LE LIVRE DES PUISSANCES

1

Le Pontife Prestimion ne s’attendait pas à retourner si tôt au Château, il n’avait pas non plus prévu que ce serait pour une occasion aussi triste que les funérailles d’un frère. Il remontait cependant en toute hâte du Labyrinthe par le fleuve, une fois de plus, étouffant de chagrin, pour les obsèques de Teotas. La cérémonie n’aurait pas lieu au Château même, mais au manoir de Muldemar, le domaine familial, l’endroit où Teotas était né et où il reposerait désormais à jamais, aux côtés de la longue lignée de ses ancêtres princiers.

Cela faisait des années que Prestimion n’était pas allé à Muldemar. Il n’avait aucune véritable raison de s’y rendre. Il y était souvent allé, du temps où il était un prince du Château, pour rendre visite à sa mère, lady Therissa, mais son accession au trône de Coronal lui avait automatiquement octroyé le titre et les devoirs de Dame de l’île du Sommeil, et elle résidait sur cette île depuis lors. De la même façon, l’accession au trône de Prestimion avait fait du manoir de Muldemar le domaine de son frère Abrigant, et Prestimion ne désirait pas éclipser l’autorité de son frère dans sa propre maison.

Puis était arrivée la nouvelle ahurissante, déchirante, de la mort de Teotas ; et Prestimion était revenu précipitamment à la demeure ancestrale. Abrigant lui-même, silhouette impressionnante en pourpoint bleu sombre et cape rayée noir et blanc, portant un ruban jaune de deuil sur l’épaule, l’accueillit lorsque le groupe Pontifical arriva aux portes de la cité de Muldemar. Ses yeux étaient rouges et irrités par le chagrin. Il était de grande taille, le plus grand d’une tête et des épaules des quatre frères qui avaient grandi là ensemble, des décennies plus tôt, et quand il embrassa le Pontife dans une étreinte longue et puissante, il l’étouffa presque.

Il lâcha Prestimion et recula.

— Je te souhaite la bienvenue, mon frère. Considère cet endroit comme la maison qui n’a jamais cessé d’être la tienne.

— Tu sais à quel point j’apprécie tes paroles, Abrigant.

— Et maintenant que tu es là, nous pouvons procéder à l’enterrement.

Prestimion eut un sourire sombre.

— A-t-on des nouvelles de notre mère ?

— Elle nous envoie un message chaleureux avec tout son amour, et dit se joindre à nous dans notre peine. Mais elle ne pourra être parmi nous.

Cette nouvelle n’avait rien de surprenant. Il n’avait jamais été vraisemblable que Lady Therissa puisse assister à la cérémonie. Elle était à présent trop âgée pour le pénible voyage par mer puis par terre, de l’île du Sommeil jusqu’au Mont du Château, et de toute manière, la distance était si vaste qu’elle n’aurait pu la parcourir assez rapidement. Abrigant avait déjà considérablement retardé les rites, pour permettre à Prestimion d’être présent. Lady Therissa pleurerait son plus jeune fils de loin.

Prestimion fut saisi de voir à quel point Abrigant semblait avoir vieilli depuis leur dernière rencontre. Elle avait eu lieu lors du couronnement de Dekkeret, pas si longtemps auparavant. Tout comme Teotas, Abrigant avait commencé très tôt à faire son âge. Il se tenait un peu voûté, à présent. Le lustre des cheveux dorés brillants d’Abrigant paraissait s’être beaucoup terni au cours des tout derniers mois, et les rides verticales de l’âge qui avaient commencé à apparaître de chaque côté de son nez semblaient désormais très profondément gravées. Visiblement il se ressentait fortement de la mort de Teotas. Abrigant et Teotas, les troisième et quatrième fils, avaient été extrêmement proches, surtout au cours des dernières années, lorsque les responsabilités royales de Prestimion l’avaient tenu éloigné des deux autres.

— Il ne reste plus que nous deux, maintenant, dit Abrigant avec une espèce d’étonnement dans la voix, comme s’il ne pouvait croire ses propres paroles.

Son ton était sombre et sépulcral, comme le souffle d’une lointaine bourrasque de vent.

— Il est tellement étrange, tellement injuste que nos frères aient dû mourir si jeunes ! Quel âge avait Taradath lorsqu’il est tombé au cours de la guerre contre Korsibar ? Vingt-quatre ans ? Vingt-cinq ? Et maintenant Teotas, qui était pourtant plus jeune que moi, et qui nous a quittés si longtemps avant son heure…

L’expression égarée dans les yeux d’Abrigant était terrible à voir.

— As-tu la moindre idée de ce qui a pu le pousser à cette extrémité ? demanda Prestimion.

Il avait à peine commencé à accepter cette possibilité lui-même.

— C’était une crise de folie, d’une sorte qui le prenait de plus en plus souvent, répondit Abrigant d’une voix prudente. C’est tout ce que je peux te dire. Dekkeret t’en parlera en détail plus tard. Mais viens, voici les flotteurs qui nous emmèneront au manoir de Muldemar.

Il fit signe à Varaile et Fiorinda, qui avaient pris place à gauche de Prestimion pendant la conversation et attendaient en silence tandis que Prestimion et Abrigant discutaient.

— Venez, mes sœurs…

Les deux femmes ne s’étaient quasiment pas quittées durant le voyage depuis le Labyrinthe. Toutes deux étaient drapées dans les robes jaunes du deuil, et semblaient si accablées de douleur qu’un étranger aurait été en mal de dire laquelle était la veuve du défunt prince, et laquelle seulement sa belle-sœur. Les trois jeunes enfants de Fiorinda, deux filles et un garçon de cinq ans, étaient blottis derrière leur mère, montrant timidement leur nez, ne semblant pas comprendre la tragédie qui frappait leur famille.

— Ce flotteur est pour vous, leur dit Abrigant.

Il les y accompagna. Lady Tuanelys et le jeune prince Simbilon voyageraient avec leur mère, leur tante et leurs cousins également.

— Et je prendrai celui-ci avec le Pontife, ajouta-t-il en indiquant son propre flotteur.

Prestimion y entra, ses deux fils aînés montèrent à côté de lui, puis Abrigant donna au véhicule l’ordre de démarrer.


Abrigant parut se détendre et s’épanouir au cours du trajet de la cité de Muldemar à la propriété elle-même. Peut-être était-il soulagé, en cette période sombre, que son frère aîné vienne le décharger d’une partie de son fardeau.

Il complimenta Prestimion sur ses enfants, combien ils avaient grandi et avaient bonne mine. Le jeune Taradath commençait en effet à avoir un air assez princier, et le prince Akbalik également, même si Simbilon paraissait encore loin d’avoir terminé sa croissance. Et prestimion ne trouvait pas que lady Tuanelys, qui faisait ces derniers temps des cauchemars terribles présentant une ressemblance inquiétante avec les rêves qu’était censé avoir faits Teotas, avait bonne mine. Des rêves troublants avaient commencé à affecter Varaile également, récemment. Mais Prestimion n’en dit rien à Abrigant.

— Et les vins de cette année ! était en train de dire Abrigant.

Il paraissait presque exubérant à présent.

— Attends de les avoir goûtés, Prestimion ! Une année entre toutes, une année exceptionnelle ! Le rouge en particulier, comme je le disais encore à Teotas le… mois… dernier…

Sa voix ralentit et s’arrêta au milieu de sa phrase. Toute exubérance disparut et l’expression hagarde revint brusquement dans ses yeux.

— Ah, regarde par là, Abrigant, le manoir de Muldemar ! dit rapidement Prestimion. Comme c’est beau ! Ce que cela m’a manqué d’être ici !

C’était comme s’il avait eu l’impression qu’il était de son devoir, non seulement en tant que Pontife, mais également en tant qu’aîné de la famille, d’empêcher Abrigant de sombrer dans l’abattement.

— Je suis né ici, vous savez, dit-il à ses deux fils. Ce soir, je vous montrerai les appartements où j’habitais.

Comme s’ils n’avaient jamais vu cet endroit auparavant ; mais son seul souci pour le moment était de distraire Abrigant de sa peine.

Prestimion lui-même, aux prises avec son propre sentiment aigu de perte immense, se sentit arraché à son humeur sombre à la vue du foyer de son enfance.

Qui aurait pu ne pas réagir à l’extraordinaire beauté du val de Muldemar ? Parmi toutes les splendeurs variées du Mont du Château il se distinguait comme un lieu de grâce et de calme. Il était bordé d’un côté par la large face du Mont lui-même, et de l’autre par la Crête de Kudarmar, un pic secondaire du Mont qui, partout ailleurs dans l’univers, aurait lui-même été considéré comme une montagne majestueuse et grandiose. Reposant ainsi dans une poche abritée entre ces deux pointes élevées, le val de Muldemar profitait toute l’année de douces brises et de légères brumes, et son sol était fertile et profond.

Les ancêtres de Prestimion s’étaient installés là avant même que le Château n’existe. Ils étaient fermiers, à l’époque, et étaient venus des basses terres avec des provins des vignes qu’ils y cultivaient. Les siècles passant, leurs vins s’étaient taillé la réputation d’être les plus remarquables de Majipoor, et des Coronals reconnaissants avaient, au fil des siècles, anobli les vignerons de Muldemar, jusqu’à en faire des ducs, puis des princes. Prestimion était le premier de sa lignée à monter sur le trône de Coronal, puis sur le siège du Pontife.

Les terres familiales s’étendaient sur de nombreux kilomètres dans la zone la plus recherchée du val, un large royaume de verdure s’étirant de la Rivière Zemulikkaz à la Crête de Kudarmar. Très à l’intérieur de la propriété se dressaient les murs blancs et les tours noires s’élançant vers le ciel du manoir de Muldemar, domaine de deux cents chambres réparties dans trois ailes tentaculaires.

Abrigant avait été assez prévenant pour loger Prestimion dans les appartements qui avaient été les siens, des pièces au premier étage qui donnaient sur la Colline de Sambattinola, paysage magnifique derrière les fenêtres de quartz à facettes brillantes. Peu de choses avaient changé depuis son dernier séjour là, plus de vingt ans plus tôt : les murs étaient toujours ornés des mêmes peintures murales subtiles aux douces nuances d’améthyste, d’azur et de rose topaze, et la banquette sous la fenêtre, où le jeune Prestimion avait passé tant d’heures agréables, était garnie de quelques-uns des mêmes livres qu’il avait lus si longtemps auparavant.

Les domestiques de la maison, que Prestimion ne reconnut pas, sans aucun doute les fils et filles de ceux qu’il avait connus, étaient à disposition pour aider le Pontife et sa famille à s’installer. Ce qui provoqua une petite algarade avec le propre personnel de Prestimion, car la coutume voulait que le Pontife emmène ses propres serviteurs avec lui partout où il allait, et ils protégeaient jalousement cet apanage.

— Vous ne pouvez entrer, dit le grand et robuste Falco, qui portait désormais le titre de Premier Grand Écuyer Impérial et prenait sa promotion très au sérieux. Ces pièces sont la propriété du Pontife, et vous ne pouvez le voir.

Prestimion fut attristé de voir que ces braves gens de Muldemar le regardaient timidement par-dessus l’épaule de Falco, avec respect et émerveillement, comme s’il n’était pas lui-même un homme de Muldemar, mais était descendu parmi eux venant d’une autre planète ; et il avisa Falco qu’il avait l’intention, dans cette maison, de renoncer aux habituelles prérogatives Pontificales et de permettre aux gens du peuple d’avoir accès à sa présence. Falco n’apprécia pas du tout.

Varaile et Prestimion partageraient la chambre principale ; Varaile mit Tuanelys, qui se réveillait désormais souvent en pleurant la nuit, dans la chambre adjacente. Taradath, Akbalik et Simbilon se débrouillèrent tout seuls avec les pièces suivantes. L’appartement comptait de nombreuses chambres.

— J’aurais aimé que Fiorinda soit également près de moi, dit Varaile.

Prestimion sourit.

— Je sais que tu es habituée à sa présence près de toi. Mais cet appartement n’était pas conçu pour accueillir une dame d’honneur lorsque j’y habitais. Si seulement tel avait été le cas, mais ce n’est pas ainsi que les choses se faisaient.

— Ce n’est pas pour moi que je veux avoir Fiorinda à mes côtés, dit Varaile, avec un peu de sécheresse dans la voix. C’est elle qui a besoin de réconfort, et j’aimerais pouvoir le lui apporter.

— Ils l’auront installée dans les appartements où elle et Teotas logeaient habituellement lorsqu’ils étaient ici. Sans aucun doute, elle aura sa propre femme de chambre pour s’occuper d’elle.

Mais Varaile ne pouvait se sortir Fiorinda de l’esprit.

— Elle souffre tant, Prestimion. Et moi aussi. Teotas n’aurait jamais effectué cette promenade dans la nuit si elle avait été à ses côtés. Mais Fiorinda et Teotas ont été séparés pendant toutes ces semaines avant qu’il ne… meure, et c’est ma faute. Je n’aurais jamais dû l’emmener avec moi en quittant le Château.

— La séparation ne devait être que temporaire. Et qui aurait pu deviner que Teotas avait en lui ce désir de se suicider ?

Varaile lui lança un étrange regard.

— Est-ce cela qu’il a fait ?

— Pourquoi un homme escaladerait-il une tour dangereuse et presque inaccessible au milieu de la nuit, si ce n’est pour se suicider ?

— Le Teotas que j’ai connu n’était pas un homme suicidaire, Prestimion.

— Je suis d’accord. Mais que faisait-il là-haut, dans ce cas ? Était-il somnambule ? Non, on ne marche pas ainsi pendant une crise de somnambulisme. Ivre ? Teotas n’a jamais passé pour un gros buveur. Ensorcelé, peut-être ?

— Peut-être, dit Varaile.

Il écarquilla les yeux.

— Tu sembles presque sérieuse.

— Pourquoi pas ? Est-ce une idée impossible ?

— Imaginons que ce ne le soit pas, dans ce cas. Je t’accorde qu’il y a des sortilèges qui sont réellement efficaces. Mais qui jetterait un sort de suicide sur le frère du Pontife, Varaile ?

— Qui en effet ? répondit-elle brusquement. N’est-ce pas ce que tu dois découvrir ?

Prestimion acquiesça d’un signe de tête distrait. Il fallait éclaircir ce mystère, oui. Mais comment ? Comment ? Qui pourrait examiner l’esprit du défunt Teotas et produire les réponses nécessaires ? Ils erraient à présent dans des territoires très mystérieux.

— J’ai besoin de discuter de tout ceci avec Dekkeret, dit-il. Dekkeret a été la dernière personne à voir Teotas vivant, quelques heures seulement avant sa mort. Abrigant dit qu’il sait quelque chose à propos de ce qui s’est passé.

— Tu devrais lui parler, alors. Je t’en prie, Prestimion.


Par Abrigant, Prestimion apprit que Dekkeret se trouvait encore au Château, mais descendrait au manoir de Muldemar plus tard ce jour-là, à présent qu’il savait que Prestimion était arrivé. Et en milieu d’après-midi, on entendit à l’extérieur un brouhaha, un raffut, alors qu’une procession de flotteurs royaux portant l’emblème de la constellation s’arrêtait dehors. Prestimion regarda par la fenêtre et vit la silhouette imposante du Coronal, en robe de cérémonie, entrer dans l’édifice. Il remarqua aussi, non sans intérêt, que lady Fulkari marchait à ses côtés.

Dekkeret paraissait sévère et déterminé, très soucieux de ses responsabilités. Il était évident qu’il commençait déjà à adopter les qualités intangibles de la majesté, là dans les premiers mois de son règne. Prestimion en fut satisfait. Il n’avait jamais eu le moindre doute quant à la sagesse du choix qu’il avait fait de prendre Dekkeret comme successeur, mais cet air de grandeur qu’affichait à présent Dekkeret n’en était pas moins une confirmation bienvenue.

Il n’y avait aucune possibilité de tenir une conversation avec lui avant le dîner, ni pendant le repas non plus. Les Coronals n’avaient pas été des visiteurs exceptionnels au manoir de Muldemar au fil des siècles, et les princes de Muldemar leur réservaient une résidence d’invités dans l’aile est, aussi éloignée qu’il était possible des appartements actuels de Prestimion. Leur première occasion de rencontre fut à la table du dîner, mais celui-ci fut une morne formalité au cours de laquelle toute discussion privée fut impossible. Prestimion et Dekkeret s’embrassèrent, comme il convenait au Pontife et au Coronal de le faire chaque fois qu’ils se trouvaient présents au même événement, puis ils prirent place aux deux extrémités de la longue table. Fulkari s’assit à côté de Dekkeret, Varaile près de Prestimion, Fiorinda étant sa voisine.

Le reste de l’assemblée réunie dans la grande salle des banquets était en petit nombre. Abrigant et sa femme Cirophan étaient accompagnés de leurs deux fils adolescents. Les deux fils aînés de Prestimion se trouvaient également là. Les seuls autres convives étaient Septach Melayn et Gialaurys, qui étaient venus à Muldemar avec le Pontife. Abrigant parla brièvement de l’occasion solennelle qui les avait réunis ce soir-là, et ils levèrent leurs verres à la mémoire de Teotas. Puis le dîner, très bon, fut servi ; mais il s’agissait d’un groupe hétéroclite, l’état d’esprit dominant était sombre et il y eut peu de conversations.

Plus tard, Dekkeret alla trouver Prestimion et lui dit :

— Vous et moi devrions discuter, Votre Majesté.

— Nous le devrions en effet. Dois-je amener Septach Melayn ?

— Je pense que nous ne devrions être que nous deux, répondit Dekkeret. Vous pourrez partager ce que j’ai à vous dire avec le porte-parole par la suite, si vous le souhaitez. Mais Abrigant pense que vous et moi devrions discuter seuls de ces questions, d’abord.

— Abrigant sait ce que vous allez me dire ? demanda Prestimion.

— En partie. Pas tout.

Prestimion choisit comme lieu de rencontre la salle de dégustation du manoir de Muldemar, endroit qui avait toujours exercé un charme étrange sur lui, bien que d’aucuns déclaraient trouver l’endroit lugubre. Elle était située à l’entrée d’une caverne profonde et fraîche de basalte vert au niveau le plus bas du bâtiment, s’étendant très profondément dans le soubassement du Mont. Des deux côtés du passage était aligné du sol au plafond de quoi payer la rançon d’un roi en vins de Muldemar, des millésimes remontant à des centaines d’années, jusqu’à la nuit des temps. Une antique porte d’acier séparait la pièce du reste de l’édifice. Il n’y avait aucune partie du manoir de Muldemar où Dekkeret et lui auraient pu trouver un plus grand isolement.

Il avait demandé au maître de chai d’Abrigant de leur laisser une bouteille d’eau-de-vie sur la table de dégustation. Il était amusant de voir que la bouteille que celui-ci avait choisie, une coupe renflée et soufflée à la main, était scandaleusement précieuse, recouverte d’une poussière qui avait sûrement plus d’un siècle et que son étiquette datait du règne de lord Gobryas, prédécesseur de lord Prankipin comme Coronal. Prestimion versa deux rasades généreuses et ils sirotèrent un moment en silence, savourant l’eau-de-vie d’un air songeur.

— Je suis profondément peiné de la perte que vous avez subie, Prestimion, dit enfin Dekkeret. J’aimais beaucoup Teotas. Je suis vraiment désolé que ce merveilleux alcool, si j’ai la chance de pouvoir un jour y goûter de nouveau, me rappelle toujours le souvenir de sa mort.

Prestimion acquiesça d’un grave signe de tête.

— Je n’aurais jamais cru que je lui survivrais. Même s’il vieillissait rapidement, et paraissait beaucoup plus âgé qu’il ne l’était, il y avait une grande différence d’âge entre nous. Et ensuite qu’une chose pareille arrive… ce…

— Oui, dit Dekkeret. Mais peut-être n’était-il pas destiné à vivre longtemps. Comme vous le dites, il vieillissait rapidement. Il avait toujours un feu intérieur en lui. Comme s’il avait eu un fourneau à l’intérieur de la poitrine et se consumait comme combustible. Ce caractère qu’il avait… son impatience…

— J’ai moi-même quelques-unes de ces caractéristiques, vous le savez, fit Prestimion. Mais seulement dans une faible mesure. Lui les avait sous forme complète.

Il se consacra un moment à son eau-de-vie d’un air pensif. Sa texture était merveilleusement douce, mais sa saveur longtemps retenue explosait en bouche comme une galaxie en éruption. Puis il ajouta, comme s’il jugeait que le silence avait assez duré :

— Il s’est tué, c’est cela, Dekkeret ? Que pourrait-ce être d’autre qu’un suicide ? Mais pourquoi ? Pourquoi ? Il subissait une forte pression, oui, mais quelle sorte de pression pourrait conduire un homme tel que Teotas à s’ôter la vie ?

— Je pense qu’il a été assassiné, Prestimion, répondit calmement Dekkeret.

— Assassiné ?

Prestimion n’aurait pas été plus abasourdi si Dekkeret l’avait giflé.

— Ou, disons, qu’il a été placé par une force extérieure dans un état d’esprit où mourir lui paraissait plus souhaitable que vivre ; ensuite il a été amené sous influence dans un endroit où la mort était très facile à trouver.

Prestimion se pencha en avant le regard fixe, intense. Les paroles de Dekkeret le traversèrent comme une tornade. Ce n’était pas une idée à laquelle il voulait croire. Mais la vie ne vous laisse pas croire uniquement ce que vous décidez de croire.

— Continuez, dit-il. Dites-moi tout.

— Il est venu me trouver dans mon bureau, dit Dekkeret, le dernier après-midi de sa vie. Comme vous le savez, je lui avais proposé d’être mon Haut Conseiller, voilà en quelle estime je le tenais, Prestimion, mais il ne se décidait pas à me faire savoir s’il acceptait ou non cette fonction, et finalement, j’ai demandé à le voir pour faire pression sur lui à ce sujet.

— Pourquoi hésitait-il autant ? Était-ce à cause de Fiorinda ?

— C’est la raison que Teotas a donnée, oui. Que lady Varaile avait prié lady Fiorinda de l’accompagner au Labyrinthe, et qu’il ne laisserait pas ses propres ambitions y faire obstacle. Mais il y avait également les rêves qu’il faisait. Toutes les nuits, apparemment, un assaut de cauchemars au-delà de ce que l’on peut imaginer.

— Oui. Fiorinda en a parlé à Varaile… Il y a beaucoup de mauvais rêves dans l’air, en ce moment, vous savez. Ma propre fille, Tuanelys, est perturbée par eux. Et Varaile aussi, depuis peu.

— Même elle ? dit Dekkeret.

Il parut enregistrer l’information avec un profond intérêt.

— Rien d’aussi brutal que ce qui affligeait Teotas, je l’espère sincèrement. Cet homme était totalement anéanti lorsque nous nous sommes rencontrés. Pâle, les yeux injectés de sang, tremblant. Il m’a confié sans ambages qu’il redoutait chaque nuit de s’endormir, par peur des rêves. Toute solution au problème avec Fiorinda que nous aurions pu essayer de mettre au point devenait impossible à discuter, car ses rêves l’avaient réduit à l’ombre de lui-même. Il a déclaré avoir été convaincu, par ses rêves, de ne pas être digne d’être Haut Conseiller. Il m’a supplié de le délivrer de cette désignation. Ce que, j’imagine, j’aurais dû faire, vu l’état dans lequel il était. Mais c’est lui que je voulais, Prestimion, je le voulais désespérément. Je lui ai finalement demandé de laisser de côté toute cette histoire pendant une semaine de plus, et il m’a semblé lorsqu’il m’a quitté qu’il l’avait accepté.

— Au lieu de quoi, se sentant terriblement honteux et coupable de vous avoir dit qu’il voulait décliner cette nomination, et ne voulant pas revivre cette épreuve avec vous la semaine suivante, il est allé directement de votre bureau à une flèche isolée du Château, l’a péniblement escaladée jusqu’au sommet, et a sauté.

— Non.

— C’est ce que l’on m’a dit qu’il avait fait.

— Il a sauté, oui. Mais pas aussitôt après son entrevue avec moi. Je l’ai vu dans l’après-midi. C’est au milieu de la nuit qu’il a plongé vers sa mort.

— Oui. Je le savais, à vrai dire. Il a été question de somnambulisme. Ce qui en ferait un accident, plutôt qu’un suicide.

— Ce n’était ni l’un ni l’autre, Prestimion.

— Vous pensez réellement qu’il a été assassiné ?

— Il existe un appareil – un petit casque de métal, vous en sou venez-vous ? – qui permet à quelqu’un de traverser de grandes distances et d’interférer avec le fonctionnement de l’esprit d’une autre personne. De mes propres yeux, je vous ai vu utiliser un tel casque, il y a quinze ans.

— Bien sûr. Celui que votre ami Dinitak a volé à son père, et nous a apporté pour que nous l’utilisions contre Dantirya Sambail.

— Qui était la copie d’un autre plus ancien, rappelez-vous, que le père de Dinitak, Venghenar, avait volé au Vroon qui l’avait inventé, et qu’il employait pour le compte du Procurateur.

— Depuis cette époque, tous ces casques meurtriers ont été gardés sous scellés au Trésor. Votre idée est-elle que quelqu’un en a dérobé un et l’utilisait contre Teotas ?

— Les casques Barjazid sont toujours au Château à leur place, et restent tous sous notre surveillance répondit Dekkeret. Mais il y a d’autres Barjazid en dehors de Dinitak dans le monde, Prestimion. Et d’autres casques.

— Êtes-vous sûr que ce soit vrai ?

— Dinitak est ma source. Le frère cadet de son père, du nom de Khaymak Barjazid, est encore vivant, et s’y entend toujours dans la fabrication des casques. C’est ce Khaymak qui construisait ces appareils pour Venghenar lorsqu’ils habitaient tous à Suvrael, il y a longtemps. Les plans et les croquis qu’il utilisait sont restés en sa possession. Alors que vous étiez encore Coronal, il est venu au Château pour vous proposer un nouveau modèle amélioré, mais Dinitak l’a appris le premier et l’a chassé, ne voulant pas voir quelqu’un de son espèce fourrer son nez à la cour. Aussi Khaymak s’est-il rendu à Zimroel et a vendu les plans du casque à un certain Mandralisca, dont je pense que vous vous rappellerez le nom.

Les paroles de Dekkeret eurent sur Prestimion un effet dévastateur.

— Le goûteur ? Il est toujours vivant ?

— À l’évidence oui. Et au service de cinq frères extraordinairement répugnants qui se trouvent être les neveux de notre vieil ami Dantirya Sambail. Et, ainsi que je viens de le découvrir, ils se sont lancés dans une espèce d’insurrection locale contre notre autorité, dans un district désert du cœur de Zimroel.

— Cela commence à aller trop vite pour moi, dit Prestimion.

Il remplit de nouveau leurs coupes d’eau-de-vie et but lentement une longue gorgée.

— Revenons un peu en arrière. Ce Khaymak Barjazid a mis entre les mains du goûteur Mandralisca un casque qui permet de contrôler l’esprit ?

— Oui.

— Et, assurément, c’est ici que vous vouliez m’amener avec toute cette histoire, Mandralisca a utilisé ce casque pour atteindre l’esprit de Teotas et le conduire au bord de la folie. Par-dessus le bord, en fait, au point qu’il s’est ôté la vie.

— Oui, Prestimion. Exactement.

— Quelle preuve avez-vous ?

— J’ai autorisé Dinitak à prendre un des vieux casques au Trésor et à mener une petite enquête avec. Il m’a rapporté qu’il émane des émissions mentales d’une personne aux alentours de Ni-moya. Il pense que l’utilisateur n’est autre que Mandralisca, qui semble avoir frappé au hasard de par le monde. Et pas toujours au hasard, puisque l’une de ses émissions était destinée à Teotas, avec les résultats que nous avons tous pu constater.

— Vous pensez que ce qu’affirme Dinitak est vrai ?

— Oui.

— Et depuis combien de temps le savez-vous ?

— Environ trois jours.

Une fois de plus, Prestimion sentit des tourbillons de chaos gronder dans son esprit.

— Vous m’avez entendu dire que ma petite fille. Tuanelys, fait de mauvais rêves. Varaile également, de temps à autre. Mon frère, ma fille, ma femme : se peut-il que Mandralisca ait découvert un moyen de prendre pour cible la propre famille du Pontife ?

— C’est bien possible.

— Et ensuite le Pontife ? Ou le Coronal ?

— Personne n’est à l’abri, Prestimion. Personne.

Mon frère. Ma fille. Ma femme.

Prestimion ferma les yeux et appuya le bout de ses doigts contre ses paupières. Une tempête d’émotions tumultueuses déferla en lui : fureur, principalement, mais tristesse, également, un sentiment accablant d’épuisement mental et même de la peur. Le Divin avait-il jeté un sort sur la totalité de son règne, se demanda-t-il. D’abord l’usurpation de Korsibar, puis la vague de folie qui avait été la conséquence de sa décision arbitraire d’effacer de la mémoire du monde tout souvenir de la guerre civile, ensuite la tentative de Dantirya Sambail pour le renverser. Et à présent ces nouvelles vermines, ces cinq frères, encouragés à une autre rébellion par le diabolique Mandralisca, qui semblait avoir une douzaine de vies… et, pire que tout, une menace invisible atteignant jusqu’à sa famille…

Lorsqu’il regarda de nouveau Dekkeret, il vit que son cadet le considérait avec inquiétude, et même tendresse. En hâte, Prestimion s’efforça de reprendre son attitude de sang-froid majestueux.

— Je me rappelle, dit-il lentement, calmement, la prophétie de Maundigand-Klimd sur le fait qu’un Barjazid parviendrait à être une Puissance du Royaume. Je vous en ai parlé, non ? Oui. Vous pensiez qu’il pouvait parler de Dinitak, et vous vous en êtes moqué, et je vous ai déconseillé de prendre sa prophétie trop littéralement. Eh bien, nous n’avons pas de Barjazid en Puissance du Royaume à proprement parler, je pense, mais en voici certainement un qui exerce son pouvoir au sens abstrait. Nous le localiserons avant qu’il ne fasse davantage de mal, lui prendrons ses casques et veillerons à ce qu’il ne puisse plus en fabriquer d’autres. Et nous nous occuperons enfin de ce serpent de Mandralisca, également, et lui arracherons ses crochets.

— Nous le ferons.

— Vous me rendrez compte chaque jour, Dekkeret, de toute nouvelle découverte que Dinitak pourrait faire.

— Absolument.

Dekkeret finit son eau-de-vie.

— Le soulèvement, ou quoi que soit ce dont il s’agisse, à Zimroel doit aussi être résolu. Je pourrais m’y rendre en personne pour m’en charger.

Prestimion leva un sourcil.

— Sous couvert d’un Grand Périple, vous pensez ? Si tôt dans votre règne ? Et si loin ?

— Je devrais faire tout ce qui semble approprié, Prestimion. Je n’en suis qu’à réfléchir à ce en quoi ça consistera. Reprenons cette discussion, si vous le voulez bien, après les funérailles… Comptez-vous rester longtemps ici à Muldemar ?

— Quelques jours seulement. Une semaine au plus.

— Puis retour au Labyrinthe, n’est-ce pas ?

— Non. L’île du Sommeil, répondit Prestimion. Ma mère demeure là-bas. Pour la deuxième fois, elle a perdu un fils. Cela lui fera du bien que je lui rende visite en ces heures sombres. Nous devrions rejoindre la compagnie au-dessus, je pense, dit-il en se levant. Envoyez chercher Dinitak, et rencontrons-le ici dans les prochains jours.

— Je le ferai, Prestimion.

— Je note que vous êtes venu avec lady Fulkari, dit Prestimion alors qu’ils gravissaient l’escalier. J’ai trouvé ce fait quelque peu surprenant, après la conversation que vous et moi avons eue à son sujet.

— Nous sommes fiancés, dit Dekkeret avec un petit sourire.

— La surprise est encore plus grande. J’avais eu l’impression que Fulkari rejetait l’idée de devenir l’épouse du Coronal, et que vous cherchiez un moyen de rompre avec elle. Avais-je tort ?

— Pas du tout. Mais nous avons eu d’autres discussions. Nous nous sommes expliqués plus clairement… Bien entendu, il n’y aura pas d’annonce de projet de noces royales avant que la douleur de ce qui est arrivé à Teotas n’ait eu une chance de s’atténuer.

— Naturellement. Mais j’espère que vous me préviendrez lorsque le moment sera venu. J’aurais aimé que Confalume officie à mon mariage, si les événements l’avaient permis.

Prestimion s’arrêta et prit un instant la main de Dekkeret.

— Cela me ferait grand plaisir d’officier au vôtre.

— Le Divin fasse que ce soit le cas, dit Dekkeret. Ce serait d’ailleurs une bonne chose que le prochain voyage du Pontife du Labyrinthe au Mont du Château ait lieu pour une occasion plus heureuse que celle-ci.

2

— Monseigneur, puis-je entrer ? demanda Abrigant à Dekkeret, qui était venu lui ouvrir la porte. Les funérailles de Teotas avaient eu lieu trois jours plus tôt. Dinitak était descendu du Château sur la requête de Prestimion. Prestimion, Dekkeret et lui étaient en réunion depuis plus d’une heure. Celle-ci ne se déroulait pas sans heurts. Quelque chose n’allait pas, bien que Dekkeret n’ait pas idée de ce dont il s’agissait. Prestimion semblait d’une humeur sombre, froide et soucieuse, parlant peu, accordant parfois une importance curieusement excessive à une déclaration par ailleurs anodine. On aurait dit qu’un changement s’était fait en lui, le jour où Dekkeret avait évoqué l’éventualité que le casque de Barjazid fût responsable de ce qui était arrivé à Teotas.

L’arrivée d’Abrigant offrait une rupture de tension bienvenue. Dekkeret se dirigea rapidement vers la porte de l’appartement de Prestimion pour voir qui avait frappé, laissant Prestimion et Dinitak penchés sur le casque que Dinitak avait apporté du Château au manoir de Muldemar. Prestimion examinait de près le casque, le poussant du doigt, murmurant dans sa barbe, le fixant avec une haine manifeste comme s’il s’agissait d’un être vivant et malveillant exhalant des gaz toxiques. Le Pontife irradiait des sentiments d’une telle intensité que Dekkeret fut ravi d’avoir une excuse pour s’éloigner un moment de lui.

— J’imagine que vous cherchez votre frère, dit Dekkeret.

Il fit du pouce un geste vers l’arrière.

— Prestimion est là-bas.

Abrigant parut surpris, et peut-être consterné, de découvrir Dekkeret ouvrant la porte de Prestimion.

— Aurais-je interrompu une affaire officielle, monseigneur ?

— Nous avons une réunion assez importante en cours, oui. Mais je pense que nous pouvons faire une pause un moment.

Dekkeret entendit des pas derrière lui. Prestimion, sourcils froncés, apparut.

— Le Pontife a visiblement la même impression.

— Prestimion, je ne savais pas que toi et le Coronal étiez en conférence, dit Abrigant tournant son regard vers son frère, l’air un peu dépité, sinon je ne me serais certainement jamais permis de…

— Une petite suspension de séance était de mise, de toute façon, répondit Prestimion.

Son ton était relativement affable. Mais sa bouche et ses mâchoires crispées prouvaient à quel point il était contrarié de l’interruption.

— Y a-t-il des nouvelles urgentes dont je doive prendre connaissance, Abrigant ?

— Des nouvelles ? Aucune nouvelle, non. Juste des affaires de famille. Ça ne prendra pas plus d’une minute ou deux.

Abrigant semblait interloqué. Il lança un rapide regard à Dekkeret, puis à Dinitak, qui venait à son tour de se montrer.

— Ceci peut vraiment attendre, tu sais. Ce n’était guère mon intention de…

— Aucune importance, le coupa Prestimion. Si nous pouvons régler la question aussi vite que tu le dis…

— Dinitak et moi devons-nous retourner dans l’autre pièce, et vous laisser le salon ? demanda Dekkeret.

— Non, restez, dit Abrigant. Il ne s’agit de rien qui requière l’intimité, j’imagine. Avec votre permission messeigneurs : je ne prendrai qu’un moment. Mon frère, ajouta-t-il à l’attention de Prestimion, je viens de parler à Varaile. Elle m’a dit qu’elle et toi partirez dans un jour ou deux : pas pour le Labyrinthe, cependant, mais pour l’Ile du Sommeil. Est-ce vrai ?

— En effet.

— J’avais pensé me rendre moi-même à l’Ile, en fait, dès que j’aurais réglé les affaires courantes ici. Notre mère ne devrait pas rester seule en de telles circonstances.

Prestimion eut l’air irrité et confus.

— Es-tu en train de dire que tu aimerais m’accompagner là-bas, Abrigant ?

Le visage d’Abrigant reflétait à présent la perplexité de Prestimion.

— Ce n’est pas exactement ce que j’avais à l’esprit. L’un de nous doit assurément aller la voir ; et je supposais simplement que la responsabilité d’effectuer ce voyage m’incomberait. Le Pontife, je le croyais, a vraisemblablement des fonctions officielles importantes au Labyrinthe qui l’empêchent de faire un si long voyage. Il n’est certainement pas courant pour les Pontifes, ajouta-t-il avec un malaise croissant, d’aller sur l’île, je présume. Ni pour les Coronals, d’ailleurs.

— Quantité d’événements qui ne sont pas courants sont survenus ces dernières années, répliqua doucement Prestimion. Et je peux exercer le Pontificat partout où je me trouve.

Son visage s’assombrit.

— Je suis l’aîné de ses fils, Abrigant. Je pense que c’est à moi que revient cette tâche.

— Au contraire, Prestimion…

Dekkeret commençait à trouver de plus en plus embarrassant d’écouter cette conversation entre les deux frères. Il en avait été le témoin involontaire au début ; et à présent qu’elle tournait à la discussion tendue, il ne voulait vraiment pas l’entendre malgré lui. Il se passait là quelque chose que seul un membre de la famille pouvait entièrement comprendre, et qu’aucun étranger ne pouvait saisir.

Si Abrigant, qui avait renoncé à toutes fonctions publiques depuis l’accession au trône de Dekkeret, et avait davantage de temps libre pour les affaires de famille que son royal frère en cette époque, pensait devoir être celui qui réconforterait leur mère en cette période sombre… eh bien, Dekkeret reconnaissait qu’il avait de bonnes raisons de penser ainsi. Mais Prestimion était l’aîné. Ne devrait-ce pas être à lui de décider lequel des deux se rendrait dans l’île ?

Et Prestimion était le Pontife aussi. Personne, pensait Dekkeret, pas même le frère du Pontife, ne devrait dire une chose telle que « Au contraire » à un Pontife.

En fin de compte ce fut l’argument décisif. Prestimion écouta quelques instants de plus, faisant face à Abrigant les bras croisés et se maîtrisant avec une expression trop manifeste de patience appliquée, tandis qu’Abrigant plaidait sa cause.

— Je comprends tes sentiments, mon frère, dit-il ensuite simplement. Mais j’ai d’autres raisons, des raisons d’État, pour me trouver à l’extérieur en ce moment. L’île ne sera que la première étape de mon voyage.

Il dévisageait à présent inflexiblement Abrigant.

— Ce que je dois régler, reprit Prestimion, est la question dont nous discutions à l’instant, lorsque tu as frappé à la porte. Puisqu’il serait tant pratique que souhaitable pour moi d’aller sur l’île, il n’y a pas besoin que tu fasses également le déplacement.

Abrigant accueillit cette réponse d’un instant ou deux de silence et avec un regard déconcerté. Il sembla réaliser petit à petit que les paroles de Prestimion équivalaient à un ordre.

Dekkeret ne doutait pas un seul instant que le frère du Pontife fût toujours mécontent. Mais il n’était pas possible de poursuivre cette conversation plus longtemps. Abrigant afficha un sourire qui n’avait qu’une chaleur hivernale.

— Eh bien, dans ce cas, Prestimion, je dois céder, non ? Très bien, je cède. Transmets mon affection à notre mère, si tu le veux bien, et dis-lui que mes pensées ont été pour elle dès le début de cette tragédie.

— Je le ferai. Et ta tâche est maintenant de réconforter lady Fiorinda. Je la confie à tes soins.

Abrigant ne semblait pas non plus préparé à cela. Il était déjà contrarié par sa capitulation devant Prestimion quant au voyage sur l’île, et une nouvelle perplexité apparut sur son visage à cette dernière déclaration de Prestimion.

— Quoi ? Fiorinda va rester ici, alors ? Elle n’accompagne pas Varaile dans tes déplacements ?

— Ce ne serait pas une bonne idée, à mon avis. Varaile l’enverra chercher lorsque nous serons de retour au Labyrinthe. Jusque-là, je préfère qu’elle reste à Muldemar.

Puis, dans un geste qui parut à Dekkeret davantage une démonstration de force impériale que d’amour fraternel, Prestimion tendit avec raideur les bras vers Abrigant.

— Allons, mon frère, embrasse-moi, et ensuite je devrai retourner à cette réunion.


Lorsque Abrigant eut quitté la pièce et qu’ils se retrouvèrent seuls à l’intérieur, Dekkeret se tourna vers Prestimion et, pour mettre fin au vide et au silence inconfortable qui s’attardait après le départ d’Abrigant lui demanda :

— De quels voyages vouliez-vous parler, il y a un instant, Votre Majesté ? Si je puis vous le demander.

— Je n’ai pas encore pris de décision définitive. La voix de Prestimion restait coupante.

— Mais il est indéniable que vous et moi allons nous déplacer au cours des mois à venir.

Il ramassa le casque, qu’il avait laissé sur la table et fit passer la douce dentelle métallique de la main droite à la main gauche, comme une poignée de pièces d’or.

— Pouah ! Je n’aurais jamais pensé devoir manipuler à nouveau ce sale appareil. Cela m’a presque tué, une fois. Vous en souvenez-vous ?

— Nous ne l’oublierons jamais, Votre Majesté, répondit Dinitak. Nous vous avons vu tomber à genoux sous l’effort, la fois où vous l’avez utilisé pour envoyer votre esprit partout sur le monde, pour guérir les gens de la folie.

Prestimion eut un pâle sourire.

— Oui. Et vous avez dit à Dekkeret : « Ôtez-le-lui de la tête », comme je m’en souviens, et Dekkeret a répondu qu’il était interdit de traiter de la sorte un Coronal, sur quoi vous lui avez dit de l’enlever quand même, ou le monde aurait très rapidement besoin d’un nouveau Coronal. Et Dekkeret l’a donc ôté de ma tête… Je me demande, Dinitak, si vous me l’auriez vous-même enlevé si Dekkeret n’avait pas finalement accepté de le faire ?

— La question est déloyale, Prestimion, dit rapidement Dekkeret, sans se soucier de dissimuler la contrariété dans sa voix. Pourquoi lui demander une telle chose ? Je vous ai effectivement ôté le casque lorsque j’ai vu ce qu’il vous faisait.

— Je n’ai aucune objection à émettre à la question du Pontife, dit calmement Dinitak en se tournant vers Dekkeret. Je l’aurais enlevé, oui, Votre Majesté, répondit-il à Prestimion. La personne du Coronal est tenue pour sacrée, jusqu’à un certain point. Mais on ne reste pas inactif lorsque la vie du Coronal est en danger. Je comprenais la puissance de ce casque mieux que vous tous. Vous y mettiez toutes vos forces, Majesté, et vous l’aviez suffisamment longtemps utilisé. Il vous mettait en grand péril.

Le visage de Dinitak s’était violemment empourpré.

— Je n’aurais pas hésité à l’enlever de votre front si Dekkeret n’avait pu se résoudre à le faire. Et si Dekkeret avait essayé de m’en empêcher, je l’aurais repoussé.

— Bien parlé, dit Prestimion en mimant des applaudissements. J’aime la façon dont vous dites : « Je l’aurais repoussé. » Vous n’avez jamais été très fort pour la diplomatie ou le tact, n’est-ce pas, Dinitak ? Mais vous êtes assurément un honnête homme.

— Le seul que sa famille ait réussi à engendrer en dix mille ans, dit Dekkeret, en riant.

Dinitak, après un instant, se mit également à rire de bon cœur.

Seul Prestimion garda la mine sombre. L’étrange tension qui l’avait saisi depuis le tout début de leur réunion de cet après-midi-là avait augmenté après le départ d’Abrigant. Il semblait à présent parcouru par un puissant courant sous-jacent d’énervement, comme s’il luttait contre une force intérieure explosive qu’il contenait à peine.

Mais sa voix était relativement calme lorsqu’il reposa le casque sur la table.

— Eh bien, le Divin me préserve de devoir un jour porter à nouveau cet appareil ! Je ne me rappelle que trop bien sa puissance. Un homme de mon âge n’a pas intérêt à s’en approcher. Lorsque nous en aurons à nouveau besoin, c’est vous, Dinitak, qui ferez le travail, hein ? Pas moi.

Il regarda ensuite son Coronal.

— Et pas vous non plus, Dekkeret !

— L’idée ne m’était pas venue, je vous l’assure répondit Dekkeret.

Il tenait beaucoup à revenir au thème que Prestimion avait si négligemment écarté.

— Prestimion, vous avez dit il y a une minute que nous nous déplacerions tous les deux. Où pensez-vous aller ?

— J’ai l’intention de faire ce que les Pontifes font rarement. C’est-à-dire voyager ici et là dans le pays, sans plan défini. Ceci afin de mettre ma famille hors d’atteinte de la malveillance de notre ami Mandralisca.

— Sage décision, je trouve, acquiesça Dekkeret.

— J’irai d’abord sur l’île, bien entendu, probablement par la route du nord, en partant d’Alaisor : on me dit qu’en cette saison, les vents dominants y seront plus favorables. Une fois que j’aurai vu ma mère, je reviendrai sur le continent par la voie du sud, via Stoien ou Treymone. Stoien, je pense, ce serait mieux. Si je choisis alors de retourner au Labyrinthe, la route sera plus directe. Mais où je me rendrai, une fois que j’aurai atteint Alhanroel, dépendra des agissements de Mandralisca et de ses cinq brutes de maîtres, des ennuis qu’ils ont l’intention de créer, du danger dans lequel je me trouverai.

— Je prie pour que vous ne vous trouviez pas en danger, dit avec ardeur Dekkeret.

Il observa attentivement Prestimion. Le Pontife avait toujours cet air étrange. Quelque chose l’agaçait encore et encore.

— Et quels voyages avez-vous en tête pour moi, si je puis vous le demander ?

— Vous avez vous-même dit, juste avant les funérailles, que vous envisagiez de vous rendre à Zimroel et d’y étudier vous-même la situation, répondit Prestimion. Seul le temps nous dira si une telle mesure est nécessaire. J’espère que non : un nouveau Coronal a trop à faire au Château pour aller se balader sur l’autre continent. Mais vu les circonstances actuelles, vous devriez assurément vous rendre à un endroit qui vous permettra d’y aller le plus vite possible, si besoin est.

— Vous voulez parler de la côte occidentale.

— Exactement. Pendant que je ferai voile vers l’île, vous devriez suivre ma trace en zigzaguant dans les territoires de l’Ouest, jusqu’à Alaisor également.

— Vous voulez que je vous suive par voie de terre, en ce cas ?

— Oui, allez-y par le continent. Montrez-vous au peuple. La venue du Coronal dans une ville suscite toujours de bons sentiments. Votre prétexte non déguisé sera de faire une sorte de Périple, pas le Grand avec banquets et représentations de cirque, mais une espèce de préliminaire ; le nouveau Coronal fait un rapide tour des plus importantes cités du centre et de l’ouest d’Alhanroel. Emmenez Dinitak avec vous, à mon avis. Vous aurez besoin de surveiller de très près les événements de l’autre continent, et son casque vous permettra de le faire. Une fois que vous aurez atteint Alaisor, descendez la côte, et finissez par Stoien, disons, où vous attendrez que je revienne de ma visite à ma mère. Lorsque j’en aurai fini sur l’Ile, je vous retrouverai à Stoien ou dans les environs, nous nous entretiendrons et évaluerons la situation telle qu’elle sera à ce moment-là. Il sera peut-être nécessaire que vous alliez à Zimroel pour y ramener les choses sous contrôle. Ou peut-être pas. Qu’en pensez-vous ?

— C’est parfaitement conforme à mes idées.

— Bien. Bien.

Prestimion saisit la main de Dekkeret et la serra avec une force surprenante.

Puis, enfin, son sang-froid glacial se brisa. Il se détourna brusquement, et se mit à arpenter rapidement la pièce à grands pas furieux, les poings serrés, les épaules raides. Dekkeret comprit soudain la nature de l’aura de tension qui entourait Prestimion ce jour-là : il avait pendant tout ce temps été envahi par une rage à peine contenue. Ce n’était que trop évident à présent. Le fait que sa propre famille soit l’objet d’une agression, sa femme, sa fille et bien sûr Teotas, était une situation qu’il ne pouvait et ne voulait tolérer. Le visage du Pontife était gris de fatigue, mais une vive étincelle de colère brillait dans ses yeux.

Un torrent de mots passionnés qui avaient été retenus trop longtemps sortait à présent en bouillonnant de sa bouche.

— Par le Divin, Dekkeret, pouvez-vous imaginer chose plus intolérable ! Encore une autre rébellion ? De tels événements ne nous seront jamais épargnés ? Mais cette fois nous materons à la fois la rébellion et les rebelles. Nous pourchasserons ce Mandralisca, et mettrons définitivement fin à ses agissements, et aussi ces cinq frères et tous ceux qui leur jurent allégeance. Prestimion s’agitait à travers la pièce durant tout ce discours, s’arrêtant à peine pour regarder en direction de Dekkeret.

— Je vous le dis, Dekkeret, le peu de patience qu’il me restait est épuisé. J’ai passé les vingt ans de mon règne, tant comme Coronal que comme Pontife, à me battre contre des ennemis tels qu’aucun souverain de Majipoor depuis l’époque de Stiamot n’a eu à en affronter. Ils veulent rendre mon frère fou, n’est-ce pas ? Pénétrer dans les rêves de ma petite fille, même ? Non. Non ! J’en ai assez et plus qu’assez. Nous les terrasserons. Nous les éliminerons totalement. Totalement, Dekkeret !

Dekkeret n’avait jamais vu Prestimion dans une telle rage. Mais ensuite le Pontife sembla retrouver une partie de son calme. Il interrompit son va-et-vient enragé et prit position au milieu de la pièce, laissa pendre ses bras, respira lentement et profondément. Puis il indiqua avec brusquerie la porte à Dekkeret et Dinitak. Sa voix était plus calme, désormais, mais elle était froide, et même glaciale.

— Partez, maintenant, tous les deux. Partez ! J’ai besoin de parler à Varaile, de lui expliquer ce qui nous attend.


Dekkeret était plus qu’heureux d’être excusé de la présence du Pontife. Ce Prestimion était nouveau et effrayant. Il était conscient que Prestimion avait toujours été un homme passionné et impulsif, sa prudence et sa perspicacité intrinsèque constamment aux prises avec son impatience et son caractère houleux. Mais cela avait toujours été tempéré par la bonne humeur et l’esprit badin qui lui permettaient de trouver de nouvelles réserves de force même dans les moments de crise les plus ardus.

La modération face à l’adversité avait été la caractéristique déterminante de Prestimion tout le temps de son règne long et difficile. Dekkeret avait déjà remarqué qu’avec la cinquantaine, il semblait être devenu bourru et conservateur, comme c’est souvent le cas chez les hommes, et avait perdu une grande partie de son ressort. Prestimion semblait prendre toute cette histoire avec Mandralisca comme une offense personnelle, plutôt que comme l’attaque du caractère sacré de l’État qu’elle était réellement.

Peut-être est-ce pour cette raison, songea Dekkeret, que nous avons un système de double monarchie. Lorsque le Coronal vieillit et devient plus inflexible, il monte sur le trône suprême et est remplacé au Château par un homme plus jeune, et ainsi, la sagesse et l’expérience de l’âge sont associées à la flexibilité et la vigueur de la jeunesse pleine d’entrain.

Fulkari accueillit Dekkeret d’une étreinte chaleureuse lorsqu’il revint à leurs appartements après avoir quitté Dinitak. Elle venait de se baigner, semblait-il, et ne portait qu’un peignoir d’épaisse fourrure et un torque doré et brillant. Un doux parfum de sels de bain s’élevait de ses seins et de ses épaules. Il sentit un peu de la tension de la réunion avec Prestimion commencer à refluer.

Mais à l’évidence, elle put voir au premier coup d’œil que les choses ne se passaient pas bien.

— Tu as l’air bien étrange, dit-elle. Les choses se sont-elles mal passées entre Prestimion et toi ?

— La réunion a permis de traiter un large éventail de questions difficiles.

Dekkeret se laissa tomber avec insouciance sur un divan recouvert de velours. Il craqua de protestation lorsque le grand corps atterrit.

— Prestimion lui-même devient assez difficile.

— De quelle façon ? demanda Fulkari, en s’asseyant au pied du divan.

— D’une douzaine de façons. La longue lassitude causée par l’exercice de hautes fonctions fait son effet sur lui. Il rit beaucoup moins qu’il ne le faisait étant plus jeune. Des choses qui autrefois lui auraient paru amusantes ne l’amusent plus. Il se fâche très facilement. Abrigant et lui ont eu une curieuse petite dispute qui n’aurait jamais dû avoir lieu devant moi. Qui n’aurait jamais dû avoir lieu tout court.

Dekkeret secoua la tête.

— Je ne veux pas dire de mal de lui. C’est toujours un homme extraordinaire. Et nous ne devons pas oublier que son plus jeune frère vient de connaître une mort horrible.

— Il n’est guère étonnant qu’il se conduise ainsi, alors.

— Mais c’est pénible à voir. Je partage sa peine, Fulkari.

Elle sourit avec espièglerie. Lui prenant un pied, elle commença à le pétrir et le masser.

— Deviendras-tu toi aussi grincheux et désagréable lorsque tu seras Pontife, Dekkeret ?

Il lui fit un clin d’œil.

— Bien sûr. J’aurais l’impression qu’il y a quelque chose qui cloche chez moi, autrement.

Pendant un instant, malgré son clin d’œil, elle parut le prendre au sérieux. Puis elle rit.

— Bien. Je trouve les hommes grincheux et désagréables très séduisants. Presque irrésistibles, en réalité. Cette seule pensée me met en émoi.

Elle se hissa sur le divan et alla se nicher dans le creux de son bras. Dekkeret pressa son visage contre ses cheveux couleur de cuivre brillant, en respira le parfum et l’embrassa légèrement sur la nuque. Il glissa une main dans son peignoir, suivit doucement la ligne de sa clavicule de ses doigts, puis laissa sa main descendre plus bas pour entourer l’un de ses seins. Ils restèrent ainsi un moment, aucun des deux n’étant pressé de passer à l’étape suivante.

— Nous retournons demain au Château, dit-il au bout d’un moment.

— Vraiment, maintenant ? fit Fulkari d’un air songeur. C’est bien. Même si on est bien ici aussi. Ça ne me dérangerait pas de rester une semaine ou deux.

Elle se tortilla pour se coller plus étroitement contre lui.

— Il y a beaucoup de travail qui m’attend à la maison, insista Dekkeret, se demandant pourquoi il s’obstinait à vouloir détruire l’ambiance qui s’installait. Et une fois que j’aurai rattrapé mon retard, nous aurons un petit voyage à faire.

— Un voyage ? Mm, c’est bien aussi.

Elle semblait presque sur le point de s’endormir. Elle était lovée contre lui parfaitement détendue, chaude et tendre, comme un chaton ensommeillé.

— Où irons-nous, Dekkeret ? À Stee ? High Morpin ?

— Plus loin. Beaucoup plus loin… À Alaisor, en fait.

Cette réponse la réveilla brutalement. Elle releva la tête et le regarda avec stupeur.

— Alaisor ? répéta-t-elle, en clignant des yeux. Mais c’est à des milliers de kilomètres ! Je n’ai jamais été aussi loin du Mont de ma vie ! Pourquoi Alaisor, Dekkeret ?

— Parce que, répondit-il en souhaitant profondément avoir gardé ces révélations pour plus tard.

— Juste parce que ? À l’autre bout d’Alhanroel, juste parce que ?

— C’est à la demande du Pontife, en réalité. Affaire d’État.

— Tu veux parler du sujet dont vous étiez en train de discuter ?

— Plus ou moins.

— Et de quel sujet s’agit-il exactement ?

Fulkari s’était à présent extirpée de son étreinte et s’était retournée pour lui faire face, assise en tailleur au pied du divan.

Dekkeret comprit que la prudence s’imposait. Il n’était guère en position de partager une grande partie de la véritable histoire avec elle… la rébellion qui avait censément commencé à Zimroel, la réapparition de Mandralisca, la possibilité que le casque Barjazid ait été utilisé pour conduire Teotas à la mort. Ce n’étaient pas des sujets qu’il pouvait discuter avec elle. Fulkari était toujours une simple citoyenne. Un Coronal pouvait partager de telles informations avec sa femme, mais Fulkari n’était pas sa femme.

— Quelques événements bizarres ont eu lieu ces derniers temps de l’autre côté de la mer, dit Dekkeret, choisissant ses mots judicieusement. Leur nature n’est pas particulièrement importante pour le moment. Mais Prestimion veut que je me dirige vers l’ouest et m’installe quelque part sur la côte, afin d’avoir déjà fait une partie du chemin s’il s’avère nécessaire que je me rende à Zimroel dans un avenir proche.

— Zimroel !

Elle prononça le nom comme s’il parlait d’un voyage sur la Grande Lune.

— À Zimroel, oui. Peut-être. Il n’en sera peut-être rien, tu comprends. Mais le Pontife pense que nous devons cependant nous renseigner. Par conséquent, il nous a demandé, à Dinitak et moi, de nous diriger vers Alaisor et…

— Dinitak aussi ? demanda Fulkari, en haussant les sourcils.

— Dinitak voyagera avec nous, oui. Il fera des recherches particulières pour le gouvernement, en utilisant un certain équipement de détection qui…

Non, il ne pouvait guère parler de cela non plus.

— En utilisant un certain équipement particulier, finit-il maladroitement. Il me fera des rapports quotidiens. Tu aimes bien Dinitak, non ? Cela ne te dérangera pas qu’il nous accompagne.

— Bien sûr que non… Et Keltryn ? Qu’en est-il d’elle ? demanda-t-elle.

— Je ne comprends pas, fit Dekkeret. De quoi veux-tu parler ?

— Va-t-elle venir également avec nous ? Il se sentit perdu.

— Je ne te suis pas, Fulkari. Es-tu en train de me dire que chaque fois que nous irons quelque part, tu voudras que Keltryn vienne avec nous ?

— Certainement pas. Mais nous serons partis au moins plusieurs mois, non, Dekkeret ?

— Pour le moins, oui.

— Ne crois-tu pas qu’ils vont se manquer, s’ils doivent rester loin de l’autre si longtemps ?

C’était absolument incompréhensible.

— Tu veux parler de Dinitak et Keltryn ? Se manquer ? Je ne comprends absolument rien à ce que tu dis. Se connaissent-ils seulement autrement que de vue ?

— Tu veux dire que tu ne sais pas ? dit Fulkari en riant. Il ne t’en a pas dit le moindre mot ? Et sincèrement, tu n’avais rien remarqué ? Dinitak et Keltryn ? Franchement, Dekkeret ! Franchement !

3

Keltryn se trouvait dans la petite chambre de son appartement de la Galerie Setiphon, disposant les cartes pour ce qu’elle pensait être sa trois millième partie de solitaire depuis que le Pontife avait fait appeler Dinitak au manoir de Muldemar pour les funérailles de Teotas.

Quatre de Comètes. Six de Constellations. Dix de Lunes.

Pourquoi était-il nécessaire que Dinitak assiste aux funérailles de Teotas ? Dinitak n’avait aucun poste officiel dans le gouvernement, et n’était pas non plus membre de l’aristocratie du Mont du Château. Son seul rôle au Château était d’être l’ami de Dekkeret et son occasionnel compagnon de voyage. Et, pour ce qu’en savait Keltryn, Teotas et Dinitak n’étaient que de vagues connaissances, rien de plus, jusque très récemment. Il n’avait aucune raison d’assister aux funérailles. Il n’avait jamais été question que Dinitak se rende au manoir de Muldemar, lorsque les obsèques avaient été organisées.

Mais ensuite, juste la veille des funérailles, un messager en uniforme Pontifical était brusquement arrivé, disant que Prestimion requérait immédiatement la présence de Dinitak Barjazid à Muldemar. Pourquoi ?

Avec un délai si court, pensait Keltryn, il était peu vraisemblable que Dinitak puisse parvenir là-bas à temps pour la cérémonie. Il devait donc s’agir de quelque chose d’autre. Et pourquoi le message convoquant Dinitak venait-il du Pontife, plutôt que de son bon ami lord Dekkeret ? Dekkeret aussi se trouvait là-bas, après tout. Tout ceci était bien mystérieux. Et elle espérait que Dinitak se presserait de rentrer, à présent que les funérailles étaient terminées, supposait-elle, et que Teotas était en sécurité dans sa tombe.

Avec mauvaise humeur, elle distribua les cartes.

Pontife des Nébuleuses. Quelle barbe ! Elle avait déjà le Coronal des Nébuleuses sur la table. Le Pontife n’aurait pas pu sortir cinq minutes plus tôt ? Neuf des Lunes. Valet des Nébuleuses. Elle glissa le Valet sous le Coronal des Nébuleuses. Trois de Comètes. Keltryn fit la grimace. Même lorsque les cartes sortaient dans le bon ordre elle n’y prenait aucun plaisir. Elle en avait assez du solitaire. Elle voulait Dinitak. Cinq des Lunes. Reine des Constellations. Sept de… Quelqu’un frappa !

— Keltryn ? Keltryn, tu es là ! Elle balaya les cartes sur le sol.

— Dinitak ! Tu es enfin de retour !

Elle courut vers la porte, se souvint au dernier moment qu’elle ne portait rien d’autre que sa culotte, et saisit hâtivement un peignoir. Dinitak était si horriblement pointilleux sur de tels détails, si moral. Malgré tout ce qui s’était passé entre eux depuis qu’ils étaient devenus amants, il serait choqué qu’elle vienne ouvrir la porte quasiment nue. Le peignoir devait être sur elle avant d’être enlevé : voilà comment il était. Par ailleurs, Dekkeret pourrait se trouver avec lui. Ou le Pontife Prestimion, pour ce qu’elle en savait.

Elle ouvrit la porte. Il était là, seul. Elle lui saisit le poignet et le tira à l’intérieur, puis elle se retrouva dans ses bras enfin, enfin, enfin. Elle le couvrit de baisers. Elle avait l’impression qu’il était parti depuis au moins six mois.

— Eh bien ! dit-elle, finalement, en le relâchant. Es-tu heureux de me voir ?

— Tu sais que oui.

Ses yeux brillaient d’ardeur, luisaient comme des flambeaux dans son visage étroit et anguleux. Il s’humecta la lèvre inférieure d’un mouvement rapide de la langue. Aussi collet monté et âme noble qu’il puisse parfois se montrer, il paraissait pour le moment tout à fait prêt à lui ôter son peignoir.

Elle fut prise d’une humeur friponne. Elle décida de le faire attendre un peu. Cela mettrait à l’épreuve leur force d’âme, à l’un comme à l’autre.

— Ton ami le Pontife et toi aviez-vous beaucoup de choses intéressantes à vous raconter ? demanda-t-elle en reculant de quelques pas.

Dinitak parut très mal à l’aise. Ses paupières battirent trois ou quatre fois très rapidement, presque comme s’il avait eu un tic, et un muscle se contracta dans l’une de ses joues maigres et brunies par le soleil.

— Ce… n’est pas un sujet dont je peux réellement discuter, dit-il. Pas maintenant, en tout cas.

Sa voix semblait forcée et rauque.

— Nous avons eu des réunions, le Pontife, le Coronal et moi, il y a des problèmes, des problèmes politiques pour lesquels ils veulent que je fournisse une assistance technique…

Il continuait à la convoiter du regard pendant tout ce temps. Keltryn adorait cela, cette façon ardente dont il la regardait. Ces yeux sombres et brillants, ce regard ferme, cette intensité formidable en lui, la puissante force magnétique qui émanait de lui, la tension semblable à celle d’un ressort : ces facettes qui l’avaient fascinée depuis le début.

— Et les funérailles ? demanda-t-elle, continuant délibérément à le maintenir à distance. Comment se sont-elles déroulées ?

— Je suis arrivé trop tard pour cela. Mais c’était sans importance. Ce n’est pas pour les obsèques qu’ils m’avaient demandé de descendre, tu sais. C’était pour cette autre chose, la mission technique.

— La chose dont tu ne veux pas me parler.

— La chose dont je ne peux pas te parler.

— Très bien, ne me dis rien. Cela m’est égal. C’est probablement atrocement ennuyeux, de toute façon. Fulkari m’a parlé de toutes ces choses officielles que lord Dekkeret fait à longueur de journée, maintenant qu’il est Coronal. Elles sont colossalement ennuyeuses. Je ne voudrais pas être Coronal pour tout l’or du monde. On pourrait agiter devant moi la couronne de la constellation, le collier de Vildivar, l’anneau de lord Moazlimon et tout le reste des joyaux de la couronne, je ne voudrais toujours pas…

Tout à coup elle en eut assez de ce jeu.

— Oh, Dinitak, Dinitak, tu m’as tellement manqué tout ce temps où tu étais à Muldemar ! Et ne dis pas que ça n’a duré que quelques jours. Pour moi ça semblait des siècles.

— Pour moi aussi, dit-il. Keltryn… Keltryn…

Il tendit les bras vers elle et elle s’avança spontanément vers lui. Le peignoir tomba. Il fit courir ses mains sur son corps avec avidité alors qu’elle l’attirait sur le sol couvert de tapis.

Leur couple était encore assez jeune pour que la partie physique de leur relation ait une urgence fougueuse, presque compulsive. Keltryn, pour qui tout cela n’avait rien de familier, ne ressentait pas seulement l’excitation qui accompagnait la libération de désirs refoulés mais aussi le sentiment puissant de vouloir rattraper le temps perdu, à présent qu’elle s’était enfin autorisée à vivre cet aspect de la vie d’adulte.

Il y aurait suffisamment d’occasions plus tard, elle le savait, pour les conversations profondes et sérieuses, les longues promenades main dans la main dans les couloirs tranquilles du Château, les dîners aux chandelles, etc. Il restait en elle suffisamment de l’ancienne Keltryn aux manières de garçon manqué, de l’élève en escrime vierge qui était si experte pour garder les garçons à distance, pour qu’elle se dise de temps à autre qu’ils ne devraient pas permettre que leurs rapports soient entièrement faits de corps à corps moites et de copulations sauvages et enfiévrées ; mais à présent qu’elle avait eu un avant-goût de corps à corps moites et de copulations sauvages et enfiévrées, elle se sentait tout à fait prête à renvoyer ces conversations profondes et sérieuses, ces longues promenades main dans la main, à quelque future étape de leur relation.

Dinitak, en dépit de tout l’ascétisme qui semblait faire partie intégrante de son tempérament, paraissait penser la même chose. Son propre appétit pour l’amour physique, désormais déchaîné après qui savait quelle longue période de restriction, était au moins aussi grand que le sien. Avec plaisir ils se poussèrent mutuellement au bord de l’épuisement, et au-delà.

Mais établir ce genre de relations n’avait pas été aisé à réaliser. Pendant les deux premières semaines suivant leur rencontre initiale accidentelle à l’extérieur de la Rotonde de lord Haspar, ils s’étaient vus quasiment chaque jour, mais il n’avait jamais rien fait qui puisse s’apparenter à des avances, et Keltryn n’avait pas la moindre idée de la façon d’en susciter. Elle n’était devenue que trop coutumière des attentions non sollicitées de camarades de classe tels que Polliex et Toraman Kanna ; mais comment provoquait-on des attentions désirées ? Elle commençait à se demander si Dinitak n’était pas le même genre d’homme que Septach Melayn, et si son destin personnel serait de ne tomber amoureuse que d’hommes qui par leur nature innée n’étaient pas disponibles pour elle.

Elle n’avait aucun doute quant au fait qu’elle était amoureuse de lui. Dinitak ne ressemblait à aucune autre personne de sa connaissance, ni durant son enfance à Sipermit, ni au Château. Sa beauté ténébreuse et tourmentée, son allure maigre et tendue d’homme de Suvrael, qui lui venait de sa jeunesse sous le soleil brûlant et implacable du continent désertique, exerçaient sur elle un charme puissant, presque irrésistible. Qu’il soit mince, presque trop léger, d’une ossature et d’une stature à peine supérieures aux siennes ne la dérangeait pas. Lorsqu’elle le regardait, elle sentait, dans ses genoux, dans sa poitrine, dans ses reins, une sensation d’attraction insurmontable d’un genre qu’elle n’avait jamais ressenti auparavant.

Il était étrange d’autres façons également. Il y avait une brusquerie, une rudesse même, dans sa manière de traiter les gens qui devait tenir à son éducation à Suvrael, pensait Keltryn. C’était un roturier, d’une part ; ce qui le rendait très différent des garçons avec lesquels elle avait grandi. Mais il y avait autre chose. Elle en savait très peu sur ses origines, mais il circulait des rumeurs selon lesquelles son père avait été un criminel quelconque, que ce père avait tenté de jouer un mauvais tour à Dekkeret, lorsque celui-ci était un jeune homme en voyage à Suvrael, et que Dinitak, consterné par les machinations de son père, s’était retourné contre lui et avait aidé Dekkeret à le faire prisonnier.

Keltryn ne savait absolument pas si c’était vrai ou faux, mais cela donnait l’impression d’être vrai. D’après plusieurs déclarations que Dinitak avait faites, à elle et à d’autres gens au Château, elle savait qu’il avait de la vie une vision réaliste et sévère, qu’il n’avait aucune patience envers les comportements irréguliers, dans un éventail allant de la simple paresse et la négligence à un bout de l’échelle, à la criminalité de l’autre, il semblait conduit par un impératif moral puissant : en réaction, disaient d’aucuns, au manque de respect de son père pour la loi. Il était idéaliste, honnête au point d’en être parfois brutal. Il était prompt à dénoncer les manques de vertu des autres, et à son grand crédit, il ne semblait en commettre aucun lui-même.

Une telle personne, pensait Keltryn, n’aurait que trop facilement pu devenir prude, moralisatrice et satisfaite de soi. Cependant, bizarrement, Dinitak ne lui faisait pas l’effet d’être ainsi. Il était de bonne compagnie, sémillant, amusant et gracieux à sa façon, et pouvait faire preuve d’un esprit acéré. Il n’était pas étonnant que lord Dekkeret l’apprécie autant. Quant au puissant sens du bien et du mal de Dinitak, il fallait admettre qu’il vivait selon ses propres principes : il était aussi dur envers lui-même qu’envers les autres, et n’en attendait pas de louanges. Il semblait naturellement droit et incorruptible. C’était simplement sa façon d’être. Il fallait prendre une personne telle que lui comme elle était. Mais une telle personne, se demandait-elle, était-elle trop noble pour se laisser aller à la passion physique ? Car elle avait elle-même finalement décidé qu’il était temps de donner libre cours à une telle passion, et avait finalement trouvé quelqu’un avec qui elle aimerait s’abandonner, et lui semblait absolument inconscient des sentiments qu’elle éprouvait.

Dans son désespoir, elle finit par penser qu’elle avait un expert en ce domaine dans sa propre famille. Et elle consulta donc sa sœur, Fulkari.

— Tu pourrais essayer de le mettre dans une situation qui ne lui laisserait vraiment que peu de choix et voir comment il réagit, suggéra Fulkari.

À l’évidence, Fulkari savait comment s’y prendre ! Ainsi donc, un après-midi, Keltryn invita Dinitak à venir nager avec elle à la piscine de la Galerie Setiphon ce soir-là. Quasiment personne ne semblait utiliser la piscine à ce moment-là, et absolument personne, Keltryn l’avait vérifié, n’y allait le soir. Afin d’en être certaine, cependant, elle prit la peine de verrouiller la porte de la piscine de l’intérieur, une fois que Dinitak et elle s’y trouvèrent.

Il avait naturellement apporté un maillot de bain. Maintenant ou jamais, pensa Keltryn. Alors qu’il se dirigeait vers l’un des vestiaires, elle dit :

— Oh, nous n’avons pas réellement besoin de mettre de maillot de bain ici, non ? Je n’en apporte jamais. Je n’en ai pas pris ce soir.

Et elle se glissa rapidement hors des quelques vêtements qu’elle portait, courut gaiement devant lui, le cœur battant si violemment qu’elle crut qu’il allait lui briser les côtes, et exécuta un plongeon parfait dans le bassin de porphyre rose. Dinitak n’hésita qu’un instant. Puis il se déshabilla également – elle le regarda depuis la piscine, admirant avec émerveillement et crainte la beauté de son corps mince à la taille étroite – et sauta derrière elle.

Ils barbotèrent un moment dans l’eau chaude au parfum de cannelle. Elle le défia à la course, et ils nagèrent côte à côte d’un bout à l’autre du bassin, finissant à ce qu’ils ne purent que qualifier d’égalité. Puis elle se hissa hors de la piscine, trouva quelques serviettes à étendre sur le rebord carrelé et lui fit signe de venir la rejoindre.

— Et si quelqu’un vient ? demanda-t-il.

Elle ne tenta pas de dissimuler la gaieté malicieuse qui la gagnait.

— Personne ne viendra. J’ai verrouillé la porte.

Elle n’aurait pu mieux lui faire comprendre, allongée ainsi nue sur une pile de serviettes moelleuses, dans la salle humide et chaude qu’ils avaient pour eux seuls, qu’elle l’avait amené ici afin de se donner à lui. S’il la dédaignait à présent, ce serait le signe on ne peut plus manifeste qu’il n’éprouvait aucun intérêt à devenir son amant, qu’il la trouvait physiquement peu séduisante, ou qu’il n’était pas un homme sensible aux femmes, ou encore que sa propre sensibilité morale hyper-développée ne lui permettait pas d’apprécier les plaisirs charnels de façon émancipée.

Aucune de ces possibilités n’était exacte. Dinitak s’allongea près d’elle, la prit tranquillement et expertement dans ses bras, posa ses lèvres sur les siennes, laissa une de ses mains errer sur ses petits seins fermes puis vers l’endroit où se rejoignaient ses cuisses, et Keltryn sut que ça allait enfin lui arriver, qu’elle était sur le point de traverser la frontière immense qui sépare les jeunes filles des femmes, que Dinitak allait l’initier ce soir aux mystères qu’elle n’avait jamais osé explorer auparavant.

Elle se demanda si cela lui ferait mal. Elle se demanda si elle saurait s’y prendre.

Mais il s’avéra qu’il n’y avait pas besoin de penser à la façon de s’y prendre. Dinitak savait visiblement ce qu’il faisait, elle suivit son exemple facilement, et au bout d’un moment elle put se contenter de laisser son propre instinct prendre la suite. Quant à la douleur, elle ne dura qu’un court instant, rien de semblable à ce qu’elle avait craint, bien que ce fût un peu alarmant pendant une seconde et qu’elle laissât effectivement un petit cri sortir de ses lèvres. Ensuite il n’y eut plus de problèmes. Ce qui se produisait était une impression bizarre, oui. Mais très agréable. Fantastique. Inoubliable. Il lui sembla qu’elle venait de franchir un seuil qui l’avait conduite dans un nouveau monde totalement inconnu, où tout luisait d’une aura brillante de délice.

Cet unique petit cri mena cependant à quelques complications par la suite. Lorsque tout fut terminé, Keltryn se renversa dans un brouillard confus de plaisir et de stupéfaction, et ce n’est que petit à petit qu’elle se rendit compte que Dinitak la dévisageait d’un air abasourdi, comme s’il était frappé d’horreur.

— Quelque chose ne va pas ? murmura-t-elle au bord des larmes. T’ai-je déplu ?

— Oh, non, non, non ! Tu étais merveilleuse ! répondit-il. Plus que merveilleuse. Mais pourquoi ne m’as-tu pas dit que c’était la première fois ?

Son front était noué par l’angoisse. C’était donc ça ! Sa maudite moralité encore !

— Cette idée ne me serait jamais venue à l’esprit. Si tu te le demandais, j’imagine que tu pouvais toujours poser la question.

— On ne pose pas de telles questions, déclara-t-il sévèrement.

On aurait dit qu’elle avait fait quelque chose de terriblement inconvenant, pensa-t-elle. Comment tout ceci était-il devenu sa faute à elle ?

— D’ailleurs, continua-t-il, je n’avais aucune raison de le soupçonner. Pas alors que tu m’avais ainsi attiré à la piscine, avais jeté tes vêtements de façon si impudique… et…

Il chercha ses mots, ne parut pas en trouver d’appropriés et bafouilla finalement.

— Tu aurais dû m’en parler, Keltryn ! Tu aurais dû me le dire !

C’était déconcertant. Elle commença à sentir la colère monter en elle.

— Pourquoi ? Quelle différence y aurait-il-eue à ce que tu le saches ?

— Parce que je me sens tellement coupable de ce qui s’est passé, maintenant. Consciemment ou pas, j’ai fait quelque chose que je ne peux pas me pardonner. Prendre la virginité d’une jeune femme, Keltryn… c’est une sorte de vol, d’une certaine façon…

Elle avait l’impression que la situation devenait de plus en plus aberrante.

— Tu ne m’as rien pris. Je te l’ai donnée.

— Il n’empêche… on ne fait tout simplement pas une telle chose.

— On ne fait pas ? Tu veux dire que toi, tu ne le fais pas. Tu parles vraiment comme un homme préhistorique, Dinitak. Crois-tu que le Château soit un sanctuaire sacré de la pureté ? J’ai passé des mois au milieu d’une bande de garçons stupides, qui bavaient littéralement à l’idée de faire avec moi exactement ce que toi et moi venons de faire, et je leur ai dit non à tous, et la première fois où je décide de dire oui, tu me reproches de ne pas t’avoir informé à l’avance que je… que…

Les larmes lui montaient à nouveau aux yeux, mais il s’agissait cette fois-ci de larmes de rage, non de peur. L’imbécile ! Comment osait-il se sentir coupable dans un moment aussi merveilleux ? Quel droit avait-il de s’attendre à ce qu’elle lui donne des détails sur son expérience sexuelle ?

Mais elle savait qu’elle devait repousser sa colère et faire quelque chose pour réparer ce malentendu, et vite, sinon leur amitié n’y survivrait jamais.

— Je ne veux pas que tu penses avoir fait quoi que ce soit de mal, Dinitak, dit Keltryn du ton le plus doux qu’elle put adopter. En ce qui me concerne, ce que tu as fait était bien à cent pour cent. Oui, j’étais vierge, et je ne saurais te dire à quel point j’en avais assez de le rester, et je pense que je serais devenue folle si je l’étais demeurée une heure de plus.

Mais cette explication ne fit qu’aggraver la situation. À présent, c’est lui qui était furieux.

— Je vois. Tu voulais te débarrasser de cette gênante innocence qui était la tienne, et par conséquent tu as trouvé un instrument pratique pour t’aider à en disposer. Eh bien, je suis ravi d’avoir pu me rendre utile.

— Instrument ? Non ! Non ! Quelle horrible chose à dire. Tu ne comprends rien, n’est-ce pas ?

— Vraiment ?

— Je t’en prie. Tu es en train de tout gâcher. Tout cet outrage pieux. Cette vertueuse indignation déchaînée. Je sais que tu ne peux pas t’en empêcher, que tu prends toutes ces questions de morale extrêmement au sérieux. Mais regarde la pagaïe que tu es en train de semer entre nous ! C’est tellement stupide et inutile !

Il voulut répondre, mais elle lui mit la main sur la bouche.

— Ne comprends-tu pas que je t’aime, Dinitak ? Que c’est pour cette raison que tu es ici avec moi ce soir, et non Polliex, Toraman Kanna ou un autre garçon du cours d’escrime de Septach Melayn ? Toutes ces semaines que nous avons passées ensemble, où tu n’as jamais fait le moindre geste, où j’étais assise à prier désespérément que tu le fasses, mais tu étais soit trop timide, soit trop pur, soit trop autre chose, alors, finalement… finalement… ce soir, nous deux à la piscine, j’ai pensé : je vais le mettre dans une situation où il ne pourra pas me résister, et voir ce qui se passe… Enfin il comprit.

— Je t’aime, Keltryn. C’est la seule raison pour laquelle j’attendais. Je pensais que le moment pour ce genre de choses n’était pas encore venu. Je ne voulais pas déprécier notre amitié en me comportant comme tous les autres. Et là je suis désolé de m’être autant trompé.

Keltryn sourit largement.

— Ne le sois pas. Tout est réglé et terminé. Et maintenant…

— Maintenant…

Il tendit le bras vers elle. Elle échappa à ses mains, roula sur le bord de la piscine, se jeta à l’eau dans une gerbe sonore. Il plongea derrière elle. Elle nagea jusqu’au milieu du bassin de toutes ses forces, trait rose fendant l’eau rose, et Dinitak la suivit à toute allure. À l’autre bout, elle se hissa de nouveau sur le rebord, en riant, et tendit les bras vers lui.


Ce fut le début. Tout fut beaucoup moins compliqué pour eux par la suite. Keltryn commença à comprendre que son côté singulièrement puritain avait ses propres limites, que le rigoureux code de valeurs selon lequel il vivait ne pouvait être représenté en simples tons de noir et de blanc. Dinitak n’était pas un ascète. Loin de là ; la passion et le désir n’étaient certes pas étrangers à son caractère. Mais il fallait que tout se passe selon son sens unique de ce qui était convenable, et Keltryn prit conscience qu’elle ne saurait pas toujours prévoir en quoi cela consistait.

Au cours des semaines suivantes, ils passèrent nuit après nuit dans les bras l’un de l’autre, jusqu’à ce qu’il parût souhaitable de se réserver un peu de temps pour dormir. Le voyage de Dinitak à Muldemar fournit cette occasion. En fournit une trop grande occasion, trouva Keltryn, le deuxième jour de son absence. Elle n’en avait jamais assez de lui ni, semblait-il, lui d’elle.

Elle continuait ses séances d’escrime, deux fois par semaine, avec Audhari de Stoienzar. Après le départ de Septach Melayn pour le Labyrinthe, la classe d’escrime s’était dispersée, mais Audhari et elle poursuivaient leurs rencontres, malgré tout. Fulkari avait un temps été convaincue qu’une idylle était en train de se former ; mais Fulkari avait tort à ce sujet. Keltryn n’avait jamais considéré le grand et facile à vivre Audhari autrement que comme un ami.

Il devina immédiatement que quelque chose avait changé dans sa vie. Peut-être étaient-ce les cernes sombres sous ses yeux, ou bien un certain ralentissement de ses réflexes qui s’était manifesté, à présent qu’elle s’accordait si peu de sommeil. Ou encore, pensait Keltryn, peut-être y avait-il une sorte d’émanation qui se dégageait chez les filles qui avaient commencé à coucher avec des hommes, une aura visible de lascivité, que tout homme pouvait facilement déceler.

Et finalement, il lui en toucha un mot.

— Il y a quelque chose de différent en toi ces temps-ci, observa Audhari, alors qu’ils s’affrontaient au fleuret.

— Vraiment ? Et de quoi pourrait-il s’agir ?

— Je ne pourrais le dire.

Ils abandonnèrent le sujet là. Il parut regretter de l’avoir soulevé, et elle n’avait certes pas envie de prolonger cette conversation.

Elle s’interrogea, cependant, sur ses paroles ambiguës. Pourquoi ne pouvait-il le dire ? Était-ce parce qu’il n’avait sincèrement pas idée de ce qui avait changé en elle ? Ou se sentait-il mal à l’aise de lui en parler ? Bien qu’il n’y fit pas d’autre référence, elle eut cependant l’impression qu’un ton plus personnel avait commencé à se glisser dans ses remarques : flirteur même. Il remarqua qu’elle ne paraissait pas dormir autant qu’elle en avait besoin. Il fit observer qu’il y avait une nouvelle sensualité dans sa démarche. Il ne lui avait jamais fait de telles réflexions auparavant.

Elle questionna Fulkari à ce sujet. Fulkari lui répondit que les hommes changent souvent leur manière de s’adresser à une femme, lorsqu’ils décident qu’elle est devenue plus disponible qu’elle ne l’était.

— Mais je ne suis pas disponible ! déclara-t-elle avec indignation. Pas pour lui, du moins.

— Il n’empêche. Ta façon d’être est différente, à présent. Il a peut-être observé cela.

Keltryn n’aimait pas beaucoup l’idée que tous les hommes du Château puissent se rendre compte d’un seul coup d’œil qu’elle couchait avec quelqu’un. Elle était encore trop néophyte dans le monde des hommes et des femmes mûrs pour s’y sentir complètement à l’aise ; elle voulait couver jalousement sa relation avec Dinitak, ne partager son passage à l’âge adulte avec personne, excepté, peut-être, sa sœur. L’idée qu’Audhari, ou n’importe qui d’autre, puisse la regarder et savoir immédiatement qu’elle l’avait fait avec quelqu’un, et par conséquent qu’elle pourrait pour une raison ou une autre avoir envie de le faire avec lui aussi, était insultant et gênant pour elle.

Peut-être, pensa Keltryn, avait-elle mal compris. Elle espérait que c’était le cas. La dernière chose dont elle avait envie, à présent, était que son ami Audhari, gentil et honnête, se mette à lui faire des avances romantiques.

Sur une suggestion de sa servante, cependant, elle se rendit un Steldi dans les bas niveaux du Château, dans le secteur du marché, et acheta à un vendeur d’articles de sorcellerie une petite amulette de fil de fer délicatement soudé connue sous le nom de focalo, qui avait la propriété de prévenir les attentions non désirées des hommes. Elle l’épingla au col de sa veste d’escrime lors de sa rencontre suivante avec Audhari. Il le remarqua immédiatement et rit.

— À quoi sert cet objet, Keltryn ?

Elle s’empourpra violemment.

— C’est seulement quelque chose que j’ai commencé à porter, c’est tout.

— Quelqu’un t’a-t-il importunée ? C’est généralement pour cette raison que les jeunes filles portent des focalos, non ? Pour envoyer le message « n’approchez pas ».

— Eh bien…

— Allez. Ce ne peut être moi qui t’inquiète, Keltryn !

— En réalité, dit-elle, se sentant à présent indiciblement embarrassée, mais comprenant qu’elle n’avait pas d’autre choix que de le lui dire, je commençais à penser que les événements prenaient une tournure un peu bizarre entre nous ces derniers temps. Du moins, c’est ce qu’il me semblait. Tu m’as dit que je marchais de façon plus sensuelle maintenant, des choses comme ça. Peut-être suis-je dans l’erreur, mais… oh, Audhari, je ne sais pas ce que j’essaye de te dire…

Il était plus amusé que contrarié.

— Je ne pense pas le savoir non plus, en fait. Mais il y a une chose dont je suis sûr : tu n’as pas besoin de focalo avec moi. J’ai bien vu dès le début que je ne t’intéressais pas.

— Si, comme ami. Et comme partenaire d’escrime.

— Oui. Mais rien de plus. C’était très facile à voir… De toute façon, tu as un amant à présent, non ? Alors pourquoi voudrais-tu t’engager avec moi ?

— Tu peux voir cela aussi ?

— C’est écrit sur ton visage, Keltryn. Un enfant de dix ans pourrait s’en apercevoir. Très bien, tant mieux pour toi, voilà ce que j’en dis ! Quel qu’il soit, il a beaucoup de chance.

Audhari mit son masque.

— Mais nous devrions vraiment nous mettre au travail, maintenant, je crois. En garde, Keltryn ! Une ! Deux ! Trois !


— Je ne voudrais pas m’ingérer dans ta vie privée, Dinitak, dit Dekkeret. Mais Fulkari m’a appris que tu as souvent vu sa sœur ces dernières semaines.

— C’est exact. Keltryn et moi avons passé beaucoup de temps ensemble récemment. Vraiment beaucoup.

— Keltryn est une fille charmante.

— Oui. Oui. J’avoue que je la trouve absolument fascinante.

Ils dînaient ensemble sur l’invitation de Dekkeret, seuls tous les deux, dans les appartements privés du Coronal. Le grand écuyer de Dekkeret avait disposé un repas somptueux devant eux, bols de poissons épicés, champignons doux aux teintes pastel de Kajith Kabulon, et cuissot rôti de bilantoon cuisiné avec des baies de thokka de la lointaine Narabal, accompagné d’un vin généreux et de caractère de la région de Sandaraina. Dekkeret mangea copieusement ; Dinitak, agité et crispé, ne semblait pas avoir faim du tout. Il ne fit que picorer sa nourriture et ne goûta pas au vin.

Dekkeret l’examina attentivement. De temps à autre au cours des années passées, il le savait, Dinitak avait eu une aventure avec telle ou telle femme, mais elles n’avaient jamais mené nulle part. Il avait l’impression que Dinitak ne l’avait pas souhaité, qu’il était un homme ayant peu besoin de relations suivies avec une femme. Mais d’après ce que lui avait dit Fulkari, quelque chose de totalement différent semblait à présent en cours.

— En réalité, dit Dinitak, je compte la voir ce soir, après vous avoir quitté. Donc, si vous n’avez pas à discuter affaires avec moi, Dekkeret…

— Si. Mais je promets de ne pas te retenir trop tard. Je ne voudrais pas que des questions d’affaires se mettent en travers de l’amour véritable.

— Un tel sarcasme est indigne de vous, monseigneur.

— Étais-je sarcastique ? Je croyais dire la simple vérité. Mais passons aux affaires sérieuses, de toute façon. Ce qui concerne Keltryn, d’ailleurs.

— Vraiment ? De quelle manière ? demanda Dinitak, sourcils froncés.

— Les plans, tels que je les entends, expliqua Dekkeret, sont que nous nous mettions en route pour les provinces occidentales Terdi prochain. Puisque nous serons absents pour plusieurs mois, voire plus, peut-être même beaucoup plus, la raison pour laquelle je voulais discuter avec toi ce soir est que je veux te demander si tu aimerais inviter Keltryn à nous accompagner dans ce voyage.

Dinitak eut l’air stupéfait. Il se leva à demi de son siège et son visage prit une teinte écarlate sous son hâle sombre de Suvrael.

— Je ne peux faire cela, Dekkeret !

— Je ne suis pas sûr de te comprendre. Que veux-tu dire par : « Je ne peux faire cela » ?

— Je veux dire que c’est absolument hors de question. L’idée est scandaleuse !

— Scandaleuse ? répéta Dekkeret, plissant les yeux d’un air dérouté.

Au bout de plus de vingt ans d’amitié, il était toujours incapable de prédire à quel moment il risquait de toucher quelque bizarre nerf de morale tatillonne chez Dinitak.

— Pour quelle raison ? Que n’ai-je pas vu ? D’après Fulkari, Keltryn et toi êtes absolument fascinés l’un par l’autre. Mais lorsque je te propose un moyen d’éviter une séparation longue, et sans doute pénible, tu t’emportes comme si j’avais suggéré quelque chose de monstrueusement obscène.

Dinitak parut se calmer, mais il était encore visiblement bouleversé.

— Réfléchissez à ce que vous dites, Dekkeret. Comment puis-je possiblement emmener Keltryn avec moi dans ce voyage ? Cela indiquerait à tout le monde que je ne la considère comme rien de plus qu’une concubine.

Dekkeret ne l’avait jamais vu aussi obtus. Il eut envie de se pencher par-dessus la table et de le secouer.

— Comme une compagne, Dinitak. Pas une concubine. Je vais emmener Fulkari avec moi, tu le sais. Crois-tu que je la considère également comme une concubine ?

— Chacun sait que vous épouserez Fulkari, une fois la période de deuil de Teotas terminée. Dans la pratique, elle est déjà votre femme. Mais Keltryn et moi… il n’y a rien d’établi entre nous. J’ai le double de son âge, Dekkeret. Je ne suis même pas sûr qu’il soit convenable de faire ce que nous faisons. En aucun cas je ne pourrais envisager de faire un voyage prolongé à travers le continent en compagnie d’une jeune fille célibataire.

Dekkeret secoua la tête.

— Tu m’ébahis, Dinitak.

— Vraiment ? Eh bien, alors je vous ébahis. Ainsi soit-il. Elle ne peut venir avec nous. Je ne le permettrai pas.

Ce n’était en rien ce qu’avait prévu Dekkeret. En fait, au début du repas, il s’était demandé si Dinitak finirait, avec hésitation et embarras, par amener la conversation sur une requête autorisant Keltryn à se joindre à eux dans leur expédition. La faire venir avec eux lui semblait parfaitement logique. La fille était très jeune, oui, mais au dire de tous, elle était plus posée que son âge et mûrissait rapidement. En outre, Fulkari et elle n’étaient pas seulement sœurs mais amies intimes, et il aurait été utile que Keltryn tienne compagnie à Fulkari pendant que Dinitak et lui auraient été occupés aux véritables tâches de leur mission. Et l’on aurait pu supposer que Dinitak aurait trouvé plaisir à l’idée qu’elle soit tout près pendant le trajet. Mais il n’aurait pu se tromper davantage.

Sans l’ombre d’un doute, Dinitak était sérieux sur cette histoire de concubine, aussi folle soit-elle. Dekkeret était trop avisé pour essayer de discuter avec lui une question de subtilités morales. Lorsque de tels sujets se présentaient, Dinitak vivait dans un monde à part.

Dekkeret soupira.

— Comme tu le voudras, dit-il. La petite reste à la maison.


C’est à Fulkari que revint la tâche d’annoncer la nouvelle à Keltryn. Dekkeret et elle étaient convenus que s’ils laissaient Dinitak s’en charger, ses explications maladroites rendraient Keltryn furieuse à un point tel que leur relation n’y survivrait pas.

Mais elle fut néanmoins furieuse.

— L’imbécile ! s’écria-t-elle. Le petit saint grotesque ! Si pieux que je ne peux voyager avec lui, c’est bien cela ? Très bien, alors. Je lui épargnerai cette honte. Je ne veux plus jamais le revoir !

— Mais si, répondit Fulkari.

4

Ce serait la cinquième visite de Prestimion à l’île du Sommeil. C’était déjà exceptionnel en soi, et plus encore à présent qu’il était Pontife. Mais Prestimion avait été un monarque exceptionnel depuis le tout début de son règne.

Un Coronal pouvait se rendre sur l’Ile une ou deux fois au cours de son règne, généralement pendant un Grand Périple : la fonction de Dame de l’île étant, après tout, normalement exercée par la mère du Coronal, il était raisonnable que le Coronal veuille rendre visite à sa mère de temps à autre.

Mais en ce qui le concernait, retourner sur l’île une fois devenu Pontife était une affaire très différente. Le Pontife n’avait normalement aucune raison officielle d’aller là-bas. Les Pontifes effectuaient en général peu de déplacements, et le peu qu’ils faisaient était habituellement confiné au continent d’Alhanroel.

Si le règne du Pontife précédent avait été très long, sa mère risquait fort de ne plus être vivante à la fin de celui-ci : tel avait été le cas avec lord Confalume, dont la sœur aînée, Kunigarda, avait officié comme Dame de l’île durant la seconde moitié de sa charge au Château. Toute Dame qui vivait suffisamment longtemps pour voir l’accession de son fils au trône suprême restait selon la coutume sur l’île, même après avoir quitté sa fonction pour laisser place à la mère du nouveau Coronal. Les anciennes Dames de l’île habitaient un vaste domaine qui leur était réservé sur la Terrasse des Ombres de la Troisième Falaise de l’île.

Peut-être son fils, le Pontife, déciderait-il d’aller la voir une fois bien habitué aux responsabilités de ses nouvelles fonctions. Mais, le plus souvent, il négligerait de faire le voyage jusqu’à ce qu’il soit trop tard : sa mère mourait avant qu’il n’ait trouvé l’occasion d’y aller, ou lui-même devenait trop vieux pour vouloir voyager. Des siècles entiers s’étaient écoulés depuis la dernière visite d’un Pontife sur l’île.

Prestimion, qui avait toujours entretenu les meilleures et les plus chaleureuses relations avec sa mère, la Dame Therissa, s’était rendu sur l’île du Sommeil au cours des premières années de son règne en tant que Coronal lord afin de lui présenter son épouse, Varaile, et de s’assurer du soutien maternel dans sa lutte contre le rebelle Dantirya Sambail. Il y était de nouveau allé la cinquième année de son règne, ayant alors arrêté de faire son premier Grand Périple dans le but de se présenter au peuple, suite au chaos qu’avaient engendré les deux insurrections du Procurateur Dantirya Sambail. Cette fois-ci il avait traversé Alhanroel par voie de terre, exactement comme il le faisait à présent, et avait pris un bateau à Alaisor à destination de l’île, puis de là était parti à Zimroel, en faisant halte à Piliplok sur la côte orientale et à Ni-moya à l’intérieur des terres.

Au cours de sa onzième année, Prestimion avait décidé de faire un deuxième Grand Périple, celui-ci suivant un trajet similaire, mais l’emmenant au-delà de Ni-moya, traversant Zimroel jusqu’à la cité claire comme le cristal de Dulorn, et au-delà jusqu’aux lointaines cités occidentales de Pidruid, Narabal et Til-omon, où les visites de Coronal étaient rares et très espacées. Prestimion avait trouvé dans ce voyage l’occasion d’une autre visite à sa mère. Puis dans la seizième année de son règne de Coronal, il avait entrepris un troisième et dernier Grand Périple, celui-là réellement extraordinaire, qui l’avait emmené du fond d’Alhanroel à Stoien, puis de nouveau à l’île, et de là, à la stupéfaction du monde entier, au sud, dans le sinistre continent désertique de Suvrael, qui n’avait pas vu de Coronal depuis trois cents ans. Il était à présent sur le point d’arriver sur l’île une fois de plus. Là, devant lui sur la mer se dressait la colossale masse familière de cet endroit, ce phénoménal mur de craie blanche et brillante s’élevant très haut au-dessus de l’eau, ses trois immenses gradins montant de plus en plus haut en cercles décroissants jusqu’au sanctuaire sacré du sommet, le Temple Intérieur, où résidaient la Dame et ses millions d’acolytes. Le soleil, à cette heure de la journée, était presque au zénith, et la façade lisse de l’Ile luisait d’un éclat au reflet quasiment insoutenable sous sa lumière intense.

Aussi grande que soit l’Ile, et sur toute autre planète que Majipoor elle aurait été considérée comme un continent, non comme une île, elle n’était accessible par bateau que dans deux ports, Taleis sur la face occidentale tournée vers Zimroel, et Numinor du côté nord-est de l’Ile regardant Alhanroel. Prestimion était toujours venu sur l’île par l’entrée de Numinor. Le port de Taleis était un endroit qu’il n’avait jamais vu. Il s’apercevait à présent, debout sur le pont du vaisseau rapide qui l’avait amené là cette fois et examinant à nouveau le brillant rempart blanc qui entourait le port de Numinor, qu’il ne le verrait sans doute jamais.

Cette visite, pensait Prestimion, serait la dernière qu’il ferait jamais à l’île du Sommeil. Il n’irait pas non plus à Zimroel lorsqu’il en aurait fini là, ce qui aurait pu justifier un bref arrêt à Taleis pour satisfaire sa curiosité. Le monde appartenait à Dekkeret désormais : les Pontifes n’entreprenaient pas de Grand Périple ; dans les années à venir, alors qu’il prendrait de l’âge, il s’installerait de plus en plus profondément dans sa vie au Labyrinthe.

Une brise douce et chaude soufflait dans leur direction tandis que leur bateau glissait vers Numinor. L’été éternel était la règle sous ces latitudes. L’île était perpétuellement en fleurs : même à cette distance, Prestimion imaginait pouvoir discerner les couleurs vives des bosquets d’eldirons et de tanigales, ainsi que les thwales aux fleurs pourpres qui poussaient à profusion sur la multitude de terrasses de calcaire.

Alors qu’ils approchaient de l’île, Varaile se tenait au côté de Prestimion, ainsi que Septach Melayn et Gialaurys qui avaient accompagné le Pontife dans cette traversée. Les princes Taradath, Akbalik et Simbilon flanquaient leurs père et mère sur le pont. La jeune lady Tuanelys, qui n’avait aucune disposition pour les déplacements sur l’océan, était restée en bas, dans sa cabine, comme elle l’avait fait pendant la majeure partie du passage.

Le capitaine du bateau, un massif Skandar à la fourrure gris-pourpre, cria de jeter l’ancre.

— Pourquoi jetons-nous l’ancre si loin ? demanda le prince Simbilon.

Prestimion voulut répondre, mais Taradath, qui avait fait la traversée jusqu’à l’île avec son père lors du dernier Grand Périple de Prestimion, répondit avant lui.

— Parce qu’aucun bateau assez rapide pour nous conduire ici depuis Alaisor en un temps convenable n’est assez petit pour entrer dans le port, dit-il, un peu trop paternaliste au goût de Prestimion. Le port de Numinor est un endroit minuscule et ils devront nous y emmener par ferry. Tu vas voir.

Le protocole, lors de l’arrivée d’un Coronal en visite débarquant à Numinor, voulait qu’il s’arrête d’abord au pavillon des invités royaux connu sous le nom des Sept Murs, un bâtiment de plain-pied en pierre gris-noir situé sur la digue du rempart du port. Il devait y accomplir différents rites de purification avant de commencer l’ascension jusqu’au niveau supérieur des trois falaises, où la Dame l’attendrait. Il était généralement de coutume pour le Coronal d’aller vers la Dame, rarement que la Dame descende jusqu’au rivage pour l’accueillir.

Mais Prestimion était désormais Pontife, et non plus Coronal, et il n’avait pas la moindre idée du genre de dispositions qui seraient prises. Il ne s’était pas non plus renseigné. Peut-être les Sept Murs étaient-ils réservés aux seuls Coronals, et les Pontifes étaient logés ailleurs. Cela ne faisait aucune différence. Laissons-nous surprendre, pensa-t-il.

Tout sembla d’abord se passer comme d’habitude. Le transfert sur le ferry se passa en douceur, le pilote de celui-ci les conduisit avec habileté entre les récifs et les hauts-fonds du chenal jusqu’au débarcadère du port de Numinor ; un petit groupe de hiérarques de la Dame, solennelles dans leurs robes dorées à la bordure rouge, attendait comme toujours pour le saluer. Elles lui firent respectueusement le symbole en spirale du Labyrinthe, accueillirent de façon officielle lady Varaile, le porte-parole Septach Melayn et le Grand Amiral Gialaurys, et les conduisirent à terre, emmenant Prestimion et sa famille selon l’habitude aux Sept Murs, et les autres dans une hostellerie dans la direction opposée.

Puis les événements commencèrent à sortir de la routine.

— La Dame elle-même vous attend dans le pavillon des invités, Votre Majesté, lui dit l’une des hiérarques, alors qu’ils approchaient de l’édifice.

La première réaction de Prestimion fut la surprise que sa mère, qui lors de sa dernière visite paraissait enfin se plier au caractère inéluctable de la vieillesse, se soit astreinte à l’effort de descendre du haut de son sanctuaire au sommet de l’île gigantesque, alors qu’il aurait été beaucoup moins fatigant pour elle de le laisser monter vers elle. Puis il se rappela que sa mère n’était plus Dame de l’Ile. La femme qui l’attendait aux Sept Murs était la nouvelle titulaire du titre, la mère de Dekkeret, la Dame Taliesme.

Pourquoi, se demanda-t-il, Taliesme était-elle venue à lui ? Peut-être ne se sentait-elle pas encore fermement établie dans la grandeur qui était désormais la sienne, et, confrontée à l’arrivée d’un Pontife en visite, se trouvait contrainte par la crainte révérencielle que lui inspirait sa haute fonction à descendre vers lui plutôt que d’exiger de lui qu’il monte vers elle. Mais ensuite, une autre éventualité, beaucoup plus inquiétante, vint à l’esprit de Prestimion, lorsqu’il vit Taliesme arriver vers lui dans la cour des Sept Murs.

Sa mère, Therissa, avait toujours été une femme d’une force d’âme invincible. Mais les années laissaient sans doute des traces. Elle devait sûrement avoir ressenti la mort de Teotas comme un coup dur. Peut-être sa santé en avait-elle été ébranlée. Peut-être, aussi difficile à croire que ce soit, avait-elle subi une sorte d’effondrement moral, ou même physique. Elle pouvait être gravement malade, mourante peut-être. Ou même déjà morte. Et Taliesme ne voulait pas qu’il fasse l’ascension jusqu’au Temple Intérieur sans être informé de l’état de la Dame Therissa. Elle était donc venue à lui dans le but de lui apprendre la nouvelle.

Cependant, Prestimion ne sentit aucune atmosphère de désastre absolu autour de Taliesme lorsqu’elle s’avança pour le saluer. Elle marchait à pas rapides comme un oiseau : une petite femme énergique en robe blanche, le diadème d’argent de sa fonction ceignant son front. Ses yeux étaient brillants et étincelants, ses mains tendues de bon cœur.

— Votre Majesté, dit-elle, je vous souhaite à vous et à votre famille la bienvenue sur notre île.

— Nous vous en remercions, ma Dame.

— Et vous avez, bien entendu, toute ma sympathie face à la grande perte que vous avez subie.

Il ne pouvait attendre davantage.

— Ma mère, je l’espère, l’a bien supportée ?

— Aussi bien que l’on pouvait le souhaiter, dirais-je. Elle est impatiente de vous voir.

— Je la trouverai donc en bonne santé ? demanda Prestimion d’une voix tendue.

Il n’y eut que la plus infime hésitation.

— Vous ne la trouverez pas aussi solide que vous vous la rappelez, Votre Majesté. La mort du Prince Teotas a été pénible pour elle. Je ne prétendrai pas le contraire. Et il y a eu d’autres petits problèmes inquiétants dont nous devrons parler avant que vous ne montiez au Temple Intérieur. Mais d’abord, je pense que des rafraîchissements seraient de rigueur, voulez-vous entrer, Votre Majesté ?

Un léger repas avait été disposé pour eux aux Sept Murs : des flacons de vin doré, des plateaux d’huîtres et de poisson fumé, des coupes de fruits. Il sembla à Prestimion que Taliesme était aussi à l’aise pour jouer les hôtesses pour le Pontife qu’elle aurait pu l’être en recevant des voisins de longue date dans sa vieille maison de Normork, dont Dinitak lui avait un jour dit qu’il s’agissait véritablement d’un endroit petit et fort humble.

Il était fasciné par la façon dont elle s’était transformée, et restait néanmoins la même, au cours de son élévation au titre de Dame.

Elle n’aurait pu avoir un comportement plus différent de celui de sa devancière sur l’île. Il y avait un monde de contrastes entre la simplicité et la modestie sans affectation de Taliesme et la majesté aristocratique de la Dame Therissa. Cependant, une noblesse indéniable l’avait investie depuis qu’elle assumait ses fonctions.

Depuis le moment de ses premières visites au Château, à l’époque où Dekkeret n’était que Coronal-désigné, Prestimion avait été impressionné par la confiance en soi, le sang-froid et la sérénité de Taliesme. À présent qu’elle était la Dame de l’île, une certaine aura de grâce et d’assurance, qui était presque invariablement caractéristique de chaque femme qui occupait la fonction de Dame, s’était ajoutée à ces qualités. Mais son moi essentiel paraissait fondamentalement inchangé, en aucune façon écrasé par la dignité qui lui avait été accordée lors de l’ascension au trône de Dekkeret.

Prestimion eut l’impression de voir son jugement sur son fils confirmé à nouveau à travers elle. Une fois de plus, comme cela s’était si souvent avéré le cas par le passé, la mère de l’homme qui avait été jugé digne du titre de Coronal lord de Majipoor était elle-même une candidate appropriée au rôle de Dame de l’île.

La conversation, dont Prestimion lui laissa la direction, roula aisément sur une grande variété de thèmes. Ils discutèrent d’abord de la mort tragique de Teotas : qu’il était ahurissant, déconcertant qu’un homme d’un tel tempérament, avec de telles dispositions, puisse être victime d’une telle dépression.

— Le monde entier pleure votre frère, Votre Majesté, et éprouve une grande tristesse pour vous et votre famille, lui assura Taliesme. Je sens leur peine et leur chagrin en permanence.

Elle toucha le diadème qui la maintenait en contact avec les milliards d’esprits endormis de Majipoor, nuit après nuit.

Puis, lorsqu’il fut opportun de changer de sujet, elle passa habilement à son fils, Dekkeret, demandant de ses nouvelles dans son nouveau rôle de Coronal.

— Il sera l’un de nos plus grands rois, lui dit Prestimion, en lui faisant un résumé sommaire des projets qu’avait Dekkeret pour son règne, du moins ce qu’il en avait jusque-là révélé. Il aborda également, légèrement, très légèrement, la question de Dekkeret et lady Fulkari, signalant seulement que leur relation souvent complexe et parfois orageuse semblait entrer dans une phase nouvelle et plus heureuse.

Finalement, après que Taliesme eut saisi l’occasion de louer la grâce des trois fils et la beauté que promettait d’être la jolie fillette de Prestimion, celui-ci jugea qu’il était temps de revenir au sujet qui l’intéressait le plus.

Un long regard de côté vers Taradath suffit à faire comprendre au jeune garçon que le moment serait bien choisi pour aller faire une promenade sur la digue de Numinor avec ses frères et sa sœur.

— Vous avez mentionné, lorsque nous sommes arrivés, certains petits problèmes inquiétants qu’aurait ma mère, dit-il après leur départ. J’aimerais en discuter maintenant, si c’est possible.

— À vrai dire, je pense que c’est nécessaire, Votre Majesté.

Taliesme se redressa sur son siège comme pour se préparer à ce qui allait se dire.

— J’ai le regret de vous informer que votre mère est, depuis plusieurs mois maintenant, affligée par des rêves. De très mauvais rêves : des rêves que je ne peux décrire autrement que comme des cauchemars. Qui ont eu d’assez graves répercussions sur son état de santé général.

Prestimion retint son souffle, horrifié et plein de stupeur. Sa mère aussi ? L’audace de Mandralisca n’avait pas de limites. Il avait déjà manifesté sa volonté de frapper quasiment n’importe quel membre de la famille royale.

Mais à présent sa mère également ? Sa mère ? Elle qui pendant vingt ans avait été la Dame bien-aimée du monde, et ne souhaitait désormais rien de plus que de vivre paisiblement sa retraite ? C’était intolérable.

Avant qu’il ait pu répondre, cependant, Varaile mit fin à un long silence.

— Ma fille Tuanelys a également eu des rêves agités récemment, ma Dame.

Bien qu’elle se soit adressée à la Dame Taliesme, elle ne regardait personne en particulier. Elle avait les yeux caves et hagards, ayant elle-même fait de nouveau un rêve déprimant la nuit précédente.

— Elle crie, elle tremble de frayeur, elle se met à transpirer. Ce sont des rêves de ce genre, nuit après nuit, qui ont conduit le prince Teotas à s’ôter la vie. Et même moi… moi aussi…

Varaile frissonnait, Taliesme la regarda surprise et bouleversée.

— Oh… ma pauvre, ma chère…

Prestimion s’approcha de sa femme et posa doucement les mains sur ses épaules pour l’apaiser. Mais il garda une voix calme pour déclarer, comme s’il songeait à l’ironie de la chose :

— La Dame de l’île qui reçoit des messages au lieu de les envoyer ? Je veux dire l’ancienne Dame. Mais il n’empêche, cela semble tellement étrange… Ma mère vous a-t-elle décrit ces rêves ?

— Pas très clairement, Majesté. Soit elle est incapable d’être précise, soit elle ne le souhaite pas. Tout ce que je tire d’elle sont de vagues propos au sujet de démons, de monstres, d’images sombres ; et autre chose, quelque chose de plus profond, plus subtil et fortement perturbant dont elle refuse absolument de parler.

Taliesme toucha du bout des doigts son diadème d’argent.

— Je lui ai proposé d’entrer dans son esprit et d’en chercher la source, ou de demander à l’une des hiérarques les plus expérimentées de l’Ile de le faire. Mais elle ne le permet pas. Elle dit que lorsque l’on a été Dame de l’Ile, on ne doit pas s’ouvrir au diadème de la Dame. Est-ce vrai, Majesté ? Existe-t-il un interdit à cela ?

— Rien dont j’aie entendu parler, dit Prestimion. Mais l’île a ses propres coutumes et peu de gens de l’extérieur les connaissent. J’en discuterai avec elle lorsque je la verrai.

— Vous le devriez, dit Taliesme. Je n’irai pas par quatre chemins, Majesté. Elle souffre terriblement. Elle devrait profiter de toute l’assistance disponible, elle plus que toute autre devrait savoir que nous sommes là, prêtes à l’aider.

— Oui. Absolument.

— Une dernière chose encore, Majesté. Ces rêves, qui se glissent si librement dans votre famille, ils sont très répandus de par le monde. Maintes et maintes fois, mes acolytes me disent que lorsqu’ils surveillent les esprits des dormeurs, ils détectent la douleur, l’horreur, le supplice. Je vous le dis, Votre Majesté, nous passons presque tout notre temps maintenant avec de telles personnes, à les chercher, à essayer de soulager leur souffrance par des messages…

Ainsi, c’était encore pire que ce qu’il avait imaginé. Prestimion laissa ses paupières se fermer et s’assit en silence pendant un moment.

— Diriez-vous que c’est presque semblable à une épidémie de folie, ma Dame ? reprit-il enfin, d’un ton très calme.

— Une épidémie, en effet, répondit Taliesme.

— Nous avons déjà connu un tel phénomène sur Majipoor, autrefois. Cela s’est passé dans les premières années de mon règne en tant que Coronal. J’ai découvert ce qui l’avait causé, et j’ai pris des mesures pour y mettre fin. Ceci, je pense, est un fléau d’un genre quelque peu différent, mais je crois savoir ce qui cause celui-ci également, et je vous assure, de la façon la plus officielle qui soit, que j’y mettrai fin également. Un de mes vieux ennemis est en liberté dans la nature. Nous nous chargerons de lui… Quand pourrai-je voir ma mère, ma Dame ?

— La journée est trop avancée maintenant pour commencer l’ascension jusqu’à la Troisième Falaise, répondit Taliesme.

Son visage était sombre et déterminé et il n’y avait plus d’étincelle dans ses yeux à présent. Ils étaient tous deux très loin des agréables politesses qu’ils échangeaient une heure plus tôt. Chacun comprenait désormais qu’un sérieux défi les attendait tous. La note de farouche résolution dans la voix de Prestimion semblait avoir eu un puissant effet sur elle. En quelques mots seulement, il lui avait communiqué l’essentiel de la crise en cours, des grands événements qui requerraient sa participation à elle, à un moment où elle commençait à peine à maîtriser les grands pouvoirs de l’Ile.

— Je vous conduirai à elle demain marin.

5

Prestimion fit lui-même des rêves cette nuit-là.

Pas des cauchemars, pas lui, car il était certain que l’intrigant goûteur de Zimroel n’oserait pas s’approcher de l’esprit du Pontife Prestimion. Il s’agissait de rêves produits par son propre esprit. Mais il s’agissait tout de même de rêves épuisants, car il y gravissait les blanches falaises de l’Ile du Sommeil toujours et encore, grimpant continuellement, sans jamais atteindre le sommet, un voyage sans fin et frustrant qui durait toute la journée de terrasse en terrasse, et qui se terminait immanquablement en le ramenant exactement à l’endroit d’où il était parti. Au matin, Prestimion se sentait dans le même état que s’il avait passé toute sa vie à escalader la muraille de cette île. Mais il dissimula cette nuit de sommeil agité à Varaile. Elle était préoccupée par Tuanelys : elle était allée dans la chambre de la petite fille plus d’une fois au cours de la nuit, bien qu’il se soit avéré, à chaque fois, que Varaile avait imaginé entendre Tuanelys crier, alors que l’enfant dormait profondément.

Il était à présent temps pour eux de commencer leur ascension pour de bon. Le Divin nous accorde un voyage plus facile que ceux que j’ai faits toute la nuit, pria Prestimion.

Il tint lady Tuanelys sur ses genoux dans le flotteur qui allait les emmener au sommet du mur vertical qu’était la paroi de la Première Falaise. Varaile s’assit d’un côté de lui, la Dame Taliesme de l’autre, et les garçons derrière. Lorsque le flotteur commença son ascension étourdissante, Tuanelys, effrayée, se tortilla pour enfouir son visage contre le torse de son père ; mais Prestimion entendit un sifflement appréciateur de la part du prince Akbalik, alors qu’ils s’élançaient silencieusement et rapidement vers le haut à l’encontre de l’attraction de la gravité. Ce qui le fit sourire : Akbalik était d’habitude si sérieux et maître de lui. Mais peut-être le garçon commençait-il à changer, en entrant dans l’adolescence.

Sur l’aire d’atterrissage, au sommet, Prestimion montra du doigt le port de Numinor, loin en contrebas, et les bras avancés de la digue où le ferry les avait débarqués. Tuanelys ne voulut pas regarder. Les deux garçons les plus jeunes étaient éblouis, cependant, de l’altitude à laquelle ils s’étaient élevés.

— Ce n’est rien, dit dédaigneusement Taradath. Nous n’avons que commencé l’ascension.

Prestimion trouvait que les enfants étaient une distraction bienvenue au cours de ce long trajet. Il s’inquiétait à l’idée que Taliesme ait pu cacher les détails les plus alarmants de la santé de la Dame Therissa, et il ne voulait pas réfléchir trop profondément à ce qui l’attendait en haut. Il prenait donc grand plaisir à observer Taradath, qui avait déjà vu tout cela, endosser le rôle de guide touristique pour ses frères et sa sœur, et leur expliquer avec condescendance, qu’ils veuillent ou non le savoir, qu’ici se trouvait la Terrasse de l’Évaluation, où tous les pèlerins de l’île étaient conduits en premier lieu, là la Terrasse des Commencements, et là encore la Terrasse des Miroirs, et ainsi de suite tout au long de la journée. Il était également amusant de voir à quel point les trois autres se souciaient peu d’être instruits par leur je-sais-tout de frère aîné.

— Nous nous arrêtons toujours ici pour la nuit, sur la Terrasse des Miroirs, dit solennellement Taradath, comme s’il s’agissait d’un voyage qu’il faisait tous les six mois ou presque. Demain à la première heure, nous monterons à la Deuxième Falaise. Cela donne le vertige, on le fait si vite. Mais la vue de là-haut est fantastique. Attendez de voir.

Du coin de l’œil, Prestimion surprit le prince Simbilon faisant une grimace à Taradath dans le dos de celui-ci, et sourit.

Taradath aurait bientôt dix-sept ans, songea Prestimion. Il prit mentalement note de discuter avec Varaile de son renvoi au Château l’année suivante, comme chevalier-initié. Il n’y avait aucune raison obligeant le fils adulte d’un Pontife à rester avec sa famille dans le Labyrinthe ; et cela ferait probablement du bien à Taradath que d’autres jeunes hommes du Château lui rabattent le caquet. Prestimion avait fait de son mieux pour apprendre à Taradath qu’une fois qu’il serait entré dans la vie adulte, il ne bénéficierait d’aucun privilège ou égard particulier pour la seule raison qu’il était le fils du Pontife, mais peut-être la leçon serait-elle mieux retenue si elle était donnée par ses pairs.

Des flotteurs les attendaient pour les transporter de l’aire d’atterrissage de la Deuxième Falaise jusqu’au dernier terminal au pied de la Troisième Falaise. Ils traversèrent rapidement les Terrasses de la Deuxième Falaise, où les pèlerins achevaient leur formation afin de pouvoir devenir acolytes au plus haut niveau de l’île, et d’assister la Dame dans sa tâche. Là-haut, sur la Troisième Falaise, le nombreux personnel de la Dame ceignait chaque nuit les diadèmes d’argent qui permettaient à un esprit d’en toucher un autre à distance, et envoyaient leurs esprits guérir par des rêves bienveillants ceux dont les âmes étaient en peine : pour les guider, les conseiller, les consoler. Lors de ses visites précédentes, Prestimion, émerveillé, avait observé les légions de la Dame au travail. Mais cette fois, il n’aurait pas le temps pour de telles distractions.

Les voyageurs atteignirent le dernier dépôt de flotteurs en milieu de matinée. À présent le saut final allait les amener au sommet plat de l’île, à des centaines de mètres au-dessus de leur point de départ, au niveau de la mer.

Les garçons les plus jeunes étaient enthousiasmés par l’incroyable limpidité de l’air de la Troisième Falaise, et la luminosité du soleil qui donnaient à tout un étrange éclat céleste. Dès que le flotteur eut atterri, ils se précipitèrent dehors et se mirent à se pourchasser autour du dépôt de flotteurs, tandis que Taradath criait.

— Hé, attention vous deux ! L’air est raréfié à cette hauteur !

Ils ne lui prêtèrent aucune attention. Le sommet du Mont du Château était infiniment plus haut que celui-ci, après tout. Mais l’air du Mont du Château était artificiel : ce qu’ils respiraient ici était naturel, avec un taux d’oxygène réduit par l’altitude, et bientôt Simbilon et Akbalik en ressentirent les effets, ralentirent et, à présent tout essoufflés, chancelèrent de vertige.

Prestimion, qui se tenait à côté de Taradath, se pencha vers lui et murmura :

— Ne le dis pas.

Taradath parut ne pas comprendre.

— Ne pas dire quoi, père ?

— « Je vous l’avais bien dit. » Ne le dis pas, c’est tout.

Prestimion mit un peu de verve dans sa voix.

— D’accord ? Ils savent maintenant que l’air est différent ici. Tu n’as pas besoin de remuer le couteau dans la plaie.

Taradath cligna plusieurs fois des yeux.

— Oh, dit-il, et le rouge lui monta aux joues, lorsqu’il commença à saisir le message de Prestimion. Bien sûr, je ne le ferai pas, père.

— Bien.

Prestimion se détourna et mit la main devant sa bouche pour cacher son sourire. Un autre petit pas dans l’éducation du garçon, se dit-il. Mais il y en aurait encore beaucoup à faire.


La Terrasse des Ombres, où la Dame Therissa avait établi sa résidence depuis qu’elle avait renoncé aux pouvoirs qui avaient été les siens, était située à l’intérieur du mur qui séparait l’enceinte du sanctuaire qu’était le Temple Intérieur du reste de la Troisième Falaise. Varaile et les enfants restèrent en arrière, dans le pavillon des invités de la Troisième Falaise.

— La maison de votre mère se trouve de l’autre côté du Temple Intérieur, dit Taliesme à Prestimion.

Elle le conduisit dans le jardin impeccable qui entourait le charmant bâtiment octogonal en marbre qui était à présent sa demeure, à travers une pelouse verdoyante et bien entretenue, et un secteur boisé au-delà duquel Prestimion n’était jamais allé auparavant.

Aucun bâtiment n’était visible de là : seulement une rangée incurvée d’arbres assez petits, d’une espèce qu’il ne reconnut pas, qui se dressait droit devant lui. Ils avaient un tronc épais, lisse et d’un brun roux, qui était bizarrement renflé au milieu, et une couronne touffue de feuilles bleu-vert brillantes et redressées si bien que l’on eût cru des mains levées. Les arbres avaient été plantés si serré, un gros tronc enflé blotti contre le suivant, qu’ils constituaient pour ainsi dire un mur. Il ne restait qu’un espace étroit en un seul endroit, marqué par des dalles de marbre blanc, qui permettait d’entrer dans le secteur très privé qui s’étendait derrière ce bosquet.

— Venez, Majesté, dit Taliesme en faisant signe à Prestimion de la suivre.

C’était sombre et mystérieux à l’intérieur. Prestimion se retrouva dans un autre jardin, de forme moins régulière, et pas aussi soigneusement manucuré que celui qui entourait le Temple Intérieur. Il était surtout planté d’arbres qui ressemblait à des palmiers : ils avaient de minces troncs striés qui s’élevaient à une hauteur phénoménale sans branchage, et explosaient loin au-dessus des têtes en énormes grappes de feuilles en forme d’éventail, si gigantesques qu’elles semblaient devoir empêcher les rayons du soleil de percer le bouclier qu’elles formaient. Pourtant, ces feuilles gigantesques étaient attachées à des tiges tendineuses et frémissantes qui s’agitaient considérablement à la plus légère brise, si bien que des trouées s’ouvraient en permanence dans la voûte feuillue au-dessus des têtes, et permettaient à de vifs traits de lumière chatoyants de pénétrer en salves de flèches, créant un motif changeant d’ombres en dessous.

— Voici la maison de votre mère, dit Taliesme, en désignant une villa basse et étendue droit devant eux.

C’était une belle construction au toit plat qui avait été bâtie avec la même pierre lisse et blanche qui avait été utilisée pour l’édification du Temple Intérieur. Des bâtiments secondaires, de conception similaire, la flanquaient : les habitations des domestiques, supposa Prestimion. D’autres maisons étaient vaguement visibles plus loin. Il s’agissait des foyers des hiérarques les plus âgées, lui expliqua Taliesme.

— La Dame Therissa vous attend. La hiérarque Zenianthe, qui est sa dame de compagnie, vous mènera à elle.

Zenianthe, une femme pleine de dignité, mince, aux cheveux blancs, qui paraissait avoir environ l’âge de sa mère, l’attendait sous un portique bordé de fougères en pots. Elle fit à Prestimion le symbole du Labyrinthe et lui fit gracieusement signe d’entrer.

La maison était plus petite vue de l’intérieur qu’elle ne le paraissait de dehors, et modestement meublée : le foyer de quelqu’un qui a renoncé aux fastes de la vie à l’extérieur. La hiérarque mena Prestimion le long d’un corridor étonnamment simple, dépassant plusieurs petites pièces qui semblaient au premier coup d’œil être quasiment vides, puis dans une sorte de serre au cœur de la maison, au toit de verre, avec un petit bassin rond en son centre et des pots de verdure disposés sur son rebord. La mère de Prestimion était tranquillement debout au bord du bassin.

Leurs yeux se rencontrèrent. Le choc qu’il ressentit à ce premier regard fut beaucoup plus grand que celui auquel il s’attendait.

Il avait fait ce qu’il avait pu pour se préparer à cette rencontre. La Dame Therissa avait à présent cinq ans de plus que la dernière fois qu’il l’avait vue ; elle avait subi une perte accablante avec la mort de son plus jeune fils, et elle était par ailleurs victime des supplices diaboliques, quels qu’ils soient, qu’exerçait Mandralisca contre elle la nuit. Prestimion savait que les conséquences de tout ceci seraient certainement tristes à voir.

Il pensait cependant avoir réussi à se blinder contre les pires surprises ; mais à présent qu’il était enfin en sa présence, aux prises avec la vision qu’il avait, il se rendait compte qu’aucune préparation, aussi poussée soit-elle, n’aurait sans doute pu suffire.

Le plus étrange était que sa grande beauté semblait n’avoir pas souffert. Elle avait toujours eu l’air beaucoup plus jeune que son âge : une femme mince, majestueuse, d’une grâce et d’une élégance magnifiques, célèbre pour sa peau pâle et lisse, ses cheveux sombres et brillants, son esprit calme et inébranlable.

Ces détails, savait Prestimion, étaient les manifestations extérieures de la perfection de son âme. D’autres femmes pouvaient entretenir une jeunesse éternelle en ayant recours aux incantations et potions des sorciers, mais en aucun cas la Dame Therissa. Elle gardait la même allure, au fil des années, parce qu’elle était elle-même. Ni son veuvage prématuré, ni la guerre civile qui avait failli priver son fils aîné, Prestimion, de la couronne qui était légitimement sienne, ni la mort de son fils puîné, Taradath, dans cette même guerre, ni les grandes responsabilités qui lui avaient été dévolues lorsqu’elle était devenue Dame de l’île, ni l’ultérieur ébranlement qui avait secoué le monde durant la période de la vague de folie, n’avaient été capables de laisser sur elle la moindre marque externe.

À présent, il était merveilleux de le voir, ses cheveux étaient presque toujours aussi noirs, et sans artifice, Prestimion en était certain. Son visage, bien que les rides aient commencé à y apparaître des années plus tôt, n’était pas flétri : c’était le visage de la plus belle des femmes, rendu encore plus charmant, si cela était possible, par l’œuvre du temps. Et alors qu’il contournait le bassin et s’avançait pour la saluer, elle se tenait en l’attendant aussi droite que jamais, son maintien tout entier aussi digne d’une reine. En tout point, la Dame Therissa semblait être une femme de vingt ou trente ans plus jeune qu’elle ne l’était en réalité.

Puis, la regardant de près dans les yeux, il vit où avaient eu lieu les véritables changements.

Son regard. C’était le seul endroit : nulle part ailleurs que dans son regard. Une autre personne, n’ayant jamais plongé son regard dans le sien, aurait pu ne rien y remarquer d’absent. Mais pour Prestimion, la transformation du regard de sa mère présentait une amplitude si stupéfiante et atterrante qu’il pouvait à peine en croire ses yeux.

Dans ce visage encore beau, son regard était devenu d’une singularité flamboyante, effroyable, qui démentait la beauté dans laquelle il était inséré. C’était le regard d’une femme qui a vécu cent ans, mille ans. Profondément enfoncés à présent, bordés d’un réseau complexe de fines ridules, ces yeux transformés le regardaient avec froideur et fixité, sans ciller, brillant d’une intensité anormale, surnaturelle, les yeux de quelqu’un qui a vu les murs du monde s’écarter pour révéler quelque royaume d’horreurs inimaginables qui existe derrière lui.

Disparus à présent l’expression d’incroyable sérénité, le merveilleux éclat, la manifestation extérieure de la perfection intérieure qui était, pour lui, sa caractéristique la plus significative. Prestimion voyait à présent une angoisse terrifiante dans les yeux de sa mère. Il y voyait une souffrance énorme : une souffrance intolérable, mais néanmoins supportée. Il lui fallut faire appel à toute la puissance de sa volonté pour éviter de se soustraire au regard étincelant et terrible de ces yeux désespérés.

Il prit ses mains dans les siennes. Un tremblement qui n’existait pas avant agitait ses doigts. Ses mains étaient froides au toucher. Il prit alors totalement conscience de son âge et de son épuisement.

Cette faiblesse le surprit. Il l’avait toujours considérée comme son ultime source de force. Il en avait été ainsi au cours de la guerre contre Korsibar, il en avait été ainsi lorsqu’il avait écrasé la rébellion de Dantirya Sambail. À présent, il comprenait que cette source était tarie. J’obtiendrai vengeance pour ceci, se dit Prestimion.

— Mère…, sa voix était rauque, voilée, indistincte.

— Te fais-je peur, Prestimion ?

Résolu à ne pas lui laisser voir la consternation qu’il éprouvait, il se força à sourire et affecta un ton jovial.

— Bien sûr que non, mère.

Se penchant, il l’embrassa légèrement.

— Comment pourrais-tu me faire peur ?

Elle ne s’y trompa pas.

— Je l’ai vu sur ton visage dès que tu as été assez près de moi pour bien me regarder. Tu as eu un petit mouvement rapide d’un côté de la bouche : cela m’a tout fait comprendre.

— Peut-être ai-je été un peu surpris, concéda-t-il. Mais effrayé ? Non. Non. Tu sembles un peu plus âgée, j’imagine. Eh bien, moi aussi. Et tout le monde aussi. Cela arrive. Ce n’est pas important.

Elle sourit et la dureté glaciale de son regard s’adoucit juste un peu.

— Oh, Prestimion, Prestimion, Prestimion, est-ce bien le moment, pour toi ou pour moi, que tu commences à mentir à ta mère ? Ne crois-tu pas qu’il y ait des miroirs dans cette maison ? Je me fais parfois peur à moi-même, lorsque je les regarde.

— Mère… oh, mère…

Il renonça à toute comédie et l’attira à lui, la prit dans ses bras et l’enlaça doucement, lui apportant tout le réconfort qu’il pouvait.

Elle était devenue très mince, découvrit Prestimion. Presque fragile, comme si elle n’avait plus que la peau sur les os : il eut peur de la serrer trop fort, craignant de la blesser d’une façon ou d’une autre. Mais elle s’appuya avec plaisir contre lui. Il entendit ce qui aurait pu être un sanglot, un son qu’il ne l’avait jamais entendue émettre auparavant, de toute sa vie ; mais peut-être n’était-ce qu’une inspiration, pensa-t-il.

Lorsqu’il la lâcha et s’écarta, il fut satisfait de voir que le regard fixe et dur s’était encore un peu relâché, et qu’un peu de son ancien éclat chaleureux était revenu dans ses yeux.

Elle lui fit signe de la suivre et le conduisit dans une antichambre voisine très simple, où un flacon de vin et deux coupes les attendaient sur une petite table de pierre avec une incrustation de nacre brillante sur le pourtour. Prestimion remarqua que sa main tremblait légèrement lorsqu’elle leur versa du vin.

Ils burent leurs premières gorgées en silence. Il la dévisageait et ne tentait plus d’éviter ses yeux, aussi pénible que ce soit pour lui.

— Est-ce le fait de perdre Teotas qui t’a fait cela, mère ?

Elle répondit d’une voix ferme et inébranlable.

— J’ai perdu un fils, auparavant, Prestimion. Il n’y a rien de pire pour une mère que de survivre à son enfant ; mais je sais maintenant comment gérer le chagrin.

Elle secoua la tête.

— Non, Prestimion. Non. Ce n’est pas seulement à cause de Teotas que j’ai autant vieilli.

— J’ai été informé des rêves que tu fais. Taliesme m’en a parlé.

— Tu ne sais rien de ces rêves, Prestimion. Rien.

Son visage s’était assombri, et sa voix semblait à présent plus basse d’une octave.

— Tant que tu n’en as pas vécu un toi-même, tu ne peux pas savoir. Et je prie le Divin qu’il t’épargne quoi que ce soit de ce genre… Tu n’en as pas, n’est-ce pas ?

— Je ne crois pas. Je rêve de Thismet, parfois. Ou que j’erre dans une étrange partie du Château où je suis perdu. La nuit d’avant-hier, j’ai rêvé que je gravissais encore et encore la Troisième Falaise en flotteur, sans jamais parvenir ici. Mais tout le monde fait des rêves de ce genre, mère. De simples rêves banals et agaçants que l’on préférerait ne pas faire, mais que l’on sait que l’on oubliera dans les cinq minutes, une fois réveillé.

— Mes rêves sont d’un tout autre genre. Ils affectent profondément ; et ils perdurent. Laisse-moi te parler de mes rêves, Prestimion. Et alors, peut-être comprendras-tu.

Elle but une longue gorgée de vin et baissa les yeux vers sa coupe, qu’elle fit tourner doucement. Prestimion attendit, sans dire un mot. Il avait une vague idée de ce qu’avaient dû être les rêves mortels de Teotas, ceux de Varaile, et même, jusqu’à un certain point, de Tuanelys. Mais il voulait d’abord entendre ce que sa mère avait à dire de ses propres rêves, avant de lui parler de ces autres cas.

Elle resta un moment silencieuse. Puis, enfin, la Dame Therissa le regarda à nouveau. Ses yeux avaient repris le regard froid, dur, féroce, qu’ils avaient lorsqu’il avait plongé dedans la première fois. S’il n’avait été aussi averti, il aurait pu penser qu’il s’agissait des yeux d’une folle.

— Voilà comment cela se déroule, Prestimion. Je me couche, je ferme les yeux, je me laisse glisser dans le sommeil comme je le fais chaque nuit depuis plus d’années que je n’ai envie d’y penser.

Elle parlait doucement, calmement, de façon impersonnelle, comme si elle racontait une simple histoire, quelque fable concernant une personne ayant vécu cinq cents ans plus tôt.

— Et, cela survient peut-être une fois par semaine, ou deux, parfois trois, peu après l’endormissement je ressens une étrange chaleur derrière mon front, une chaleur qui augmente encore et encore au point que je crois que mon esprit est en feu. J’ai des élancements dans la tête, ici et là… Elle toucha ses tempes et le sommet de son crâne.

— Une sensation également d’un rayon lumineux brillant et brûlant qui me traverse le front et s’y enfonce profondément. S’enfonce dans mon âme, Prestimion.

— Oh… mère…, c’est épouvantable, mère…

— Ce que je t’ai décrit jusqu’ici est la partie la plus facile. Après la chaleur, la douleur, vient le rêve lui-même. Je suis dans un tribunal. Je passe en jugement devant une foule hurlante. Je suis accusée d’abus de confiance de l’espèce la plus répugnante, des mensonges les plus écœurants, de trahison contre ceux que j’ai été choisie pour servir. C’est une destitution, Prestimion. On me démet de mes fonctions de Dame de l’île pour avoir négligé mes devoirs.

Elle s’interrompit alors, et but un peu de vin, le sirotant sans se presser. L’effort qu’elle faisait pour lui parler de tout cela la vidait manifestement de ses forces.

Prestimion était désormais pratiquement certain que ce qui l’affligeait devait être des messages de Mandralisca. Mais une partie de lui ne voulait pas y croire : voulait s’accrocher à la vaine illusion que le goûteur n’avait pas réussi à établir de contact avec l’esprit de sa mère.

— Pardonne-moi de te le dire, mère, mais je ne vois que peu de différence entre ce rêve et l’un de ceux dans lesquels je poursuis Thismet dans un couloir où claquent un millier de portes, dit-il, se raccrochant désespérément à un semblant d’espoir. Nos esprits endormis génèrent des absurdités ridicules pour nous torturer. Mais lorsque je me réveille du rêve de Thismet, je sais qu’elle est morte depuis longtemps, et le rêve se volatilise comme le songe creux qu’il est ; et lorsque tu te réveilles du rêve où tu es passée en jugement, tu devrais savoir que tu n’as jamais…

— Non.

L’unique syllabe trancha ses mots comme un couteau.

— Ton rêve, je suis d’accord, n’est rien de plus que la résurgence des décombres branlants du passé, comme un objet dérivant dans le courant. Tu te réveilles et c’est terminé, ne laissant qu’un résidu inquiétant qui ne s’attarde qu’un instant. Le mien est tout autre, Prestimion. Il a la force de la réalité. Je me réveille convaincue de ma propre culpabilité et de mon déshonneur, totalement et inébranlablement convaincue. Et ce sentiment subsiste longtemps. Il se répand en moi comme le venin d’un serpent. Je reste allongée, transpirant, tremblant, sachant que j’ai trahi le peuple de Majipoor, que durant la période où j’ai été Dame de l’île, je n’ai rien fait de bien, mais seulement un mal incalculable, à des millions de gens.

— Tu en es convaincue.

— C’est absolument indiscutable. Cela devient davantage qu’un rêve. Cela devient un élément de mon existence, aussi réel pour moi que le nom et le visage de ton père. Une partie de moi fondamentale, que rien ne pourrait supprimer.

Les derniers doutes de Prestimion sur la nature et l’origine des sombres rêves de sa mère s’évanouirent. Comment pouvait-il continuer à nier l’évidence ? Il avait déjà entendu parler d’impressions fort semblables, par Dekkeret, décrivant les rêves de Teotas. La culpabilité, la honte, un sentiment dominant d’indignité, d’échec, d’avoir trahi ceux que l’on avait juré de servir…

Elle l’observait. Ces yeux… ces yeux… !

— Tu ne dis rien, Prestimion. Comprends-tu de quelque façon ce que je te dis ?

Il acquiesça d’un signe de tête las.

— Oui. Oui, je comprends. Je comprends très bien. Ce sont des messages que tu reçois, mère. Une force malveillante atteint ton esprit depuis l’extérieur et y implante ces idées, plus ou moins comme la Dame de l’île implante des rêves chez ceux qu’elle sert. Mais la Dame n’envoie que des rêves bienveillants qui n’ont d’autre force que celle de la suggestion. Tes rêves ont une puissance bien supérieure. Ils ont la force de la réalité. Ils sont quelque chose que tu n’as d’autre choix que de croire réel.

La Dame Therissa parut légèrement surprise.

— Ainsi donc, tu es déjà au courant !

De nouveau, il acquiesça.

— Et je sais aussi qui les envoie.

— Comme je le sais.

Elle toucha son front du bout des doigts.

— J’ai toujours le diadème que je portais lorsque j’étais Dame de l’île. Je l’ai utilisé pour atteindre la source de mes rêves et l’identifier. C’est Mandralisca, une fois de plus à sa tâche maléfique.

— Je sais.

— Il a tué Teotas, je pense, en lui envoyant des rêves qu’il n’était pas en mesure de supporter.

— Je le sais également, dit Prestimion. Dekkeret l’a découvert, petit à petit, avec l’aide de son ami, Dinitak Barjazid. Il y a un autre Barjazid en liberté dans la nature, le frère de celui que j’ai tué à Stoienzar. Il s’est allié au goûteur, qui est lui-même allié à la parentèle de Dantirya Sambail, et ces casques diaboliques qui permettent de contrôler les pensées sont à nouveau fabriqués. Ils ont été utilisés contre Teotas et contre toi, et aussi, à mon avis, Varaile, et même, peut-être, contre ma petite fille, Tuanelys.

— Mais, jusqu’ici, pas contre toi.

— Non. Et je ne pense pas que cela se produise. Je pense qu’il a peut-être peur de me défier ouvertement. Attaquer le Pontife c’est attaquer Majipoor : le peuple ne le suivrait pas. Non, mère, ce qu’il veut c’est m’intimider en frappant ceux qui me sont chers, à mon avis, en espérant pouvoir me forcer à conclure un accord d’une sorte ou d’une autre avec lui et les gens qu’il sert. Pour leur accorder le contrôle politique de Zimroel, peut-être. Pour les rétablir au pouvoir que j’ai retiré au Procurateur Dantirya Sambail.

— Il te tuera s’il le peut, dit la Dame Therissa.

Prestimion balaya cette idée d’un geste de la main.

— C’est une éventualité qui ne me fait absolument pas peur. Je doute qu’il le tente ; je sais que s’il essayait, il n’y parviendrait pas.

Il quitta son siège et s’accroupit à côté d’elle, posant légèrement une main sur son avant-bras et levant la tête vers ses yeux dévastés.

— Celui qui mourra, mère, est Mandralisca, ajouta-t-il d’une voix tendue. Tu peux en être certaine. Je le tuerais, rien que pour ce qu’il a fait à Teotas. Mais maintenant que je sais ce qu’il t’a fait à toi…

— Ton plan est donc de lui livrer bataille, dit-elle, présentant cela comme une affirmation, non une question.

— Oui.

— De lever une armée, d’envahir Zimroel et de détruire cet homme de tes propres mains ? C’est ce que j’entends dans ta voix. Est-ce ce que tu as l’intention de faire, Prestimion ?

— Pas moi-même, répondit rapidement Prestimion, car il voyait où elle voulait en venir.

Ses sentiments contradictoires transparaissaient clairement sur son visage, sa farouche répugnance envers Mandralisca et tout ce qu’il représentait d’un côté, contre ses craintes pour la vie de son fils aîné de l’autre.

— Ah, ce que je donnerais pour être celui qui l’abattra ! Je n’essaierai pas de t’abuser à ce sujet. Mais l’époque où je combattais est révolue depuis longtemps, j’en ai bien peur, mère. Dekkeret est mon épée, maintenant.

6

Dekkeret était au seizième jour de son voyage à travers la large plaine centrale d’Alhanroel vers la grande cité de la côte nord-ouest, Alaisor. Il se trouvait à présent dans la cité de Shabikant, sur la rivière Haggito, un cours d’eau limoneux coulant en direction du sud depuis le Iyann. La seule information que connaissait Dekkeret sur Shabikant était que c’était à cet endroit que poussaient les célèbres arbres du Soleil et de la Lune.

— Nous devrions aller les voir tant que nous en avons l’occasion, dit-il à Fulkari. Il se peut que nous ne repassions jamais par ici.

Ainsi que Prestimion l’avait suggéré, le Coronal et sa suite avaient emprunté la voie de terre vers Alaisor. Il aurait été beaucoup plus rapide de descendre le Mont du Château par bateau en suivant l’Uivendak et ses affluents jusqu’au rapide fleuve Iyann, qui les aurait emmenés jusqu’aux rivages de la Mer Intérieure. Mais il n’y avait nul besoin de se hâter, puisque Prestimion ferait la longue traversée jusqu’à l’Ile avant de revenir à Alhanroel, et que Dekkeret et lui étaient convenus qu’il y aurait des avantages à ce que le nouveau Coronal se présente officiellement aux diverses cités les plus importantes sur son chemin vers l’ouest, plutôt qu’en passant rapidement devant elles par bateau, sans rien d’autre qu’un geste de la main et un sourire pour les millions de gens devant lesquels il passerait.

Par conséquent, il avait pris la Grand Route Occidentale jusqu’au sinistre centre commercial de Sisivondal, au cœur des terres arides et sèches de Camaganda, un parcours excessivement laid mais qui leur évitait la difficile traversée des Montagnes Trikkala aux contours déchiquetés, puis de Sisivondal, par le sein incurvé de Majipoor en traversant Skeil, Kessilroge, Gannamunda et Hunzimar jusqu’au verdoyant Val de Gloyn, où de gigantesques troupeaux d’animaux étranges paissaient placidement dans d’immenses savanes d’herbe gattaga couleur cuivrée, et au-delà de Gloyn, à mi-chemin entre le Mont du Château et Alaisor, plus ou moins en direction du nord-nord-ouest, s’arrêtant ici et là pour honorer de la présence du nouveau Coronal tel duc de province ou tel maire de village. Sans jamais dire un mot à quiconque, bien entendu, des troubles croissants à Zimroel. Pour le moment, ce n’était l’affaire de personne, hormis du Coronal. Ces bonnes gens du centre ouest d’Alhanroel n’avaient certes pas besoin d’être informés de l’agitation mineure sur l’autre continent.

Dinitak, en ceignant chaque jour son casque, donnait connaissance à Dekkeret de ce qui se passait là-bas. Les cinq neveux de Dantirya Sambail étaient revenus de leur errance dans le désert, et avaient installé leur quartier général dans la cité de Ni-moya, ce qu’il ne leur était pas formellement interdit de faire, mais n’en constituait pas moins une provocation. Et il s’avéra qu’ils avaient pris le contrôle de Ni-moya et de ses environs immédiats, ce qui, si les rapports que Dinitak établissait en écumant les esprits étaient exacts, violait bel et bien le décret pris par Prestimion vingt ans plus tôt pour retirer à jamais à Dantirya Sambail et à ses héritiers tout pouvoir politique sur Zimroel.

Dekkeret n’avait pas l’impression que ceci exigeât une réaction gouvernementale instantanée. Il s’attendait à recevoir rapidement confirmation des rapports de Dinitak par des canaux plus orthodoxes, avec de plus amples informations sur ce qui se passait réellement, et il attendrait que ces rapports lui parviennent. Ensuite, Prestimion et lui, lorsqu’ils se seraient retrouvés ainsi qu’ils l’avaient prévu dans le mois à venir ou le suivant, dans la cité côtière de Stoien, pourraient établir ensemble une stratégie adaptée pour s’occuper de ces agitateurs de Ni-moya.

Le groupe royal atteignit Shabikant peu après midi, alors que la cité, s’étalant devant eux sur des kilomètres au nord et au sud dans la large plaine sablonneuse qui bordait la rive orientale de l’Haggito, était baignée par la lumière chaude et brillante du soleil du cœur du pays.

Shabikant était une cité de quatre ou cinq millions d’habitants, à l’évidence une sorte de métropole par rapport aux autres cités de la région : un bel endroit avec des bâtiments gracieux de stuc rose ou bleu coiffés de toits de tuiles vertes très ornementés. Le maire et un comité de représentants municipaux s’avancèrent pour saluer Dekkeret et ses compagnons, et il y eut force révérences, symboles de la constellation et beaux discours avant qu’ils ne soient finalement escortés en ville.

Le maire – son titre était héréditaire et en grande partie honorifique, murmura à Dekkeret l’un de ses assistants – était un petit homme replet, rubicond, aux yeux verts, du nom de Kriskinnin Durch, qui semblait, dans l’ensemble, comblé à l’idée de jouer l’hôte du Coronal lord de Majipoor. Apparemment, lord Dekkeret était le premier Coronal à avoir visité Shabikant depuis plusieurs siècles. Kriskinnin Durch paraissait incapable de revenir du fait que ce grand événement se déroulait pendant son propre mandat. Mais il ne laissa toutefois pas passer l’occasion de faire savoir à Dekkeret que lui-même descendait du côté de sa mère de l’un des plus jeunes frères du Pontife Ammirato, un monarque pas spécialement marquant de quatre siècles plus tôt, se souvenait Dekkeret.

— En ce cas, vous êtes d’une lignée bien plus distinguée que la mienne, lui dit aimablement Dekkeret, amusé plutôt que contrarié par la prétention éhontée de l’homme. Car je ne descends de personne de particulier.

Kriskinnin Durch parut ne pas avoir la moindre idée de la façon de réagir à une déclaration aussi narquoise sur ses origines modestes venant du Coronal lord de Majipoor. Il choisit par conséquent de faire comme si Dekkeret n’avait rien dit.

— Vous irez, bien sûr, voir les Arbres du Soleil et de la Lune, pendant votre séjour parmi nous ? poursuivit-il.

— C’était bien mon intention, dit Dekkeret.

— Il semble que tous ces maires de coins perdus descendent de frères de Pontifes du côté de leur mère, dit Fulkari, parlant de façon que lui seul l’entende. Et de mendiants, de voleurs et de faussaires par leur père ; mais l’un compense l’autre, n’est-ce pas ?

— Chut, lui fit Dekkeret, avec un rapide clin d’œil et en lui serrant légèrement la main.

En guise d’hostellerie royale, Fulkari et lui eurent droit à une charmante villa aux murs roses tout au bord de la rivière, qui d’habitude devait probablement servir à loger les maires des cités avoisinantes et autres fonctionnaires régionaux du même genre lorsque ceux-ci venaient rendre visite à Kriskinnin Durch. Dinitak et le reste du personnel de Dekkeret furent conduits vers des logements plus modestes à proximité.

— J’espère sincèrement que vous trouverez tout à votre convenance, monseigneur, dit obséquieusement le maire, et, reculant, il s’éloigna en faisant la révérence et les laissa seuls.

Ses appartements, constata Dekkeret, étaient vastes mais leur conception manquait d’élégance. Ils étaient meublés dans un style surchargé qui avait été populaire près d’un siècle plus tôt, dans les premières années du règne de lord Prankipin : chaque meuble recouvert de tapisserie de lourd brocart et reposant sur des pieds courtauds et disgracieux. Quelques tableaux grossiers et ternes, qui devaient assurément être l’œuvre d’artistes locaux, décoraient les murs, la plupart pendus légèrement de guingois. Cet endroit tout entier était presque exactement tel qu’il s’y attendait. Pittoresque, pensa Dekkeret, très pittoresque.

Le maire avait avec délicatesse attribué à lord Dekkeret et lady Fulkari des suites séparées, puisque aucune rumeur de mariage royal n’avait atteint la cité de Shabikant, et que les gens avaient tendance à se montrer très tatillons sur de telles questions dans ces provinces agricoles. Mais les deux suites étaient, au moins, adjacentes et il y avait une porte de communication, verrouillée, qu’il ne fut en rien difficile d’ouvrir. Dekkeret commença à penser que le maire n’était peut-être pas tout à fait aussi stupide qu’il le paraissait de prime abord.

— Que sont ces Arbres du Soleil et de la Lune ? lui demanda Fulkari, lorsqu’ils eurent fini de s’installer dans leurs chambres et que les différents chambellans et dames d’honneur eurent rejoint leurs propres quartiers.

Dekkeret avait repoussé les verrous et était entré dans la suite de Fulkari où il l’avait trouvée en train de se prélasser dans une immense baignoire de pierre bleue, se frottant avec indolence le dos avec une énorme brosse, dont le long manche avait une forme en zigzag si étrange qu’il aurait tout aussi bien pu être une sorte d’instrument de sorcellerie.

— D’après ce que j’ai compris, dit-il, il s’agit d’un couple d’arbres phénoménalement vieux qui sont supposés avoir le don d’oracle. Non que quiconque les ait entendus au cours des quelque trois mille dernières années, je m’empresse de l’ajouter. Mais à un moment donné de cette époque, un Coronal du nom de Kolkalli est venu ici en faisant un Grand Périple, est allé voir les arbres, et précisément au coucher du soleil l’arbre mâle a parlé et dit…

— Ces arbres ont un sexe ?

— L’Arbre du Soleil est masculin et l’Arbre de la Lune est féminin. Je ne saurais dire comment on le sait. Qu’importe, le Coronal est allé voir les arbres au coucher du soleil et leur a demandé de lui prédire l’avenir, et au moment où le soleil sombrait derrière l’horizon, l’arbre mâle a prononcé treize mots dans une langue que le Coronal n’a pas comprise. Kolkalli s’est beaucoup agité et a demandé aux prêtres des arbres de les lui traduire, mais ils ont prétendu que personne à Shabikant ne parlait plus la langue des arbres. En réalité, ils la comprenaient, mais ils avaient peur de le dire, car ce que l’arbre avait annoncé était une prophétie sur la mort imminente du Coronal. Laquelle survint trois jours plus tard, lorsqu’il fut piqué au doigt par un gijimong venimeux et mourut en cinq minutes environ, ce qui est pour l’essentiel le seul fait que l’on se rappelle sur le Coronal lord Kolkalli.

— Tu crois à cela ? demanda Fulkari.

— Que le Coronal fut piqué au doigt par un gijimong et mourut ? Cela figure dans les livres d’histoire.

L’un des règnes les plus courts de l’histoire de Majipoor.

— Que l’arbre parla réellement, et que ce fut pour une prophétie de sa mort ?

— Verkausi raconte cette histoire dans l’un de ses poèmes. Je me rappelle l’avoir appris à l’école. J’avoue que je ne vois pas bien comment un arbre pourrait avoir le don de la parole, mais qui sommes-nous pour discuter de vraisemblance avec le sans pareil Verkausi ? J’adopte quant à moi une position neutre sur ce sujet.

— Eh bien, si les arbres disent effectivement quelque chose ce soir, Dekkeret, tu ne devras pas laisser les gens du cru escamoter la traduction du message.

Fulkari brandit les poings en un simulacre d’attitude féroce.

— « Traduisez sinon…» leur diras-tu ! « Traduisez ou mourez ! Votre Coronal vous l’ordonne ! »

— Et s’ils m’apprennent que l’arbre vient de dire qu’il me reste trois jours à vivre ? Que fais-je ensuite ?

— Je me tiendrais à l’écart des gijimongs, pour commencer, répliqua Fulkari.

Elle tendit un long bras mince vers lui.

— Aide-moi à sortir de la baignoire, veux-tu ? Le fond est très glissant.

Il lui prit la main et elle sauta agilement par-dessus le bord de la baignoire, dans l’immense serviette qu’il lui tenait. Doucement, tendrement, il la sécha tandis qu’elle se blottissait contre lui. Puis il jeta la serviette.

Pour la cinquantième fois de la journée, Dekkeret fut frappé par sa beauté radieuse, l’éclat de ses cheveux, l’étincelle de ses yeux, la force et la vigueur de ses traits, l’harmonieux compromis auquel son corps était parvenu entre sveltesse athlétique et volupté féminine. Et elle était par ailleurs une compagne tellement merveilleuse : intelligente, vive, sensible et pétulante.

Il était en permanence ébahi à l’idée qu’ils avaient failli se séparer. Il entendait encore, bien trop souvent, l’écho des paroles qui avaient alors été prononcées : Dekkeret, je ne veux pas être l’épouse d’un Coronal, lui avait-elle déclaré dans le bosquet de la forêt du Mont du Château. Et lui, à Prestimion, dans la Cour des Trônes du Labyrinthe : Il est parfaitement clair qu’elle n’est pas une femme pour moi. Il était difficile à présent de croire qu’ils avaient pu prononcer de telles paroles. Mais ils l’avaient fait. Ils l’avaient fait. Aucune importance, pensa Dekkeret : le temps avait passé et les circonstances étaient différentes à présent. Ils se marieraient dès que cette fâcheuse histoire avec Mandralisca serait terminée.

Leurs yeux se rencontrèrent, et il vit une lueur friponne dans les siens.

— Mais nous n’avons pas le temps maintenant, dit-il d’un ton plaintif. Nous devons nous habiller. Son Excellence le maire nous attend pour déjeuner, faire le tour de la ville, et au coucher du soleil nous devons aller voir les célèbres arbres parlants.

— Tu vois ? Tu vois ? Il est tout le temps question de travail, pour le Coronal et son épouse !

— Pas tout le temps, dit Dekkeret, parlant très doucement, enfouissant son visage dans le creux de son épaule.

Elle était chaude et parfumée par le bain. Il fit légèrement courir ses mains le long de son dos mince, sur son doux postérieur, le long de ses flancs. Elle frémissait contre lui. Mais elle se maîtrisait, tout comme lui.

— Lorsque les beaux discours d’aujourd’hui seront terminés, dit-il, il n’y aura que nous deux ici, et nous aurons toute la nuit pour nous. Tu le sais, n’est-ce pas ?

— Oui. Oh, oui, Dekkeret, je sais ! Mais d’abord, le devoir nous appelle !

Elle frotta doucement ses lèvres contre les siennes pour lui dire qu’elle s’était réconciliée avec cette idée, qu’elle comprenait que le plaisir d’un roi devait attendre que le devoir d’un roi soit accompli.

Puis elle se glissa hors de son étreinte et lui ouvrit la porte séparant leurs suites, souriant largement, faisant de petits gestes pour le chasser de là, et le renvoyer dans ses appartements pendant qu’elle s’occupait de s’apprêter pour les événements publics qui les attendaient. Il lui envoya un baiser et partit s’habiller lui aussi : la robe royale aux couleurs verte et dorée emblématiques de son haut statut, l’anneau, le pendentif, tous les petits signes et symboles extérieurs qui le désignaient comme le roi du monde.

Elle a changé, songea-t-il. Elle est entrée dans son rôle. Nous serons très heureux ensemble.

Mais d’abord, comme l’avait dit Fulkari, le devoir les appelait.

L’après-midi était déjà fort entamé lorsque toutes les cérémonies publiques de la visite royale à Shabikant furent terminées : le déjeuner du maire à l’hôtel de ville s’était, évidemment, avéré être un interminable banquet auquel assistaient tous les notables de la ville, avec une succession de discours de bienvenue et de vœux pour un règne long et glorieux, puis enfin, Dekkeret et Fulkari, accompagnés de Dinitak et de plusieurs assistants de Dekkeret, furent ramenés vers la rivière pour voir la plus grande attraction de Shabikant : les Arbres du Soleil et de la Lune. Le maire, Kriskinnin Durch, qui ne se tenait quasiment plus de joie, trottait à côté d’eux. Une demi-douzaine de dignitaires qui se trouvaient au banquet l’accompagnaient, portant à présent de larges cordons pourpres en travers de la poitrine qui les désignaient, leur expliqua le maire, comme les représentants de l’ordre des arbres. C’était une distinction purement honorifique à présent, ajouta-t-il : puisque les arbres étaient restés silencieux depuis des milliers d’années et que le culte de leur vénération était tombé en désuétude, « l’ordre » était en fait devenu une confrérie mondaine pour les hommes les plus en vue de Shabikant.

Fulkari, laissant un petit éclair de malice traverser son visage, prétendait à présent avoir des doutes quant à cette visite.

— Crois-tu que ce soit si sage, Dekkeret ? Et s’ils décident de parler de nouveau, après tout ce temps, et te disent quelque chose que tu aurais préféré ne pas entendre ?

— Je crois que la langue des arbres est sans doute oubliée maintenant, non ? Mais sinon, nous pouvons toujours choisir de ne pas écouter la traduction. Et s’il s’agit d’une prophétie réellement mauvaise, les prêtres prétendront certainement qu’ils ne comprennent pas ce que dit l’arbre, tout comme ils l’ont fait avec Kolkalli.

Le crépuscule était à présent proche. Le soleil, d’un vert de bronze à cette heure, était bas au-dessus de l’Haggito, et, sous ces latitudes, donnait l’illusion d’être curieusement élargi et aplati dans les derniers moments de sa descente vespérale dans le ciel occidental.

Les arbres étaient enclos dans un petit parc oblong au bord de la rivière. Une palissade de poteaux métalliques noirs terminés par des pointes aiguisées les protégeait. Ils se tenaient côte à côte, deux silhouettes solitaires découpées sur le ciel s’assombrissant, dans un terrain autrement vide.

Le maire se livra à toute une cérémonie pour déverrouiller la porte et faire entrer les invités du Mont du Château.

— L’Arbre du Soleil est à gauche, déclara-t-il d’un ton vibrant de fierté. L’Arbre de la Lune est à droite.

Les arbres étaient des myrobolans, découvrit Dekkeret, mais ils étaient de loin les plus grands qu’il ait jamais vus, des titans de leur espèce, et devaient assurément être très anciens en vérité. Très vraisemblablement, ils devaient déjà être extrêmement impressionnants à l’époque de lord Kolkalli.

Mais il était facile de voir que ces deux arbres gigantesques arrivaient finalement au terme de leur existence.

Les motifs vifs et distincts à rayures vertes et blanches qui marquaient le tronc des myrobolans en bonne santé avaient perdu leur éclat et s’étaient déformés sur ces deux-là en taches informes et floues, et les grands et épais troncs avaient eux-mêmes développé d’inquiétantes courbures, l’Arbre du Soleil penchant dangereusement vers le sud, l’Arbre de la Lune allant dans l’autre direction. Leurs couronnes aux nombreuses branches étaient quasiment nues, avec seulement quelques rares feuilles grises en forme de croissant pour les couvrir. L’érosion du sol au pied des deux arbres avait dénudé leurs racines noueuses brunes, bien qu’une tentative ait été faite pour les dissimuler en jonchant la zone autour de chaque arbre de petites bannières, de rubans et de tas de talismans. L’aspect tout entier de cet endroit paraissait triste, voire pathétique, à Dekkeret.

Fulkari et lui furent gratifiés de talismans pour contribuer à l’amoncellement. À l’instant précis du coucher du soleil, ils étaient censés s’avancer et les offrir aux arbres, qui pourraient alors réagir – ici le maire fit un grand clin d’œil – par des déclarations sibyllines. Ou, dit-il, ils ne le feraient pas.

Le bord inférieur du soleil touchait à présent la rivière. Il commença à s’y enfoncer doucement. Dekkeret attendit, en se représentant mentalement l’immense masse de la planète tournant pesamment sur son axe, emmenant inexorablement cette région dans l’obscurité. Le soleil avait à présent à moitié disparu. Il n’en restait désormais plus que l’éclat cuivré de son croissant supérieur. Dekkeret retint son souffle. Toute conversation avait cessé chez les citadins. L’air paraissait soudain étrangement immobile. Il y avait une certaine intensité dramatique dans cette scène, dut-il admettre.

Le maire leur indiqua d’un signe de tête qu’ils devaient se préparer à avancer dans un instant.

Dekkeret jeta un regard à Fulkari et ils avancèrent solennellement vers les arbres, lui vers l’arbre féminin, elle vers l’arbre masculin, s’agenouillèrent et déposèrent leurs talismans sur les monticules, juste au moment où le dernier miroitement du soleil s’évanouissait à l’ouest. Dekkeret inclina la tête. Le maire lui avait donné pour instruction de s’adresser aux arbres dans le secret de son cœur et de leur demander conseil.

Un silence profond s’ensuivit alors que les dernières lueurs du jour disparaissaient dans le ciel. Personne dans le groupe de citadins debout derrière lui ne paraissait ne serait-ce que respirer.

Et dans ce silence, Dekkeret, stupéfait, pensa effectivement entendre quelque chose : un son grinçant, rouillé, si faible qu’il passait à peine le seuil de son audition, un son qui aurait pu s’élever du sol par les racines de l’arbre devant lequel il était agenouillé. L’énorme vieil arbre oscillait-il dans la première brise de la soirée ? Ou bien l’oracle – comment cela était-il possible ? – avait-il réellement parlé, offrant au nouveau Coronal quelques syllabes murmurées d’une inintelligible sagesse ?

Il jeta un regard à Fulkari. Il y avait une expression étrange dans ses yeux, comme si elle aussi avait entendu quelque chose.

Mais alors Kriskinnin Durch rompit le charme par des applaudissements joyeux et vigoureux.

— Très bien, monseigneur, très bien ! Les arbres se réjouissent de vos présents, et vous ont, je l’espère, transmis leur sagesse ! Quel honneur pour nous, après toutes ces années, qu’un Coronal rende hommage à nos arbres merveilleux ! Quel honneur extraordinaire !

— Tu n’as rien entendu de réel, n’est-ce pas ? demanda Fulkari à voix basse, tandis qu’elle et Dekkeret s’éloignaient.

Avait-il entendu ? Non. Non. Bien sûr que non, décida-t-il.

— Le murmure du vent, voilà ce que j’ai entendu, dit-il. Et peut-être un mouvement dans les racines. Mais tout cela est très théâtral, n’est-ce pas ? Et même effrayant.

— Oui, répondit Fulkari. Effrayant.

7

— Le sabre aujourd’hui ? demanda Audhari, surpris, en entrant dans la salle du gymnase où Keltryn et lui faisaient leur séance d’escrime deux fois par semaine. Toi et moi ne nous sommes jamais affrontés au sabre auparavant.

— Nous le ferons aujourd’hui, déclara Keltryn, d’une voix dure et tendue par la colère.

Elle était arrivée dans la salle d’escrime avec cinq minutes d’avance pour choisir son arme et se familiariser avec sa longueur et son poids plus importants. Septach Melayn avait pensé qu’elle était trop frêle pour travailler le sabre. Peut-être avait-il raison à ce sujet. Elle avait essayé une ou deux fois sans y faire montre de beaucoup d’aptitude, et il l’avait ensuite dispensée des exercices au sabre.

Mais ce jour-là, elle n’avait pas envie des poses et affectations élégantes des exercices à la rapière. Ce jour-là, elle voulait une arme lourde. Elle voulait taillader, rudoyer et percuter, infliger des dégâts et en subir s’il le fallait. Ce désir de violence n’avait rien à voir avec Audhari. Elle bouillait de rage contre Dinitak, et celle-ci montait encore et encore jusqu’à déborder, et c’est ce qui la poussait ce jour-là à l’action.

Keltryn avait perdu le compte du nombre de semaines écoulées depuis que Dinitak était parti dans l’Ouest avec le Coronal et Fulkari. Était-ce quatre semaines ? Cinq ? Elle ne pouvait le dire. Elle avait l’impression que c’était il y a plus d’une éternité. Quelle qu’en soit la durée, cela paraissait un espace de temps beaucoup plus long que celui qu’avait duré toute sa petite idylle avec Dinitak.

Ces quelques étranges semaines avec Dinitak semblaient désormais n’être rien de plus qu’un rêve. Avant qu’il n’arrive, elle avait défendu son corps comme s’il avait été un temple dont elle aurait été la grande prêtresse. Ensuite, elle n’était même pas sûre de savoir pourquoi – était-ce une véritable attirance physique, ou bien l’impatience de son corps en plein épanouissement, ou encore quelque chose d’aussi banal que le désir de faire finalement ses premiers pas dans le genre d’existence que menait sa sœur depuis si longtemps ? –, elle s’était finalement livrée à Dinitak, et lui avait permis de pénétrer dans tous les sens du terme dans son sanctuaire, et il l’avait conduite dans des royaumes de plaisir et d’excitation bien au-delà de tout ce qu’elle avait imaginé dans ses fantasmes virginaux.

Mais il y avait davantage que du sexe dans cette relation, du moins l’avait-elle cru. Pendant ces quelques semaines, elle avait enfin cessé de penser à elle-même sous forme de je et avait commencé à devenir nous.

Et ensuite, avec autant de désinvolture que si elle avait été un vêtement usé, il s’était débarrassé d’elle. Débarrassé. Aucun autre mot n’était applicable, en ce qui la concernait. Aller se balader comme ça dans l’Ouest avec Dekkeret et Fulkari, et la laisser derrière parce qu’il était – que lui avait dit Fulkari ? –, parce qu’il était « politiquement incorrect » pour lui d’être accompagné d’une femme célibataire lorsqu’il voyageait dans l’entourage du Coronal…

Il était difficile de croire qu’un homme en proie aux passions du début d’une histoire d’amour adopterait une telle position. Dinitak était connu pour son franc-parler, pour son honnêteté bourrue : il était sûrement capable de dire ce qu’il pensait, même à lord Dekkeret, et de lui déclarer : « Je suis désolé, Votre Seigneurie, mais si Keltryn n’y va pas, moi non plus. »

Mais il n’avait rien dit de tel. Elle doutait que le Coronal aurait été le moins du monde dérangé par sa présence lors de ce voyage. C’était l’idée de Dinitak de la laisser en arrière, Dinitak, Dinitak, Dinitak. Comment pouvait-il faire une telle chose ? se demandait Keltryn. Et la réponse, déplaisante, ne se fit pas attendre : Parce qu’il en a déjà assez de moi. Je dois être trop ardente, trop exigeante, trop… jeune. Et c’est sa façon de me jeter.

— Tu as totalement tort, avait dit Fulkari. Il est fou de toi, Keltryn. Je t’assure, il déteste te laisser ainsi au Château. Mais il est simplement trop collet monté pour emmener une jeune femme comme toi avec lui dans un déplacement officiel. Il dit que ce serait dégradant pour toi, que cela te donnerait l’air d’une concubine.

— Une concubine !

— Tu sais qu’il a des idées extrêmement démodées.

— Pas démodées au point de refuser de coucher avec moi, Fulkari.

— Tu m’as toi-même dit qu’il semblait assez hésitant sur ce sujet aussi.

— Eh bien…

Keltryn dut admettre que Fulkari marquait un point. Elle avait quasiment dû se jeter sur Dinitak, ce jour-là à la piscine, avant qu’il ne soit finalement prêt à accepter ce qu’elle lui offrait. Et même à ce moment-là, il y avait eu cette singulière réaction de consternation et de dépit, ensuite, lorsqu’il avait réalisé qu’elle lui avait offert sa virginité. Il est vraiment trop compliqué pour moi, avait décidé Keltryn. Mais cela ne l’aidait pas à surmonter sa rage d’être exclue de l’excursion dans l’Ouest, ou d’être séparée pendant autant de semaines de l’homme qu’elle aimait, alors que leur histoire en était encore à la passion de ses tout débuts.

Dans les jours qui suivirent, sa colère contre lui fut intermittente. Parfois elle pensait avoir cessé de s’intéresser à lui, que Dinitak n’avait été qu’une phase de la fin de son adolescence sur laquelle elle se retournerait à la longue avec amusement et nostalgie. En de tels moments, elle se sentait absolument calme pendant des heures d’affilée. Mais ensuite elle devenait furieuse à l’idée qu’il avait gâché sa vie. Elle lui avait donné plus que son innocence, se disait-elle : elle lui avait donné son amour. Et il le lui avait renvoyé au visage de façon narquoise.

Ce jour-là était un de ces jours de colère. Keltryn avait fait de lui un rêve très frappant, où ils étaient ensemble ; elle avait imaginé qu’il était avec elle dans son lit, elle avait tendu les bras vers lui avec avidité, pour découvrir qu’elle était seule. Et s’était réveillée dans un brouillard rouge de frustration et de rage.

Ce jour-là, elle devait faire de l’escrime avec Audhari. Le sabre, pensa-t-elle. Oui. Taillader, rudoyer et percuter. Elle déchargerait sa colère en ferraillant avec une lourde lame.

Le grand jeune homme de Stoienzar au visage couvert de taches de rousseur eut l’air déconcerté et stupéfié par son désir d’utiliser cette arme lourde. Non seulement elle n’avait aucune expérience de son maniement, mais sa taille et sa force à lui lui donneraient un avantage infiniment plus conséquent au sabre qu’à la rapière ou au bâton, où la technique et la rapidité du temps de réaction comptaient autant que la force pure. Mais elle ne se laissa pas contrarier.

— En garde ! cria-t-elle.

— Rappelle-toi, Keltryn, au sabre on utilise le tranchant autant que la pointe. Et tu dois protéger ton bras de…

Elle baissa son masque et lui lança un regard flamboyant.

— Ne sois pas condescendant avec moi, Audhari. J’ai dit : en garde !

Mais la partie était néanmoins inégale. Le sabre était bien un peu trop lourd pour son bras mince. Et elle n’avait qu’une idée des plus vagues quant à la technique correcte. Elle savait que les escrimeurs devaient se tenir plus loin l’un de l’autre que lorsqu’ils utilisaient la rapière, mais cela signifiait qu’il lui était impossible de l’atteindre d’une simple botte. Elle devait avoir recours à de grossiers et inélégants balayages latéraux qui auraient sûrement arraché des glapissements d’indignation à Septach Melayn, s’il avait été là pour voir ce spectacle.

C’était satisfaisant, d’une certaine façon. Elle pouvait en effet donner libre cours à une partie de son courroux. Mais ce qu’elle faisait n’était absolument pas de l’escrime. Il n’y avait aucun style, aucune manière, aucune forme. Elle aurait atteint exactement le même résultat en saisissant une hachette et en coupant du bois pour le feu. Audhari, désorienté par ses assauts frénétiques, dut abandonner sa technique bien maîtrisée et parer comme il le pouvait. Chaque fois qu’il interceptait sa lame lors de l’assaut, le choc envoyait dans la main et le bras de Keltryn un tressaillement déchirant de douleur. Et finalement il bloqua si brutalement l’une de ses charges que son sabre tomba avec fracas sur le sol.

Elle s’agenouilla pour le ramasser et resta encore un moment à genoux pour reprendre son souffle.

— Que se passe-t-il ici aujourd’hui ? demanda Audhari.

Il repoussa son masque et s’approcha d’elle.

— Tu sembles être dans tous tes états. Ai-je fait quelque chose de mal ?

— Toi ? Non… Non… Audhari…

— Alors, de quoi s’agit-il ? Tu as choisi une arme qui est de toute évidence trop lourde pour toi, et tu la balances comme une hache d’armes au lieu d’essayer de tirer convenablement le sabre avec moi. Les meilleurs sabreurs l’utilisent quasiment comme une rapière, tu sais. Ils font dans la légèreté et la vitesse, pas dans la puissance brute.

— J’imagine que je ne serai jamais un bon sabreur, alors, dit-elle d’un air renfrogné en accentuant la terminaison masculine.

Elle aussi avait retiré son masque.

— Il n’y a guère de honte à avoir, cependant. Écoute, Keltryn, oublions cette histoire de sabre et essayons quelque chose de plus léger, et…

— Non. Attends.

Elle le fit taire d’un geste impatient de la main. Une idée nouvelle et étrange lui venait à l’esprit.

Il est temps de passer à l’après-Dinitak.

Dinitak avait rempli son rôle dans sa vie. Quoi qu’il ait pu exister entre eux, c’était fini et bien fini, comme il le découvrirait lorsqu’il reviendrait de son voyage dans l’Ouest. Elle n’avait plus besoin de lui. Elle serait idiote de continuer à soupirer ainsi après un homme qui pouvait l’abandonner d’un cœur aussi léger.

— Peut-être devrions-nous simplement oublier l’escrime ce matin, dit-elle à Audhari. Nous pourrions faire d’autres choses.

Son ton était espiègle mais sans ambiguïté. Audhari la dévisagea sans comprendre, plissant les yeux comme si elle parlait une langue d’un autre monde. Keltryn le regarda droit dans les yeux et lui adressa un sourire d’une ardeur si appuyée qu’elle était certaine qu’il ne pourrait l’interpréter que d’une seule façon. Il semblait à présent que la lumière se faisait en lui.

Sa propre impudence la surprit. Mais il était très agréable de jouer à ce jeu, et de le faire de sa propre initiative, sans pour une fois compter sur les conseils de Fulkari. Elle était à présent heureuse que Fulkari ne soit pas au Château. L’heure était venue, comprit-elle, d’apprendre à faire son chemin dans le tourbillon de la vie.

— Viens, Audhari ! s’écria-t-elle. Montons !

— Keltryn…

Audhari paraissait totalement abasourdi. Il était tout rouge du col de sa veste d’escrime jusqu’à la racine des cheveux. Ses lèvres remuèrent, mais aucune réponse n’en sortit.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle enfin. Tu n’en as pas envie, c’est cela ?

Il secoua la tête.

— Tu es tellement bizarre ce matin, Keltryn !

— Je ne suis pas attirante, c’est cela ? Tu trouves que je suis laide ? C’est ce que tu penses, Audhari ? Je ne voudrais pas m’imposer à un homme qui me trouve peu séduisante, tu sais.

Il n’était que trop évident qu’à ce moment précis Audhari aurait préféré être dans les profondeurs du Labyrinthe plutôt que d’avoir cette conversation.

— Tu es l’une des plus belles filles que j’aie jamais vues, Keltryn.

— Alors, quel est le problème ?

— Le problème est que ce n’est pas suffisant. Quoi que nous puissions faire à l’étage, ce serait totalement dénué de sens. Tu n’as jamais montré le moindre intérêt pour moi, de ce genre-là, je le sais et je le respecte. Et maintenant tu changes d’avis comme ça ? Ce n’est pas normal. Ça ne tient pas debout. On dirait que tu veux seulement te servir de moi.

— Et alors, si c’était le cas ? Tu peux te servir de moi aussi. Serait-ce si terrible ?

— Je ne suis pas comme ça, Keltryn. Et il n’en sortirait rien de bon. Pas plus que ta tentative de pratiquer l’escrime avec un sabre.

C’était à présent elle qui était abasourdie. Après tout ce qu’elle avait entendu en grandissant sur les hommes qui n’étaient que des monstres de luxure, pourquoi fallait-il qu’elle ait la malchance de ne tomber que sur ceux qui se souciaient autant de moralité, de respectabilité et de bienséance ? Pourquoi était-il si difficile de trouver un peu de débauche pure et simple quand elle en avait envie ?

— S’il te plaît, poursuivit Audhari, toujours empourpré, pouvons-nous tout simplement abandonner cette conversation, d’accord ? S’il te plaît. Si tu veux tirer l’épée, allons-y, sinon, non. Mais nous sommes de très bons amis depuis si longtemps, et maintenant, ce que tu fais en ce moment est si fichtrement déroutant, Keltryn ! Je t’en supplie, arrête. Arrête.

Elle lui lança un regard noir. C’était la dernière chose à laquelle elle se serait attendue.

— Oh, je te déroute, hein ? Bien, bien. Je te demande humblement de me pardonner, dit-elle d’un ton glacial. Je ne voudrais en aucun cas avoir l’impression d’être coupable d’avoir dérouté mon cher et tendre ami Audhari.

Remettant son sabre sur le râtelier des armes, elle sortit de la pièce sans un mot de plus.

Elle savait qu’elle était cruelle, et que c’était elle qui était déroutée. Cela n’avait aucune importance. Elle le détestait de l’avoir repoussée dans un moment de…

Besoin ? Dépit ? Elle ne savait pas de quoi il s’agissait. Mais ce qu’elle savait, c’est qu’elle comprenait beaucoup moins les hommes qu’elle ne le croyait quelques mois plus tôt.

Elle bouillait toujours de rage, une demi-heure plus tard, lorsqu’elle traversa la Cour Pinitor et aperçut Polliex d’Estotilaup, son ancien partenaire du cours d’escrime, venant de la direction opposée. Alors qu’il approchait, il lui sourit machinalement, de façon impersonnelle, mais sans montrer de signe de vouloir s’arrêter pour lui parler. Depuis son dernier refus, particulièrement catégorique, d’une invitation à le rejoindre pour un week-end d’amusement et d’ébats dans la cité des plaisirs de High Morpin, il avait adopté une attitude de bienséance la plus rigoureuse lors des contacts sporadiques qu’ils avaient eus. Il était, après tout, fils de duc et savait comment se comporter après avoir été éconduit.

Mais Polliex savait aussi comment se comporter lorsqu’une séduisante jeune femme, même une qui l’avait traité plus tôt avec dédain, indiquait plus tard que ses attentions seraient les bienvenues. Keltryn le salua avec une chaleur sur laquelle elle se doutait qu’il ne se méprendrait pas, et il réagit très calmement sans révéler le moindre soupçon de surprise lorsqu’elle se mit à parler de High Morpin, ses tunnels d’énergie, ses glisse-glaces et ses mastodontes, et exprima le regret de n’avoir jamais trouvé le temps d’y aller ne serait-ce qu’une fois depuis qu’elle était sur le Mont du Château.

Polliex était remarquablement beau, et ses façons courtoises et raffinées étaient extrêmement agréables comparées aux manières gamines et maladroites d’Audhari, et à la vertu rigoureuse et stricte de Dinitak. Ses trois jours et nuits avec lui à High Morpin furent remplis de délices. Mais pourquoi, se demanda-t-elle, ne pouvait-elle, comme elle le découvrit à plusieurs reprises, apprécier pleinement ce que Polliex lui offrait ? Et pourquoi le souvenir de Dinitak se glissait-il dans son esprit, même à ce moment, même à cet endroit, même alors qu’elle était avec quelqu’un d’autre ? Elle en avait fini avec Dinitak. Et cependant… Oh, qu’il soit maudit ! pensa-t-elle. Qu’il soit maudit !

8

À Thilambaluc, une cité de taille moyenne, six cents kilomètres plus loin sur la route d’Alaisor, Dekkeret, se souvenant de ce que Prestimion lui avait raconté avoir fait au cours des premiers mois de son propre règne, se rendit au milieu de la journée sur la place du marché dans la tenue grise d’un simple voyageur, pour entendre ce qu’il y avait à entendre. Il est parfois utile pour le Coronal, avait dit Prestimion, d’avoir une connaissance de première main de ce qui se dit sur le marché. Le Château au sommet de son Mont se trouvait trop haut dans le ciel pour donner une vision suffisamment claire du monde réel.

Dinitak fut le seul à l’accompagner. Ils s’éclipsèrent pendant un moment tranquille de la matinée, sans que Dekkeret ne dise mot à personne de son entourage de ce qu’il avait en tête. Quant à Fulkari, elle se sentait légèrement mal ce jour-là, et s’était retirée dans sa chambre à l’hostellerie. Il ne lui parla pas non plus de cette sortie.

Bien que Prestimion lui ait dit avoir fait ces excursions costumé, allant jusqu’à porter perruques et fausses barbes, Dekkeret ne voyait pas l’utilité de subterfuges aussi compliqués. Prestimion, parce qu’il avait l’air si distingué, facilement identifiable au curieux contraste entre sa taille étonnamment peu impressionnante et sa présence écrasante, royale et impérieuse, aurait couru le risque d’être reconnu, même parmi des gens qui n’avaient pas encore eu l’occasion de voir son portrait. Son regard seul le désignait comme ce qu’il était.

Mais Dekkeret croyait qu’il était moins vraisemblable que lui-même soit démasqué là, si loin du Château. Les nouvelles pièces à son effigie n’avaient pas encore été mises en circulation, et de toute façon, qui aurait pu identifier un Coronal d’après ses traits stylisés sur la monnaie ? Les portraits du nouveau Coronal accrochés dans chaque vitrine de magasin n’étaient pas non plus particulièrement réalistes ; Dekkeret lui-même y reconnaissait à peine son image. Revêtu de la tenue ordinaire et grossière qu’il avait empruntée à l’un des palefreniers de la suite royale, avec un capuchon de drap informe rabattu sur la tête, il n’aurait l’air de rien de plus qu’un ouvrier itinérant costaud de plus, un grand homme simple qui serait venu en ville pour chercher du travail comme cantonnier, bûcheron ou tout autre métier aussi adapté à un homme de sa taille et de sa force. Il n’attirerait pas de second regard. Et personne n’aurait aucune raison de reconnaître Dinitak Barjazid.

La place du marché de Thilambaluc était un ovale à double lobe avec une route pavée passant au milieu des deux secteurs. Tout y était entassé pêle-mêle, chaque échoppe coincée entre ses voisines. Dans la moitié orientale du marché se trouvaient des dizaines d’éventaires consacrés aux fruits et légumes, ainsi que les étals des bouchers, de la viande rouge fraîche empilée partout et des ruisseaux de sang s’écoulant. Une zone affectée à la vente de petits gâteaux sucrés et de boissons légèrement mousseuses menait à une autre, où les tables étaient surmontées de piles de vêtements bon marché, en face de laquelle s’étendait une rangée des petits fourneaux branlants des omniprésents Lii vendeurs de saucisses.

De l’autre côté, à l’extrémité opposée de la route centrale, les marchandises étaient encore plus variées : des tonneaux et des sacs d’épices et de viandes sèches, des bacs de poissons vivants, des baraques où étaient suspendus de simples colliers et bracelets chatoyants, des tas de livres et d’opuscules d’occasion, usés et effilochés, des monticules de chaises d’osier et de tables piètrement laquées du même genre, s’élevant à trois mètres ou trois mètres cinquante du sol, des batteries de cuisine et autres instruments de cuisine de toutes sortes, un coin où des jongleurs et d’autres amuseurs faisaient leurs numéros, un autre où des écrivains publics tenaient leur stand, un autre faisant la réclame d’articles de sorcellerie et de magie. Les vendeurs comme les acheteurs constituaient un vaste mélange de races autres qu’humaine : un grand nombre de Ghayrogs squameux ici, quelques Hjorts couleur de cendre, un occasionnel et imposant Skandar ou Su-suheris traversant la cohue.

Dekkeret ne se souvenait pas de la dernière fois où il s’était trouvé sur une place de marché public. L’organisation joliment encombrée de l’endroit le fascinait. Tout était si bondé, si affairé. Il se souvenait vaguement de celle de Normork dans son enfance comme étant plus spacieuse, les marchandises généralement plus raffinées, les clients mieux habillés, mais bien sûr, Normork était une cité du Mont du Château et ceci une insignifiante ville de province au milieu de nulle part.

— Eh bien, y allons-nous ? fit-il à Dinitak.

Comme il s’y attendait, personne n’eut l’air de savoir qui il était. Il se déplaçait sans but précis sur la place, s’arrêtant à ce stand pour examiner une pyramide de melons bleus à la peau lisse disposés avec adresse, à celui-ci pour renifler un insolite fruit jaune semblable à de la crème, à celui-ci pour accepter du vendeur un petit morceau d’une viande fumée savoureuse. Aux endroits où la foule était particulièrement dense, celle-ci s’ouvrait devant lui, comme le font généralement les foules lorsqu’un homme de la taille et de la masse de Dekkeret approche, mais sans aucune sorte de déférence autre que celle inspirée par sa corpulence supérieure.

Il prêtait l’oreille partout, dans l’espoir d’entendre les opinions sur le nouveau Coronal, ou des références à des rêves récents, bizarres et déplaisants, ou des plaintes concernant de fortes taxes, n’importe quoi qui puisse l’amener à mieux comprendre la vie quotidienne dans le monde sur lequel il régnait à présent. Mais ces gens n’étaient pas venus au marché dans le but de faire la conversation. Excepté les échanges incessants entre acheteurs et vendeurs au sujet du prix et de la qualité des marchandises, ils ne parlaient que très peu.

À l’extrémité opposée à celle par laquelle Dinitak et lui étaient entrés, où se produisaient différents artistes, ils virent quinze ou vingt personnes rassemblées autour d’un homme émacié, à la barbe grise, en robe rouge et vert, qui semblait être un conteur professionnel, à en juger par sa voix claire et ferme et la sébile pleine de pièces posée par terre, bien en vue, à côté de lui.

— Les serviteurs de cet homme, disait-il, alors que Dekkeret et Dinitak approchaient, disposaient de magnifiques coupes en or remplies à ras bord de bon vin, et sur un signe du grand magicien, les coupes s’envolaient et se proposaient à tous les passants, et ceux qui le souhaitaient pouvaient y boire à volonté. Je vis aussi que ce magicien était capable de faire marcher les statues, de sauter dans le feu sans être brûlé, de présenter deux visages en même temps, de rester en l’air pendant plusieurs minutes assis en tailleur sans tomber, et d’accomplir de nombreux autres tours qui défiaient mon entendement.

Un homme râblé aux cheveux roux, au visage hâlé et sillonné de rides, se tenant juste à gauche de Dekkeret écoutait avec un respect mêlé d’effroi, la mâchoire tombante.

— De qui parle-t-il, mon ami ? demanda Dekkeret se tournant vers lui.

— Le maître mage Gominik Halvor de la cité de Triggoin, maître. Celui-là vient juste de rentrer de Triggoin, et fait le récit des choses merveilleuses qu’il a vues là-bas.

— Ah ! dit Dekkeret.

Il connaissait ce nom, Gominik Halvor : il était de Triggoin en effet, expert parmi les experts sorciers, et avait servi de mage à la cour de Prestimion au Château il y avait longtemps, avant que Dekkeret ne s’y installe. Mais pour autant que Dekkeret le sût, Gominik Halvor était mort depuis dix ans ou plus. Bah, pensa Dekkeret un bon conteur n’a pas à se soucier de tels détails insignifiants, tant qu’il plaît à son public. Et le cliquetis régulier des pièces de cuivre dans la sébile de l’homme, voire l’occasionnel éclair étincelant d’une pièce d’argent, prouvait que c’était exactement ce qu’il faisait.

— Un jour, je me tenais sur la place du marché de Triggoin, tout comme vous vous trouvez ici avec moi, poursuivit le conteur, quand un sorcier apparut : un Skandar à la fourrure bleue, presque aussi grand qu’une montagne, il prit une balle de bois avec de longues cordes solidement tressées passant dans plusieurs trous qui y étaient faits, et la jeta si haut qu’elle disparut totalement à la vue, tandis qu’il tenait le bout de la corde. Puis il fit signe à un garçon de douze ans qui était son assistant, et lui ordonna de grimper à la corde ; le garçon monta, de plus en plus haut jusqu’à ce que lui non plus ne soit plus visible.

— Le Skandar cria alors trois fois au garçon de revenir, mais le garçon ne reparut pas. Alors le Skandar prit à sa ceinture un couteau à la pointe aiguisée de cette taille – le conteur montra alors avec ses mains une lame de la taille d’une épée – et taillada violemment l’air avec, une, deux, trois, quatre, cinq fois. Au cinquième coup, l’un des bras tranchés du garçon tomba sur le sol devant lui, un instant plus tard une jambe, puis l’autre bras, l’autre jambe, et ensuite, alors que nous avions tous le souffle coupé par la stupeur et l’horreur, la tête du garçon. Le Skandar rangea alors son couteau et frappa dans ses mains, le torse du garçon tomba du ciel ; et tandis que nous regardions, les membres et la tête tranchés se rattachèrent immédiatement au tronc, et le garçon se leva et salua ! Nous fûmes si ébahis que nous nous précipitâmes pour presser le sorcier d’accepter les pièces que nous avions, non seulement des pesants et des couronnes, mais certains d’entre nous offrirent même des pièces de cinq royaux, ce qui était bien le moins que nous puissions donner pour une représentation aussi remarquable.

— Je pense qu’il doit s’agir d’une allusion subtile à notre intention, déclara Dinitak. Mais cinq royaux seraient sans doute exagérés. Voyons voir si j’ai moins.

Il prit une poignée de pièces dans sa bourse, choisit une pièce brillante d’un royal et la jeta dans le bol. Les autres spectateurs applaudirent. Ici en province, même un seul royal avait un substantiel pouvoir d’achat.

— Un autre jour, continua le conteur avec un regard reconnaissant à Dinitak. J’ai vu une démonstration d’un genre similaire par le grand mage Wiszmon Klemt, qui a produit une épaisse chaîne de bronze de cinquante mètres de long, l’a lancée dans le ciel aussi facilement que vous jetteriez votre chapeau en l’air. Elle est restée toute droite, comme si elle était attachée à un point invisible au-dessus de nos têtes. Puis des animaux furent amenés : un jakkabole, un morven, un kempile, un gleft et même un haigus. L’un après l’autre, ils ont escaladé la chaîne jusqu’au sommet où ils ont immédiatement disparu. Lorsque la dernière bête se fut évanouie, le mage claqua des doigts et la chaîne dégringola et atterrit proprement enroulée à ses pieds ; mais on n’a plus revu les animaux qui avaient disparu.

— Ceci est très divertissant, dit Dekkeret, mais pas particulièrement utile, à mon avis. Continuons-nous ?

— J’imagine que nous le devrions, reconnut Dinitak.

Alors qu’ils empruntaient le sentier qui menait au-delà du quartier des amuseurs, un homme grassouillet, à la peau huileuse, en robe écarlate souillée, se détacha de la foule et se planta devant eux. Dekkeret vit qu’il avait une petite amulette astrologique du genre appelé rohilla épinglée sur la poitrine, des fils d’or bleu enroulés autour d’un morceau de jade rose. Confalume, cet homme superstitieux, en avait porté une constamment. Autour de la gorge de cet homme se trouvait une amulette d’une autre sorte que Dekkeret ne put nommer. Un pendentif en ivoire triangulaire plat sous lequel étaient suspendues de mystérieuses runes gravées. Il était raisonnable de penser qu’il s’agissait d’un mage professionnel.

Ce qui fut rapidement confirmé.

— Je vous dis l’avenir, mon maître ? proposa l’homme en regardant Dekkeret droit dans les yeux.

— Nan, je pense pas, répondit Dekkeret en affectant l’inflexion vulgaire de l’Est.

La dernière chose qu’il souhaitait était qu’un mage, même un qui, comme celui-ci, était visiblement un charlatan, vienne scruter son âme en ce lieu.

— J’ai pas plus que quelques pièces de cuivre à moi, et vous voudriez plus que ça, hein, maître ?

— Peut-être votre riche ami, alors. Je l’ai vu lancer cette grosse pièce dans le pot.

— Nan, il est pas intéressé non plus, dit Dekkeret, qui ajouta pour Dinitak : On y va maintenant ?

Mais le mage ne se laissa pas si facilement démonter.

— Vous deux pour cinquante pesants ! Simplement la moitié d’une couronne, le tiers de mon prix habituel, parce que les affaires ne marchent pas beaucoup aujourd’hui. Qu’en dites-vous, mes maîtres ? Cinquante pesants, pour vous deux ? Une bagatelle. Une somme dérisoire. Et je vous esquisserai une carte de la route qui se dessine devant vous.

De nouveau Dekkeret secoua la tête.

Dinitak cependant rit.

— Pourquoi pas ? Voyons ce que nos étoiles nous réservent, Dekkeret !

Et avant que Dekkeret n’ait pu protester davantage, Dinitak sortit de nouveau sa bourse, y prit cinq pièces de cuivre carrées, des pièces de dix pesants, et les mit dans la main du sorcier. Le mage, souriant triomphalement, saisit le poignet de Dinitak dans sa main, scruta ses yeux et commença à murmurer des paroles censées passer pour une formule de divination.

En dépit de ses doutes, Dekkeret se surprit à se demander ce que l’homme allait leur dire. Vu son scepticisme envers tout ce qui se rapportait à la magie et l’aspect général peu reluisant de ce mage de marché, il ne s’attendait pas à entendre une quelconque information utile. Mais le degré d’inexactitude des prédictions de cet homme pourrait être amusant. S’il voyait Dinitak ouvrir un magasin à Alaisor et devenir un riche marchand, disons. Ou entreprendre un voyage vers quelque endroit fabuleux qu’il avait toujours rêvé de voir, comme le Mont du Château.

Cependant, ce qui arriva ensuite fut déconcertant et pas le moins du monde amusant. Au milieu de la récitation murmurée de la formule, le sourire disparut, le mage interrompit brutalement son chant et mit la main sur sa bouche comme s’il allait être malade. Ses yeux exorbités dévisagèrent Dinitak avec une expression d’horreur absolue, de choc et de peur. C’était la façon dont on aurait pu regarder quelqu’un qui viendrait de révéler qu’il était porteur d’une maladie mortelle.

— Voilà, dit l’astrologue.

Sa voix était pleine d’effroi.

— Gardez vos cinquante pesants, mon maître ! je suis incapable de distinguer votre horoscope. Je n’ai d’autre choix que de vous rendre votre argent.

D’une poche de sa robe, il sortit les cinq pièces de Dinitak. Puis, saisissant le poignet de Dinitak, le mage laissa tomber les pièces dans sa paume et s’éloigna en toute hâte, se retournant une ou deux fois pour lui lancer le même regard horrifié avant de se perdre dans la foule.

Le visage bistré de Dinitak était singulièrement pâle et il se mordait fortement la lèvre inférieure. Ses yeux étaient écarquillés de stupeur. Dekkeret ne l’avait jamais vu aussi ébranlé. Dinitak paraissait abasourdi par l’abrupte fin de la consultation.

— Je ne comprends pas, dit-il. Suis-je si effrayant ? Qu’a-t-il vu ?

9

— Thastain, et quelqu’un venu rencontrer le comte Mandralisca, annonça Thastain au garde Ghayrog aux yeux froids qui se tenait devant l’édifice qui était autrefois la procuratie.

Le Ghayrog ne lui accorda qu’un bref regard, pour la forme.

— Entrez, dit-il automatiquement en s’écartant. Après tout ce temps, Thastain avait toujours du mal à accepter le fait que tout ce qu’il avait à faire était de dire son nom, pour être admis dans le fabuleux palais qui avait autrefois été le foyer du Procurateur Dantirya Sambail. Il lui était même assez difficile de croire qu’il vivait réellement dans la cité de Ni-moya. Pour un garçon qui avait grandi dans une insignifiante petite ville de province comme Sennec, une simple visite à Ni-moya était l’ambition de toute une vie. « Voir Ni-moya et mourir », disait le proverbe, dans la partie du pays dont il venait. Se retrouver en plein cœur de la plus grande de toutes les cités, vivant à quelques centaines de mètres du palais et pouvoir entrer et sortir de cette extraordinaire demeure sans être interpellé était fantastique.

— Êtes-vous déjà venu à Ni-moya ? demanda-t-il à l’étranger qu’il accompagnait jusqu’au comte.

— Ceci est ma première visite, répondit l’homme.

Il avait un bizarre accent épais que Thastain était incapable d’identifier : Seussie het mah preumierre vizit. Ses papiers indiquaient comme lieu de résidence Uulisaan. Thastain n’avait aucune idée d’où cela pouvait se situer. Peut-être était-ce dans une région reculée de la côte méridionale, bien au-delà de Piliplok. Thastain savait que les gens de Piliplok parlaient avec un accent étrange, peut-être ceux qui vivaient encore plus bas sur la côte parlaient-ils encore plus étrangement.

Mais il y avait bien peu de détails sur ce visiteur que Thastain ne trouvât pas étranges. Au cours des derniers mois, tout un cortège de personnages curieux était venu voir le comte Mandralisca pour affaires. C’était la fonction de Thastain de les rencontrer à l’hostellerie où la plupart de ces visiteurs étaient logés, de les conduire au quartier général officiel du Mouvement de la Voie Gambinérienne, d’y vérifier leurs titres de convocation, et de les mener au palais pour leur rendez-vous avec le comte. Il s’était habitué à voir toutes sortes de types marginaux passer, un singulier assortiment d’individus qui, de toute évidence, évoluaient dans les sphères les plus mystérieuses et les moins claires de la société. Mandralisca paraissait avoir un fort goût pour les gens de ce genre. Celui-ci, cependant, était peut-être le plus curieux de tous.

Il était très grand et mince, presque fragile d’aspect, vêtu d’une façon particulière, un lourd et grossier surcot noir à l’épais rembourrage de duvet sur une légère tunique de soie vert passé. L’expression de ses yeux était singulière, paraissant tout à la fois arrogante et inquiète. Les yeux eux-mêmes étaient singuliers, presque jaunâtres là où ils auraient dû être blancs, et d’un pourpre sinistre au centre. Singulier aussi son visage, large et pâle, avec de petits traits concentrés au milieu. La façon dont il tenait ses épaules, remontées contre ses oreilles. La façon dont il marchait, comme s’il craignait que sa tête puisse être en danger imminent de se détacher du cou. Même son nom : Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp. Quel genre de nom était-ce là ? Tout dans cet homme était déroutant. Mais ce n’était pas la tâche de Thastain d’émettre un jugement sur les visiteurs de Mandralisca, seulement de les amener jusqu’au bureau du comte.

— C’est une cité admirable, Ni-moya, constata Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp, alors que Thastain le conduisait dans la partie du palais tournée vers l’intérieur.

Ils traversaient une galerie qui reliait une aile à la suivante et comportait une longue fenêtre de quartz clair, offrant une vue stupéfiante sur le cœur de la métropole qui s’élevait de niveau en niveau sur les collines.

— Fort en ai entendu parler. Une des plus belles cités au monde, à mon avis.

Thastain acquiesça.

— La plus belle, à ce que l’on dit. Elle n’a aucune rivale, pas même sur le Mont du Château.

Il se glissa facilement dans sa fonction de guide touristique. Sans qu’il sache pourquoi, cela diminua les tensions que cet étranger troublant avait suscitées en lui.

— Avez-vous eu l’occasion de la visiter ? Voici le musée des Mondes, au sommet de cette colline. La Galerie Gossamer, là-bas à gauche. Vous pouvez tout juste apercevoir le dôme du Grand Bazar d’ici, et le début du Boulevard de Cristal, derrière.

Il avait presque l’impression d’être né là, en montrant de loin, en passant, de telles grandes attractions à ce visiteur. En vérité, Thastain éprouvait toujours autant d’admiration mêlée de crainte devant Ni-moya et ses merveilles que lorsque les Cinq Lords avaient transporté ici leur capitale du désert de Gornevon plusieurs mois plus tôt. Mais en son for intérieur, il aimait faire semblant d’être un véritable enfant de la gigantesque cité, à l’expérience du monde, à l’esprit vif et sophistiqué.

Lorsqu’ils arrivèrent au bout de la galerie de quartz, Thastain tourna à gauche et se dirigea vers le passage couvert qui les emmènerait vers le côté fluvial du palais, qui était le secteur réservé à Mandralisca dans le bâtiment.

— Nous allons de ce côté, dit-il, alors que le visiteur commençait à s’égarer vers les quartiers privés du Lord Gaviral.

Officiellement, la procuratie était désormais la résidence du Lord Gaviral, mais Mandralisca avait pris la moitié de l’aile sud, celle avec les plus belles vues sur le fleuve, pour son propre usage. Il y avait eu une époque où les Cinq Lords traitaient Mandralisca plus ou moins de la façon dont ils traitaient leurs domestiques, mais cette époque était révolue à présent. Il semblait à Thastain que ces jours-ci, Mandralisca donnait les ordres et que les Cinq Lords faisaient à peu près ce qu’il disait.

Un autre garde était en faction au bout du passage : il s’agissait d’un Skandar, nul autre que l’ancienne Némésis de Thastain, Sudvik Gorn, qui lui avait tellement empoisonné la vie longtemps auparavant, lorsqu’ils étaient allés dans le Nord brûler le donjon du seigneur Vorthinar. Thastain ne lui accordait que le plus vague des regards, à présent. Le cours du temps avait fait de Thastain l’un des membres du cercle intérieur des assistants du comte Mandralisca, alors que Sudvik Gorn n’était rien d’autre qu’un garde de couloir.

— Un visiteur pour le comte, dit Thastain au Skandar. Et il ajouta de nouveau à l’attention de Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp : Nous allons de ce côté.

Il montra une rampe en colimaçon menant à une succession étourdissante d’escaliers en coude qui montaient toujours plus haut.

Au début, Thastain avait craint de ne jamais parvenir à s’orienter à l’intérieur de la procuratie. Mais, aussi gigantesque soit-elle, il en avait pris la mesure à présent.

La première fois qu’il l’avait vue depuis le fleuve, elle lui avait paru aussi immense qu’il imaginait que devait l’être le château du Coronal, mais il savait désormais que la majeure partie de la hauteur du palais venait du brillant socle blanc qui l’élevait bien au-dessus du niveau de la berge du fleuve. La succession de galeries et d’escaliers externes que l’on voyait d’en dessous lui donnait l’apparence d’un énorme labyrinthe, mais c’était trompeur. L’édifice lui-même, un enchaînement complexe de pavillons, balcons et vérandas imbriqués les uns dans les autres, était assurément vaste, mais son plan intérieur était d’une logique frappante, et Thastain avait rapidement maîtrisé les itinéraires qui en traversaient l’intérieur.

Mandralisca avait choisi comme bureau la magnifique salle où le Procurateur Dantirya Sambail avait vécu en grand seigneur, à l’époque où il régnait avec une magnificence quasi royale sur le continent de Zimroel. Dantirya Sambail était mort depuis plus de vingt ans à présent, plus longtemps que n’avait vécu Thastain, mais la présence de cet homme plus grand que nature semblait subsister dans cette salle immense. La splendeur de son sol étincelant, une plaque polie de marbre rose incrusté d’obliques tourbillons entrecroisés en pierre d’un noir de jais éblouissant, le croissant brillant du gigantesque bureau incurvé de jade écarlate, le blanc éclatant des tentures en somptueuse et épaisse fourrure de steetmoy, tout témoignait avec éloquence du célèbre goût du Procurateur pour le luxe.

Du côté du fleuve, le mur de la salle était entièrement constitué d’une unique et immense bulle de quartz de la plus belle qualité, aussi limpide que l’air. À travers celle-ci, on avait une vue sur le gigantesque méandre majestueux du fleuve Zimr, qui en cet endroit était si large que l’on pouvait à peine voir les verts faubourgs de la rive opposée. Une kyrielle d’énormes bateaux aux couleurs vives chargés de passagers et de marchandises voguaient paisiblement le long du chenal principal du fleuve. En contrebas de la fenêtre, une longue rangée de bâtiments bas aux brillants toits de tuiles et aux murs ornés de mosaïques fleuries bordait le quai sur une distance considérable, scintillant sous le soleil de la mi-journée : d’humbles bureaux des douanes, voilà ce qu’ils étaient, dont Dantirya Sambail avait fait refaire la décoration en dépensant de nombreux milliers de royaux, afin qu’ils soient plus plaisants à son œil lorsqu’il les regardait d’en haut.

Le comte Mandralisca se trouvait derrière son bureau lorsque Thastain entra. Le petit casque de brillante dentelle métallique qu’il gardait toujours près de lui se trouvait à son coude. Ses deux autres fidèles compagnons se tenaient à côté de lui : à sa gauche, triant une pile de documents, le petit aide de camp aux jambes arquées, Jacomin Halefice, et à droite l’homme de Suvrael au regard fuyant, Khaymak Barjazid, celui qui concevait et fabriquait les casques contrôlant les pensées pour Mandralisca.

Nous trois, pensa Thastain, sommes les seules personnes au monde à qui le comte Mandralisca fasse confiance, pour autant qu’il fit confiance à quelqu’un.

— Eh bien, dit Mandralisca, avec la fausse jovialité qu’il aimait souvent affecter. Voici le duc Thastain. Et qui nous avez-vous amené cette fois-ci, mon bon duc ?

Au cours des premières semaines de Thastain au service du comte Mandralisca, alors qu’il n’était rien d’autre qu’un naïf garçon de province, le comte, avec cette énigmatique malice qui le caractérisait et pouvait parfois paraître si menaçante, lui avait arbitrairement conféré un titre honorifique de noblesse : comte de Sennec et Horvenar. Et par la suite, il s’adressa souvent à Thastain en utilisant le titre de « comte Thastain ». C’était sans signification, juste un exemple de plus du sens de l’humour railleur et sardonique de Mandralisca. Thastain était trop avisé pour s’en offenser. C’était simplement le style de Mandralisca, froid et souvent cruel, toujours fantasque. Thastain avait rapidement compris que, pour le comte, la froideur, la cruauté et ce côté fantasque étaient purement des manières utiles d’entretenir sa puissance et son autorité. Il ne pouvait en aucune façon obliger les gens à l’aimer, mais engendrer la peur par l’imprévisibilité pouvait être tout aussi efficace.

Récemment, cependant, Mandralisca avait pris l’habitude d’appeler Thastain « duc », à la place. Une nouvelle fantaisie, se demandait Thastain, ou bien était-ce autre chose ? Peut-être était-ce le signe qu’il progressait dans l’estime de Mandralisca. Ou peut-être était-ce tout simplement l’indication que Mandralisca se souvenait seulement s’être amusé un jour, il y avait bien longtemps, à octroyer au garçon de Sennec un titre de pure invention, mais avait oublié de quel titre il s’agissait.

Plus probablement cette dernière possibilité, décida Thastain : bien qu’il ait des raisons de se considérer comme l’un des préférés de Mandralisca, il savait qu’il était idiot de croire qu’il avait davantage d’intérêt pour le comte que ses bottes en cuir ou les couverts qu’il utilisait pour dîner. Thastain comprenait à présent parfaitement qu’il n’était là que pour servir à Mandralisca. La seule personne dont l’existence avait la moindre importance continue dans l’esprit de Mandralisca était Mandralisca lui-même.

— Voici Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp, déclara Thastain, trébuchant sur ce nom difficile, bien qu’il ait fait de son mieux pour prolonger et rouler les voyelles doubles comme le visiteur l’avait fait. D’Uulisaan.

— Ah ! D’Uulisaan, répéta Mandralisca en savourant le mot avec un réel plaisir.

Il sembla s’enfoncer dans une humeur de contemplation méditative pendant quelques instants. Puis s’adressant à Thastain :

— Par hasard, sauriez-vous où se trouve Uulisaan, cher duc ?

Le visage de Thastain resta sans expression. Cette histoire de duc commençait à l’agacer.

— Absolument pas, Votre Excellence. Mandralisca lança un regard vers Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp, qui était resté sur le seuil de la porte en voûte, debout, appuyé contre le mur dans cette curieuse position incommode, le corps raide.

— C’est à Piurifayne, n’est-ce pas, mon ami ? La partie sud-ouest de la province, du côté des Gonghars ?

— C’est exact, milord Mandralisca, répondit Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp.

Piurifayne ?

Le nom transperça l’esprit de Thastain comme une épée brûlante. Piurifayne était la province des Métamorphes, des Changeformes, la race qui avait dominé la planète avant que n’arrivent les premiers colons humains. Piurifayne, oui. Personne ne s’y rendait jamais ; mais tout le monde la connaissait, cette forêt tropicale sauvage du cœur de Zimroel, située entre les montagnes de l’intérieur et la rapide rivière Steiche, où les Changeformes avaient été obligés de vivre au cours des sept mille dernières années. Lord Stiamot avait ordonné qu’ils y soient parqués après les avoir totalement vaincus dans la Guerre contre les Changeformes ; et ils y étaient restés, énigmatiques et distants, vivant complètement à l’écart des autres races qui étaient venues coloniser la planète qui était autrefois la leur, et généralement craints par elles.

Comment cet homme pouvait-il être originaire de Piurifayne ? Personne d’autre que les Changeformes ne vivait à Piurifayne. Et les Changeformes avaient l’interdiction par l’ancienne loi de la quitter, même s’il était de notoriété publique qu’ils le faisaient de temps à autre, déguisés en humains ou parfois en Ghayrogs, pour se déplacer subrepticement lors de courses mystérieuses à travers les cités du monde colonisé.

Donc cela ne pouvait que signifier…

— Maintenant, comprenez-vous, mon bon duc ? dit Mandralisca en accordant à Thastain son sourire le plus glacial.

— Peut-être serait-il plus confortable pour vous de prendre une autre forme, mon ami…, ajouta-t-il à l’intention de Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp.

— S’il était sûr de le faire ici… dit le Métamorphe en jetant de rapides regards vers Thastain, Jacomin Halefice et Khaymak Barjazid.

— Ce sont mes collègues, déclara Mandralisca avec grandiloquence. N’ayez aucune crainte.

Et sur cette assurance, Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp se mit immédiatement à changer de forme, abandonnant son apparence humaine.

C’était un phénomène que Thastain n’avait jamais vu. Il n’avait même jamais rêvé qu’il le verrait. Comme presque toutes les personnes qu’il connaissait, il regardait les Changeformes avec horreur et une sorte d’effroi : des créatures terrifiantes, archaïques, insondables, inconnaissables, tapies là-bas dans leurs jungles, pleines d’un ressentiment pernicieux envers le peuple qui les avait déplacées sur leur propre planète, complotant qui savait quelle revanche ultime de cette déportation. L’idée de se trouver réellement dans la même pièce que l’un d’eux lui donnait la chair de poule.

Mais il observa avec stupéfaction, incapable de détourner les yeux, tandis que le Métamorphe se tordait et tressaillait dans ses vêtements étranges et mal ajustés comme une créature se préparant à muer, que les traits de son curieux visage semblaient se ramollir, devenir flous et indistincts, en fait ils devenaient liquides, et que ses épaules commençaient une danse singulière, se contractant et se déformant comme si elles essayaient de se positionner à angle droit avec sa colonne vertébrale.

Quelques instants de plus et la transformation était terminée. L’homme que Thastain avait amené dans cette pièce avait disparu, et à sa place se tenait un être différent, d’aspect fragile, allongé et anguleux, avec une peau cireuse, légèrement verdâtre, des yeux en amande qui n’avaient pas de paupières, des pommettes saillantes, des lèvres pareilles à une fente et un nez minuscule, presque invisible.

Un Métamorphe. Un Changeforme.

Thastain avait encore du mal à le croire : une créature venue de l’interdite Piurifayne, debout à moins de quatre mètres de lui. Là, dans le bureau du comte Mandralisca, sur invitation formelle du comte lui-même.

Le seigneur Vorthinar, là-haut dans le Nord, avait été allié aux Changeformes, Thastain y en avait vu un lui-même, patrouillant devant le donjon, la première et unique fois avant celle-ci. Mais c’était l’une des raisons, pensait-il, pour lesquelles les Cinq Lords avaient jugé souhaitable de briser la puissance du seigneur Vorthinar. On ne frayait pas avec les Métamorphes. C’était comme de s’allier avec des démons. Mais à présent, Mandralisca lui-même… un Changeforme ici même dans la procuratie…

Thastain tourna son regard vers Jacomin Halefice, puis vers Khaymak Barjazid. Mais ils ne trahissaient aucun signe de surprise ou de désarroi. Soit ils maîtrisaient l’art de dissimuler de tels sentiments en présence du comte, soit ils étaient déjà au courant de l’identité du mystérieux visiteur.

Mandralisca tint le casque de Barjazid dans ses mains en coupe, de la façon dont on pourrait tenir un petit tas de pièces, et les tendit devant lui.

— Voici notre petite arme, dit-il au Métamorphe, l’appareil avec lequel nous libérerons notre continent de la poigne de nos maîtres d’Alhanroel. Nos expériences ont été très fructueuses jusqu’ici.

Il fit un signe de tête vers Khaymak Barjazid.

— C’est grâce à cet homme que nous disposons de celui-ci.

— Et avec ce petit appareil, dit Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp, il est possible d’atteindre n’importe quel esprit au monde, dites-vous ?

L’accent épais et déformé avait disparu, à présent que le Métamorphe avait repris sa propre forme. Sa voix était devenue douce comme de la soie.

— Et de prendre le contrôle de cet esprit ?

— Il semble bien.

— L’esprit du Coronal ? Celui du Pontife ?

Le Métamorphe s’interrompit.

— Ou celui de la Danipiur, disons ?

— Il m’a paru somme toute trop dangereux, trop provocateur, d’interférer avec les esprits du Coronal ou du Pontife, répondit calmement Mandralisca. Je vous assure que je pourrais le faire si je le décidais ; mais je n’en ai pas décidé ainsi. Je vous dirai cependant que j’ai réussi à atteindre l’esprit de certains membres de la famille du Pontife : son frère, sa mère, son épouse, son enfant. Pour lui faire connaître nos moyens, pour ainsi dire… Vous comprenez que ceci est on ne peut plus strictement confidentiel, à ne partager avec personne d’autre que la Danipiur elle-même. Quant à la Danipiur… non, non, bien sûr, je n’essaierais jamais de toucher à l’esprit de la grande reine dont vous êtes l’ambassadeur.

— Mais vous le pourriez si vous le vouliez ?

— Je le pourrais très certainement. Mais dans quel but ? Cette initiative ne ferait qu’offenser et inspirer de la répulsion. Les Piurivars sont nos amis. Comme vous le savez, nous vous considérons comme des alliés dans notre grande lutte.

Thastain fut aussi abasourdi par cette déclaration tranquille qu’il l’avait été à la première révélation de l’identité du Changeforme. Alliés ? Était-ce là ce que Mandralisca avait en tête ? Les humains et les Métamorphes combattant côte à côte les forces du Pontife et du Coronal ?

Forcément, pensa Thastain. Pour quelle autre raison cette créature serait-elle là ? Et pour quelle autre raison Mandralisca parlerait-il avec autant de respect de la reine des Changeformes, ou désignerait-il si poliment les Changeformes par le nom qu’ils se donnaient ?

— Aimeriez-vous voir une petite démonstration de notre casque ? demanda aimablement Mandralisca.

Il fit osciller l’appareil en direction de Thastain.

— Tenez, duc Thastain. Et si vous glissiez ceci sur votre tête et montriez à notre ami comment il fonctionne.

— Moi ?

— Pourquoi pas ? Vous êtes un garçon à l’esprit vif. Vous comprendrez en un rien de temps. Tenez. Tenez.

Thastain était atterré. Il n’avait même jamais touché le casque. Pour autant qu’il sache, personne d’autre que Mandralisca, et, supposait-il, Khaymak Barjazid, n’avait la permission de s’en approcher. L’utiliser nécessitait un entraînement particulier, et on disait par ailleurs que c’était difficile et épuisant, et que son maniement était très risqué pour une personne inexpérimentée. Il leva les deux mains, paumes en avant, et dit d’un air hébété.

— Je vous supplie de m’en dispenser, Votre Grâce. Je n’ai aucune compétence pour ce genre de chose.

Mais Mandralisca insista. Une fois de plus, il tendit la main tenant le casque vers Thastain. Il y avait dans ses yeux une froide détermination que Thastain n’avait que trop souvent vue auparavant, mais jamais dirigée contre lui.

— Tenez, mon petit duc, répéta Mandralisca. Tenez.

Mettre le casque équivaudrait à un suicide. Était-ce le résultat que voulait obtenir le comte ? Ou était-ce simplement un autre de ces petits jeux fantasques auxquels il semblait prendre tant de plaisir à jouer ?

Thastain s’interrogeait toujours sur la façon de négocier la situation lorsque Khaymak Barjazid se pencha vers Mandralisca et lui parla à voix basse, presque un murmure.

— Si je peux faire une remarque, Votre Grâce, permettez-moi de souligner qu’un utilisateur non familier des fonctions du casque pourrait l’endommager s’il ne l’utilise pas correctement.

Cette information parut surprendre le comte.

— Ah bon, vraiment ? Eh bien, dans ce cas, nous ne voudrions pas abîmer notre casque, n’est-ce pas ?

Il caressa le petit appareil avec tendresse et affection comme à son habitude.

— Peut-être passerons-nous la démonstration. Je ne suis pas d’humeur à travailler avec le casque moi-même pour l’instant. À moins que vous, Barjazid… non, n’y pensez plus. Pas de démonstration. Je satisferai votre curiosité à propos du casque une autre fois. Ce pour quoi j’ai demandé à discuter avec vous aujourd’hui est la nature exacte de l’alliance que j’ai proposée à la Danipiur, ajouta-t-il à l’attention du Métamorphe.

— Elle est impatiente d’entendre votre proposition dit Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp.

Thastain écouta avec une stupeur frisant l’incrédulité tandis que Mandralisca exposait rapidement son plan pour instaurer l’indépendance du continent de Zimroel. Il comptait faire très prochainement une proclamation au nom du Lord Gaviral, dit-il, dissolvant les anciens liens qui liaient Zimroel au continent oriental dominant. Dans le même temps, une nouvelle constitution serait promulguée selon laquelle Zimroel deviendrait une entité séparée avec Ni-moya comme capitale et les héritiers du Procurateur Dantirya Sambail comme monarques. Le Lord Gaviral prendrait le titre de Pontife de Zimroel, et l’un de ses frères, encore à choisir, serait désigné Coronal de Zimroel. Le continent de Suvrael, ajouta Mandralisca, proclamerait sa propre indépendance en même temps, et instituerait un gouvernement séparé dont Khaymak Barjazid serait le premier roi.

— C’était, dit Mandralisca, le grand espoir du Lord Gaviral que les nouveaux gouvernements de Zimroel et Suvrael soient rapidement reconnus par les souverains d’Alhanroel, et que les relations pacifiques entre les trois continents continuent telles qu’elles étaient depuis des temps immémoriaux. Mais le Lord Gaviral n’était pas naïf au point de croire que des hommes tels que Prestimion et lord Dekkeret salueraient la sécession par une réaction aussi bienveillante. Au contraire, poursuivit Mandralisca, il était beaucoup plus probable que le gouvernement d’Alhanroel lancerait une invasion militaire de Zimroel pour tenter de restaurer sa suprématie par la force.

— Ce serait voué à l’échec, dit sans hésiter Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp. Les distances de la ligne d’approvisionnement sont trop grandes. Cette tentative coûterait jusqu’à la dernière couronne du trésor impérial pour couvrir les frais d’envoi d’une armée assez grande pour accomplir cette tâche.

— Précisément, dit Mandralisca. Et même s’ils essayaient néanmoins, cette armée se trouverait confrontée à l’opposition enflammée des milliards de citoyens patriotiques de Zimroel. Qui sont loyaux à la famille du Procurateur Dantirya Sambail et immuablement hostiles à l’exploitation autoritaire du Pontife. Les armées de Prestimion devraient combattre pour chaque pouce de terrain, dès le moment de leur débarquement sur nos côtes.

— Ah ! fit le Métamorphe d’un ton pensif. Ainsi la traditionnelle allégeance du peuple de Zimroel au gouvernement Pontifical disparaîtrait du jour au lendemain, alors. Vous en êtes certain, comte Mandralisca ?

— Totalement.

— Peut-être avez-vous raison.

Le ton du Métamorphe indiqua que les questions de loyautés du peuple de Zimroel étaient un sujet de complète indifférence pour lui.

— Mais, je dois vous le demander, en quoi cette histoire conceme-t-elle la Danipiur et ses sujets ?

— En ceci, répondit Mandralisca.

Il se pencha avec une vive attention et joignit les mains.

— Quel est, ici, l’endroit où débarquer le plus probable pour une force d’invasion venant d’Alhanroel ? Piliplok, bien entendu : le principal port de notre côte orientale. C’est la porte de tout Zimroel, comme tout le monde en est conscient. Par conséquent, Prestimion et Dekkeret s’attendront à ce que nous la fortifiions contre toute attaque. Et pour la même raison, ils ne choisiront pas d’accoster à Piliplok.

— Il n’y a aucun autre endroit où une armée puisse toucher terre, dit le Métamorphe.

— Il y a Gihorna.

Une inflexion que Thastain interpréta comme de la surprise se fit dans la voix de Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp.

— Gihorna ? Il n’y a de port de première catégorie nulle part tout le long de la côte de Gihorna.

— Mais il y en a de troisième classe, dit Mandralisca. Prestimion n’a jamais été du genre à suivre la voie la plus simple, ou celle que l’on aurait attendue. Je pense qu’ils débarqueront en cinq ou six endroits de Gihorna en même temps, et se mettront en marche vers Ni-moya. Ils auront deux itinéraires possibles. L’un remonte le long de la côte, passe par Piliplok, puis de là suit le Zimr jusqu’à la capitale. Mais il les amènera en présence des armées dont ils doivent savoir qu’elles les attendront, précisément pour empêcher un tel débarquement à Piliplok. Le seul autre itinéraire, comme vous l’avez sûrement déjà compris, emprunte la Steiche et la vallée alentour. Ce qui les conduirait près des frontières de la province de Piurifayne.

Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp reçut cette déclaration avec la même manifestation d’indifférence qu’auparavant. Les yeux bridés laissèrent transparaître une expression qui aurait presque pu être de l’ennui.

— Je vous le demande à nouveau, quelle importance cela a-t-il pour nous ? dit le Changeforme. Même Prestimion n’oserait pas traverser Piurifayne dans le but de faire la guerre contre Ni-moya.

— Qui sait ce que Prestimion ferait ou pas ? Mais voilà ce que je sais : toute incursion dans les jungles de Piurifayne, entreprise pour le moins difficile pour une armée aussi bien équipée soit-elle, serait cinquante fois plus pénible si les Piurivars devaient se lancer dans une campagne de guérilla pour garder les forces impériales loin de leurs villages. De fait, une ligne de guerriers Piurivars positionnés tout le long de la Steiche réussirait très vraisemblablement à empêcher l’armée impériale de pénétrer à Piurifayne. Alors, mon ami ? Qu’en pensez-vous ?

Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp répondit par un silence si long et si profond que Thastain, qui écoutait la conversation avec une incrédulité croissante, le sentit résonner dans ses oreilles. Mandralisca était-il sérieux ? Le comte était-il réellement en train de dire à l’ambassadeur de la Danipiur qu’il voulait que les Métamorphes entrent en guerre au service des Cinq Lords contre le gouvernement d’Alhanroel ? La tête de Thastain lui tournait. Tout ceci ressemblait à un rêve très étrange.

Puis enfin, le Changeforme parla calmement.

— Si Prestimion ou Dekkeret devaient envoyer une armée traverser notre province, nous aurions alors tout lieu de nous en préoccuper, bien sûr. Mais je vous le répète encore, je pense qu’ils ne feront rien de tel. Et fortifier notre frontière le long de la Steiche dans le but de les empêcher de la traverser constituerait un acte de guerre contre le gouvernement impérial, qui aurait des conséquences graves pour mon peuple. Pourquoi devrions-nous nous y exposer ? Quel intérêt avons-nous à prendre parti dans une lutte entre le Pontife d’Alhanroel et le Pontife de Zimroel ? Ils sont pareillement détestables pour nous. Qu’ils se battent tout leur content. Nous continuerons à vivre nos vies à Piurifayne, que votre lord Stiamot a eu la bonté de nous accorder comme petit sanctuaire il y a longtemps.

— Piurifayne se trouve en Zimroel, mon ami. Un gouvernement indépendant à Zimroel, reconnaissant de l’assistance Piurivar pendant la guerre de libération, pourrait prouver sa gratitude de façon intéressante.

— Telle que ?

— La citoyenneté à part entière pour votre peuple ? Le droit de circuler librement partout où il vous plairait, d’avoir des propriétés en dehors de Piurifayne, de vous lancer dans toutes sortes de commerces ? La fin de toute forme de discrimination envers votre race, voilà ce que j’offre. Une égalité totale sur tout le continent. Êtes-vous intéressé, Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp ? Cela vaudrait-il la peine de disposer des troupes le long de la Steiche ?

— Ce serait le cas si nous pouvions nous fier à votre promesse, comte Mandralisca. Mais le pouvons-nous ? Ah, le pouvons-nous, comte Mandralisca ?

— Je vous en ferai le serment, déclara pieusement Mandralisca. Et ainsi que mes bons amis ici présents en témoigneront, mon serment est un engagement sacré. N’en est-ce pas ainsi, Jacomin ? Khaymak ? Duc Thastain, je vous demande de parler en mon nom. Je suis un homme d’honneur. N’est-ce pas, mes amis ?

10

À Kesmakuran, une petite cité élégante de quelque cinq cent mille âmes, à huit cents kilomètres plus à l’intérieur dans l’Ouest, avec rangées après rangées de maisons basses aux toits carrés construites principalement en belle pierre doré rosâtre, Dekkeret s’arrêta pour aller se recueillir devant le tombeau de Dvorn, le premier Pontife. Se rendre sur le lieu de sa sépulture était l’idée de Zeldor Luudwid.

— Dvorn est très vénéré dans ces régions, dit le chambellan. Il pourrait bien être considéré comme sacrilège, ou tout au moins une insulte sérieuse, que le Coronal vienne par ici sans aller déposer une gerbe sur sa tombe.

— Le tombeau de Dvorn, répéta Dekkeret émerveillé. Est-ce réellement possible ? J’ai toujours pensé que Dvorn était un personnage entièrement mythique.

— Il a bien fallu que quelqu’un soit le premier Pontife, remarqua Fulkari.

— Je te l’accorde. Il aurait même pu s’appeler Dvorn, j’imagine. Cela ne signifie toujours pas que tout ce que nous savons de lui a le moindre fond de vérité, cependant. Pas au bout de treize mille ans. Nous parlons d’une personne qui a vécu presque aussi longtemps avant l’époque de lord Stiamot que Stiamot est éloigné de nous.

Mais Zeldor Luudwid était persuasif à sa façon tranquille et effacée, et Dekkeret était trop avisé pour ignorer ses conseils. En sa qualité de premier rapporteur de l’administration de lord Prestimion, il était mieux versé dans les menus détails du royaume que nul autre dans l’entourage du nouveau Coronal.

Et, selon Zeldor Luudwid, le Pontife Dvorn était pratiquement adoré comme un dieu dans cette région, l’endroit présumé de sa naissance. Le culte de Dvorn avait des adeptes dans un rayon de mille cinq cents kilomètres. C’était précisément là, à Kesmakuran, prétendait-on, que Dvorn avait lancé son insurrection contre le nébuleux gouvernement pré-pontifical, quel qu’il ait été, qui existait au début de l’occupation de Majipoor par les colons humains ; et il avait été enterré là après un règne remarquable de presque cent ans. Des pèlerins venaient en permanence sur son tombeau, l’informa Zeldor Luudwid, et s’agenouillaient devant les vases sacrés où étaient conservés quelques-uns de ses cheveux et même une de ses dents, et suppliaient le grand Pontife d’intercéder auprès du Divin afin de préserver le bien-être et la sécurité des citoyens de Majipoor.

Dekkeret n’en avait jamais entendu parler auparavant. Mais il était impossible pour un Coronal de se familiariser avec la multitude de cultes qui avaient surgi depuis que Prankipin avait commencé sa politique d’encouragement des superstitions de toute nature.

Ce que Dekkeret connaissait en revanche c’étaient les histoires légendaires : comment en une époque troublée, cinq ou six cents ans après l’arrivée des premiers colons humains sur Majipoor, un dirigeant provincial du nom de Dvorn avait rassemblé une armée quelque part dans l’Ouest et traversé province après province, prêchant pour une unité et une stabilité planétaire, et obtenant l’allégeance de tous ceux qui s’étaient inquiétés des conflits entre un district et un autre, jusqu’à ce qu’il se soit rendu maître de tout le continent d’Alhanroel. Il avait pris le titre de Pontife, utilisant un mot qui signifiait « bâtisseur de pont » dans l’une des langues de l’Ancienne Terre, et avait choisi Barhold, un jeune officier de l’armée, pour gouverner le monde en association avec lui, avec le titre de Coronal lord. C’était Dvorn qui avait décrété qu’à la mort du Pontife, le Coronal lord lui succéderait à cette fonction et désignerait un nouveau Coronal pour prendre sa place. Ainsi, il veillait à ce que la monarchie ne devienne jamais héréditaire : chaque Pontife choisirait le membre le plus qualifié de son entourage comme successeur, s’assurant que le monde resterait entre des mains compétentes, de génération en génération.

Tout ceci était raconté dans le troisième chant de l’immense poème épique qui était le cauchemar de tous les écoliers, Le Livre des Changements, d’Aithin Furvain. Mais il était clair que Dvorn n’était qu’un nom, même pour Furvain. Nulle part dans le troisième chant, ni ailleurs, le poète ne faisait la moindre tentative pour le décrire en tant qu’individu. Il ne fournissait aucun indice sur ce à quoi pouvait avoir ressemblé Dvorn, il ne rapportait aucune anecdote qui donnât un aperçu du caractère de Dvorn. Dvorn n’existait dans le poème qu’à travers sa fonction de fondateur du gouvernement et législateur originel.

En ce qui concernait Dekkeret, Dvorn était purement mythique, un héros culturel traditionnel, une figure emblématique que quelqu’un avait inventée pour expliquer les origines du système Pontifical. Dekkeret soupçonnait que les historiens médiévaux, ressentant le besoin d’attacher un nom à un guerrier, par ailleurs inconnu, qui avait permis d’instaurer ce système, et dont la vie, les actes et même l’identité s’étaient depuis longtemps perdus dans les brumes du fond des âges, avaient décidé de l’appeler Dvorn.

Comme Fulkari l’avait évoqué, il avait bien fallu que quelqu’un soit le premier Pontife. Alors, appelons-le Dvorn. Il ne serait jamais venu à l’esprit de Dekkeret qu’il puisse exister un véritable tombeau de Dvorn en quelque endroit reculé du centre-ouest d’Alhanroel, pourvu de véritables reliques du corps du premier Pontife (plusieurs de ses dents, disait-on, une ou deux phalanges, et aussi – au bout de treize mille ans ! – quelques-uns de ses cheveux), ou qu’il soit vénéré comme une sorte de dieu par les gens de la région.

Et pourtant, le Coronal lord Dekkeret se trouvait là, à Kesmakuran, debout devant l’authentique tombeau du Pontife Dvorn, se préparant à se présenter devant la statue de l’ancien monarque, et à demander humblement la bénédiction de Dvorn sur son règne.

Il se sentait incroyablement stupide. Prestimion ne l’avait jamais prévenu qu’être Coronal pourrait impliquer de voyager dans le pays et de s’agenouiller devant des idoles de province, des arbres oracles sacrés et toutes sortes d’autres idioties invraisemblables, demandant la miséricorde à des choses inanimées. Il en voulait à Zeldor Luudwid de l’avoir entraîné dans cette comédie. Mais il n’était plus temps de se dérober : il était de son devoir, en sa qualité de Coronal, supposait-il, de participer aux croyances et observances de son peuple, chaque fois qu’il décidait de quitter la tranquillité du Mont du Château et de se montrer parmi eux ; peu importait à quel point ces croyances et observances pouvaient être ineptes.

Le tombeau était une caverne artificielle qui avait été creusée, personne ne semblait savoir combien de temps auparavant, dans le flanc d’une montagne de basalte noir de belle taille, juste en dehors de la ville. Deux étranges structures de bois qui ressemblaient beaucoup à des cages étaient fixées au mur de la grotte de chaque côté de l’entrée du tombeau, haut au-dessus du sol et uniquement accessibles par une étroite échelle de barreaux de bois reliés par des cordes. Chaque cage contenait une roue de bois installée à la verticale, semblable à la roue hydraulique qu’utiliserait un meunier.

Deux jeunes femmes, ne portant rien d’autre qu’un pagne, escaladaient en permanence les aubes de ces roues, les faisant tourner sans cesse. Leurs corps minces et nus luisaient de transpiration, mais elles marchaient inlassablement, maintenant une allure cadencée, comme si elles étaient de simples rouages de la machinerie qui les entourait. Leurs visages arboraient l’expression figée des somnambules ; leurs yeux regardaient très loin, dans d’autres univers.

Deux autres femmes habillées tout aussi sommairement se tenaient en dessous, près des échelles de cordes, surveillant attentivement le couple peinant sur les roues. Dekkeret avait appris plus tôt qu’un corps de femmes consacrées, au nombre de huit au total, travaillait jour et nuit pour garder ces roues perpétuellement en mouvement. Chacune des opératrices de la roue marchait pendant une période longue de plusieurs heures, sans jamais s’arrêter pour manger ni même boire une gorgée d’eau. Les deux au pied des échelles étaient les femmes de l’équipe suivante, attendant là, prêtes à prendre leur service en avance, au cas où l’une des femmes dans les cages se fatiguerait et chancellerait ne serait-ce qu’un instant.

Dekkeret comprit que servir sur ces roues était une distinction des plus honorifiques à Kesmakuran. Chaque jeune femme de la cité aspirait à être l’une de celles qui seraient désignées pour une durée d’un an à l’intérieur des cages de bois. Le rite, l’avait-il appris, était une prière ininterrompue au Pontife Dvorn, l’implorant de maintenir une tranquillité permanente dans l’État qu’il avait créé. Même la plus courte interruption dans leur ascension incessante, la plus légère altération du rythme de leurs pas, pourrait mettre en danger la survie du monde.

Dekkeret ne put cependant trop s’attarder à observer leur remarquable performance. Le moment était venu pour lui d’entrer dans le tombeau. Les six Gardiens du Tombeau – ils ne se donnaient pas le nom de prêtres – se tenaient à ses côtés, trois à sa droite, trois à sa gauche. Les gardiens étaient des hommes de grande taille, presque aussi grands que Dekkeret lui-même, qui portaient des robes noires avec une bordure écarlate, les couleurs du Pontife. Ils étaient apparemment frères, leur âge allant de cinquante à soixante ans, se ressemblant si fortement que Dekkeret avait du mal à se souvenir qui était qui. Il était capable de distinguer le Gardien Principal des autres, uniquement parce que celui-ci portait la gerbe tressée et très ornée que Dekkeret allait placer devant la statue de Dvorn.

Il avait lui-même revêtu sa robe de fonction pour l’occasion, et il portait le petit diadème doré qui lui tenait lieu de couronne à la constellation à la place de la version complète lors de ce voyage. Fulkari et Dinitak ne l’accompagneraient pas à l’intérieur ; il leur jeta à chacun un regard alors qu’il s’apprêtait à entrer, et leur fut à tous deux reconnaissant de garder une expression figée du plus grand sérieux. Un espiègle petit clin d’œil de Fulkari, ou une rapide grimace de scepticisme de Dinitak aurait immédiatement brisé l’allure hautement solennelle que Dekkeret s’efforçait si difficilement de garder.

Il pénétra dans le tombeau par une entrée rectangulaire imposante de quelque six mètres de haut et au moins neuf de large. Un épais tapis de pétales rouges au doux parfum avait été étalé sur le sol. Des dizaines de flotteurs lumineux dérivant au-dessus des têtes fournissaient une douce lumière verdâtre qui illuminait les reliefs picturaux détaillés qui avaient été sculptés dans les murs, du sol au plafond. Des scènes de la vie de Dvorn, devina Dekkeret : des représentations des triomphes militaires du grand monarque, de son couronnement comme Pontife, de l’élévation de Barhold au rang de Coronal. Ils semblaient très bien faits et Dekkeret aurait souhaité pouvoir les examiner de plus près. Mais les six Gardiens marchaient d’un pas ferme et soutenu à côté de lui, leurs visages tournés avec raideur vers l’avant, et il lui parut mieux valoir d’en faire autant, ainsi, tout ce qu’il vit de ces reliefs fut ce qu’il put en apercevoir du coin de l’œil.

Puis Dvorn lui-même, dans toute sa grandeur et sa magnificence royale, se dressa devant lui, silhouette colossale de marbre patiné couleur crème, enchâssée dans une grande niche au fond de la caverne.

La représentation assise du Pontife faisait trois mètres de haut, voire plus, une noble statue dont la main gauche reposait sur son genou, et la main droite était levée et tendue vers l’entrée de la grotte. L’expression du visage sculpté de Dvorn était d’une sublime placidité et bienveillance : pas seulement un visage royal mais tout simplement divin, les traits sereins et souriants parfaitement composés, calmes, rassurants, réconfortants.

C’était, songea Dekkeret, une sculpture absolument magistrale. Il était surpris qu’un tel chef-d’œuvre soit si peu connu en dehors de sa propre région.

C’était ainsi que l’on aurait pu représenter le visage du Divin, se dit-il, à condition qu’un artiste ait décidé de considérer le Divin comme un être humain, plutôt que comme l’esprit abstrait et éternellement inconnaissable de la création. Mais personne n’avait jamais tenté de dépeindre le Divin sous une apparence si concrète. Une telle chose était-elle ce que l’auteur inconnu de cette magnifique œuvre avait à l’esprit : montrer Dvorn comme une véritable divinité ? Il y avait assurément là quelque chose de presque sacrilège dans la sérénité quasi divine dont le sculpteur avait doté le visage du Pontife Dvorn.

À droite et à gauche de l’immense statue se trouvaient deux niches plus petites, situées haut dans le mur de la caverne, qui contenaient de larges coupes d’agate polie brillant comme des miroirs. Celles-ci, soupçonna Dekkeret, étaient les vases dans lesquels étaient conservées les reliques du Pontife Dvorn : les cheveux, la dent, les phalanges et le reste. Il ne se proposait toutefois pas de s’enquérir de ce genre d’informations.

Le Gardien Principal tendit la gerbe à Dekkeret. Elle était constituée de roseaux de diverses couleurs et textures, entrelacés en un schéma complexe et déconcertant qui devait avoir demandé de nombreuses heures de travail au tisseur qui l’avait réalisée, et liée tous les dix centimètres environ par de fines bandelettes de métal sur lesquelles étaient inscrits des caractères d’un genre très ancien et inintelligible pour Dekkeret. Il était censé déposer la gerbe dans un trou peu profond qui avait été taillé dans le sol de la grotte directement devant la statue, et y mettre le feu à l’aide d’une torche que le Gardien Principal lui tendrait. Ensuite, tandis qu’elle se consumerait lentement, il avait pour instruction de s’agenouiller, d’entrer en phase de contemplation, et de remettre son âme au soin du grand Pontife fondateur.

Ce serait un acte singulier à exécuter pour lui, un homme qui n’accordait aucune foi aux événements surnaturels. Mais les paroles de Prestimion quelques mois plus tôt, alors qu’ils se tenaient tous deux dans l’immensité de la salle du trône Pontifical dans les profondeurs du Labyrinthe, lui revenaient à présent :

Pour les quinze milliards de gens sur qui nous régnons, nous sommes l’incarnation de tout ce qui est sacré ici. Ainsi, ils nous mettent sur ces trônes et s’inclinent devant nous, mais qui sommes-nous pour dire non à toute cette pompe, si elle facilite un peu notre tâche pour gouverner cette immense planète ? Pensez à eux, Dekkeret, chaque fois que vous accomplirez quelque rituel absurde, ou quand vous vous hisserez sur un fauteuil surchargé de décorations. Nous ne sommes pas des juges de paix de province, vous savez. Nous sommes les principaux ressorts du monde.

Qu’il en soit ainsi, pensa Dekkeret. Telle était la tâche requise du Coronal lord de Majipoor ce jour-là. Il n’en discuterait pas.

Il déposa la gerbe dans son trou, accepta la torche du Gardien Principal et toucha du bout de la flamme le sommet des roseaux.

S’agenouilla ensuite. Inclina la tête devant la statue.

Les Gardiens reculèrent, disparaissant dans les ombres derrière lui. Rapidement Dekkeret perdit conscience de leur présence. Même le clic-clac continu des roues à prières tournant à l’extérieur de la grotte, qu’il avait encore entendu quelques instants plus tôt, s’évanouit du crible de ses perceptions.

Il était seul avec le Pontife Dvorn.

Bien, et ensuite ? Prier Dvorn ? Comment pouvait-il faire cela ? Dvorn était un mythe, un être fabuleux, un vague personnage des premiers chants du Livre des Changements. Même dans l’intimité de ses pensées Dekkeret était incapable de se résoudre à prier un mythe. Il n’était d’ailleurs pas habitué à prier du tout.

Il avait foi en le Divin, oui. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il était le fils de sa mère. Mais il ne s’agissait pas d’une foi très profonde. Comme n’importe qui d’autre, peut-être même Mandralisca, il adressait de petites requêtes au Divin dans les conversations courantes et remerciait le Divin pour telle ou telle faveur accordée. Mais il ne s’agissait que d’une banale façon de parler. Aux yeux de Dekkeret, le Divin était la grande force créatrice de l’univers, une puissance distante et incompréhensible, guère susceptible de prêter attention aux insignifiantes requêtes individuelles d’aucune des créatures de cet univers. Ni les prières pressantes du Coronal lord de Majipoor, ni les cris de panique d’un bilantoon effrayé poursuivi par un haigus vorace dans la forêt ne susciteraient de merci particulière du Divin, qui avait fait naître toutes les créatures dans des desseins dépassant les connaissances des êtres mortels, et les avait laissées faire toutes seules leur chemin dans la vie, jusqu’à ce que l’heure vienne pour elles d’être rappelées à la Source.

Mais pourtant… il sentait qu’il se passait là quelque chose… quelque chose d’étrange…

La gerbe brûlait à présent, lançant des flammes dansantes bleuâtres et pourpres, et des anneaux emmêlés de fumée noire. Un doux parfum, qui rappelait à Dekkeret l’arôme du vin jaune pâle de Stoienzar, lui emplit les narines. Il le respira profondément. Cela paraissait être approprié. Et alors qu’il se répandait dans ses poumons, il fut pris d’un puissant vertige.

Il regarda pendant un temps infini, interminable, le serein visage de pierre qui se dressait là devant lui. Regarda le visage merveilleux, regarda encore et encore, regarda. Et brusquement il lui parut nécessaire de fermer les yeux.

Il lui semblait à présent entendre une voix dans sa tête, qui parlait non avec des mots, mais avec des enchaînements abstraits de sensations. Dekkeret n’aurait pu les traduire en phrases claires ; mais il n’en était pas moins certain qu’ils renfermaient une sorte de signification conceptuelle, ainsi qu’une faculté d’oracle manifeste. Qui, quoi, qui lui parlât en esprit, l’avait reconnu comme étant Dekkeret de Normork, Coronal lord de Majipoor, qui serait un jour Pontife dans la lignée directe de Dvorn.

Et il lui disait que de grands labeurs l’attendaient et qu’à la fin de ces labeurs, il était destiné à apporter une transformation de l’État, un changement dans le monde presque aussi formidable que celui qu’avait accompli Dvorn lui-même, lorsqu’il avait créé le système de gouvernement Pontifical. La nature de ce changement ne fut pas précisée. Mais ce serait lui, Dekkeret de Normork, semblait indiquer la voix, qui accomplirait cette formidable transformation.

Ce qui se répandait dans son esprit avait la force de la révélation authentique. Sa force était irrésistible. Dekkeret resta immobile pendant ce qui aurait pu être des semaines, des mois ou des années, incliné devant la statue, la laissant envahir son âme.

Au bout d’un moment, sa puissance se mit à refluer. Il ne devinait plus rien d’essentiel dans ce qu’il sentait. Il était toujours plus ou moins en contact avec la statue, mais ce qui en émanait désormais n’était plus qu’un écho primitif et lointain qui se répétait jusque dans les recoins de son esprit, boum, boum, boum, un son qui était emphatique, puissant et d’une certaine façon lourd de sens, mais qui ne véhiculait aucune signification qu’il puisse comprendre. Il se fit de moins en moins fréquent puis disparut.

Il ouvrit les yeux.

La gerbe était presque carbonisée, à présent. Les minces anneaux de métal qui l’avaient auparavant liée étaient éparpillés au milieu d’une fine couche de cendres à l’odeur âcre.

Boum, une fois de plus. Et après un instant, de nouveau, boum. Puis plus rien. Mais Dekkeret resta là où il était, à genoux devant la statue de Dvorn, incapable ou peut-être simplement non désireux de se relever déjà.

Tout ceci était très étrange, songeait-il : venir ici en se sentant idiot de participer à une telle mômerie, et ensuite, alors que l’événement se déroulait, se découvrir pris d’un sentiment très proche de la crainte religieuse.

Alors que son esprit commençait à s’éclaircir, il se retrouva en train de réfléchir à ce qu’avait été ce singulier voyage à travers le continent. Les arbres oracles de Shabikant qui lui avaient, peut-être, parlé au moment du coucher du soleil. L’astrologue, sur la place du marché de Thilambaluc, qui avait jeté cet unique regard dans les yeux de Dinitak et s’était enfui frappé d’horreur. Et maintenant ceci. Mystère après mystère, une succession de présages et de prémonitions inexplicables. Il perdait pied. Brusquement Dekkeret eut envie de quitter cet endroit, de reprendre son chemin vers la côte et de rejoindre Prestimion, le bon, robuste et sceptique Prestimion, qui trouverait une explication rationnelle à tous ces incidents. Mais pourtant… pourtant… il restait fasciné par ce qu’il venait de vivre, ce sentiment écrasant de crainte révérencielle, cette voix à vous donner le frisson, silencieuse et sans parole sonnant dans son esprit.


Lorsqu’il émergea de la caverne, il fut manifeste que Fulkari et Dinitak se rendirent compte au premier coup d’œil qu’il lui était arrivé quelque chose d’inhabituel. Ils prirent rapidement place à ses côtés de la façon dont on se dirige vers un homme qui semble sur le point de tomber à terre. Dekkeret leur fit signe de s’écarter, déclarant avec insistance qu’il allait bien. Fulkari, l’air inquiet, lui demanda ce qui s’était passé dans la grotte, mais il ne répondit que par un haussement d’épaules. Il ne s’agissait pas d’un sujet dont il avait envie de discuter si tôt, ni avec elle, ni avec quiconque. Qu’y avait-il à dire ? Comment pourrait-il expliquer un événement qu’il avait à peine compris lui-même ? Et même cela, pensa-t-il, était inexact. Il s’agissait, en réalité, d’un événement qu’il n’avait absolument pas compris.

11

— C’est dans cette pièce que se tenait notre quartier général de guerre durant la campagne contre Dantirya Sambail, dit Prestimion sombrement, en regardant la mer au-dehors. Dekkeret, Dinitak, Maundigand-Klimd, ma mère et moi nous trouvions ici avec le casque de Barjazid, tandis que vous deux étiez dans la jungle, vous rapprochant de son camp. Mais nous étions alors encore jeunes, hein ? Maintenant nous avons tant d’années de plus, et nous devons à nouveau recommencer toute cette guerre, semble-t-il. Comme mon âme se rebelle à cette idée ! Comme je bous de rage contre ces hommes monstrueux et malveillants qui refusent de laisser le monde vivre en paix !

Derrière lui se fit entendre la voix de Gialaurys, à l’accent monotone, prononcé, de Piliplok.

— Nous avons détruit le maître, monseigneur, et nous détruirons les laquais également.

— Oui. Oui. Bien entendu. Mais quel abominable gâchis de devoir mener encore une guerre ! Quel épuisement ! Quelle inutilité !

Puis Prestimion parvint à esquisser un mince sourire.

— Et tu dois vraiment cesser de m’appeler « monseigneur », Gialaurys. Je sais que c’est une vieille habitude, mais je te rappelle que je ne suis plus Coronal. Le titre est « Votre Majesté », si tu y tiens. Tout le monde semble l’avoir appris maintenant. Ou tout simplement « Prestimion », entre nous.

— Il est très difficile pour moi de me souvenir de ces subtilités raffinées, dit Gialaurys d’un ton aigre et grincheux.

Son visage large à la mâchoire charnue, toujours dépourvu de toute tromperie, laissait clairement voir sa contrariété.

— Mon esprit n’est plus aussi vif qu’il l’était autrefois, tu sais, Prestimion.

Et d’un autre coin de la pièce s’éleva le petit rire espiègle de Septach Melayn.

Il y avait à présent une semaine que la suite Pontificale avait effectué la traversée de l’océan entre l’île du Sommeil et le continent d’Alhanroel pour le rendez-vous voulu par Prestimion avec lord Dekkeret. Le Coronal lui-même se trouvait encore sur la côte, plus au nord, selon les dernières nouvelles, quelque part un peu au sud d’Alaisor, aux alentours de Kikil ou Kimoise, mais se dirigeait vers la cité de Stoien aussi rapidement que possible. Plus qu’un jour ou deux, et il serait sans doute là.

Ils s’étaient réunis tous les trois cet après-midi-là dans l’un des appartements les plus modestes de la suite royale au sommet du Pavillon de Cristal, qui était le plus grand bâtiment de la cité de Stoien, s’élevant haut au-dessus du cœur de ce charmant port tropical. Un mur de soixante mètres de long de vitres continues offrait des vues spectaculaires depuis chaque chambre, la cité et toute sa multitude saisissante de piédestaux et de tours d’un côté, l’immense front bleu transparent comme du verre du Golfe de Stoien de l’autre.

C’était l’une des pièces donnant sur le golfe. Au cours des dix dernières minutes, Prestimion s’était tenu devant cette grande fenêtre, regardant farouchement la mer, comme s’il pouvait la traverser jusqu’à Zimroel et frapper à mort Mandralisca et ses Cinq Lords de ses seuls yeux flamboyants. Mais bien sûr, Zimroel, inconcevablement loin à l’ouest, était au-delà de la portée des yeux, soient-ils les plus terrifiants. Il se demandait à quelle hauteur devrait s’élever ce bâtiment pour qu’il puisse véritablement voir aussi loin. Aussi haut que le Mont du Château, soupçonnait-il. Plus haut.

Tout ce qu’il pouvait voir de là était de l’eau et encore de l’eau, s’incurvant à l’infini. Ce point distant sur l’horizon, s’interrogea Prestimion, pouvait-ce être l’île de la Dame, de laquelle il était si récemment revenu ? Probablement pas. Même l’île était probablement trop loin pour l’apercevoir de là.

Une fois de plus, il trouva que songer à l’immense taille de Majipoor était un fardeau. Rien que d’y penser constituait un poids sur son esprit. Quelle folie que de prétendre qu’une planète aussi gigantesque pouvait être gouvernée par seulement deux hommes en robes luxueuses assis sur de splendides trônes ! Ce qui permettait au monde de tenir était le consentement de ceux qui étaient gouvernés et s’en remettaient de leur propre choix à l’autorité du Pontife et du Coronal. Et ce consentement semblait désormais se briser, du moins à Zimroel. Il faudrait, apparemment, le restaurer par la force militaire. Et, se demandait Prestimion, quelle sorte de consentement serait-ce là ?

Depuis des jours et des jours, Prestimion était le plus souvent d’humeur sinistre, une sinistrose qui ne le quittait que rarement plus de quelques instants. Il ne pouvait dire quelle partie en était due à la tension des nombreux voyages récents, lui qui devait finalement admettre qu’il n’était plus jeune, et quelle partie au désespoir qu’il ressentait face à l’inévitabilité d’une nouvelle guerre.

Car il y aurait une guerre.

C’est ce qu’il avait dit à sa mère, des semaines plus tôt sur l’île du Sommeil, et c’est ce qu’il croyait dans chaque parcelle de son être. Mandralisca et sa faction devaient être éliminés, ou le monde tomberait en pièces. La grande bataille finale contre l’infamie que représentaient ces gens serait menée, même s’il devait marcher sur Ni-moya lui-même. Mais Prestimion espérait ne pas avoir à en arriver là. Dekkeret est mon épée, maintenant, voilà ce qu’il avait dit à la Dame Therissa, et c’était assez vrai. Lui-même aspirait à la paix du Labyrinthe. Cette pensée le surprit alors même qu’elle se formait dans son esprit. Mais c’était la vérité, la vraie vérité du Divin.

Une main derrière lui toucha son épaule, le plus léger et le plus rapide des effleurements.

— Prestimion… ?

— Que se passe-t-il, Septach Melayn ?

— Il est temps, je voudrais le suggérer, que tu cesses de fixer la mer et que tu t’éloignes de cette fenêtre. Il est temps de boire un peu de vin, peut-être. Une partie de dés, même ?

Prestimion sourit largement. Tant de fois, au fil des années, la frivolité tombant à point nommé de Septach Melayn l’avait arraché à l’abattement.

— Les dés ! Ce serait parfait, dit-il : le Pontife de Majipoor et son porte-parole à genoux sur le sol de la suite royale comme des gamins, espérant obtenir les triples yeux, ou la main et la fourchette ! Quelqu’un pourrait-il le croire ?

— Je me rappelle un jour, dit Gialaurys comme s’il parlait aux murs, où Septach Melayn et moi jouions aux dés sur le pont du bateau qui nous faisait remonter le Glayge depuis le Labyrinthe, après que Korsibar eut volé le trône, et alors qu’il faisait un double dix, j’ai levé les yeux et il y avait cette nouvelle étoile, bleu-blanc, jetant un vif éclat dans le ciel, si brillante que pendant un temps les gens l’ont appelée l’Etoile de lord Korsibar. Puis le duc Svor est monté sur le pont – ah, quel homme insaisissable ce petit Svor ! –, a vu l’étoile et déclaré : « Cette étoile est notre salut. Elle signifie la mort de Korsibar et l’élévation de Prestimion. » Ce qui était la vraie vérité du Divin. Cette étoile brille toujours avec éclat aujourd’hui. Je l’ai encore vue la nuit dernière, très haut, entre Thorius et Xavial. L’étoile de Prestimion ! L’étoile de ton ascension, voilà ce qu’elle est, et elle brille toujours ! Regardez ce soir, Votre Majesté, et elle vous parlera et vous redonnera espoir.

Il était à présent face au Pontife.

— Je t’en supplie, chasse cette tristesse, Prestimion. Ton étoile est toujours là.

— Tu es très aimable, dit doucement Prestimion.

Il était plus touché qu’il n’aurait su le dire. Au cours de ses trente ans d’amitié avec le massif, lent et peu loquace Gialaurys, il ne l’avait jamais entendu faire preuve d’une telle éloquence.

Mais bien entendu, Septach Melayn mit fin à ce moment.

— Il y a un instant seulement, Gialaurys, tu nous as dit que ton bel esprit perdait de sa vivacité, dit l’escrimeur. Et cependant, tu te rappelles une partie de dés que nous avons faite il y a la moitié d’une vie, et tu nous cites avec fidélité les paroles exactes prononcées par le duc Svor ce soir-là. N’est-ce pas particulièrement contradictoire de ta part, cher Gialaurys ?

— Je me rappelle ce qui est important pour moi, Septach Melayn, répliqua Gialaurys. Ainsi je me souviens d’événements d’il y a la moitié d’une vie plus clairement que de ce qui m’a été servi au dîner d’hier, ou de la couleur de la robe que je portais.

Et il jeta à Septach Melayn un regard comme si, après toutes ces décennies passées à faire les frais des plaisanteries de cet homme plus vif, il aurait volontiers saisi Septach Melayn dans ses énormes mains pour briser en deux son corps mince. Mais il en avait toujours été ainsi entre ces deux-là.

Prestimion riait à présent, pour la première fois depuis bien trop longtemps.

— Le vin est une bonne idée, Septach Melayn, dit-il. Mais pas, je pense, la partie de dés.

Il traversa la pièce jusqu’au buffet, où se trouvaient quelques flacons de vin, et après un instant de réflexion intérieure, choisit le jeune vin doré et velouté de Stoien, qui vieillissait si vite qu’il n’était jamais exporté au-delà de la cité de sa production. Il en versa trois pleins verres et ils restèrent assis en silence pendant un moment, buvant lentement ce vin épais, riche et fort.

— S’il doit y avoir une guerre, dit Septach Melayn au bout de quelque temps, avec une étrange tension dans la voix, alors j’ai une faveur à te demander, Prestimion.

— Il y aura une guerre. Nous n’avons d’autre alternative que d’éradiquer ces créatures.

— Alors dans ce cas, lorsque la guerre commencera, reprit Septach Melayn, j’espère que tu me permettras d’y prendre part.

— Et moi également, dit rapidement Gialaurys.

Prestimion ne trouva rien d’étonnant à ces requêtes.

Bien entendu, il n’avait pas l’intention d’y accéder ; mais il lui plaisait de voir que l’ardeur du courage brûlait toujours avec autant de vigueur chez ces deux-là. Ne comprenaient-ils pas, se demanda-t-il, que l’époque où ils combattaient était révolue ?

Gialaurys, comme nombre d’hommes de forte carrure et à l’énorme force physique, n’avait jamais été réputé pour sa souplesse ou son agilité, bien que cela n’ait pas importé pendant ses années de guerrier. Mais, comme cela avait également tendance à arriver à nombre d’hommes de sa constitution, il s’était beaucoup empâté avec l’âge, et avait à présent une démarche extrêmement lente et précautionneuse.

Septach Melayn, maigre comme un coup de trique et éternellement leste, paraissait aussi vif et souple qu’il l’était longtemps auparavant, pour l’essentiel inchangé par les années. Mais le réseau de fines lignes autour de ses yeux bleus et pénétrants racontait une tout autre histoire, et Prestimion soupçonnait que la célèbre cascade de boucles comportait désormais plus d’un cheveu blanc parmi les blonds. Il n’était guère possible qu’il puisse encore avoir les réflexes foudroyants qui l’avaient rendu invincible lors des combats en corps à corps.

Prestimion savait que le champ de bataille n’était la place d’aucun des deux, à présent, pas plus que la sienne.

— La guerre, comme je pense que vous le comprenez, devra être menée par Dekkeret, pas par moi ni par vous, dit-il avec délicatesse. Mais il sera informé de vos offres. Je sais qu’il voudra tirer parti de vos compétences et expériences.

Gialaurys rit grassement.

— Je nous vois entrer dans Ni-moya et balayer toute opposition. Quel jour ce sera, lorsque nous défilerons à six de front sur la Promenade Rodamaunt ! Et ç’aura été mon grand plaisir de conduire personnellement les troupes vers le nord depuis Piliplok. L’armée d’invasion débarquera à Piliplok, bien entendu… Et tu sais, Prestimion, ce que nous, les rudes hommes de Piliplok, pensons de ces mous habitants de Ni-moya et de leur éternelle recherche de plaisir. Quelle joie ce sera pour nous d’abattre leurs piètres portes et de pénétrer dans leur jolie cité !

Il se leva et fit les cent pas dans la pièce, en faisant des gestes si affectés et efféminés qu’un éclat de rire ravi s’empara de Septach Melayn.

— Irons-nous dans la Galerie Gossamer acheter une belle robe, aujourd’hui, mon cher ? dit Gialaurys d’une voix étranglée et haut perchée. Puis ensuite, dîner sur l’île de Narabal. J’adooore tellement cette poitrine de gammigammil avec la sauce de thognis ! Les huîtres de Pidruid ! Oh, mon cher… !

Prestimion aussi se tenait les côtes. Il ne se serait jamais attendu à ce genre de numéro de la part du bourru Gialaurys.

— Qu’en penses-tu, Prestimion ? demanda Septach Melayn plus sérieusement, lorsque l’hilarité se fut un peu calmée. Dekkeret choisira-t-il vraiment de débarquer à Piliplok, comme le dit Gialaurys ? Je pense que cela présenterait quelques problèmes.

— Il y a des problèmes dans tout ce que nous faisons, dit Prestimion, et son humeur s’assombrit de nouveau alors qu’il envisageait les réalités de la guerre qu’il était si passionnément déterminé à déclencher.

C’était bien beau de réclamer la fin des iniquités des Sambailid et de leur venimeux Premier ministre, enfin. Mais il n’avait pas la moindre idée de la véritable étendue du soutien dont bénéficiaient les Cinq Lords à Zimroel. Supposons qu’il ait déjà été possible à Mandralisca de rassembler une armée d’un million de soldats pour défendre le continent occidental contre une attaque du Coronal ? Ou de cinq millions ? Comment Dekkeret pourrait-il lever une armée assez grande pour affronter de telles forces ? Comment ces troupes seraient-elles transportées jusqu’à Zimroel ? Le transport d’un si grand nombre d’hommes serait-il même possible ? Et, si oui, à quel prix ? L’armement nécessaire, les bateaux, les provisions…

Et ensuite, l’invasion elle-même : l’étincelle dans les yeux de Gialaurys, lorsqu’il parlait des rudes hommes de Piliplok abattant les piètres portes de Ni-moya, n’entraînait aucun frisson de plaisir correspondant chez Prestimion. Ni-moya était l’une des merveilles du monde. Valait-il la peine d’incendier cette incomparable cité dans le seul but de maintenir le système mondial actuel de lois et de souverains ?

Il ne se laisserait pas fléchir dans sa conviction qu’il était nécessaire et inévitable de partir en guerre. Mandralisca était un fléau pour le monde, un fléau qui ne pourrait que se propager encore et encore, s’il restait impuni. Il ne pouvait être toléré, il ne pouvait être apaisé, il devait être anéanti.

Mais, songeait tristement Prestimion, les peuples de l’avenir le lui pardonneraient-ils jamais ? Il avait voulu que son règne soit connu comme un âge d’or. Il avait consacré tous ses efforts à ce but. Et cependant, sans qu’il sache comment, les années de son ascension avaient été marquées par une succession de catastrophes : la guerre contre Korsibar, la vague de folie qui s’était ensuivie, la rébellion de Dantirya Sambail, et à présent, il semblait certain que l’ultime accomplissement de son règne serait soit la destruction de Ni-moya, soit la partition de ce qui avait été un monde paisible en deux royaumes indépendants et hostiles l’un envers l’autre.

Les deux options paraissaient également détestables. Mais alors Prestimion se rappela son frère, Teotas, frappé de terreur jusqu’à la folie suicidaire et escaladant péniblement dans un brouillard de panique le sommet de quelque dangereux parapet du Château. Sa petite fille, Tuanelys, se tordant de frayeur dans son propre lit. Et combien d’autres personnes innocentes à travers le monde, victimes aléatoires de la malveillance de Mandralisca ?

Non. Il fallait que la chose soit faite, à n’importe quel prix. Il se força à aguerrir son âme à cette idée.

Quant à Gialaurys et Septach Melayn, ils étaient déjà gagnés par l’impatience à l’idée de la glorieuse campagne militaire qui, ils l’espéraient, couronnerait leur vie. Et, comme d’habitude, ils n’étaient pas d’accord, entendit Prestimion.

— Cette idée de vouloir débarquer à Piliplok est parfaitement idiote, mon cher ami, déclara Septach Melayn, les yeux étincelants. Ne crois-tu pas que Mandralisca puisse comprendre que c’est là que nous devrions toucher terre ? Piliplok est le port le plus facile du monde à défendre. Il aura un demi-million d’hommes en armes nous attendant au port, et le fleuve en amont sera bloqué par un millier de bateaux. Non, mon bon Gialaurys, nous devrons faire accoster nos troupes bien plus au sud. Je dirai à Gihorna. Gihorna !

Gialaurys arbora une expression de profond mépris.

— Gihorna est une terre à l’abandon, un marais lugubre, inhabitable, absolument épouvantable. Même les Changeformes ne s’en approchent pas. Mandralisca n’aura même pas besoin de le fortifier. Nos hommes s’enfonceront dans la boue et disparaîtront dès qu’ils quitteront leurs chalands de débarquement.

— Au contraire, mon cher Gialaurys. C’est précisément parce que la côte de Gihorna est si peu attrayante qu’il est peu probable que Mandralisca pense que nous y débarquerons. Mais nous le pouvons, et nous le ferons. Et ensuite…

— Et ensuite nous marcherons vers le nord pendant des milliers de kilomètres sur les rives du continent jusqu’à Piliplok, que selon toi nous devrions éviter parce que c’est le port le plus facile du monde à défendre et que l’armée de Mandralisca nous attendra là-bas, ou bien nous prendrons à l’ouest, droit dans les jungles obscures de la réserve des Changeformes et nous dirigerons par ce chemin vers Ni-moya. Est-ce vraiment ce que tu veux, Septach Melayn ? Envoyer une armée entière dans l’inconnu de la dangereuse Piurifayne dans sa route vers le nord ? Quel genre de folie est-ce là ? Je préférerais prendre le risque de débarquer directement à Piliplok et d’y mener toute bataille que nous aurons à mener. Si nous suivons l’itinéraire qui traverse la jungle, ces sales Métamorphes nous sauteront dessus et…

— Arrêtez, vous deux ! dit Prestimion avec un emportement si fougueux que Septach Melayn et Gialaurys se retournèrent tous deux vers lui, les yeux écarquillés. Toutes ces querelles sont totalement inutiles. Ce sera Dekkeret le général commandant cette guerre. Pas vous. Ni moi. C’est à lui qu’il revient de décider de ces questions de stratégie.

Ils continuèrent à le dévisager. Ils avaient tous les deux l’air secoué ; et pas seulement, pensa Prestimion, à cause de la dureté avec laquelle il venait de leur parler. C’était son renoncement au commandement, soupçonna-t-il, qui les stupéfiait autant. Cela ne ressemblait en rien au Prestimion qu’ils connaissaient depuis tant d’années de mettre fin à ce genre de discussion en disant qu’une telle question de haute politique était en dehors de sa juridiction. Il se surprenait lui-même.

Mais Dekkeret était désormais Coronal, et plus Prestimion ; Dekkeret était celui qui devrait entreprendre cette guerre, c’était à Dekkeret de concevoir la meilleure façon de la faire. Prestimion, en sa qualité de monarque suprême, pourrait proposer ses conseils, et le ferait. Mais c’est à Dekkeret qu’incomberait la responsabilité finale du succès de la guerre, et c’est lui qui aurait le dernier mot sur la stratégie à adopter.

Prestimion se dit qu’il en était heureux. Le système de gouvernement auquel il s’était consacré, l’antique système qui avait si bien fonctionné depuis que le Pontife Dvorn l’avait inventé, l’exigeait de lui. Aussi longtemps que Dekkeret, son successeur désigné en tant que Coronal, conduirait bravement et efficacement la guerre, il était juste et normal que Prestimion lui-même, en tant que Pontife, s’en tienne à un second rôle dans ce conflit. Et Prestimion n’avait aucun doute que Dekkeret le ferait.

— Un peu plus de vin, messieurs ? fit-il d’un ton plus calme.

Mais quelqu’un frappa à la porte. Septach Melayn alla ouvrir.

Il s’agissait de lady Varaile, qui était partie depuis un moment pour être avec les enfants. Tuanelys était toujours perturbée par des rêves ; et Varaile elle-même avait l’air rongée par les soucis et fatiguée, brusquement plus vieille que son âge. Le seul fait de la voir dans cet état suffit à enflammer la colère de Prestimion une fois de plus : il tuerait Mandralisca de ses propres mains, s’il en avait l’occasion.

Elle tenait un bout de papier.

— Il y a un message de Dekkeret, dit-elle. Il est à Klai, à moins d’une journée de voyage d’ici. Et espère être là demain.

— Bien, déclara Prestimion. Excellent. A-t-il autre chose à dire ?

— Seulement qu’il envoie au Pontife son affection et ses respects, et attend avec impatience la réunion avec lui.

— Moi aussi, dit Prestimion avec chaleur.

Il prit conscience, soudain, de la grande lassitude qu’il éprouvait devant les grandes responsabilités du pouvoir, et à quel point il en était venu à s’en remettre à la vigueur et la force de la jeunesse de Dekkeret. Il serait bon de le voir, oui. Et particulièrement de découvrir comment lui, Dekkeret, comptait venir à bout de cette crise. Car ce n’est plus ma tâche mais la sienne, songea Prestimion, et que j’en suis content !

Le moment viendra où vous serez impatient de devenir Pontife, lui avait jadis prédit Confalume, dans les appartements de l’ancien Pontife dans le Labyrinthe, seulement quelques jours avant sa mort. Oui. Et c’était désormais le cas. Pour la première fois, Prestimion comprit la portée de ce que lui avait dit le vieil homme ce jour-là.

12

La dernière fois que Dekkeret s’était trouvé dans la cité de Stoien, c’était lors de la deuxième ou troisième année du règne de Prestimion comme Coronal ; à l’époque il n’était qu’un jeune et sérieux nouveau venu dans les cercles intérieurs du Mont du Château, sans le moindre espoir de devenir lui-même Coronal un jour. Stoien éveillait de vieux souvenirs en lui, et ils n’étaient pas tous plaisants.

La beauté surnaturelle et inoubliable de la cité, au milieu d’un site incomparable sur cent cinquante kilomètres de superbes plages blanches, au bord de la Péninsule de Stoienzar : tout était resté bien vivace dans son esprit au cours de ces années. Et Stoien n’avait absolument pas changé. Ses cieux étaient toujours sans nuages. Ses étranges bâtiments, s’élevant partout au-dessus du sol plat de la péninsule sur des plate-formes artificielles de trois mètres à plusieurs dizaines de mètres de haut, éblouissaient toujours autant le regard qu’autrefois, sa végétation luxuriante, la densité des omniprésents fourrés aux feuilles brillant d’éclats asymétriques d’indigo, de topaze, de saphir, de cobalt, de bordeaux et de vermillon, enflammait toujours l’âme de plaisir. Les dommages qu’avaient pu causer les incendies déclenchés par les fous durant le chaos de l’épidémie de folie avaient depuis longtemps été réparés.

Mais c’était à Stoien que Dekkeret avait pour la dernière fois pris congé de son cher ami et mentor Akbalik de Samivole, Akbalik qui avait été son guide pendant ses toutes premières années au service de Prestimion au Château. Akbalik que Dekkeret avait aimé plus qu’aucun autre homme, même Prestimion, Akbalik qui, selon toute probabilité, serait à présent Coronal, s’il avait vécu ; c’était là, à Stoien, qu’Akbalik était venu, claudiquant et souffrant d’une morsure d’un crabe des marais qu’il avait reçue en pourchassant le fugitif Dantirya Sambail dans l’étuve des jungles à l’est de la cité, et qui le tuerait peu de temps après. « Cette blessure n’est rien », avait dit Akbalik à Dekkeret lorsque celui-ci était arrivé à Stoien après un passage à l’île, où il était allé, porteur de messages urgents pour lord Prestimion. « Cette blessure guérira. »

Mais peut-être Akbalik savait-il qu’il n’en serait rien, car il avait également extorqué à Dekkeret un serment, la promesse qu’il s’élèverait contre tout ce que lord Prestimion pourrait vouloir faire qui mettrait sa vie en danger, comme de pourchasser Dantirya Sambail dans cette même jungle où Akbalik avait été mordu : « Même s’il doit sortir de ses gonds, même si tu dois mettre ta carrière en péril, tu dois le dissuader de commettre une telle folie. » Ce que Dekkeret avait promis, même si, en son for intérieur, il trouvait que ce devrait être la tâche d’Akbalik, non la sienne, de parler de la sorte au Coronal ; et ensuite, Akbalik s’était mis en route vers l’Est, traversant Alhanroel depuis Stoien, escortant lady Varaile, alors enceinte du futur prince Taradath, jusqu’au Mont du Château. Mais il n’était pas allé plus loin que Sisivondal, sur le plateau intérieur, avant que le poison de sa blessure ne le tue.

Tous ces événements s’étaient passés fort longtemps auparavant. À présent, les aléas de la fortune avaient fait de Dekkeret le Coronal. Seules les personnes d’âge mûr se rappelaient le prince Akbalik de Samivole. Le seul prince Akbalik que connaissaient la plupart des gens était le fils cadet de Prestimion, nommé ainsi en l’honneur de cet autre Akbalik. Mais la vue de cette myriade de tours étranges et merveilleuses de Stoien lui ramena en mémoire, comme s’il était là, le premier Akbalik, cet homme calme, sage, aux yeux gris, qui avait tant compté pour Dekkeret, et une grande tristesse l’envahit à ce souvenir.

Pour aggraver encore la situation, Prestimion et sa famille étaient installés exactement dans les mêmes appartements que lors de cette première occasion, la suite royale du Pavillon de Cristal, et on y avait également mis Dekkeret et ses compagnons. Rien n’aurait pu être mieux conçu pour l’obliger à revivre les épuisants derniers moments de la guerre contre Dantirya Sambail, lorsque Prestimion, faisant usage du casque de Barjazid, avait frappé le Procurateur depuis ce même édifice, assisté dans la mesure du possible par un Dinitak, Maundigand-Klimd, la Dame Therissa et Dekkeret lui-même.

Mais il n’y avait pas d’autre possibilité, vraiment. Le Pavillon de Cristal était le plus important bâtiment de Stoien, le seul endroit de la cité convenable pour loger un monarque en visite. Ou, dans le cas présent, deux monarques : car le Coronal et le Pontife se trouvaient tous deux à Stoien au même moment, circonstance qui ne s’était jamais produite auparavant, et qui avait, Dekkeret l’apprit alors qu’il était depuis moins de dix minutes à Stoien, jeté les fonctionnaires de la municipalité dans un tel état de panique et de confusion qu’ils n’auraient pas trop du reste de leur vie pour s’en remettre.

La soirée était déjà bien avancée lorsque Dekkeret et sa suite arrivèrent. Il fut légèrement pris au dépourvu en découvrant que Prestimion voulait le rencontrer sur-le-champ. Dekkeret avait eu un voyage mouvementé en descendant la côte depuis Alaisor : il n’avait pas prévu que Prestimion reviendrait si vite de l’Ile sur le continent, et il réclama une heure ou deux de répit, pour se reposer et se rafraîchir avant de voir le Pontife.

Fulkari voulut savoir pourquoi il était nécessaire de tenir immédiatement une conférence.

— Est-ce réellement si urgent ? Ne pouvons-nous d’abord avoir le temps de dîner puis une bonne nuit de sommeil ?

— Peut-être est-il survenu de nouveaux événements que j’ignore à Zimroel, dit Dekkeret. Mais je ne pense pas. C’est tout simplement sa nature, mon amour. Tout est urgent avec Prestimion. Il est l’homme le plus impatient qui soit.

Elle accepta la situation de mauvaise grâce, et lorsqu’il se fut baigné, il monta aux appartements de Prestimion. Septach Melayn et Gialaurys se trouvaient avec lui, ce à quoi Dekkeret ne s’attendait pas.

Il ne s’attendait pas non plus à la rapidité avec laquelle le Pontife en vint au sujet de la réunion. Prestimion l’étreignit avec chaleur, comme un père pourrait embrasser un fils depuis longtemps perdu, mais presque aussitôt ils étaient plongés dans une discussion sur la question de Zimroel. Prestimion ne se souciait guère d’entendre raconter le voyage de Dekkeret à travers le continent, ses étranges aventures à Shabikant, Thilambaluc et les autres endroits obscurs sur sa route vers l’Ouest. Deux ou trois questions brutales, suivies de brèves interruptions pour les réponses de Dekkeret, et ils se retrouvèrent à discuter de Mandralisca et des Cinq Lords, et de la façon dont Prestimion pensait que devait être résolue la crise à Zimroel.

Ce qui consistait, apprit rapidement Dekkeret, à envoyer une grande armée de l’autre côté de l’océan, une armée conduite par le Coronal lord Dekkeret en personne, pour mettre bon ordre à la situation par la force, si nécessaire.

— Nous devons enfin briser Mandralisca et le briser de telle sorte qu’il ne puisse jamais s’en remettre, dit Prestimion.

Alors qu’il prononçait ces paroles, ses traits subirent une extraordinaire transformation, son intense regard vert glauque à présent étrangement enflammé d’une colère froide que Dekkeret n’y avait jamais vue auparavant, ses lèvres minces serrées dans une grimace tendue, ses narines s’enflant d’une étonnante rage vindicative.

— Qu’il n’y ait pas de malentendu à ce sujet : nous devons le détruire, sans regarder à la dépense, ainsi que tous ceux qui suivent sa bannière. Il n’y aura pas d’espoir de paix dans le monde, tant que cet homme n’aura pas rendu son dernier souffle.

Le ton de Prestimion était incroyablement belliqueux, inflexible, farouche. Dekkeret en resta interdit, même s’il fit de son mieux pour dissimuler sa surprise et son désarroi au Pontife. Assurément, Prestimion savait, mieux que nul autre homme, ce que signifiait une guerre civile sur Majipoor. Et pourtant, il était là, tremblant d’une fureur à peine maîtrisée, donnant pour instruction à son Coronal d’embraser tout Zimroel, si nécessaire, dans le but de mettre fin à la rébellion des Sambailid !

Peut-être ai-je mal compris, pensa Dekkeret, espérant en dépit de toute probabilité.

Peut-être ne préconise-t-il pas une véritable guerre, mais seulement un impressionnant étalage de pompe et de force impériales, à la faveur duquel nous pourrons encercler pacifiquement Mandralisca et l’enlever.

C’était Dekkeret lui-même qui le premier avait suggéré, quelques mois plus tôt, qu’il pourrait s’avérer nécessaire qu’il se rende à Zimroel et mette un terme aux troubles qui s’y préparaient. Et Prestimion avait convenu que cela pourrait être une bonne idée. Mais Dekkeret avait eu l’impression qu’ils envisageaient tous deux un Grand Périple ou quelque chose du même style : le Coronal effectuant une visite d’État officielle sur le continent occidental, avec tout l’apparat qu’une telle visite entraînait, et par conséquent, rappelant au peuple de Zimroel l’antique convention par laquelle toutes les régions du monde vivaient ensemble en paix. Au cours de cette visite, Dekkeret serait à même de juger de l’importance de l’insurrection de Mandralisca et, par le pouvoir et l’autorité de sa seule présence, de prendre des mesures, des mesures politiques, des mesures diplomatiques, pour y mettre fin.

Mais Prestimion venait de parler d’envoyer une armée, une grande armée, à Zimroel pour s’occuper de Mandralisca.

Il n’avait jamais été question, pour autant que Dekkeret s’en souvienne, qu’il entreprenne le voyage à Zimroel à la tête d’une quelconque sorte de force militaire. Quand la réflexion de Prestimion était-elle passée de l’utilisation de moyens pacifiques contre les rebelles à une guerre totale ? Dekkeret était curieux de savoir ce qui avait transformé si brutalement le Pontife en attiseur de feu. Personne n’avait davantage de raisons que Prestimion de haïr la guerre, et pourtant… pourtant… ce regard dans ses yeux… le crépitement de colère dans sa voix… pouvait-il y avoir le moindre doute sur leur signification ? Il doit y avoir une guerre, était l’essence de ce que disait Prestimion. Et vous serez celui qui la fera pour nous. Cela ressemblait beaucoup à une consigne : un ordre direct du monarque suprême.

Dekkeret se demanda comment il allait résoudre ce problème.

Assurément, Mandralisca devait être écarté : il n’y avait aucun doute à ce sujet. Mais la guerre était-elle la seule solution ? Brusquement, Dekkeret sentit son esprit tourbillonner dans un torrent de conflits agités. La guerre était pour lui un concept tout aussi répugnant que pour n’importe quel être doué de raison. Il ne lui était jamais venu à l’esprit que son règne pourrait, comme celui de Prestimion, débuter sur le champ de bataille.

Il lança un rapide coup d’œil pour chercher conseil auprès de Septach Melayn et Gialaurys. Mais le visage à la forte mâchoire de Gialaurys était un masque de pierre sévère et sombre de froide détermination, et même le désinvolte et badin Septach Melayn avait à ce moment précis un étrange air sérieux. Ils étaient tous deux résolus à la guerre, réalisa Dekkeret. Peut-être ces deux-là, les plus vieux amis de Prestimion, étaient-ils justement ceux qui avaient amené le Pontife à cette attitude.

Dekkeret s’exprima prudemment, espérant que Prestimion ne remarquerait pas l’ambiguïté de la formulation.

— Je prends l’engagement, Votre Majesté, de faire tout ce qui devra être fait afin de restaurer l’autorité de la loi à Zimroel.

Prestimion acquiesça. Il semblait à présent plus calme, le visage moins empourpré qu’un instant plus tôt, un peu de tension s’en étant évacuée.

— Je suis persuadé que vous le ferez, Dekkeret. Et pour ce qui est d’un plan d’action précis… ?

— Dès que possible, Majesté.

Encore plus d’ambiguïté, mais Prestimion ne parut pas en éprouver de contrariété.

— Il ne serait pas sage que je prenne de décisions à la va-vite en ce moment. La mort de votre frère m’a privé de mon Haut Conseiller, et je n’ai pas eu l’occasion d’en désigner un nouveau. Par conséquent, Votre Majesté…

— Vous êtes bien cérémonieux avec moi aujourd’hui, Dekkeret.

— Si je le suis, c’est parce que nous discutons de sujets aussi importants que la guerre et la paix. Vous avez été mon ami pendant de nombreuses années ; mais vous êtes aussi mon Pontife, Prestimion. Et – il fit un signe vers Septach Melayn – nous sommes également en présence de votre porte-parole.

— Oui. Oui, bien sûr. C’est une affaire sérieuse et qui réclame du sérieux… Je vous en prie, Dekkeret prenez quelques jours pour réfléchir à tout ceci.

Prestimion sourit pour la première fois au cours de cette réunion.

— Du moment que vous choisissez une voie qui me débarrasse de Mandralisca.


Fulkari dut se rendre immédiatement compte, lorsque Dekkeret revint dans leur appartement, à l’étage en dessous de celui de Prestimion, de l’effet qu’avait eu sur lui l’entretien avec le Pontife. Elle lui versa rapidement une coupe de vin et attendit sans rien dire pendant qu’il la buvait d’un trait.

— Il y a des problèmes, n’est-ce pas ? dit-elle ensuite.

— Apparemment, oui.

Il pouvait à peine se résoudre à en parler. Il se sentait un peu étourdi par la lassitude, la faim et la fatigue causée par cet entretien bizarre et tendu.

— À Zimroel ?

— À Zimroel, oui.

Fulkari le dévisageait étrangement. Il n’avait jamais vu un air de si profonde inquiétude dans ses beaux yeux gris. Dekkeret savait qu’il devait être effrayant à voir. Tout son corps était crispé. Il avait des élancements derrière les yeux. Les muscles de ses joues étaient douloureux : trop de sourires hypocrites, supposa-t-il. Il accepta une deuxième coupe de vin et la but presque aussi vite que la première.

— Veux-tu en parler ? s’enquit-elle doucement, lorsqu’un moment se fut écoulé en silence.

— Non. Je ne peux pas. Je ne le peux pas, Fulkari. Il s’agit de hautes affaires d’État.

Dekkeret était à présent devant la fenêtre et lui tournait le dos, regardant dans la nuit. Toute la mystérieuse beauté de la cité de Stoien se déployait devant lui, les bâtiments élancés sur leurs hauts socles de brique, les variations de niveau, les collines artificielles s’élevant au loin, l’éblouissante profusion de la végétation tropicale, Fulkari, quelque part à l’autre bout de la pièce, ne dit rien. Il savait qu’il l’avait blessée par la dureté de ses paroles. Elle était après tout sa compagne dans la vie. Elle n’était pas encore son épouse, mais elle le serait, dès que les pressions de cette crise inattendue se relâcheraient suffisamment longtemps pour qu’un mariage royal puisse avoir lieu. Et cependant, il lui avait parlé comme si elle n’était qu’une simple passade pour la soirée, avec laquelle il était inimaginable de partager la moindre information sur ce qui s’était passé entre le Pontife et le Coronal. Il prit conscience qu’il lui demandait de supporter tous les fardeaux d’une épouse royale sans la mettre dans le secret des défis quotidiens de ses fonctions.

Il laissa passer quelques instants.

— Très bien, dit-il alors. Ça ne rime à rien de te le cacher. Prestimion est si bouleversé par cette histoire avec Mandralisca, cette rébellion, qu’il compte la réprimer par la force. Il parle d’envoyer une armée à Zimroel pour l’écraser. Sans même lancer d’ultimatum, si je l’ai bien compris : juste envahir et attaquer.

— Et tu n’es pas d’accord, c’est cela ?

Dekkeret se retourna pour lui faire face.

— Évidemment que je ne suis pas d’accord ! Qui conduirait cette armée, à ton avis ? Qui aurait la charge de faire débarquer les troupes à Piliplok, puis de remonter le fleuve jusqu’à Ni-moya ? Ce n’est pas Prestimion qui le fera, Fulkari. Ce n’est pas Prestimion qui se tiendra devant les portes de Ni-moya, exigera qu’on les lui ouvre, et devra les faire fracasser dans le cas contraire.

Elle le regardait à présent avec sérieux et assurance.

— Bien sûr, dit-elle d’une voix calme. De telles fonctions seraient la responsabilité du Coronal. Je le comprends.

— Et crois-tu que le peuple de Zimroel va saluer une armée d’invasion les bras ouverts, avec affection et effusions ?

— Ce serait une sale histoire, je suis d’accord, Dekkeret. Mais quelle alternative y a-t-il ? Je sais une partie de ce que Dinitak t’a rapporté : le casque que cet homme, ce Mandralisca, utilise, ce qu’il fait avec, la façon dont il a incité ces cinq horribles frères à proclamer l’indépendance de Zimroel. Que peut faire d’autre le Pontife, face à une rébellion ouverte, que d’envoyer une armée pour redresser la situation ? Et s’il y a des victimes… eh bien, que peut-on y faire ? L’État doit être protégé.

C’était à présent lui qui la dévisageait.

Il était là en présence d’une Fulkari qu’il n’avait jamais entièrement vue auparavant ; lady Fulkari de Sipermit, une femme de haute lignée aristocratique, qui faisait remonter ses ancêtres de génération en génération jusqu’à lord Makhario. Naturellement, elle ne trouvait rien de mal à écraser la rébellion des Sambailid par le recours à la force armée. Il lui apparut avec la force brutale de la révélation, qu’après toutes ces années de vie au Château, même après être lui-même devenu Coronal, il voyait pour la première fois, discernait réellement la différence essentielle entre les aristocrates du Mont et un roturier comme lui.

Mais il n’en dit rien.

— Je ne veux pas faire la guerre à Zimroel, répondit-il simplement. Je ne veux pas tuer d’innocentes personnes. Je ne veux pas brûler des villes et des villages. Je ne veux pas abattre les portes de Ni-moya.

— Et Mandralisca ?

— Doit être arrêté. Détruit, pour employer les mots de Prestimion. Je n’ai rien à redire à cela. Mais je veux trouver un autre moyen d’y parvenir, autrement qu’en menant une guerre totale contre le peuple de Zimroel.

Dekkeret regarda du côté du buffet et du reste de vin, mais décida de ne pas prendre une troisième coupe.

— Je vais faire chercher Dinitak. J’ai besoin de discuter avec lui.

— Maintenant ? demanda Fulkari, en lui accordant un regard de feinte horreur.

— Il aura des conseils précieux à me donner. Il est ce que j’ai de plus proche d’un Haut Conseiller, en ce moment, Fulkari.

— Tu m’as moi, également. Et je te donne ce haut conseil : il y a maintenant deux heures et demie que nous sommes arrivés ici, ou un peu plus, et nous n’avons toujours pas réussi à trouver le temps de manger quelque chose. La nourriture est une bonne solution lorsque l’on a faim. La nourriture est importante. La nourriture est une notion agréable.

— Nous l’inviterons à se joindre à nous, dans ce cas.

— Non, Dekkeret ! Non.

— Qu’est-ce que c’est ? Avons-nous là une provocation ouverte ? dit-il, plus amusé qu’ennuyé par son audace.

Les yeux de Fulkari aussi brillaient d’une lueur d’amusement.

— Ce pourrait bien être le mot. En dehors de cette pièce, tu es mon Coronal lord, oui, mais ici… ici… oh, Dekkeret, ne sois pas si bête ! Tu ne peux pas être Coronal à chaque instant de la journée. Même un Coronal a besoin d’un peu de repos, et nous avons voyagé tout le jour. Tu es trop fatigué pour réfléchir correctement à la situation, ou pour en discuter avec Dinitak. Je propose que nous nous fassions préparer à souper, enfin. Puis que nous allions au lit.

Une nouvelle sorte d’éclat apparut dans son regard.

— Que nous dormions là-dessus. Prions pour un rêve utile. Tu pourras parler à Dinitak dans la matinée.

— Mais Prestimion espère…

— Chut.

Elle mit sa main sur sa bouche. Elle s’appuya contre lui et, malgré lui, il la prit dans ses bras et fondit dans son étreinte. Elle leva ses lèvres vers les siennes. Il fit descendre ses mains sur son dos doux et lisse.

Fulkari a raison, pensa-t-il. Rien n’exige que je sois Coronal à chaque instant de la journée.

Dinitak peut attendre. Prestimion peut attendre. Et Mandralisca aussi peut attendre.


Pendant la nuit, alors que Dekkeret dormait, des fragments de souvenirs remontèrent du fin fond de sa mémoire et vinrent danser dans son esprit, de petits morceaux du passé récent qui paraissaient tenter de s’assembler en un tout cohérent.

Il est à Shabikant, à genoux devant les deux arbres oracles, les très vieux Arbres du Soleil et de la Lune. Et de ces arbres montent les sons les plus faibles, un son lointain, grinçant, rouillé, comme si les arbres, après des siècles de silence, essayaient une fois de plus de rassembler leurs forces pour parler au roi nouvellement couronné et lui dire quelque chose qu’il doit savoir.


* * *


Il est à Kesmakuran, dans le tombeau du premier Pontife, Dvorn, cette fois-ci agenouillé devant l’immense statue souriante de l’ancien monarque, et la douce brume de fumée des herbes brûlant dans le trou devant lui lui emplit les poumons et envahit son esprit, il ferme les yeux et entend une voix dans sa tête lui parler d’une façon étrange, sans paroles, lui dire avant de se dissoudre en un boum, boum, boum, sans signification, qu’il est destiné à apporter un grand changement, qu’il accomplira une transformation du monde presque aussi formidable que celle qu’a accomplie Dvorn lui-même lorsqu’il a créé le Pontificat.


* * *


Il est sur la place du marché de Thilambaluc, lui et Dinitak, et un astrologue de marché miteux dit l’avenir à Dinitak pour le prix de cinquante pesants, mais le diseur de bonne aventure a à peine commencé quand les yeux lui sortent de la tête sous le coup de l’horreur et de la peur, il remet brutalement ses pièces dans la main de Dinitak, en prétendant ne pas pouvoir faire de prédiction sur son avenir et ne pas vouloir prendre son argent, puis s’éloigne rapidement en courant. « Je ne comprends pas, dit Dinitak. Suis-je si effrayant ? Qu’a-t-il vu ? »


* * *


Il erre seul dans le Château, les premiers jours de son règne, il se tient devant la salle des jugements qu’a fait construire lord Prestimion et le mage Su-suheris Maundigand-Klimd arrive vers lui, lui demande une audience privée et lui dit qu’il a eu une révélation mystérieuse dans laquelle il a vu les Puissances du Royaume réunies devant le Trône de Confalume pour accomplir un rituel de grande importance, mais une mystérieuse quatrième Puissance était présente dans la vision du Su-suheris à côté du Pontife, du Coronal et de la Dame de l’île. Dekkeret en reste perplexe, car comment peut-il y avoir une quatrième Puissance du Royaume ? Et Maundigand-Klimd déclare : « J’ai un autre détail à ajouter, monseigneur. » L’aura de cette inconnue quatrième porte également l’empreinte d’un membre de la famille Barjazid, dit le Su-suheris.


Dans l’esprit en train de rêver de Dekkeret, ces fragments de souvenirs tournèrent encore et encore, jusqu’à ce que soudain, ils s’assemblent en un unique enchaînement et que le dessin devienne clair : le son mystérieux et lointain venant d’un mouvement dans les racines des arbres oracles, les propos sans paroles de la statue du premier Pontife, la peur dans les yeux de l’astrologue du marché, la révélation faite à Maundigand-Klimd…

Oui.

Il s’assit d’un seul coup, complètement réveillé, aussi éveillé qu’il l’avait jamais été, le cœur battant, la sueur coulant de chacun de ses pores.

— Une quatrième Puissance ! s’écria-t-il. Un Roi des Rêves ! Oui ! Oui !

Fulkari, couchée à côté de lui, s’agita et ouvrit les yeux.

— Dekkeret ? demanda-t-elle confusément. Que se passe-t-il, Dekkeret ? Quelque chose ne va pas ?

— Debout ! Prends un bain, habille-toi, Fulkari ! Je dois parler immédiatement à Dinitak.

— Mais nous sommes au milieu de la nuit. Tu as promis, Dekkeret…

— J’ai promis de dormir là-dessus et de prier pour un rêve utile. C’est ce que j’ai fait, et le rêve est venu. Et m’a apporté quelque chose qui ne peut attendre jusqu’à demain matin.

Il était sorti du lit et cherchait son peignoir. Fulkari était à présent assise, clignant des yeux et se frottant les paupières, marmonnant entre ses dents. Il l’embrassa légèrement sur le bout du nez et partit dans le couloir trouver le maître d’hôtel de nuit.

— Allez me chercher Dinitak Barjazid, cria Dekkeret. Je veux le voir à l’instant !

Dinitak ne mit pas longtemps à arriver. Il était entièrement habillé et parfaitement réveillé. Dekkeret se demanda s’il avait même dormi. Dinitak était un tel ascète, dans tant de domaines : le sommeil devait lui paraître une perte de temps.

— Je t’aurais fait venir aussitôt après avoir vu Prestimion, commença Dekkeret, mais Fulkari a su me convaincre d’attendre d’avoir eu la possibilité de me reposer un peu. Ce qui était aussi bien.

Rapidement, il esquissa pour Dinitak un résumé de sa conférence avec Prestimion la nuit précédente. Dinitak ne parut surpris de rien, ni de la haine non dissimulée de Prestimion envers Mandralisca, ni du farouche désir du Pontife d’anéantir la rébellion des Sambailid par la force des armes. C’était, dit-il, exactement ce à quoi l’on pouvait s’attendre de la part d’un homme qui avait été éprouvé par le clan Sambailid autant que le Pontife Prestimion l’avait été.

— Je te le dis franchement, je déteste l’idée de partir en guerre contre Zimroel, déclara Dekkeret. La Dame Taliesme y sera certainement opposée aussi. Je pense que Prestimion ressent secrètement le même sentiment.

— Je soupçonne qu’il est possible que vous ayez raison sur ce point. Il n’a pas de passion pour la guerre.

— Mais il est si inquiet des attaques contre sa propre famille que l’oblitération de Mandralisca est sa plus haute priorité et il ne se soucie pas de la façon de procéder. Allez à Zimroel, Dekkeret, m’a-t-il dit. Prenez la plus grande armée possible. Redressez la situation là-bas. Et détruisez Mandralisca. La guerre, voilà ce qu’il veut, Dinitak. J’ai espoir de pouvoir fléchir sa décision à ce sujet.

— Vous devrez lutter sur ce point, à mon avis.

— Je le pense aussi. Le Pontife n’est pas réputé pour sa patience. Il a l’impression que son règne en tant que Coronal a été entaché par les complots de ses ennemis, et il croit, sans doute avec raison, que cet homme, ce Mandralisca, était derrière la plupart, voire derrière tous ces ennuis. Maintenant que les problèmes ont à nouveau éclaté, il veut être débarrassé de Mandralisca, une bonne fois pour toutes. Eh bien, qui ne le voudrait pas ? Mais la guerre, pour moi, est le dernier recours. Et c’est moi qui devrais commander les troupes, après tout, pas Prestimion.

— Cela ne lui importerait pas. Vous êtes le Coronal. Le Pontife décrète la politique, et le Coronal exécute les décrets. Il en a toujours été ainsi.

Dekkeret haussa les épaules.

— Néanmoins, si je peux éviter cette guerre, je le ferai, Dinitak. J’irai à Zimroel, oui. Et je veillerai à ce qu’il soit mis fin aux jours de ce fauteur de troubles de Mandralisca, exactement comme le souhaite Prestimion. C’est de ce qui se produira après que Mandralisca sera éliminé de la scène que je veux discuter avec toi maintenant.

La porte de la chambre s’ouvrit et Fulkari en sortit, vêtue d’une belle robe de matinée verte. Elle accorda un aimable sourire à Dinitak, comme pour lui signifier qu’elle ne voyait rien de mal à ce que Dekkeret tienne une conférence politique à cette heure de la nuit. Dekkeret lui fit un clin d’œil reconnaissant. Tranquillement elle s’assit sur un fauteuil près de la fenêtre. Les faibles premières lueurs pourpres de l’aube étaient visibles à l’est.

— Pacifiquement ou autrement, dit Dekkeret, le problème Mandralisca a été résolu, supposons-nous. L’insurrection des cinq Sambailid a été contenue, et on leur a fait comprendre qu’ils feraient mieux de ne plus avoir de telles idées à l’avenir. Sans Mandralisca pour réfléchir à leur place, ils ne le feront sans doute pas. Très bien. La question qui reste posée, Dinitak, est celle-ci : que pouvons-nous faire pour éviter l’émergence de futurs Mandralisca ? Lui et son maître Dantirya Sambail ont apporté au monde une génération entière de conflits. Nous ne pouvons pas laisser une telle situation se produire à nouveau. Et ainsi… une idée, une idée très étrange, au milieu de la nuit…

13

— Vous êtes duc ? demanda le Changeforme, alors que Thastain le raccompagnait hors du bureau de Mandralisca. Véritablement duc ? Vous êtes si jeune pour être duc.

Thastain grimaça.

— Cela l’amuse de m’appeler ainsi. Ou comte, parfois : il m’appelle aussi comme ça. Je ne suis ni duc, ni comte, ni quoi que ce soit, cependant. Mon père était fermier dans un endroit appelé Sennec, à l’ouest d’ici. Il est mort, nous n’avons pas pu régler les dettes et avons perdu la ferme, alors je suis entré au service des Cinq Lords.

— Mais il vous appelle duc, répéta Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp. Vous êtes le fils d’un fermier, et il vous appelle duc. Ce n’est qu’une plaisanterie, dites-vous. Une plaisanterie bizarre, voilà ce que je pense. Cela paraît presque être une sorte de raillerie. Je ne saisis pas les plaisanteries humaines. Mais, enfin, pourquoi le devrais-je ? Suis-je le moins du monde humain ?

— Seulement sous votre apparence actuelle, répondit Thastain. Mais naturellement, ça peut changer… Par ici, monsieur. Descendons ces marches, si vous le voulez bien.

Je suis en train d’avoir une conversation polie avec un Métamorphe, pensait-il, abasourdi. Je viens de l’appeler « monsieur ». La vie est pleine de surprises, semble-t-il.

Une fois son entretien avec Mandralisca terminé, l’ambassadeur de la Danipiur, car c’était ce qu’il était, comprit Thastain, l’ambassadeur de la reine des Changeformes, avait repris son apparence humaine d’emprunt pour le trajet de retour vers son logement. Il était donc de nouveau un homme aux longues jambes et à l’aspect singulier, qui marchait comme s’il n’avait appris à le faire que la semaine précédente, et parlait avec un accent épais et sourd que Thastain avait bien du mal à comprendre. Il lui semblait que Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp avait l’air presque aussi étrange sous son apparence pseudo-humaine que sous sa propre forme.

Comme n’importe quel garçon de ferme du nord de Zimroel, Thastain avait été élevé dans la crainte et l’horreur des Changeformes. Ils étaient les redoutables êtres étrangers des jungles de Piurifayne au sud-est, qui bouillaient de haine à cause de la perte de leur monde au profit des envahisseurs humains, treize mille ans plus tôt, et ne seraient jamais en repos avant d’en avoir récupéré le contrôle d’une façon ou d’une autre. Bien que lord Stiamot les ait confinés dans leur réserve de la forêt tropicale, tout le monde savait que leur aptitude à changer de forme leur permettait de se glisser hors de Piurifayne à volonté et de se mêler secrètement aux humains, pour accomplir toutes sortes de dégâts : empoisonner les puits, voler les montures et les blaves, kidnapper des bébés et les élever comme des esclaves dans leurs villages de la jungle. Du moins, telles étaient les histoires qui avaient bercé l’enfance de Thastain.

Il n’avait jamais parlé à un Métamorphe auparavant, pas en toute connaissance de cause. Il n’en avait même jamais vu de près. Et à présent : Par ici, monsieur. Descendons ces marches, si vous le voulez bien. Merveille des merveilles. Par ici, monsieur.

Ils émergèrent de la procuratie dans la lumière vive et claire d’une nouvelle journée parfaite à Ni-moya. L’hostellerie où Mandralisca logeait ses visiteurs venus d’une autre ville était à dix minutes à pied du fleuve : en haut de la colline, au-delà du quartier général du Mouvement, et de l’immeuble d’habitation où vivait Thastain, tourner à gauche, entrer dans un passage souterrain qui devenait rapidement un large escalier de pierre montant au niveau supérieur des terres. Et l’hostellerie était là, une grande tour blanche, semblable à la plupart des immeubles de ce quartier de Ni-moya, s’élevant au milieu d’une rangée de tours similaires qui formaient une solide phalange le long de l’artère connue sous le nom de Boulevard Nissimorn. Quatre des Cinq Lords avaient des hôtels particuliers plus loin sur le Boulevard Nissimorn, où les tours d’habitation cédaient place aux résidences privées des personnes fortunées. Tout le monde connaissait le Boulevard Nissimorn. C’était une rue si célèbre que la première fois qu’il l’avait vue, Thastain s’était demandé si ses pieds allaient se mettre à fourmiller lorsqu’ils entreraient en contact avec la chaussée.

— Le comte Mandralisca vous tourne en ridicule, poursuivit le Métamorphe alors qu’ils gravissaient l’escalier de pierre, et cependant vous faites partie des personnes les plus importantes pour lui. N’est-ce pas exact que vous êtes un des ses proches assistants ?

— L’un des plus proches. Vous avez vu à l’instant les deux autres. Jacomin Halefice, Khaymak Barjazid et moi : nous constituons son cercle d’intimes, les gens auxquels il fait le plus confiance.

C’était la vérité, plus ou moins, songea Thastain. Le comte était davantage à l’aise avec Halefice, Barjazid et lui qu’avec n’importe qui d’autre. Il leur avait confié des détails qu’il avait tenus secrets à tout autre sur sa vie, son enfance, son père, son service auprès de Dantirya Sambail. Cela devait signifier une certaine intimité.

Mais Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp continua, surprenant Thastain par l’acuité de sa perception.

— Vous êtes les gens auxquels il fait le plus confiance, d’accord, mais à quel point vous fait-il confiance ? À vous ou à quiconque ? Et quelle confiance lui accordez-vous ?

— Je ne peux rien répondre à ces questions, monsieur.

— C’est un homme difficile, à mon avis, votre comte Mandralisca. Fier, soupçonneux, dangereux. Il nous offre une alliance. Il nous fait des promesses.

Thastain comprit ce qui allait suivre. Il conserva un silence gêné.

— Nous n’avons pas eu de chance avec les promesses des gens de votre peuple par le passé, dit le Changeforme. Il y a eu des Pontifes et des Coronals qui nous ont juré de rendre nos vies plus agréables, de nous accorder tel ou tel privilège qui nous avait été ôté par lord Stiamot, de nous permettre de sortir librement de nos territoires. Vous voyez comment nous vivons aujourd’hui.

— Le comte Mandralisca n’est ni Pontife ni Coronal. Ce qu’il cherche est la libération du peuple de ce continent de l’autorité de tels rois. Il veut dire tous les peuples de ce continent, y compris le vôtre.

— Peut-être bien, dit le Changeforme. Diriez-vous que votre comte Mandralisca est un homme honorable ?

Honorable ?

Ce terme n’était pas le premier qui viendrait à l’esprit pour décrire Mandralisca, songea Thastain. Insensible, oui. Cruel, peut-être. Effrayant. Farouche. Déterminé. Sans pitié. Mais honorable ? Honorable ? Thastain avait connu quelques hommes indiscutablement honorables lorsqu’il vivait à Sennec, des hommes bons, forts, simples, dont la parole valait un contrat. Liaprand Strume, par exemple, le commerçant, qui accordait toujours un crédit plus important à quelqu’un en difficulté. Safiar Syamilak, le régisseur de son père, le gardien dévoué de leurs terres. Et le grand homme à la barbe rousse, de la ferme juste en amont de la leur, celui qui s’était brisé le dos en soulevant la charrette qui était tombée sur ce petit garçon, Gheivir Maglisk, c’était son nom. Trois hommes honorables, aucun doute là-dessus. Il était difficile de voir ce que le comte Mandralisca avait en commun avec ces trois-là.

D’un autre côté, ce n’était pas à lui de parler durement du comte Mandralisca à ce Métamorphe, ou à n’importe qui d’autre. C’était au service de Mandralisca qu’il était, pas à celui du Métamorphe. Si cette créature voulait découvrir à quel point Mandralisca était ou non digne de confiance, il devrait le faire tout seul.

— Le comte est un homme extraordinaire, répondit finalement Thastain.

Ce n’était pas un mensonge, ça.

— Quand ce pays qui est le nôtre sera libéré de l’oppression des Pontifes, vous verrez comment le comte Mandralisca tient ses promesses.

Ce qui était également la vérité, pour ce qu’elle valait.

— Regardez de ce côté, monsieur, reprit Thastain, tentant désespérément une diversion. La façon dont la lumière du début de l’après-midi frappe le Boulevard de Cristal.

— C’est très beau, oui, dit Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp d’une voix voilée, en abritant ses étranges yeux du flot éclatant et brillant que renvoyaient des batteries de réflecteurs tournants depuis les pavés luisants du Boulevard de Cristal. C’est la plus belle des cités, votre Ni-moya. Je suis reconnaissant au comte Mandralisca de m’avoir permis de venir ici. Mon espoir est qu’un jour je puisse amener les membres de mon clan la voir aussi, lorsque votre comte aura gagné sa guerre contre le Pontife et le Coronal. Car telle est sa promesse, que nous aurons le droit de venir.

— Telle est sa promesse, oui, convint Thastain.


Jacomin Halefice se trouvait dans le bâtiment du quartier général du Mouvement lorsque Thastain y revint après avoir raccompagné le Changeforme à son hostellerie. Thastain fut heureux de le voir. Récemment, une sorte d’amitié s’était fait jour entre Thastain et l’aide de camp, fondée, apparemment, sur les craintes d’Halefice que Khaymak Barjazid ne le supplante dans l’affection de Mandralisca. Halefice, savait Thastain, connaissait depuis longtemps Mandralisca : depuis l’époque où tous deux étaient au service de Dantirya Sambail. Ils avaient combattu ensemble contre l’armée de Prestimion lors de la rébellion du Procurateur.

Mais c’était Barjazid, que Mandralisca ne connaissait que depuis peu, qui contrôlait les casques si fondamentaux. Souvent, désormais, le comte paraissait favoriser le petit homme de Suvrael plutôt qu’Halefice ; et ainsi, manifestement, Halefice avait décidé de cultiver l’amitié du jeune et rapidement montant Thastain, formant une alliance non déclarée contre tout nouvel accroissement de l’influence de Khaymak Barjazid auprès de Mandralisca.

Thastain, aussi jeune soit-il, était suffisamment intelligent pour se rendre compte qu’Halefice se comportait comme un idiot. Il n’y avait nul besoin pour personne de s’inquiéter au sujet de la place qu’il tenait dans « l’affection » de Mandralisca. Mandralisca n’avait pas d’affection, seulement des plans, des désirs, des buts ; il gardait à ses côtés les gens qui pouvaient l’aider à accomplir ceux-ci, les voyait uniquement comme les instruments des objectifs envisagés, les écartait s’ils ne lui étaient plus utiles. S’imaginer être une sorte d’ami de Mandralisca, ou que lui soit le vôtre, était une illusion.

Malgré tout, Thastain fit bon accueil aux ouvertures d’Halefice. Travailler pour le comte Mandralisca était très éprouvant pour les nerfs. On ne savait jamais quand on allait faire une erreur capitale, ou même mineure, qui le ferait se tourner vers vous avec toute son effrayante férocité. Thastain ne s’était pas vraiment attendu à se retrouver poussé dans une telle proximité avec le terrible comte, lorsqu’il avait décidé d’entrer au service des Cinq Lords. Jacomin Halefice atténuait cette proximité. L’aide de camp était un homme affable, facile à vivre, dont la compagnie était un agréable soulagement après une heure ou deux avec le comte. Et peut-être l’aide de camp pourrait-il même le protéger de la colère de Mandralisca s’il devait un jour en devenir la cible. Tôt ou tard, après tout, tout le monde l’était.

— Tu as raccompagné le Changeforme, alors ? demanda Halefice. Ç’a été une surprise, hein, de voir le comte inviter l’un d’eux à une conférence ! Mais il s’alliera à n’importe qui et n’importe quoi, notre comte, s’il pense que cela servira ses besoins.

— Et cela servira-t-il ses besoins, à votre avis, de faire entrer les Changeformes dans la lutte contre Alhanroel ? Comment pouvez-vous faire confiance à de telles créatures ?

— C’est un tas de serpents glissants, oui, dit Halefice, avec un sourire et un signe de tête. Je ne les aime pas plus que toi, mon garçon. Mais je vois pourquoi Mandralisca peut vouloir tenter de faire cause commune avec eux, malgré tout. Ils ont beaucoup plus de raisons de haïr le Pontificat que lui, sais-tu. Et l’ennemi de ton ennemi, souviens-t’en, est ton ami. Mandralisca croit que lorsque le moment viendra, le peuple de Piurifayne fera tout ce qu’il pourra pour rendre la vie difficile à Prestimion et Dekkeret.

— Alors comme ça, nous avons les Métamorphes pour amis, maintenant !

Thastain haussa les épaules.

— C’est de plus en plus bizarre chaque jour… Le Métamorphe ne fait pas beaucoup confiance au comte, au fait. Il n’est pas entièrement convaincu qu’il tiendra ses promesses de leur accorder l’égalité une fois que la guerre sera gagnée.

— Il te l’a dit, vraiment ? C’est très confiant de sa part. Je n’en ferais toutefois pas part à Mandralisca, si j’étais toi.

— Pourquoi pas ?

— Quel bien cela fera-t-il ? Si Mandralisca a l’intention de doubler les Changeformes lorsqu’il n’aura plus besoin d’eux, il le fera sans se soucier des soupçons qu’ils peuvent avoir. Mandralisca ne s’attend d’ailleurs pas à ce que quelqu’un lui fasse confiance. Et si tu lui rapportes que le Changeforme a glissé à ton oreille des confidences comme celles dont tu viens de me parler, le comte commencera à s’inquiéter de ta fraternisation avec ses nouveaux amis Métamorphes. Garde ça pour toi, voilà mon conseil. Ne me le dis même pas. Tu ne me l’as pas dit. Compris ?

— Compris, dit Thastain.

— Et si nous allions sur la Promenade chercher quelques saucisses et de la bière, maintenant ? suggéra Halefice.

Thastain apprécia ce retour sous la chaude lumière du soleil. La tête lui tournait. Il ne s’était pas attendu à une quelconque conversation privée avec le Changeforme, et le fait que Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp ait paru vouloir le prendre comme confident était troublant et inquiétant. Si les Métamorphes se méfiaient des promesses de Mandralisca, qu’ils en parlent avec Mandralisca lui-même, songea-t-il, au lieu de le murmurer à l’oreille de son assistant le plus jeune et le moins assuré.

Et, même s’il n’avait pas trouvé ces brefs moments de contact avec le Changeforme aussi horrifiants et répugnants qu’il s’y attendait – il avait, en réalité, commencé au cours de cette brève conversation à considérer les Changeformes comme de vraies personnes avec de vrais sujets de plainte, plutôt que comme de redoutables monstres –, il était toujours indigné du fait que Mandralisca l’avait si allègrement poussé à un tel contact. Ce n’était pas bien de lui demander cela. Son ancien conditionnement était encore puissant. Il ne recherchait pas la compagnie des Métamorphes. Il n’était pas du tout sûr de vouloir être au service d’un homme qui trouvait souhaitable de conclure une alliance avec eux.

Thastain, en fait, se lassait de Mandralisca et de ses manières glaciales. Mandralisca le traitait relativement bien, semblait même trouver sa compagnie quelque peu amusante, mais il savait le peu d’importance que cela avait réellement. Même le Métamorphe avait su voir le mépris derrière l’utilisation par le comte du faux titre de « duc ».

— As-tu remarqué, dit Jacomin Halefice, tandis qu’ils se tenaient sur la promenade du bord du fleuve à manger leurs saucisses, à quel point le comte est tendu ces jours-ci ? Non qu’il ait jamais été un homme facile à vivre. Mais la moindre provocation suffit maintenant à le faire vibrer comme une corde de harpe tendue à bloc.

— En effet, dit Thastain sans se compromettre.

Il avait depuis longtemps appris la grande valeur de l’écoute, de l’acquiescement et de la loquacité lorsque le comte Mandralisca était l’objet de la conversation.

— Khaymak pense qu’il utilise trop le casque, poursuivit Halefice. Nuit après nuit, il parcourt le monde avec, entre dans les esprits des gens et y fait ce qu’il leur fait. Barjazid dit que le casque est fatigant à utiliser, lorsqu’on l’utilise autant. Et qui pourrait mieux le savoir ?

— Qui, en effet, dit Thastain.

— Mais je crois qu’il n’y a pas que le casque qui provoque cette réaction. Ce n’est pas une bagatelle de se proposer de faire la guerre contre le Coronal. Je pense que le comte craint parfois d’avoir peut-être été trop loin. Il doit dresser tous les plans lui-même, tu sais. Les Cinq Lords sont des créatures bonnes à rien. Et maintenant, cette histoire d’enrôler les Métamorphes dans notre cause… c’est toujours dangereux de négocier avec eux, bien sûr. Il faut surveiller ses arrières à tout moment. Le comte le sait. Et, à mon avis l’ambassadeur de la Danipiur sait qu’il doit considérer le comte de la même manière. Quel couple formidable ils font ! Une autre tournée de saucisses, Thastain ?

— Quelle bonne idée, répondit Thastain.

— Bien sûr, dit Halefice, la question principale n’est pas de savoir si le comte a l’intention de doubler les Changeformes, mais si eux nous doubleront. Si le comte n’a pas convaincu le Changeforme que ses promesses sont sincères, quelle chance y a-t-il qu’ils aident notre cause lorsque le jour viendra d’agir ? Suppose qu’ils décident que ses discours sur l’égalité civile ne doivent pas davantage être crus que tout ce que Ceux Qui Ne Changent Pas ont pu leur dire au fil des années, et nous laissent mener nos batailles entre nous.

— Ceux Qui Ne Changent Pas ?

— L’expression par laquelle ils nous désignent. Le comte fait peut-être une sérieuse erreur, s’il accorde une trop grande confiance à la bonne volonté de ses nouveaux amis Métamorphes… Mais bien entendu, nous n’avons pas cette discussion, Thastain. Nous sommes simplement là pour déguster nos saucisses.

— En vérité, dit Thastain.

Et il songea : ainsi Halefice croit lui aussi que Mandralisca et Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp se défient l’un de l’autre ? Il a sûrement raison à ce sujet. Ils sont de la même espèce, d’une certaine façon : des serpents glissants et traîtres, exactement comme Halefice le dit. Eh bien, ils ont l’un et l’autre ce qu’ils méritent.

Mais est-ce que je mérite l’un d’eux ?

14

— Une réunion au petit déjeuner, voilà ce qu’il veut, dit Prestimion. Une discussion de la plus haute priorité, dit-il, juste nous deux, le Pontife et le Coronal ensemble. Ni Septach Melayn, ni Gialaurys, ni même toi, Varaile. Et la nuit dernière seulement, il demandait davantage de temps pour préparer son plan d’invasion, parce qu’il travaille sans Haut Conseiller. Qu’a-t-il pu lui arriver pendant la nuit, à ton avis ?

Varaile sourit.

— Il te connaît très bien, Prestimion. Il sait combien tu apprécies peu ce genre de délais.

— Je ne crois pas que ce soit cela. Je suis peut-être un homme impatient, impulsif, mais Dekkeret ne l’est certainement pas. Et là, je ne l’ai pas pressé, pour une fois. J’ai admis, hier, qu’il serait bon qu’il prenne trois ou quatre jours pour réfléchir à la situation. Au lieu de quoi il revient vers moi dès le matin suivant. Il doit y avoir une raison à cela. Et je ne suis pas sûr qu’elle va me plaire lorsque je découvrirai de quoi il retourne.


La réunion se tint dans une salle à manger privée, adjacente aux appartements du Pontife, du côté est du bâtiment, face à la glorieuse lumière matinale du soleil vert doré. Sur l’ordre de Prestimion, le repas avait été servi en une seule fois, plateaux de fruits, poisson fumé, une pile de gâteaux de stajja bruns sucrés, un vin léger de petit déjeuner. Ni l’un ni l’autre n’y toucha beaucoup. Dekkeret paraissait être d’humeur très étrange, tendu, extrêmement crispé, et avec cependant les yeux brillants, une expression bizarrement exaltée dans le regard, comme s’il avait eu une vision d’extase au cours de la nuit.

— Laissez-moi vous expliquer mon plan, commença-t-il, lorsque les brèves amabilités mondaines furent terminées. Avec les modifications que j’y ai apportées, conséquences d’une nuit de réflexion.

Il y avait quelque chose de quasi théâtral dans la façon dont Dekkeret avait fait cette déclaration. Prestimion en fut perplexe.

— Poursuivez, dit-il.

— Ce queje me propose, dit Dekkeret, est d’entreprendre immédiatement le premier Grand Périple de mon règne. Cela me donnera un prétexte pratique et qui ne prête pas à controverse pour me rendre à Zimroel. Puisque je suis déjà ici sur la côte occidentale, j’annoncerai qu’il s’agit de ma première étape. Je me mettrai en route dès que possible. Je voguerai directement jusqu’à Piliplok, remonterai le Zimr jusqu’à Ni-moya, continuerai dans les lointaines terres occidentales, en faisant halte à Dulorn, Pidruid, Narabal, Til-omon, toutes ces cités de l’Ouest où « lord Dekkeret » n’est rien d’autre qu’un nom.

Il s’interrompit alors, comme pour donner à Prestimion une chance de manifester son approbation.

— Je vous rappelle, Dekkeret, qu’il y a une insurrection là-bas, objecta Prestimion, de plus en plus abasourdi par les paroles et l’attitude du Coronal. Ce dont nous avons parlé hier était que vous envahissiez Zimroel avec une armée importante, afin de réprimer ce soulèvement. Une campagne de guerre contre les rebelles qui défient notre autorité. La guerre. C’était un événement très différent d’un Grand Périple.

— Prestimion, c’est vous qui avez parlé d’une invasion, répondit sereinement Dekkeret. Je ne l’ai jamais fait. Envahir Zimroel, lever la main pour faire la guerre à son peuple, qui est mon peuple : ce ne sont pas des politiques sur lesquelles je peux être d’accord.

— Ainsi vous vous opposez à l’idée de traiter cette rébellion par la force ?

— On ne peut plus catégoriquement, Majesté.

Prestimion sentit le sang commencer à bouillir dans ses veines. Il était autant ébahi par l’air d’aimable et calme assurance de Dekkeret que par la franche insubordination exprimée par ses paroles.

Il se contrôla avec quelques efforts.

— Je pense que vous n’avez pas le choix, monseigneur. Comment pouvez-vous ne serait-ce que penser à un Grand Périple sous la forme habituelle en une telle époque ? Pour ce que vous en savez, vous arriverez à Piliplok et découvrirez qu’ils ont juré allégeance à l’un de ces frères Sambailid, l’ont acclamé comme Procurateur, ou peut-être même comme Pontife, et ne vous laisseront pas débarquer. Imaginez la scène : le Coronal de Majipoor repoussé au port ! Que ferez-vous alors, Dekkeret ? Ou bien vous irez jusqu’à Ni-moya et le fleuve sera bloqué par une flotte hostile, et on vous dira que vous êtes en territoire Sambailid et n’êtes pas le bienvenu. Et ensuite ? Ne considérerez-vous pas cela comme un motif de guerre ?

— Pas nécessairement. Je leur rappellerai l’alliance qui engage leur loyauté.

Prestimion le regarda fixement.

— Et s’ils vous rient au nez, quel genre d’action entreprendrez-vous ?

— Je vous ai promis, Prestimion, de faire tout ce qui devrait être fait afin de restaurer l’autorité de la loi à Zimroel. J’ai l’intention de tenir cette promesse.

— Par des mesures qui cependant ne vont pas jusqu’à la guerre totale.

— Je n’ai jamais dit ça. J’aurai des troupes avec moi. Je les utiliserais si je le devais. Mais je ne pense pas qu’une guerre sera nécessaire.

— Si je vous dis que je la considère comme la seule solution, nous nous retrouverons en conflit direct, vous et moi, n’est-ce pas ?

Prestimion parlait toujours sur un ton mesuré, mais sa colère enflait de seconde en seconde. C’était un événement qu’il n’avait jamais imaginé. Au cours de toutes ces années, depuis l’émergence de Dekkeret comme choix évident de prochain Coronal, Prestimion n’avait jamais pensé que Dekkeret et lui pourraient ne pas partager la même opinion sur une quelconque grande question d’État. Voir son propre protégé s’élever contre lui en temps de crise semblait être l’ultime trahison.

— Je ne saurais que trop vous recommander de repenser à ce que vous venez de déclarer.

— Vous êtes le Pontife, Majesté. Je vous obéis en toute chose et le ferai toujours. Mais je vous le dis, Prestimion, je m’oppose à votre guerre de toute mon âme.

— Ah ! fit Prestimion. De toute votre âme.


Prestimion ne s’était pas senti aussi déconcerté depuis le moment, longtemps auparavant, où il avait regardé le fils de Confalume, Korsibar, placer la couronne de la constellation sur sa propre tête, de ses propres mains, et se proclamer roi. Qu’est censé faire le Pontife, se demanda-t-il, lorsque son Coronal lui renvoie ses ordres au visage ? Confalume ne l’avait pas préparé à une telle situation. Soudain, Prestimion vit la relation entre lui en sa qualité de Pontife et Dekkeret en celle de Coronal telle que devait l’avoir vue le vieillissant et de plus en plus incompétent Confalume, cédant à contrecœur le pouvoir au jeune et énergique lord Prestimion, à sa propre époque.

Il lutta pour contenir sa colère montante. Encore un instant et il se mettrait à hurler et tempêter. Cela ne devait pas se produire. Pour gagner du temps, il rompit un gâteau de stajja en deux, le grignota sans intérêt et le fit passer avec du vin doré frais.

— Très bien, reprit enfin Prestimion. Vous pensez pouvoir éviter la guerre. Nul doute que vous le puissiez, si vous êtes résolu à ne pas en déclencher une. Mais il nous reste toujours le problème de Mandralisca et de son soulèvement. Vous avez promis de les mater tous deux. Comment comptez-vous donc y parvenir, si ce n’est par la force militaire ?

— De la même façon dont nous avons procédé lors de la campagne contre le Procurateur. Mandralisca a un casque. Nous avons également des casques. Il a un Barjazid ; j’ai un Barjazid. Mon Barjazid se montrera plus habile que son Barjazid et lui fera quitter la scène ; ce qui laissera Mandralisca à ma merci.

— Je trouve que c’est naïf de votre part, Dekkeret.

La colère flamba alors un instant dans les yeux de son cadet.

— Et je pense que votre soif de guerre contre vos propres citoyens est véritablement inconvenante pour quelqu’un qui se prend pour un grand monarque, Prestimion. Tout particulièrement quand il s’agit d’une guerre que vous mènerez par personnes interposées, à de nombreux milliers de kilomètres du champ de bataille.

Il était difficile à Prestimion de croire que Dekkeret avait réellement dit une telle chose.

— Non ! rugit-il, frappant la table du plat de la main, si violemment qu’il fit sauter les couverts et voler le flacon de vin par-dessus le bord. Injuste ! Injuste ! Buté et injuste !

— Prestimion…

— Laissez-moi parler, Dekkeret. Ceci exige une réponse.

Prestimion s’aperçut qu’il serrait les poings. Il les mit hors de vue.

— Je ne suis pas assoiffé de guerre, dit-il aussi calmement qu’il le put. Vous le savez. Mais dans ce cas précis, je pense que la guerre est inévitable. Et je la mènerai moi-même, Dekkeret, si vous n’y avez aucune propension. Croyez-vous que j’ai oublié comment me battre ? Oh, non, non : retournez au Château, monseigneur, et j’emmènerai les troupes à Zimroel, je prendrai fièrement ma place en première ligne avec Gialaurys et Septach Melayn, comme nous l’avons fait au bon vieux temps. Sa voix s’enflait de nouveau. Qui est-ce qui a défait les armées de Korsibar, ce jour-là à Thegomar Edge, alors que vous n’étiez guère plus qu’un enfant ? Qui est-ce qui a mis le casque pour contrôler les pensées sur sa propre tête dans ce même bâtiment, et s’en est servi pour écraser Venghenar Barjazid dans les jungles de Stoienzar ? Qui est-ce qui a…

Dekkeret leva les deux mains pour l’interrompre.

— Doucement, Votre Majesté. Doucement. S’il doit y avoir une autre guerre, le Divin nous en préserve, vous savez que je la conduirai et que je la gagnerai. Mais restons-en là pour le moment, je vous en prie. J’ai d’autres informations à vous communiquer, et leurs implications ont une portée qui dépasse de loin les problèmes actuels.

— Parlez, alors, dit Prestimion, d’une voix caverneuse.

Son explosion de rage l’avait laissé hébété. Il regrettait à présent d’avoir renversé le vin.

— Vous souvenez-vous, Prestimion, lorsque nous avons discuté tous les deux dans la salle de dégustation du manoir de Muldemar, seuls comme nous le sommes ce matin, que vous m’avez rappelé cette étrange prophétie de Maundigand-Klimd qu’un Barjazid deviendrait la quatrième Puissance du Royaume ? demanda Dekkeret. Ni vous ni moi n’y trouvions de sens alors, et nous l’avons rejeté comme une impossibilité. Mais la nuit dernière, j’en ai compris la signification. Une quatrième Puissance est nécessaire. Et avec votre consentement, je ferai de Dinitak Barjazid cette Puissance, une fois que le problème de Mandralisca et des cinq Sambailid sera réglé.

— Je vois que vous avez perdu l’esprit, dit Prestimion, toute rancœur disparue, son ton n’exprimant plus que la tristesse.

— Écoutez-moi jusqu’au bout, je vous en prie. Jugez vous-même de ma folie une fois que j’aurai parlé.

La seule réponse de Prestimion fut un haussement d’épaules résigné.

— Nous n’avons jamais connu sur Majipoor une prospérité comparable à celle que nous avons dans cette ère moderne, reprit Dekkeret. L’ère de Prankipin et de lord Confalume, de Confalume et de lord Prestimion, de Prestimion et de lord Dekkeret, si vous le permettez. Mais nous n’avons jamais connu une telle agitation, non plus. L’avènement des mages et des sorciers, l’émergence de nouveaux cultes, les fauteurs de troubles Dantirya Sambail et Mandralisca, tous ces événements sont nouveaux pour nous. Peut-être l’un ne va-t-il pas sans l’autre, la prospérité et l’agitation, les incertitudes de la fortune récente et les mystères de la magie. Ou peut-être sommes-nous tout simplement devenus trop nombreux, aujourd’hui : avec quinze milliards d’individus sur une planète, aussi gigantesque soit-elle, peut-être est-il inévitable qu’il y ait des discordes et même des conflits.

Prestimion s’assit tranquillement, attendant de voir ce qui allait suivre. Il était évident que Dekkeret avait répété son discours à maintes reprises en esprit pendant la moitié de la nuit : il lui incombait, surtout après l’éclat de colère qu’il avait eu quelques instants plus tôt, d’y accorder un minimum d’attention avant de rejeter l’idée, aussi insensée et irrationnelle soit-elle, que son Coronal-désigné avait réussi à pondre.

— Dans les premiers temps de troubles, dont nous parlons comme de l’époque de Dvorn, poursuivit Dekkeret, les deux premières Puissances furent créées, avec un commandement conjoint : le Pontife, l’aîné, le monarque le plus sage à qui était accordée la responsabilité d’établir la politique, et le Coronal, le cadet, un homme plus vigoureux qui avait pour tâche d’exécuter cette politique. Plus tard, lorsqu’une merveilleuse nouvelle invention le rendit possible, vint la troisième Puissance, la Dame de l’île qui, avec sa multitude d’acolytes, entre dans l’esprit de grands nombres de gens chaque nuit pour leur offrir réconfort, conseil et guérison. Toutefois l’équipement qu’utilise la Dame a ses limites. Elle peut s’adresser aux esprits, mais elle est incapable de les orienter ou de les dominer. Alors que ces casques que les Barjazid ont inventés…

— Ont volés, plutôt. Un petit Vroon pleurnichard et déloyal du nom de Thalnap Zelifor a inventé ces appareils. L’une des nombreuses erreurs pour lesquelles je devrai un jour rendre des comptes est que j’ai remis ce Vroon et ses casques entre les mains de Venghenar Barjazid, pour notre plus grand préjudice depuis lors.

— Les Barjazid, en particulier Khaymak Barjazid, les ont construits d’après les plans du Vroon et ont fortement augmenté leurs capacités. J’ai été l’un des premiers, vous vous en souviendrez, à sentir le pouvoir de ce casque, il y a longtemps, alors que je voyageais à Suvrael. Mais ce que j’ai ressenti alors, aussi fort que cela ait été, n’était rien par rapport à la puissance disponible dans la version ultérieure du casque que vous avez utilisé pour abattre Venghenar Barjazid en Stoienzar, il y a tant d’années. Et le casque qui a conduit votre frère à la folie, et en a blessé tant d’autres récemment de par le pays, est beaucoup plus puissant encore. C’est en vérité une arme terrible.

Dekkeret se pencha en avant, le regard intensément braqué sur Prestimion.

— Le monde, dit-il, a besoin d’un gouvernement plus rigoureux que par le passé, sans quoi nous aurons continuellement de nouveaux Mandralisca. Ce que je propose est ceci : que nous incorporions les casques dans le gouvernement, les donnions à Dinitak Barjazid et lui confiions la responsabilité de chercher les malfaiteurs, de les contenir et de les punir en utilisant son casque pour transmettre de puissants messages mentaux. Il surveillera les esprits du monde, et tiendra en échec les malfaisants. Pour ceci, il aura besoin du statut et de l’autorité d’une Puissance du Royaume. Nous l’appellerons, disons, le Roi des Rêves. Son rang sera égal au nôtre. Dinitak sera le premier du titre ; et il passera de génération en génération à ses héritiers par la suite. Voilà, vous savez tout, Votre Majesté.

Ahurissant, pensa Prestimion. Incroyable.

— Dinitak, il me semble, n’a pas de descendants pour le moment, répondit-il immédiatement. Mais c’est le moindre des points sur lesquels je trouve à redire dans votre plan.

— Et les autres ?

— C’est de la tyrannie, Dekkeret. Nous gouvernons aujourd’hui par le consentement des peuples, qui ont librement choisi de faire de nous leurs rois. Mais si nous avons une arme qui nous permet de dominer leurs esprits…

— De guider leurs esprits. Seuls les malfaisants auront à la craindre. Et l’arme est déjà disponible dans le pays. Mieux vaut en faire notre exclusivité, l’interdire à tout autre, que de l’y laisser pour de futurs Mandralisca. Nous, au moins, sommes dignes de confiance. Du moins, je préfère le croire.

— Et votre Dinitak ? L’est-il, lui ? C’est un Barjazid, je vous le rappelle.

— Du même sang, précisa Dekkeret, mais pas de la même nature. J’ai pu le constater à Suvrael, lorsqu’il a pressé son père, Venghenar, de venir avec moi au Château et de vous montrer le premier casque. Plus tard, nous l’avons à nouveau vu lorsqu’il est venu nous trouver à Stoien, apportant un casque que nous pourrions utiliser contre son père dans la rébellion. Vous étiez alors soupçonneux à son égard, vous en souvenez-vous ? Vous avez dit : « Comment pouvons-nous lui faire confiance ? » quand il est arrivé, apportant le casque. Vous pensiez qu’il pourrait s’agir de quelque nouvelle intrigue complexe de Dantirya Sambail.

« Faites-lui confiance, monseigneur », voilà ce que je vous ai dit alors. « Faites-lui confiance ! » Et vous l’avez fait. Avons-nous eu tort ?

— Pas à ce moment-là, convint Prestimion.

— Nous n’aurons pas tort maintenant non plus. Il est mon meilleur ami, Prestimion. Je le connais mieux que quiconque. Il est conduit par un ensemble de convictions morales qui nous fait tous ressembler à des coupeurs de bourse. Vous l’avez souligné vous-même à Muldemar, vous en souvenez-vous, la fois où il vous a fait cette réponse véridique, mais un peu trop brutale ? « Vous n’êtes pas diplomate, Dinitak, mais vous êtes un honnête homme », ou quelque chose de ce genre… Avez-vous remarqué que bien qu’il soit venu avec moi dans cette excursion, Keltryn n’est pas là ?

— Keltryn ?

— La sœur cadette de Fulkari. Dinitak et elle ont une petite idylle, mais comment le sauriez-vous, Prestimion ? Vous étiez dans le Labyrinthe lorsqu’elle a commencé. Qu’importe, il a refusé d’emmener Keltryn avec lui, a déclaré qu’il serait indécent de voyager avec une femme célibataire. Indécent ! Quand avez-vous entendu un tel mot pour la dernière fois ?

— Un jeune homme très saint, je suis d’accord. Trop saint, peut-être.

— Mieux vaut cela que le contraire. Nous le marierons à Keltryn tôt ou tard, si elle accepte, du moins ; Fulkari me dit qu’elle est furieuse contre lui de l’avoir laissée en arrière, et ils commenceront une tribu de jeunes et saints Barjazid qui pourront succéder à leur grand ancêtre comme Rois des Rêves dans les siècles à venir. Et la peur des durs rêves que peut envoyer le Roi des Rêves maintiendra la paix dans ce pays pour l’éternité.

— Jolie invention, n’est-ce pas ? Mais cette idée me met très mal à l’aise, Dekkeret. Une fois j’ai pris sur moi de toucher aux esprits de tout le monde sur Majipoor en un seul grand coup, à Thegomar Edge, lorsque j’ai demandé à mes mages d’effacer tout souvenir du soulèvement de Korsibar. Je pensais alors que c’était une bonne solution, mais j’avais tort, et cela m’a coûté très cher. Aujourd’hui vous proposez une nouvelle sorte d’ingérence dans les esprits, une surveillance continue et suivie… Je ne le permettrai pas, Dekkeret, point final. Vous auriez besoin de l’approbation du Pontife pour établir un tel système, et cette approbation vous est ici refusée. Maintenant, si nous pouvons revenir au problème de Mandralisca…

— Vous nous condamnez tous au chaos, Prestimion.

— Allons, vraiment ?

— Le monde est devenu trop compliqué pour continuer à être gouverné depuis le Labyrinthe et le Château. Zimroel est devenu riche et agitée sous Prankipin, Confalume et vous. Et ils savent combien de temps il faut pour envoyer des troupes depuis Alhanroel pour régler n’importe quelle sorte de problème là-bas. L’élévation de Dantirya Sambail au rang de quasi-roi de Zimroel a été le début d’un mouvement sécessionniste. À présent nous sommes passés à l’étape suivante. Il y aura une menace permanente de division et d’insurrection de l’autre côté de la mer à moins que nous n’ayons un moyen direct et immédiat d’intervenir. Toute la structure s’écroulera.

— Et vous pensez réellement qu’utiliser le casque de Barjazid soit le seul moyen que nous ayons de maintenir le gouvernement mondial ?

— Oui. Le seul moyen autre que de transformer Zimroel en camp armé avec des garnisons impériales stationnées dans chaque cité, oui. Pensez-vous que ce serait mieux ? Le pensez-vous, Prestimion ?


Prestimion se leva abruptement et alla à la fenêtre. Il n’avait qu’une seule envie, mettre fin à cette discussion exaspérante. Pourquoi Dekkeret ne voulait-il pas céder, même face au refus Pontifical ? Pourquoi ne voyait-il pas l’impossibilité de sa grande idée ?

Ou bien, songea Prestimion, est-ce moi qui refuse de voir ?

Pendant un long moment, il regarda en silence les rues de la cité de Stoien. Il se souvint d’une époque où il observait d’une autre fenêtre de ce même bâtiment les colonnes de fumée s’élevant des feux allumés par les déments lors de l’épidémie de folie, une épidémie qu’il avait, bien qu’indirectement, amenée lui-même sur le monde.

Voulait-il, se demanda-t-il, voir à nouveau de tels incendies dans les cités de Majipoor ? À Zimroel : dans la merveilleuse Ni-moya, la magique cité cristalline de Dulorn, et la tropicale Narabal aux douces brises du large ?

Vous nous condamnez tous au chaos, Prestimion…

Une quatrième Puissance du Royaume.

Un Roi des Rêves.

Le jeune Barjazid portant le casque, parcourant la nuit pour découvrir ceux qui menaçaient de rompre la paix, les avertissant avec sévérité des conséquences, et les punissant s’ils désobéissaient.

Du même sang mais pas de la même nature.

Ce serait une transformation majeure. L’oserait-il ? Combien il serait moins risqué de simplement opposer son veto Pontifical à ce plan insensé, de l’écarter et d’envoyer Dekkeret à Zimroel pour écraser ce nouveau soulèvement et précipiter enfin Mandralisca dans sa tombe. Pendant que lui-même retournerait au Labyrinthe et y vivrait agréablement le reste de ses jours, au milieu de l’apparat et des cérémonies impériales, comme Confalume l’avait fait si longtemps, sans jamais avoir besoin de se colleter avec les questions difficiles de gouvernement, puisqu’il avait un Coronal qui pouvait se colleter avec de tels problèmes pour lui.

Une menace permanente de division et d’insurrection de l’autre côté de la mer. Toute la structure s’écroulera.

— Je tiens à souligner, Votre Majesté, que nous devons tenir ici compte de la vision de Maundigand-Klimd, dit Dekkeret, quelque part derrière lui. Et aussi, lors de mon voyage à travers Alhanroel, il y a eu plusieurs occasions où j’ai moi-même eu des expériences visionnaires, à ma grande surprise, qui paraissaient indiquer…

— Chut, dit doucement Prestimion, sans se retourner. Vous savez ce que je pense des visions, des oracles, de la thaumaturgie et de tout le reste. Taisez-vous et laissez-moi réfléchir, Dekkeret. Je vous en prie, mon ami, laissez-moi seulement réfléchir.

Un Roi des Rêves. Un Roi des Rêves. Un Roi des Rêves.

— La première mesure à prendre, à mon avis, est de discuter avec Dinitak, dit-il finalement. Envoyez-le-moi, Dekkeret. Les pouvoirs que vous voulez lui confier sont encore plus grands que les nôtres, le réalisez-vous ? Vous dites que nous pouvons lui faire confiance, et vous avez très probablement raison, mais je ne peux agir uniquement sur vos dires. J’ai le sentiment de devoir découvrir à quel point il est saint. Et s’il était trop saint, hein ? Et s’il pensait que même vous et moi sommes de misérables pécheurs qui ont besoin d’être mis sous surveillance ? Que lâcherions-nous sur le monde, dans ce cas ? Envoyez-le-moi pour une petite discussion.

— Vous voulez dire, maintenant ? demanda Dekkeret.

— Maintenant.

15

— Voici le plan, dit Dekkeret à Fulkari, deux heures plus tard. Nous allons appeler cela un Grand Périple, tout simplement. Ce ne sera en aucun cas présenté comme une expédition militaire. Mais il s’agira d’un Grand Périple qui ressemblera beaucoup à une expédition militaire. Le Coronal sera non seulement accompagné de sa propre garde, mais d’un contingent de troupes Pontificales, un nombre substantiel de troupes Pontificales. Ce qui donne à toute l’entreprise l’aspect d’une mission de maintien de la paix, puisqu’un Grand Périple ne comporterait normalement que du personnel du Château, et que les forces du Pontife n’y prendraient pas place. Le message que nous transmettrons ainsi sera : « Voici votre nouveau Coronal, saluez-le comme votre roi. Mais si quiconque parmi vous a des idées de trahison, d’insurrection, vous êtes prévenus qu’une armée se tient là, derrière lui, qui vous ramènera à la raison. »

— Était-ce l’idée de Prestimion ou la tienne ?

— La mienne. Fondée sur sa suggestion, il y a longtemps, qu’une bonne façon d’obtenir des informations de première main sur la situation à Zimroel était de m’y rendre sous le prétexte d’un Grand Périple. J’ai réussi à l’instant à le convaincre que nous ferions mieux de conserver l’option d’une véritable guerre comme dernier recours, que nous pourrons toujours utiliser si j’ai droit à une mauvaise réception lorsque je serai là-bas.

— Zimroel ! s’écria Fulkari, secouant la tête d’étonnement. C’est un endroit que je n’ai même jamais rêvé de voir. On ne pouvait se tromper sur l’éclat d’excitation de ses yeux. C’était comme si elle ne l’avait pas entendu mentionner la perspective d’être mêlé à une guerre. Nous irons à Ni-moya, bien entendu. Et Dulorn ? On dit que Dulorn semble tout droit sorti d’un conte de fées, une cité entière construite en cristal blanc. Et Pidruid ? Til-omon ? Oh Dekkeret, quand prenons-nous la mer ?

— Pas avant quelque temps, j’en ai peur.

— Mais s’il s’agit d’une situation aussi urgente…

— Même ainsi. C’est à Alaisor que les bateaux à destination de Zimroel embarquent leurs passagers, nous devrons donc retourner là-bas d’abord. La flotte devra être constituée, les troupes impériales rassemblées. Cela prendra du temps, peut-être tout le reste de l’été. Entre-temps, les proclamations officielles d’un Grand Périple seront établies et expédiées à chaque cité de Zimroel où je me rendrai, afin qu’ils soient à même de me recevoir avec tout le faste avec lequel les Coronals sont généralement reçus lorsqu’ils arrivent dans une ville.

Il sourit.

— Oh, un dernier détail : toi et moi devons nous marier, aussi. Vers la fin de la semaine, c’est probablement le meilleur moment. Prestimion lui-même a accepté de célébrer…

— Nous marier ? Oh, Dekkeret… !

Il y avait un mélange de plaisir et de perplexité dans sa voix. Mais c’était la perplexité qui dominait. Sa lèvre inférieure tremblait un peu.

— Ici, à Stoien ? Nous n’aurons pas un mariage au Château ? Tu sais que je t’épouserai où tu voudras. Mais pourquoi un si court délai, cependant ?

Il prit ses mains entre les siennes.

— Les gens de Zimroel ont tendance à être très conventionnels, à ce que l’on m’a dit. Il ne leur semblerait tout simplement pas convenable que le Coronal se présente lors de son premier Grand Périple accompagné de… d’une…

— Une concubine ? Est-ce le mot que tu cherches ?

Fulkari recula et rit.

— Dekkeret tu parles exactement comme Dinitak, maintenant. Indécent ! Inconvenant ! Honteux !

— Disons « maladroit », dans ce cas. La situation à Zimroel est si délicate que je ne peux pas risquer d’embarras politique lorsque je serai là-bas. Mais si la réponse est non, Fulkari, mieux vaudrait me le dire maintenant.

— La réponse est oui, Dekkeret, répondit-elle sans hésiter. Oui, oui, oui ! Tu le savais.

Puis la lueur radieuse disparut de ses yeux, elle détourna la tête et poursuivit sur un ton très différent.

— Mais, néanmoins… j’ai toujours pensé… la façon dont se déroule une noce, tu sais, au Château, dans la Chapelle de lord Apsimar, où les Coronals sont censés se marier, et la réception ensuite dans la cour du Clos de Vildivar…

Dekkeret comprit. C’était la lointaine arrière-petite-fille de lord Makhario qui parlait, lady Fulkari de Sipermit, chez qui les coutumes de l’aristocratie du Château étaient une seconde nature. Craignant à présent d’être inexplicablement spoliée de la splendide et magnifique cérémonie de mariage qu’elle avait toujours imaginée être la sienne depuis le moment de leurs fiançailles.

— Nous pourrons nous marier à nouveau au Château plus tard, dit-il gentiment. En grand tralala, je te le promets, Fulkari, avec tout le cérémonial dû à l’événement, avec ta sœur comme demoiselle d’honneur et Dinitak comme garçon d’honneur, la cour entière y assistant, et une seconde lune de miel à High Morpin dans l’appartement réservé au Coronal pour ses loisirs privés. Mais nous passerons notre première lune de miel à Ni-moya. Et un mariage célébré par le Pontife lui-même, ici et maintenant, avant qu’il ne prenne le chemin du retour pour le Labyrinthe… Qu’en dis-tu ?

— Eh bien, évidemment, le Coronal lord de Majipoor ne peut pas accomplir le Grand Périple en compagnie d’une quelconque petite traînée, n’est-ce pas ? Je t’en prie, officialisons notre situation, dans ce cas. Je t’épouserai où et quand tu voudras, comme tu penseras que c’est le mieux.

Cette adorable étincelle de ravissement et de malice était revenue dans ses yeux.

— Mais ensuite, monseigneur, lorsque nous serons rentrés au Château : satin et velours, la Chapelle de lord Apsimar et la cour du Clos de Vildivar…


Ce fut une cérémonie simple, presque pour la forme, de façon si absurde pour un rite d’État aussi solennel que le mariage d’un Coronal : elle se tint dans la suite de Prestimion, le Pontife officiant, Varaile et Dinitak servant de témoins, Septach Melayn et Gialaurys jouant les spectateurs.

Le tout ne dura pas plus de cinq minutes. Prestimion portait bien sa robe de cérémonie écarlate et noir, et la couronne de la constellation ceignait le front de Dekkeret, mais pour le reste, il aurait aussi bien pu s’agir du mariage d’un commerçant et de sa jeune et jolie vendeuse dans le bureau du magistrat municipal. Toutes les personnes présentes comprenaient la raison d’une telle hâte. Un mariage royal digne de ce nom suivrait en temps et lieu, oui : une fois qu’il aurait été répondu au défi des Cinq Lords de Zimroel. Mais pour le moment, les convenances élémentaires auraient été respectées. Lord Dekkeret et lady Fulkari se rendraient à Zimroel avec des anneaux de mariage au doigt, et nul sur le continent occidental ne pourrait piper mot sur la dépravation de la moralité du Château.

Le banquet du mariage, en tout cas, fut carrément somptueux, avec des vins de cinq couleurs, et une succession de plateaux d’huîtres de Stoienzar, de viande fumée et de fruits piquants au vinaigre dont les habitants de ces territoires tropicaux raffolaient. Septach Melayn chanta l’ancien hymne de mariage d’une voix de ténor honorable bien que nasillarde, et Fulkari, un peu éméchée, donna à Prestimion un baiser si passionné et inattendu que les yeux du Pontife s’écarquillèrent et que lady Varaile applaudit dans une feinte admiration ; et au moment approprié, Dekkeret prit son épouse dans ses bras et l’emporta dans leur suite, à l’étage au-dessous, en affichant une ardeur puérile d’une telle pétulance que l’on aurait aisément pu penser que ce serait la toute première nuit qu’ils passeraient ensemble.

Quelques jours plus tard, le Pontife et sa suite se mirent en route pour retourner au Labyrinthe : par bateau le long de la côte nord de la Péninsule de Stoienzar jusqu’à Treymone et ses célèbres maisons-arbres, et à partir de là par voie de terre à travers la Vallée de Velalisier et le Désert du Labyrinthe jusqu’à la capitale impériale. Dekkeret se tenait avec Prestimion sur le quai royal du port de Stoien pour de brefs adieux tandis que Varaile et les enfants du Pontife embarquaient dans leur vaisseau. Septach Melayn et Gialaurys restèrent avec tact à l’écart. Sur la requête de Dekkeret, ils l’accompagneraient à Zimroel dans son Grand Périple.

Dekkeret exprima brièvement ses regrets pour les paroles dures qu’ils avaient échangées peu de temps auparavant ; mais Prestimion les écarta en disant qu’il regrettait au moins autant sa propre colère pendant la réunion du petit déjeuner, et qu’il valait mieux se sortir cet épisode entier de l’esprit. Il en avait résulté, souligna-t-il, un accord global entre eux sur l’une des questions d’État les plus importantes qu’un Coronal et un Pontife aient jamais eues à considérer.

Prestimion n’eut pas besoin d’ajouter qu’il laissait l’ensemble de tactiques particulières à employer pour régler le problème de Zimroel entre les mains de Dekkeret. Ils le savaient tous deux : il s’agissait de la tâche du Coronal, pas de celle du Pontife.

Quant à l’avènement de la quatrième Puissance du Royaume et à la désignation de Dinitak comme Roi des Rêves, ils en passèrent également le résumé sous silence. Dekkeret savait que Prestimion n’était toujours pas à l’aise avec ce concept, mais qu’il ne constituerait pas un obstacle à son exécution… au bout du compte. Prestimion avait eu son entretien avec Dinitak, bien qu’aucun des deux hommes n’ait discuté avec Dekkeret de ce qui s’était dit. À l’évidence, tout s’était bien passé, en conclut Dekkeret. La campagne contre Mandralisca avait la priorité, cependant.

À la fin, ils s’embrassèrent, avec cordialité, même si, comme à l’accoutumée, ce fut une affaire délicate à cause de leur différence de taille. Prestimion prit congé de Dekkeret, le félicita une fois de plus de son mariage, lui souhaita un bon Grand Périple, et lui dit qu’ils se verraient de nouveau au Château une fois que le travail en cours aurait été accompli. Puis il se retourna et embarqua avec toute sa dignité impériale à bord du vaisseau qui le transporterait à Treymone, sans un regard en arrière.


Dekkeret lui-même, son épouse, ses compagnons, Dinitak Barjazid, Septach Melayn et Gialaurys, ainsi que le reste de l’entourage royal se mirent en route cinq jours plus tard. Eux aussi commencèrent leur voyage par bateau, voguant vers le nord de Stoien en traversant le Golfe jusqu’au petit port tranquille de Kimoise sur la côte occidentale. Des flotteurs rapides les attendaient là pour leur faire remonter la côte jusqu’à Alaisor en passant par Klai, Kikil et Steenorp, la reconstitution à l’envers de l’itinéraire qu’ils avaient suivi pour descendre à Stoien pour le rendez-vous de Dekkeret avec le Pontife. Mais il y aurait une longue attente à Alaisor pendant que la flotte serait rassemblée et les troupes mobilisées.

Car il s’agissait bien d’une mobilisation. Dekkeret ne se faisait aucune illusion à ce sujet. Il savait qu’il devait effectuer la traversée jusqu’à Zimroel en étant prêt à faire la guerre. Mais le grand test de son règne serait de savoir s’il réussirait à éviter cette guerre. Serait-ce possible ? Il l’espérait du fond du cœur. Il était le Coronal lord de Zimroel tout autant que celui d’Alhanroel, mais il ne voulait pas gagner la loyauté des citoyens du continent occidental par l’épée.

Il s’agissait de la quatrième visite de Dekkeret à Alaisor, la principale métropole du centre de la côte occidentale. Mais il n’avait jamais eu le temps lors de ses trois séjours précédents de véritablement visiter l’immense cité.

Lors de sa première visite, se rendant à Zimroel avec Akbalik de Samivole, des années plus tôt alors qu’il n’était encore qu’un jeune chevalier-initié, il s’était arrêté là juste le temps d’attraper le bateau qui leur ferait traverser la Mer Intérieure. Il était à nouveau passé par Alaisor, un ou deux ans plus tard, cette fois pour une durée encore plus brève, car c’était au moment de frénésie où il traversait toute la planète pour rejoindre l’île du Sommeil, et informer lord Prestimion que Venghenar Barjazid s’était échappé de la prison du Château et avait l’intention de remettre au rebelle Dantirya Sambail ses casques permettant de contrôler les pensées. Lors de sa visite la plus récente, à peine quelques mois plus tôt, Dekkeret n’avait séjourné là que quelques jours avant de recevoir la nouvelle de l’arrivée à Stoien de Prestimion qui requérait sa présence immédiate. Il avait à peine eu l’occasion de déposer une gerbe sur la tombe de lord Stiamot, avant qu’il ne soit nécessaire de reprendre son chemin.

À présent, cependant, il avait plus que largement le temps de découvrir les merveilles d’Alaisor. Dekkeret aurait été ravi de se mettre sans délai en route pour Zimroel. Mais il y avait des bateaux à faire venir d’autres ports, de nouveaux à construire, des soldats à enrôler dans les provinces environnantes. Que cela lui plaise ou non, son séjour à Alaisor allait être prolongé cette fois.

La cité était superbement située, un port de mer idéal. Le fleuve Iyann, coulant vers l’ouest dans la partie supérieure d’Alhanroel, rejoignait à cet endroit la mer. En creusant un lit profond au milieu d’une haute ligne d’abruptes falaises de granit noir qui se dressait parallèlement au littoral, le fleuve avait créé une liaison entre les régions de l’intérieur et la grande baie en forme de croissant au pied des montagnes. Cette baie à l’embouchure du Iyann était devenue le port d’Alaisor. La cité elle-même s’était à l’origine élevée le long de la bande côtière, avec des vrilles de colonies urbaines s’enfonçant dans les collines pour former le faubourg exceptionnellement situé des Hauts d’Alaisor.

Dekkeret et Fulkari étaient logés dans l’appartement de quatre étages construit sur le toit de la tour de trente étages de la Bourse du commerce d’Alaisor, où séjournaient habituellement les membres de la famille royale en visite. De leurs fenêtres, ils pouvaient voir les rayons noirs des grands boulevards qui se dirigeaient vers le front de mer depuis tous les coins de la cité, convergeant juste en dessous d’eux dans le cercle délimité par six obélisques monumentaux qui signalaient l’emplacement de la sépulture de lord Stiamot. Stiamot était en route pour Zimroel à un âge avancé, disait l’histoire, pour demander le pardon de la Danipiur des Métamorphes pour la guerre qu’il avait menée contre son peuple, lorsqu’il était tombé mortellement malade à Alaisor. Il avait demandé à être enterré face à la mer. Du moins, c’est ce que racontait l’histoire.

— Je me demande s’il est réellement enterré ici, fit Dekkeret, alors qu’ils observaient d’en haut l’antique tombeau.

Des gens d’Alaisor se déplaçaient entre les obélisques, répandant des poignées de fleurs de couleurs vives. La tombe était ornée de fleurs fraîches chaque jour.

— Et d’ailleurs, a-t-il même jamais existé ?

— Ainsi tu doutes aussi de lui, de la même façon dont tu doutais de Dvorn lorsque nous étions devant son tombeau ?

— La question est la même. J’admets que quelqu’un dont le nom était Dvorn a probablement été Pontife à une époque ou à une autre, il y a longtemps. Mais était-il celui qui a fondé le Pontificat ? Qui le sait ? Cela se passait il y a treize mille ans ; au bout de tant d’années, disposons-nous d’un moyen sûr pour distinguer l’Histoire du mythe ? De même pour lord Stiamot : tout ça remonte à si longtemps que nous ne pouvons être sûrs de rien.

— Comment peux-tu parler ainsi ? Il a vécu il y a seulement sept mille ans. Sept c’est très différent de treize. Par rapport à Dvorn, il est presque notre contemporain !

— Vraiment ? Sept mille ans… treize mille ans… ce sont des nombres incroyables, Fulkari.

— Alors, il n’y a jamais eu de lord Stiamot ?

Dekkeret sourit.

— Oh, d’accord, il y a eu un lord Stiamot. Et soit lui, soit quelqu’un du même nom, a probablement été celui qui a vaincu les Métamorphes et les a envoyés vivre à Piurifayne, j’imagine. Mais est-ce l’homme qui est enterré sous ces obélisques noirs ? Ou bien, a-t-on simplement enterré quelqu’un ici, il y a cinq ou six mille ans, quelqu’un d’important à cette époque, et petit à petit, l’idée s’est répandue que la personne dans cette tombe était lord Stiamot ?

— Tu es terrible, Dekkeret !

— Seulement réaliste. Crois-tu que le véritable Stiamot ressemblait en quoi que ce soit à l’homme que nous décrivent les poètes ? Le héros surhumain, traversant la planète d’un bout à l’autre, de la façon dont toi ou moi traverserions la rue ? D’après moi, le lord Stiamot du Livre des Changements est une fable à quatre-vingt-quinze pour cent.

— Et penses-tu que la même chose t’arrivera ? Le lord Dekkeret des poèmes qui seront écrits dans cinq mille ans sera-t-il une fable à quatre-vingt-quinze pour cent ?

— Bien sûr. Lord Dekkeret et lady Fulkari aussi. Quelque part dans Le Livre des Changements, Aithin Furvain déclare lui-même que Stiamot entendit un jour quelqu’un chanter une ballade sur l’une de ses victoires sur les Métamorphes, et pleura parce que tout ce que l’on disait de lui dans cette chanson était faux. Et même cela est probablement une fable. Varaile m’a dit une fois que sur la place du marché des chansons étaient chantées sur la lutte de Prestimion contre Dantirya Sambail, et que le Prestimion qu’elles chantaient ne ressemblait absolument pas au Prestimion qu’elle connaissait. Il en sera de même pour nous un jour, Fulkari. Tu peux me faire confiance sur ce point.

Les yeux de Fulkari brillaient.

— Imagine cela : des poèmes sur nous, Dekkeret, dans cinq mille ans d’ici ! La saga héroïque de ta grande campagne contre Mandralisca et les Cinq Lords ! J’adorerais en lire un… pas toi ?

— J’adorerais savoir ce que le poète nous apprend du dénouement de la situation pour lord Dekkeret, en tout cas, dit Dekkeret, baissant sombrement les yeux vers la sépulture ancienne sur l’esplanade en contrebas. La saga s’achève-t-elle sur une fin heureuse pour le vaillant Coronal, je me le demande ? Ou bien est-ce une tragédie ?

Il haussa les épaules.

— Enfin, au moins, nous n’aurons pas à attendre cinq mille ans pour le découvrir.


Il ne fut pas possible d’échapper à une nouvelle cérémonie sur la tombe cette fois, ni à une visite du temple de la Dame au sommet des Hauts d’Alaisor, le second lieu le plus sacré de la Dame sur la planète, et un grand dîner dans la célèbre Salle des Topazes dans le palais du maire d’Alaisor, Manganan Esheriz. Puis alors que les semaines passaient, il y eut également d’autres événements officiels, en une succession étourdissante, tandis qu’Alaisor profitait pleinement du phénomène extraordinaire de la présence prolongée du Coronal en ses murs.

Mais Dekkeret passa le plus de temps possible à planifier son expédition à Zimroel : le débarquement à Piliplok, la remontée du Zimr, l’entrée à Ni-moya. Il apprit les noms des fonctionnaires locaux, il étudia les cartes, il chercha à identifier les poches d’agitation potentielle sur la route. L’astuce consisterait à arriver à la tête d’une immense armée, tout en continuant à entretenir l’illusion qu’il ne s’agissait que d’un pacifique Grand Périple, entrepris dans le but de présenter le nouveau Coronal à ses sujets occidentaux. Bien entendu, s’il trouvait une armée rebelle l’attendant lorsqu’il débarquerait à Piliplok, ou si Mandralisca avait été jusqu’à bloquer la mer devant lui, il n’aurait d’autre choix que de répondre à la force par la force. Mais cela restait à voir.

L’été se passa. Dekkeret savait que bientôt viendrait le moment où, avec le changement de saison, les vents tourneraient et deviendraient contraires, soufflant si violemment depuis l’ouest que ce départ devrait être reporté pour de nombreux mois. Il se demanda s’il avait mal calculé la durée nécessaire, avait passé tant de temps à assembler sa flotte que l’invasion devrait être retardée jusqu’au printemps, ce qui donnerait autant de délai à ses ennemis pour se retrancher.

Mais enfin, tout sembla propice au départ, et les vents étaient toujours favorables.

Son vaisseau amiral s’appelait le Lord Stiamot. Évidemment : le héros local, le Coronal dont le nom était synonyme de triomphe. Dekkeret soupçonna que le bateau devait avoir eu précédemment un nom moins ronflant et avait été rebaptisé en toute hâte en son honneur, mais il n’y vit pas de mal.

— Que ce nom soit le présage de notre succès à venir, s’exclama Gialaurys avec une exubérance bourrue, en désignant les lettres dorées sur la coque alors qu’ils embarquaient. Le conquérant ! Le plus grand des guerriers !

— En effet, dit Dekkeret.


Gialaurys se montra également exubérant, en fait il fut le seul à l’être, lorsque le port de Piliplok fut finalement en vue, de nombreuses semaines plus tard, après une lente et venteuse traversée de la Mer Intérieure, rendue remarquable par la présence d’une grande troupe de dragons de mer qui resta tout près pendant la majeure partie du temps. Les gigantesques animaux aquatiques qui folâtraient et s’ébattaient jour après jour autour de la flotte de Dekkeret avec une alarmante espièglerie, cinglant la mer bleu-vert légèrement agitée de leur énorme nageoire caudale, s’élevant parfois au-dessus de l’eau, la queue la première, pour montrer presque en entier leur corps impressionnant. Leur spectacle était à la fois passionnant et effrayant. Mais enfin les dragons disparurent à tribord, s’évanouissant vers l’étape suivante des mystérieux trajets, quels qu’ils soient, qu’avaient coutume de suivre les dragons de mer au cours de leurs interminables tours du monde.

Puis la couleur de la mer changea, s’assombrissant en un gris boueux, car les voyageurs avaient atteint le point du large où les premières traces de sédiments et de débris déversés par le Zimr dans l’océan étaient décelables. Au cours de sa traversée de Zimroel, longue de onze mille kilomètres, l’immense fleuve charroyait des tonnes incalculables de tels matériaux vers l’est. Dans sa gigantesque embouchure large de cent kilomètres et plus, toute sa formidable charge était répandue dans la mer, la teignant sur des centaines de kilomètres depuis la côte. Voir cette tache signifiait que la cité de Piliplok ne pouvait plus se trouver bien loin.

Et enfin, le littoral de Zimroel apparut. Le promontoire crayeux d’un kilomètre et demi de haut, juste au nord de Piliplok, qui signalait l’endroit où la grande embouchure du Zimr rencontrait la mer se dressait brillamment sur l’horizon.

Gialaurys fut le premier à apercevoir la cité elle-même.

— Piliplok en vue ! brailla-t-il. Piliplok ! Piliplok !

Piliplok, oui. Une flotte hostile l’attendait-elle, se demanda Dekkeret.

Il n’en paraissait rien. Les seuls vaisseaux visibles étaient des marchands, vaquant à leurs occupations comme si de rien n’était. À l’évidence Mandralisca, à moins qu’il n’ait gardé une surprise en réserve, n’avait pas l’intention de contester au Coronal de Majipoor le droit de débarquer sur le sol de Zimroel. Défendre la totalité du périmètre du continent contre une invasion était après tout une tâche énorme, probablement au-delà des moyens des rebelles. Mandralisca devait établir une ligne plus près de Ni-moya, décida Dekkeret.

Gialaurys pouvait à peine contenir son plaisir en voyant apparaître le lieu de sa naissance. Il applaudit joyeusement.

— Ah, voilà une cité pour vous, Dekkeret ! Admirez, monseigneur ! N’est-ce pas ce que l’on appelle une cité, hein, monseigneur ?

Eh bien, il avait les meilleures raisons de sourire au spectacle de sa cité natale. Mais Dekkeret, qui s’était déjà rendu à Piliplok lors de son voyage avec Akbalik, savait à quoi s’attendre, et il salua la ville sans rien de l’allégresse du vieux Grand Amiral. Piliplok ne correspondait pas à sa conception de la beauté urbaine. C’était une cité que seuls ses habitants pouvaient aimer.

Et Fulkari eut carrément le souffle coupé de saisissement lorsqu’ils entrèrent dans le port et qu’elle la vit pour la première fois.

— Je savais qu’elle n’était pas censée être belle, mais il n’empêche, Dekkeret, il n’empêche, est-ce possible qu’un dément ait conçu cette ville ? Un mathématicien fou, amoureux de ses propres plans insensés ?

Dekkeret avait eu la même réaction, cette autre fois, et la cité n’avait pas embelli au cours des vingt et quelques années de son absence. Du point central de son superbe port se déployaient ses onze grands axes en rayons parfaitement rectilignes, traversés avec une précision infaillible par des rangées de rues incurvées. Chaque rangée délimitait un secteur à la fonction distincte : les entrepôts maritimes, le quartier commerçant, la zone d’industrie légère, les faubourgs résidentiels, et cetera, et à l’intérieur de chaque secteur, tous les bâtiments étaient du même style architectural particulier à ce secteur, chaque structure ressemblant exactement à ses voisines. Le style dominant de chaque secteur n’avait qu’un seul point commun avec le style de ses voisins, qui était qu’ils étaient tous caractérisés par une conception singulièrement lourde et laide qui accablait l’œil et oppressait le cœur.

— À Suvrael, où pratiquement aucun arbre ou arbuste des continents septentrionaux ne peut survivre à la chaleur et à la puissante lumière de notre soleil, commenta Dinitak, nous plantons ce que nous pouvons, des palmiers, de robustes plantes grasses, et même les pauvres végétaux décharnés du désert, dans le but d’apporter quelque beauté à nos cités. Mais ici, sous ce climat côtier bienveillant, où absolument n’importe quoi peut pousser, les bonnes gens de Piliplok choisissent de ne rien cultiver du tout ! Secouant la tête, il désigna le littoral.

— Voyez-vous une tige quelque part, Dekkeret, une branche, une feuille, une fleur ? Rien. Rien !

— C’est partout pareil, confia Dekkeret. Des chaussées, des chaussées et encore des chaussées. Des immeubles, des immeubles et encore des immeubles. Du béton, du béton et encore du béton. Je me souviens d’avoir vu un ou deux arbustes, la dernière fois. Sans aucun doute, ils les auront enlevés maintenant.

— Bah, nous ne sommes pas venus en tant que colons, n’est-ce pas ? fit Septach Melayn avec légèreté. Alors faisons semblant d’adorer cet endroit, si on nous le demande, et ensuite partons d’ici le plus vite possible.

— J’appuie cette motion, déclara Fulkari.

— Regardez, fit Dekkeret. Voici notre comité d’accueil.

Une demi-douzaine de vaisseaux avaient quitté le port. Dekkeret, toujours inquiet, fut soulagé de voir qu’ils n’avaient pas l’air de bâtiments militaires : il reconnut les bateaux de pêche à l’aspect étrange de Piliplok qui portaient le nom de dragonniers, somptueusement ornés de figures de proue bizarres aux longs crocs et aux sinistres queues hérissées de pointes, avec des rangées de dents blanches et d’yeux écarlates et jaunes peints de façon criarde sur les flancs, avec une mâture multiple et complexe portant des voiles noires et cramoisies, où des pavillons de bienvenue se déployaient, arborant les couleurs vert et or symbolisant l’autorité du Coronal.

Il pouvait, bien sûr, s’agir d’une manœuvre trompeuse de Mandralisca, soupçonna Dekkeret. Mais il en doutait. Et il ressentit davantage de réconfort en entendant une forte voix résonner à travers les eaux dans un tuyau acoustique, criant le salut traditionnel.

— Dekkeret ! Dekkeret ! Vive lord Dekkeret !

Il s’agissait sans conteste du grave grondement de la voix d’un Skandar. Il y avait une plus forte concentration de ces gigantesques êtres à quatre bras à Piliplok que nulle part ailleurs sur la planète. Dekkeret savait que le maire de Piliplok lui-même, du nom de Kelmag Volvol, était un Skandar.

Et c’était indiscutablement Kelmag Volvol, une immense silhouette hirsute de quelque deux mètres soixante-dix, vêtue de la tenue rouge de maire, debout sur l’étrave du premier dragonnier, faisant des bouquets de symboles de la constellation, quatre à la fois, et indiquant par signes qu’il souhaitait monter à bord du Lord Stiamot pour une discussion. S’il s’agissait d’un piège, songea Dekkeret, le maire de la cité aurait-il accepté de l’appâter de sa propre personne ?

Les deux vaisseaux amiraux s’alignèrent flanc contre flanc. Kelmag Volvol se hissa péniblement dans une nacelle de transport en osier. Une corde épaisse qui se terminait par un massif crochet à lard incurvé, normalement utilisé pour dépecer les dragons de mer, fut descendue du gréement et le crochet fut attaché à la nacelle. La corde fut ensuite montée sur des poulies afin que la nacelle contenant le maire Kelmag Volvol puisse être hissée et passée par-dessus le bastingage. Lentement et régulièrement elle traversa l’espace séparant les vaisseaux, Kelmag Volvol restant tout ce temps bien droit et solennel, puis le déposa adroitement à côté du cabestan de proue sur le Lord Stiamot.

Dekkeret leva les deux mains en signe de bienvenue. L’imposant Skandar, presque une fois et demie plus grand que le Coronal, s’agenouilla devant lui et le salua à nouveau.

— Monseigneur, soyez le bienvenu à Piliplok. Notre cité se réjouit de votre présence.

Le protocole requérait à présent un échange de petits cadeaux. Le Skandar avait apporté un collier étonnamment délicat d’os de dragon habilement entrelacés, que Dekkeret mit au cou de Fulkari, et Dekkeret lui offrit un magnifique manteau de brocart de la manufacture de Makroposopos, pourpre et vert avec le monogramme et la constellation royale au centre.

Le partage cérémoniel de nourriture dans la cabine du Coronal était le rituel suivant. Ce qui posa certains problèmes techniques, étant donné que le Lord Stiamot n’avait pas été conçu à l’intention des Skandars, et que Kelmag Volvol réussit à peine à négocier l’escalier des cabines qui menait sous le pont. Et il dut se pencher et tendre le cou pour tenir dans la cabine royale elle-même, assez spacieuse pour Dekkeret et Fulkari, mais que le maire Kelmag Volvol remplissait presque jusqu’à déborder. Septach Melayn et Gialaurys, qui les avaient accompagnés sous le pont, furent forcés de rester dans la coursive, dehors.

— Je dois commencer cette réunion par des nouvelles pénibles, monseigneur, dit le Skandar, dès que les formalités furent accomplies.

— Concernant Ni-moya, c’est cela ?

— Concernant Ni-moya, oui, dit Kelmag Volvol.

Il lança un regard embarrassé vers les deux hommes à l’extérieur.

— Il s’agit d’une affaire extrêmement délicate, monseigneur.

— Rien qui ne doive être dissimulé au Grand Amiral Gialaurys et au porte-parole Septach Melayn, je pense, répondit Dekkeret.

— Eh bien, en ce cas.

Kelmag Volvol avait l’air profondément mal à l’aise.

— Il en est ainsi et je regrette d’être le porteur de telles informations. La poursuite de votre voyage vers Ni-moya : je dois vous la déconseiller. Un cordon a été disposé tout autour de la cité et du territoire immédiatement avoisinant, sur une distance de quelque cinq cents kilomètres dans toutes les directions.

Dekkeret hocha la tête. Il avait deviné juste : Mandralisca avait revu à la baisse son grandiose projet initial de revendiquer tout Zimroel dès le début, et restreignait la sphère de sa rébellion à une région qu’il pouvait facilement défendre. Mais il n’empêche qu’une rébellion est une rébellion.

— Un cordon, répéta Dekkeret pensivement, comme si ce n’était qu’un son absurde qui ne lui disait rien. Et que signifie, je vous prie, ce cordon autour de Ni-moya ?

La douleur dans les yeux cerclés de rouge de Kelmag Volvol était indubitable. Ses quatre épaules remuaient sous le coup de l’embarras.

— Une zone, monseigneur, protégée par des forces militaires, dans laquelle les représentants du gouvernement impérial ne peuvent entrer, parce qu’elle est maintenant sous l’administration du Lord Gaviral, Pontife de Zimroel.

Un grognement d’étonnement parvint de Septach Melayn.

— Pontife, lui ! De Zimroel !

— Nous l’écorcherons et clouerons sa peau sur la porte de son propre palais, monseigneur ! Nous…, commença Gialaurys.

Dekkeret leur fit signe à tous deux de se calmer.

— Pontife, répéta-t-il du même ton songeur. Pas simplement Procurateur, le titre que son oncle Dantirya Sambail se contentait de porter, mais Pontife ? Pontife ! Ah, très bien ! Très audacieux ! Il ne revendique pas le propre trône de Prestimion, si ? Il se contente de gouverner le continent occidental, notre nouveau Pontife, en commençant par le territoire autour de Ni-moya ? Eh bien, dans ce cas, j’applaudis sa retenue !

Les Skandars, se souvint Dekkeret une seconde trop tard, n’avaient littéralement aucune disposition à l’ironie. Kelmag Volvol réagit aux paroles enjouées de Dekkeret par une telle manifestation bafouillante d’ahurissement et de détresse qu’il fut immédiatement nécessaire de lui assurer que le Coronal considérait effectivement les événements de Ni-moya avec la plus grande inquiétude.

— Lequel des frères est-ce, ce Gaviral ? demanda Dekkeret à Septach Melayn, qui avait récemment rassemblé des renseignements concernant les neveux de Dantirya Sambail.

— L’aîné. Un petit homme rusé, avec une certaine intelligence rudimentaire. Les quatre autres sont à peine plus que des brutes avinées.

— Oui, dit Dekkeret. Comme leur père Gaviundar, le frère du Procurateur. Je l’ai rencontré une fois, lorsqu’il est venu au Château du temps où Prestimion était Coronal, pleurnichant pour une faveur au sujet de terres. C’était un animal. Un gigantesque animal, énorme et vulgaire, hideux et puant abominablement.

— Qui nous a trahis lors de la bataille de Stymphinor pendant la guerre contre Korsibar, dit sombrement Gialaurys, lorsque Navigorn a failli réduire notre armée en pièces, et que Gaviundar et son frère Gaviad, alors nos alliés, ont honteusement retenu leurs troupes. Et sa progéniture revient nous hanter aujourd’hui !

Dekkeret se retourna vers le Skandar, qui avait l’air déconcerté par toutes ces histoires de batailles inconnues, mais luttait pour cacher sa confusion.

— Dites-moi la suite. Quelles sont véritablement les revendications territoriales de ce Gaviral ? Seulement Ni-moya, ou n’est-ce qu’un début ?

— D’après ce que nous en savons, ici, reprit Kelmag Volvol, le Lord Gaviral – c’est le titre qu’il utilise, le Lord Gaviral – a décrété l’indépendance de tout ce continent vis-à-vis du gouvernement impérial. Ni-moya est apparemment déjà passée sous son contrôle. Maintenant, il envoie des ambassadeurs dans les districts environnants, expliquant ses intentions et réclamant des serments d’allégeance. Une nouvelle constitution sera prochainement publiée. Le Lord Gaviral choisira bientôt le premier Coronal de Zimroel. On pense qu’il nommera l’un de ses frères à cette fonction.

— Le nom d’un certain Mandralisca a-t-il été mentionné ? demanda Dekkeret. Figure-t-il dans tout ceci d’une manière ou d’une autre ?

— Sa signature était sur la proclamation que nous avons reçue, répondit Kelmag Volvol. Comte Mandralisca de Zimroel, oui, en tant que conseiller privé de Sa Majesté le Lord Gaviral.

— Comte, pas moins, marmonna Septach Melayn. Comte Mandralisca ! Conseiller privé de Sa Majesté le Pontife Lord Gaviral ! Il en a fait du chemin, celui-là, depuis l’époque où il goûtait le vin du Procurateur pour vérifier s’il était empoisonné !

16

— Vous m’avez demandé, Votre Grâce ? fit Thastain.

Mandralisca fit un bref signe de tête.

— Amenez-moi le Changeforme, si vous le voulez bien, mon bon duc.

— Mais il est parti, monsieur.

— Parti ? Parti ?

Mandralisca ressentit un accès passager de rage et de désarroi, d’une intensité si violente que sa force le surprit. Seulement pour un instant ; mais pendant cet instant, il lui sembla qu’il était balayé dans l’air face à un ouragan. C’était une réaction disproportionnée et effrayante, et pas la première de son espèce au cours des derniers jours.

Il détestait ces périodes de vertige de l’âme qui avaient commencé à le prendre récemment. Il se détestait d’y succomber. Elles étaient une marque de faiblesse.

Le garçon devait l’avoir remarqué également. Il le dévisageait.

Mandralisca se força à continuer plus calmement.

— Parti où, Thastain ?

— Reparti à Piurifayne, je pense, monsieur. Rappelé chez lui par la Danipiur pour lui remettre son rapport, je crois.

Stupéfiant. Mandralisca sentit un nouveau tourbillon rugir dans son esprit à ces nouvelles.

Il chercha à tâtons sa cravache qui était toujours posée sur son bureau, agrippa son manche jusqu’à ce que ses phalanges blanchissent et la jeta de côté. Pour se maîtriser, il alla à la fenêtre et regarda dehors. Mais cela ne fit qu’empirer son humeur, car il se retrouva en train de regarder la pluie tomber. Depuis trois jours, Ni-moya connaissait de surprenantes pluies battantes, un déluge dépassant tout ce à quoi l’on aurait pu s’attendre si tard dans l’été, alors que la longue saison sèche de l’automne et de l’hiver devrait arriver. Derrière la fenêtre, tout n’était qu’un mur gris aveugle. Le fleuve, bien qu’il se trouvât juste en contrebas, était totalement invisible. On ne voyait que du gris, du gris et encore du gris. Et le tambourinement incessant de la pluie sur l’immense fenêtre de quartz commençait déjà à le rendre fou. Encore une journée et il se mettrait à hurler.

Du calme. Reste calme.

Mais comment ? Dekkeret, la nouvelle venait de lui parvenir, avait débarqué en toute tranquillité à Piliplok, avec de nombreuses troupes. Et Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp était reparti à Piurifayne pour bavarder avec sa reine.

— Il est parti, dit Mandralisca, sans que j’en sois avisé ? Et pour quelle raison ? Nous avions lui et moi une importante réunion prévue aujourd’hui.

La colère montait de nouveau en un flux rouge.

— L’ambassadeur Métamorphe prend inopinément le chemin du retour sans se donner la peine de s’arrêter à mon bureau pour prendre congé du conseiller privé, et personne ne m’en informe !

— Je ne… savais pas, monsieur… je n’ai jamais pensé…

— Tu n’as jamais pensé ! Tu n’as jamais pensé ! Exactement Thastain : tu n’as jamais pensé.

Il avait voulu que les mots sonnent d’un ton glacial, mais ils sortirent en une espèce de cri rauque et étranglé. Mandralisca avait l’impression que sa tête allait exploser. Khaymak Barjazid lui avait encore dit l’autre jour qu’il était risqué d’utiliser le casque autant qu’il le faisait. Peut-être en était-il ainsi ; peut-être cela le rendait-il un peu instable, pensa-t-il. Ou peut-être s’agissait-il de la tension qu’il ressentait, à présent que l’heure de la guerre d’indépendance dont il rêvait depuis si longtemps approchait. Mais il n’avait jamais eu autant de difficultés à garder son sang-froid. Et ce n’était pas le moment de perdre sa maîtrise. Pas avec Dekkeret à Piliplok. Et l’ambassadeur Métamorphe parti.

Pour la seconde fois en une minute et demie, Mandralisca résista à ses émotions surmenées et lutta pour examiner la situation par le menu.

Le plan de fortifier la totalité de la côte contre le Coronal avait depuis longtemps été abandonné. En fin de compte, Mandralisca avait renoncé à cette idée, au motif qu’inviter le peuple de Zimroel à rejoindre les souverains de Ni-moya dans une déclaration d’indépendance générale était une chose, et que c’en était une autre de leur demander, si tôt dans le soulèvement, de véritablement lever la main sur un Coronal oint. Mieux valait laisser les Changeformes assoiffés de vengeance s’occuper de Dekkeret, avait finalement décidé Mandralisca, après des semaines de débats intérieurs. Mais soudain cette décision commençait à prendre des allures d’erreur stratégique, de pari qui tournait mal. La force des guérilleros Changeformes dont Mandralisca avait négocié le positionnement dans les forêts le long de l’itinéraire probable de Dekkeret n’existait plus. Et à présent, l’ambassadeur des Changeformes lui-même s’était évaporé. Son indispensable allié. Son arme secrète contre le gouvernement d’Alhanroel.

La Danipiur connaissait déjà l’essence de la proposition de Mandralisca, la liberté civile pour son peuple en échange de leur assistance militaire contre Dekkeret. Peut-être Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp était-il simplement rentré pour discuter avec la Danipiur des dernières affectations nécessaires pour le déploiement de troupes que demandait Mandralisca.

Peut-être.

Pourquoi, cependant, le Changeforme ne lui en avait-il pas parlé en premier lieu ? Il se passait probablement quelque chose de plus inquiétant : du style changement d’avis des Changeformes sur l’opération tout entière. Ce qui avait paru si simple auparavant commençait à présenter des défis inattendus.

Mais la colère n’était pas la réaction appropriée, il le savait. La peur, le désespoir, l’angoisse : tout ceci ne servait à rien. On était beaucoup trop tôt dans la campagne pour céder à la panique. Il y aurait toujours des surprises, des revers, des mauvais calculs.

— J’aurais dû être averti sur-le-champ, Thastain, dit Mandralisca du ton le plus doux qu’il put. Je regrette de ne pas l’avoir été. Mais on ne peut plus rien y changer maintenant, n’est-ce pas ? N’est-ce pas, Thastain ?

— Non, Votre Grâce. Le plus faible murmure.

Le garçon était blême et tremblant. Il paraissait avoir le plus grand mal à soutenir le regard de Mandralisca. S’attendait-il à être frappé pour sa négligence ? La cravache, peut-être ? Mandralisca n’avait pas vu Thastain si apeuré depuis les premiers jours au quartier général dans le désert de la Plaine des Fouets.

Mais terroriser les subalternes n’avait à présent aucune utilité. Le brusque départ de Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp pouvait ou non être un événement grave, même s’il ne faisait que soulever la possibilité de sérieuses complications et de confusion. Mais qu’importe ce que pouvait manigancer le Changeforme, se dit Mandralisca, il était en ce moment fort peu sensé de s’aliéner des membres de valeur de son propre personnel. Et Thastain était de valeur. Ce garçon était loyal, ce garçon était serviable, ce garçon était intelligent.

— Ce que je veux que tu fasses, maintenant, Thastain, reprit Mandralisca, c’est que tu ailles au grand bazar, que tu parles à un des commerçants et lui dises que je veux qu’il te mette en contact avec un membre haut placé de la Guilde des Voleurs… Tu connais la guilde des voleurs officiels de Ni-moya, Thastain ? La façon dont ils opèrent dans le bazar en coopération avec les marchands, prélevant un certain pourcentage déterminé de marchandises pour eux-mêmes, et en échange ils protègent l’endroit contre les voleurs indépendants et cupides qui ne comprennent pas quand le taquet est atteint ?

— Oui, monsieur.

— Bien. Parle aux voleurs, donc. Ils sont en relation avec la communauté locale de Changeformes. Cette cité grouille de Changeformes, tu sais. Ils sont plus nombreux que tu ne le croirais, tapis partout. Entre en rapport avec eux. Utilise mon nom. Si tu dois distribuer de l’argent, distribue-le sans compter. Dis-leur que j’ai un besoin urgent de transmette un message à la Danipiur par leur entremise, un besoin urgent, Thastain, et lorsque tu trouveras quelqu’un de disposé à transporter ce message pour moi, amène-le-moi ici. Est-ce clair, Thastain ?

Thastain acquiesça. Mais il y avait une expression étrange sur son visage.

— Tu n’aimes pas beaucoup les Changeformes, n’est-ce pas, Thastain ? fit Mandralisca. Eh bien, qui les aime ? Mais nous avons besoin d’eux. Nous avons besoin d’eux, tu comprends ? Leur coopération est nécessaire à la cause. Alors bouche-toi le nez et file au bazar, sans perdre de temps.

Il sourit. La tempête intérieure semblait passer ; il se sentait presque lui-même à nouveau.

— Oh, et pendant que ta y seras, dis à Khaymak Barjazid que je veux le voir ici, sur-le-champ.


Barjazid regarda le paquet ramassé de dentelle métallique qu’était le casque permettant de contrôler les pensées, dans la main de Mandralisca, puis Mandralisca, puis de nouveau le casque. Il n’avait rien répondu à la requête que venait de faire Mandralisca.

— Eh bien, Barjazid ? Vous ne dites rien et j’attends. Tenez, prenez le casque. Mettez-vous au travail.

— Une attaque directe contre l’esprit de lord Dekkeret ? Croyez-vous que ce soit sage, Votre Excellence ?

— Vous l’aurais-je demandé si je ne le pensais pas ?

— C’est un changement de plan important. Nous étions convenus, je le croyais, qu’aucune tentative ne serait effectuée contre les Puissances elles-mêmes.

— Il y a eu plusieurs changements de plan importants, récemment, dit Mandralisca. Certaines concessions aux réalités financières et politiques ont dû être faites. Nous n’avons pas installé de blocus en mer pour empêcher la flotte de Dekkeret de débarquer, bien que nous en ayons parlé à un moment donné. Nous n’avons pas non plus établi d’avant-postes tout le long de la côte. Et nous avons supposé que nous obtiendrions l’assistance non négligeable des troupes de Changeformes, mais il semble brusquement qu’il y ait des doutes sur ce point également. Ainsi Dekkeret est maintenant à Piliplok et se dirigera très bientôt vers nous. Il a amené une armée avec lui.

— Puis-je vous rappeler, Votre Grâce, que nous avons une armée nous aussi ?

— Ah, mais va-t-elle combattre ? Voilà toute la question, Khaymak, va-t-elle combattre ? Que se passera-t-il si Dekkeret s’avance vers nos frontières et déclare « Me voici, je suis votre Coronal lord » et que nos hommes s’agenouillent et se mettent à lui faire le symbole de la constellation ? C’est un risque que je n’ai pas très envie de courir. Pas alors que nous disposons de ceci.

Il ouvrit son poing et tendit le casque.

— En l’utilisant, j’ai conduit le frère de Prestimion au-delà des limites de la folie, et de nombreux autres également. Il est temps de travailler sur Dekkeret. Prenez-le, Khaymak. Mettez-le. Envoyez votre esprit à Piliplok, attachez-le à celui de Dekkeret et commencez à le mettre en pièces. Ce pourrait être notre seul espoir.

Une fois de plus, Khaymak Barjazid regarda le casque dans la main de Mandralisca, mais ne fit aucun geste pour s’en saisir.

— Il est clair depuis longtemps, Votre Excellence, que vos propres capacités à faire fonctionner le casque sont supérieures aux miennes, dit-il doucement. Votre plus grande intensité de concentration, votre plus grande force de caractère…

— Êtes-vous en train de me dire que vous refusez de le faire, Khaymak ?

— Contre un centre d’énergie aussi puissant que doit assurément l’être l’esprit de lord Dekkeret, il serait peut-être souhaitable que ce soit vous qui…

Mandralisca sentit les tourbillons recommencer en lui. Je ne dois pas permettre cela, pensa-t-il, en y mettant un frein. Reste calme. Calme. Calme.

— Vous m’avez signalé, il y a seulement quelques jours, que j’utilisais peut-être trop le casque, dit-il d’un ton froid et cinglant. Et je constate effectivement chez moi certains signes de tension qui pourraient bien en être la conséquence.

Sa main s’égara vers la cravache.

— Ne gaspillez pas davantage mon énergie en discutant, Khaymak. Prenez le casque. Maintenant. Et occupez-vous de Dekkeret.

— Oui, Votre Grâce, dit Barjazid, l’air véritablement très malheureux.

Soigneusement, il attacha le casque, ferma les yeux, parut entrer dans l’état pour ainsi dire de transe dans lequel on faisait fonctionner l’appareil. Mandralisca l’observa, fasciné. Même à présent, le casque de Barjazid lui semblait toujours être une sorte de miracle : un si fragile petit réseau de fils dorés, et pourtant on pouvait l’utiliser pour parcourir des milliers de kilomètres, pénétrer l’esprit d’autres personnes, n’importe quel esprit, même celui d’un Pontife ou d’un Coronal, et lui imposer sa volonté… en prendre le contrôle…

Plusieurs minutes s’étaient à présent écoulées. Barjazid transpirait. Son visage avait rougi sous son fort hâle de Suvrael. Sa tête était inclinée, ses épaules voûtées en signe manifeste de tension. Avait-il atteint Dekkeret ? Envoyait-il des rayons de fureur rouge dans l’esprit impuissant du Coronal ? Encore une minute… une autre… Barjazid releva la tête. Les mains tremblantes, il ôta le casque de son front.

— Alors ? demanda Mandralisca.

— Très étrange, Votre Grâce. Très. Sa voix était rauque et hachée. J’ai bien atteint Dekkeret. Je suis sûr de l’avoir fait. L’esprit d’un Coronal… ce n’est certes semblable à nul autre. Mais il était… défendu. C’est le seul terme que je puisse utiliser. C’était comme s’il s’abritait, je ne sais comment, contre ma pénétration.

— Est-ce possible, techniquement parlant ?

— Oui, bien sûr : s’il porte également un casque, et sait comment s’en servir. Et il a, bien entendu, accès aux casques, ceux confisqués à mon frère il y a longtemps, qui ont été mis sous clef au Château. Il est évidemment possible que Dekkeret en ait apporté un avec lui. Mais qu’il sache s’en servir avec une telle maîtrise… qu’il sache même s’en servir tout simplement…

— Et que par hasard il le porte précisément au moment où vous essayez de l’attaquer, dit Mandralisca. Oui. Une telle coïncidence est des plus improbables. Peut-être aviez-vous raison, à l’instant, en disant que vous n’aviez pas assez de puissance intérieure, de force mentale, quel que soit son nom, pour briser les défenses de Dekkeret. J’imagine que je dois essayer.

Barjazid ne fut que trop content de rendre le casque.

Mandralisca le tint dans ses mains en coupe pendant un moment, se demandant si tout ceci était réellement une bonne idée. Toute la journée il avait été évident que les pressions de la campagne commençaient à affaiblir considérablement sa vitalité. Utiliser le casque impliquait une forte ponction d’énergie. En consommer davantage en ce moment pourrait bien être préjudiciable.

Mais il pourrait être encore plus préjudiciable de laisser voir à Barjazid à quel point il était las. Et s’il pouvait réussir, d’un grand coup de force mentale, à anéantir l’esprit de l’ennemi qui autrement se dirigerait bientôt vers lui depuis Piliplok…

Il mit le casque. Ferma les yeux. Entra en transe.

Envoya son esprit rôder vers le sud, vers l’est, vers Piliplok.

Dekkeret.

Assurément c’était lui. Une boule d’énergie d’un rouge ardent, comme un second soleil, là-bas sur la côte.

Dekkeret. Dekkeret. Dekkeret.

Et maintenant… frapper…

Mandralisca fit appel à la moindre parcelle de vigueur en lui. Il s’agissait de l’acte dont il s’était abstenu si longtemps, de l’attaque directe contre son adversaire principal, de l’assaut brutal contre le seul homme qui rassemblait les forces royales. Pour des raisons qui n’avaient jamais été claires, même pour lui – prudence, stratégie, voire même peur ? –, il n’avait pas frappé Prestimion lorsque celui-ci était Coronal, et il n’avait pas non plus frappé Dekkeret. Il avait cherché à atteindre ses buts par des moyens plus détournés, petit à petit, plutôt que par un coup d’État scandaleux. Telle était, supposait-il, sa nature : silence, patience, fourberie. Mais toutes ces hésitations tombaient à présent. Le moment était venu de toucher Dekkeret et de le détruire. Le moment… de… frapper… Le moment… le moment…

Il frappait, mais rien ne se passait. Cette boule d’un rouge ardent était impossible à atteindre. Ce n’était pas une question de force insuffisante, il en était certain. Mais ses éclairs furieux ricochaient comme de faibles fléchettes frappant la roche. Il en lança encore et encore ; et chaque fois il fut repoussé.

Puis son dernier réservoir de force fut épuisé. Il balaya le casque de son front et se pencha en avant sur son bureau, tendu, frémissant, appuyant la tête sur ses bras.

Au bout d’un moment il releva la tête. L’expression du visage de Khaymak Barjazid était épouvantable. Le petit homme le regardait, les yeux exorbités d’horreur et de saisissement.

Votre Grâce… vous sentez-vous bien, Votre Grâce.

Mandralisca acquiesça d’un signe de tête, hébété de fatigue.

— Que s’est-il passé, Votre Grâce ?

— Protégé… exactement comme vous l’avez dit. Impossible de s’approcher de lui. Entièrement défendu.

Il appuya le bout de ses doigts contre ses yeux douloureux.

— Peut-il être une sorte de surhomme, à votre avis ? Je ne connais ce Dekkeret, ce Coronal, que de réputation, nous ne nous sommes jamais rencontrés, mais rien de ce que j’ai entendu dire à son sujet ne me conduit à penser qu’il ait des pouvoirs mentaux particuliers. Et pourtant… la façon dont il m’a détourné… cette facilité…

Khaymak Barjazid secoua la tête.

— Je n’ai connaissance d’aucun pouvoir mental humain qui puisse parer les bottes du casque. Plus vraisemblablement, ils ont mis au point une nouvelle version de l’appareil. Mon neveu, Dinitak, vous savez, se trouve dans l’entourage du Coronal. Il s’y connaît en casques. Et il peut en avoir modifié un de façon à pouvoir l’utiliser pour protéger son maître.

— Évidemment, dit Mandralisca. Tout était parfaitement clair désormais.

— Dinitak, qui a vendu son propre père à Prestimion en lui apportant les casques, et qui recommence vingt ans plus tard. Ce neveu à vous a toujours été une source d’irritation constante pour moi. Il m’a causé grand tort : et grande sera sa souffrance quand je commencerai enfin à lui rendre la monnaie de sa pièce, Khaymak !


Thastain rentra à la tombée de la nuit, chiffonné et sali après sa journée passée dans le dédale de tunnels, de galeries et de passages étroits qui constituait le Grand Bazar de Ni-moya, et trempé jusqu’à la moelle par la pluie implacable. Mandralisca vit immédiatement que le garçon devait avoir échoué dans sa mission, car il semblait à la fois triste et craintif et était revenu seul, au lieu de ramener un Changeforme avec lui, comme Mandralisca l’avait ordonné. Mais il écouta avec une sorte de patience lasse le long récit de Thastain : sa tournée dans le vaste marché labyrinthique, ses conversations avec tel et tel marchand, jusqu’à ce qu’enfin il obtienne la coopération d’un certain Gaziri Venemm, négociant en fromages et huiles, qui après maintes hésitations et circonlocutions accepta, après versement d’une bourse pleine de royaux, de faire le nécessaire pour que Thastain soit conduit à un de ses collègues dont on pensait, pensait, qu’il s’agissait d’un Changeforme se faisant passer pour un homme de la cité de Narabal.

Et en effet, rapporta Thastain, le supposé homme de Narabal paraissait bien, à ses façons fuyantes et à son accent incertain, être un Métamorphe déguisé. Mais il refusa, à tout prix, d’accepter d’entreprendre une mission auprès de la Danipiur.

— J’ai mentionné votre nom, Votre Grâce. Cela l’a laissé indifférent. J’ai mentionné le nom de Viitheysp Uuvitheysp Aavitheysp. Il a tenté de prétendre qu’il n’avait jamais entendu ce nom auparavant. Je lui ai montré une bourse de royaux. Tout a été vain.

— Et est-il le seul Changeforme du bazar ? demanda Mandralisca.

— J’ai parlé à quatre autres, dit Thastain, et d’après son expression de dégoût, Mandralisca vit que c’était vrai, et que cela n’avait pas été une tâche agréable. Ils refusent de le faire. Deux ont nié, très indignés, être des Métamorphes ; et j’ai bien vu qu’ils mentaient et qu’ils savaient que je savais qu’ils mentaient, et ne s’en souciaient pas. Un troisième a allégué des problèmes de santé. Un quatrième a tout simplement refusé avant que j’aie dit six mots. Je peux retourner au bazar demain, Votre Excellence, et peut-être alors, trouverai-je…

— Non, l’interrompit Mandralisca. Ce n’est pas la peine. Il s’est passé quelque chose. L’ambassadeur de la Danipiur a décidé de ne pas nous aider, et est retourné à Piurifayne le lui dire. J’en suis certain.

Il fut surpris de son propre sang-froid. Peut-être était-il sorti de la zone de turbulences, à présent.

— Va me chercher Halefice, dit-il.

— Il y a de nouvelles difficultés, Jacomin, déclara immédiatement Mandralisca lorsque l’aide de camp arriva.

— Autres que l’arrivée de Dekkeret et la disparition du Métamorphe, Votre Excellence ?

— Autres que celles-là, oui.

Mandralisca lui fournit un bref résumé de ses propres tentatives contrecarrées contre Dekkeret avec le casque, et de la recherche infructueuse d’un Métamorphe coopératif dans le bazar par Thastain.

— Très bientôt, j’imagine, le Coronal se dirigera vers nous. L’assistance Changeforme sur laquelle je comptais ne se matérialisera à l’évidence pas. Quant aux forces militaires que nous avons pu lever nous-mêmes, elles sont suffisantes pour défendre Ni-moya, j’imagine, mais pas pour nous permettre d’aller au-delà du périmètre des terres que nous détenons déjà.

Halefice eut une expression affligée.

— Alors, qu’allons-nous faire, Votre Grâce ?

— J’ai un nouveau plan.

Mandralisca fit passer son regard de Halefice à Barjazid, de Barjazid à Thastain, laissant ses yeux s’attarder sur chacun d’eux, les éprouvant attentivement, cherchant à évaluer leur loyauté.

— Vous trois serez les premiers à l’entendre, et vous serez également les derniers. Le voici : le Lord Gaviral invitera Dekkeret à des pourparlers à un endroit à mi-chemin de Piliplok et Ni-moya, lui disant que nous voulons parvenir à une solution pacifique à nos différends, un compromis qui prenne en compte les doléances de Zimroel, sans endommager la structure du gouvernement impérial. Je sais que cela le séduira. Nous nous assiérons ensemble autour d’une table et essaierons de régler la situation. Nous lui ferons part de nos conditions et écouterons les siennes.

— Et ensuite ?

— Et ensuite, reprit Mandralisca, juste au moment où les négociations se passeront aussi bien que possible, Jacomin, nous le tuerons.

17

— Des pourparlers, dit Dekkeret, fasciné par l’étrangeté de l’idée. On nous invite à des pourparlers !

— D’abord il essaie de vous frapper à l’aide de son casque, et ensuite il vous invite à des pourparlers ? résuma Septach Melayn, en riant. Je vois que cet homme est prêt à tout. Vous allez refuser, bien sûr.

— Je ne pense pas, répondit Dekkeret. Il nous a testés. Et maintenant que nous lui avons prouvé que Dinitak peut repousser ses attaques, je crois qu’il a compris de quel bois nous sommes faits, et veut changer de ton pour en prendre un nouveau, plus doux. Nous devrions écouter et voir à quoi il ressemble, non ?

— Mais des pourparlers ? Des pourparlers ? Monseigneur, le Coronal ne négocie pas de conditions de paix avec ceux qui contestent son autorité sacrée, se récria Gialaurys de son ton le plus grave et le plus rigoureusement solennel. Il les détruit tout simplement. Il les balaye d’un geste comme des moucherons. Il n’entame pas de discussions avec eux au sujet des concessions qu’ils lui demandent de faire, du territoire qu’ils espèrent qu’il va céder, ou quoi que ce soit d’autre. Un Coronal ne peut absolument rien concéder, jamais, à de pareilles créatures.

— Et je ne le ferai pas non plus, dit Dekkeret, en souriant légèrement devant la fervente rigueur à toute épreuve du vieux Grand Amiral. Mais refuser catégoriquement d’écouter les propositions du vertueux comte Mandralisca, ou, plutôt, celles du grand et puissant Pontife Gaviral, puisque je vois que c’est Gaviral qui nous convie à cette réunion, non, je pense que nous aurions tort d’adopter cette position. Nous devrions au moins écouter. Ces pourparlers les attireront hors de Ni-moya, ce qui nous évitera la peine de faire le siège de la cité, et peut-être de l’endommager. Nous discuterons avec eux ; et ensuite, s’il le faut, nous combattrons, mais nous avons tous les avantages de notre côté.

— Vraiment ? demanda Dinitak. Nous avons une armée, oui. Mais je vous rappelle, Dekkeret, que nous sommes en terre ennemie, très loin de chez nous. Si Mandralisca a pu réunir des forces de taille comparable aux nôtres…

— Terre ennemie ? s’écria Gialaurys. Non ! Non ! Que dites-vous ? Nous sommes à Zimroel, où la monnaie de Sa Majesté le Pontife a toujours cours, et je parle du Pontife Prestimion, pas de cette stupide marionnette aux mains de Mandralisca. Les ordonnances impériales constituent toujours la loi ici, Dinitak. Lord Dekkeret ici présent est roi de cette terre. En outre, je suis né ici, à moins de cent kilomètres de ce que vous appelez une terre ennemie. Comment pouvez-vous ne serait-ce que prononcer de telles paroles ? Comment…

— Du calme, mon bon Gialaurys, dit Dekkeret, tout prêt à éclater de rire à présent. Il y a une certaine vérité dans ce que dit Dinitak. Nous ne sommes peut-être pas en terre ennemie ici même, mais nous ne savons pas jusqu’où nous pourrons avancer en amont du fleuve avant que cela ne change. Ni-moya a proclamé son indépendance : par la Dame, elle a nommé son propre Pontife ! A commencé à frapper sa propre monnaie avec le visage idiot de Gaviral dessus, pour ce que nous en savons. Jusqu’à ce que nous ayons mis bon ordre à la situation, nous devons considérer Ni-moya comme une cité ennemie, et les terres environnantes comme un territoire hostile.

Ils avaient établi leur campement sur la rive nord du Zimr, à peu de distance de Piliplok, dans une campagne agréable et banale de collines ondulées et de fermes bien entretenues. L’air y était chaud, un vent sec soufflait du sud, et vu la couleur fauve de la végétation, il était clair que dans cette région, les pluies du printemps et du début de l’été avaient depuis longtemps cessé. Une multitude de petites cités florissantes s’alignaient le long des deux rives du fleuve dans cette région, et jusqu’ici dans chacune d’elles Dekkeret avait été salué avec plaisir et vive émotion par la foule. Quoi qu’il se passât d’étrange à Ni-moya, les représentants locaux ne semblaient en avoir que la plus vague idée, et ils en parlaient à Dekkeret avec un embarras et un malaise évidents. Ni-moya se trouvait à des milliers de kilomètres, dans une autre province, pour ces gens de la campagne, Ni-moya était sophistiquée jusqu’à la décadence ; si Ni-moya avait décidé de se lancer dans une quelconque sorte de chambardement politique particulier, il s’agissait d’une affaire entre Ni-moya et le Coronal, et sans aucun doute, le Coronal prendrait très rapidement des mesures pour ramener la situation à la normale là-bas.

— Relisez-moi les revendications des seigneurs Sambailid, voulez-vous, monseigneur ? demanda Septach Melayn.

Dekkeret parcourut les feuillets de parchemin élégamment calligraphiés.

— Mmmm… voilà. Pas de revendications, exactement. Des propositions. Le Lord Gaviral – titre intéressant ; qui donc l’a nommé lord de quoi que ce soit ? – déplore l’éventualité d’un conflit armé qui pourrait se déclarer entre les forces du peuple de Zimroel et celles du Coronal lord Dekkeret d’Alhanroel – remarquez bien qu’ici, je suis Coronal d’Alhanroel, non de Majipoor – et invite à de pacifiques négociations pour résoudre le conflit entre les aspirations légitimes du peuple de Zimroel, et l’autorité tout aussi légitime du gouvernement impérial d’Alhanroel.

— Du moins concède-t-il qu’il s’agit d’un gouvernement légitime, souligna Septach Melayn. Même s’il continue à parler du gouvernement d’Alhanroel, et non de Majipoor.

— Quoi qu’il en soit, dit Dekkeret avec un haussement d’épaules, il part du principe qu’il s’agit d’une discussion entre puissances de même rang, et cela, bien entendu, nous ne pouvons le permettre. Mais laissez-moi poursuivre : il veut, ah oui, ici, le principal point dont il veut discuter lors de notre réunion est la restauration du titre de Procurateur de Zimroel, héréditaire pour sa famille. Espère que nous pourrons parvenir à un accord pacifique concernant les pouvoirs dudit Procurateur. Laisse entendre que son titre actuel de Pontife de Zimroel n’est que provisoire, et qu’il serait disposé à renoncer à toute revendication à un Pontificat séparé, en échange d’un compromis constitutionnel accordant une plus grande autonomie à Zimroel en général et à la province de Ni-moya en particulier, tout ceci sous une procuratie Sambailid.

— Eh bien, dit Septach Melayn, voilà qui est déjà moins exagéré que ce dont nous avons entendu parler la première fois. Cela me paraît signifier qu’il serait prêt à prendre simplement le titre de Procurateur et le contrôle politique de Ni-moya et de ses environs. Ce que détenait plus ou moins Dantirya Sambail.

— Un titre dont Prestimion l’a dépouillé, dit Gialaurys. Et a juré qu’il n’y aurait plus jamais de Procurateurs à Zimroel.

Le visage à la mâchoire carrée de Gialaurys rougit, et des grondements montèrent du fond de sa gorge. Il avait l’air, songea Dekkeret, d’un immense volcan se préparant à entrer en éruption.

— Allons-nous rendre à ce neveu qui ne vaut rien ce que Prestimion a pris à son oncle, juste parce que le neveu le dit ? Dantirya Sambail, au moins, était un grand homme, à sa manière. Celui-ci n’est qu’un porc insensé, reprit-il.

— Dantirya Sambail un grand homme ? fit Dinitak, très surpris. D’après tout ce que j’ai entendu, c’était le pire des monstres !

— C’est vrai aussi, dit Dekkeret. Mais un meneur astucieux et brillant. Il n’a pas été un instrument mineur du passage de Zimroel dans le monde moderne, à l’époque où Prankipin et Confalume gouvernaient, et où ce continent était une mosaïque de petites principautés. Il a bien travaillé pour le Château et le Labyrinthe pendant quarante ans, jusqu’au jour où il s’est mis dans la tête d’être celui qui nommerait le nouveau Coronal, et ensuite plus rien n’a été pareil.

Il ajouta à l’attention de Gialaurys :

— Vous êtes de toute façon trop avisé pour croire que nous allons réellement accorder le pouvoir à ce Gaviral, seigneur Amiral. Cette lettre est l’œuvre de Mandralisca. C’est Mandralisca qui serait le véritable Procurateur, si nous permettions au titre de renaître.

— Et cependant, vous avez l’intention de parlementer, monseigneur, sachant que vous discutez en réalité avec ce serpent de Mandralisca, qui une fois déjà a essayé de vous ôter la vie ? demanda Gialaurys.

Septach Melayn caressa sa petite barbiche frisée et rit.

— Te souviens-tu, Gialaurys, du moment où nous étions tous déployés à Thegomar Edge, juste avant la dernière bataille de la guerre contre Korsibar, et qu’un héraut portant un drapeau blanc est venu de la part du prince Gonivaul, qui était alors Grand Amiral, dire que lord Korsibar espérait toujours une solution pacifique aux conflits et demandait des pourparlers ?

— Oui, il a suggéré que ce soit le duc Svor qui soit envoyé pour en discuter les conditions avec lui ? répondit Gialaurys, en souriant à ce souvenir.

— Svor était le moins guerrier et le plus retors de nous tous, expliqua Septach Melayn à Dinitak. Et il avait été un bon ami de Korsibar avant que les factions ne se divisent. Nous ne voyions aucune utilité à ces pourparlers, mais Prestimion a dit : « Cela ne peut pas faire de mal d’écouter », exactement comme Dekkeret vient de le faire aujourd’hui. Ainsi Svor est parti à dos de monture rencontrer Gonivaul à mi-distance, en terrain découvert, et Gonivaul lui a fait une proposition, qui était que Svor attende que la bataille ait commencé et se déplace à ce moment-là parmi les capitaines de Prestimion pour leur dire que lord Korsibar les ferait tous ducs ou princes, s’ils abandonnaient Prestimion au plus fort des combats et passaient à l’usurpateur. C’était l’idée que se faisait Korsibar de pourparlers.

— Et que fit Svor ? demanda Dekkeret.

— Il est revenu à notre camp et nous a dit ce qui avait été proposé, et nous avons tous bien ri, puis la bataille a commencé. Au cours de laquelle Svor est mort valeureusement, comme cela arrive, en se battant au nom de Prestimion, bien que le petit homme matois n’ait jamais été réputé pour sa bravoure avant ce jour-là.

— Et rirons-nous aussi bien, fit Dinitak, lorsque nous découvrirons quelle est l’idée que se fait Mandralisca de pourparlers ?

— C’est ce que j’espère, répondit Dekkeret.

— Vous êtes donc résolu à aller jusqu’au bout ? demanda Gialaurys.

— En effet, dit Dekkeret. Où est le héraut du Lord Gaviral ? Dites-lui que j’accepte l’invitation. Nous nous mettrons immédiatement en route pour l’endroit convenu.

Le lieu de rendez-vous était situé à cinq mille kilomètres plus en amont sur le Zimr, près d’une ville appelée Salvamot, où dans l’ancien temps le Procurateur Dantirya Sambail avait entretenu une résidence tranquille à la campagne, appelée château de Mereminene. Le domaine était resté dans la famille après la chute du Procurateur, et, apparemment, était désormais la propriété du Sambailid qui se donnait le nom de Lord Gavahaud.

— Lequel est-ce ? demanda Dekkeret à Septach Melayn. Leurs noms se ressemblent tous pour moi. Est-ce le grand ivrogne ?

— Celui-là c’est Gavinius, monseigneur. Gavahaud est le fat, le pompeux parangon de style et de goût, un véritable Mont du Château de vanité et d’une arrogance insensée. J’ai hâte de m’instruire auprès de lui des raffinements de la mode.

Dekkeret gloussa.

— Nous avons tous beaucoup à apprendre de ces gens, je pense.

— Et ils apprendront un peu de nous, monseigneur, ajouta Gialaurys.

Il n’était pas habituel pour des navires de mer de s’engager dans des voyages fluviaux, mais il n’y aurait pas eu assez de bateaux pour transporter toutes les troupes de Dekkeret, et le Zimr était si large et si profond qu’il pouvait sans difficulté accueillir les vaisseaux plus larges de la flotte maritime du Coronal. Le seul problème concerna la navigation commerciale régulière du Zimr, qui ne s’attendait pas à trouver une telle armée d’immenses bâtiments de haute mer accaparant le lit du fleuve. Ils se dispersèrent de part et d’autre, tandis que le gigantesque cortège serré de l’armada de lord Dekkeret progressait vers le nord.

Le paysage était pratiquement immuable ; une large plaine riveraine, de basses collines ondulées au-delà, et une succession de petites villes agricoles affairées échelonnées sur les deux berges, avec jour après jour un ciel brillant et un chaud soleil. Il y eut des rapports de fortes pluies à Ni-moya, des pluies torrentielles inhabituelles pour la saison, mais Ni-moya était loin, et là, sur la basse vallée du Zimr, ne régnaient qu’un temps sec et une chaleur incessante.

Il s’agissait, en théorie, du Grand Périple de l’intronisation de Dekkeret, mais il ne se rendit dans aucune des villes fluviales, se tint simplement à la proue du Lord Stiamot et salua la foule assemblée alors qu’il passait devant elle. Même lors d’un Grand Périple, il était impossible au Coronal de se rendre ailleurs que dans les cités les plus importantes, sinon, il aurait passé le reste de ses jours à aller de ville en ville, à engraisser aux banquets des maires, sans plus jamais revoir le Château. Et l’affaire de Mandralisca et des Cinq Lords était trop urgente pour permettre de telles haltes à présent, même dans des endroits relativement importants comme Port Saikforge, Stenwamp ou Gablemorn.

Ils allaient toujours de l’avant, ville après ville, traversant la paisible vallée du Zimr : Dambmuir, Orgeluise, Impemond, Haunfort Major, Cerinor, Semirod et Molagat, Thibbildorn, Coranderk, Maccathar. Septach Melayn, qui s’était institué conservateur des cartes, les désignait chacune par leur nom lorsqu’elles apparaissaient. Mais elles se ressemblaient toutes, de toute façon : la promenade au bord du fleuve, l’embarcadère où les foules de passagers attendaient le prochain bateau, les entrepôts et les bazars, les denses plantations de palmiers, d’alabandinas et de tanigales. Tandis qu’un endroit après l’autre passait devant lui dans une tache agréable, Dekkeret se retrouva une fois de plus à songer à l’immensité absolue de cette planète gigantesque qu’était Majipoor : la kyrielle de ses provinces, sa myriade de cités, ses milliards d’habitants, éparpillés sur trois grands continents si étendus que ç’aurait été l’œuvre de toute une vie, et quelques autres, de les traverser tous. Dans cette vallée à la forte densité de population, qu’importait Ni-moya, ou les Cinquante Cités du Mont du Château ? Pour ces gens, la basse vallée du Zimr était un monde à part entière, un petit univers, même, grouillant de vie et d’activité. Et cependant il y avait des dizaines, des vingtaines, des centaines de tels petits univers partout sur la planète.

C’était un miracle, pensa-t-il, qu’une planète si vaste et si peuplée ait si bien réussi à vivre en harmonie avec elle-même, du moins jusqu’à ces récents temps de troubles. Et vivrait encore en paix, jura-t-il, une fois que l’irruption pernicieuse du mal dans le monde que représentaient Mandralisca et ses pareils aurait été jugulée et excisée.

— Voici Gourkaine, dit Septach Melayn, par un matin brillant et sans nuages, alors qu’une nouvelle ville fluviale apparaissait.

— Et quelle est donc l’importance de Gourkaine ? demanda Dekkeret, car Septach Melayn avait prononcé le nom avec une emphase et des fioritures certaines.

— Absolument aucune, monseigneur, si ce n’est qu’il s’agit de la ville en aval de Salvamot, et que Salvamot est l’endroit où nos amis les Cinq Lords de Zimroel nous attendent. Nous touchons donc presque au terme de notre voyage.


Salvamot était une ville comme toutes les autres, excepté qu’il n’y avait pas de foules de citoyens rassemblés sur les embarcadères, impatients de saluer le Coronal lorsque son armada approcherait de leur cité, comme cela avait été le cas partout ailleurs jusque-là, même dans la proche Gourkaine. Il ne flottait pas non plus de bannières portant le portrait de lord Dekkeret et les couleurs royales. Seul un petit groupe de représentants municipaux était visible, ramassé en un petit noyau compact et à l’air anxieux sur le quai principal.

— On dirait que nous avons franchi une sorte de frontière, dit Dekkeret. Mais nous sommes encore à des milliers de kilomètres de Ni-moya. L’autorité des Cinq Lords s’étend-elle sur toute cette distance, je me le demande ?

— Gardez à l’esprit, monseigneur, que Dantirya Sambail venait fréquemment dans ses terres, rappela Septach Melayn, et sa parentèle également, je parierais. Les gens d’ici doivent ressentir une loyauté particulière envers cette tribu maintenant. Par ailleurs, regardez de ce côté…

Il indiqua un quai un peu en amont de la ville. Une douzaine ou plus de gros bateaux y étaient amarrés, et à leurs mâts battaient les longues bannières cramoisies du clan Sambailid, avec leur emblème de croissant de lune rouge sang blasonné. Il semblait que d’autres bateaux de la même sorte se trouvaient un peu au nord, derrière un léger méandre que le Zimr faisait là. Ainsi, les Cinq Lords, ou certains d’entre eux, en tout cas, étaient déjà sur place à Salvamot, et avec leur propre armada. Il n’était guère étonnant que l’ensemble des habitants ne salue l’arrivée du Coronal qu’avec une certaine dose de retenue.

Un détachement de la garde du Coronal précéda lord Dekkeret à terre. Rapidement, le capitaine des gardes revint, accompagné par un petit homme au cou épais portant la tenue noire et la chaîne dorée de sa fonction, qui se présenta comme étant Veroalk Timaran, Premier Magistrat de la municipalité de Salvamot.

— Je porterais le titre de maire, dans un autre lieu, monseigneur, informa-t-il gravement Dekkeret.

Il exprima son grand plaisir et sa satisfaction que sa cité ait été choisie pour accueillir cette conférence historique. Il s’inclina de façon si extravagante devant lady Fulkari que les veines ressortirent sur la large colonne de son cou et que son visage s’empourpra. Il allait, dit-il, escorter personnellement le Coronal et ses compagnons jusqu’au domaine du Lord Gavahaud. Le Lord Gavahaud avait fourni des flotteurs pour la suite royale, signala le Magistrat Veroalk Timaran, et ils attendaient un peu plus loin.

Il n’y avait que trois petits véhicules, avec une capacité de peut-être quinze occupants, et quasiment pas de place pour la garde du Coronal.

— Nous avons apporté nos propres flotteurs, Votre Honneur, dit aimablement Dekkeret. Nous préférons y voyager. Je serais ravi que vous montiez avec moi dans le mien.

Le Premier Magistrat n’était pas préparé à cela, et il eut l’air troublé, sans doute pas tant de la distinction d’être invité à monter dans le flotteur personnel du Coronal, que de réaliser que cette journée s’écartait déjà du scénario qui lui avait été remis. Mais il n’était pas en position de s’opposer aux souhaits du Coronal, et il observa avec ce qui semblait être une consternation croissante les hommes de Dekkeret procéder au déchargement d’une vingtaine de flotteurs du vaisseau amiral, autant du deuxième bâtiment, et continuer à en décharger d’autres encore du troisième : suffisamment de véhicules pour transporter l’intégralité du corps de garde du Coronal et un bon nombre de troupes impériales également.

— Si vous le voulez bien, Votre Honneur, dit Dekkeret en indiquant au Premier Magistrat Veroalk Trimaran un flotteur portant les armoiries de la constellation.

La cité, la ville, quelle que soit sa dénomination, de Salvamot s’éclaircit rapidement dès qu’ils s’éloignèrent du fleuve, et Dekkeret se retrouva très vite en train de parcourir une rase campagne monotone parsemée de bouquets clairsemés d’arbres élancés qui avaient un tronc brun-roux et des feuilles pourpres, puis en train de faire une ascension sinueuse sur un terrain plus fortement boisé vers un plateau bas à l’est. Le domaine du Lord Gavahaud, dit le Magistrat, se trouvait au sommet.

Fulkari se trouvait aux côtés de Dekkeret, ainsi que Dinitak. Dekkeret l’aurait volontiers laissée en arrière à Piliplok pour qu’elle l’y attende, car il n’avait aucune idée des dangers qui le guettaient lors de cette conférence, ni si elle ne se terminerait pas en une sorte de conflit armé. Mais elle ne voulut pas en entendre parler. Les Cinq Lords, dit-elle, n’oseraient pas s’en prendre à un Coronal oint. Et même s’ils tentaient le moindre acte de violence, ajouta-t-elle – et il était clair qu’elle aussi était consciente de ce risque –, quel genre d’épouse royale serait-elle si elle se dérobait alors que son seigneur était en péril ? Elle préférait mourir valeureusement avec lui, dit-elle, que de repartir dans un lâche veuvage au Château.

— Il n’y aura pas de veuvage pour toi pour l’instant, lui déclara Dekkeret. Ces hommes manquent de courage, et nous les ferons bientôt plier le genou devant nous.

En son for intérieur il n’en était pas aussi certain.

Mais cela ne faisait aucune différence. Fulkari ne serait pas écartée, et, quoi qu’il advienne, elle serait à ses côtés jusqu’à la fin de cette aventure.

Septach Melayn se trouvait dans le deuxième flotteur, Gialaurys dans le troisième, et les autres suivaient de près. C’était une force considérable, des centaines d’hommes en armes, et d’autres prêts sur le débarcadère au cas où un signal de détresse serait envoyé. Si nous nous dirigeons vers une embuscade, pensa Dekkeret, nous allons leur faire payer cher leur trahison.

Mais tout semblait assez paisible lorsque les flotteurs franchirent la grande porte en voûte du château Mereminene. Il y avait une abondance de bannières au croissant de lune, et une foule d’hommes portant la livrée verte des Sambailid, certains armés, mais seulement à la façon ordinaire des hommes d’armes qui protègent un grand domaine. Dekkeret ne vit pas de bataillons dissimulés, ni d’armes cachées attendant leur heure.

Un homme roux, grand et costaud, remarquablement laid, silhouette pomponnée, se pavanant en grande cape marron pourpré balayant le sol et collants jaunes d’une élégance affectée et beaucoup trop étroits, s’avança dans un cliquetis d’éperons dorés. Il fit à Dekkeret et Fulkari une impressionnante révérence outrée, qui s’acheva par des symboles de la constellation immodérés lorsqu’il se redressa.

— Monseigneur, madame, vous nous faites un grand honneur. Je suis le Lord Gavahaud, dont c’est le grand plaisir de vous montrer les logements qui seront les vôtres durant votre séjour. Mon noble frère sera enchanté de vous saluer ensuite, une fois que vous serez installés.

— Quelle sorte d’accent est-ce là ? demanda Fulkari à voix basse. Il articule tout par le nez. Est-ce la façon de parler à Ni-moya ? Je n’ai jamais rien entendu de pareil.

— La fausse grandeur est la langue pratiquée ici, répondit Dekkeret. Nous devons faire attention à ne pas ricaner, quelle que soit la provocation.

Le pavillon des invités du château de Mereminene avait des parquets brillants et adamantins, des murs carrelés vermillon et des fenêtres à facettes enchâssées de façon complexe dans le plomb, de loin digne d’accueillir un Coronal en visite. La maison principale doit certainement être encore plus grandiose, songea Dekkeret. Et ce n’était qu’un domaine campagnard. Le vieux Dantirya Sambail n’était pas du genre à lésiner, semblait-il. Mais pourquoi l’aurait-il fait ? En son temps, il avait été roi de Zimroel, dans les faits, et sans aucun doute avait voulu égaler en une seule génération tout ce que les Coronals du Mont du Château s’étaient construit au cours de milliers d’années.

L’hospitalité de ce Gavahaud n’était pas chiche non plus. Le pavillon grouillait de pelotons de serviteurs faisant des courbettes, des vins rares et des fruits exotiques étaient fournis à profusion pour la délectation des invités s’ils souhaitaient se rafraîchir à leur arrivée, les draps de lit étaient de la plus belle qualité, des soies et des satins chatoyants aux chaudes nuances.

Un chambellan se présenta au bout d’une heure pour les informer qu’un dîner officiel aurait lieu ce soir-là, ajoutant que selon le vœu du Lord Gaviral aucune discussion portant sur des sujets graves ne se tiendrait avant le jour suivant.

Le Lord Gaviral, lui qui se faisait appeler Pontife de Zimroel, se rendit au pavillon des invités une heure plus tard, seul, habillé simplement, sans arme et à pied.

Dekkeret fut surpris de voir à quel point ce Gaviral était petit, pas plus grand que Prestimion et bâti de façon beaucoup moins robuste : d’aspect fragile, en réalité, avec des yeux constamment en mouvement et se tordant les lèvres comme un homme à l’esprit inquiet. Il avait entendu dire que ces Sambailid étaient des hommes laids, lourds et massifs, comme l’étaient le vieux Procurateur et ses frères, et assurément Gavahaut correspondait à cette description, mais pas celui-ci, il avait une partie de la laideur mais rien de la taille. Seuls son panache touffu de cheveux roux orangé et son nez épaté aux larges narines confirmaient sa parenté avec la tribu de Dantirya Sambail.

Mais il était assez raffiné, s’exprimait bien et faisait preuve de beaucoup de respect envers son visiteur royal, ne se comportant en aucun cas comme quelqu’un qui s’est autoproclamé Lord et même Pontife au mépris de tout l’ordre naturel des choses. Il s’enquit simplement de savoir si le Coronal trouvait le logement à sa convenance, et souhaita que l’appétit de sa seigneurie soit à même de faire honneur au festin qui l’attendait.

— Je regrette que deux de mes frères soient dans l’incapacité de se joindre à nous pour cette réunion, dit Gaviral. Le Lord Gavinius est indisposé et n’a pas pu quitter Ni-moya. Le Lord Gavdat, qui pratique l’art de la magie, est également resté en arrière, car il se livre actuellement à d’importants calculs de vaticination et a le sentiment de ne pas devoir les interrompre, même pour une conférence aussi primordiale que celle-ci.

— Je déplore leur absence, répondit courtoisement Dekkeret, bien que Septach Melayn lui ait déjà dit que Gavinius était un imbécile et un ivrogne répugnant, et que l’autre, Gavdat, était à l’évidence un imbécile d’une autre espèce, perpétuellement absorbé dans la phraséologie des études de géomancie.

Mais la courtoisie ne lui coûterait rien ; et il n’était que trop conscient que cela ne faisait aucune différence qu’il rencontre un seul frère Sambailid, cinq ou cinq cents. Mandralisca était la force qu’il fallait prendre en considération. Et de Mandralisca, rien jusque-là n’avait été dit.

Le soir était venu. L’heure du banquet.

Comme Dekkeret l’avait soupçonné, feu le Procurateur avait bel et bien vécu là sur un train proprement royal. La maison principale était constituée d’un édifice de pierre massif avec quelque sept ou dix salles aux fenêtres magnifiques rayonnant à partir de son centre, et la salle de banquet était la plus grande de toutes, une immense galerie à la conception ancienne et sans raffinement, aux poutres apparentes de brillant bois rouge de thembar, et aux murs épais et rugueux faits de grosses pierres assemblées au mortier sur une hauteur ahurissante. Et c’était là le domaine campagnard d’un petit seigneur de province ; à quoi ressemblait la procuratie de Ni-moya, se demanda Dekkeret, si la petite maison tranquille à la campagne de Dantirya Sambail était un tel endroit ?

La grande pièce était comble : la cour entière des Cinq Lords doit se trouver là, pensa Dekkeret. Le protocole fut quelque peu mis à rude épreuve à la table d’honneur. Dekkeret, en sa qualité de Coronal, avait droit à la place centrale, avec Fulkari à son côté. Mais le Lord Gaviral prétendait, du moins pour le moment, être le Pontife de ce continent, quoi que cela puisse signifier, et le Lord Gavahaud, son frère, en sa qualité de véritable propriétaire du château de Mereminene, était l’hôte putatif de cette réunion. Lequel des deux s’assiérait à la droite du Coronal ? Il y eut beaucoup de chuchotements, et au bout du compte, Gavahaud s’inclina devant Gaviral, et le laissa prendre la place d’honneur à côté de Dekkeret, mais pas avant qu’il n’y ait eu davantage de confusion concernant le troisième frère, le Lord Gavilomarin, qui était apparu entretemps, un lourdaud clignant de ses yeux larmoyants, au sourire idiot et à l’allure générale de faible d’esprit. Il prit le fauteuil central sans rien demander, le choisissant apparemment au hasard, et dut être déplacé jusqu’au bout de l’estrade, près de Septach Melayn et de Gialaurys. Dinitak était assis à l’autre bout.

Où, s’interrogeait Dekkeret, était donc l’infâme Mandralisca ?

Son nom n’avait même pas été mentionné jusque-là. Cela paraissait très étrange. Dans les premiers moments de gêne après avoir pris son siège, Dekkeret s’adressa à Gaviral, sur le ton de la vaine conversation.

— Et votre conseiller privé, dont j’ai tellement entendu parler ? Il doit certainement être ici ce soir, mais où ?

— Il n’aime pas l’attention dont bénéficie l’estrade, répondit Gaviral. Vous le trouverez là-bas à gauche, contre le mur.

Dekkeret regarda dans la direction indiquée par Gaviral, à l’autre bout de la pièce, à une table ordinaire au milieu de beaucoup d’autres. Bien qu’il n’ait jamais vu Mandralisca, il le reconnut immédiatement. Il se détachait de tous ceux qui l’entouraient comme la mort à un banquet de noces : un homme pâle, sombre, au visage dur, aux lèvres minces, revêtu d’un costume ajusté de cuir noir et luisant sans le moindre ornement à l’exception d’un large et brillant pendentif en or, manifestement l’emblème de sa charge, au bout d’une chaîne à son cou. Son regard dur et flamboyant était braqué droit sur Dekkeret, et il ne le détourna pas lorsque les yeux du Coronal se posèrent sur lui.

Ainsi voilà Mandralisca, pensa Dekkeret. Après tout ce temps, lui et moi ne sommes pas à plus de trente mètres l’un de l’autre.

Il était fasciné par le visage froid et repoussant de l’homme et par son aura sinistre. Il avait un magnétisme indiscutable, une force diabolique. Son immense volonté démoniaque transparaissait sur ses traits. Dekkeret comprenait désormais comment cet homme, l’incarnation de tout ce qui avait tourmenté Prestimion au cours de son règne par ailleurs glorieux, pouvait avoir causé autant de dégâts dans le monde pendant tant d’années. C’était une âme réellement sombre ; voilà un être dont la simple existence faisait s’interroger sur le dessein poursuivi par le Divin en le créant.

Au bout d’un long moment, le contact entre le Coronal de Majipoor et le conseiller privé du Lord de Zimroel cessa, et ce fut Mandralisca qui le premier détourna le regard, afin de faire une remarque à ses compagnons de table. Ils étaient trois : un homme d’une cinquantaine d’années ou peut-être un peu plus, quelconque et au visage rond, un jeune garçon séduisant, au visage ouvert et aux cheveux couleur d’or blanc qui ne devait pas avoir plus de dix-huit ou dix-neuf ans, et un individu petit, au teint hâlé, atteint de strabisme, qui devait incontestablement être l’oncle honni de Dinitak, le fabricant des casques, Khaymak Barjazid de Suvrael.

Des serviteurs apportèrent du vin, et remplirent toutes les coupes. Dekkeret se demanda négligemment si la vieille coutume de Dantirya Sambail d’emmener un goûteur partout où il se rendait n’aurait pas été appropriée dans le cas présent. Bien que cela lui parût absurde, il posa sa main sur celle de Fulkari lorsqu’elle voulut la tendre pour prendre machinalement sa coupe de vin et la retint.

Elle lui lança un regard interrogateur.

— Nous devons attendre le toast, murmura-t-il, ne sachant que dire d’autre.

— Oh ! Bien sûr, dit-elle, d’un air légèrement confus.

Le Lord Gaviral était à présent debout, sa coupe de vin dans la main. La salle fit silence.

— Aux bonnes relations, dit-il. À l’harmonie. À l’entente. À l’amitié éternelle entre les continents.

Il se tourna vers Dekkeret et but. Dekkeret, prenant conscience que son vin avait été versé du même flacon que celui de Gaviral, se leva et lui rendit son toast avec les mêmes banalités creuses, et but également. Il s’agissait d’un vin magnifique. Quoi qu’il puisse se passer ici au château de Mereminene, ils ne seraient pas empoisonnés ce soir-là, décida-t-il.

Tout autour de la salle, les Sambailid se tenaient debout, tous des hommes, remarqua Dekkeret, levant leur coupe et s’écriant : « Aux bonnes relations ! À l’harmonie ! À l’entente ! » Même Mandralisca s’était joint au toast, bien que ce qu’il tînt à la main fût un verre d’eau et non une coupe de vin.

— Votre conseiller privé n’a pas de goût pour le vin, hein ? fit Dekkeret à Gaviral.

— Il l’exècre, en fait. Il refuse d’y toucher. Il a dû en boire trop, j’imagine, quand il était le goûteur de mon oncle, le Procurateur.

— Je vois ce que vous voulez dire. Si je pensais qu’il risque d’y avoir du poison dans chaque coupe de vin que l’on me tend, je pourrais en perdre le goût, moi-même, au bout d’un an ou deux, dit Dekkeret, qui rit et but une autre gorgée.

Il lui semblait toujours très étrange que Mandralisca ne se soit pas avancé pour être présenté. Le plus simple maire de province était toujours imprudent de décliner son nom et son ascendance à un Coronal en visite ; et voilà un homme qui occupait le rang de conseiller privé auprès de quelqu’un qui se donnait le titre de lord et prétendait au pouvoir sur la totalité de Zimroel, et il décidait de s’installer plutôt avec ses propres compagnons à une table éloignée. Mais c’était apparemment le style de Mandralisca : se tapir à l’arrière-plan et laisser à quelqu’un d’autre la gloire visible. C’est ainsi qu’il avait opéré du temps de Dantirya Sambail, et il semblait qu’il opérait toujours ainsi à présent.

Dekkeret fit à nouveau observer la timidité évidente de Mandralisca à Gaviral à un moment de la soirée, en disant qu’il était curieux qu’il ne soit pas à la table d’honneur.

— C’est un homme de très humble origine, vous savez, dit Gaviral avec dévotion. Il considère que sa place n’est pas ici avec ceux d’entre nous dont les ancêtres étaient si grands. Mais vous le rencontrerez demain, monseigneur, quand nous nous réunirons tous sur le pré pour étudier en détail le traité que nous souhaitons vous soumettre.

18

On était au milieu de la journée, brillante et chaude, lorsque parvint la convocation de se rassembler sur le pré pour la conférence qui avait amené le Coronal en ce lieu. Quand Dekkeret arriva sur le site, une large plaine verdoyante éloignée de la maison principale, bordée de trois côtés par une forêt sombre et dense et sur le quatrième par un agréable ruisseau, il vit qu’une table de conférences faite de larges planches de bois noir poli, fixées sur une base de poutres épaisses jaunâtres terminée en pointe, avait été dressée parallèlement au ruisseau. Un alignement bien ordonné de papiers et de parchemins y était disposé, maintenus par des sphères de cristal pour les empêcher de s’envoler dans la douce brise, ainsi que des encriers, des plumes de milufta et différents autres articles pour écrire. Dekkeret vit également un assortiment de flacons de vin, des vins d’une demi-douzaine de couleurs différentes, et une rangée de coupes attendant d’être remplies. Une fois que le traité aurait été présenté et, ainsi que Gaviral l’espérait si manifestement, accepté, on pensait que les parties signataires célébreraient vraisemblablement l’événement séance tenante.

Le Lord Gaviral, resplendissant dans un justaucorps métallique qui ressemblait presque à une armure complète et des jambières écarlates magnifiquement ouvragées passepoilées de fils dorés, était déjà sur place, debout près de la table. Ses frères Gavahaud et Gavilomarin, superbement habillés eux aussi, le flanquaient.

Quant à Mandralisca, il se tenait tout à côté de son maître, vêtu à présent non plus du cuir noir ajusté de la nuit précédente, mais d’un costume beaucoup plus tape-à-l’œil : une veste rouge et vert arrivant au genou avec un large col plat agrémenté de fourrure blanche de steetmoy et des manches tombantes qui étaient fendues pour permettre à ses bras de passer, sur des chausses gris foncé du plus fin tissu, avec une large ceinture de mailles à la taille soutenant une bourse à glands fantaisie. C’était le genre de costume à l’élégance affectée qu’aurait pu choisir Septach Melayn, pourtant le spectacle du visage pâle, dur et sinistre de Mandralisca s’élevant au-dessus du col évasé atténuait plus qu’un peu l’extravagance de la tenue. Les trois compagnons de Mandralisca, le petit aide de camp rondelet aux jambes arquées, le grand jeune homme blond et Barjazid, efflanqué et l’air malfaisant, se trouvaient à peu de distance derrière lui.

Dekkeret avait revêtu sa robe officielle vert et doré pour la réunion, ainsi que le mince diadème doré qu’il ceignait souvent à la place de la couronne à la constellation. Gialaurys, à côté de lui, portait une armure complète, mais sans casque. Septach Melayn s’était contenté d’un pourpoint et de jambières claires. Le symbole en spirale du Labyrinthe sur sa poitrine était son seul ornement. Dinitak portait son habituelle tunique très simple, et Fulkari avait également choisi une mise sans apprêt. Une rangée de gardes de Dekkeret, triés sur le volet, se tenaient à quelque distance en retrait. Gaviral avait aussi une garde d’honneur derrière lui, à la même distance.

— Une journée propice, monseigneur ! s’écria Gaviral, alors que Dekkeret s’approchait. Une journée où l’harmonie sera réalisée !

Sa voix était joyeuse mais paraissait forcée et tendue : en outre il avait quelque chose de crispé dans son allure, ses lèvres remuaient et son regard cillait constamment. Eh bien, songea Dekkeret, l’enjeu d’aujourd’hui est considérable pour lui : il a amené le Coronal lord loin à l’intérieur de ce territoire inconnu, pour exiger de lui des concessions sans précédent, et le Coronal a donné tout lieu de croire qu’il écoutera les revendications des Sambailid avec sérieux et y accédera peut-être, mais il n’a aucune assurance certaine de ce que le Coronal a réellement en tête. Et je n’en ai pas non plus à son sujet, pensa Dekkeret. Nous jouons tous deux un jeu très serré.

— L’harmonie, oui. Espérons que c’est ce que nous créerons ici aujourd’hui, dit Dekkeret à Gaviral, en lui accordant son sourire le plus chaleureux.

Tout en parlant, il laissa ses yeux se fixer sur ceux de Gaviral, qui étaient injectés de sang et troublés ; mais le Sambailid détourna rapidement la tête, et s’appliqua à arranger les papiers et le matériel pour écrire disposés sur la table, comme s’il était une sorte de secrétaire plutôt que le prétendu Pontife de Zimroel. Le regard de Dekkeret se déplaça vers Mandralisca, qui eut une réaction totalement différente, et le dévisagea froidement et fixement, plein de menace et d’aversion, ce que Dekkeret admira pour sa sincérité non dissimulée, faute d’autre chose.

— Boirons-nous à une conclusion fructueuse de nos discussions, Votre Seigneurie, avant de nous mettre au travail, de vous exposer nos propositions et d’écouter vos réponses ? demanda Gaviral.

— Je ne vois aucune raison de ne pas le faire, répliqua Dekkeret, et les coupes de vin furent remplies.

Une fois de plus, il ne put s’en empêcher, Dekkeret surveilla subrepticement pour vérifier que sa coupe et celle de Gaviral étaient remplies avec le même flacon, et une fois de plus elles le furent. De fait, les coupes étaient remplies sans aucune distinction de haut en bas de la table et il aurait été difficile d’avoir recours au poison, à moins que Gaviral ne se soucie pas de perdre certains de ses hommes en même temps que ses visiteurs.

Gaviral porta le même toast aux bonnes relations et à l’entente que la veille, et ils burent tous une petite gorgée de vin, toute symbolique. Mandralisca, comme la fois précédente, ne but pas.

— Nous avons préparé ce document pour que vous l’étudiiez, monseigneur, dit ensuite Gaviral… Voici notre conseiller privé, comme vous le savez, le comte Mandralisca. Il vous montrera le texte, dont il est l’auteur, et répondra à toute question qui pourrait être soulevée, clause par clause.

Dekkeret acquiesça d’un signe de tête. Mandralisca, suivi comme à l’accoutumée par ses trois favoris, fit ostensiblement le tour de la longue table pour rejoindre Dekkeret. Dekkeret vit alors que l’aide de camp portait un rouleau de parchemin coincé sous le bras, qu’il prit et tendit à Mandralisca. Le conseiller privé le déroula, le tint devant lui et l’examina comme s’il souhaitait s’assurer que l’aide de camp avait bien apporté le bon ; puis enfin, apparemment satisfait, il se pencha et le posa sur la table devant Dekkeret.

— Si vous voulez bien vous donner la peine, monseigneur, dit Mandralisca, d’un ton étrange où se mêlaient, pensa Dekkeret, une obséquiosité voulue et une rage à peine maîtrisée.

Un grand silence se fit alentour, tandis que Dekkeret commençait à lire le document.

Lire ce parchemin n’était pas une mince affaire. Le texte était très serré et prolixe, la calligraphie en était enjolivée et d’un style particulièrement ancien, avec force fioritures irritantes et volutes décoratives. Il requérait une attention soutenue, confinant presque au déchiffrement. Dekkeret, avançant péniblement, découvrit bientôt qu’il s’ouvrait sur un préambule interminable et truffé de circonlocutions, laissant entendre que, peut-être, les Sambailid ne réclamaient rien de plus que l’autonomie de la province et la remise en vigueur du titre de Procurateur. Mais s’ensuivaient d’autres clauses qui contredisaient cela, des clauses paraissant faire valoir qu’ils revendiquaient en réalité bien davantage : en fait la fin de toute autorité impériale sur tout le continent de Zimroel, une complète indépendance, un retrait total du régime existant.

— Y a-t-il un problème, monseigneur ? demanda Mandralisca, se balançant près de l’épaule de Dekkeret et se penchant tout contre lui.

— Un problème ? Non. Mais je trouve qu’il y a un certain manque de clarté dans vos déclarations d’ouverture. Je vais les réexaminer, je pense.

Fronçant les sourcils, il reprit au début, cherchant à démêler une clause d’une autre, séparant chaque déclaration de son contraire soigneusement accouplé. C’était une tâche qui réclamait la plus grande concentration, et Dekkeret s’efforçait d’y consacrer l’attention la plus grande.

Pas si grande, cependant, qu’il manquât de voir du coin de l’œil l’éclat brillant de la lame que Mandralisca venait soudain de tirer de la bourse à pompons à sa ceinture, ni d’entendre le halètement de peur immédiat de Fulkari. Mais tout arriva si vite qu’il ne put rien faire d’autre que de se pencher sur le côté, pour s’écarter du coup qui venait dans sa direction par l’arrière.

C’est alors, en une fraction de seconde, que le garçon aux cheveux longs, le propre assistant de Mandralisca, tendit la main en avant, s’empara prestement de la coupe de vin près de Dekkeret et en lança le contenu dans les yeux de son maître. En même temps, de son autre main, il eut un geste vif pour saisir le bras qu’abattait Mandralisca. Mandralisca, esquivant la main du garçon, virevolta à l’aveuglette, et d’un geste furieux passa la dague en travers de la gorge du garçon, provoquant un jaillissement rouge. Le garçon parut s’effondrer et disparut. Ensuite, au milieu du tumulte général, Septach Melayn apparut aux côtés de Dekkeret, l’épée tirée à la main, et dans un terrible rugissement ordonna à Mandralisca de s’écarter de la présence du Coronal.

Mandralisca, à demi aveuglé, le vin dégoulinant sur son visage, recula effectivement, mais seulement jusqu’à l’endroit où se tenait le Lord Gavahaud, bouche bée de saisissement et de terreur. Du fourreau de Gavahaud, il arracha l’épée d’apparat minutieusement ciselée dont le vaniteux Sambailid avait agrémenté son costume, et se retourna rapidement, continuant à cligner des yeux pour essayer d’en faire disparaître le vin en faisant face à Septach Melayn qui se ruait sur lui.

— Tenez, dit froidement Septach Melayn, s’arrêtant et lui jetant un mouchoir qu’il gardait dans sa manche. Essuyez-vous le visage. Je ne vais pas tuer un homme incapable de voir clair.

Il laissa à Mandralisca, surpris, le temps d’éponger le vin, puis s’avança de nouveau, maniant sa rapière en mouvements vifs.

Dekkeret, encore abasourdi et dérouté par tout ce qui venait d’avoir lieu, se leva à moitié de son fauteuil à la table de conférences. Mais aucune intervention n’était possible. Septach Melayn et Mandralisca étaient déjà à l’œuvre, se déplaçant régulièrement sur le pré en combattant. Dekkeret n’avait jamais vu deux épées bouger avec une telle rapidité. Septach Melayn était l’homme le plus vif qui soit avec une épée ; mais Mandralisca lui rendait botte pour botte, parade pour parade, une démonstration effrénée d’escrime entre virtuoses, feintes, pivots, déplacements, toujours à la vitesse de l’éclair. Il n’était aucun coup auquel Septach Melayn ne puisse répondre et le dévier, mais cependant… cependant… voir Septach Melayn tenu en échec, incapable de percer la défense de son adversaire…

Puis Mandralisca, se détournant abruptement de Septach Melayn, se baissa et ramassa une poignée du sol doux et meuble de la prairie et la jeta au visage de Septach Melayn. Contrairement à Septach Melayn, il n’éprouvait aucun scrupule à se battre contre un homme qui ne voyait pas clair. La motte de terre éclata en atterrissant sur Septach Melayn et il en reçut dans les yeux, dans les narines, dans la bouche ; il resta un instant déconcerté, à tousser, cracher et se frotter les yeux, Mandralisca se précipita en avant en une attaque forcenée et déchaînée, dirigeant sa lame vers le centre de la poitrine de Septach Melayn.

Dekkeret observait avec horreur. Leur vitesse transformait l’épée de Mandralisca et celle de Septach Melayn en taches floues. Pendant un instant, il fut impossible de voir ce qui se passait. Puis Dekkeret aperçut Septach Melayn parant l’attaque désespérée de Mandralisca et écartant l’épée de Mandralisca d’un grand mouvement vers le haut dont il avait le secret. Un instant plus tard, Septach Melayn allongea une botte qui atteignit Mandralisca à la gorge.

Les deux hommes restèrent une seconde figés.

Il y avait une expression totalement singulière, quelque chose d’étrange qui était presque un air de triomphe sur le visage de Mandralisca lorsqu’il mourut. Septach Melayn retira son épée du corps basculant de Mandralisca et se retourna pour être face à la table de conférences et à Dekkeret. Mais alors, Dekkeret prit conscience que, à un moment donné dans la mêlée finale, Septach Melayn avait également été blessé. Le sang ruisselait sur le devant de son pourpoint, un filet d’abord, puis davantage, au point que le petit emblème doré du Labyrinthe fut intégralement caché par le flot abondant.

La prairie tout entière avait désormais sombré dans le chaos, des troupes Sambailid dissimulées étaient sorties de leurs cachettes dans la forêt, les propres gardes de Dekkeret s’étaient précipités en avant pour le protéger, et le reste des soldats de Dekkeret arrivait également à présent, de la lisière du champ où ils avaient attendu un signal de leur roi, se joignant au combat lorsqu’ils entendirent l’ordre hurlé par Dekkeret. Au milieu de tout ceci, le Coronal courut vers Septach Melayn, qui chancelait et vacillait, mais parvenait encore, on ne sait comment, à rester sur ses pieds.

— Monseigneur, commença Septach Melayn. Puis il s’interrompit, car un spasme de douleur parut le prendre ; mais il se ressaisit un peu et reprit en souriant :

— La bête est morte, non ? Que j’en suis heureux.

— Oh, Septach Melayn…

Dekkeret l’aurait bien rattrapé à ce moment-là, car il semblait être sur le point de tomber. Mais Septach Melayn l’écarta d’un geste.

— Prenez ceci, monseigneur, dit-il en tendant son épée à Dekkeret. Utilisez-la pour vous défendre contre ces barbares. Je n’en aurai plus besoin.

Puis il ajouta, après un regard vers Mandralisca à terre :

— J’ai accompli ce pour quoi j’avais été mis au monde.

Septach Melayn tituba alors et se mit à basculer. Dekkeret le saisit par les épaules et le maintint debout en une étreinte affectueuse. Il avait l’impression que Septach Melayn ne pesait presque rien, en dépit de sa grande taille. Dekkeret le tint de la sorte suffisamment longtemps pour entendre un léger petit soupir émaner de lui, puis le râle de la mort. Il l’allongea ensuite doucement sur le sol.

Se retournant, Dekkeret embrassa la scène de folie tout autour de lui d’un seul regard. Un essaim de ses gardes se tenait en un cercle d’épées autour de Fulkari ; elle était sauve. Un second groupe formait un mur autour de lui. Gialaurys se dressait comme une montagne à côté de la table de conférences, enserrant la gorge du Lord Gaviral d’une énorme main et le Lord Gavahaud de la même manière de l’autre. Dinitak avait trouvé un poignard quelque part et le brandissait contre la poitrine de son oncle, et Khaymak Barjazid avait les mains levées bien haut pour montrer qu’il était le prisonnier de son neveu. Partout sur le champ, les guerriers Sambailid, se rendant désormais compte que leurs chefs étaient pris, jetaient leurs armes et levaient les mains en gestes identiques de reddition.

Puis Dekkeret baissa les yeux et vit le garçon qui avait jeté le vin au visage de Mandralisca, couché pratiquement à ses pieds, avec le petit aide de camp grassouillet de Mandralisca agenouillé au-dessus de lui. Le sang ruisselait de la terrible blessure à la gorge.

— Est-il vivant ? demanda Dekkeret.

— À peine, monseigneur. Il ne lui reste que quelques instants.

— Il m’a sauvé de la mort, fit Dekkeret, et un frisson sinistre le secoua alors qu’un souvenir d’un autre jour, il y avait longtemps, à Normork, lui revenait en mémoire, un autre Coronal faisait face à la lame d’un assassin, et le balancement irréfléchi, fortuit, de cette lame avait pris la vie de sa cousine et, d’une étrange façon, l’avait simultanément placé sur le chemin du trône.

Ainsi tout s’était à nouveau reproduit, une vie sacrifiée pour qu’un Coronal puisse vivre. Dekkeret, tournant son regard vers Fulkari, vit à la place le fantôme de Sithelle, frémit et se retrouva au bord des larmes.

Mais le garçon était encore en vie, plus ou moins. Ses yeux étaient ouverts et il dévisageait Dekkeret. Pourquoi, se demanda Dekkeret, s’était-il mystérieusement retourné contre son maître de cette façon fatale dans ce moment décisif ? Et il obtint immédiatement la réponse, exactement comme s’il avait posé la question à voix haute. Car le garçon déclara dans le plus léger des murmures.

— Je ne pouvais pas en supporter davantage, monseigneur. Savoir qu’il avait l’intention de vous tuer ici, aujourd’hui… de tuer le roi du monde…

— Chut, mon garçon, fit Dekkeret. N’essaye pas de parler. Il faut te reposer.

Mais il ne parut pas avoir entendu.

— Et savoir aussi que j’avais suivi la mauvaise voie dans la vie, que je m’étais idiotement choisi le plus malfaisant des maîtres…

Dekkeret s’agenouilla à côté de lui et lui répéta de se reposer ; mais c’était inutile, désormais, car la faible voix était réduite au silence et les yeux grands ouverts étaient aveugles. Dekkeret leva la tête vers l’aide de camp.

— Quel était son nom ?

— Thastain, monseigneur. Il venait d’un endroit appelé Sennec.

— Thastain de Sennec. Et le vôtre ?

— Jacomin Halefice, Votre Seigneurie.

— Emmenez-le au pavillon, en ce cas, Halefice, et faites préparer son corps pour son enterrement. Nous lui ferons des funérailles de héros, à ce Thastain de Sennec. Du genre que l’on ferait pour un duc ou un prince qui est tombé en se battant pour son seigneur. Et il y aura un grand monument érigé à son nom à Ni-moya, cela j’en fais le serment.

Il se rendit ensuite jusqu’à l’endroit où gisait Septach Melayn. Gialaurys, agrippant toujours les deux Sambailid comme s’ils étaient de vulgaires sacs de blé, y était également allé, traînant ses deux captifs avec lui, et baissait les yeux sur le corps de son ami. Il pleurait de terribles grosses larmes silencieuses qui coulaient comme des rivières sur son visage large et charnu.

— Nous allons l’emmener loin de cet endroit haïssable, Gialaurys, et le ramènerons au Château, où est sa place, dit doucement Dekkeret. Vous transporterez son corps là-bas et veillerez à ce qu’il reçoive une sépulture digne de celles de Dvorn et de lord Stiamot, avec une inscription disant : « Ici repose Septach Melayn, dont la noblesse faisait l’égal de n’importe quel roi qui vécut jamais. »

— Je le ferai, monseigneur, répondit Gialaurys, d’une voix qui paraissait elle-même venir d’outre-tombe.

— Et nous trouverons également un barde à la cour, je vous charge aussi de cette tâche, Gialaurys, pour écrire un poème épique sur sa vie, que les écoliers, dans dix mille ans, connaîtront par cœur.

Gialaurys acquiesça d’un signe de tête. Il fit signe à deux gardes de se charger de ses prisonniers, tomba à genoux, prit Septach Melayn dans ses bras et l’emporta lentement hors du pré.

Dekkeret désigna ensuite le corps de Mandralisca, le visage dans l’herbe.

— Emportez ça, dit-il au capitaine des gardes, et veillez à ce que ce soit brûlé, à l’endroit quel qu’il soit où les ordures de cuisine de cette maison sont brûlées, et faites enfouir les cendres dans la forêt, là où personne ne les trouvera jamais.

— Je le ferai, monseigneur.

Dekkeret rejoignit enfin Fulkari, qui était debout, blême et accablée à côté de la table de conférences.

— Nous en avons terminé ici, madame, dit-il doucement. Ceci a été une triste journée, oui. Mais nous n’en connaîtrons jamais de plus triste, je pense, avant d’arriver au terme de notre vie.

Il glissa ses bras autour d’elle. Elle tremblait comme si elle s’était tenue dans un vent glacial. Il la serra contre lui le temps que le tremblement se calme quelque peu avant de reprendre.

— Viens, mon amour. Nous avons terminé ce que nous avions à faire, et j’ai d’importants messages à envoyer à Prestimion.

19

Depuis sa chambre aux nombreuses fenêtres tout en haut de la Bourse du commerce d’Alaisor, Keltryn observait la mer, surveillant le grand bateau à voiles rouges de Zimroel alors qu’il entrait au port. Dinitak se trouvait à bord de ce bateau. On l’avait envoyée là en toute hâte, dans un rapide flotteur royal, en une poursuite à couper le souffle sur toute la largeur d’Alhanroel, afin qu’elle soit à Alaisor lorsqu’il y arriverait, et on l’avait installée dans cette vaste suite à la magnificence royale qui, à ce qu’on lui avait dit, était habituellement réservée aux Puissances du Royaume ; et à présent, elle se tenait là, et il était là, à bord de ce majestueux vaisseau au large, se rapprochant d’elle à chaque instant qui passait.

Elle était encore stupéfaite d’être simplement là.

Non seulement parce qu’elle était dans la fabuleuse cité d’Alaisor, si éloignée du Mont du Château, avec ces extraordinaires falaises noires derrière elle et le gigantesque monument de lord Stiamot sur l’esplanade juste en dessous de sa chambre. Tôt ou tard, supposait-elle, elle aurait trouvé une raison de voir le monde et ses voyages auraient bien pu l’amener ici, dans cet endroit magnifique.

Mais qu’elle soit venue ici en courant sur l’ordre de Dinitak, après tout ce qui s’était passé entre eux…

Elle ne se souvenait que trop bien avoir déclaré à Fulkari, en apprenant qu’il la laissait en arrière lorsqu’il irait à Zimroel : « Je ne veux plus jamais le voir ! »

Et Fulkari répondant d’un air suffisant : « Mais si. »

Elle avait alors pensé que Fulkari avait tort, tout simplement tort. Elle ne pourrait jamais avaler une telle humiliation. Mais le temps avait passé, les jours, les semaines, les mois, temps pendant lequel elle avait eu le loisir de se plonger dans les souvenirs de ces promenades main dans la main dans les couloirs du Château, de ces dîners aux chandelles, de ces nuits de passion époustouflante. Le temps de réfléchir, également, à la nature unique de Dinitak, à son sens étrangement profond du bien et du mal. Le temps de penser que, peut-être, elle pourrait presque comprendre ses raisons de partir à Zimroel sans elle.

Et alors, par courrier spécial, ces deux messages de l’autre continent…

Dinitak Barjazid, à Keltryn de Sipermit, disant dans son style particulier et cérémonieux : Je reviens par Alaisor, et je vous prie instamment de vous y trouver lorsque j’arriverai, ma chérie, car nous avons à discuter de sujets de la plus grande importance, et nous en discuterons mieux là-bas. « Je vous prie instamment ! » Cela ne ressemblait pas beaucoup à Dinitak, de prier le moins du monde, et instamment qui plus est. « Ma chérie. » Oui.

Le second message, dans la même bourse, était de Fulkari, et ce que disait Fulkari était : Il va te demander de le rejoindre à Alaisor. Va le retrouver là-bas, petite sœur. Il t’aime. Il t’aime plus que tu ne pourrais le croire possible.

Elle ne put réprimer la flambée de colère instantanée qui fut sa première réaction. Comment osait-il ? Comment osait-elle ? Pourquoi retomber dans le même vieux piège ? Faire tout le trajet jusqu’à Alaisor, pas moins, sur son ordre, pour son confort à lui ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Il t’aime.

Il t’aime plus que tu ne pourrais le croire possible.

Et Dinitak :

Je vous prie instamment.

Ma chérie. Ma chérie. Ma chérie.

On frappa à la porte.

— Madame ?

C’était Ekkamoor, le chambellan du Château, qui s’était occupé d’elle lors de ce voyage fou jusqu’à la pointe du continent.

— Le bateau est sur le point d’arriver à quai, madame. Souhaitez-vous être sur la jetée lorsqu’il le fera ?

— Oui, répondit-elle. Oui, bien sûr !

Il arborait l’étendard vert et doré du Coronal, et l’emblème de la constellation du Coronal se trouvait sur la proue. Mais il y avait également un pavillon jaune de deuil flottant à son mât, et Keltryn, observant depuis la salle d’attente tandis que la passerelle était mise en place, fronça les sourcils en voyant une garde d’honneur aux visages solennels quitter les premiers le navire, portant un cercueil, qui d’après son apparence devait être un cercueil de la fabrication la plus coûteuse. Marchant derrière se tenait un homme aux larges épaules, à la carrure puissante qu’elle reconnut, après un instant, comme étant le Grand Amiral Gialaurys, le vieil ami et compagnon d’armes de Septach Melayn, mais un Gialaurys qui paraissait avoir vieilli de cent ans depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu au Château, à l’époque du couronnement de lord Dekkeret. Sa tête était baissée, son visage sombre et sinistre. Alors que la procession portant le cercueil passait devant elle, il n’eut pas l’air de la remarquer le moins du monde. Mais pourquoi l’aurait-il dû ? Si tant est qu’il la connût, ce n’était qu’en tant que l’une des innombrables jeunes dames de la cour. Et il était manifestement si accablé par son chagrin qu’il ne pouvait prêter aucune attention à ceux devant lesquels il passait en débarquant.

Mais qui est mort ? se demanda-t-elle, en se retournant sur la morne procession alors que celle-ci disparaissait à la vue.

— Keltryn ! Keltryn ! s’écria ensuite une voix familière.

— Dinitak !

Il avait changé d’une certaine façon. Pas au-dehors : il était le même homme mince, ramassé, avec le même visage assombri par le soleil, et le même air de force tendue, prête à jaillir. Mais quelque chose était différent. Il y avait – quoi ? – une sorte de grandeur en lui, à présent, une attitude presque royale d’accomplissement et de résolution. Keltryn s’en aperçut immédiatement. Elle courut vers lui, il lui ouvrit les bras, la serra fort contre lui, et le toucher ranima des souvenirs doux et chauds, mais même à ce moment-là, elle avait aussi cette impression inexplicable que des changements s’étaient faits en lui.

Évidemment. Il était allé à Zimroel avec le Coronal. Il avait pris part à une sorte de terrible lutte contre les ennemis du trône.

— Eh bien, me voilà, Dinitak ! dit-elle au bout d’un moment, en reculant.

— Te voilà, oui. Comme c’est merveilleux.

— Et Zimroel, tu me raconteras ?

— En temps voulu. C’est une très longue histoire. Et il y a bien davantage à dire également.

Un curieux sourire traversa ses sombres traits comme une flamme dansante.

— Je vais devenir une Puissance du Royaume, Keltryn. Et si tu m’acceptes, tu seras, comme ta sœur, l’épouse d’une Puissance.

Ces paroles n’avaient aucun sens pour elle. Elle resta là, à se les répéter mentalement, encore et encore, mais il n’y avait pas moyen qu’elle leur trouve une signification.

— C’est entendu, pour Dekkeret, Prestimion et la Dame, dit-il. Je vais porter le casque, pénétrer dans les esprits comme le fait la Dame, et chercher ceux qui voudraient faire du mal aux autres. Et avec le casque je les avertirai des conséquences de leurs actes, et les punirai s’ils s’y livrent en dépit de cet avertissement. Le Roi des Rêves sera mon titre ; et il se transmettra à mes enfants, et aux enfants de mes enfants à tout jamais, qui seront entraînés à utiliser le casque. Ainsi il n’y aura plus de Mandralisca dans ce monde. Tu vois, comme cela, je vais être une Puissance. Mais seras-tu la femme d’une Puissance, Keltryn ?

— Tu me demandes de t’épouser ? fit-elle, sidérée.

— Si le Roi des Rêves doit avoir des enfants qui hériteront de ses fonctions, il faut qu’il ait une reine, n’est-ce pas ? Nous vivrons à Suvrael. C’est la décision de Prestimion, pas la mienne, que cette nouvelle Puissance devra établir sa résidence loin des trois autres ; mais ce n’est pas le pire endroit du monde, Suvrael, et je pense que tu t’y habitueras beaucoup plus vite que tu ne le crois. Si tu le veux, nous pouvons retourner au Château pour nous marier, ou nous rendre au Labyrinthe pour que Prestimion célèbre la cérémonie, mais Dekkeret et moi sommes d’accord qu’il vaut mieux que j’aille à Suvrael aussi vite que possible, afin que je puisse…

Elle écoutait à peine et ne comprenait quasiment rien. Une Puissance du Royaume ? Roi des Rêves ?

Suvrael ? Tout ceci tournoyait follement dans son esprit.

— Keltryn ? fit Dinitak.

— Trop… Si étrange…

— Réponds à cette question, au moins : veux-tu m’épouser, Keltryn ?

Elle pouvait se concentrer sur ce point. Elle aurait tout le temps, ensuite, de comprendre le reste, Roi des Rêves et Suvrael, et tout ça, et ce qui s’était passé tandis que lui, Dekkeret et les autres étaient à Zimroel, et de qui Gialaurys avait escorté le corps hors du bateau.

— Oui, dit-elle comprenant ce sujet. Il t’aime. Il t’aime plus que tu ne pourrais le croire possible. Oui, Dinitak, oui, oui, oui, oui !


— Gialaurys est allé d’Alaisor à Sisivondal avec le corps, et se met en route pour le Mont, dit Prestimion, les yeux fixés sur la dépêche qui venait de lui être remise. Nous devrons donc également nous mettre nous-mêmes en route pour le Château dans un jour ou deux, Varaile.

Elle sourit.

— Je savais que tu trouverais une excuse pour t’éloigner du Labyrinthe avant longtemps, Prestimion. Je ne pense pas que nous ayons jamais passé autant de mois consécutifs en aucun endroit, comme cela a été le cas depuis que nous sommes revenus de Stoien.

— En réalité, je me suis tout à fait habitué à la vie au Labyrinthe, mon amour. Confalume avait dit que ce serait le cas, tôt ou tard ; et il avait raison sur ce point, comme sur tant d’autres. C’est lorsque l’on est Coronal que l’on est un vagabond. À ce moment-là, on a le sang chaud. Le Pontife préfère une vie plus tranquille, et le Labyrinthe a la particularité de se faire apprécier petit à petit, ne crois-tu pas ?

Il fit un grand geste autour de lui d’une main puis de l’autre, montrant toutes les possessions familières de leur ménage au Château, tout ce qui était désormais confortablement installé dans les appartements du Labyrinthe qui étaient autrefois ceux de Confalume et étaient désormais les leurs, et avaient l’air d’être en place depuis des décennies plutôt que des mois.

— En tout cas, cela n’a pas été ma décision d’enterrer Septach Melayn au Château. C’était celle de Dekkeret. Devant laquelle je m’incline volontiers.

— C’était ton ami, Prestimion. Et le porte-parole du Pontife, également. N’aurait-il pas été plus approprié qu’il repose, ici au Labyrinthe ?

Prestimion secoua la tête.

— Septach Melayn n’a jamais été un homme du Labyrinthe, non. Il n’est venu ici que par loyauté envers moi. Le Mont du Château était son foyer, et c’est là qu’il reposera. Je ne vais pas m’opposer à Dekkeret sur ce sujet. Il est mort en sauvant la vie de Dekkeret ; ce seul fait donne à Dekkeret le droit de choisir où il sera enterré.

Il prit conscience qu’il parlait très calmement de ces détails concernant l’enterrement de Septach Melayn, comme s’il s’agissait de quelque point ordinaire d’une affaire du royaume, et pendant un instant, Prestimion pensa réellement que la douleur de la perte de son ami pourrait avoir commencé à guérir. Mais ensuite elle revint de plein fouet, il grimaça et se détourna. Ses yeux lui piquaient. Que Septach Melayn, de tous les hommes, ait dû être perdu lors de la lutte contre Mandralisca… qu’il ait dû renoncer à la vie pour débarrasser le monde de ce… ce…

— Prestimion…, dit Varaile, tendant la main vers lui.

Il lutta pour reprendre le contrôle de lui-même et y parvint.

— Nous n’avons pas besoin de discuter de cela, Varaile. Nous ne le devrions pas. Dekkeret a décrété des funérailles au Château et un enterrement au Château, Gialaurys l’emmène là-haut et le monument est déjà en cours de conception, j’officierai à la cérémonie, et donc toi et moi devrions commencer à faire nos bagages pour le voyage sur le Glayge. Qu’il en soit ainsi.

— Je me demande quel genre d’enterrement Dekkeret a décrété pour Mandralisca.

— Je le lui demanderai, si j’y pense, lorsqu’il reviendra de son Grand Périple. J’aurais donné son corps à une bande de jakkaboles affamés, pour ma part. Dekkeret est un homme plus bienveillant que moi, mais j’aime à penser qu’il en aura fait autant.

— Ce Dekkeret est un homme royal.

— Oui. Oui, c’est ce qu’il est, dit Prestimion. Un roi entre tous. J’ai laissé le monde en de bonnes mains, je crois. Il m’a dit qu’il écraserait Mandralisca sans partir en guerre, et c’est ce qu’il a fait, et il a fait rentrer ces cinq horribles frères dans la boîte dont ils avaient jailli, et tout Zimroel chante les louanges de lord Dekkeret, désormais, apparemment.

Prestimion rit. La pensée des actes de Dekkeret à Zimroel avait égayé son humeur.

— Sais-tu, Varaile, ce pour quoi je serai célèbre, dans les temps à venir ? La grande chose dont on se souviendra à mon sujet ? Ce sera que j’ai découvert le garçon qui allait devenir lord Dekkeret, un jour alors que j’étais à Normork, et que j’ai eu le bon sens de le prendre avec moi et d’en faire mon Coronal. Oui. Ce que l’on dira de moi sera que j’étais le roi qui a donné au monde lord Dekkeret… Et maintenant, préparons-nous pour ce voyage au Château, mon amour, et pour l’affaire assez triste que nous devons y régler, avant de rentrer dans l’époque heureuse de nos règnes.


Ils avaient remonté le Zimr pendant des semaines et des semaines, cité après cité, Flegit, Clarischanz, Belka, Larnimisculus et Verf, et Dekkeret et Fulkari étaient à présent à Ni-moya, enfin, installés dans le magnifique palais qui avait autrefois appartenu à Dantirya Sambail, complètement ébahis, parcourant au hasard sa multitude de pièces, se récriant d’admiration sur la splendeur de son architecture.

— En réalité, il vivait bel et bien comme un roi, murmura Fulkari.

Ils avaient atteint l’aile la plus occidentale du bâtiment, où une colossale fenêtre d’un seul panneau offrait une vue circulaire allant du bord de l’eau, à gauche, aux tours blanches des collines de Ni-moya, à droite, et l’immense giron du gigantesque fleuve se déroulant devant eux jusque loin dans les régions reculées du continent.

— Que vas-tu faire de cet endroit, maintenant, Dekkeret ? Tu ne vas pas le faire démolir, non ?

— Non. Jamais. Je ne peux tenir le bâtiment pour responsable des crimes de Dantirya Sambail et de ses cinq pitoyables neveux. Ces crimes seront oubliés, tôt ou tard. Mais quel crime contre la beauté ce serait de détruire le palais du Procurateur.

— Oui. Tout à fait.

— Je désignerai un duc pour régner sur Ni-moya, je ne sais pas qui ce sera, mais il s’agira de quelqu’un n’ayant pas la moindre goutte de sang Sambailid en lui, et lui et ses héritiers pourront vivre ici, sachant qu’ils le peuvent grâce à la générosité du Coronal.

— Un duc. Pas un Procurateur.

— Il n’y aura plus de Procurateur ici, Fulkari. C’était le décret de Prestimion, que je renouvellerai. Nous réformerons le gouvernement de Zimroel pour le décentraliser à nouveau : une seule autorité ici est trop dangereuse, trop menaçante pour le gouvernement impérial lui-même. Des ducs de province, la loyauté à la couronne, des Grands Périples fréquents pour souligner l’allégeance de Zimroel à la constitution : c’est ainsi que ce sera, oui.

— Et les Cinq Lords ? demanda-t-elle.

— Ne sont plus Lords, tu peux en être sûre. Mais ce serait un péché de mettre de tels idiots à mort. Lorsqu’ils auront suffisamment fait pénitence pour leur petit soulèvement, ils pourront retourner dans leurs palais dans le désert, et ils y resteront définitivement. Je doute qu’ils causent d’autres troubles. Et si la pensée leur en vient quand même, le Roi des Rêves s’occupera d’eux.

— Le Roi des Rêves, dit Fulkari en souriant. Notre frère Dinitak. C’était un plan brillant. Bien que tu m’aies fait perdre ma sœur en l’expédiant à Suvrael.

— Et moi j’ai perdu un ami, dit Dekkeret. On ne pouvait rien y faire. Prestimion a insisté : le Roi des Rêves doit établir son quartier général là-bas. Nous ne pouvons pas avoir trois des quatre Puissances regroupées à Alhanroel. Il fera bien son travail, à mon avis. Il est né pour cela… As-tu jamais imaginé, Fulkari, que ton farouche garçon manqué de sœur épouserait une Puissance du Royaume ?

— Ai-je jamais imaginé que je le ferais ? demanda-t-elle, et ils rirent et se rapprochèrent l’un de l’autre près de la grande fenêtre.

Dekkeret regarda au-dehors. La nuit commençait à présent à tomber. Quelque part, là-bas à l’Ouest, se trouvait un autre monde de merveilles qu’ils allaient aussi visiter : Khyntor et ses grands geysers de vapeur, la cristalline Dulorn où le Cirque Perpétuel offrait son carnaval de prodiges nuit et jour, jour et nuit, et l’ancienne Pidruid en pavés au-delà sur la côte, et Narabal, Til-omon, Tjangalagala, Cibairil, Brunir, Banduk Marika et toutes ces fabuleuse cités de l’Ouest lointain.

Ils les visiteraient toutes. Il était déterminé à aller partout. À se tenir devant le peuple et à lui dire : Me voici, Dekkeret, votre Coronal lord, qui consacrera sa vie à votre service.

— Quel superbe coucher de soleil, dit doucement Fulkari. Tant de couleurs : or, pourpre, rouge, vert, tourbillonnant toutes ensemble.

— Oui. Vraiment superbe.

— Mais ce n’est en fait que le milieu de la journée à Khyntor, non ? Et le matin à Dulorn. Le milieu de la nuit dernière, à Pidruid. Oh, Dekkeret, le monde est si vaste ! Le Château semble si loin, en ce moment !

— Le Château est loin, mon ange.

— Combien de temps resterons-nous partis pour ce Grand Périple, crois-tu ?

Dekkeret haussa les épaules.

— Je l’ignore. Cinq ans ? Dix ? L’éternité ?

— Sérieusement, Dekkeret.

— Je te le dis, Fulkari : je l’ignore. Aussi longtemps qu’il le faudra. Le Château se passera de nous, si c’est nécessaire. Je suis le Coronal lord partout où je me trouve être sur Majipoor. Et nous avons une planète entière à visiter.

Le ciel changeait et alors qu’ils regardaient, les couleurs se firent plus foncées, le rouge cédant la place au bronze, le pourpre se nuançant de bordeaux. Bientôt il ferait nuit ici, et ce serait l’aube à l’ouest. Les étoiles commencèrent à apparaître. L’une des lunes mineures se leva et jeta un faisceau de lumière argentée sur les eaux du fleuve. Le bras de Dekkeret se resserra autour des épaules de Fulkari, et ils restèrent silencieux un moment.

— Regarde, dit-il ensuite, lorsque enfin toutes les couleurs se furent fondues dans le noir. Voici Majipoor devant nous, et la nuit est aussi belle que le jour.


FIN DU TOME VII

Загрузка...