étais un des porteurs du cercueil et un diacre de l’église méthodiste a expliqué ce qu’on attendait de nous : comment soutenir le poids du cercueil, à quel endroit attendrait le corbillard. Après ce briefing, Aaron m’a reconduit au motel afin que je puisse emmener Amanda à la cérémonie. Et il a profité de ce que nous étions seuls dans la voiture pour parler de Jenny Symanski : dix minutes intenses de comment-as-tu-pu-faire-ça et d’elle-mérite-mieux.

« C’est vrai, elle est censée faire quoi, maintenant ? Une jolie fille comme elle, intelligente mais qui n’est pas allée à l’université, parents tous deux alcooliques, entreprise familiale qui dépérit dans cette économie merdique, et pas la moindre perspective de mariage parce que, depuis qu’elle est adulte, elle n’a presque jamais cessé d’attendre qu’il te vienne les couilles de la demander en mariage. Elle est censée faire quoi, bordel ? »

Je n’avais pas de réponse.

Jenny a assisté aux obsèques, bien entendu.

J’avais une place au premier rang, avec la famille proche, dans une église remplie d’associés de mon père et de ses copains du comité local du parti républicain. L’atmosphère était humide à cause de la neige fondue qui dégoulinait des bottes et des chaussures en formant des flaques sur le plancher en chêne. Le psaume 23, un hymne, l’éloge funèbre, une bénédiction, et je n’ai pu m’empêcher de me demander ce que mamie Fisk aurait pensé de tout cela. (« Je ne sais pas où on va une fois mort, m’avait-elle confié un jour. Je ne crois pas qu’on aille où que ce soit, à part dans sa tombe. ») Après les obsèques, nous sommes remontés en voiture pour suivre le fourgon mortuaire jusqu’au grand cimetière laïque de Schuyler, où une machine avait pratiqué une excavation parfaitement rectangulaire dans le sol gelé. C’était une journée grise de fin d’hiver avec un vent humide porteur de quelques flocons. Debout en silence près de la tombe, nous avons assisté à la mise en terre du cercueil. Heureux les morts. Ils se reposent de leurs travaux. Appuyée à l’épaule de mon père, maman Laura pleurait doucement. Mon père restait quant à lui immobile, ses traits d’une rigidité de statue parvenant à exprimer à la fois le deuil et la colère. Geddy, tête baissée, faisait sans doute comme s’il était ailleurs.

Jenny se tenait à l’autre bout de la tombe avec ses parents. Sa mère était sortie, mais sans doute pas entièrement ni pour longtemps, de son immersion alcoolique. Son père, vêtu d’un costume qui devait avoir dix ou quinze ans, a contemplé ses pieds pendant que nous récitions le Notre Père. Ils encadraient Jenny, qui fuyait mon regard… ou peut-être ne voulait-elle pas voir Amanda à mes côtés.

Le pasteur a terminé en nous enjoignant d’aller dans la paix de Dieu et nous sommes passés dans la salle de réception, où nous attendaient des mini-sandwiches et du Kool-Aid dans des gobelets en carton. J’ai voulu aller voir Jenny, mais ses parents, bouche pincée et visage en sueur, l’ont prise par le bras pour l’éloigner.

Elle m’a jeté un coup d’œil par-dessus son épaule avec une expression indéchiffrable.

Ce que je voulais lui dire, c’était :

Comme toi, Jenny, je me suis toujours imaginé qu’il devait y avoir une place pour moi dans le monde. Tu sais de quoi je parle. Tu marches dans la rue par une nuit d’hiver si froide que tes pas sur le trottoir plein de neige font un bruit de verre pilé, de la lumière jaune s’échappe des fenêtres des maisons inconnues et tu surprends un moment d’une banalité exquise — une petite fille qui met la table, une femme qui fait la vaisselle, un homme qui tourne les pages d’un journal ; il te vient alors l’idée qu’en franchissant la porte d’entrée de cette maison, tu pourrais avoir une existence flambant neuve, les gens à l’intérieur te reconnaîtraient et te feraient bon accueil, tu t’apercevrais que tu connaissais depuis toujours cet endroit et que tu n’en étais jamais vraiment parti. Comme ce dont on a parlé un jour sur Birch Street, tu te souviens ? Le soir de la grosse tempête de neige, quand on rentrait à pied dans le noir après la répétition d’orchestre.

Il se trouve, Jenny, qu’il existe bel et bien une porte de ce genre. Il existe bel et bien une maison pleine de voix aimables et généreuses. Cette maison existe et j’ai eu la chance de la trouver. C’est pour ça que je ne peux pas rentrer t’épouser.

Je sais bien que tu penses que ce sont des conneries et que je me suis laissé avoir par un boniment commercial, que j’ai tout gobé et suis entré dans une secte. Tu crois que je me suis donné à Tau de la manière dont certains se donnent à la scientologie, au mormonisme ou au parti communiste. Mais Tau n’est pas comme ça.

C’est une fenêtre déversant de la lumière dans une nuit froide, Jenny. C’est un abri dans la tempête. C’est tout ce dont nous avions envie depuis la prison de notre solitude. C’est ce que, sans y réussir, nous avons essayé de trouver dans les bras l’un de l’autre.

Voilà les mots que je n’ai pas pu lui dire.

La réception a duré une heure, pendant laquelle mon père a circulé dans la foule, saluant des relations d’affaires, leur serrant la main ainsi qu’à leurs conjoints et enfants. Ce n’est qu’au moment où nous sommes sortis dans une nouvelle bourrasque de neige mouillée qu’il s’est laissé aller à son chagrin.

Vu son stoïcisme et son furieux repli sur lui-même, les signes n’étaient pas flagrants. Mais je l’ai vu se retourner pour regarder le cimetière, où la tombe de mamie Fisk était désormais invisible au milieu des rangées de morts de Schuyler ; je l’ai vu bouger les lèvres comme s’il disait quelque chose, se passer la paume des mains sur les yeux. Mon père parlait si rarement de son enfance qu’on avait beaucoup de mal à imaginer qu’il en avait eu une… c’était pourtant le cas, et mamie Fisk en avait été le cœur. Il venait d’enterrer sa mère, et avec elle une petite partie de lui-même.

Nous sommes retournés à nos automobiles. Après avoir aidé Amanda à s’installer sur le siège passager, je me suis rapproché de mon père, resté debout dans le froid. Notre famille n’était guère portée sur les contacts physiques — mamie Fisk et maman Laura avaient été les seules à serrer l’un ou l’autre d’entre nous dans leurs bras —, mais j’ai été poussé à poser ma main sur son bras. J’ai senti la densité noueuse du muscle sous son manteau d’hiver. Mon père dégageait une odeur d’une émouvante familiarité : son après-rasage habituel, le cirage noir et gras dont il tamponnait ses chaussures. La neige fondue lui avait emmêlé les cheveux sur le crâne.

Il m’a regardé avec surprise avant de repousser ma main. « Je n’ai pas besoin de ta compassion. Et je n’en veux pas. Rentre plutôt avec ta copine arabe là où tu dis être chez toi. »

Nous sommes donc partis de Schuyler tard ce soir-là après que j’ai pris congé de maman Laura, de Geddy et d’Aaron. La neige rendait les routes glissantes et on voyait des files d’attente dans toutes les stations-service ouvertes, mais nous avons réussi à faire le plein dans un relais routier sur l’I-90. « La folie du monde, a dit Amanda au moment où nous nous réinsérions sur l’autoroute. Tu connais ? »

Les nations en guerre, les politiques paranoïaques, ma putain de famille. Un peu que je connaissais.

« Avant d’être tau, m’a-t-elle raconté, ça me paraissait tout bonnement accablant. Saluer le drapeau. Prier Dieu. Honorer son père et sa mère. Ces grandes abstractions… Dieu, la patrie, la famille. Ils avaient du pouvoir sur moi, comme s’ils étaient réels et importants. Sauf qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre. Ce ne sont que des mots dont les gens se servent pour te contrôler. C’est des conneries. Je n’ai pas besoin d’une famille, d’un pays ou d’une Église. J’ai ma tranche.

— Nous nous avons l’un l’autre.

— Nous avons davantage que l’un l’autre. Nous avons Tau. Si bien qu’on peut admettre sans problème que ton père est un connard de raciste. »

J’ai dû ralentir, le vent soufflant des lambeaux de neige sur la chaussée. « Eh bien, il n’est pas que

— Je sais, c’est plus compliqué que ça. C’est toujours plus compliqué, dans la vie. Mais la vérité ne peut plus nous faire de mal et on n’a pas à s’en cacher. Ton père est beaucoup de choses, dont…

— Un connard de raciste ?

— Tu n’es pas d’accord ? »

Si. Les preuves ne manquaient pas et j’en avais vu bien davantage qu’elle.

« Ça te fait quelle impression ? a-t-elle demandé.

— Ça me fait honte, je crois. Ça m’embarrasse.

— Honte de quoi ?

— Il faut vraiment que je le dise ? Honte d’être son fils. D’être un Fisk.

— Mais tu n’en es pas un, justement ! Tu n’appartiens pas à ces gens. Tu n’as pas à porter le poids de leurs péchés. Cette maison n’est pas chez toi, et Fisk n’est rien d’autre que ton nom. »

J’ai conduit encore un peu. L’autoroute était presque vide, à l’exception notable des deux semi-remorques au nord sur l’horizon, et le ciel, quand il s’est dégagé, m’a permis de voir quelques étoiles glacées.

« Tu sais bien que j’ai raison », a dit Amanda. Ce n’était pas une question. « Tu es l’un des nôtres. »

Après la frontière, Amanda a pris le volant et j’ai vérifié ma messagerie vocale.

J’avais un seul message, laissé par Lisa Wei : « Trevor est à l’hôpital. Appelle-moi dès que possible. »

Le temps qu’on arrive à Toronto, j’avais rappelé et réveillé Lisa, qui m’a appris toute l’histoire.

Trev était hospitalisé dans un établissement appelé Sunnybrook, dans le nord-est de la ville. Nous nous y sommes rendus directement et, après avoir nerveusement attendu les heures de visite en prenant un petit déjeuner dans la cafétéria, nous sommes allés le voir dans sa chambre.

Malgré l’heure matinale, nous n’étions pas les premiers : debout au chevet de Trev, Damian Levay lui parlait à voix basse d’un ton insistant. Trev nous a aperçus et nous a souri, du moins ç’aurait été un sourire sans tout le matériel fixé sur son visage.

Damian Levay était ce que notre tranche avait de plus proche d’un dirigeant, même si aucun d’entre nous n’aurait utilisé ce mot. C’était un pionnier, tau presque depuis la disponibilité des premières évaluations, trois ans plus tôt. Il était aussi avocat, et à ce titre il avait aidé des Taus dans toute la ville en adaptant ses honoraires aux revenus de ses clients. Il débordait d’idées sur le but et l’avenir des groupes d’Affinités et Amanda le trouvait brillant. Sans doute discutait-il avec Trev de Bobby Botero… car c’était lui qui avait envoyé notre ami à l’hôpital.

Le plan de Trev n’avait eu qu’une seule faille : il présumait que Botero cesserait d’importuner Mouse pour ne mettre ni son entreprise ni lui-même en danger de mort.

Nous n’avions pas prévu la rage obsessionnelle de Botero, au-delà de toute contrainte rationnelle. Il avait sûrement effacé ses disques durs et corrigé ce qui n’allait pas dans ses documents financiers, avant de se convaincre qu’il arriverait à baratiner ses clients de la ’Ndrangheta. Il se lança ensuite dans une surveillance plus discrète de la maison de Lisa et Loretta, et la veille, ayant vu celles-ci partir faire des courses et acquis la certitude que Mouse était seule, il se présenta à la porte avec une batte de base-ball en aluminium. Mouse refusant de lui ouvrir, il entra en fracassant une fenêtre du rez-de-chaussée et entreprit de chercher son ex-épouse dans toutes les pièces.

Celle-ci se barricada dans sa chambre au sous-sol et appela Trev, qui contacta à son tour Dave Santos, le flic tau qui nous avait aidés en décembre. Les deux hommes se précipitèrent à son secours, mais Trev arriva le premier.

Toujours par téléphone, Mouse informa Trev que Bobby était désormais devant sa porte, qu’il essayait d’enfoncer. Bien que n’ayant aucune arme, Trev entra et dévala l’escalier. Il se fit casser le nez et démettre la mâchoire par le coup de batte en plein visage que lui valut cet acte d’héroïsme, arriva malgré tout assez près de Botero pour l’entraîner dans sa chute. Botero était robuste, mais Trev aussi, et son expérience de videur de boîte de nuit lui fut bien utile alors même qu’il était étourdi et aveuglé par le sang qui lui coulait dans les yeux.

Ils se battaient encore quand Dave Santos les rejoignit pistolet au poing. Botero lâcha sa batte et l’histoire s’arrêta là, à ceci près qu’une voiture de police emmena Bobby au poste et qu’une ambulance transporta Trev à l’hôpital.

Il avait à présent la mâchoire soutenue par une armature métallique qui le gênait pour parler, et sur le visage des pansements rendus brun rouille par le sang. Son regard semblait un brin vague — on avait dû lui administrer des analgésiques surpuissants —, mais il était à peu près réveillé. Il a pris sur la table de chevet un stylo et un bloc-notes, a écrit :

ÇA NE FERA QUE REHAUSSER MA BEAUTÉ SAUVAGE

… ce qui a tiré un rire et une larme à Amanda.

« On parlait de ce qui s’est passé à la maison, a dit Damian. Trev va devoir signer une déposition. Avec un peu de chance, Botero se retrouvera un bon moment à l’ombre. La seule complication éventuelle, c’est ce que vous avez fait : voler ses disques et menacer de tout révéler. Nous ne voulons pas que ce soit divulgué au tribunal. Espérons que ni Botero ni son avocat n’auront envie d’évoquer ses liens avec la mafia. Bref, on ne risque sans doute rien, mais ça aurait pu se faire plus proprement. »

Nous avions agi avec négligence, autrement dit, et Trev en payait le prix. « Je comprends, ai-je répondu, penaud. Il faut qu’on arrête le genre de trucs qu’on a faits pour régler cette histoire entre Mouse et Botero…

— Qu’on arrête ? Pas question, bordel ! Il faut qu’on apprenne à les faire mieux. »

1.

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