BRAN

Depuis son siège près de la fenêtre, Bran regardait de tous ses yeux.

En bas, dans la cour, Rickon courait avec les loups et, de quelque côté qu’il prétendît aller, Vent Gris le rattrapait d’un bond, le devançait, lui coupait la route et, non sans lui arracher de grands cris de joie, le lançait éperdument dans d’autres directions. Broussaille, lui, se contentait de ne pas le lâcher d’une semelle et, pour peu que ses congénères en vinssent trop près, de toupiller, toutes dents dehors. Son poil s’était assombri jusqu’au noir total, et ses yeux avaient des flamboiements verts. Fourré d’argent fumé, plus petit que Vent Gris, plus circonspect, mais l’or de ses prunelles attentif à tout, Eté suivait, bon dernier. Le plus futé de la portée, se félicita Bran, étrangement troublé cependant par les rires haletants du bambin qui, de toute la vitesse de ses courtes jambes, galopait sans trêve en tous sens.

Les yeux lui piquaient. Que n’était-il en bas lui-même à rire et courir. Agacé de sa nostalgie, il refoula vivement ses larmes. Pouvait-il encore, à huit ans bel et bien sonnés, presque un homme fait…, se permettre de pleurnicher ? Trop vieux, désormais !

« Ce n’était qu’un mensonge, dit-il, amer, je ne puis voler. Même pas courir.

— Les corneilles sont toutes des menteuses, acquiesça Vieille Nan, du fond du fauteuil où elle activait ses aiguilles. A propos de corneilles, justement, je sais une histoire…

— Assez d’histoires ! » coupa-t-il, mordant. Il aimait bien Vieille Nan et ses histoires, autrefois. Avant. Plus maintenant. Tout était différent, maintenant. Maintenant qu’elle avait la charge de veiller sur lui à longueur de jour, de le tenir propre, de le préserver de se sentir seul, elle empirait précisément les choses. « Tes histoires sont stupides, et je les déteste. »

Elle lui sourit de toutes ses gencives. « Mes histoires ? Ce ne sont pas mes histoires, mon mignon. Les histoires sont. Avant comme après moi, et avant toi aussi. »

Dans sa rancune, il la trouvait décidément hideuse, avec son crâne rose et tavelé, ses six cheveux blancs, ses rides et ses airs ratatinés, sa quasi-cécité, sa débilité qui lui interdisait les escaliers. Quel âge elle avait, nul ne savait au juste, et Père disait l’avoir lui-même toujours connue caduque et entendu nommer Vieille Nan. Elle était la plus vieille personne, en tout cas, de Winterfell, et peut-être des Sept Couronnes. On l’avait mandée au château comme nourrice d’un Brandon Stark dont la mère était morte en couches et qui devait être un frère aîné, ou puîné ? de lord Rickard, grand-père de Bran. Voire même du père de lord Rickard. Vieille Nan s’y perdait elle-même, qui disait tantôt l’un, tantôt l’autre, quitte à ne pas varier sur le fait que le nourrisson mourut, à trois ans, d’un refroidissement d’été. Demeurée néanmoins à Winterfell avec ses propres enfants, elle avait perdu ses deux fils durant la guerre qui devait porter Robert au trône et son petit-fils au siège de Pyk, lors de la rébellion de Balon Greyjoy. Mariées au loin, ses filles avaient disparu depuis longtemps, et il ne lui restait plus de son propre sang que Hodor, le palefrenier géant et simplet. Ce qui ne l’empêchait pas, elle, de grignoter l’existence jour après jour et, conteuse intarissable, de poursuivre ses travaux d’aiguille…

« Ça m’est bien égal de savoir qu’elles sont et de qui, répliqua-t-il. Je les déteste. » Des histoires, il n’en voulait pas. De Vieille Nan non plus. Il voulait Père, il voulait Mère. Il voulait courir et voir bondir Eté à ses côtés. Il voulait escalader la tour en ruine et donner du blé aux corneilles. Il voulait à nouveau monter son poney, suivre ses frères dans leurs chevauchées. Il voulait que les choses redeviennent comme avant.

« Je connais l’histoire d’un garçon qui détestait les histoires », repartit Vieille Nan avec son stupide petit sourire, sans cesser, clic clic clic clic, de faire aller ses maudites aiguilles, au risque de le faire sortir de ses gonds.

Hélas, les choses ne reviendraient jamais comme avant. En l’incitant à voler, la corneille l’avait floué. Il s’était retrouvé rompu, à son réveil, et dans un monde méconnaissable. Abandonné de tous, de Père, de Mère, des filles, et même de Jon le bâtard. Du vent, la promesse de Père qu’il monterait un véritable cheval jusqu’à Port-Real Ils étaient partis, tous, et sans l’emmener. Et mestre Luwin avait eu beau dépêcher un oiseau voyageur à lord Eddard, un autre à Mère et un troisième à Jon, sur le Mur, aucune réponse n’était arrivée. « Il advient souvent que les oiseaux se perdent, enfant, expliquait-il. Tant de lieues nous séparent des destinataires, et tant de faucons., les messages ont pu ne pas les toucher. » Mais non, il semblait a Bran qu’ils fussent tous morts pendant son sommeil – s’il n’était mort lui-même, et qu’ils ne l’eussent oublié ? Partis aussi, Jory et ser Rodrik et Vayon Poole, ainsi que Hullen, Harwin et Gros Tom et un quart des gardes.

Seuls Robb et Petit Rickon se trouvaient toujours là, mais Robb n’était plus le même. Il était à présent le maître de céans, ou du moins affectait de l’être. Ceint d’une véritable épée, il ne souriait plus et passait ses jours à ferrailler lui-même ou à faire manœuvrer la garde et, sous l’œil désolé de Bran, retentir la cour du fracas de l’acier puis, le soir, se renfermait avec mestre Luwin pour causer, compulser les livres de comptes. Il lui arrivait aussi de partir à cheval, en compagnie de Hallis Mollen, vers de lointains fortins dont l’inspection prenait plusieurs jours d’affilée, et chacune de ces absences un peu prolongées angoissait Rickon qui venait, tout en pleurs, demander à Bran : « Tu crois qu’il reviendra ? » Comme si lord Robb ne consacrait pas, lorsqu’il se trouvait à Winterfell, bien plus d’heures à Theon Greyjoy et à Mollen qu’à ses propres frères !

« Je pourrais te conter l’histoire de Brandon le Bâtisseur, insistait Vieille Nan. C’était toujours ta préférée. »

Des milliers d’années plus tôt, ce Brandon-là avait édifié Winterfell et, à en croire d’aucuns, le Mur. Son histoire, Bran la savait par cœur, mais sans lui avoir jamais accordé la moindre prédilection. Peut-être avait-elle enchanté quelque autre Brandon ? Peut-être le Brandon auquel Nounou, voilà des siècles, avait donné le sein ? La vieille radotait. Le confondait parfois, lui, Bran, avec le nouveau-né de jadis, parfois avec l’oncle assassiné, bien avant sa propre naissance, par le roi dément. « Tu comprends, disait Mère, elle vit depuis si longtemps que, dans sa tête, tous les Brandon Stark sont devenus un seul et même homme… »

« Ce n’est pas ma préférée, dit-il. Mes préférées, c’étaient les terrifiantes. » Un bruit bizarre, à l’extérieur, le ramena vers la fenêtre, et il vit Rickon se précipiter, talonné par les loups, vers la poterne. Mais comme, de sa place, il ne pouvait apercevoir ce qui se passait de ce côté-là, le dépit lui fît assener sur sa cuisse un coup de poing rageur et insensible.

« Oh, mon tout doux mignon d’été, protesta paisiblement Vieille Nan, que sais-tu, toi, de la terreur ? La terreur est chose d’hiver, mon petit seigneur, elle vient par cent pieds de neige, et lorsqu’en hurlant se rue la bise glacée du nord. La terreur vient durant la longue nuit, quand le soleil cache sa face des années durant, quand les enfants viennent au monde et vivent et meurent dans les ténèbres interminables, pendant que la faim, la désolation ne cessent de tenailler les loups-garous, que les marcheurs blancs se faufilent dans la forêt.

— Tu veux dire les Autres, maugréa Bran.

— Oui, les Autres, confirma-t-elle. Voilà des milliers et des milliers d’années survint un hiver plus froid, plus rude et plus interminable que de mémoire d’homme. Et il amena une nuit qui dura toute une génération, et les rois grelottaient et mouraient aussi bien, au fond de leurs châteaux, que les porchers dans leurs masures. Plutôt que de les voir périr de faim, les femmes étouffaient leurs enfants en pleurant, et les larmes gelaient sur leurs joues. » Elle se tut, ses aiguilles aussi, puis, levant ses prunelles pâles et voilées sur Bran, elle demanda : « Est-ce là vraiment le genre d’histoires que tu aimes, enfant ?

— Eh bien, répondit-il à contrecœur, oui, ce genre-là seul… »

Elle hocha la tête. « C’est à la faveur de ces ténèbres que les Autres vinrent pour la première fois, dit-elle, tandis que ses aiguilles reprenaient leur clic clic clic. Ils étaient des choses froides, des choses mortes, et ils détestaient le fer, le feu, le contact du soleil et les créatures à sang chaud. Ils balayèrent les forts, les villes, les royaumes, ils abattaient les héros comme le vulgaire, à tour de bras, montés sur des cadavres de chevaux blêmes et menant des nuées de morts, et si l’épée de l’homme était impuissante à contenir leur progression, les vierges ni les nouveau-nés ne trouvaient grâce devant eux. Ils traquaient les premières, tel du gibier, parmi les forêts gelées, nourrissaient de la chair des seconds leurs serviteurs morts. »

La vieille avait peu à peu baissé la voix jusqu’à ne plus émettre qu’un murmure, et si faible que Bran devait s’incliner pour n’en perdre pas une miette.

« Or, cela se passait avant l’arrivée des Andals, et bien avant que, dans leur fuite, les femmes des cités de la Rhoyne ne fussent parvenues de ce côté-ci de la mer. Il existait cent royaumes, en ces temps lointains, et ces royaumes, les Premiers Hommes les avaient conquis sur les enfants de la forêt. Encore ceux-ci s’étaient-ils, çà et là, retranchés dans le profond des bois, et ils y occupaient toujours des villes d’arbres et des collines creuses sur lesquelles veillait le masque attentif des barrals, tandis que la mort et le froid ravageaient la terre. Ce que voyant, le dernier héros se résolut à les aller trouver, dans l’espoir que leurs sortilèges immémoriaux parviendraient à regagner le terrain perdu par les armées humaines. Ainsi s’enfonça-t-il à leur recherche dans les contrées mortes avec son épée, son cheval, son chien et une poignée de compagnons. Des années dura sa quête, et il finissait par désespérer de jamais dénicher les enfants de la forêt dans leurs secrets repaires. Un à un périrent ses amis, puis son cheval, puis son chien lui-même, et son épée gela si fort qu’un jour la lame s’en brisa. Alors, les Autres flairèrent le sang de ses veines, et ils entreprirent en silence de le traquer, et ils le suivaient à la piste avec des meutes d’araignées blêmes aussi grosses que des limiers, quand… »

Au même instant, la porte s’ouvrit avec un tel fracas que, saisi d’une terreur subite, le cœur de Bran ne fit qu’un bond jusqu’à sa gorge, mais l’agresseur n’était que mestre Luwin, derrière lequel se discernait, sur le palier, la silhouette du gigantesque Hodor. Lequel ne manqua pas de beugler, selon sa coutume : « Hodor ! » avec un énorme sourire à la ronde.

Mestre Luwin, lui, ne souriait pas. « Nous avons des visiteurs, dit-il, et ils vous réclament, Bran.

— J’étais en train d’écouter une histoire…, gémit celui-ci.

— Les histoires peuvent attendre, mon damoiseau, tu les trouveras là à ton retour, intervint Vieille Nan. Les visiteurs n’ont pas tant de patience, et leurs histoires à eux sont souvent de leur cru.

— C’est qui ? demanda Bran.

— Tyrion Lannister, avec des gens de la Garde de Nuit et un mot de Jon. Robb les reçoit en ce moment même. Hodor, aide Bran à descendre, veux-tu ?

— Hodor ! » jappa joyeusement Hodor, qui dut baisser sa tête embroussaillée pour franchir le seuil. Ses près de sept pieds rendaient inconcevable qu’il pût descendre de Vieille Nan. Se ratatinerait-il autant que son arrière-grand-mère, une fois vieux ? se demanda Bran. Cela paraissait hautement improbable, dût-il devenir millénaire.

Le colosse le soulevait cependant avec autant d’aisance qu’un simple fagot et le nichait contre sa puissante poitrine. Il sentait toujours un peu le cheval, mais cette odeur n’était point déplaisante, ni la toison brune qui tapissait ses bras noueux. « Hodor ! » répéta-t-il. S’il ne savait pas grand-chose, du moins connaissait-il sans conteste son propre nom, avait un jour commenté Greyjoy. Et Vieille Nan de glousser comme une volaille, à ce mot, non sans spécifier qu’il s’appelait de son vrai nom Walder, que nul ne savait d’où il tenait « Hodor », mais qu’à partir du jour où il avait commencé lui-même à le dire à tout bout de champ chacun l’avait affublé de ce sobriquet. L’unique mot qu’il prononçât, d’ailleurs.

Laissant Vieille Nan dans la tour avec ses aiguilles et ses souvenirs, ils descendirent l’escalier, traversèrent la galerie, sans que, malgré ses grandes enjambées, Hodor cessât de fredonner d’une voix discordante aux oreilles de son fardeau ni mestre Luwin, derrière, de trottiner dru pour éviter de se laisser distancer.

Vêtu de maille et de cuir bouilli, Robb occupait la cathèdre de Père et arborait sa physionomie sévère de lord-maître des lieux. Derrière lui se dressaient Mollen et Greyjoy, et sur la grisaille des murs que ponctuaient les fenêtres étroites se détachaient une douzaine de gardes. Debout au centre de la pièce avec ses serviteurs se tenait le nain, ainsi que quatre étrangers dont la tenue noire annonçait l’appartenance à la Garde de Nuit. Dès son entrée, Bran perçut l’ambiance coléreuse.

« Winterfell est heureux d’héberger aussi longtemps qu’il le désirera tout membre de la Garde de Nuit », articulait Robb au même instant, de sa voix seigneuriale. Son épée lui barrait les genoux, nue de manière que nul au monde n’en ignorât. Même Bran savait ce que signifiait d’accueillir un hôte avec de l’acier dégainé.

« Tout membre de la Garde de Nuit, répéta le nain, mais pas moi, si je t’entends bien, mon garçon ? »

Robb se leva et pointa sur lui son épée. « Le seigneur de ces lieux, en l’absence de mes père et mère, c’est moi, Lannister. Je ne suis pas votre garçon.

— Si tu es le seigneur, tu pourrais en apprendre la courtoisie, répliqua le petit homme, ignorant l’arme qui le menaçait. Ton frère bâtard a pris toutes les grâces de ton père, à ce qu’il semble.

— Jon ! » hoqueta Bran, toujours dans les bras de Hodor.

Le nain se retourna pour le dévisager. « Ainsi, c’est vrai, le petit est vivant. Je pouvais à peine le croire. Vous avez la vie dure, vous autres, Stark.

— Vous feriez bien de vous en souvenir, vous autres, Lannister, grogna Robb en abaissant son épée. Hodor, amène ici mon frère.

— Hodor ! » s’épanouit Hodor en allant au trot déposer Bran dans la vaste cathèdre où, depuis l’époque où ils s’intitulaient rois du Nord, trônaient les sires de Winterfell. D’innombrables séants en avaient poli la pierre froide, et le petit infirme dut se cramponner aux gueules béantes de loups-garous qui en décoraient les bras pour compenser le ballant de ses jambes vaines. L’ampleur du siège lui donnait en outre l’impression d’être moins qu’un avorton.

Robb lui posa la main sur l’épaule. « Vous prétendiez devoir rencontrer Bran, Lannister ? Hé bien, le voici. »

Les yeux du nain mettaient l’enfant très mal à l’aise. L’un était noir et l’autre vert, mais tous deux le fixaient, l’étudiaient, le soupesaient « A ce que l’on m’a conté, Bran, finit-il par dire, tu grimpais comme personne. Comment se fait-il que tu sois tombé, ce jour-là, dis-moi ?

— Je ne suis jamais tombé », répondit Bran, insistant sur jamais. Il ne l’était jamais, jamais, jamais !

« Il ne conserve aucun souvenir de sa chute ni de l’ascension qui l’a précédée, précisa Luwin, conciliant.

— Curieux, s’étonna Tyrion.

— Mon frère n’est pas là pour subir un interrogatoire, Lannister, dit Robb d’un ton sec. Allez droit au but puis filez.

— Je t’apporte un présent, mon petit, reprit le nain. Tu aimes monter à cheval ?

— Pardon, messire, intervint mestre Luwin, mais il a perdu l’usage de ses jambes, et…

— Bagatelle. Avec la selle adéquate et le cheval adéquat, même un estropié peut monter. »

Estropié… Le terme blessa Bran comme un coup de poignard et, malgré lui, ses yeux se remplirent de larmes.

« Je ne suis pas estropié !

— Dans ce cas, je ne suis pas nain. » Une grimace lui tordit la bouche. « Cette nouvelle ravira mon père. »

Theon crut opportun de s’esclaffer.

« Qu’entendez-vous au juste par selle et cheval adéquats ? repartit Luwin.

— D’abord un cheval docile, répondit Tyrion. Etant donné que le garçon ne peut utiliser ses jambes pour le diriger, vous devez adapter la bête au cavalier, lui apprendre à répondre aux rênes et à la voix. A votre place, je choisirais un poulain neuf, de manière qu’il n’ait pas de dressage à oublier. » Puis il tira de sa ceinture un rouleau de papier. « Pour ce qui est de la selle, votre sellier n’aura qu’à exécuter ce croquis. »

Avec une vivacité d’écureuil gris, le mestre s’empara du document, le déploya, l’examina. « Je vois. Vous avez un joli coup de crayon, messire. Ma foi, cela devrait marcher… Comment n’y ai-je pas pensé moi-même ?

— Je n’y ai guère de mérite, allez. Elle ne diffère pas énormément de celles dont je me sers.

— Et elle me permettra vraiment de monter ? » questionna Bran. Il ne demandait qu’à le croire mais redoutait de se laisser duper par un nouveau mensonge. Les promesses de la corneille l’avaient tellement échaudé…

« Oui, dit le nain. Et je te garantis qu’une fois à cheval tu seras aussi grand que n’importe qui. »

Robb se montrait abasourdi. « Que nous mijotez-vous, Lannister ? En quoi Bran vous concerne-t-il ? Pourquoi diable voudriez-vous l’aider ?

— Parce que votre frère Jon m’en a prié. Et parce que j’ai, grommela Tyrion, la main sur son cœur, un faible pour les infirmes et les bâtards et les choses brisées. »

Soudain, la porte de la cour s’ouvrit à la volée, le soleil inonda la salle, et Rickon surgit, hors d’haleine, avec les loups-garous. Mais s’il s’immobilisa près du seuil, écarquillé, ceux-ci le dépassèrent et, peut-être alertés par leur flair, repérèrent instantanément Lannister. Eté se mit le premier à grogner, aussitôt imité par Vent Gris, et tous deux, l’un par la droite, l’autre par la gauche, avancèrent à pas de velours sur lui.

« Ils n’aiment pas votre odeur, messire, ironisa Theon.

— Sans doute est-il temps que je prenne congé », dit Tyrion. Or, à peine eut-il reculé d’un pas que, dans son dos, Broussaille émergeait de l’ombre en grondant, tandis qu’Eté, de son côté, lui coupait d’un bond la retraite. Il pivota, titubant, et Vent Gris, d’un coup de dents, lui agrippa la manche et en détacha un bon pan.

« Non ! hurla Bran, du haut de son siège, en voyant les gens de Tyrion dégainer. Ici, Eté ! Eté ! au pied ! »

Le loup l’entendit, le regarda, regarda de nouveau l’ennemi puis, rampant à reculons, alla s’allonger sous les pieds ballants de son maître.

Robb qui avait, lui, retenu jusque-là son souffle exhala un soupir puis appela : « Vent Gris. » D’un pas vif et feutré, la bête s’en fut sur-le-champ le rejoindre. Seul Broussaille, l’œil allumé d’une flamme verte et les babines retroussées, menaçait encore le petit homme.

Mais Bran dut crier : « Rappelle-le, Rickon ! », pour que le bambin reprenant enfin ses esprits, se mît à piailler : « Couché, Broussaille couché, maintenant ! » et que son loup noir, non sans un dernier grondement à l’adresse du nain, courût se faire étreindre passionnément.

Tyrion Lannister dénoua son écharpe et s’en épongea le front puis, d’un ton placide, déclara : « Palpitant.

— Comment vous sentez-vous, messire ? » lui demanda l’un de ses hommes, l’épée toujours au poing, et sans cesser de surveiller les terribles loups.

« Ma manche est fichue, ma culotte plus trempée que je ne saurais dire, mais le reste est sauf, hors ma dignité. »

Robb lui-même semblait sous le choc. « Les loups… Je ne sais ce qui leur a pris…

— Ils m’ont sans le moindre doute pris pour leur pâtée. » Il gratifia Bran d’une révérence raide. « Merci de les avoir rappelés, jeune chevalier. Ils m’auraient, sur ma foi, trouvé fort indigeste. A présent, je compte vous quitter, vraiment.

— Un instant, messire », pria mestre Luwin, avant d’aller chuchoter avec Robb, mais trop bas pour que Bran pût saisir un seul mot ce leur conversation.

Seulement son frère, à la fin, remit l’épée au fourreau et bredouilla « Je… Je crains de vous avoir inconsidérément… rudoyé, Lannister. Votre amabilité vis-à-vis de Bran, heu, bon… » Il tâcha de récupérer un semblant de sang-froid. « Si vous daignez agréer l’hospitalité de Winterfell, vous…

— Epargne-moi tes simagrées, mon gars. Tu me détestes et tu ne veux pas de moi dans ces murs. J’ai aperçu une auberge, dehors, en ville, où l’on me donnera un lit. Nous n’en dormirons que mieux tous les deux. Il se peut même que, pour quelques sols, une fille accorte accepte de chauffer mes draps. » Puis, se tournant vers l’un des frères noirs, un vieillard tordu et à barbe hirsute : « Yoren, dit-il, nous partirons au point du jour. Vous nous rattraperez en route, je présume. » Et, là-dessus, il chaloupa de ses pattes courtes vers la sortie, dépassa Rickon et disparut, suivi de ses gens.

Alors, Robb se tourna gauchement vers les quatre hommes de la Garde de Nuit. « J’ai fait préparer vos chambres. Vous y trouverez suffisance d’eau chaude pour vous décrasser de la route. J’espère que vous honorerez notre table, ce soir. » Et il prononça ces sottes phrases avec tant d’embarras que Bran les suspecta d’être un discours appris.

On n’y percevait aucune cordialité, mais les frères noirs exprimèrent leur gratitude sur le même ton.

Là-haut, dans la tour, ils découvrirent Vieille Nan assoupie au fond de son fauteuil. Sitôt Bran déposé sur son lit, sous l’œil vigilant d’Eté, Hodor gloussa : « Hodor ! » et, soulevant son arrière-grand-mère qui ronflait doucement, l’emporta, tel un fétu, sans qu’elle se fut seulement réveillée, tandis que le gamin reposait, songeur. Il dînerait dans la grande salle avec les hommes du Mur, Robb le lui avait promis. « Eté ? » souffla-t-il. Eté bondit sur le lit, et il l’étreignit avec tant de fougue que le loup haletait un peu, tout contre sa joue. « Je vais pouvoir monter, lui murmura-t-il. Patience, et tu verras, nous irons sous peu chasser dans les bois, tous les deux. » Un instant plus tard, il dormait.

… Il grimpait à nouveau, pouce après pouce, vers le sommet d’une vieille tour aveugle. Ses doigts se frayaient une prise entre les pierres noircies, ses pieds cherchaient des points d’appui. Il s’élevait plus haut, toujours plus haut, s’élevait au travers des nuages dans le ciel nocturne, et toujours la tour se dressait devant lui. Comme il marquait une pause et regardait vers le bas, la tête lui tourna, il sentit déraper ses doigts, poussa un cri en se cramponnant au désir de vivre. A des centaines de lieues, là-bas dessous, la terre, et il ne savait pas voler. Il ne pouvait pas voler. Il attendit que se fut calmée l’horrible chamade et, dès qu’il put librement respirer, reprit son ascension. Point d’autre issue que par en haut. Là-haut, très loin, se découpaient, lui semblait-il, contre la pâleur lunaire, des silhouettes de gargouilles. Ses bras lui faisaient mal, mais il n’osait prendre de repos, s’évertuait même à grimper plus vite. Les gargouilles l’observaient venir d’un regard de braise. Jadis des lions, peut-être, à présent réduites à des figures torturées, grotesques, elles se chuchotaient distinctement des choses inaudibles, et leur timbre de pierre avait une terrifiante douceur. Mais il ne fallait à aucun prix les écouter, se disait-il, les entendre pour rien au monde tant qu’elles ne le déclareraient pas tiré d’affaire. Mais quand, s’affranchissant de la muraille, les gargouilles trottèrent à pas de loup vers lui, force lui fut de douter encore de son salut. « Je n’ai pas entendu, sanglota-t-il tandis qu’elles se rapprochaient inexorablement, rien ! rien ! »

Il s’éveilla en sursaut et, dans le noir où il s’égarait, discerna une ombre colossale qui menaçait de l’envelopper. « Je n’ai pas entendu », protesta-t-il dans un souffle, affolé, mais l’ombre, alors, pouffa : « Hodor ! » et, en voyant s’allumer la chandelle, à son chevet, Bran poussa un soupir de soulagement.

Il était trempé de sueur. Muni d’une serviette humide et tiède, Hodor l’épongea puis le vêtit avec autant de dextérité que de délicatesse et, l’heure venue, l’emporta dans la grande salle où l’on avait dressé les tréteaux près du feu. Au haut bout de la table, le siège seigneurial demeurait vacant, mais Robb en occupait la droite, et Bran lui faisait face. Au menu figuraient ce soir-là du cochon de lait, des pigeons en croûte, des navets au beurre et, en guise de dessert, le cuisinier laissait espérer un gâteau de miel. Assis près de Bran, Eté happait les lichettes que celui-ci lui distribuait, tandis que, dans un coin. Broussaille et Vent Gris se disputaient un os. Depuis quelque temps les chiens de Winterfell ne s’aventuraient plus dans les parages, et Bran lui-même avait cessé de s’en étonner.

Comme Yoren était le doyen des frères noirs, l’intendant l’avait placé entre Robb et mestre Luwin, au risque de les incommoder tous deux, car il exhalait une puanteur aigrelette de vétusté mêlée de crasse invétérée. Il déchiquetait la viande à pleines dents, broyait les os pour en aspirer bruyamment la moelle, et la mention de Jon Snow lui secoua les épaules. « Le fléau de ser Alliser », éructa-t-il, déchaînant par là l’hilarité incompréhensible de ses compagnons. Mais un silence lugubre tomba lorsque Robb s’enquit d’Oncle Ben.

« Qu’y a-t-il donc ? » s’alarma Bran.

Yoren se torcha les doigts sur sa veste. « Il y a, messires, que c’est cruel de payer son écot avec des nouvelles pénibles, mais celui qu’accable une question se doit de porter la réponse. Stark a disparu. »

L’un des frères ajouta : « Le Vieil Ours l’a envoyé à la recherche de Waymar Royce, et il tarde à revenir.

— Beaucoup trop, reprit Yoren. Il doit être mort.

— Mon oncle n’est pas mort ! explosa Robb d’un ton où perçait la colère en se levant brusquement, la main à l’épée. Entendez-vous ? Mon oncle n’est pas mort ! » Sa voix résonna si durement contre les murs de pierre que, tout à coup, Bran fut pris de panique.

Le vieux puant, lui, ne s’émut pas pour si peu. « Vous avez beau dire, m’sire. » Et il se mit à suçoter ses dents engorgées.

Le plus jeune des frères noirs se tortillait sur son siège. « Y a personne, au Mur, qui connaît mieux que Benjen Stark la forêt hantée. Y finira par s’y retrouver.

— Peut-être, repartit Yoren, et peut-être pas. Pas ça qui manque, les types doués qui se sont fourrés là-dedans et qui n’en sont jamais ressortis. »

Bran demeura d’abord pétrifié. L’histoire de Vieille Nan l’obsédait. Il revoyait le dernier héros poursuivi par les Autres, traqué par leurs piqueux morts et par leurs araignées aussi grosses que des limiers. Puis il se souvint du dénouement. « Les enfants l’aideront, balbutia-t-il, les enfants de la forêt ! »

Theon Greyjoy ricana sous cape, et mestre Luwin murmura : « Voyons, Bran, les enfants de la forêt sont morts et enterrés depuis des milliers d’années. D’eux ne subsiste que la face sculptée des barrals.

— Par ici, vous avez peut-être raison, mestre, dit Yoren, mais, dans le nord, au-delà du Mur, qui pourrait dire ? La frontière entre la mort et la vie, là-bas… »

Après qu’on eut desservi, cette nuit-là, Robb remonta lui-même Bran dans sa chambre. Vent Gris lui servait d’éclaireur, Eté le talonnait. Si fort qu’il fut pour son âge, et léger le fardeau, les marches étaient si abruptes et si sombres qu’en atteignant le palier supérieur il soufflait comme une forge. Il mit son frère au lit, lui remonta les couvertures jusqu’au menton, souffla la chandelle et, dans le noir, s’assit quelques minutes à son chevet. Bran brûlait de lui parler, mais il ne savait que lui dire. Enfin, Robb chuchota : « On va te trouver un cheval, promis.

— Est-ce qu’ils reviendront un jour ?

— Oui, répondit Robb, et d’une voix si lourde d’espérance que le petit, cette fois, reconnut le frère et non plus le petit seigneur affecté. Mère sera bientôt là. Et qui sait si nous ne pourrons pas aller au-devant d’elle, à cheval ? Quelle surprise elle aurait de te voir en selle, hein ? » Malgré l’obscurité, Bran devina qu’il souriait. « Et, après, nous irons voir le Mur. Nous ne préviendrons surtout pas Jon de notre venue et, un beau jour, nous lui tomberons dessus, là, toi et moi. Quelle aventure, n’est-ce pas ?

— Quelle aventure… ! » songea Bran en écho, tandis que son frère laissait échapper un sanglot. Alors, comme il faisait trop sombre pour voir ses pleurs, il tendit la main, à tâtons, vers la sienne, et leurs doigts s’unirent.

Загрузка...