« Et lord Stiamot pleura en les entendant chanter la ballade de sa grande victoire à Weygan Head, car le Stiamot dont ils chantaient les louanges n’était pas celui qu’il connaissait. Il n’était plus lui-même. Il avait laissé place à la légende. Il avait été un homme, mais désormais il était un mythe. »
— Ce doit être ce que nous cherchions, déclara le Skandar, Sudvik Gorn, debout au bord de la falaise, indiquant le bas du coteau escarpé par des mouvements saccadés du bras gauche inférieur.
Ils avaient atteint la crête. La roche sous-jacente était fortement effritée à cet endroit, si bien que la piste qu’ils avaient suivie s’achevait sur une parcelle accidentée couverte de graviers verdâtres et acérés, au-delà de laquelle commençait une brusque descente vers une vallée à la végétation dense.
— Le Donjon de Vorthinar, juste en dessous de nous ! Que pourrait être cette construction, sinon le donjon du rebelle ? Il nous sera assez facile de l’embraser, à cette époque de l’année, reprit-il.
— Laissez-moi voir, dit le jeune Thastain. Ma vue est meilleure que la vôtre.
Il tendit impatiemment la main vers la longue-vue que Sudvik Gorn tenait dans son autre main intérieure. C’était une erreur. Sudvik Gorn adorait tourmenter le garçon, et Thastain venait de lui en donner une nouvelle occasion. Le gigantesque Skandar, qui le dépassait de plus de soixante centimètres, écarta la lunette d’un geste vif, la fit passer à un bras supérieur et l’agita au-dessus de la tête de Thastain avec une espièglerie appuyée. Il arbora un large sourire malveillant, découvrant des dents saillantes.
— Attrape-la, qu’attends-tu ?
Thastain sentit son visage s’échauffer de rage.
— Maudit ! Laisse-moi prendre ce truc, espèce de stupide bâtard à quatre bras !
— Qu’est-ce que tu as dit ? Que je suis un bâtard ? Bâtard ? Répète ça ?
La face hirsute du Skandar s’assombrit. Il brandissait désormais la lunette comme s’il s’agissait d’une arme, la balançant d’un air menaçant d’un côté à l’autre.
— Oui. Répète-moi ça, que je t’expédie directement à Ni-moya, reprit-il.
Thastain lui lança un regard furieux.
— Bâtard ! Bâtard ! Vas-y, frappe-moi, si tu peux !
C’était un garçon de seize ans, mince, à la peau claire, et assez rapide pour distancer un bilantoon à la course. C’était sa première mission d’importance au service des Cinq Lords de Zimroel, et pour on ne sait quelle raison, le Skandar l’avait choisi comme souffre-douleur. L’exaspérante raillerie continuelle de Sudvik Gorn le rendait fou de rage. Depuis trois jours, pour ainsi dire depuis le début de l’expédition partie du domaine des Cinq Lords, de nombreux kilomètres au sud-est de là, jusqu’au territoire tenu par le rebelle, Thastain s’était contenu, mais cette fois, il n’en pouvait plus.
— Mais il faudra d’abord m’attraper, et je peux te faire tourner longtemps, tu le sais. Eh, Sudvik Gorn ! Gros tas de fourrure mitée ! poursuivit-il.
Le Skandar grogna et s’avança en grondant. Mais au lieu de s’enfuir, Thastain sauta avec agilité de quelques mètres en arrière et, prestement, ramassa une grosse poignée de cailloux pointus. Il ramena le bras en arrière comme s’il s’apprêtait à les jeter au visage de Sudvik Gorn. Thastain serrait si fermement les pierres que leurs arêtes coupantes lui entaillaient la main. On pourrait aveugler un homme avec ça, pensa-t-il.
À l’évidence, Sudvik Gorn se faisait la même réflexion. Il s’arrêta dans son élan, l’air déconcerté et furieux, et ils restèrent plantés l’un en face de l’autre. C’était sans issue.
— Allez, reprit Thastain, en faisant signe au Skandar d’un air narquois. Un pas de plus, juste un.
Il se mit à faire des moulinets d’un geste sûr de l’avant-bras, prenant de l’élan pour le lancer.
Les yeux rouges du Skandar flamboyaient de colère. Un son sourd et vibrant monta de sa large poitrine, tel celui d’un volcan se préparant à entrer en éruption. Ses quatre bras puissants tremblaient d’une menace à peine contenue. Mais il n’avança pas.
Pendant ce temps, les autres membres de la patrouille de reconnaissance avaient remarqué ce qui se passait. Du coin de l’œil, Thastain les vit se rapprocher à droite et à gauche, formant vaguement un cercle le long de la corniche, observant, ricanant. Aucun d’entre eux n’aimait le Skandar, mais Thastain doutait que beaucoup l’apprécient pour autant. Il était trop jeune, trop inexpérimenté, trop mignon. Selon toute probabilité, ils estimaient qu’il avait besoin d’une petite correction – d’être malmené par la vie, comme eux l’avaient été avant lui.
— Alors, mon garçon ?
C’était la voix tranchante de Gambrund, l’homme de Piliplok aux joues rondes, au profil gauche traversé par une impressionnante cicatrice d’un pourpre soutenu. D’aucuns prétendaient qu’elle lui avait été faite par le comte Mandralisca, dont il avait volé la cible lors d’une chasse au gihorna, d’autres qu’elle était due au lord Gavinius dans un moment d’ébriété, comme si le lord Gavinius en connaissait d’autres.
— Ne reste pas planté là ! Lance-les ! Lance-les à sa face poilue ! continua-t-il.
— Oui, lance-les, cria un autre. Montre à ce grand singe une chose ou deux ! Arrache ses yeux immondes !
C’était vraiment idiot, songea Thastain. S’il lançait les graviers, il avait intérêt à aveugler Sudvik Gorn du premier coup, sinon le Skandar le tuerait certainement. Mais s’il faisait perdre la vue à Sudvik Gorn, le comte le punirait sévèrement – sans doute en le rendant aveugle lui aussi. Et s’il se contentait de jeter les pierres, il devrait prendre ses jambes à son cou, et courir très vite, car si Sudvik Gorn le rattrapait, il le martèlerait de ses énormes poings jusqu’à le réduire en bouillie ; mais s’il prenait la fuite, alors tout le monde le traiterait de lâche. Aucune de ces solutions n’était envisageable. Comment s’était-il fourré dans cette situation ? Et comment allait-il s’en sortir ?
Il espérait ardemment que quelqu’un vienne à sa rescousse. Ce qui se produisit un moment plus tard.
— Ça suffit vous deux, arrêtez ! ordonna une nouvelle voix à quelques pas derrière Thastain.
Il s’agissait de Criscantoi Vaz. Un homme maigre et noueux, aux épaules larges et à la barbe grise, originaire de Ni-moya : le plus âgé du groupe, la quarantaine passée d’un an ou deux. L’un des rares ici à s’être pris d’une sorte d’affection pour Thastain. C’est Criscantoi Vaz qui l’avait désigné pour faire partie de cette troupe, là-bas à Horvenar sur le Zimr, où cette expédition avait commencé. Il s’avança alors, se plaçant entre Thastain et le Skandar. Il avait l’air écœuré de qui doit patauger dans une mare d’immondices. Il eut un geste brusque vers Thastain.
— Lâche ces pierres, mon garçon.
Immédiatement, Thastain ouvrit le poing et les laissa tomber.
— Le comte Mandralisca vous ferait tous deux clouer à un arbre et fouetter s’il voyait ce qui se passe. Vous perdez un temps précieux. Avez-vous oublié que nous sommes ici pour accomplir un travail, crétins ?
— Je lui ai seulement demandé la longue-vue, fit Thastain d’un ton maussade. En quoi cela fait-il de moi un crétin ?
— Donne-la-lui, dit Criscantoi Vaz à Sudvik Gorn. Ces petits jeux sont des sottises, et des sottises dangereuses, en plus. Ne croyez-vous pas que le seigneur Vorthinar a maintes sentinelles qui parcourent ces collines ? Nous sommes exposés ici, à chaque instant.
Grimaçant, le gigantesque Skandar donna la lunette. Il lança à Thastain un regard noir qui disait indubitablement qu’il entendait bien reprendre cela une autre fois.
Thastain s’efforça de ne pas y prêter attention. Tournant le dos à Sudvik Gorn, il alla jusqu’à l’extrême bord de l’à-pic, enfonça ses bottes dans le gravier, et se pencha le plus en avant qu’il l’osa. Il porta la lunette à son œil. Le coteau devant lui et la vallée à ses pieds apparurent soudain avec une abondance de détails.
C’était l’automne ici, une journée de forte chaleur, étouffante. L’interminable saison sèche qu’amenait l’été dans cette partie du cœur de Zimroel n’était pas encore terminée, et la colline était couverte d’un épais manteau de grande herbe fauve, une variété d’herbe dont le lustre brillant comme du verre paraissait artificiel, comme si quelque maître artisan l’avait créée dans le but de décorer la pente. Les longs brins luisants étaient lourds de graines à leur extrémité, si bien que la violence du chaud vent du sud les pliait aisément, les faisant onduler comme une rivière d’or éclatant, coulant sur la pente, encore et encore.
Le coteau, qui dévalait en une succession de déclivités abruptes, n’avait pour ainsi dire aucun relief, sauf lorsqu’il était rompu, çà et là, par de gros rochers noirs déchiquetés, qui se dressaient comme des dents de dragon. À une centaine de mètres en dessous de lui, Thastain distinguait un helgibor au poil soyeux et aux courtes pattes en train de ramper résolument dans l’herbe, sa tête verte couverte de poils redressée, prête à frapper, ses crocs recourbés déjà à nu. Un vrimmet bleu, dodu et sans méfiance, la proie de l’helgibor, paissait tranquillement à peu de distance. Le vrimmet allait avoir de gros problèmes d’ici à quelques instants. Mais Thastain ne vit d’abord rien du château du petit seigneur rebelle, en dépit de l’acuité de sa vision et de l’aide apportée par la longue-vue.
Puis il orienta la lunette légèrement plus à l’ouest, et le donjon se tenait là, confortablement blotti dans un repli profond de la vallée : une longue chose grise, basse et incurvée, telle une cicatrice sombre sur la prairie fauve. Il lui sembla que la partie la plus basse de la construction était en pierre, peut-être jusqu’à hauteur de cuisse d’homme, mais qu’au-dessus tout était en bois, jusqu’au toit de chaume pentu.
— C’est bien le donjon, aucun doute confirma Thastain, sans se dessaisir de la longue-vue.
Sudvik Gorn avait raison. En cette saison sèche, incendier cet endroit n’aurait rien d’un exploit. Trois ou quatre brandons jetés dessus embraseraient le toit, des étincelles sauteraient sur l’herbe sèche et non fauchée qui poussait jusqu’aux fondations de la bâtisse, et les arbustes avoisinants, noueux et d’aspect huileux, s’enflammeraient. Tout alentour ne serait qu’un bûcher rugissant. En dix minutes, le seigneur Vorthinar et tous ses hommes seraient rôtis vifs.
— Vois-tu des sentinelles ? demanda Criscantoi Vaz.
— Non. Personne. Tout le monde doit être à l’intérieur. Non… Attendez… Si, il y a quelqu’un !
Une silhouette surprenante, très mince et anormalement allongée, apparut à l’angle du bâtiment. L’homme s’arrêta un instant et leva les yeux… droit vers Thastain, sembla-t-il. Thastain s’empressa de se jeter à plat ventre et fit un grand signe frénétique de la main gauche aux hommes se trouvant derrière lui pour qu’ils s’éloignent de la corniche. Puis il regarda à nouveau par-dessus le bord. Prudemment, il réaligna la lunette. L’homme avait repris son chemin. Peut-être n’avait-il rien remarqué en fin de compte.
Il y avait quelque chose d’extrêmement étrange dans sa façon de bouger. Cette démarche balancée, cette curieuse flexibilité dans le mouvement. Ce drôle de visage, comme Thastain n’en avait jamais vu auparavant. L’homme paraissait avoir des articulations singulièrement instables, comme qui dirait… caoutchouteuses. Presque comme s’il était… Se pouvait-il… ?
Thastain ferma un œil et plissa l’autre autant qu’il le put.
Oui. Un frisson parcourut sa colonne vertébrale. Un Métamorphe, voilà ce que c’était. Sans le moindre doute un Métamorphe. C’était une vision nouvelle pour lui. Il avait passé toute sa courte vie ici, dans le nord de Zimroel, où on rencontrait rarement, pour ne pas dire jamais, de Métamorphes… où ils étaient, en fait, des créatures semi-légendaires.
Il l’examinait attentivement à présent. Thastain affina la mise au point de la lunette et put voir distinctement la couleur verdâtre de la peau de l’homme, les lèvres fendues, les pommettes saillantes, le léger renflement d’un nez. Et l’arc que la créature portait en travers du dos était sûrement de conception Changeforme, un objet fragile, d’apparence extrêmement flexible, en osier léger, le genre d’arme le mieux adapté à un être dont la structure osseuse est assez souple pour se tordre facilement et subir pratiquement n’importe quelle importante transformation.
Inimaginable. C’était comme de voir un démon patrouiller devant le donjon. Car enfin qui, même en cas de révolte contre ses propres suzerains, pouvait oser s’allier aux Métamorphes ? C’était contraire aux lois d’avoir commerce avec le mystérieux peuple aborigène. Et, pensa Thastain, c’était plus qu’illégal. C’était abominable.
— Il y a un Changeforme là-bas, souffla Thastain d’une voix rauque par-dessus son épaule. Je le vois passer juste devant la maison. L’histoire que nous avons entendue est donc vraie. Le seigneur Vorthinar s’est allié à eux !
— Tu penses qu’il t’a vu ? demanda Criscantoi Vaz.
— Je ne crois pas.
— Très bien. Écarte-toi du bord avant qu’il ne le fasse.
Thastain recula en se tortillant, sans se redresser, et se releva tant bien que mal lorsqu’il fut suffisamment loin du bord. En relevant la tête, il prit conscience du regard hostile de Sudvik Gorn toujours braqué sur lui, chargé d’une froide haine, mais Sudvik Gorn et sa malveillance n’avaient plus guère d’importance pour lui. Il y avait une tâche à accomplir.
Le matin au Château. L’éclatant soleil vert doré entrait dans les magnifiques appartements du sommet de la Tour de lord Thraym, résidence officielle du Coronal et de son épouse. Il envahissait en flots lumineux la vaste et splendide chambre, aux murs recouverts de grandes plaques de granit poli aux teintes chaudes, auxquelles étaient suspendues de magnifiques tapisseries en tissu d’or, où se réveillait lady Varaile.
Le Château.
Le monde entier savait de quel château il s’agissait, lorsqu’on disait « le Château » : cela ne pouvait désigner que le Château de lord Prestimion, ainsi que le peuple de Majipoor l’avait appelé ces vingt dernières années. Auparavant, il s’était appelé le Château de lord Confalume, et précédemment, celui de lord Prankipin. et ainsi de suite depuis la brumeuse nuit des temps… le Château de lord Guadeloom, le Château de lord Pinitor, le Château de lord Kryphon, le Château de lord Thraym, le Château de lord Dizimaule, Coronal après Coronal à travers la ronde des siècles de la longue histoire de Majipoor, les grands et les médiocres ainsi que ceux dont le nom et les hauts faits étaient tombés dans l’oubli, roi après roi en remontant jusqu’au fondateur lui-même, le semi-légendaire lord Stiamot, soixante-dix siècles plus tôt ; chaque monarque de l’époque avait donné son nom à l’édifice pendant la durée de son règne. Mais c’était désormais le Château du Coronal lord Prestimion et de son épouse, lady Varaile.
Les règnes ont une fin. Un jour prochain, cet endroit serait le Château de lord Dekkeret, Varaile le savait avec une quasi-certitude.
Mais fasse que ce jour ne vienne pas trop vite, priât-elle.
Elle aimait le Château. Elle avait passé la moitié de sa vie dans cet ensemble complexe et démesuré de trente mille pièces, perché au sommet de cette splendeur prodigieuse, haute de cinquante kilomètres, que constituait le Mont du Château, cette pointe colossale qui saillait sur l’immense courbe de la planète. C’était son foyer. Elle n’avait aucune envie de le quitter, comme elle savait devoir le faire le jour où lord Prestimion serait élevé au titre de Pontife, et où Dekkeret prendrait sa succession en tant que Coronal.
Ce matin-là, Prestimion se trouvant dans une des cités sur les flancs du Mont pour inaugurer un barrage, présider à l’élévation d’un nouveau duc ou accomplir l’une des myriades de fonctions exigées d’un Coronal – elle était incapable de se souvenir du prétexte de ce voyage –, lady Varaile se réveilla seule dans le grand lit des appartements royaux, comme cela lui arrivait désormais trop souvent. Elle ne pouvait suivre le Coronal aux quatre coins du monde lors de ses interminables pérégrinations. Son agitation permanente le poussait à se déplacer sans arrêt.
Il lui aurait demandé de l’accompagner dans ses voyages, si elle l’avait pu ; mais, ils en étaient tous deux conscients, ce n’était généralement pas possible. Longtemps auparavant, alors qu’ils étaient jeunes mariés, elle était allée partout aux côtés de Prestimion, mais ensuite étaient venus les enfants, ainsi que ses propres et lourdes responsabilités royales ; les cérémonies, les fonctions sociales et les audiences publiques, qui l’empêchaient de s’éloigner du Château. Il était à présent rare que le Coronal et son épouse voyagent ensemble.
Aussi nécessaires que soient ces séparations, Varaile ne s’était jamais résignée à leur fréquence. Au bout de seize ans de mariage, elle aimait Prestimion autant qu’au premier jour. Machinalement, alors que les éblouissants premiers rayons du soleil traversaient la grande fenêtre de cristal de la chambre royale, elle tourna la tête pour voir la lumière vert doré tomber sur les cheveux blonds de Prestimion sur l’oreiller à côté du sien.
Mais elle était seule dans le lit. Comme à l’accoutumée, il lui fallut un moment pour le comprendre, pour se souvenir que Prestimion était parti, quatre ou cinq jours plus tôt, pour… où ? Était-ce Bombifale ? Hoikmar ? Deepenhow Vale ? Elle avait oublié cela aussi. Quelque part, dans l’une des Cités des Pentes, peut-être, ou bien dans l’anneau des Cités Tutélaires. Il y avait cinquante villes sur les flancs du Mont. Le Coronal était en mouvement perpétuel ; Varaile ne se souciait plus de se tenir informée de son itinéraire, uniquement de la date de son retour tant attendu.
— Fiorinda ? appela-t-elle.
Depuis la pièce voisine, la réponse en chaud contralto fut immédiate :
— J’arrive, madame !
Varaile se leva, s’étira, salua son reflet dans le miroir sur le mur opposé. Elle continuait à dormir nue comme une jeune fille ; et, bien qu’elle eût à présent passé le cap de la quarantaine et donné trois fils et une fille au Coronal, elle s’accordait encore l’unique petite vanité de se réjouir de sa capacité à repousser les assauts du temps. Elle n’avait recours à aucun sortilège pour cela : Prestimion avait un jour exprimé son aversion envers de tels subterfuges, et de toute façon Varaile n’en ressentait pas le besoin, du moins jusque-là. C’était une femme de grande taille, aux cuisses longues et souples, et bien qu’étant de forte constitution, avec une ample poitrine et de larges hanches, elle ne s’était pas empâtée avec l’âge. Sa peau était lisse et ferme, ses cheveux toujours noir de jais et brillants.
— Madame a-t-elle bien dormi ? demanda Fiorinda en entrant.
— Aussi bien qu’on pouvait l’espérer, étant donné que j’ai dormi seule.
Fiorinda sourit. Elle était l’épouse de Teotas, le plus jeune frère de Prestimion, et chaque matin à l’aube quittait le lit conjugal pour être à la disposition de lady Varaile lorsque celle-ci se réveillait. Mais elle ne semblait pas en concevoir de rancune, et Varaile lui en était reconnaissante. Fiorinda était comme une sœur pour elle, davantage qu’une belle-sœur ; et Varaile, qui n’avait pas de sœur, ni de frère d’ailleurs, chérissait leur amitié.
Elles prirent leur bain ensemble, comme elles le faisaient chaque matin dans l’immense baignoire en marbre, assez grande pour six ou huit personnes, que l’épouse de quelque ancien Coronal avait jugé souhaitable d’installer dans la chambre royale. Ensuite Fiorinda, une petite femme svelte aux cheveux châtains lustrés et au sourire irrévérencieux, s’enveloppa dans un simple peignoir afin d’aider Varaile à s’habiller pour la matinée.
— Le sieronal rose, je pense, et la difina dorée d’Alaisor, dit Varaile.
Fiorinda alla lui chercher le pantalon et le corsage aux broderies délicates, et, sans qu’il soit besoin de le lui demander, rapporta également la sfifa jaune vif que Varaile aimait draper sous sa poitrine avec cet ensemble, ainsi que la large ceinture rouge feu en fin drap de Makroposopos qui lui faisait pendant. Lorsque Varaile fut habillée, Fiorinda remit ses vêtements, un gilet turquoise et une culotte orange pastel.
— Quelles sont les nouvelles ? s’enquit Varaile.
— Du Coronal, madame ?
— De tout et tout le monde !
— Il y en a très peu, répondit Fiorinda. La bande de dragons de mer qui a été repérée la semaine dernière, au large des côtes de Stoien, se dirige vers le nord, en direction de Treymone.
— Très étrange de voir des dragons de mer dans ces eaux à cette époque de l’année. Penses-tu que ce soit un présage ?
— Je dois vous dire que je ne crois pas aux présages, madame.
— Moi non plus, en réalité. Ni Prestimion. Mais que peuvent donc faire ces animaux là-bas, Fiorinda ?
— Oh ! Pourrons-nous jamais comprendre les motivations des dragons de mer, madame ?… Continuons : une délégation de Sisivondal est arrivée au Château, tard la nuit dernière, apportant des cadeaux pour le musée du Coronal.
Varaile frémit.
— Je suis allée à Sisivondal, une fois, il y a longtemps. Un endroit épouvantable, dont j’ai des souvenirs affreux. C’est là qu’est mort le prince Akbalik, premier du nom, d’une infection provoquée par la morsure d’un crabe des marais dans la jungle de Stoienzar. Je laisserai à quelqu’un d’autre le soin de s’occuper des gens de Sisivondal et de leurs présents… Te souviens-tu du prince Akbalik, Fiorinda ? Quel homme superbe c’était, calme, avisé, très cher à Prestimion. Je pense qu’il serait un jour devenu Coronal, s’il avait vécu. Il est mort à l’époque de la campagne contre le Procurateur.
— Je n’étais alors qu’une enfant, madame.
— Oui. Bien sûr. Suis-je bête !
Elle secoua la tête. Le temps passait implacablement pour eux tous. Fiorinda ici présente, une femme faite, de près de trente ans, en savait si peu sur le difficile début de règne de lord Prestimion, la rébellion du Procurateur Dantirya Sambail et la vague de folie qui avait déferlé sur le monde au même moment, ainsi que tout le reste. Évidemment, elle n’avait pas non plus la moindre idée de la terrible guerre civile qui avait précédé tout cela, la lutte entre Prestimion et l’usurpateur Korsibar. Personne ne connaissait ces événements tumultueux, à l’exception de quelques membres choisis du cercle des intimes du Coronal. Tout souvenir en avait été oblitéré chez tous les autres par les maîtres sorciers de Prestimion, et c’était aussi bien. Aux yeux de Fiorinda, cependant, même l’infâme Dantirya Sambail n’était qu’une figure sortie des livres d’histoire. Pour elle, il était un personnage de légende, rien d’autre.
Comme nous le serons tous un jour, pensa soudain Varaile avec mélancolie : de simples personnages de légende.
— D’autres nouvelles ? demanda-t-elle.
Fiorinda hésita. Cela ne dura qu’un instant, mais ce fut suffisant. Varaile comprit cette petite hésitation comme si elle lisait dans les pensées de Fiorinda.
Il y avait d’autres nouvelles, importantes, et Fiorinda les taisait.
— Oui ? Dis-moi, la pressa Varaile.
— Eh bien…
— Arrête ça, Fiorinda. Quoi que ce soit, je veux que tu me le dises tout de suite.
— Eh bien…, Fiorinda s’humecta les lèvres. Un rapport est arrivé du Labyrinthe…
— Oui ?
— C’est sans conséquence, je pense.
— Parle !
Déjà l’information prenait tout son sens dans l’esprit de Varaile, et elle lui donnait froid dans le dos.
— Le Pontife ? demanda-t-elle.
Fiorinda acquiesça tristement. Elle ne pouvait affronter le regard d’acier de Varaile.
— Mort ?
— Oh, non, rien de tel, madame !
— Alors EXPLIQUE TOI ! s’écria Varaile, exaspérée.
— Une légère faiblesse dans la jambe et le bras. La jambe gauche, le bras gauche. Il a fait mander des mages.
— Tu veux dire, une attaque ? Le Pontife Confalume a eu une attaque ?
Fiorinda ferma les yeux un instant et prit plusieurs grandes inspirations.
— Ce n’est pas encore confirmé, madame. Ce n’est qu’une supposition.
Varaile ressentit une chaleur au niveau des tempes et fut saisie d’un vertige. Elle se maîtrisa avec difficulté, s’obligeant à retrouver son sang-froid.
Ce n’est pas encore confirmé, se répéta-t-elle.
Ce n’est qu’une hypothèse.
— Tu me parles de dragons de mer au large d’une côte lointaine, d’une délégation sans intérêt d’une ville insignifiante au milieu de nulle part, et tu me dissimules la nouvelle de l’attaque de Confalume, si bien que je dois te l’arracher ? Crois-tu que je sois une enfant à qui il faut cacher les mauvaises nouvelles comme cela, Fiorinda ? dit-elle calmement. Fiorinda semblait au bord des larmes.
— Madame, comme je vous le disais il y a un instant, il n’est pas encore certain qu’il s’agissait d’une attaque.
— Le Pontife a largement dépassé les quatre-vingts ans. Et vraisemblablement les quatre-vingt-dix, à ce que je sais. Tout ce qui lui fait mander ses mages est mauvais signe. Et s’il meurt ? Tu sais ce qui se produira alors… Où as-tu appris cela, d’ailleurs ?
— Mon seigneur Teotas le tient du légat pontifical au Château, tard la nuit dernière, il me l’a dit ce matin, alors que je me préparais à venir, répondit Fiorinda de plus en plus troublée. Il vous en parlera lui-même une fois que vous aurez pris votre petit déjeuner, juste avant votre réunion avec les ministres royaux… Mon seigneur Teotas m’a exhortée à ne pas vous l’annoncer trop brutalement, car, a-t-il souligné, ce n’est pas réellement aussi grave que ça en a l’air, le Pontife a une bonne santé générale et n’est pas considéré comme étant en danger, il…
— Et de toute façon, les dragons de mer au large de la côte de Stoien sont plus importants, l’interrompit Varaile d’un ton acerbe. A-t-on envoyé un messager au Coronal ?
— Je ne sais pas, madame, répondit Fiorinda d’une voix sans force.
— Qu’en est-il du prince Dekkeret ? Je ne l’ai pas vu depuis plusieurs jours. As-tu la moindre idée de l’endroit où il se trouve ?
— Je pense qu’il est à Normork, madame. Son ami Dinitak Barjazid l’y a accompagné.
— Pas lady Fulkari ?
— Pas lady Fulkari, non. Tout ne va pas pour le mieux entre le prince Dekkeret et lady Fulkari ces temps-ci, je crois. C’est avec Dinitak qu’il est parti, Secundi, pour Normork.
— Normork ! frémit Varaile. Une autre ville hideuse, même si Dekkeret l’aime, le Divin seul sait pourquoi. Et j’imagine que tu ignores également si quelqu’un a déjà tenté de l’avertir ? Le prince Dekkeret pourrait bien se retrouver Coronal d’ici la tombée de la nuit, mais personne n’a eu l’idée de lui faire savoir que…
Varaile se rendit compte qu’elle perdait à nouveau tout contrôle. Elle s’interrompit au milieu de son envolée.
— Petit déjeuner, reprit-elle d’un ton plus calme. Nous devrions manger quelque chose, Fiorinda. Que nous nous trouvions ou non en pleine crise ce matin, nous ne devrions pas attaquer la journée l’estomac vide, hein ?
Le flotteur sortit de la dernière courbe de l’abrupte Crête de Normork, et l’immense muraille de pierre de la cité de Normork surgit soudain devant eux, en plein milieu de la route qui les avait amenés du Château jusqu’à ce niveau inférieur du flanc du Mont. Le mur constituait une gigantesque et écrasante barrière de mégalithes rectangulaires noirs empilés sur une hauteur stupéfiante. La ville qu’il protégeait était totalement cachée à la vue, derrière.
— Nous y voilà, Normork, fit Dekkeret.
— Et qu’est-ce que cela ? demanda Dinitak Barjazid.
Dekkeret et lui voyageaient souvent ensemble, mais c’était sa première visite de la ville natale de Dekkeret.
— Ce petit passage est-il la porte ? Notre flotteur va-t-il vraiment pouvoir la franchir ? reprit-il.
Frappé de stupeur, il regardait le misérable trou minuscule, ridiculement hors de proportion, comme rajouté après coup au pied de l’imposant rempart. Il semblait à peine assez large pour laisser passer un chariot de grande taille. Des gardes vêtus de cuir vert étaient figés au garde-à-vous de chaque côté. On n’avait de la cité cachée qu’un aperçu décevant encadré dans la petite ouverture : ce qui paraissait être des entrepôts et une paire de tours grises aux angles multiples. Dekkeret sourit.
— L’Œil de Stiamot, c’est le nom de cette porte. Un bien grand nom pour un orifice si insignifiant. Ce que tu vois est la seule et unique entrée de la célèbre cité de Normork. Impressionnant, n’est-ce pas ? Mais ce sera suffisant pour nous, oui. Pas de beaucoup, mais nous passerons.
— Étrange, fit Dinitak, alors qu’ils franchissaient l’arche en ogive et pénétraient dans la ville. Un mur aussi gigantesque et une porte aussi minable et dérisoire. Cela ne donne pas spécialement aux étrangers l’impression d’être les bienvenus, non ?
— J’ai des plans pour y remédier, quand l’occasion se présentera. Tu verras ça demain, répondit Dekkeret.
La raison de sa visite était la naissance du fils de l’actuel comte de Normork, répondant au nom de Considat. Normork n’étant pas une ville particulièrement importante, ni Considat un personnage clé de la hiérarchie du Mont du Château, d’ordinaire la seule manifestation officielle du Coronal, suite à la naissance de l’enfant, aurait consisté en un mot de félicitations et un joli cadeau. Elle n’aurait certes pas donné lieu à une visite d’État. Toutefois Dekkeret, qui n’avait pas vu Normork depuis de nombreux mois, avait demandé l’autorisation d’aller présenter personnellement les félicitations du Coronal, et avait emmené Dinitak pour lui tenir compagnie.
— Pas Fulkari ? s’était étonné Prestimion.
Car Dekkeret et Fulkari formaient un couple inséparable depuis deux ou trois ans. À quoi Dekkeret avait répondu que le comte Considat étant un homme aux manières conservatrices, il n’estimait pas convenable de lui rendre visite accompagné d’une femme qui n’était pas son épouse. Il irait avec Dinitak. Prestimion n’avait pas insisté. Il avait entendu les rumeurs – comme tout un chacun à la cour, à ce moment-là – rapportant que, dernièrement, tout n’allait pas pour le mieux entre le prince Dekkeret et lady Fulkari, même si Dekkeret n’en avait dit mot à personne.
Dinitak et lui étaient les meilleurs amis du monde depuis des années, bien que leur style et leur tempérament soient très différents. Dekkeret était un homme fort, à la poitrine et aux épaules larges, d’une énergie sans limite, au caractère bien trempé et à la curiosité insatiable, dont les paroles avaient tendance à jaillir en un rugissement retentissant et enjoué. Les événements de sa vie l’avaient jusque-là prédisposé à l’optimisme, à l’espoir et à un enthousiasme sans bornes.
Dinitak Barjazid, plus jeune de quelques années, était un homme au visage mince et étroit, au regard sombre, étincelant et sceptique, mesurant une demi-tête de moins que lui, et d’une constitution somme toute de moindre échelle, la charpente ramassée et musculeuse, l’air prêt à entrer en action. Sa peau était encore plus foncée que ses yeux, du teint hâlé de qui a vécu pendant des années sous le terrible soleil du continent méridional. Dinitak parlait beaucoup plus doucement que Dekkeret et avait généralement une vision plus pessimiste du monde. C’était un homme pragmatique et astucieux, élevé dans un pays brûlé par un soleil implacable par une crapule de père qui était dur, rusé et d’un genre particulièrement fuyant. Il y avait souvent un côté interrogateur dans ce que Dinitak disait qui amenait Dekkeret à y réfléchir à deux fois, et parfois même plus. Il était également gouverné par un sens strict et bien arrêté de la justice, un ensemble de farouches impératifs moraux, comme s’il avait décidé très tôt d’adopter comme règle de vie de systématiquement prendre le contre-pied des actes et convictions de son père.
Ils se tenaient mutuellement dans la plus haute estime. Dekkeret avait fait le serment qu’à mesure qu’il gagnerait en importance dans le gouvernement royal de Majipoor, Dinitak s’élèverait avec lui, même si, dans l’immédiat, il ne savait pas comment il y parviendrait, compte tenu du passé notoirement trouble du père de Dinitak et de sa parentèle. Mais il trouverait un moyen.
— J’imagine que voilà notre comité d’accueil, fit remarquer Dinitak avec un petit geste du pouce.
À l’intérieur des murs se trouvait une place pavée triangulaire, bordée de chaque côté d’un corps de garde en bois. L’émissaire du comte de Normork les attendait là, un petit homme frêle à la barbe noire, qui semblait devoir s’envoler à la première bonne bourrasque de vent. Il leur fit la révérence à leur descente du flotteur, se présenta comme le bailli Corde, et fit en phrases fleuries le plus chaleureux accueil au prince Dekkeret et à son compagnon de voyage. Le bailli désigna une douzaine d’hommes en armes et en uniformes de cuir vert qui se tenait à peu de distance.
— Ces hommes assureront votre protection pendant votre séjour, déclara-t-il.
— Pourquoi ? demanda Dekkeret. J’ai mon propre garde du corps.
— C’est le souhait du comte Considat, répliqua le bailli Corde sur un ton indiquant que ce sujet ne prêtait pas vraiment à discussion. Je vous en prie… si vous et vos hommes voulez bien me suivre, Votre Excellence…
— De quoi s’agit-il ? souffla Dinitak alors qu’ils avançaient à pied, escortés par les gardes vêtus de sombre, dans les ruelles tortueuses et étroites de cette ville ancienne jusqu’à l’endroit où ils allaient loger. Je ne pense pas que nous courions de danger ici.
— Exact. Mais alors que Prestimion était ici en visite d’État, peu après être devenu Coronal, un fou a tenté de l’assassiner devant le palais du comte. Cela s’est passé du temps du comte Meglis, le père de Considat. La folie était un phénomène très courant de par le monde à cette époque, tu t’en souviens peut-être. Chaque province en connaissait une épidémie.
Dinitak grogna de surprise.
— Assassiner le Coronal ? Tu n’es pas sérieux. Qui commettrait un tel crime ?
— Crois-moi, Dinitak, c’est arrivé, et il s’en est même fallu de peu. Je vivais encore à Normork à ce moment-là et je l’ai vu de mes propres yeux. C’était un dément, balançant une faucille à la lame affûtée. Il a surgi de la foule sur l’esplanade, et s’est précipité droit sur Prestimion. Il a été intercepté juste à temps sinon l’histoire aurait été très différente.
— Incroyable. Qu’est-il advenu de l’assassin ?
— Il a été tué, sur-le-champ.
— Ce n’était que justice, fit Dinitak.
Dekkeret sourit en entendant ce commentaire. Très fréquemment, Dinitak laissait voir le féroce moraliste qu’il était. Ses jugements, motivés par un profond sens du bien et du mal, étaient souvent sévères et sans concession, parfois de façon surprenante. Dekkeret lui en avait fait la remarque, au début de leur amitié. Pour toute réponse, Dinitak lui avait demandé s’il aurait préféré qu’il ressemble à son père dans sa manière d’être, et Dekkeret n’avait pas insisté. Mais il se disait régulièrement qu’il devait être pénible pour Dinitak de voir systématiquement l’oisiveté, la faute et la dépravation partout, même chez ceux qu’il aimait.
— Prestimion, bien entendu, n’a pas été blessé.
Mais cet événement fut un terrible embarras pour Meglis, et il a passé le reste de sa vie à tenter de le faire oublier. En dehors de Normork, personne n’y pense, mais ici, depuis presque vingt ans, c’est une souillure sur la réputation de la ville entière. Et même s’il est peu probable que pareil événement se reproduise, j’imagine que Considat veut être absolument certain qu’aucune personne brandissant un instrument tranchant ne puisse s’approcher de l’héritier du trône pendant que nous serons ici.
— C’est insensé. Pense-t-il sérieusement que sa ville est un nid d’assassins enragés ? Quelle maudite plaie, cette troupe autour de nous partout où nous allons.
— Tout à fait d’accord. Mais s’il a le sentiment de devoir se démener au nom de la prudence, nous devons nous y plier. Protester le froisserait sans raison.
Dinitak haussa les épaules et laissa tomber. Dekkeret n’était que trop conscient du peu de tolérance de son ami envers l’extravagance sous toutes ses formes, et à l’évidence cette histoire de gardes fournis inutilement aux visiteurs du Mont du Château relevait de cette catégorie. Mais Dinitak comprenait que la présence de ces gardes ne serait qu’un désagrément inoffensif. Et il savait quand se plier aux décisions de Dekkeret en matière de protocole officiel.
Ils s’installèrent rapidement dans leur hostellerie, où Dekkeret se vit attribuer le vaste appartement généralement réservé au Coronal, et Dinitak un logement plus modeste, mais confortable, un étage en dessous. En début d’après-midi, ils se mirent en route pour leur première visite, la mère de Dekkeret, lady Taliesme. Dekkeret ne l’avait pas vue depuis de longs mois. Bien que la situation d’héritier désigné du Coronal de son fils lui donne droit à une suite au Château, elle préférait rester à Normork la plupart du temps… vivant toujours, par le fait, dans la même petite habitation de la Vieille Ville que leur famille occupait quand Dekkeret était enfant.
Elle y vivait seule, désormais. Le père de Dekkeret, un voyageur de commerce qui avait rencontré des fortunes diverses en colportant ses sacoches de marchandises de l’une à l’autre des Cinquante Cités, était mort une décennie plus tôt encore relativement jeune, mais usé, défait même, par la longue et laborieuse lutte qu’avait été sa vie. Il n’avait jamais vraiment pu se convaincre que son fils Dekkeret avait d’une façon ou d’une autre attiré l’attention de lord Prestimion lui-même, et s’était fait une place dans le cercle des petits seigneurs entourant le Coronal au Château. Que Dekkeret ait été fait chevalier-initié dépassait presque son entendement ; et lorsque le Coronal l’avait élevé au rang de prince, son père avait tout bonnement pris la nouvelle comme une plaisanterie bizarre.
Dekkeret se demandait souvent comment il aurait réagi s’il était venu lui annoncer : « Père, j’ai été désigné pour être le prochain Coronal. » Il aurait sans doute ri au nez de son fils. Ou l’aurait giflé, même, pour s’être moqué de son père en racontant de telles inepties. Mais il n’avait pas vécu assez longtemps pour cela.
Taliesme, en revanche, avait accueilli l’improbable ascension de son fils, et la stupéfiante élévation de sa propre situation qui l’avait nécessairement accompagnée, avec une remarquable sérénité. Ce n’est pas qu’elle se soit attendue à ce que Dekkeret devienne un chevalier du Château, a fortiori un prince. Et même dans ses rêves, elle ne l’avait sans doute jamais imaginé Coronal. Elle n’était pas non plus le genre de mère en adoration devant son enfant, qui accepte sans émotion la réussite de son fils comme si elle lui était due, inévitable et bien méritée.
Mais une foi simple et forte en le Divin l’avait guidée tout au long de sa vie. Elle ne luttait pas contre le destin. C’est pourquoi rien ne la surprenait jamais ; quoi qu’il lui arrive, douleur, chagrin ou gloire au-delà de toute mesure, il s’agissait d’une chose réglée d’avance, que l’on devait accepter sans se plaindre d’une part, sans montrer d’étonnement de l’autre. À l’évidence, il devait être prévu depuis le commencement du monde que Dekkeret serait Coronal un jour… et que, par conséquent, elle-même finirait sa vie en tant que Dame de l’Ile du Sommeil, une des Puissances du Royaume. La mère du Coronal occupait toujours cette fonction hautement privilégiée. Très bien : qu’il en soit ainsi. Assurément, elle n’avait rien escompté de tel ; mais si cela se produisait, eh bien, ces événements devaient être rétrospectivement considérés comme des phénomènes aussi naturels et sans surprise que le lever du soleil chaque jour à l’est !
Ce qui ébahit Dinitak fut la pauvreté du logis de dame Taliesme, une petite maison de guingois dont les châssis des fenêtres bâillaient, au milieu d’un enchevêtrement de petites bâtisses qui pouvaient être vieilles de cinq cents ans, dans une rue sombre et tortueuse aux pavés gris-vert inégaux près du cœur de la Vieille Ville. Quel domicile pour la mère du prochain Coronal !
— Oui, je sais, fit Dekkeret en grimaçant. Mais elle se plaît ici. Elle a vécu quarante ans dans cette maison et, à ses yeux, celle-ci compte davantage que dix Châteaux. Je lui ai acheté de nouveaux meubles, plus précieux que ce qu’il y avait ici, et désormais elle porte des vêtements que mon père n’aurait jamais pu lui offrir, mais autrement rien n’a changé. Ce qui est précisément ce qu’elle veut.
— Et les gens qui l’entourent ? Ne savent-ils pas qu’ils habitent à côte de la future Dame de l’île ? Ne le sait-elle pas elle-même ?
— J’ignore ce que savent les voisins. Je soupçonne que pour eux, elle est simplement Taliesme, la veuve du marchand Orvan Pettir. Quant à elle…
La porte s’ouvrit.
— Dekkeret, dit lady Taliesme. Dinitak. Quel plaisir de vous revoir tous les deux !
Dekkeret enlaça sa mère tendrement et précautionneusement, comme si elle était délicate et fragile, et risquait de se briser si on l’étreignait avec trop d’enthousiasme. Il savait qu’en réalité elle n’était pas moitié aussi fragile qu’il se le figurait ; mais c’était néanmoins une femme de frêle constitution, menue et à l’ossature légère. Le père de Dekkeret n’était pas gros non plus. Dès l’enfance, Dekkeret avait eu l’impression d’être une espèce de monstre grossier et qui a trop grandi, qu’un sort facétieux avait inexplicablement déposé dans le foyer de ces deux êtres minuscules.
Taliesme portait une robe en soie ivoire sans ornement, et ses cheveux brillants et argentés étaient retenus par un simple bandeau d’or fin. Dekkeret lui avait apporté des cadeaux du même style austère, un petit pendentif scintillant en dent de dragon, un foulard chatoyant et fin comme une toile d’araignée fabriqué dans la lointaine Gabilorn, une petite bague en jade pourpre et lisse de Vyrongimond, et deux ou trois autres babioles du même genre. Elle reçut le tout avec un plaisir et une gratitude manifestes, mais les rangea aussi vite que la politesse le permettait. Taliesme n’avait jamais convoité de tels trésors du temps où ils étaient pauvres, et à présent elle ne semblait pas leur accorder plus qu’un léger intérêt.
Ils discutèrent tranquillement de la vie au Château, autour d’un thé et de petits gâteaux ; elle s’enquit de lord Prestimion, lady Varaile et leurs enfants et – brièvement, très brièvement – mentionna aussi lady Fulkari ; elle parla de Septach Melayn et d’autres membres du Conseil, et interrogea Dekkeret sur ses fonctions actuelles à la cour, tout à fait comme si, dans chaque fibre de son corps, elle était elle-même un élément de la cour, plutôt que la simple veuve d’un insignifiant marchand de province. Elle fit également allusion, d’un air entendu, à de récents événements au palais de Normork, le limogeage d’un ministre qui appréciait trop le vin, la naissance de l’héritier du comte Considat et d’autres sujets de la sorte ; vingt ans plus tôt, elle n’aurait pas davantage eu connaissance de ces événements que des conversations privées entre les sorciers Changeformes dans leur capitale d’osier de la lointaine Piurifayne.
Dekkeret prenait grand plaisir à voir la façon dont lady Taliesme se glissait doucement dans le rôle que le destin lui imposait. Il avait à présent passé la moitié de sa vie parmi les princes du Château, et n’était plus le jeune garçon provincial qu’il avait été, ce jour lointain à Normork où Prestimion l’avait remarqué pour la première fois. Sa mère n’avait pas eu la même occasion de se former aux usages des puissants. Cependant, elle apprenait, d’une manière ou d’une autre. Fondamentalement, elle était restée naturelle et sans prétention ; mais elle allait néanmoins devenir, dans un avenir assez proche, une Puissance du Royaume, et il constatait la facilité avec laquelle elle s’adaptait à la singulière, et totalement inattendue, amélioration de sa condition qui se profilait.
Une conversation agréable et courtoise, donc : une mère, son fils en visite, l’ami du fils. Mais petit à petit Dekkeret prit conscience de tensions contenues dans la pièce, comme si une seconde discussion, tacite et refoulée, flottait furtivement au-dessus de leurs têtes :
— Le Pontife vivra-t-il encore longtemps, à ton avis ?
— Tu sais que c’est une question à laquelle je n’ose penser, mère.
— Mais tu y penses tout de même. Comme moi. On ne peut s’en empêcher.
Il était certain qu’elle se tenait intérieurement une telle conversation, là au milieu du tintement des tasses à thé et des plateaux de biscuits que l’on se passait poliment. Aussi calme, raisonnable, équilibrée et sereine qu’elle soit face aux décrets du destin, même elle ne pouvait éviter de projeter ses pensées vers l’extraordinaire transformation que le sort allait bientôt apporter au fils du colporteur de Normork et à sa mère. La couronne à la constellation pour lui, et la Troisième Falaise de l’île du Sommeil pour elle. Elle n’aurait pas été humaine si de telles idées ne l’avaient effleurée une douzaine de fois par jour.
Il en était de même pour lui.
En imagination, Thastain voyait déjà les poutres noircies de la demeure du seigneur Vorthinar se désagréger dans la lueur rouge du brasier qu’ils déclencheraient. Et ce serait mérité. Il ne pouvait penser à autre chose qu’à l’énormité de ce qu’il avait vu. Il était déjà assez grave de s’être rebellé contre les Cinq Lords, mais aller en plus frayer avec des Métamorphes… ! Ces vices dépassaient presque l’entendement de Thastain.
Ils avaient donc trouvé ce qu’ils étaient venus chercher. Mais il y avait désormais des divergences quant à leur prochaine action.
Criscantoi Vaz insistait pour qu’ils retournent faire part de leur découverte au comte Mandralisca, et laissent à celui-ci le soin d’élaborer une stratégie. Mais certains hommes, tout particulièrement Agavir Toymin de Pidruid, dans l’ouest de Zimroel, se prononçaient bruyamment pour une attaque immédiate. Le donjon du rebelle devait être détruit : eh bien, c’est ce qu’ils devraient entreprendre, sans délai. Pourquoi laisser quelqu’un d’autre en tirer gloire ? Assurément les Cinq Lords récompenseraient généreusement ceux qui les débarrasseraient de cet ennemi. Il était absurde de ne pas aller de l’avant maintenant, alors que le quartier général de l’ennemi se trouvait à leur portée.
Thastain appartenait à cette faction. La chose à faire, pensait-il, était de descendre ce coteau, en rampant avec autant de précautions que l’helgibor aux crocs acérés, et de s’atteler à la tâche de déclencher l’incendie sans autre hésitation.
— Non, dit Criscantoi Vaz. Nous ne sommes qu’une troupe de reconnaissance. Nous n’avons pas autorité pour attaquer. Thastain, cours au camp rapporter ce que nous avons découvert au comte.
— Reste où tu es, mon garçon, fit Agavir Toymin, un grand gaillard connu pour la façon flagrante dont il cherchait la faveur des lords Gaviral et Gavinius. Qui t’a confié le commandement de cette mission, d’ailleurs ? Je ne me souviens pas d’avoir entendu quiconque te nommer chef, ajouta-t-il à l’adresse de Criscantoi Vaz.
Son ton se fit brusque et s’échauffa.
— Toi non plus, pour autant que je sache… Va. Thastain. Il faut avertir le comte.
— Nous l’avertirons que nous avons trouvé le donjon et l’avons détruit, corrigea Agavir Toymin. Que fera-t-il, il nous fouettera pour avoir accompli ce pour quoi nous sommes venus ? Il y a cinq kilomètres d’ici au camp du comte. Le temps que le garçon y retourne, le vent aura porté notre odeur aux Changeformes en bas, et le coteau sera couvert de défenseurs entre nous et le donjon, attendant que nous descendions. Non, ce que nous devons faire, c’est remplir notre tâche et en finir.
— Je te dis que nous ne sommes en aucun cas autorisés…, commença Criscantoi Vaz, d’un ton enflammé lui aussi, une lueur de colère glaciale s’allumant dans ses yeux.
— Et moi je te dis, Criscantoi Vaz…, fit Agavir Toymin, appuyant son index contre le sternum de Criscantoi Vaz et lui donnant un coup sec.
Les yeux de Criscantoi Vaz flamboyèrent. Il écarta ce doigt d’une tape.
C’est tout ce qu’il fallut, un geste brusque suivi d’un autre, pour déclencher une flambée de rage entre eux.
— Avec incrédulité, Thastain vit leurs visages s’assombrir et se tordre alors que tout bon sens les abandonnait l’un comme l’autre, et ils se jetèrent l’un sur l’autre comme des déments, en grondant, poussant, tirant et lançant de violents coups de poing. D’autres se joignirent rapidement à la bagarre. En quelques secondes, une folle mêlée était en cours, à laquelle participaient huit ou neuf hommes, frappant à l’aveuglette, grognant, jurant et beuglant.
Ahurissant, pensait Thastain. Ahurissant ! Un comportement ridicule au sein d’une patrouille de reconnaissance. Ils auraient aussi bien pu hisser la bannière aux cinq lunes rouge sang sur fond cramoisi pâle du clan Sambailid au sommet de l’escarpement, et annoncer à grand renfort de trompettes à ceux du donjon, là-bas, que des troupes ennemies campaient au-dessus d’eux, avec l’intention de les attaquer.
Et dire que le calme et judicieux Criscantoi Vaz, un homme tellement sage et responsable, se laissait aller à une idiotie pareille… !
Thastain ne voulait pas être mêlé à cette querelle absurde et s’éloigna rapidement. Mais alors qu’il contournait l’extrémité opposée du petit groupe d’hommes luttant, il se retrouva soudain face à face avec Sudvik Gorn, qui s’était lui aussi tenu à l’écart de la rixe. Le Skandar se dressait de façon menaçante devant lui, comme une masse montagneuse de grossière fourrure auburn. Ses yeux flamboyaient de vindicte. Ses quatre énormes mains se serraient et se desserraient comme si elles étaient déjà autour de la gorge de Thastain.
— Et maintenant, mon garçon…
Thastain regarda frénétiquement autour de lui. Derrière, il y avait la brusque descente du coteau, avec le camp d’ennemis armés à son pied. Devant, le Skandar furieux et impitoyable, déterminé à laisser libre cours à sa bile. Il était piégé.
La main de Thastain se porta sur le pommeau du couteau de chasse à sa taille.
— Ne t’approche pas de moi !
Mais il se demandait quel coup pourrait pénétrer les parois de muscles épais sous la rude peau du Skandar, s’il en aurait la force, et ce que le Skandar arriverait à lui faire avant qu’il ne puisse le frapper. Le petit couteau de chasse, jugea Thastain, n’aurait pas la moindre utilité face à l’énorme masse de cet homme gigantesque.
La situation semblait totalement désespérée. Et Criscantoi Vaz, quelque part au milieu de la meute d’enragés déchaînés, ne pourrait rien faire pour l’aider cette fois-ci.
Sudvik Gorn s’avança vers lui, grondant comme un mollitor approchant de sa proie. Thastain murmura une prière à la Dame.
Et alors, pour la seconde fois en dix minutes, le secours survint inopinément.
— Que voyons-nous là ? fit une voix tranquille et terrifiante, une voix maîtrisée, implacable, qui semblait surgir de nulle part, comme un ressort qui se détend dans une machine dissimulée. Une bagarre, n’est-ce pas ? Entre vous ? Avez-vous perdu l’esprit ?
Cette voix avait le tranchant de l’acier. Elle coupait tout comme un rasoir.
— Le comte, gémirent avec angoisse une demi-douzaine de voix en même temps, et les combats cessèrent instantanément.
Mandralisca n’avait pas laissé entendre qu’il comptait les suivre à cet endroit. Pour autant qu’on sache, il avait prévu de rester en arrière dans sa tente pendant qu’ils partiraient à la recherche du bastion du seigneur Vorthinar. Mais il était là, malgré tout, avec Jacomin Halefice, son petit aide de camp aux jambes arquées, et une garde d’une demi-douzaine de spadassins. Les hommes de la patrouille de reconnaissance, surpris comme des enfants errants barbouillés de confiture, restaient figés, regardant avec horreur le redoutable et sinistre conseiller privé des Cinq Lords.
Le comte était un homme maigre, grand et élancé, la cinquantaine indéterminée, dont chaque mouvement avait une grâce étonnante, comme s’il dansait. Mais aucun danseur n’avait jamais eu visage si effrayant. Ses lèvres étaient minces et dures, ses yeux avaient un éclat froid, ses pommettes saillaient comme des lames affûtées. Une fine cicatrice verticale blanche divisait l’une d’elles en deux, souvenir d’un vieux duel. Comme à son habitude, il portait un vêtement ajusté, d’une seule pièce, en cuir noir souple et bien huilé qui lui donnait l’apparence luisante et sinueuse d’un serpent. Rien ne brisait son aspect lisse, à l’exception du symbole doré de son haut rang qui pendait sur sa poitrine, le paraclet à cinq côtés qui représentait le pouvoir de vie et de mort qu’il détenait sur les millions de gens que les Cinq Lords de Zimroel considéraient, illicitement, comme leurs sujets.
Drapé dans un silence terrifiant, Mandralisca avançait à présent parmi eux, passant posément d’un homme à l’autre, fixant longuement chacun dans les yeux, de ce regard de basilic sous lequel il était impossible de ne pas broncher. Thastain sentait ses boyaux se nouer tandis qu’il attendait que son tour arrive.
Il n’avait jamais craint rien ni personne autant qu’il craignait le comte Mandralisca. Il semblait toujours y avoir une froide aura crépitante autour de cet homme, un miroitement bleu glacé. Sa seule vue au bout d’un long couloir inspirait une crainte révérencielle. Les genoux de Thastain s’étaient dérobés sous lui, lorsque Criscantoi Vaz lui avait dit, après l’avoir désigné pour cette mission, qu’elle ne serait dirigée par nul autre que le terrible conseiller privé en personne.
Il était bien entendu inconcevable de décliner une telle mission, du moins s’il voulait s’élever à un poste à responsabilité au service des Cinq Lords. Mais, durant tout le trajet du domaine des Sambailid à cette région de forêts et de prairies sous l’emprise des rebelles, il avait essayé de se faire assez petit pour être invisible chaque fois que le regard du comte s’était tourné dans sa direction. Et là, là… être contraint de le regarder dans les yeux…
Ce fut angoissant, mais ce fut vite terminé. Le comte Mandralisca marqua une pause devant Thastain, l’étudia de la façon dont on pourrait observer un petit insecte sans intérêt particulier qui traverse la table devant soi, et passa au suivant. Thastain s’affaissa de soulagement.
— Alors, dit Mandralisca en s’arrêtant devant Criscantoi Vaz. Un peu de chahut, c’est ça ? Juste pour s’amuser ? Je n’aurais pas cru cela de toi, Criscantoi Vaz.
Criscantoi Vaz ne répondit rien. Il ne broncha pas sous le regard de Mandralisca. Il resta droit et raide, ressemblant davantage à une statue qu’à un homme.
Un brusque reflet semblable à un éclair flamba dans les yeux du comte, et la cravache que Mandralisca avait toujours à la main cingla à une vitesse aveuglante, d’un revers méprisant. Une ligne rouge feu apparut sur la joue de Criscantoi Vaz.
Thastain, qui observait, recula sous le coup, comme s’il avait lui-même été frappé. Criscantoi Vaz était un homme à l’esprit solide, de belle allure, d’une grande sagacité et d’une force tranquille considérable. Thastain le considérait quasiment comme un père. Le voir fouetté de la sorte, devant tout le monde…
Mais Criscantoi Vaz n’eut presque aucune réaction à l’exception d’un rapide clignement d’œil et un bref tressaillement lorsque la cravache le cingla. Il resta bien droit, sans bouger, sans même porter la main à sa joue blessée. On eût dit qu’il était complètement paralysé par la honte d’avoir été surpris par le comte dans une échauffourée aussi stupide. Mandralisca reprit son chemin. Il arriva à Agavir Toymin et le fouetta lui aussi rapidement de sa cravache, pratiquement sans prendre le temps d’y penser, puis ayant atteint le bout de la rangée où se tenait Stravin de Til-omon, le frappa de même. Il avait marqué les trois hommes les plus âgés, les chefs, ceux qui auraient dû avoir assez de bon sens pour ne pas se battre. Pour les autres, la leçon était suffisante ; il n’y avait pas véritablement besoin de les frapper.
C’était fait. La punition avait été infligée. Mandralisca recula et les regarda tous avec un mépris non dissimulé.
Thastain essaya une fois de plus de se rendre invisible. L’intensité du regard de glace de Mandralisca était effroyable.
— Quelqu’un va-t-il me dire ce qui s’est passé, maintenant ?
Le regard du comte se posa une fois de plus sur Thastain. Celui-ci frémit, mais il n’y avait pas d’autre possibilité que de croiser ces yeux effroyables.
— Toi, mon garçon. Parle !
— Nous avons trouvé le donjon de l’ennemi, Votre Grâce. Il se trouve dans la vallée juste en dessous de nous, parvint à murmurer à demi Thastain, d’une voix rauque et avec beaucoup d’effort.
— Continue. La bagarre…
— Il y a eu une dispute pour savoir s’il fallait immédiatement descendre et l’incendier, ou retourner au camp prendre nos ordres.
— Ah ! Une dispute. Une dispute.
Un air qui aurait pu sembler amusé passa dans les yeux froids de Mandralisca.
— Aux poings.
Son visage s’assombrit de nouveau. Il cracha.
— Alors dans ce cas, voici les ordres que vous sollicitez. Descendez là-bas immédiatement et jetez-y une torche, ce pour quoi nous sommes venus ici.
— C’est gardé par des Changeformes, Votre Grâce, ajouta Thastain, s’étonnant lui-même d’oser parler sans y avoir été invité. Mais c’était ainsi : ses paroles étaient suspendues dans l’air devant lui comme des bouffées d’une étrange fumée noire.
Le comte le regarda longuement.
— En ce moment ? Il est gardé par des Changeformes. Quelle surprise !
Mandralisca n’avait cependant pas l’air surpris. Son ton ne reflétait aucune impression.
— Eh bien, ils brûleront avec les autres ! Toi, je te confie le commandement. Prends trois hommes avec toi. Les ennemis des Cinq Lords doivent périr, continua-t-il en se tournant vers Criscantoi Vaz.
Criscantoi Vaz salua avec élégance. Il semblait presque reconnaissant. On eût dit que le coup en travers du visage n’avait jamais été porté.
Il parcourut du regard le groupe d’hommes qui attendaient.
— Agavir Toymin, appela-t-il.
Celui-ci, l’air satisfait, acquiesça d’un signe de tête et porta deux doigts à son front.
— Gambrund, dit ensuite Mandralisca. Puis après une brève interruption : Thastain.
Thastain ne s’y attendait pas. Désigné pour la mission ! Lui ! Il ressentit une grande euphorie. Les battements dans sa poitrine étaient presque douloureux, et il appuya sa main contre son sternum pour les calmer. Cependant, il fallait qu’il soit choisi, bien sûr, comprit-il après un moment. Il était le plus rapide, le plus agile. C’est lui qui irait en courant lancer les brandons.
Les quatre hommes descendirent en formation triangulaire, Thastain au sommet. Gambrund, juste derrière lui, portait la brassée de tisons, flanqué de Criscantoi Vaz et d’Agavir Toymin, armés d’un arc au cas où les sentinelles les verraient.
Thastain gardait la tête baissée et avançait avec beaucoup de précautions, songeant à l’helgibor qu’il avait vu et aux autres prédateurs aplatis dans la prairie qui pourraient être tapis dans ces pousses denses. L’éclat brillant comme du verre de l’herbe fauve n’était pas seulement une illusion d’optique, réalisait-il à présent, les brins ne se contentaient pas de ressembler à du verre, ils en avaient les caractéristiques, la rigidité et les bords coupants, difficiles à traverser, faisant un bruissement sec lorsqu’il les écartait. Une fois écrasés, ils formaient une surface glissante lorsqu’on marchait dessus. Chacun de ses pas était crispé : il n’aurait été que trop facile, alors qu’il glissait et dérapait, de perdre l’équilibre et d’arriver la tête la première dans le camp ennemi.
Mais il négocia la pente sans incident, et s’arrêta lorsqu’il estima être à portée de jet. Quelques instants plus tard, les trois autres le rejoignirent. Thastain indiqua du doigt le donjon. Il n’y avait aucune sentinelle en vue.
Criscantoi Vaz indiqua par des gestes rapides et pressants ce qu’il voulait faire. Gambrund tendit un brandon, Agavir Toymin sortit un petit lanceur d’énergie et l’alluma dans une vive explosion de chaleur. Thastain le lui prit, fit en courant une demi-douzaine de pas et le lança vers le donjon, en faisant presque un tour complet sur lui-même pour lui donner plus de vitesse au moment où il le lâchait.
Le tison enflammé décrivit une haute courbe et atterrit sur un lit d’herbe sèche à moins d’un mètre cinquante du donjon. On entendit le bruit crépitant d’un embrasement immédiat.
Brûlez ! pensa Thastain en jubilant. Brûlez ! Brûlez ! Qu’ainsi périssent tous les ennemis des Cinq Lords !
Criscantoi Vaz fit suivre le brandon de Thastain par un deuxième, un instant plus tard, le lançant avec moins d’élégance dans la forme mais avec une plus grande force : il monta admirablement en flèche dans les airs et atterrit directement sur le toit de chaume. Une spirale de feu rosâtre commença à s’élever. Thastain, jetant le tison suivant avec plus d’énergie, atteignit le groupe d’arbustes aux troncs noirs et aux feuilles vernissées le plus proche du mur du bâtiment : le feu couva un instant puis éclata en langues vives.
Les occupants du donjon étaient à présent conscients que quelque chose se passait.
— Vite ! cria Criscantoi Vaz. Il leur restait encore deux brandons. Thastain en saisit un à deux mains dès qu’Agavir Toymin l’eut allumé, courut un peu, tourna sur lui-même et le lança : cette fois-ci, lui aussi atteignit le toit. Criscantoi Vaz plaça le dernier sur un carré d’herbe sèche devant la porte, au moment où trois ou quatre hommes commençaient à en sortir. Plusieurs d’entre eux entreprirent désespérément de piétiner les flammes ; les autres, criant frénétiquement, essayèrent de remonter la pente vers les attaquants. Mais la montée depuis la vallée était quasiment à la verticale et ils n’avaient pas pris d’armes. Au bout d’une douzaine de mètres, ils abandonnèrent et retournèrent vers le donjon, qui était englouti par le feu à une vitesse stupéfiante. Comme des fous, ils rentrèrent en courant, alors que l’entrée était déjà entièrement en flammes. Le mur de façade s’écroula sur eux. Ils allaient tous rôtir comme des blaves à la broche, à l’intérieur, les rebelles et leurs Changeformes apprivoisés avec eux. Bien. Bien.
— Nous avons réussi ! cria Thastain, réjoui par cette vision. Ils brûlent tous !
— Viens, mon garçon, dit Criscantoi Vaz. Ne reste pas là.
Il se planta solidement sur ses pieds et couvrit la retraite des trois autres de son arc tendu. Mais personne n’émergea du bâtiment en feu. Lorsque Thastain atteignit l’abri de la crête, le donjon du rebelle et une grande partie de la prairie alentour étaient en flammes, et une colonne de fumée noire s’élevait dans le ciel. Le brasier s’étendait avec une rapidité impressionnante. La vallée entière allait être détruite : il n’y aurait aucun survivant là-bas.
Eh bien, c’est ce qu’ils étaient venus accomplir. Le seigneur Vorthinar, comme tant d’autres petits seigneurs locaux à travers le vaste continent de Zimroel, avait bravé les décrets de cinq frères Sambailid qui revendiquaient l’autorité suprême sur cette terre ; par conséquent, le seigneur Vorthinar devait périr. Il était écrit que ce continent serait le territoire des Sambailid, il l’avait été pendant des générations jusqu’au renversement du Procurateur par lord Prestimion ; désormais, il était à nouveau aux Sambailid. Et cette ère devrait rester ainsi pour l’éternité. Thastain, né sous le règne Sambailid, n’avait aucun doute à ce sujet. Autoriser toute autre situation serait la porte ouverte au chaos.
Le comte Mandralisca sembla grandement satisfait du travail qu’ils avaient accompli en bas. Il y eut quelque chose de presque bienveillant dans le sourire fugitif et froid avec lequel il les accueillit sur la crête, dans sa brève poignée de main de félicitations.
Ils restèrent un long moment au bord de l’à-pic contemplant avec joie le donjon du rebelle en train de brûler. Le feu se propageait toujours plus loin, dévorant la vallée sèche d’un bout à l’autre. Même une fois de retour au camp, à des kilomètres de là, ils sentaient encore l’odeur âcre et piquante de la fumée, et des cendres noires voletaient parfois dans leur direction, poussées par le vent vers le sud.
Cette nuit-là, ils ouvrirent nombre de bonbonnes du vin rouge, rude et bon, des territoires de l’ouest. Plus tard, dans l’obscurité, se sentant plus éméché qu’il ne l’avait jamais été, bien qu’il eût pris soin d’arrêter de boire avant la plupart des autres, Thastain se rendit en trébuchant au fossé où ils se soulageaient, et y découvrit le comte Mandralisca avec son aide de camp, le petit et trapu Jacomin Halefice. Ainsi donc, même le comte Mandralisca devait uriner, comme les simples mortels ! Thastain voyait là quelque chose de plaisamment incongru.
Il n’osa s’approcher. Alors qu’il restait dans l’ombre, il entendit Mandralisca déclarer avec une tranquille satisfaction :
— Ils mourront tous de la façon dont le seigneur Vorthinar est mort aujourd’hui, hein, Jacomin ? Et un jour, il n’y aura plus d’autre lord que les Cinq Lords.
— Pas même lord Prestimion ? demanda l’aide de camp. Ni lord Dekkeret qui doit lui succéder ?
Thastain vit Mandralisca se retourner pour faire face à l’homme plus petit. Il ne pouvait voir l’expression du visage du comte, mais il la devinait glaciale, au ton de Mandralisca lorsque celui-ci rétorqua :
— Tu as toi-même répondu à ta question, Jacomin.
Endormi dans le lit de la pension royale de la Cité Tutélaire de Fa, Prestimion rêvait qu’il était de retour dans l’immense et incroyable rassemblement de bâtiments pullulant au sommet du Mont du Château, connu sous le nom de Château de lord Prestimion. Il errait comme un spectre dans des couloirs poussiéreux qu’il n’avait jamais vus auparavant. Il suivait des chemins inconnus qui le conduisaient dans des parties du Château dont il ignorait jusqu’à l’existence.
Un petit fantôme avançait devant lui, une petite silhouette flottant haut devant lui, l’entraînant toujours plus loin dans les entrailles du labyrinthe qu’était le Château.
— Par ici, monseigneur. Par ici ! Suivez-moi !
Le minuscule revenant avait la forme d’un Vroon, l’un des nombreux peuples non humains qui résidaient sur Majipoor, pratiquement depuis les premiers jours de l’occupation de la planète géante par les humains. Ils étaient de la taille d’une poupée, légers comme le vent, avec une myriade de tentacules caoutchouteux et de grands yeux ronds et dorés de chaque côté d’un bec jaune crochu et acéré. Les Vroons avaient le don de seconde vue, lisaient facilement dans les esprits, et déterminaient infailliblement la bonne route à suivre dans une région totalement inconnue. Mais ils ne flottaient pas à trois mètres au-dessus du sol, comme celui-ci. La partie de l’esprit endormi de Prestimion qui restait indépendante, observant l’évolution de ses propres rêves, sut à ce seul détail qu’il était en train de rêver.
Et il sut également, sans y trouver aucun plaisir qu’il s’agissait d’un rêve qu’il avait déjà fait à maintes reprises par le passé, sous une variante ou une autre.
Il pouvait presque reconnaître les secteurs du Château à travers lesquels le Vroon le conduisait. Ces piliers en ruine, en grès rouge effrité, auraient pu faire partie du Bastion de Balas, où des chemins menaient à l’aile septentrionale peu utilisée. Ce pont étroit était peut-être la Passerelle de lady Thiin, auquel cas ce rempart en spirale revêtu de brique verte devrait mener à la Tour des Trompettes et à la façade extérieure du Château.
Mais qu’était ce long ensemble impressionnant de basses masures de pierre aux tuiles noires ? Prestimion ne pouvait leur donner un nom. Et cette tour isolée, circulaire et sans fenêtres, dont les murs d’un blanc approximatif étaient incrustés de rangées de silex bleus taillés, côté tranchant à l’extérieur ? Ce désert en forme de losange de plaques grises à l’intérieur d’une palissade de pointes de marbre rose ? Ce hall voûté sans fin, qui disparaissait dans un lointain infini, éclairé par des candélabres géants de la taille d’un tronc d’arbre ? Ces endroits ne pouvaient être des parties réelles du Château. Le Château était si gigantesque qu’il faudrait une éternité pour le voir en entier, et même Prestimion, qui y vivait depuis qu’il était jeune, savait qu’il devait y avoir de nombreuses zones dans lesquelles il n’avait jamais eu l’occasion d’entrer. Mais ces endroits où son moi endormi vagabondait en ce moment n’avaient certainement aucune existence dans le monde réel. Il devait s’agir d’inventions oniriques et rien de plus.
Il descendait de plus en plus bas par un escalier tournant fait de planches d’un bois écarlate brillant qui flottait, tel le Vroon, sans qu’aucun support visible semble le maintenir en l’air. Il était évident pour lui qu’il devait avoir quitté les niveaux supérieurs et relativement familiers du Château, et descendait à présent dans les zones auxiliaires plus basses du Mont, où étaient logés les milliers de gens dont les services étaient essentiels à la vie du Château : les gardes, serviteurs, jardiniers, cuisiniers, archivistes, commis, cantonniers, maçons, gardes-chasse, etc. Que ce soit en rêve ou éveillé, il n’avait jamais passé beaucoup de temps là-bas. Mais ces niveaux faisaient aussi partie du Château. Le Château, si grand soit-il, grandissait encore d’année en année. À cet égard, il était comme une créature vivante. Le secteur royal de l’immense bâtiment était niché au sommet des rochers escarpés du Mont, mais il y avait des couches superposées de voûtes souterraines en dessous, taillées profondément dans le cœur de pierre de la montagne géante. Et il y avait également des zones extérieures, s’étendant vers le bas sur des kilomètres sur chaque face du Mont, depuis le sommet, comme de gigantesques bras traînants, poussant toujours plus loin sur les pentes.
— Monseigneur ? appela le Vroon, chantant doucement vers lui au-dessus de sa tête. Par ici ! Par ici !
Des Hjorts à la face bouffie étaient désormais alignés le long du chemin, s’inclinant avec empressement, et de grands Skandars à l’épaisse fourrure formaient le symbole de la constellation avec l’étourdissante multiplicité qu’offraient leurs quatre bras, des saluts sifflés lui étaient envoyés par les Ghayrogs reptiliens, les petits Lii au visage plat à trois yeux le reconnaissaient également, ainsi qu’une cohorte de Su-suheris pâles et hautains… des représentants de toutes les races étrangères qui partageaient la vaste Majipoor avec ses maîtres humains. Il y avait aussi des Métamorphes, semblait-il, des êtres furtifs aux longues jambes qui se glissaient dans ou hors de l’ombre de chaque côté. Mais, se demanda Prestimion, que faisaient ceux-là au Mont du Château, où les peuples aborigènes étaient interdits de séjour depuis l’époque lointaine de lord Stiamot ?
— Et maintenant, par ici, dit le Vroon, le conduisant à un édifice qui ressemblait à un château à l’intérieur du Château, une sorte d’hôtel avec des milliers de pièces disposées le long d’un unique couloir, qui disparaissait dans le lointain et se déroulait sans fin devant lui comme une route vers les étoiles ; mais le Vroon n’en était plus un.
Il s’agissait de la version du rêve que Prestimion redoutait le plus.
Il y avait eu une transformation. Son guide était à présent la brune lady Thismet, fille du Coronal lord Confalume et jumelle du prince Korsibar, Thismet qu’il avait aimée et perdue si longtemps auparavant. Aussi légère que le Vroon et tout aussi vive, elle dansait devant lui sur ses pieds nus à une dizaine de centimètres au-dessus du sol, restant toujours juste hors de portée, se retournant de temps à autre pour l’encourager d’un sourire lumineux, un brillant clin d’œil noir, un bref mouvement du bout des doigts. Sa beauté sans égale le transperçait comme une épée.
— Attends-moi ! cria-t-il, mais elle lui répondit qu’il devait avancer plus vite.
Cependant, aussi vite qu’il aille, elle filait toujours plus vite, silhouette mince et souple, ondulant dans sa robe blanche, ses luisants cheveux noir de jais s’étalant dans son dos alors qu’elle reculait devant lui dans le couloir sans fin.
— Thismet ! appela-t-il. Attends, Thismet ! Attends ! Attends ! Attends !
Il courait à présent avec une ardeur désespérée, atteignant les limites de sa résistance. Devant lui, les portes s’ouvraient, de chaque côté du corridor sans fin ; des têtes se penchaient, souriaient, clignaient de l’œil, lui faisaient signe. Elles étaient Thismet elles aussi, chacune d’elles, Thismet encore et encore, des centaines, des milliers de Thismet, mais chaque fois qu’il arrivait devant une pièce, la porte se refermait en claquant, ne lui laissant que le rire tintant de Thismet derrière. Et la Thismet qui le guidait continuait d’avancer sereinement, se retournant constamment pour l’attirer plus loin, mais sans jamais se laisser rattraper.
— Thismet ! Thismet ! Thismet !
Sa voix devint une clameur énorme, un rugissement d’angoisse, de rage et de frustration.
— Monseigneur ?
— Thismet ! Thismet !
— Monseigneur, êtes-vous malade ? Parlez-moi ! Ouvrez les yeux, monseigneur ! C’est moi, Diandolo ! Réveillez-vous, monseigneur. Je vous en prie, monseigneur…
— This… met…
Les lumières étaient allumées à présent. Prestimion, clignant des yeux, hébété, vit le jeune page Diandolo penché sur le lit, les yeux écarquillés, le regardant bouche bée, bouleversé. D’autres silhouettes étaient visibles derrière lui, quatre, cinq, six personnes : gardes du corps, serviteurs, et autres dont les visages lui étaient totalement inconnus. Il s’efforça de se réveiller complètement.
La silhouette robuste de Falco apparut alors, poussant Diandolo sur le côté, se penchant sur Prestimion. Il était le grand écuyer de Prestimion dans tous ses déplacements officiels, vingt-cinq ans environ, un beau grand gaillard de Minimool, dont la chevelure noire épaisse et luisante, la merveilleuse voix mélodieuse et chantante et le regard brillant d’une invincible bonne humeur faisaient l’envie.
— Ce n’était qu’un rêve, monseigneur.
Prestimion acquiesça. Sa poitrine et ses bras étaient couverts de sueur. Sa gorge était rauque et irritée à force d’avoir crié. Il avait une barre brûlante qui lui traversait le front.
— Oui, dit-il d’une voix enrouée. Ce… n’était… qu’un… rêve…
Trois des quatre enfants de Varaile l’attendaient dans la salle du matin lorsqu’elle y pénétra. Ils se levèrent à son entrée. Prendre le premier repas de la journée avec elle était une tradition familiale.
Le prince Taradath, l’aîné, accompagnant son père dans son voyage actuel, ce fut par conséquent le deuxième fils, le prince Akbalik, qui la conduisit cérémonieusement à son fauteuil. À douze ans, il était déjà grand et solide : il avait hérité de la chevelure blonde et de la robuste constitution de son père, mais il avait la taille de sa mère. D’ici deux ou trois ans, il serait plus grand que ses parents. Cependant, ses yeux doux et ses manières réfléchies faisaient mentir sa taille et sa corpulence : il était destiné à devenir un érudit, ou peut-être un poète, mais certainement pas un athlète ni un guerrier.
Le prince Simbilon, dix ans, qui avait toujours le visage rond d’un bambin, l’attitude d’une terrible solennité, suffisante même, offrit avec attention à Varaile le plateau de fruits qui constituait habituellement son premier plat. Lady Tuanelys, quant à elle, huit ans et un désintérêt manifeste pour les usages de la politesse, n’accorda à sa mère qu’un signe de tête des plus brefs et retourna à sa place, et à l’assiette recouverte de fromage nappé de miel qu’elle s’était déjà servie. Attendre de la courtoisie de la part de Tuanelys était une folie. C’était une enfant charmante, aux cheveux dorés formant un voile ravissant qu’elle portait sous une résille ornée de perles, ses traits délicats prédisaient la beauté qui serait sienne dans six ou sept ans ; mais pour le moment, son petit corps était maigre, aussi long et droit qu’une baguette. C’était une coureuse, une grimpeuse, une bagarreuse, un véritable garçon manqué.
— As-tu bien dormi, mère ? demanda le prince Akbalik.
— Comme toujours. Et toi ? Mais ce fut Tuanelys qui répondit :
— J’ai rêvé d’un endroit où les arbres poussaient à l’envers, mère. Leurs feuilles étaient dans le sol et leurs racines se dressaient dans le ciel. Et les oiseaux…
— Mère parlait à Akbalik, enfant, intervint le prince Simbilon avec hauteur.
— Oui, mais Akbalik n’a jamais rien d’intéressant à raconter. Toi non plus, Simbilon.
Lady Tuanelys lui tira la langue. Simbilon rougit, mais ne répondit pas. Fiorinda, qui observait cette scène familiale sur le côté, commença à glousser.
— J’ai très bien dormi, mère, répondit alors Akbalik, comme s’il n’y avait pas eu d’interruption.
Puis il se mit à lui donner son emploi du temps de la journée, les cours d’histoire et de poésie épique le matin, et la leçon de tir à l’arc l’après-midi, comme s’il s’agissait d’événements de la plus haute importance pour le monde. Lorsqu’il eut terminé, le prince Simbilon expliqua en détail ses propres occupations pour la journée à venir, ponctué à deux reprises par lady Tuanelys demandant qu’on lui passe les plats. Tuanelys n’avait rien d’autre à dire. C’était souvent ainsi. Pour le moment, sa vie semblait presque entièrement consacrée à la natation ; chaque jour elle passait des heures, autant qu’elle pouvait en prendre sur ses études, à nager éperdument d’un bout à l’autre de la piscine dans le gymnase de l’aile est, comme un petit cambeliot affolé. Il y avait quelque chose de fanatique dans l’intensité avec laquelle elle accomplissait ses longueurs. Son moniteur disait qu’il fallait l’arrêter au bout d’un certain temps, sinon elle nageait jusqu’à épuisement, car elle ne s’arrêtait jamais d’elle-même.
Ce matin-là, l’égocentrisme de ses enfants paraissait moins amusant que d’habitude à Varaile. Le rapport inquiétant en provenance du Labyrinthe jetait une ombre sinistre sur tout. Comment réagiraient-ils, se demandait-elle, s’ils savaient que leur père pourrait se retrouver soudain beaucoup plus près de devenir Pontife qu’il ne l’avait jamais été, et qu’ils allaient tous être arrachés à la belle vie du Château et forcés d’aller vivre, d’ici peu, dans le sinistre Labyrinthe souterrain, le siège du Pontife, loin au sud ? Varaile s’obligea à balayer de telles pensées. Que Prestimion devienne un jour Pontife était inévitable depuis l’instant où il avait été oint Coronal et où la couronne de la constellation avait été placée sur sa tête. Confalume était très âgé. Il pouvait mourir aujourd’hui, le mois prochain, l’année prochaine ; mais tôt ou tard, et vraisemblablement plus tôt que tard, son heure sonnerait. Indubitablement, Akbalik et Simbilon devaient très bien comprendre ce que cela signifierait pour eux tous. Quant à Tuanelys, si elle ne le savait pas encore, elle devrait l’apprendre. Et l’accepter. Avec un haut rang venait l’obligation de se conduire de façon royale, même lorsqu’on n’était qu’une enfant.
Quand elle eut terminé son repas, Varaile se sentit de nouveau tout à fait maîtresse d’elle-même. Il était à présent l’heure de la conférence matinale avec les ministres de Prestimion : pendant son absence du Château, c’était elle qui faisait office de régente remplaçant le Coronal.
Teotas l’attendait devant la salle du petit déjeuner.
Ce jour-là, son visage était encore plus sérieux qu’à l’accoutumée, et ses plis et rides semblaient s’être accentués pendant la nuit. Autrefois, il ressemblait tant à son frère aîné, Prestimion, que quelqu’un ne les connaissant pas bien aurait presque pu les prendre pour des jumeaux, bien qu’en vérité ils aient une différence d’âge de dix ans. Mais Teotas avait un caractère brusque, emporté et maussade qui faisait défaut chez Prestimion, et là, dans la cinquantaine, des ravines s’étaient creusées dans son visage qui le faisaient paraître beaucoup plus vieux qu’il n’était, alors que la peau de Prestimion était toujours lisse. On ne pouvait plus confondre Teotas et le Coronal, mais il était difficile de croire que Teotas était le plus jeune.
— Fiorinda vous a transmis le message du Labyrinthe ?
— En fin de compte, oui. Je pense qu’elle aurait préféré me le cacher.
— Nous aimerions tous nous le cacher, je crois, dit Teotas. Mais il n’y a pas de dérobade possible face à certaines situations, hein, Varaile ?
— Va-t-il mourir ?
— Nul ne le sait. Mais ce dernier incident, quel qu’il soit, le rapproche indéniablement de la fin. Je crois cependant qu’il nous reste encore un peu de temps ici.
— Dites-vous cela parce que vous savez que c’est ce que je veux entendre, Teotas ? Ou avez-vous effectivement des informations concrètes ? Le Pontife a-t-il réellement eu une attaque, ou pas ?
— S’il en a eu une, elle était très légère. Il a eu quelques problèmes au niveau d’une jambe et d’un bras… il a perdu conscience pendant un instant…
— Fiorinda m’a parlé de la jambe et du bras. Pas de la perte de conscience. Continuez, quoi d’autre ?
— C’est tout. Ses mages s’occupent de lui à présent.
— Et aussi un praticien ou deux, j’espère ?
— Vous connaissez Confalume, répondit Teotas en haussant les épaules. Peut-être a-t-il un médecin auprès de lui, ou peut-être pas. Mais l’encens doit brûler à toute heure du jour et de la nuit, cela j’en suis sûr, et les sortilèges doivent être jetés les uns après les autres. Pourvu qu’ils soient efficaces.
— Je le souhaite, maugréa Varaile d’un ton railleur.
Ils marchaient rapidement dans les couloirs sinueux qui conduisaient à la salle du trône de Stiamot, où la réunion aurait lieu. Leur chemin les fit passer devant le vestiaire royal et la superbe salle des jugements que Prestimion avait fait construire à partir d’un dédale de petites pièces adjacentes à la grandiose salle du trône de lord Confalume.
Chaque Coronal apposait sa marque sur le Château partie nouvelles constructions. La salle des jugements, cette magnifique pièce voûtée aux immenses fenêtres en arches de verre dépoli et aux gigantesques lustres scintillants, était la principale contribution de Prestimion à la partie la plus profonde du Château, même s’il avait également fait édifier les magnifiques Archives de Prestimion, un musée qui rassemblait un trésor de merveilles historiques, le long du bord extérieur du secteur central connu sous le nom de Château Intérieur. Et il avait encore d’autres projets de construction ambitieux, savait Varaile, si seulement le Divin voulait lui accorder un plus long séjour sur le trône du Coronal.
Néanmoins, malgré toute la splendeur ahurissante de la glorieuse salle des jugements, et de la salle du trône de lord Confalume, à côté, depuis le début de son règne, Prestimion avait préféré rejeter ces décors imposants et exercer autant de fonctions officielles qu’il le pouvait dans l’ancienne salle du trône de Stiamot, une petite pièce simple, austère même, au sol pavé qui était censée être restée quasiment inchangée depuis les premiers temps du Château.
En y pénétrant, Varaile vit que la quasi-totalité des grands pairs du royaume s’y tenait : le Haut Conseiller Septach Melayn, le Grand Amiral Gialaurys, le mage Maundigand-Klimd, Navigorn de Hoikmar, le duc Dembitave de Tidias et trois ou quatre autres, ainsi que le légat du Pontificat, Phraatakes Rem et la Hiérarque Bernimorn, représentant la Dame de l’île au Château. Ils se levèrent à son arrivée et, du bout des doigts, Varaile leur fit signe de se rasseoir.
Des personnages importants du royaume, seul manquait l’autre frère de Prestimion, le prince Abrigant. Au cours des premières années du règne de Prestimion. Abrigant avait joué un rôle considérable dans les affaires du gouvernement : c’était sa découverte des riches mines de fer de Skakkenoir qui avait été à l’origine de la majeure partie de la grande prospérité du royaume sous l’empire de Prestimion… Mais dernièrement, il s’était retiré dans le domaine familial de Muldemar, sur la pente, dont il avait hérité de la responsabilité, et il y passait la plupart de son temps. Mais tous les autres étaient rassemblés. La présence de tant de grands dignitaires ce jour-là à la réunion du Conseil renforça les appréhensions de Varaile.
Rapidement, elle traversa la pièce jusqu’au petit trône de marbre blanc grossièrement taillé qui était le siège du Coronal, et ce jour-là, en l’absence du Coronal, le sien en tant que régente. Elle jeta un œil sur sa gauche, où était assis Septach Melayn, l’élégant escrimeur aux longs membres qui était le meilleur ami de Prestimion depuis son enfance, et qui était, après Varaile elle-même, le conseiller dont il respectait le plus l’avis. Septach Melayn rencontra le regard de Varaile avec gêne, presque tristement. Gialaurys… Navigorn… Dembitave… paraissaient être mal à l’aise aussi. Seul l’imposant mage Su-suheris, Maundigand-Klimd, était impénétrable, comme toujours.
— Je suis déjà au courant, commença-t-elle, que le Pontife est malade. Quelqu’un peut-il me dire à quel point exactement ?
Elle porta son attention vers le légat pontifical.
— Phraatakes Rem, ces nouvelles ont été transmises par vous, ai-je raison ?
— Oui, madame.
C’était un petit homme soigné, aux cheveux gris, qui représentait officiellement le Pontife au Château depuis neuf ans… pour l’essentiel, un ambassadeur du monarque le plus âgé auprès du plus jeune. La spirale dorée compliquée, qui était le symbole du Labyrinthe, était fixée sur la poitrine de sa souple tunique gris-vert à l’aspect velouté.
— Le message est arrivé la nuit dernière. Il n’y en a pas eu d’autre depuis. Nous ne savons rien de plus que ce que vous avez sûrement déjà appris.
— Une attaque, c’est cela ? demanda Varaile sans ambages.
Elle n’était pas du genre à mâcher ses mots. Le légat pontifical se tortilla légèrement sur son siège. Il était troublant de voir ce diplomate accompli, toujours si onctueux et sûr de lui, manifester de tels signes de détresse.
— Sa Majesté a ressenti un certain vertige… un engourdissement au niveau de la main, une faiblesse dans la jambe gauche. Il a été mis au lit et ses mages sont à son chevet. Nous attendons d’autres nouvelles.
— Cela ressemble fort à une attaque, fit Varaile.
— Je ne peux me prononcer à ce sujet, madame.
— Une attaque n’est pas forcément fatale, lady Varaile. D’aucuns ont vécu de nombreuses années après en avoir eu une, commenta Yegan de Low Morpin, un prince flegmatique et sans grand humour, dont la présence au Conseil avait longtemps laissé Varaile perplexe.
— Merci de cette observation, prince Yegan. Diriez-vous que le Pontife était en bonne santé jusqu’à présent, cette saison ? reprit-elle à l’attention de Phraatakes Rem.
— En effet, madame, actif et énergique. Compte tenu de son âge, naturellement. Mais il a toujours été un homme extrêmement vigoureux.
— Quel âge a-t-il d’ailleurs ? demanda Septach Melayn. Quatre-vingt-cinq ans ? Quatre-vingt-dix ?
Il se leva et se mit à faire nerveusement les cent pas dans la petite pièce, ses longues jambes le portant d’un côté à l’autre en seulement quelques enjambées.
— Sans doute davantage, fit Yegan.
— Il a été Coronal pendant une quarantaine d’années, avança Navigorn de Hoikmar, d’une voix rauque.
Il avait autrefois été un homme puissant, un grand commandant militaire en son temps, mais dernièrement, il était devenu gras et lent.
— Et ensuite Pontife, depuis maintenant vingt ans, c’est exact ? Par conséquent…
— Oui. Par conséquent, il doit être très âgé, coupa brusquement Varaile.
Elle luttait pour contenir son impatience. Ces hommes avaient tous dix ou vingt ans de plus qu’elle, et l’époque de leur détermination était révolue ; sa nature vive s’irritait facilement lorsqu’ils s’égaraient dans ces longues digressions.
— La Dame a-t-elle été informée ? demanda-t-elle à la Hiérarque Bernimorn.
— Nous avons déjà transmis le message à l’Ile, répondit la Hiérarque, une femme mince et pâle d’un âge considérable, qui réussissait à paraître à la fois fragile et impérieuse.
— Bien. Qu’en est-il de lord Prestimion ? Il se trouve à Deepenhow Vale, je crois. Ou Bombifale, ajouta-t-elle à l’adresse de Dembitave.
— Lord Prestimion est actuellement dans la ville de Fa, madame. Un messager se prépare en ce moment à partir pour Fa lui apporter la nouvelle.
— Qui allez-vous envoyer ? demanda Navigorn d’une voix voilée, brutale, presque belliqueuse.
— Eh bien… Comment le saurais-je ? L’un des messagers habituels du Château va y aller, je suppose, répondit Dembitave en regardant, intrigué, le vieux guerrier.
— De telles nouvelles ne devraient pas être annoncées par un étranger. Je porterai le message moi-même.
Le rouge monta aux joues pâles de Dembitave. Il était le cousin de Septach Melayn, le duc de Tidias, un homme de soixante ans, fier et quelque peu susceptible. Lui et Navigorn ne s’étaient jamais beaucoup aimés. À l’évidence, il prenait son intervention comme une sorte de reproche. Pendant quelques instants, il ne fit aucune réponse, puis il dit avec raideur :
— Comme il vous plaira, seigneur Navigorn.
— Et le prince Dekkeret ? demanda Varaile. On pourrait penser qu’il devrait être informé, lui aussi.
Il y eut un second silence embarrassé dans la pièce. Varaile fixa un visage confus après l’autre. La réponse n’était que trop claire. Personne n’avait songé à prévenir l’héritier présomptif que le Pontife était peut-être mourant.
— J’ai appris qu’il était parti pour Normork, avec son ami Dinitak, rendre visite à sa mère, reprit Varaile d’un ton cassant. Il devrait lui aussi être averti. Teotas…
Il se mit au garde-à-vous.
— Je m’en occupe immédiatement, répondit-il, et il sortit de la pièce.
Et maintenant ? Qu’était-elle censée faire ensuite ? Improvisant rapidement, elle déclara au légat pontifical :
— Vous transmettrez bien entendu notre vive inquiétude au sujet de la santé de Sa Majesté, notre consternation face à sa maladie et notre souhait profond que cet épisode ne soit qu’une faiblesse passagère…
Elle chercha d’autres expressions de sympathie n’en trouva aucune appropriée et laissa sa voix se briser au milieu de sa phrase.
Cependant, Phraatakes Rem, enchaînant adroitement sa réplique, répondit doucement :
— Je le ferai, n’ayez crainte… Mais je vous en prie, madame, ne dramatisons pas. Il n’y avait pas de réelle urgence dans la formulation du message que j’ai reçu. Si le porte-parole avait eu l’impression que la mort de Sa Majesté était imminente, il aurait présenté les événements d’une tout autre façon. Je comprends la détresse que peut ressentir madame vis-à-vis du prochain bouleversement de l’administration, et bien sûr chacun de nous ici doit ressentir la même, sachant que son rôle dans le gouvernement pourrait bientôt arriver à son terme, mais cependant…
Le grondement grave et râpeux qu’était la voix du Grand Amiral Gialaurys, solennel et de forte carrure, trancha sur le ton mesuré du légat du Pontificat.
— Et si le Pontife était réellement mal en point ? Je signale que nous avons parmi nous un mage qui voit clairement les événements à venir. Ne devrions-nous pas le consulter ?
— Pourquoi pas ? s’écria Septach Melayn avec chaleur. Pourquoi devrions-nous rester dans l’ignorance ?
Sa répugnance envers la sorcellerie sous toutes ses formes était aussi connue que la foi naïve du Grand Amiral dans la puissance de la magie. Mais ces deux-là, qui avaient été les principaux soutiens de Prestimion dans la guerre contre l’usurpateur Korsibar, étaient depuis longtemps parvenus à une acceptation amicale des abîmes qui séparaient leurs personnalités et leurs croyances.
— Bien sûr, demandons au grand mage ! Qu’en pensez-vous, Maundigand-Klimd ? Le vieux Confalume va-t-il nous quitter ou pas ?
— Oui, reprit Varaile. Prédisez-nous l’avenir du Pontife, Maundigand-Klimd. Son avenir et le nôtre.
Tous les yeux se tournèrent vers le Su-suheris, qui comme à l’accoutumée, se tenait à l’écart des autres, silencieux, perdu dans des ruminations étrangères, au-delà des perceptions des êtres ordinaires.
Il avait une silhouette menaçante, dépassant les deux mètres vingt, resplendissant dans sa robe d’un pourpre vif et au col incrusté de joyaux qui attestait de son rang de mage prééminent à la cour. Ses deux têtes pâles et glabres se dressaient majestueusement au sommet de la longue colonne de son cou qui se divisait en forme de fourche, comme deux globes de marbre allongés, et ses quatre petits yeux émeraude étaient comme toujours enveloppés d’un mystère insondable.
De toutes les races non humaines qui étaient venues s’installer sur Majipoor, les Su-suheris étaient de loin les plus énigmatiques. La plupart des gens, troublés par leurs manières glaciales et leur inquiétante apparence détachée des contingences de ce monde, les considéraient comme des monstres et les craignaient. Même les Su-suheris qui, comme Maundigand-Klimd, se mêlaient facilement aux gens d’autres espèces n’avaient jamais de véritable intimité d’aucune sorte avec eux. Cependant, leurs indéniables talents de mage et de devin leur donnaient accès aux plus hauts cercles.
Maundigand-Klimd avait un jour expliqué à Prestimion la technique par laquelle il voyait l’avenir. En établissant une sorte de lien entre ses deux esprits, il parvenait à créer un vortex de forces neurales qui le projetait brièvement sur la rivière du temps, un voyage dont il revenait avec des aperçus, aussi brumeux et ambigus qu’ils puissent être, de ce qui allait se passer. Il entra alors dans cette transe divinatoire.
Varaile le fixait intensément. Elle n’avait pas une grande foi dans la valeur de la sorcellerie, pas plus que Prestimion et Septach Melayn, mais elle faisait confiance à Maundigand-Klimd et considérait ses divinations comme beaucoup plus fiables que la plupart de celles de ses confrères. S’il annonçait que le Pontife était à l’article de la mort… Mais le Su-suheris dit simplement, au bout d’un certain temps :
— Il n’y a pas de raison immédiate de s’inquiéter, madame.
— Confalume va vivre ?
— Il n’est pas en danger de mort dans l’immédiat. Varaile laissa échapper un profond soupir et se laissa aller en arrière sur le trône.
— Très bien, dit-elle au bout d’un moment. Nous avons droit à un sursis, semble-t-il. L’accepterons-nous sans autre question et passerons-nous à autre chose ? Oui. Faisons cela.
Elle se tourna vers Belditan le Jeune de Gimkandale, le chancelier du Conseil, qui tenait l’ordre du jour des réunions du Conseil.
— Si vous pouviez avoir la bonté de nous rappeler les sujets réclamant notre attention aujourd’hui, comte Belditan…
Le légat pontifical et la Hiérarque Bernimorn, dont la présence à cette réunion n’était plus requise, se firent excuser et se retirèrent. Varaile se plongea alors dans les affaires courantes du royaume avec une fougue joyeuse.
Un sursis, voilà ce que c’était. Un répit devant l’inévitable. Ils n’auraient pas à quitter la magnificence baignée de soleil du Château et du haut Mont pour descendre dans les sombres profondeurs du Labyrinthe. Pas tout de suite, du moins. Pas pour le moment. Pas maintenant. Pas encore.
Mais à la fin de la réunion, lorsqu’ils en eurent terminé avec la masse de sujets insignifiants qui étaient parvenus à être portés à l’attention des grands de ce monde, ce matin-là, Septach Melayn s’attarda dans la salle du trône après le départ des autres. Il prit doucement la main de Varaile et prit un ton compatissant.
— C’est un avertissement, j’en ai bien peur. Sans le moindre doute, la fin est proche pour Confalume. Vous devez vous préparer à de grands changements, madame. Comme nous tous.
— Je le ferai, Septach Melayn. Je sais que je le dois.
Elle leva les yeux vers lui. Bien qu’elle fût grande, il se dressait haut au-dessus d’elle, sa grande silhouette dégingandée ressemblant à une araignée, les bras et les jambes extraordinairement fins et le corps élancé, avait, même maintenant que l’âge se faisait sentir, une grâce et une fluidité dans le mouvement admirables.
Au cours des dernières années, Septach Melayn était devenu encore plus anguleux. Il ne semblait pas y avoir une once de chair superflue sur son ossature fine ; mais il irradiait toujours une beauté d’un genre peu fréquent chez un homme. Tout en lui était élégance : son attitude, sa mise, la cascade de boucles artistement arrangées de ses cheveux, toujours dorés après toutes ces années, sa petite barbe en pointe et sa moustache soigneusement taillée. C’était un maître entre tous parmi les fines lames, il n’avait jamais été près d’être battu dans un duel, et n’avait été blessé qu’en une seule occasion, alors qu’il luttait contre quatre hommes en même temps, lors d’une horrible bataille de la guerre contre Korsibar. Depuis longtemps, Prestimion l’aimait comme un frère pour son esprit taquin et sa nature dévouée ; et Varaile en était venue à ressentir la même affection pour lui.
— Pensez-vous, lui demanda-t-elle, qu’au fond de lui, Prestimion soit prêt à devenir Pontife ?
— Ne le sauriez-vous pas mieux que moi, madame ?
— Je n’en parle jamais avec lui.
— Alors, laissez-moi vous dire, répondit Septach Melayn, qu’il est aussi prêt qu’on puisse l’être. Pendant toutes ces décennies, à vivre d’abord comme Coronal-désigné puis comme Coronal, il savait que le Pontife se coucherait un jour pour ne plus se réveiller. Il a pris cela en compte. Il s’est battu pour devenir Coronal, souvenez-vous. Cela ne lui est pas échu facilement. Pendant deux années entières, il a combattu Korsibar, l’a défait et a récupéré le trône dont il s’était emparé. Aurait-il lutté si farouchement pour la couronne de la constellation s’il ne s’était pas déjà fait à l’idée que le Labyrinthe l’attendait, une fois terminé son règne au Château ?
— J’espère que vous avez raison, Septach Melayn.
— Je sais que j’ai raison, gente dame. Et vous le savez aussi.
— Peut-être.
— Prestimion ne considère pas le fait de devenir Pontife comme une tragédie. C’est une partie de ses devoirs… Les devoirs qui sont devenus les siens dans l’heure où Confalume l’a désigné pour être le prochain Coronal. Et vous savez qu’il ne s’est jamais dérobé à ses obligations en aucune sorte.
— Oui, bien sûr. Mais pourtant… pourtant…
— Je sais, madame.
— Le Château… nous avons été si heureux ici…
— Aucun Coronal n’aime le quitter. Son épouse non plus. Mais il en a été ainsi depuis des milliers d’années, après avoir été Coronal, il faut devenir Pontife, descendre dans le Labyrinthe et passer le reste de ses jours sous la surface de la terre, et…
Septach Melayn vacilla soudain. Varaile, saisie, vit un voile tomber sur ses perçants yeux bleu clair.
Lui aussi quitterait le Château, naturellement, lorsque le moment serait venu pour Prestimion. Il le suivrait jusque dans le Labyrinthe, comme les autres. Pour lui aussi cette prise de conscience était douloureuse ; et pendant un instant, juste un instant, il fut manifeste que Septach Melayn était incapable de dissimuler cette douleur.
Puis le moment de tristesse passa. Son sourire brillant de dandy réapparut, il toucha du bout des doigts les boucles dorées sur son front et dit :
— Vous devez m’excuser, à présent, lady Varaile. C’est l’heure de mon cours d’escrime, et mes élèves m’attendent.
Il se leva pour partir.
— Attendez, dit-elle. Une chose encore. Vous me rappelez une question au sujet de votre classe d’escrime.
— Madame ?
— Avez-vous de la place dans cette classe pour un disciple de plus ? Car j’en ai un pour vous : son nom est Keltryn de Sipermit, récemment arrivé au Château.
L’expression de Septach Melayn refléta sa confusion.
— Keltryn n’est généralement pas considéré comme un nom d’homme, madame.
— Ce n’en est pas un, en effet. Je parle de lady Keltryn, la jeune sœur de la Fulkari de Dekkeret. Elle s’est adressée à moi avant-hier, en faveur de sa sœur. Elle dit que cette Keltryn est très douée dans le maniement des armes, et souhaite maintenant profiter de l’entraînement unique que vous seul pouvez dispenser.
— Une femme ? bafouilla Septach Melayn. Une fille ?
— Je ne vous demande pas d’en faire votre maîtresse, vous savez. Seulement de l’accepter dans vos cours.
— Mais pour quelle raison une femme voudrait-elle apprendre l’escrime ?
— Je n’en ai aucune idée. Sans doute pense-t-elle que c’est un talent utile. Je suggère que vous le lui demandiez vous-même.
— Et si elle est blessée par l’un de mes jeunes hommes ? Je n’ai pas de novices dans mon groupe. Nous utilisons des armes à pointes émoussées, mais même ainsi, elles peuvent causer des dommages considérables.
— Rien de plus grave qu’une ou deux ecchymoses, j’espère. Elle devrait pouvoir le supporter. Vous n’envisagez certainement pas de rejeter d’emblée cette jeune fille, Septach Melayn. Qui sait ? Elle pourrait vous apprendre sur notre sexe deux ou trois choses que vous ignoriez auparavant. Acceptez-la, Septach Melayn. Je vous le demande personnellement.
— En ce cas, comment pourrais-je refuser ? Envoyez-moi cette lady Keltryn et j’en ferai la plus redoutable épée que ce monde ait connue. Je m’y engage, madame. Et maintenant… si vous m’autorisez à me retirer…
Varaile acquiesça. Il lui fit un large sourire en baissant la tête, se retourna et s’éloigna en bondissant comme le garçon aux longues jambes qu’il était tant d’années auparavant, la laissant seule avec ses pensées dans la salle du trône à présent déserte.
Elle y resta un moment, laissant ses idées s’évacuer.
Puis, lentement, elle quitta la pièce et prit à gauche le dédale de couloirs qui conduisait au vieux et curieux édifice aux cinq tours connu sous le nom de Beffroi de lord Arioc, duquel on avait une vue fabuleuse sur tout le Château Intérieur… la Cour Pinitor, le bassin aux reflets de lord Siminave avec la Rotonde de lord Haspar derrière, les balcons en dentelle éthérée que lord Vildivar avait fait construire en cette même ère incroyablement ancienne, et tout le reste.
Comme tout cela était beau ! Comme ce salmigondis de constructions étranges, rassemblées là en sept mille ans, s’accordait à merveille avec cet immense et sans égal chef-d’œuvre d’architecture ! Très bien, pensa Varaile.
Prestimion est toujours Coronal, et je réside toujours ici au Château, du moins pour l’instant.
Enfin, l’heure viendrait où le devoir inexorable les pousserait vers le Labyrinthe : c’était la règle, et elle n’avait pas changé depuis l’époque de la fondation du monde. Chaque Coronal devait passer par cette épreuve, ainsi que chaque épouse de Coronal.
Le Divin protège le Pontife Confalume, pria-t-elle.
Il était cependant indubitable que la fin approchait pour le Pontife. Mais que nous ayons d’abord un peu plus de temps ici, au Château. Juste un peu. Quelques mois. Un an. Deux, peut-être. Ce que nous pourrons avoir.
Ils avaient à présent atteint la Plaine des Fouets. Devant eux, un mur rouge se dressait sur l’horizon septentrional, une étroite chaîne de falaises de grès plates sur lesquelles les Cinq Lords avaient édifié leurs cinq palais, juste au-dessus du puissant torrent du fleuve Zimr coulant vers l’est.
— Regardez, monsieur, dit Jacomin Halefice en indiquant les collines rouges. Nous sommes presque à la maison, je crois.
Presque à la maison, pensa Mandralisca avec un sourire plein d’une ironie désabusée. Oui. Pour lui, il n’y avait qu’un sinistre sarcasme dans cette expression.
Il était chez lui, plus ou moins, partout et nulle part sur la planète. Vus à travers le filtre de son indifférence, pour lui tous les endroits se valaient. Un moment, il avait considéré les périlleuses jungles de Stoienzar comme son foyer, et avant cela, une cellule dans les cachots du Château de lord Prestimion, et auparavant, de magnifiques appartements dans la riche métropole tentaculaire de Ni-moya ; il avait aussi vécu dans de nombreux autres endroits, depuis son enfance amère dans une triste ville au milieu des pics enneigés de la Chaîne des Gonghars, une enfance qu’il aurait préféré oublier. Au cours des cinq dernières années, cette région aride et obscure du cœur de Zimroel était celle qu’il avait choisie pour être son « foyer » ; et ainsi, levant les yeux vers ces falaises rouges à présent brûlées par le soleil, à la lisière de la plaine de sable inhospitalière qui s’étendait devant lui, il pouvait avec une certaine justice tomber d’accord avec Halefice sur le fait qu’il était presque à la maison, pour le faible sens qu’avait ce mot.
— Ce sont les palais des lords, non, Votre Grâce ? demanda Jacomin Halefice, pointant un doigt vers la haute chaîne. L’aide de camp avançait juste à la hauteur du comte, chevauchant une monture grasse, placide, couleur lavande pâle, qui peinait pour se maintenir à la même allure que le coursier plus fougueux de Mandralisca.
Le comte s’abrita les yeux de la main et regarda vers le haut.
— Trois d’entre eux, en tout cas. Je vois les demeures de Gavinius, de Gavahaud et de Gavdat.
Les dômes gris, lisses et luisants, aux tuiles de céramique avaient un reflet rougeâtre sous l’implacable soleil de midi.
— Il est trop tôt pour voir les deux autres, je pense. Ou es-tu en train de me dire que tu peux déjà les voir ?
— En vérité, je ne crois pas que je puisse y arriver maintenant, monsieur.
— Moi non plus, fit Mandralisca.
Les Cinq Lords, lorsqu’ils avaient entamé leur étrange, et jusqu’à présent secrète, rupture avec l’autorité du pouvoir central, avaient accepté de ne pas installer leur quartier général à Ni-moya, l’ancienne capitale de leur oncle. C’eût été follement imprudent de leur part. Ils étaient tous les cinq imprudents de nature ; mais parfois ils écoutaient la voix de la raison. Sur la suggestion de Mandralisca, ils avaient consenti à venir jusqu’à la province faiblement peuplée de Gornevon, depuis longtemps à l’abandon, à mi-chemin entre Ni-moya et Verf sur la rive méridionale du Zimr.
Le fleuve, qui était pourtant facilement navigable sur la totalité de ses onze mille kilomètres de long, du Rift de Dulorn, loin à l’ouest, à la cité côtière de Piliplok sur la Mer Intérieure, était curieusement contraire ici. Partout ailleurs, le long de son cours, les bons mouillages abondaient et de grands centres urbains prospères s’y étaient développés, une quantité de ports intérieurs riches : Khyntor, Mazadone, Verf et nombre d’autres, dont Ni-moya était la plus imposante, une reine sublime parmi les cités du continent occidental.
Mais ici, à Gomevon, une chaîne de falaises de grès rouge à pic se dressait à la verticale sur le littoral de la rive sud du fleuve. Cette ligne de falaises abruptes en bordure d’eau était imposante, infranchissable même, et formait une barrière insurmontable entre le fleuve et les terres au sud. Il n’y avait rien non plus qui ressemble de loin à un mouillage sur cette partie du fleuve, pas même un endroit où de petits bateaux puissent accoster.
Ce qui rendait le rivage méridional du Zimr absolument inaccessible dans cette partie de la province, et toute relation commerciale avait été abandonnée. Sur l’autre rive, juste en face du site où s’élevaient maintenant les palais des Cinq Lords, se trouvait le port en large arc de cercle qui avait apporté une grande prospérité à la cité de Horvenar ; de ce côté, cependant, il n’y avait rien d’autre que les falaises rouges au sommet aplati, avec ce qui ressemblait fort à un désert au sud, une terre brûlée, stérile, que personne n’avait jamais jugée propre à la colonisation, puisqu’il n’y avait pas d’accès depuis le fleuve et que l’approche par les terres était extrêmement difficile au sud. C’est là que Mandralisca avait convaincu les Cinq Lords d’établir leur capitale.
C’était un terrain morne et peu accueillant. Gornevon était une province aride. Elle se situait tout entière dans l’ombre de la partie ouest de la longue et imposante chaîne des Gonghars, au milieu du continent, dont les à-pics des crêtes enneigées étaient autant d’obstacles aux pluies estivales qui venaient du sud-ouest, des territoires Changeformes. De l’autre côté de la province se dressait la muraille haute de quinze cents mètres de la Faille de Velathys, qui interceptait les pluies hivernales apportées par le vent d’ouest depuis la Grande Mer ; ainsi, Gornevon était une sorte de désert de poche, au milieu de la fertile et prospère Zimroel, l’un des endroits les plus secs de tout cet immense continent.
— Si seulement nous rentrions à Ni-moya, hein ? fit Halefice avec un petit rire.
La réponse de Mandralisca fut un petit sourire froid.
— Tu aimes tes aises, n’est-ce pas, mon ami ?
— Qui d’autre qu’un fou, ou les Cinq Lords, pourrait préférer cet endroit à Ni-moya, Votre Grâce ?
Mandralisca haussa les épaules.
— Qui d’autre qu’un fou, vraiment ? Cependant, nous allons là où nous devons aller. Notre destin nous a conduits ici : qu’il en soit ainsi.
Les cinq frères n’auraient assurément pas osé utiliser Ni-moya comme base de leur insurrection, même si c’était le foyer ancestral de leur famille, à partir duquel leur rapace d’oncle, le Procurateur Dantirya Sambail, avait longtemps gouverné Zimroel comme s’il en était le roi. Prestimion, ayant fait prisonnier Dantirya Sambail sur le champ de bataille de Thegomar Edge à la fin de la guerre contre Korsibar, lui avait finalement pardonné son rôle perfide dans l’insurrection. Le Coronal victorieux lui avait laissé la possession de ses terres et de ses biens. Mais il l’avait dépouillé de son titre de Procurateur, et lui avait défendu d’exercer son autorité au-delà des limites de son immense domaine personnel. Cela faisait seize ans. Il n’y avait pas eu de Procurateur à Zimroel depuis lors.
La seconde révolte de Dantirya Sambail lui avait apporté une fin sanglante, de la main de Septach Melayn, dans les forêts marécageuses de Stoienzar. Ses propriétés étaient revenues à ses frères, les brutaux et grossiers Gaviad et Gaviundar. En définitive, après leur mort, les biens avaient été transmis aux cinq fils de Gaviundar, qui aspiraient à retrouver la domination qu’avait autrefois exercée leur grand et terrible oncle sur la totalité de Zimroel ; car le gouvernement central et ses deux monarques, le Pontife et le Coronal, étaient loin sur l’autre continent plus ancien d’Alhanroel, où se trouvaient ses deux capitales.
Dans la populeuse Zimroel, la plupart des gens ne ressentaient qu’une allégeance des plus abstraites au gouvernement. Ils reconnaissaient le Coronal du bout des lèvres, oui ; mais le pouvoir du Procurateur, l’un des leurs, avait toujours eu plus de réalité pour eux. Ils s’étaient habitués au règne de leur féroce Procurateur. Il avait été un homme singulièrement peu attachant, mais sous sa poigne énergique, Zimroel était parvenue à la fortune et à la stabilité. Par conséquent, il était très probable, c’est ce que se disaient les cinq fils de Gaviundar, que le peuple de Zimroel décide, même au bout d’une décennie et demie, d’accepter les héritiers légitimes du Procurateur, princes de pur sang Sambailid, comme maîtres.
Naturellement, il n’aurait pas été possible de commencer une telle campagne pour le pouvoir à Ni-moya même. Ni-moya était le centre administratif du continent occidental, un nid de bureaucrates pontificaux. Qu’un membre de la tribu Sambailid annonce une fois encore qu’il entendait exercer l’ancienne autorité de la famille sur autre chose que le domaine privé familial, et le message serait immédiatement transmis de Ni-moya au Labyrinthe, et de là au Château, et sous peu une armée royale sous le commandement du Coronal se mettrait en route pour Zimroel afin de faire rentrer les choses dans l’ordre.
Ici, dans l’arrière-pays, cependant, on pouvait faire ce que l’on voulait, y compris se proclamer souverain de vastes domaines, et il pouvait se passer des années avant que la nouvelle n’atteigne le Coronal, au sommet du Mont du Château, ou le propre suzerain du Coronal, le Pontife, dans sa tanière souterraine. Majipoor était si immense que les nouvelles voyageaient souvent lentement, même portées par des ailes rapides.
Ainsi, les cinq frères s’étaient installés dans cet avant-poste isolé et s’étaient donné des titres ronflants : ils avaient pris le nom de Lords de Zimroel, authentiques successeurs par droit du sang des anciens Procurateurs. Et ils avaient petit à petit fait passer le mot de village en village, dans les régions avoisinantes de Zimroel des deux côtés du fleuve, qu’ils y détenaient à présent le pouvoir suprême. Ils ne s’étaient pas intéressés aux cités du fleuve jusqu’alors, car le fleuve restait la principale route à travers le continent, et toute tentative d’interférence dans le commerce sur le Zimr entraînerait une prompte réponse du gouvernement central. Mais ils avaient exigé et obtenu l’allégeance des communautés agricoles au nord et au sud du fleuve sur plusieurs milliers de kilomètres, à l’est jusqu’à Immanala, à l’ouest presque jusqu’à Dulorn. Ce qui leur donnait un domaine à partir duquel ils pourraient en fin de compte se déployer.
C’est Mandralisca lui-même, longtemps chef en second de Dantirya Sambail et désormais principal conseiller de ses cinq neveux, qui leur avait suggéré leurs nouveaux titres.
— Vous ne pouvez vous appeler Procurateurs, dit-il. Cela reviendrait à une déclaration de guerre immédiate.
— Mais « lords »… ? avait hésité Gaviral, l’aîné et le plus malin du lot. Seul le Coronal peut s’appeler « lord » sur Majipoor, n’est-ce pas, Mandralisca ?
— Seul le Coronal peut l’intégrer à son nom : lord Prankipin, lord Confalume, lord Prestimion. Mais tout comte, prince ou duc est une sorte de lord sur son propre territoire et on peut fort convenablement dire, en s’adressant à lui : « milord ». Aussi ferons-nous une petite distinction ici. Vous serez les Cinq Lords de Zimroel : mais vous ne tenterez pas de parler de vous en tant que lord Gaviral, lord Gavinius, lord Gavdat, etc. Non : vous serez « le Lord Gaviral », « le Lord Gavinius », et cetera et cetera.
— Cela me semble une distinction très subtile, fit Gaviral.
— Ça me plaît, décida Gavahaud qui était le plus futile des cinq.
Il arbora un grand sourire découvrant largement ses dents.
— Le Lord Gavahaud ! Vive le Lord Gavahaud ! Ça sonne bien, ne croyez-vous pas, lord Gavilomarin ?
— Faites attention, intervint Mandralisca. Vous vous trompez déjà. Ce n’est pas lord Gavilomarin, mais le Lord Gavilomarin. En s’adressant à lui directement, on peut l’appeler « milord » et dire : Milord Gavilomarin, mais jamais lord Gavilomarin seul. Est-ce clair ?
Il leur fallut un moment pour comprendre. Mandralisca n’en fut pas surpris. Il jugeait qu’ils ne valaient après tout pas plus qu’une bande de bouffons.
Mais ils embrassèrent leurs nouveaux titres avec joie. Avec le temps, ils se firent connaître dans la région et plusieurs provinces voisines comme les Cinq Lords de Zimroel. Tout le monde n’acceptait pas la résurgence de la puissance Sambailid de gaieté de cœur : le seigneur Vorthinar, par exemple, un insignifiant petit seigneur possédant un domaine au nord du Zimr, avait eu sa propre conception d’une autorité indépendante du régime d’Alhanroel, et avait rejeté les ouvertures des Sambailid, si brutalement et catégoriquement qu’il avait été nécessaire pour les frères d’envoyer Mandralisca s’occuper de lui. Mais nombre d’hommes avaient apprécié Dantirya Sambail et étaient indignés de son renversement par l’étranger Prestimion, et ils venaient de nombreuses parties du continent occidental lier leur sort aux Cinq Lords. Très tranquillement, un gouvernement Sambailid fantôme naquit là, dans la rurale Zimroel.
Dans leur dominion s’étendant lentement, les Cinq Lords nommèrent des fonctionnaires et promulguèrent des lois. Ils parvinrent à détourner des taxes locales des percepteurs pontificaux pour leur propre compte. Ils se bâtirent cinq magnifiques palais en face d’Horvenar, au sommet des falaises rouges de Gornevon. Les résidences de Gavdat, Gavinius et Gavahaud étaient côte à côte, formant un groupe, celle de Gaviral un peu à l’ouest des autres, sur un petit à-pic où la vue sur le fleuve était meilleure que celle de ses frères, et celle de Gavilomarin plus à l’est, séparée des autres par une basse chaîne latérale ; et ils se proposaient d’étendre graduellement leur autorité sur le continent que leur puissant oncle avait autrefois gouverné, pratiquement comme un roi.
À ce jour, le gouvernement du Pontife Confalume et du Coronal lord Prestimion dans la lointaine Alhanroel n’avait pas prêté attention à ce qui commençait à prendre forme à Zimroel. Peut-être l’ignoraient-ils encore.
Les Cinq Lords connaissaient les risques encourus. Mais Mandralisca leur avait fait voir la difficulté qu’aurait le gouvernement impérial pour entreprendre toute action punitive d’importance contre eux. Il faudrait lever une armée à Alhanroel, lui faire traverser d’une façon ou d’une autre l’immense golfe de la Mer Intérieure d’un continent à l’autre. Puis les troupes impériales devraient pratiquement réquisitionner la totalité de la flotte fluviale de Zimroel pour se transporter en amont du fleuve dans le territoire tenu par les insurgés, ou alors marcher pendant des milliers de kilomètres en traversant probablement l’une après l’autre des régions hostiles.
Et même s’ils y parvenaient, et ramenaient sous contrôle les paysans rebelles de la région, il ne leur serait pas facile de déloger les Cinq Lords eux-mêmes de leur nid d’aigle au-dessus du Zimr. Il n’y avait aucun moyen d’escalader ces falaises rouges depuis le fleuve. Ce qui ne laissait qu’une approche, depuis le désert au sud : la région même où Mandralisca et sa patrouille chevauchaient à présent. Et c’était une route véritablement infernale.
Dans la soirée, le bailli Corde fit chercher Dekkeret et Dinitak à leur hostellerie, et les fit escorter au palais du comte pour un banquet officiel, le premier de ceux prévus à l’occasion du séjour de Dekkeret à Normork.
Dekkeret avait souvent vu le palais au cours de son enfance : un bâtiment massif de pierre grise, lourd et presque sans fenêtres, qui était collé au mur de la cité, comme une énorme moule sur un rocher, là où le mur formait une large boucle vers l’extérieur pour contourner un éperon du Mont du Château. C’était un endroit sombre et sinistre, ressemblant à une forteresse, peu attrayant. Même les six minarets étroits qui s’élevaient sur son toit, dont l’architecte avait sans doute pensé qu’ils apporteraient une touche de légèreté à l’aspect du palais, ne paraissaient rien d’autre qu’une rangée de lances barbelées.
L’intérieur était tout aussi sombre que l’extérieur. L’édifice avait l’air deux fois plus grand de l’intérieur, et peut-être encore quatre fois plus laid. Dekkeret et Dinitak furent conduits à travers d’ahurissants couloirs longs et obscurs, uniquement éclairés par des torches fumantes et de médiocres tubes lumineux, par des carrefours d’où partaient, comme autant de rayons, des couloirs aux murs de pierre nue, passant devant des salles aux murs de brique noire sans autre décoration que, de loin en loin, la grotesque statue de quelque ancien personnage important, ou des tapisseries grossières représentant des seigneurs et dames de la cité, depuis longtemps oubliés, occupés à des divertissements seigneuriaux ; puis, enfin, ils parvinrent dans la salle de banquets du comte Considat, sombre et pleine de courants d’air, où un assortiment de notables de Normork les attendait.
La soirée fut lugubre. Considat prit le premier la parole, souhaitant un bon retour à l’enfant le plus célèbre de la ville. Le comte était jeune et n’avait hérité de son titre que l’année précédente ; c’était un homme aimable, qui semblait presque manquer d’assurance, plus attirant par son physique et ses manières que son père, sans savoir-vivre, ne l’avait été. Mais c’était un orateur ennuyeux, qui ne cessait de parler, d’un ton monotone, comme s’il n’avait su de quelle façon terminer son discours, déversant un torrent de platitudes stupides. À un moment, Dekkeret s’assoupit et fut rappelé à l’ordre d’un coup de coude de Dinitak sous la table.
Puis ce fut au tour de Dekkeret de s’exprimer, pour transmettre les compliments de lord Prestimion, et, puisque c’était le prétexte officiel de cette visite, ses félicitations au comte et à la comtesse pour la naissance de leur fils. Il présenta les regrets de lord Prestimion de ne pouvoir être présent en personne. Les cadeaux envoyés par lord Prestimion furent apportés par les hommes de Dekkeret. Le bailli Corde fit un discours. Ainsi que plusieurs autres hauts fonctionnaires de la cour, visiblement désireux de faire grande impression au futur Coronal, dans un style profus et assommant. Puis le comte reprit la parole, sans plus d’éloquence que la première fois, mais du moins plus brièvement. Dekkeret, légèrement surpris, improvisa une réponse. Ensuite, et ensuite seulement, le repas fut enfin servi, une triste succession de viandes trop cuites et peu épicées, de légumes mous et de vins trop verts. Les discours d’après dîner suivirent. Dekkeret vint au bout de cette cérémonie interminable en faisant appel à toute sa patience et sa discipline.
Il ne comprenait que trop bien que de nombreuses autres soirées comme celle-ci l’attendaient dans les années à venir. Jadis, quand il était beaucoup plus jeune, il avait cru que la vie d’un Coronal devait consister en une prestigieuse succession de tournois, banquets et festivités, interrompue çà et là par la prise de grandes décisions spectaculaires, affectant la vie de plusieurs millions de gens. Il était plus avisé à présent.
Le jour suivant, n’ayant pas de fonctions officielles prévues avant la tombée de la nuit, Dekkeret fit visiter la ville à Dinitak, eux deux, seuls avec une douzaine de gardes du corps. C’était une matinée claire et chaude, avec l’air doux et parfumé de l’éternel printemps du Mont du Château, et un soleil fort et brillant. Les rochers à pic du Mont, aux aspérités s’élançant vers le ciel, s’élevaient au-delà du mur de la cité de tous côtés de Normork, brillant comme du bronze rougeoyant sous cette lumière éclatante.
Les visiteurs de Normork commentaient souvent le contraste entre l’écrin d’une merveilleuse beauté de la ville et l’aspect sombre et hermétique de la cité elle-même, cette multitude de bâtiments gris entassés en vrac, blottis dans l’ombre du colossal mur noir. Dekkeret, élevé là, trouvait naturel le sombre caractère dominant de Normork, sans rien y trouver d’anormal, en fait sans même le remarquer ; mais là, pour la première fois, il commença à voir sa ville avec les yeux des critiques. Peut-être toutes ces années où il avait habité les plus hauts niveaux du Mont du Château commençaient-elles à modifier son attitude vis-à-vis de cet endroit, songea-t-il.
Le mur de la cité était presque impossible à escalader de l’extérieur. Toutefois, dans toute la ville, des escaliers de pierre adossés contre sa face intérieure menaient au sommet. Ils donnaient facilement accès à la large voie, assez vaste pour permettre à dix personnes de marcher de front, qui suivait le bord du mur. Dekkeret et Dinitak, accompagnés de leur inévitable petite troupe de protection, y montèrent par l’escalier en face de leur hôtel.
En silence, ils prirent la direction de l’ouest sur le périmètre de la ville. Au bout d’un moment, Dekkeret fit signe à son compagnon de le suivre vers le bord extérieur du mur. Se penchant fort au-dessus, il dit :
— Vois-tu la route, là, en dessous de nous ? Cette chose qui ressemble à un ruban blanc s’étendant loin à l’est ? C’est celle qui monte de Dundilmir, Stilpool et les autres cités de ce niveau du Mont. Cette route est le principal accès à Normork, à partir de ces villes et de toutes celles qui se situent en contrebas. Mais tu remarqueras qu’elle n’entre pas dans Normork, en nul endroit. Elle ne le peut pas, parce qu’elle arrive du mauvais côté de la ville. Tu as déjà vu que l’unique entrée de la ville se trouve de l’autre côté, du côté de Normork qui fait face au sommet de la pente. Dinitak regarda et acquiesça.
— Oui, elle vient jusqu’au mur en dessous de l’endroit où nous nous trouvons, mais il n’y a aucun moyen d’entrer par ici. Donc elle tourne à gauche et continue le long du mur, qu’elle suit jusqu’à l’autre côté j’imagine, jusqu’à… Jusqu’à quoi ? Jusqu’à ce qu’elle atteigne cette ridicule petite porte ?
— Exactement. De l’autre côté, elle rejoint la route par laquelle nous sommes descendus du Château, et elles forment une route unique qui rentre dans Normork par l’Œil de Stiamot.
— Et cela oblige les voyageurs venant du bas de la pente à faire tout le tour de la ville pour entrer par le côté en amont ? Quel aménagement brouillon !
— C’est ainsi. Mais des changements se préparent.
— Ah ?
— Je t’ai dit que j’avais des projets pour cette ville, déclara solennellement Dekkeret. Nous nous trouvons exactement au-dessus de l’endroit où j’ai l’intention de percer un jour une seconde entrée dans le mur.
Il balaya d’un ample geste le titanesque rempart de pierre noire pour y représenter une vaste voie.
— Écoute ça, Dinitak ! La porte que j’ai l’intention de bâtir sera quelque chose de véritablement majestueux, rien à voir avec le pitoyable petit trou par lequel nous sommes entrés hier. Je vais lui donner quinze mètres de haut et douze de large, ou peut-être même plus, afin que même un Skandar se sente petit lorsqu’il la franchira. Je la ferai faire dans un bois noir d’une espèce que je connais à Zimroel, un bois rare et coûteux qui, une fois poli, aura un tel brillant qu’il chatoiera comme un miroir dans la lumière matinale, et je la ceindrai de grosses barres d’acier, les gonds aussi seront en acier ; et selon mon décret le plus sacré, elle restera grande ouverte en tout temps, sauf si la cité est en danger, si cela advient jamais. Alors, qu’en dis-tu ?
Dinitak resta silencieux un moment, sourcils froncés.
— Je me pose des questions, dit-il finalement.
— Continue.
— Je vous accorde que tout ceci sonne bien. Mais croyez-vous qu’ils veuillent sincèrement une telle porte ici, Dekkeret ? Je ne suis là que depuis moins d’une journée et demie, mais j’ai déjà la nette impression que la principale préoccupation des gens de Normork est la sécurité. Ils la désirent au-delà de toute raison. Ils sont les plus prudents du monde. Et cet énorme mur noir inexpugnable qu’ils vénèrent autant est le symbole de cette obsession. C’est sans aucun doute la raison pour laquelle la seule ouverture du mur est si petite, et pourquoi ils prennent soin de la fermer et de la verrouiller chaque soir au coucher du soleil. Pensez-vous que le confort des voyageurs venant des cités du bas de la pente les intéresse, à côté de la sécurité de leurs propres petites personnes ? Si vous venez faire un trou béant dans leur mur, croyez-vous que cet acte vous vaudra leur amour ?
— Je serai alors Coronal. Le premier Coronal à être né à Normork.
— Il n’empêche…
— Non. Ils accepteront ma porte, j’en suis certain. Ils adoreront ma porte. Peut-être pas tout de suite, non, je t’accorde qu’ils auront besoin de temps pour s’y habituer. Mais il s’agira d’une porte absolument splendide, le nouveau symbole de la cité, quelque chose que les gens viendront voir de tout le Mont du Château. Et les citoyens la montreront et diront : voici la porte que lord Dekkeret a fait construire pour nous, la plus magnifique porte que l’on puisse trouver au monde.
— Et le fait qu’elle reste ouverte tout le temps… ?
— Même ainsi. Un signe de confiance municipale. Quels ennemis ont-ils à craindre, de toute façon ? Le monde est en paix. Aucune armée d’envahisseurs ne va marcher sur le Mont du Château. Non, Dinitak… peut-être marmonneront-ils et grogneront-ils au début, mais très vite, ils reconnaîtront que la nouvelle porte est la construction la plus merveilleuse qui ait été édifiée ici depuis le mur lui-même.
— Vous avez absolument raison, commenta Dinitak, avec juste le plus léger soupçon d’ironie.
Dekkeret l’entendit. Mais il ne se laissa pas arrêter.
— Je sais que j’ai raison. Cette porte sera mon monument. La Porte Dekkeret, c’est ainsi que les gens l’appelleront dans les siècles à venir. Tous ceux qui arriveront depuis le bas du Mont passeront par cette porte et la contempleront bouche bée, et ils se diront les uns aux autres que cette magnifique porte, la plus célèbre au monde, fut construite il y a longtemps par un Coronal lord du nom de Dekkeret, qui était originaire de cette cité de Normork.
Il ne put retenir un sourire devant l’extravagante prétention de ses propres paroles. Son monument ? Un Coronal de Majipoor devait-il vraiment se soucier de savoir si on l’oublierait un jour ? Tout ce qu’il venait de dire se mit à lui paraître un rien idiot, alors que les derniers mots résonnaient encore. Dinitak avait souvent cet effet sur lui. Le réalisme chèrement acquis du petit homme coriace était fréquemment un antidote utile aux folles envolées romantiques de Dekkeret.
Mais pas cette fois, se jura-t-il. En dépit des doutes de Dinitak, la Porte Dekkeret serait construite. Elle ne serait probablement pas son premier grand projet une fois qu’il serait Coronal, mais tôt ou tard, il le réaliserait. C’était son rêve depuis de nombreuses années. Rien de ce que Dinitak pourrait dire ne l’en détournerait.
Ils reprirent leur marche le long du sommet du mur.
— C’est le palais du comte, non ? demanda Dinitak en indiquant un bâtiment derrière le parapet intérieur. Il est très différent sous cet angle. Mais toujours aussi hideux.
— Peut-être. Peut-être.
Dekkeret sentit son humeur s’assombrir brusquement. Une pulsation se mit à vibrer dans ses tempes. Il avança vers le garde-fou pour mieux voir, et se retrouva face à deux des gardes en uniformes sombres du comte Considat. Il gesticula si violemment qu’ils durent penser qu’il allait les balancer sur le côté. Ils reculèrent précipitamment.
Dekkeret regarda fixement l’esplanade devant le palais. Son visage blêmit. Ses lèvres se crispèrent. Il appuya le bout de ses doigts de chaque côté de sa tête et massa lentement un endroit juste au-dessus de ses pommettes.
— Que se passe-t-il ? demanda Dinitak, au bout d’un moment, comme il ne disait rien.
— Nous aurions une vue parfaite de la tentative d’assassinat, d’ici, déclara Dekkeret et il se mit à brosser la scène pour Dinitak en brusques gestes de la main. Lord Prestimion vient d’arriver sur l’esplanade. Voilà son flotteur, arrêté juste là. Il en descend. Gialaurys marche à sa gauche, Akbalik à sa droite. Tu n’as pas connu Akbalik, n’est-ce pas ? Il est mort à peu près au moment où tu nous as rejoints à Stoien pour l’assaut final contre Dantirya Sambail. Akbalik était un homme merveilleux. C’est lui qui devrait être sur le point de devenir Coronal, pas moi… Et voilà le comte Meglis sur les marches du palais, à trois ou quatre marches du pied de l’escalier. Cet abruti de bâtard reste là, attendant que Prestimion le rejoigne, alors que ce doit être l’inverse. Prestimion est déconcerté. Il attend que Meglis descende les dernières marches, mais celui-ci ne le fait pas et, pendant un bon moment, aucun d’eux ne bouge. Dekkeret se tut.
— Et où étiez-vous ? demanda Dinitak. Vous m’avez dit que vous étiez là ce jour-là, que vous aviez assisté à toute la scène.
— Oui. Oui. Il y avait une grande foule, là-bas, à gauche, où l’esplanade rejoint le grand boulevard. Des milliers de gens. Les gardes nous contiennent. Je suis quasiment devant, de ce côté. Au deuxième rang.
Dekkeret soupira. Un nouveau silence morne suivit.
— Et ensuite ? L’assassin surgit de la foule, brandissant sa faucille ? Quelqu’un hurle pour avertir le Coronal. Les gardes interviennent et l’abattent, continua Dinitak.
— Non. Une jeune fille avance d’abord…
— Une jeune fille ?
— Une belle jeune fille, très grande, aux boucles roux doré. Seize ans. Son nom était Sithelle. Ma cousine. Juste devant moi, contre la corde qui retient la foule. Elle adorait lord Prestimion. Nous nous étions levés à l’aube pour être bien placés, devant. Elle portait un bouquet qu’elle avait tressé elle-même, des centaines de fleurs. Je croyais qu’elle comptait le jeter en direction du Coronal. Mais non. Non.
La voix de Dekkeret était devenue basse, monocorde et sourde.
— Elle se penche, se glisse sous la corde et passe entre les gardes pour pouvoir remettre les fleurs à Prestimion. Un acte totalement insensé. Mais il est amusé. Il fait signe aux gardes de la laisser approcher. Il accepte les fleurs. Lui pose une ou deux questions. Et alors…
— L’homme à la faucille ?
— Oui. Un maigrichon avec une barbe. Le regard fou. Il surgit de nulle part, fonce droit sur Prestimion, Sithelle ne le voit pas arriver, mais elle entend des pas je pense, elle se retourne et il la frappe avec sa faucille pour l’écarter, dit Dekkeret en claquant des doigts. Juste comme ça. Du sang partout… sa gorge…
— Il tue votre cousine ? demande Dinitak d’une voix étouffée.
— Elle a dû mourir sur le coup.
— Et ensuite les gardes le tuent.
— Non, dit Dekkeret. C’est moi qui le tue.
— Vous ?
— L’assassin se tenait à cinq ou six pas sur ma gauche. Je suis sorti de la foule en courant et me suis jeté sur lui ; j’ignore comment j’ai franchi la corde maintenant la foule, je ne me souviens pas de ça, seulement que j’étais là, que je voyais Sithelle la main sur sa gorge essayant de refermer la blessure en tombant, et Prestimion qui restait figé devant l’homme qui levait sa faucille, Gialaurys et Akbalik qui se mettaient en mouvement sur les côtés, mais pas assez vite. J’ai saisi le bras de l’assassin et l’ai tordu jusqu’à ce qu’il casse. Puis j’ai mis le bras autour de son cou et le lui ai brisé aussi. Ensuite, j’ai ramassé Sithelle… elle était déjà morte, je le savais… et j’ai traversé la foule avec elle, suivant le Boulevard Spurifon, dans la Vieille Ville. Personne ne m’a arrêté. Les gens s’écartaient de moi lorsque j’approchais. J’étais couvert de son sang. Je l’ai ramenée chez elle et j’ai expliqué à ses parents ce qui s’était passé. Ce fut l’heure la plus atroce de ma vie. Elle m’accompagne depuis.
— Vous l’aimiez ? Vous vouliez l’épouser ? Vous étiez promis l’un à l’autre ?
— Oh, non ! Rien de tel. Je l’aimais bien entendu, mais pas comme ça. Nous étions cousins, souviens-toi. Élevés quasiment comme frère et sœur. Nos familles voulaient nous marier, mais je ne l’avais jamais sérieusement envisagé.
— Et elle ?
Dekkeret eut un pauvre sourire.
— Elle rêvait peut-être d’épouser lord Prestimion. Je sais qu’elle avait des portraits de lui accrochés un peu partout dans sa chambre. Mais rien n’en serait jamais sorti, et elle le savait probablement. Il est bien possible qu’elle ait été amoureuse de moi, j’imagine. Nous étions alors si jeunes… que savions-nous l’un et l’autre… ?
Il baissa de nouveau les yeux vers l’esplanade. Était-ce son sang qui tachait encore les pavés de l’esplanade ?
Non. Non, se dit-il, ne sois pas ridicule !
— En fait, vous étiez amoureux d’elle, je crois, dit Dinitak.
— Non. Je suis sûr que non, pas à l’époque. Mais… le Divin me vienne en aide, Dinitak ! Quelque chose s’est peu à peu emparé de moi depuis. Elle ne quitte pas mes pensées. Je regarde en arrière, par-delà les années, et je la vois, son visage, ses yeux, ses cheveux, sa façon de se tenir, la manière dont elle montait et descendait en courant ces escaliers, l’espièglerie de son regard… et je me dis : si seulement elle avait vécu, si seulement nous avions eu une chance de grandir un peu…
Dekkeret secoua violemment la tête.
— Il n’empêche. Elle est morte depuis plus longtemps qu’elle n’a vécu. Elle n’a désormais pas plus de réalité qu’un personnage qui t’apparaît en rêve. Viens, quittons cet endroit.
— Je suis désolé d’avoir réveillé tout cela, Dekkeret.
— Ne t’en fais pas. C’est toujours en moi. Voir l’endroit où c’est arrivé a juste rendu les choses un peu plus pénibles pendant un instant… Le même après-midi, tu sais, Akbalik m’a retrouvé, je ne sais comment, et m’a emmené voir Prestimion, qui a proposé de m’enrôler comme chevalier-initié au Château en remerciement pour lui avoir sauvé la vie, et tout ce qui m’est arrivé depuis a été la conséquence directe de ce qui s’est passé ce terrible jour. J’entends encore Prestimion dire à Akbalik : « Qui sait ? Aujourd’hui, nous avons peut-être trouvé le prochain Coronal. » Ce sont ses propres paroles. Bien sûr, à ce moment-là, il plaisantait.
— Mais il avait raison.
— Oui. On le dirait. Une ligne droite, reliant le jeune garçon qui a fendu la foule pour sauver lord Prestimion, à l’homme qui prendra un jour la succession de Prestimion sur le Trône de Confalume. Moi, lord Dekkeret ! N’est-ce pas ahurissant, Dinitak ? fit amèrement Dekkeret.
— Pas à mes yeux. Mais j’ai parfois l’impression que vous avez du mal à croire que vous serez effectivement Coronal.
— N’en aurais-tu pas aussi, s’il s’agissait de toi ?
— Mais il ne s’agit pas de moi, et ce ne sera jamais le cas, grâce au Divin. Je suis tout à fait satisfait d’être ce que je suis.
— Moi aussi, Dinitak. Je ne suis pas pressé de remplacer Prestimion. S’il était encore Coronal pour les vingt prochaines années, ce serait parfait pour…
Dinitak attrapa la manche de Dekkeret.
— Attendez une seconde. Regardez… Il se passe quelque chose d’étrange là-bas.
Il suivit le bras de Dinitak. Oui, il semblait y avoir un début d’altercation à quelque quinze mètres plus bas, au pied du mur, à l’extérieur du cercle protecteur des forces de sécurité de Considat. Une demi-douzaine de gardes entouraient quelqu’un. Des bras s’agitaient. On entendait beaucoup de cris furieux et incohérents.
— Il serait invraisemblable qu’il y ait une nouvelle tentative d’assassinat, fit Dinitak.
— Tu as fichtrement raison. Mais ces imbéciles… Dekkeret se hissa sur la pointe des pieds pour mieux voir. Un hoquet d’indignation lui échappa.
— Par la Dame, c’est après un messager du Château qu’ils en ont ! Suis-moi, Dinitak !
Ils se précipitèrent.
— Un étranger suspect, mon seigneur. Nous avons tenté de l’interroger, mais… commença un garde à l’air excédé, s’interposant devant Dekkeret.
— Crétin, ne reconnais-tu pas l’insigne des courriers du Coronal ? Recule !
Le courrier n’était pas un de ceux connus de Dekkeret, mais la constellation dorée, insigne de sa fonction, était suffisante. L’homme, bien que plus très frais après l’intervention des gardes, se ressaisit vaillamment et tendit à Dekkeret une enveloppe au sceau de cire écarlate bien visible du Haut Conseiller Septach Melayn.
— Seigneur Dekkeret, je vous apporte ce message… sur ordre du prince Teotas, au nom du Conseil, j’ai chevauché nuit et jour depuis le Château pour vous le remettre…
Dekkeret le lui arracha, jeta un coup d’œil au sceau et ouvrit l’enveloppe en la déchirant. Elle ne contenait qu’une feuille griffonnée, de l’écriture épaisse, carrée et enfantine de Teotas. Dekkeret parcourut rapidement les mots des yeux, une fois, puis deux, puis trois.
— Mauvaises nouvelles ? demanda Dinitak au bout d’un moment.
Dekkeret acquiesça.
— En effet. Le Pontife est malade. Il a peut-être eu une attaque.
— Est-il mourant ?
— Le terme n’est pas utilisé. Mais comment cela ne traverserait-il pas l’esprit, lorsqu’un homme de quatre-vingt-dix ans est malade ? Je suis immédiatement rappelé au Château.
Dekkeret eut un rire forcé.
— Eh bien, au moins nous n’aurons pas à subir un autre des ennuyeux banquets du comte Considat ce soir ; grâces soient rendues au Divin pour ses petites attentions. Mais ce qui risque de se produire ensuite…
Il regarda au loin. Il ne savait que penser. Un flot étourdissant de sentiments contradictoires faisait rage en lui : tristesse, excitation, désarroi, euphorie, incrédulité, peur.
Confalume malade. Peut-être mourant. Voire déjà mort.
Prestimion le savait-il ? Il était censé être aussi en voyage en ce moment. Comme à son habitude. Dekkeret se demanda quel genre de scène pouvait se dérouler, là-bas au Château, en l’absence à la fois du Coronal et du Coronal-désigné.
— Ce n’est peut-être rien, dit-il.
Sa voix, d’ordinaire sonore, était caverneuse et rauque.
— Les personnes âgées sont parfois malades. Ce qui semble être une attaque n’en est pas toujours une. Et on ne meurt pas forcément d’une attaque.
— Tout cela est vrai, répondit Dinitak. Mais cependant…
Dekkeret leva la main.
— Non. Ne le dis pas.
Dinitak ne voulut pas s’arrêter.
— Vous disiez, il y a un instant, espérer que Prestimion soit encore Coronal pendant les vingt prochaines années. Et je sais que vous étiez sincère en formulant ce vœu. Mais vous ne croyiez pas sérieusement qu’il le serait encore, non ?
Les premiers pungatans apparaissaient, disséminés sur le terrain en friche devant eux.
— Quelles sales plantes ! marmonna Jacomin Halefice. Ce que je peux les détester ! J’y mettrais le feu, si j’en avais le droit !
— Oh ! Ces plantes sont nos amies ! répondit Mandralisca.
— Les vôtres peut-être, Votre Grâce. Pas les miennes.
— Elles sont les gardiennes de notre domaine, expliqua le comte. Ces charmants pungatans nous protègent de nos ennemis.
En effet. Ce désert était sauvage et cruel, et la seule route le franchissant était une simple piste rocailleuse. S’en éloigner ne serait-ce que d’une dizaine de mètres vous mettait à la portée des pungatans… ces plantes funestes aux feuilles en forme de fouet étaient les seules à se plaire là. Conduire une armée de quelque taille que ce soit au milieu de ce territoire, où l’eau était rare, où il n’y avait ni bois ni plantes comestibles, et où la végétation existante attaquait violemment et mortellement tout passant, serait un exercice relevant de la grande logistique.
Mais Mandralisca connaissait le chemin traversant cette plaine sinistre.
— Attention aux fouets ! cria-t-il, en lançant un regard par-dessus son épaule à ses hommes. Restez alignés !
Il éperonna sa monture et avança dans le bosquet de pungatans.
Ils étaient réellement beaux, ces pungatans, du moins aux yeux de Mandralisca. Leurs épais troncs gris trapus, lisses et cylindriques, s’élevaient du sol rouge rouille jusqu’à une hauteur de quatre-vingt-dix centimètres à un mètre vingt. À leur sommet poussait une paire de frondes ondulantes semblables à des rubans, s’étendant en directions opposées sur environ deux mètres, leurs extrémités traînant joliment sur le sol en un enchevêtrement complexe de filaments effilochés et emmêlés. Ces frondes paraissaient délicates et douces ; elles étaient presque transparentes au point d’être difficiles à voir, excepté sous certains angles favorables. Flottant dans la brise, elles auraient pu passer pour des algues claires, apparaissant avec les marées.
Mais il suffisait de passer à quatre ou six mètres de l’une de ces plantes pour qu’un liquide violacé vienne se répandre dans ces frondes agitées, qu’elles deviennent turgescentes et que leurs extrémités se mettent à trembler ; ensuite… tchac !… elles se déroulaient de toute leur longueur surprenante et frappaient, un coup de fouet d’une étonnante rapidité et d’une force terrifiante. C’était un coup latéral violent qui découpait avec la force d’une épée bien affilée toute créature assez téméraire pour s’aventurer à leur portée. C’est ainsi qu’elles se nourrissaient, sur ce sol stérile : elles tuaient, puis absorbaient les nutriments qui filtraient dans la terre sous les corps en décomposition de leurs victimes. On voyait des squelettes partiels dispersés tout autour, les restes anciens d’animaux imprudents et, à l’évidence, d’un bon nombre de voyageurs sans méfiance.
Il y a longtemps, quelqu’un avait tracé une piste sûre à travers ce désert peu attrayant, une zone étroite passant entre les endroits où les plantes avaient tendance à pousser. Elle n’était marquée que par une ligne discontinue de cailloux de chaque côté, et le passant négligent pouvait facilement dévier de ses limites. Mais le comte Mandralisca n’était pas enclin à la négligence. Il guida son petit convoi à travers la plaine mortelle sans incident, puis de là sur l’interminable piste étroite, en épingle à cheveux, qui menait au sommet des falaises au bord du fleuve, et à l’enceinte des palais où ses maîtres les Cinq Lords attendaient son retour.
Quel genre de sottises avaient-ils réussi à faire pendant son absence ? se demanda Mandralisca.
Le spectacle qui s’offrit à lui, alors que sa patrouille et lui arrivaient sur la vaste place faisant face aux trois édifices centraux, était tellement conforme à ce à quoi il s’attendait qu’il eut du mal à retenir un rire amer et à dissimuler son mépris et son dégoût.
Gavinius, le frère dont Mandralisca se souciait le moins, errait sur la place, ivre – ce n’était pas une surprise ! – et titubant, se déchaînant avec maladresse. Rouge et couvert de sueur, uniquement vêtu d’un tablier de lin aux pans lâches, il se traînait d’une colonne de pierre à la suivante, leur distribuant des baisers comme s’il s’agissait de jolies jeunes filles, tout en braillant une chanson criarde. Une flasque d’eau-de-vie en cuir était accrochée à son épaule. Une paire de ses femmes, ses « épouses » ainsi que Gavinius aimait à les appeler, bien qu’il n’y ait aucune preuve d’une relation aussi officielle, le suivaient prudemment, comme si elles espéraient réussir à le ramener à l’intérieur du palais. Mais elles prenaient soin de ne pas trop l’approcher. Gavinius était dangereux lorsqu’il avait bu.
Il s’arrêta en chancelant et vacillant lorsqu’il vit le comte.
— Mandralisca ! beugla-t-il. Enfin ! Où étais-tu, camarade ? T’ai cherché toute la journée !
Le gros homme avança en trébuchant. Mandralisca mit rapidement pied à terre. Il n’aurait pas été sage de rester sur sa monture en présence du Lord Gavinius.
Des cinq frères, c’était celui qui ressemblait le plus à feu leur père Gaviundar : un homme énorme, au gros ventre, au visage large et rougeaud, aux déplaisants petits yeux bleu-vert et aux grandes oreilles charnues qui s’écartaient en angles aigus du dôme quasiment chauve de son crâne. Bien que Mandralisca soit grand, le Lord Gavinius était encore plus grand et beaucoup plus volumineux. Il se mit presque nez à nez avec Mandralisca et resta là, à se balancer de façon inquiétante d’avant en arrière sur les troncs massifs de ses jambes, le fixant d’un regard trouble.
— Tu veux à boire, comte ? Là. Là. Regarde-toi, tu es couvert de poussière ! Où étais-tu passé ?
Maladroitement, il défit la courroie de sa flasque d’eau-de-vie, la laissant presque tomber ce faisant et ne la rattrapant que d’une volée désespérée de son énorme patte, puis la poussa vers Mandralisca.
— Je vous remercie, milord Gavinius. Mais je n’ai pas soif pour l’instant.
— Pas soif ? Mais c’est que tu n’as jamais soif. Et pourquoi donc, maudit ? Quel triste compagnon tu fais, Mandralisca ! Bois quand même. Tu devrais avoir envie de boire. Tu devrais aimer boire. Comment puis-je faire confiance à un homme qui déteste boire ? Allez. Allez, bois !
Haussant les épaules, Mandralisca prit la flasque que lui tendait le gros homme, la porta à ses lèvres sans qu’elle les touche vraiment, fit semblant de prendre une gorgée, et la rendit.
Gavinius la reboucha et la jeta sans façon par-dessus son épaule. Puis, se penchant tout près du visage de Mandralisca, il commença à parler d’une voix épaisse :
— J’ai fait un rêve la nuit dernière… on ne peut plus renversant… c’était un message, Mandralisca, un véritable message, je te le dis ! Je voulais que tu me l’interprètes, mais où étais-tu ? Bon sang, où étais-tu ? C’était un rêve si…
— Il était au nord du Zimr, nigaud, menant une expédition punitive contre le seigneur Vorthinar, coupa brusquement une voix dure et sèche venant de sur le côté. N’est-ce pas, Mandralisca ?
C’était Gaviral. Le seul réellement intelligent du lot : le futur Pontife de Zimroel, si Mandralisca arrivait à ses fins.
L’interruption fut la bienvenue. Négocier avec Gavinius, ivre ou sobre, était toujours exaspérant, mais cela pouvait aussi être dangereux. Gaviral pouvait se montrer dangereux à sa façon fourbe, mais en aucun cas il ne risquait de vous empoigner en une virile démonstration d’affection à vous broyer les os, ou tout simplement de vous écraser en tombant complètement ivre sur vous, comme un arbre qui s’abat.
— Je suis allé dans le nord, oui, milord, répondit Mandralisca, et la mission a été accomplie. Le seigneur Vorthinar et tous ses hommes sont partis en flammes il y a cinq jours.
Gaviral sourit. Seul dans cette bande fraternelle de grands balourds frustes, il était petit, noueux et impatient, avec des yeux vifs sans cesse en mouvement et une bouche étroite et agitée. Il était bâti sur une échelle tellement différente des autres que Mandralisca soupçonnait parfois qu’il n’était peut-être pas le fils de son père. Mais il avait bien les cheveux roux de tout le clan Sambailid, la rudesse caractéristique des traits et leur esprit d’une avidité irrépressible.
— Ils sont morts ? dit Gaviral. Splendide. Splendide ! Mais je n’avais aucun doute. Tu es un brave homme, loyal et fidèle, Mandralisca. Que ferions-nous sans toi ? Tu es un trésor. Tu es notre solide bras droit. Je fais ton éloge de tout cœur.
Il y avait une profonde condescendance dans le ton expansif de Gaviral, un manque de sincérité désinvolte, une vague déloyauté, qui retentissait dans chaque syllabe. Il parlait de la façon dont on s’adresserait à un serviteur, un laquais, un larbin… du moins de la façon dont parlerait un idiot ne comprenant pas la façon adéquate de s’adresser à ceux dont il dépend, aussi inférieurs soient-ils.
Mais Mandralisca ne montrait aucun signe d’offuscation.
— Merci, milord, dit-il doucement avec un petit sourire de gratitude et une inclinaison de tête, comme s’il recevait une chaîne en or, était fait chevalier, ou se voyait offrir six villages fertiles du nord. Je chérirai ces paroles. Vos louanges ont une grande importance pour moi… plus peut-être que vous ne pouvez l’imaginer.
— Il ne s’agit pas tant de louanges que d’un simple constat, Mandralisca, dit Gaviral, l’air très content de lui.
Il était le plus intelligent des cinq frères, oui. Mais ce qu’il ignorait et que savait Mandralisca, c’est qu’il ne l’était pas moitié autant qu’il s’imaginait l’être. C’était son gros défaut. Il était assez facile à abuser : il suffisait de lui donner à penser que l’on était intimidé par son esprit brillant pour le mettre dans sa poche. Gavinius les interrompit avec brusquerie.
— J’ai rêvé, dit-il, revenant à son sujet comme si Mandralisca et Gaviral n’avaient pas discuté entre eux. Un tel rêve ! Le Procurateur venait me trouver, le croirais-tu ? Il faisait les cent pas devant moi, me regardait dans les yeux, me disait des paroles merveilleuses. C’était un message, j’en suis sûr, mais de qui ? Sûrement pas de la Dame. Pourquoi la Dame m’enverrait-elle l’esprit du Procurateur ? Pourquoi la Dame m’enverrait-elle un rêve, d’abord ?
Gavinius rota.
— Il faut que tu m’expliques, Mandralisca. Je t’ai cherché toute la journée. Et d’ailleurs, où étais-tu ?
Puis il se retourna, cherchant du pied la flasque dans le sable rouge de la place.
— Et où est mon eau-de-vie ? Qu’as-tu fait de ma flasque ?
— Rentre, Gavinius, dit Gaviral d’une voix basse mais pressante. Couche-toi. Ferme les yeux un instant. Le comte interprétera ton rêve plus tard.
Le petit homme donna à son mastodonte de frère un coup sec du doigt dans le sternum. Gavinius baissa la tête, clignant des yeux de surprise et regarda l’endroit où il avait été frappé.
— Allez. Allez, Gavinius.
Gaviral lui porta un nouveau coup, un peu plus fort cette fois. Gavinius, clignant toujours des yeux, se dirigea d’un pas pesant vers son palais, comme un Bidlack éméché, ses femmes le suivant de près.
Les Lords Gavdat et Gavahaud étaient entre-temps arrivés sur la place, et Mandralisca vit Gavilomarin s’approcher d’eux par la corniche qui séparait son palais des autres. Les frères se regroupèrent autour de leur conseiller privé.
Gavdat, au visage doux tout en bajoues, aux narines caverneuses, fit savoir dès qu’il eut appris le succès de la mission de Mandralisca que, d’après l’horoscope thaumaturge qu’il avait tiré, ce résultat était certain. Il se prétendait sorcier, et pratiquait en amateur raté la magie et les sortilèges. Le vain Gavahaud au cou de taureau, aussi laid que ses frères mais convaincu à un point extraordinaire de sa beauté, présenta ses félicitations à Mandralisca d’un salut délicat de dandy, doublement grotesque chez un homme si lourd. Le gros et mou Gavilomarin, sans grande âme, personnage négligeable qui était obligeamment d’accord avec tout ce que les autres pouvaient dire, battit des mains comme un simple d’esprit et gloussa gaiement en apprenant l’incendie du donjon.
— Puissent-ils tous périr ainsi, ceux qui s’opposent à nous ! déclara sentencieusement Gavahaud.
— Il y en aura beaucoup, j’en ai bien peur, répondit Mandralisca.
— Tu veux parler du Coronal ? demanda le Lord Gaviral.
— Cela viendra plus tard. Je veux dire d’autres comme le seigneur Vorthinar. Des princes locaux, qui sentent là une chance de se dégager de toute autorité. Une fois qu’ils voient des seigneurs comme vous défier ouvertement le Coronal et le Pontife et réussissant cette rébellion, ils ne trouvent plus de raison de continuer à payer des taxes aux autres gouvernements. Y compris le vôtre, mes seigneurs.
— Tu les brûleras pour nous comme tu as brûlé celui-ci, fit Gavahaud.
— Oui. Oui. C’est ce qu’il fera ! s’écria Gavilomarin, qui battit de nouveau des mains en jubilant.
Mandralisca lui lança un rapide sourire sinistre. Puis tapotant des doigts le paraclet doré de sa fonction qui pendait sur sa poitrine, et jetant un vif regard à chacun des frères, il dit :
— Messeigneurs, j’ai fait un long voyage aujourd’hui, et je suis très las. Je vous demande la permission de me retirer.
Alors qu’ils se dirigeaient vers le village, un peu au sud du palais de Gaviral, où vivaient les serviteurs de plus haut rang, Jacomin Halefice dit avec hésitation à Mandralisca :
— Monsieur, puis-je vous faire part d’une observation personnelle ?
— Ne sommes-nous pas amis, Jacomin ?
Cette déclaration était si éloignée de la vérité qu’Halefice eut du mal à dissimuler son étonnement. Mais il se reprit au bout d’un moment et continua :
— Il m’a semblé, monsieur, que les frères, lorsqu’ils discutaient avec vous, à l’instant… et en fait, je l’avais déjà remarqué auparavant… j’espère que vous me pardonnerez de le dire, mais…, hésita-t-il. Ce que je veux dire…
— Dis-le, veux-tu ?
— C’est qu’ils sont très paternalistes lorsqu’ils vous parlent. Ils s’adressent à vous comme s’ils étaient de grands et puissants nobles, et vous traitent comme si vous n’étiez rien de plus qu’un vassal insignifiant, un simple laquais, se lança Halefice.
— Je suis bel et bien leur vassal, Jacomin.
— Mais pas leur serviteur.
— Pas exactement, non.
— Pourquoi supportez-vous leur insolence, alors, monsieur ? Car c’est de cela qu’il s’agit, et pardonnez-moi, Votre Grâce, mais cela me peine de voir un homme avec vos talents traité de la sorte. Ont-ils oublié que vous, et vous seul, avez fait d’eux ce qu’ils sont ?
— Oh non, pas à ce point ! Tu m’accordes un trop grand mérite, Jacomin. C’est le Divin qui les a faits ce qu’ils sont, et aussi, j’imagine, leur glorieux père, le prince Gaviundar, avec quelque assistance de leur mère, quelle qu’ait pu être cette dame, dit Mandralisca, arborant de nouveau son vif sourire glacé. Tout ce que j’ai fait a été de leur montrer qu’ils pouvaient se faire seigneurs de ces quelques provinces sans importance. Et, si tout se passe bien, de tout Zimroel, un jour, peut-être.
— Et cela ne vous dérange vraiment pas qu’ils vous traitent avec un tel mépris, monsieur ?
Mandralisca jeta un long regard inquisiteur à son petit aide de camp aux jambes arquées.
Jacomin Halefice et lui étaient ensemble depuis plus de vingt ans, à présent. Ils avaient combattu côte à côte contre les forces de Prestimion à Thegomar Edge, lorsque Korsibar avait péri de la main de son propre mage Su-suheris, que le Procurateur Dantirya Sambail avait été vaincu et fait prisonnier par Prestimion, et que Mandralisca lui-même, qui avait lutté jusqu’au dernier stade de l’épuisement, avait été blessé et également fait prisonnier par Rufiel Kisimir de Muldemar. Et tous deux avaient à nouveau été l’un près de l’autre à l’époque de la seconde grande défaite, au milieu des halliers de manganozas de Stoienzar, alors que Dantirya Sambail était tué par Septach Melayn : Halefice avait aidé Mandralisca à se glisser dans les broussailles et à disparaître, quand Navigorn le poursuivait et l’aurait mis à mort. C’était l’aide d’Halefice qui avait permis à Mandralisca de quitter Alhanroel et d’entrer au service des deux frères de Dantirya Sambail.
La loyauté et la dévotion d’Halefice étaient incontestables. Il était le bras droit de Mandralisca, comme Mandralisca avait été celui du Procurateur Dantirya Sambail. Et pourtant, au cours de tout ce temps passé ensemble, il n’avait jamais osé parler de façon si intime avec Mandralisca qu’il venait de le faire. En cela, pensa Mandralisca, c’était assez touchant. Il répondit avec circonspection.
— S’ils semblent me traiter avec mépris, Jacomin, c’est que leurs manières sont toujours frustes, tel est le style de leur clan tout entier. Tu te souviens de leur élégant père Gaviundar, et de son joli frère Gaviad. Leur oncle Dantirya Sambail n’était pas non plus connu pour la douceur de sa dent. Là où tu vois du mépris, mon ami, je ne vois qu’un manque de délicatesse. Je ne m’en offusque pas. C’est dans leur nature. Ce sont des hommes grossiers et brutaux. Je le leur pardonne, car nous jouons tous dans la même équipe comprends-tu ce que je veux dire ?
— Monsieur ? dit Halefice, le regard vide.
— Apparemment pas. Laisse-moi te le présenter autrement : je sers les desseins des Sambailid, qu’ils le sachent ou pas, et je pense que non, parce qu’ils servent également les miens. C’est pareil qu’entre toi et moi, d’ailleurs. Réfléchis-y Jacomin. Mais garde tes réflexions pour toi. Ne parlons plus de ces sujets, d’accord ?
Mandralisca se détourna, en direction de sa petite maison toute simple.
— C’est ici que nos chemins se séparent, dit-il. Je te souhaite une bonne journée.
Les lumières restèrent allumées et Falco, le grand écuyer, resta aux côtés de Prestimion pendant qu’il se calmait. Diandolo lui apporta une boisson fraîche et apaisante. Le maître de maison, quasiment fou de contrariété à l’idée que son royal invité ait fait un rêve aussi terrifiant sous son toit, fit preuve d’une telle effusion de sollicitude et d’embarras que Falco dut lui ordonner de quitter la pièce. Le jeune prince Taradath, qui avait accompagné Prestimion à Fa et disposait de son propre appartement de l’autre côté de la cour, fit alors une apparition tardive, finalement sorti du profond sommeil de l’adolescence par le tumulte dans les couloirs. Prestimion le renvoya également. Les cauchemars de son père ne devaient pas l’inquiéter.
On était au troisième jour de la visite d’État de Prestimion à Fa. Tout s’était passé de façon prévisible jusque-là, banquets, discours, attribution de distinctions royales à des citoyens méritants, et tout le reste. Cependant les deux premières nuits, il avait fait le rêve « perdu dans des niveaux inconnus du Château », mais, grâce au Divin, sans l’angoisse supplémentaire de l’apparition de Thismet. Mais cette fois-ci la crise s’était abattue sur lui dans toute son horreur.
— Vous avez crié quelque chose comme « tizmit, tizmit, tizmit », monseigneur, dit Falco.
Naturellement, le nom de Thismet ne lui disait rien. Il n’y avait pas plus de six personnes au monde à savoir qui elle avait été.
— Vous criiez si fort, que je vous ai entendu à deux pièces d’ici. « Tizmit ! Tizmit ! »
— Nous disons n’importe quoi en rêve, Falco. Cela n’a pas forcément de sens.
— Il devait être très mauvais, monseigneur. Vous êtes encore pâle… Là, donnez-moi ça, dit-il en tendant la main derrière lui pour prendre la flasque que Diandolo venait d’apporter. N’entendez-vous pas que la voix du Coronal est enrouée ?… Voulez-vous boire, monseigneur ?
Prestimion prit le flacon. Cette fois, c’était du cognac. Il l’avala à grandes gorgées comme de l’eau.
— Dois-je faire appeler un interprète des rêves. Excellence ? demanda Falco.
— Personne n’interprète les rêves du Coronal, excepté la Dame de l’île, Falco. Tu le sais. Et la Dame n’est pas dans les parages.
Prestimion se leva d’un pas légèrement chancelant et alla à la fenêtre. Tout était sombre dehors. On était encore au milieu d’une nuit sans lune, ici à Fa, cette agréable cité charmante et gaie, succession de terrasses aux coteaux couverts de villas roses à balcons de dentelle de pierre. Il s’appuya contre le rebord de la fenêtre et se pencha à l’extérieur, cherchant l’air frais de cette douce nuit.
Vingt ans, et Thismet le hantait toujours.
Elle et son frère étaient tous deux morts depuis longtemps, morts et oubliés, si profondément oubliés que leur propre père n’avait lui-même aucune idée de leur existence. L’assemblée de mages de Prestimion y avait veillé, sur le champ de bataille de Thegomar Edge, aussitôt après la grande victoire, lorsque, dans un acte de sorcellerie fantastique, ils avaient effacé tout souvenir de l’insurrection de Korsibar de la mémoire collective.
Mais Prestimion n’avait pas oublié. Et, même après toutes ces années auprès de Varaile, Varaile qu’il aimait avec une ferveur qui n’avait jamais diminué, Thismet persistait à se glisser maintes fois dans son esprit sans défense lorsqu’il dormait. Il savait qu’il ne se débarrasserait jamais de l’emprise qu’elle avait sur lui. Elle avait été son ennemie opiniâtre, puis était survenu leur ahurissant coup de foudre, et ensuite, elle avait été sienne pour si peu de temps, cette heure accablante sur le champ de bataille de Thegomar Edge, où il avait en même temps gagné sa couronne et perdu sa promise.
— Je vais vous laisser, monseigneur, dit Falco. Vous voulez sans doute vous rendormir. Il reste encore trois heures avant l’aube.
— Laisse-moi, oui, fit Prestimion.
Mais il n’essaya pas de se recoucher. Le rêve n’attendait que lui : Dans sa serviette cuivrée, il prit le portfolio contenant les documents officiels attendant sa signature qui l’accompagnait partout, et se mit au travail. Il contenait en permanence une réserve de cinquante ou cent papiers à signer, la plupart produits par les bureaucrates zélés du Pontificat, les autres dus au travail de ses propres services gouvernementaux.
Il s’agissait pour la plupart d’actes insignifiants, proclamations et décrets de routine, traités commerciaux entre une province et une autre, révision du code des douanes, le genre d’affaires courantes que d’autres Coronals auraient chargé leurs assistants de lire, de façon à n’avoir qu’à survoler un bref résumé annexé avant de signer. Les documents du Labyrinthe, déjà approuvés par le Pontife ou quelqu’un agissant en son nom, ne requéraient même pas l’attention du Coronal, seulement son contreseing. En théorie, le Coronal avait le droit de rejeter un décret pontifical, et de le renvoyer au Labyrinthe pour un nouvel examen, cependant nul ne se souvenait de la dernière fois où un Coronal avait invoqué ce privilège. Mais Prestimion s’efforçait d’en lire le maximum. En partie à cause de son grand sens du devoir ; mais aussi parce qu’il trouvait singulièrement réconfortant, les nuits comme celle-ci, de pouvoir se plonger dans un travail aussi ennuyeux et insignifiant.
Il restait encore une ou deux heures avant l’aube, lorsqu’il entendit des bruits en provenance de la cour : la porte qui s’ouvrait, le bourdonnement d’un flotteur arrivant, une voix grave et impérieuse réclamant bruyamment des porteurs. Il était étrange, pensa Prestimion, que quelqu’un survienne à une telle heure dans la maison royale, et fasse autant de bruit. Il regarda dehors.
C’était un flotteur du Château. Il arborait l’emblème royal de la constellation. Un grand homme costaud portant une ceinture sur une tunique rouge lui arrivant à la cheville, en était sorti. Sa large poitrine et ses épaules firent d’abord penser à Prestimion qu’il pouvait s’agir de Gialaurys ; mais l’homme était encore plus corpulent que le Grand Amiral, avec un ventre si saillant que Gialaurys aurait presque paru mince à côté. De plus, il parlait avec le pur accent du Château, non celui de Piliplok, quasi comique, à couper au couteau et monotone, de Gialaurys. Prestimion réalisa au bout d’un moment que ce devait être Navigorn. Ici ? Pourquoi ? Que s’était-il passé ?
— Falco ! appela Prestimion.
Le grand écuyer fut presque immédiatement à la porte. Il avait l’air de ne pas s’être rendormi, lui non plus.
— Falco, le seigneur Navigorn vient d’arriver. Il est dans la cour. Veille à ce qu’on le conduise directement ici.
Les trois volées de marches laissèrent Navigorn hors d’haleine et tout rouge. Il oscilla un moment de façon inquiétante dans l’embrasure de la porte, grande silhouette disgracieuse face à celle, ramassée, de Prestimion. Il s’exprima avec difficulté.
— Prestimion,… j’arrive… tout… droit du… Château. Je suis parti hier après-midi, j’ai voyagé toute la nuit.
Avec précaution, Navigorn assit sa masse volumineuse sur l’une des chaises près de la fenêtre, un siège délicatement ouvré en bois doré de camareros, qui craqua et grinça sous ce poids, mais résista.
— Vous ne voyez pas d’objection à ce que je m’asseye, Prestimion ? Courir dans ces escaliers…
Il sourit.
— Je ne suis pas exactement au mieux de ma forme, ces temps-ci.
— Asseyez-vous. Asseyez-vous. Vous occupez moins d’espace ainsi.
Navigorn s’installa avec soin. Patiemment, Prestimion demanda :
— Qu’est-ce qui vous amène ici, Navigorn ? Apportez-vous de mauvaises nouvelles ?
Les yeux du gros homme se levèrent vers les siens. Il sembla chercher un instant la meilleure façon de commencer.
— Il se peut que le Pontife ait eu une attaque.
— Ah ! lâcha Prestimion comme s’il avait reçu un coup de poing dans la poitrine. Une attaque. Possible qu’il ait eu une attaque, dites-vous ?
— Il n’y a pas eu confirmation. Je suis désolé de vous réveiller avec une telle nouvelle, Prestimion, mais…
— En fait, j’étais réveillé, fit Prestimion en désignant les papiers éparpillés sur son bureau. Parlez-moi de cette attaque. Cette possible attaque.
— Un message est arrivé du Labyrinthe. Engourdissement de la main, raideur de la jambe. Les mages ont été mandés.
— Va-t-il mourir ?
— Qui peut le dire ? Vous savez quel homme solide il est, Prestimion, comme de l’acier.
Une expression douloureuse traversa le visage charnu de Navigorn. Il se tortilla tant sur sa chaise qu’elle émit un craquement de protestation. Il se renfrogna.
— Oui, reprit-il enfin. Oui, c’est sans doute le début de la fin pour lui. C’est juste une impression, vous comprenez. Une simple intuition. Mais il a quatre-vingt-dix ans, il est Pontife depuis vingt ans et il a été Coronal une quarantaine d’années avant cela… même l’acier s’use, vous savez, tôt ou tard. Je suis désolé, Prestimion.
— Désolé ?
— Aucun Coronal n’a envie de se retrouver dans le Labyrinthe.
— Mais chaque Coronal finit par y aller, Navigorn. Croyez-vous que je sois pris au dépourvu ?
Puis, comme pour se contredire lui-même, Prestimion alla jusqu’au placard, où un flacon de vin de Muldemar était posé, et en versa dans un verre.
— En voulez-vous ? demanda-t-il.
— À cette heure matinale ? Eh bien, oui. Oui, volontiers.
Prestimion lui tendit le verre et s’en servit un autre. Ils burent en silence. Un flot de pensées pénibles envahit son esprit.
— Que pensez-vous que je doive faire, Navigorn ? demanda-t-il en faisant les cent pas dans la pièce. Retourner immédiatement au Château et attendre la suite ? Ou me mettre en route pour le Labyrinthe et aller présenter mes respects à Sa Majesté pendant qu’elle est encore en vie ?
— Phraatakes Rem ne semble pas penser que la mort de Confalume soit imminente. Si j’étais vous, je retournerais au Château. Rencontrez le Conseil, discutez avec lady Varaile. Et ensuite seulement rendez-vous au Labyrinthe.
Navigorn releva la tête. Un sourire incongru apparut soudain sur son visage.
— Voilà un bon vin, Prestimion ! Des vignobles de votre famille ?
— Il n’y en a pas de meilleur, si ? Encore un peu ?
— Oui, s’il vous plaît.
Prestimion remplit de nouveau leurs verres et ils restèrent assis là, sirotant le riche vin pourpre, sans que ni l’un ni l’autre dise un mot.
Il trouvait étrangement touchant que ce fût Navigorn, plutôt que Septach Melayn, Gialaurys, ou son frère Teotas, qui lui ait apporté cette nouvelle inquiétante. Navigorn et lui avaient longtemps été amis, mais il pensait que leur amitié n’avait jamais été aussi intime que celle qu’il entretenait avec les autres. En fait, ils avaient même été ennemis, jadis, bien que Navigorn n’en ait aucun souvenir. C’était au temps de l’usurpation de Korsibar, lorsque Navigorn avait sans hésiter accordé sa loyauté au faux Coronal, et combattu vaillamment au nom de Korsibar lors de la guerre civile.
Mais bien entendu, Navigorn n’avait pas considéré Korsibar comme un faux Coronal. Quelque illégale qu’ait été la façon dont le fils malavisé de Confalume s’était lui-même placé sur le trône, bien que sa prise de pouvoir ait violé toutes les coutumes et les conventions, il avait été dûment oint et couronné, si bien que pour le peuple de Majipoor, il était le véritable Coronal. Et donc, lorsque Prestimion avait remis en question sa légitimité en tant que roi, et était parti en guerre pour le renverser, Navigorn avait servi avec dévouement l’homme qu’il reconnaissait comme roi. C’est seulement à l’heure de la défaite de Korsibar, alors que le chaos régnait sur le monde, et que le triomphe de Prestimion était assuré, que Navigorn avait pressé Korsibar de se rendre et d’abdiquer afin de mettre un terme à cette effusion de sang.
Mais le stupide et obstiné Korsibar avait refusé de céder, et était mort sur le champ de bataille du marais de Beldak, en aval de Thegomar Edge ; et Navigorn s’agenouillant devant Prestimion, avait reconnu son erreur et demandé son pardon. Que Prestimion lui avait accordé de tout cœur et plus encore. Car lors du grand effacement de la mémoire collective, Navigorn avait perdu tout souvenir de la guerre civile et de son rôle d’ennemi de Prestimion, et il put facilement accepter l’offre de celui-ci de rejoindre le Conseil, dont il avait été un membre de valeur toutes ces années. Avec le temps, Navigorn était devenu vieux, gros et goutteux, mais il avait servi Prestimion avec autant de loyauté qu’il avait servi Korsibar. Et il se tenait à présent là, s’étant porté volontaire pour la difficile tâche d’apprendre à Prestimion la nouvelle que son règne en tant que Coronal était peut-être bien révolu.
— Vous souvenez-vous, Prestimion, lorsque nous sommes tous allés au Labyrinthe attendre la mort de Prankipin, et que le vieil homme prenait tellement son temps que nous pensions qu’il ne mourrait jamais ? C’était toute une époque !
— Toute une époque, en effet, répondit Prestimion. Comment pourrais-je l’oublier ?
Son esprit franchit les décennies jusqu’à cette grande assemblée, ce brillant rassemblement de jeunes seigneurs réunis dans la cité souterraine lors des derniers jours du long règne du Pontife Prankipin : la fine fleur de l’humanité de Majipoor, les princes du royaume, déployés autour du vieil homme agonisant. Parmi eux, pensa Prestimion, tant devaient mourir eux-mêmes, un à trois ans plus tard, combattant au nom de l’usurpateur Korsibar, dans la guerre inutile et stupide qu’il avait apportée au monde.
Navigorn, perdu dans ses souvenirs, se resservit du vin sans demander la permission.
— Vous êtes descendu du Château avec Serithorn de Samivole, je m’en souviens. Septach Melayn était avec vous, ainsi que Gialaurys et cet autre de vos amis, ce petit homme sournois de Suvrael qui se donnait le titre de duc… quel était son nom ?
— Svor.
— Svor, oui. Et il y avait aussi ce bon vieux Kanteverel de Bailemoona, le Grand Amiral Gonivaul, qui n’avait jamais été en mer, le duc Oljebbin, le comte Kamba de Mazadone. Et je ne dois pas non plus oublier notre vil ami au visage rubicond, le Procurateur Dantirya Sambail, hein, Prestimion ?… et Mandrykarn de Stee… Ah, c’était un homme, ce Mandrykarn !… Venta de Haplior, aussi… Et tant d’entre eux sont morts jeunes. N’était-ce pas étrange ? Kamba, Mandrykarn, Iram de Normork, Sibellor de Banglecode, et beaucoup d’autres encore… Morts, tous morts, bien trop tôt. Quel dommage que tout cela ! Qui aurait deviné, alors que nous étions tous ensemble au Labyrinthe, que tant d’entre nous périraient si vite ? dit Navigorn en secouant la tête.
Prestimion fut troublé que cette pensée ait également effleuré Navigorn. Il attendit anxieusement pour voir si l’autre homme allait étendre sa liste des morts : disons, à Korsibar. Ce Korsibar musclé et fanfaron qui avait été le personnage le plus ostentatoire de toute cette assemblée de seigneurs dans le Labyrinthe. Mais Navigorn ne prononça pas le nom de Korsibar.
Et son humeur pensive disparut aussi vite qu’elle était apparue. Il sourit, soupira, leva son verre en hommage.
— C’était le bon temps, cependant… n’est-ce pas, Prestimion ? C’était le bon temps.
Navigorn se mit à parler des jeux qui s’étaient tenus au Labyrinthe, en attendant la mort de Prankipin ; les Jeux Pontificaux, comme ils les avaient appelés, le plus grand tournoi des temps modernes.
— La lutte opposant Gialaurys à ce grand singe de Farholt… j’ai cru qu’ils allaient se tuer, savez-vous ? Il me semble que ce n’était qu’hier. Et le concours de tir à l’arc… vous étiez alors à votre apogée, Prestimion, vous avez réalisé des exploits que nul n’avait jamais vus et n’a plus revus depuis lors, d’ailleurs. Septach Melayn a vaincu le comte Farquanor à l’épée, le ridiculisant dans les paris. Et qui était-ce au sabre ? Un homme grand, les cheveux bruns, très fort. Son visage flotte à la frontière de ma mémoire mais son nom m’échappe. Qui était-ce ? Vous en souvenez-vous, Prestimion ?
— Je n’étais peut-être pas là pendant les combats au sabre ce jour-là, répondit Prestimion, en se détournant.
— Je vois encore le reste des épreuves très clairement, pourtant. On dirait vraiment que c’était hier. Plus de vingt ans ont passé, mais c’est comme hier !
Comme si c’était hier, oui, pensa Prestimion.
C’est Korsibar qui avait remporté le concours au sabre. C’était lui, l’homme grand et brun, tapi au fond de la mémoire de Navigorn. Mais tout souvenir de l’identité de Korsibar avait depuis longtemps été ôté de la mémoire de Navigorn, ainsi que ceux de Thismet, la sœur de Korsibar, et Prestimion était soulagé de voir que le passage des années n’avait pas permis à ceux-ci de ressurgir.
Navigorn ne paraissait pas non plus se rappeler le dernier épisode théâtral de ces fameux Jeux Pontificaux, le matin où les quatre-vingt-dix participants aux joutes s’étaient rassemblés en armure complète dans la Cour des Trônes, de laquelle ils étaient censés se transporter ensemble dans l’Arène, et où le prince Korsibar s’était précipité dans la salle en criant que la mort avait enfin emporté le vieux Pontife. La longue attente était terminée. Le moment était finalement venu de changer de règne, le Coronal lord Confalume deviendrait Pontife, et il nommerait comme nouveau Coronal le jeune prince Prestimion de Muldemar.
Du moins, c’était ce à quoi chacun s’attendait ; mais ce n’est pas ce qui arriva. Car un sombre voile de sorcellerie tomba sur les esprits des seigneurs réunis dans la Cour des Trônes, et lorsqu’il se leva, il révéla une scène incroyable. Le prince Korsibar, fils du Coronal, avait pris la couronne de la constellation au Hjort ahuri qui la tenait, l’avait posée sur son propre front et était désormais majestueusement assis à l’endroit où le Coronal devait siéger, son père Confalume, l’air perplexe et presque hébété, assis à côté de lui, sur le trône du Pontife. Et les seigneurs qui avaient participé au complot avec Korsibar s’étaient écriés bruyamment : « Vive le Coronal lord Korsibar ! Korsibar ! Korsibar ! Lord Korsibar ! »
— Trahison ! avait été la réponse hurlée par Gialaurys. Trahison ! Trahison !
Et il se serait jeté sur les gardes porteurs de hallebardes de Korsibar si Prestimion ne l’avait retenu, voyant bien qu’offrir une quelconque résistance à cette prise de pouvoir signifierait une mort certaine. Aussi ses amis et lui avaient-ils quitté la salle, stupéfaits et vaincus, et le trône était revenu à Korsibar, bien que, depuis le commencement de Majipoor, la tradition ait voulu que le fils d’un Coronal ne puisse jamais hériter de la fonction de son père.
Non, Navigorn n’avait aucun souvenir de tout cela, ni de la grande guerre qui avait suivi et avait coûté la vie à tant d’hommes, grands et petits. En fin de compte Korsibar avait été renversé, et les sorciers de Prestimion avaient effacé son usurpation de l’histoire du monde. Mais ce jour dans le Labyrinthe était toujours aussi vivace dans l’esprit de Prestimion, ce moment où le trône lui avait été promis et arraché par trahison, l’obligeant à lancer cette guerre sanglante contre ses anciens amis afin de restaurer l’ordre des choses. La voix de Navigorn le tira de sa rêverie.
— Y aura-t-il une nouvelle édition des Jeux Pontificaux, Prestimion, lorsque nous descendrons tous au Labyrinthe attendre la mort de Confalume ?
— Nous ne savons pas encore si Confalume va mourir, rectifia sèchement Prestimion. Mais même s’il meurt… d’autres jeux ? Non. Non, pas maintenant, je pense.
Il regarda par la fenêtre. L’aube se levait sur Fa. Navigorn avait sans doute raison, pensa-t-il : l’attaque de Confalume annonçait la fin prochaine du vieux Pontife, et d’ici peu Majipoor connaîtrait un nouveau changement de règne. Il se rendrait au Labyrinthe pour devenir Pontife, et Dekkeret siégerait à sa place au sommet du Mont du Château en tant que Coronal.
Était-il prêt à cette éventualité ? Non, bien sûr que non. Navigorn avait dit la vérité : aucun Coronal ne voulait descendre dans le Labyrinthe. Mais il le ferait quand même, comme c’était son devoir.
Prestimion se demandait comment une nature aussi agitée que la sienne supporterait la vie dans la capitale souterraine. Même le Château s’était avéré trop restreint pour lui ; d’un bout à l’autre de son règne, il avait constamment parcouru le monde, saisissant tous les prétextes pour aller visiter une ville lointaine. Il avait accompli pas moins de trois Grands Périples, chose que les précédents Coronals avaient rarement réalisée. Mais son règne tout entier avait été un éternel grand périple pour lui : il avait voyagé comme aucun Coronal ne l’avait fait avant lui.
Bien entendu, il ne serait pas obligé de rester caché dans le Labyrinthe une fois devenu Pontife. Il s’agissait d’une simple coutume. Le Pontife, l’aîné des monarques, était censé vivre en reclus ; c’était le jeune et glorieux Coronal qui paraissait parmi le peuple, pour voir et être vu. Il avait l’intention de se conformer à cette règle, jusqu’à un certain point. Et seulement jusqu’à un certain point.
Combien de temps faudra-t-il pour que tout change pour moi ? se demanda-t-il.
Le rêve de Thismet avait peut-être été un présage. Le passé se manifestait pour lui demander des comptes, et bientôt, tous rejoueraient la pièce de la mort du vieux Prankipin. Mais cette fois, il tiendrait le rôle du Coronal sur le départ, qui avait alors été celui de Confalume, et Dekkeret serait le nouveau prince occupant le devant de la scène.
Du moins n’y avait-il pas de nouveau Korsibar attendant dans les coulisses. Il y avait veillé. Confalume, lorsqu’il était Coronal, avait fait savoir qu’il avait choisi Prestimion pour lui succéder, mais ne l’avait jamais officiellement nommé Coronal-désigné, estimant que ce n’était pas convenable, tant que le vieux Prankipin était encore en vie. Prestimion n’avait pas commis cette erreur. Dans l’intérêt d’une succession bien réglée, il avait déjà nommé Dekkeret son héritier, et expliqué à ses fils pourquoi les fils d’un Coronal ne pouvaient espérer hériter du trône de leur père.
Ainsi, tout était en ordre. Il n’y avait pas de raison de s’inquiéter. Ce qui devait être serait, et tout irait bien.
Eh bien, se dit Prestimion, que le changement commence.
Il y était prêt. Aussi prêt qu’il pourrait jamais l’être.
— J’imagine que vous avez raison et que je ferais mieux de retourner au Château avant de prendre la direction du Labyrinthe. Il faudra d’abord que j’aie une longue conversation avec Varaile. Et je devrai aussi rencontrer le Conseil, bien sûr… les préparer à la succession… dit-il brusquement à Navigorn.
La seule réponse fut un ronflement sonore. Prestimion reporta son regard sur Navigorn. Celui-ci s’était endormi sur sa chaise.
— Falco ! appela Prestimion, en ouvrant la porte. Diandolo !
Le grand écuyer et le page arrivèrent en courant.
— Préparez tout pour notre départ. Nous nous mettrons en route pour le Château après le petit déjeuner. Diandolo, réveille le prince Taradath et dis-lui que nous partons, et que j’ai l’intention de partir à l’heure. Oh ! Et il faut envoyer un message au duc Emelric de Fa, lui faisant savoir que ma présence au Château a soudainement été requise et que c’est avec grand regret que je dois annuler le reste de mon séjour ici. Avant cela toutefois, renvoie un courrier à lady Varaile au Château l’informant que je reviens et… eh bien, ce sera tout pour le moment.
En silence, pour ne pas réveiller Navigorn, Prestimion commença à rassembler les documents officiels dispersés qui jonchaient son bureau.
Un visage pâle et tendu apparut dans l’embrasure de la porte du bureau de Mandralisca. Une voix de ténor indécise dit, dans à peine plus qu’un murmure guttural :
— Votre Grâce ?
Mandralisca releva la tête. Un jeune homme : plus exactement un jeune garçon. Les yeux verts, de longs cheveux couleur paille. L’air sérieux et ingénu.
Il écarta les plans qu’il étudiait.
— Je crois que je te connais. Tu étais avec moi lors de la mission Vorthinar, non ?
— Oui, Votre Grâce.
Le garçon semblait trembler. Mandralisca l’entendait à peine.
— Il y a ici un visiteur qui dit qu’il a…
Un visiteur ? Ce n’était pas un endroit où les visiteurs se rendaient, ce village isolé au sommet de la falaise, au-dessus de la vallée implacable, sèche et stérile.
— Que dis-tu ? Un visiteur ?
— Un visiteur, oui, monsieur.
— Parle plus fort, veux-tu ?… As-tu peur de moi ?
— Oui, monsieur.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que… Parce que…
— C’est mon visage ? Mon regard ?
— Vous êtes tout simplement quelqu’un d’effrayant, monsieur.
Les mots jaillirent tous en même temps. Mais le garçon reprenait courage. Il regarda Mandralisca droit dans les yeux.
— Je le suis, en effet. La vérité est que j’y veille. Je trouve qu’il est utile d’être effrayant.
Mandralisca lui fit un signe impatient pour lui indiquer d’entrer au lieu d’hésiter devant la porte. Le bureau, une pièce circulaire au plafond voûté et aux murs de terre sèche orange foncé, était petit. La maison entière était petite : les Cinq Lords vivaient peut-être dans des palais, mais ils ne s’étaient pas souciés d’en fournir un à leur conseiller privé.
— D’où viens-tu, mon garçon ?
— Sennec, monsieur. Une ville un peu en aval de Horvenar.
— Quel âge ?
— Seize ans… Votre visiteur, monsieur, dit…
— Que mon maudit visiteur attende ! Qu’il mange des étrons de manculain en attendant ! C’est à toi que je parle en ce moment. Quel est ton nom ?
— Thastain, monsieur.
— Thastain de Sennec. Le rythme est un peu brutal. Comte Thastain de Sennec : cela sonne-t-il mieux ? Thastain, comte de Sennec et Horvenar. Il y a là une certaine grandeur, ne trouves-tu pas ?
Le garçon ne répondit pas. Son expression reflétait un mélange de confusion, de peur, et peut-être d’irritation, voire de colère.
Mandralisca sourit.
— Tu crois que je joue avec toi ?
— Qui voudrait me faire comte, Votre Grâce ?
— Qui m’a fait comte, moi ? Pourtant je le suis. Comte Mandralisca de Zimroel : il y a là une vraie poésie pour toi ! Autrefois, j’étais un garçon de la Campagne, tout comme toi, un campagnard des Gonghars. C’est Dantirya Sambail qui m’a accordé ce titre, la veille de sa mort. « Tu m’as bien servi, Mandralisca, et il est grand temps que je t’offre une récompense appropriée. » Nous étions alors dans la jungle de Stoienzar. Nous ne savions pas qu’ils étaient sur le point de nous rattraper. Je me suis agenouillé, il m’a adoubé avec sa dague et m’a fait comte sur-le-champ, comte de Zimroel, un titre que jamais personne n’avait porté. Le jour suivant, les hommes de Prestimion découvrirent notre camp et le Procurateur fut tué. Mais je m’en suis sorti et j’ai gardé mon titre… Nous te ferons comte également, dans les années à venir, peut-être. Mais il nous faut d’abord faire du Lord Gaviral un Pontife. Et, j’imagine, un Coronal du Lord Gavahaud.
Ce qui n’amena qu’un regard vide, puis un froncement de sourcils perplexe.
Peut-être en avait-il trop dit. Il était temps de renvoyer le garçon, comprit Mandralisca. Il y avait cependant un étrange plaisir dans tout cela : l’innocence de Thastain était une nouveauté charmante, et Mandralisca se sentait bizarrement en veine d’épanchements ce matin-là. Mais il avait appris depuis longtemps à se méfier du plaisir, et même à le craindre. De plus, il commençait à se sentir trop détendu avec le garçon. C’était dangereux.
— Connais-tu par hasard le nom de ce mien visiteur ? demanda-t-il.
— Barz… Braj… Barjz…
— Barjazid ?
— Barjazid, oui ! C’est cela, monsieur ! Khaymak Barjazid, de Suvrael !
Oui. Oui. Mandralisca se souvenait à présent : la correspondance, la proposition, l’invitation à venir. Cela lui était sorti de l’esprit.
— Il a donc fait un long voyage, ce Khaymak Barjazid. Où est-il en ce moment ?
— Dans l’enceinte, monsieur, où toute personne arrivant par la route de la vallée depuis le désert des pungatans est retenue. Les gardes de la première porte l’ont trouvé et amené là. Il prétend que vous et lui avez à parler affaires.
Mandralisca ressentit une pointe d’excitation. Le Barjazid, enfin ! Le nouveau, le frère, le survivant inespéré. Il avait pris son temps. Il avait fait miroiter la promesse de son arrivée pendant presque un an. Et la promesse d’autres choses aussi. Je peux vous être d’une grande utilité, avait écrit Barjazid. Permettez-moi de vous rendre visite et de vous montrer ce que j’ai.
— Merci, comte Thastain. Dites-lui de venir.
Thastain se dirigea vers la porte.
— Je vais le chercher, Votre Grâce.
— Oui, vas-y.
Mais… non, Barjazid aurait dû être là depuis des mois. Que ce maudit bâtard fuyant reste un peu plus longtemps sur le gril ! La chaleur du désert lui était familière, après tout. Et il ne serait pas opportun de paraître trop impatient, maintenant que l’homme – et, supposait Mandralisca, ses marchandises – était enfin là. Un trop grand empressement vous fait toujours perdre l’avantage du temps…
— Attends, mon garçon !
— Monsieur ?
Mandralisca joignit le bout de ses longs doigts fuselés.
— Encore une question, d’abord, avant que je ne te laisse partir. Dis-m’en un peu plus sur toi. Pour quelle raison t’es-tu engagé au service des Cinq Lords ? Qu’espérais-tu y gagner ?
— Y gagner, monsieur ? Je ne comprends pas. Je ne cherchais pas à gagner quoi que ce soit. C’était une question de devoir, Votre Grâce. Les Cinq Lords sont les souverains légitimes de Zimroel, les héritiers du Procurateur Dantirya Sambail.
— Très bien parlé, comte Thastain. J’admire votre dévotion à la cause.
De nouveau, le garçon se dirigea vers la porte, comme s’il n’était que trop pressé de s’éloigner de la présence de Mandralisca.
— Je me demande si tu sais quel métier j’exerçais, lorsque je suis entré dans la suite du Procurateur Dantirya Sambail, fit Mandralisca, l’arrêtant une fois de plus.
— Comment pourrais-je le savoir, monsieur ?
— Comment le pourrais-tu, en effet. J’étais son goûteur. Un métier très démodé, que cela. Tout droit sorti de l’époque des mythes et des légendes. Dantirya Sambail avait le sentiment qu’il lui en fallait un. Ou peut-être en voulait-il simplement un comme décoration, une touche d’apparat médiéval. Je goûtais un peu de tout ce qu’on lui offrait à boire ou à manger. Un petit bout de sa viande, une gorgée de son vin. Il ne portait jamais rien à sa bouche que je n’aie goûté d’abord. Je faisais ma petite impression, sais-tu, debout derrière son épaule durant les banquets au Château ou au Labyrinthe.
Mandralisca sourit une seconde fois : on approchait du quota de la matinée entière, se dit-il.
— Allez, maintenant. Va me chercher mon Barjazid.
— Viendrai-je avec toi ? demanda Varaile. Je pourrais, tu sais.
— Es-tu si impatiente de revoir le Labyrinthe ?
— Pas plus que toi, Prestimion. Mais il y a une éternité que nous n’avons pas voyagé ensemble. Tu n’essaierais pas de m’éviter, non ?
Il la regarda avec une surprise non feinte.
— T’éviter ? Tu plaisantes. Mais je tiens à ce que ce soit une visite courte et sans complication, vite parti vite revenu. Il n’est apparemment pas aussi malade que nous le pensions, après tout. Je resterai un jour ou deux auprès de lui, pour discuter ensemble de tel ou tel sujet important, lui présenter mes vœux de longue vie et de bonne santé, puis je reviendrai. Si je pars avec toi, Dekkeret, Septach Melayn, Dembitave, ou qui que ce soit d’autre que la suite minimale du Coronal en déplacement, ce voyage deviendra soudain beaucoup plus compliqué, avec tout le formalisme nécessité par l’événement. Je ne veux pas lui imposer un tel effort. Et je veux encore moins arriver avec un nombre de courtisans tel que Confalume se mette en tête qu’il s’agit d’une sorte de visite d’adieu officiel à un mourant.
— Je ne me rappelle pas avoir suggéré que tu emmènes la cour entière, répliqua Varaile. J’ai simplement proposé de t’accompagner.
Prestimion prit ses mains dans les siennes et rapprocha son visage tout près du sien. Ils faisaient presque exactement la même taille. En souriant, il appuya le bout de son nez contre le sien.
— Tu sais que je t’aime, dit-il doucement. Je pense que je devrais faire ce voyage seul. Si tu veux venir avec moi, je ne t’en empêcherai pas. Mais je préférerais y aller seul et revenir le plus vite possible. Ce n’est pas comme si toi et moi n’allions pas avoir beaucoup de temps à passer ensemble dans le Labyrinthe au cours des années à venir.
— Donc, tu vas bien revenir ?
— Cette fois-ci, oui. La prochaine fois que j’y descendrai, ce sera pour un plus long séjour, j’en ai bien peur.
Il avait eu la même conversation, à peu de chose près, avec Dekkeret, un peu plus tôt, et une autre pas très différente avec Septach Melayn. Ils le traitaient tous comme si c’était lui, et non Confalume, le malade. Ils considéraient la possibilité de la mort du Pontife comme une énorme crise pour lui, et voulaient être auprès de lui, pour le protéger et le réconforter.
Ils n’avaient pas totalement tort, bien entendu. C’était bien à un gros problème qu’il allait être confronté… pas cette visite au Labyrinthe, mais l’inévitable transition qui l’attendait d’ici peu de temps. Croyaient-ils, cependant, qu’il était probable qu’il s’effondre et éclate en sanglots, à l’instant où il mettrait le pied dans la capitale souterraine ? Pensaient-ils qu’il se trouvait dans une telle incapacité à supporter la perspective de devenir Pontife qu’il ait besoin d’avoir en permanence ses proches les plus chers autour de lui ? Comment pouvait-il leur expliquer que les Coronals vivaient chaque journée de leur vie, nuit et jour, en sachant qu’ils pouvaient devenir Pontife à tout moment ? Cette possibilité était inhérente à la fonction ; toute personne incapable de la gérer était de ce fait non qualifiée pour être Coronal.
En fin de compte, le seul membre de sa maisonnée qui l’accompagna fut le prince Taradath. Le garçon avait été déçu par la fin brutale du voyage longtemps promis à Fa, et n’avait par ailleurs jamais vu le Labyrinthe. Rencontrer Sa Majesté le Pontife serait un souvenir mémorable pour lui.
Et il serait utile pour Taradath d’avoir un aperçu, aussi bref soit-il, de la machine administrative du Pontificat. À quinze ans, Taradath paraissait pouvoir devenir un jeune homme de valeur, pour lequel un rôle intéressant serait sans doute trouvé dans le gouvernement, une fois que Dekkeret serait Coronal. Les fils de Coronals, conscients qu’ils ne pourraient jamais être eux-mêmes Coronals, devenaient souvent des oisifs frivoles, ou, ce qui était bien pire, des nigauds vaniteux et sans cervelle, comme Korsibar. Prestimion espérait mieux pour ses fils.
Ils prirent la route habituelle pour le Labyrinthe, par le fleuve Glayge sur la barge royale, traversant les basses terres agricoles fertiles. En d’autres circonstances, Prestimion aurait pu en faire un petit périple, s’arrêtant dans les villes fluviales importantes comme Mitrions, Palaghat ou Grevvin, mais il avait promis à Varaile que ce serait un voyage rapide. Il pénétra dans le Labyrinthe par l’Entrée des Eaux, la porte utilisée par les Coronals, et descendit rapidement les nombreux niveaux de la cité souterraine, dépassant le dédale de garennes constituant les bureaux des bureaucrates et les impressionnantes merveilles architecturales en dessous : la Salle des Vents, la Cour des Colonnes, la Place des Masques, et les autres, ces endroits étrangement beaux qui semblaient extraordinaires aux gens qui aimaient le Labyrinthe, ce que Prestimion doutait pouvoir faire un jour, et parvinrent enfin au niveau le plus profond, le secteur impérial, où le Pontife avait sa tanière.
Le protocole exigeait que ce soit le porte-parole du Pontife, le fonctionnaire de plus haut rang, qui l’accueille. Cette fonction avait été occupée ces cinq dernières années par le vénérable duc Haskelorn de Chorg, membre d’une famille faisant remonter son ascendance au Pontife Stalvok, dix règnes plus tôt. Haskelorn était presque aussi âgé que Confalume lui-même, dodu et le visage rose, avec de longues bajoues et un épais double menton. Comme c’était la coutume en ce lieu, il portait un petit masque sur les yeux et le haut de son nez, qui était une sorte d’insigne de fonction parmi les fonctionnaires du Pontificat.
— Confalume…, commença immédiatement Prestimion.
— … est en bonne santé et souhaite vous voir à l’instant, lord Prestimion…
Bonne santé ? Quelle idée se faisait le porte-parole d’une bonne santé ? Prestimion ne savait à quoi s’attendre. Mais il fut déconcerté, en entrant dans le vestibule du dédale de pièces, labyrinthe dans le Labyrinthe, qu’était la résidence du Pontife de Majipoor. Un Confalume souriant, vêtu de la robe écarlate et noir du Pontife, était debout – debout ! – dans l’embrasure voûtée de la porte au bout du vestibule, tendant les bras vers Prestimion en une chaleureuse manifestation de bienvenue.
Prestimion fut si profondément décontenancé qu’il en perdit momentanément l’usage de la parole, et quand il retrouva sa langue, il ne put que bégayer :
— Ils m’ont dit… que vous… vous étiez…
— Mourant, Prestimion ? Déjà engagé sur le chemin de la Source, hein ? Quoi que vous ayez pu entendre, mon fils, voici la vérité : j’ai quitté mon lit de douleur. Comme vous le voyez, le Pontife se tient sur ses deux jambes. Le Pontife marche. Avec un peu de raideur, soit, mais il marche. Il parle également, pas encore mort, Prestimion, pas même près de l’être… Vous ne dites rien. Muet de joie, c’est cela ? Oui j’imagine. Vous avez un sursis pour un petit moment de plus avant le Labyrinthe.
— Ils disaient que vous aviez eu une attaque.
— Disons plutôt un léger évanouissement.
Le Pontife leva la main gauche et serra le poing. L’index et l’auriculaire ne voulurent pas se fermer ; il dut les plier de l’autre main.
— Un problème mineur ici, vous voyez ? Mais vraiment mineur. Et la jambe gauche…
Confalume fit quelques pas vers lui.
— Traîne un peu, vous l’aurez remarqué. Mon temps comme danseur est terminé. Bah, on n’attend pas de moi, à mon âge, que je me déplace rapidement… Vous appelleriez cela une attaque, j’imagine, mais pas très grave. C’est votre fils, Prestimion ? Il a tant grandi depuis la dernière fois que je l’ai vu, que j’ai failli ne pas le reconnaître. Quand était-ce, mon garçon, il y a cinq ou sept ans, lorsque j’étais au Château ? fit-il ensuite, remarquant Taradath derrière lui.
— Il y a huit ans, Votre Majesté, répondit Taradath luttant visiblement contre une crainte révérencielle. J’avais alors sept ans.
— Et maintenant tu es aussi grand que ton père, ce qui n’est pas difficile. Et tu as le teint brun de ta mère, aussi. Eh bien, approchez, approchez tous les deux ! Ne restez pas plantés là !
Il y avait un chevrotement dans la voix de Confalume, nota Prestimion, et il semblait aussi avoir acquis la verbosité d’un vieillard. Mais il avait l’air d’être dans une forme phénoménale. Confalume avait toujours été un homme d’une vigueur et d’une résistance supérieures à la moyenne, bien sûr. Même à présent, sa silhouette trapue paraissait encore musculeuse, et sa crinière indisciplinée, même si elle était blanche depuis longtemps, était toujours aussi épaisse. Seul le grain relâché et parcheminé de ses joues trahissait de façon significative le grand âge du Pontife. Et il semblait réellement s’être débarrassé de la plupart des symptômes de l’attaque qui avait causé un tel émoi dans les deux capitales du royaume.
Il conduisit Prestimion et Taradath à l’intérieur. Peu de visiteurs s’aventuraient jamais dans les appartements pontificaux privés. La célèbre collection d’objets précieux de Confalume ornait chaque rebord, niche et étagère : figurines de verre filé, sculptures d’ivoire de dragon incrustées de porphyre et d’onyx, boîtes à bijoux, une forêt entière d’étranges arbres faits de fils d’argent tressés, pièces anciennes et collections d’insectes, volumes reliés en cuir de coutumes antiques, et beaucoup d’autres encore, les trésors accumulés pendant une longue vie d’acquisitions l’entouraient de toutes parts. Le Pontife n’avait pas non plus perdu sa fascination pour les arts occultes : ses chers instruments de magie étaient là aussi, ses ammatepalas, veralistias et sphères armillaires, ses rohillas, ses protospathifars, ses poudres, potions et onguents. Peut-être, songea Prestimion, le vieillard avait-il réussi grâce à la magie à se relever de son lit de mort : sans aucun doute si la foi dans les sciences occultes suffisait à le réaliser, Confalume vivrait éternellement.
Le Pontife se versa du vin, ainsi qu’à Prestimion et même à Taradath, fit visiter au garçon quelques-unes des salles remplies d’objets fantastiques et les entraîna dans une conversation superficielle et agréable sur leur descente du Glayge, les actuels projets de construction au Château, les activités de lady Varaile, et ainsi de suite. Tout cela était charmant et totalement différent du déroulement auquel Prestimion s’était attendu pour cette visite.
Taradath n’était plus intimidé. Il semblait à présent considérer le Pontife comme un gentil vieux grand-père.
— Ces hommes étaient-ils tous Pontifes ? demanda-t-il, en montrant la longue rangée de médaillons peints sur le haut du mur.
— En effet, répondit Confalume. Voici Prankipin, vous vous en souvenez, bien entendu, n’est-ce pas, Prestimion ?… Gobryas, qui est venu juste avant lui… Avinas… Kelimiphon… Amyntir…, continua-t-il, donnant sans difficulté un nom à chaque portrait. Dizimaule… Kanaba… Sirruth… Vildivar…
Écoutant Confalume énumérer la liste de ses prédécesseurs sur des milliers d’années, Prestimion se sentit humble devant l’immensité de l’histoire, cette grande arche montant en flèche et disparaissant dans le brouillard des mythes, dans laquelle on trouverait, dans une fin désormais ancrée dans le présent, pas moins que sa propre personne.
La plupart de ces hommes n’étaient guère plus que des noms pour Prestimion. Les hauts faits des Pontifes Kanaba, Sirruth et Vildivar n’étaient plus connus que des seuls historiens. Quant aux plus récents, Gobryas, Avinas, Kelimiphon, oui, il connaissait deux ou trois faits à leur sujet, bien que d’après toutes les sources ils aient été de médiocres souverains. Le monde avait connu des moments difficiles sous le règne mal inspiré d’hommes tels que Gobryas et Avinas. Mais Prestimion, levant les yeux vers la longue succession de visages, prit soudain conscience de faire partie d’une dynastie moderne extraordinaire. Prankipin, là-haut, Coronal pendant une vingtaine d’années et Pontife pendant quarante-trois, avait hérité de son prédécesseur, Gobryas, un monde faible et agité, et par de sages mesures et un gouvernement dynamique l’avait ramené à son ancienne grandeur. Si, vers la fin, il avait succombé à la folie de la sorcellerie et laissé le monde fourmiller de sorciers, eh bien, c’était un défaut pardonnable pour un homme qui avait tant accompli. Puis venait Confalume, pas encore représenté sur le mur, mais un homme bien vivant, Pontife ces vingt dernières années, et Coronal quarante-trois autres auparavant, qui avait construit sur les glorieuses fondations de Prankipin et veillé à ce que la prospérité se généralise encore davantage pour les quinze milliards d’habitants de Majipoor. Lui aussi devrait se faire pardonner sa passion pour la magie, ce ne serait pas difficile, pensa Prestimion.
Et c’était à présent au tour de Prestimion de Muldemar, actuellement lord Prestimion, un jour Pontife. Serait-il jugé digne successeur du grand Prankipin et du magnifique Confalume ? Peut-être. Majipoor florissait sous sa conduite. Il avait commis des erreurs, oui, mais Prankipin aussi, et Confalume également. Sa plus grande réussite avait été d’éviter au monde d’être mal gouverné par Korsibar ; mais personne n’en saurait jamais rien. Avait-il accompli autre chose de louable ? Assurément, il espérait que oui ; mais lui moins que tout autre ne pouvait le savoir. Il était encore jeune, cependant. Il pourrait finalement, tel était son souhait le plus vif, figurer aux côtés de ces deux architectes d’un âge d’or.
— Et voilà Stiamot ? demanda Taradath.
— Il est plus loin dans la rangée, mon garçon. Naturellement, l’artiste a dû deviner à quoi il ressemblait, mais il est là. Ici… que je te montre…
Étonnamment alerte, boitant juste un peu de la jambe gauche, celle atteinte, Confalume se dirigea en traînant les pieds vers l’autre bout de la pièce. Prestimion le regarda passer de portrait en portrait avec Taradath, rappelant le nom des premiers empereurs.
Le garçon resta là-bas, observant solennellement les visages des Pontifes qui avaient gouverné le monde un millier d’années avant la naissance de Stiamot lui-même. Confalume, revenant à l’endroit où Prestimion était encore assis, remplit de nouveau leurs verres et dit à voix basse, sur un ton confidentiel ;
— La véritable raison pour laquelle vous vous êtes précipité ici est que vous pensiez que j’étais mourant, n’est-ce pas ? Vous vouliez constater de vos propres yeux mon état de santé.
— J’ignore ce que je pensais. Mais les nouvelles venant du Labyrinthe à votre sujet étaient vraiment inquiétantes. Il semblait approprié de vous rendre visite. Un homme de votre âge, subissant une attaque…
— En réalité, j’ai bien cru que j’allais mourir, lorsque c’est arrivé. Mais seulement sur le moment. Je suis loin d’être fini, Prestimion.
— Pourvu que ce soit vrai.
— Dites-vous cela dans mon intérêt ou dans le vôtre ? demanda le Pontife.
— Vous rendez-vous compte à quel point c’est injuste ?
— Mais c’est réaliste, n’est-ce pas ? Vous n’avez aucune envie d’être déjà Pontife, rit Confalume.
Prestimion lança un regard prudent vers Taradath, qui se trouvait quasiment au bout de la salle, à présent, probablement hors de portée de voix.
— Tout Majipoor vous souhaite une bonne santé et une longue vie, Votre Majesté. Je ne suis pas une exception. Mais je vous assure que si le Divin choisissait de vous emporter demain, je suis à tous égards prêt à faire ce que l’on attendra de moi, répondit-il avec un rien d’irritation.
— L’êtes-vous ? Eh bien, oui, vous dites l’être, et j’imagine que je dois le prendre pour argent comptant.
Le Pontife ferma les yeux. Il sembla considérer quelque lointain recoin du temps. Prestimion étudia le léger pouls perceptible dans les veines des paupières du vieillard, et attendit un moment, puis un autre. S’était-il endormi ? Mais, brusquement, Confalume le regarda à nouveau, son vif regard gris toujours aussi pénétrant.
— Je me rappelle avoir été assis ici même avec vous, il y a longtemps, lors de votre première visite après être devenu Coronal, et vous avoir déclaré qu’au bout d’une quarantaine d’années de travail, vous seriez tout à fait disposé à vous installer au Labyrinthe. Vous en souvenez-vous ?
— Oui.
— Vous êtes à la moitié de ces quarante ans, maintenant. Vous devez donc être au moins à moitié sincère lorsque vous déclarez être prêt à me remplacer. Mais n’ayez crainte, Prestimion. Il reste encore vingt ans à attendre.
Confalume désigna le dessus de table qui supportait sa collection d’instruments astrologiques.
— Il se trouve que j’ai établi mon horoscope pas plus tard que la semaine dernière. À moins d’une sérieuse erreur dans mes calculs, je vais vivre jusqu’à cent dix ans. J’aurai le règne le plus long de toute l’histoire des Pontifes de Majipoor. Qu’en dites-vous, Prestimion ? Vous êtes soulagé, n’est-ce pas ? Avouez-le ! Vous l’êtes ! Du moins, vous l’êtes en ce moment… Car je vous le dis, mon jeune ami, d’ici à ce que je fasse le voyage jusqu’à la Source, vous en aurez plus qu’assez d’être Coronal. Vous ne regretterez pas de quitter le Château. Le moment viendra où vous serez impatient de devenir Pontife, croyez-moi. Vous serez plus que prêt à vous retirer au Labyrinthe, croyez-moi, plus que prêt !
Sur le chemin du retour, sur le Glayge, Prestimion réfléchit aux paroles de Confalume. Il devait admettre qu’il s’était trompé lui-même, faute d’avoir trompé les autres, en prétendant être totalement prêt à accepter le Pontificat. Son soulagement en trouvant, de façon inespérée, Confalume dans une si grande forme en était la preuve irréfutable. C’était un répit, un répit incontestable ; ce qui signifiait qu’il considérait toujours le fait de devenir Pontife comme une condamnation inflexible et inexorable, plutôt qu’en terme de devoir. Toutefois, il doutait fort de la valeur des calculs astrologiques de Confalume, de toute évidence, le prochain changement de souverain aurait lieu d’ici quelques années.
Il ne pouvait nier que son humeur était nettement plus légère, à présent. Ce qui lui apprenait tout ce qu’il avait besoin de savoir quant à ses protestations appuyées de sa disposition à la vie au Labyrinthe.
Avant de partir pour le Château, il emmena Taradath dans une brève visite de la cité. Le garçon avait déjà vu nombre de merveilles dans sa courte vie, mais l’étrangeté du Labyrinthe ne ressemblait à rien d’autre au monde, ces vastes salles remplies d’échos, à l’architecture bizarre, qui se trouvaient si loin de la surface.
— Le Bassin des Rêves, c’est son nom, dit Prestimion en désignant l’eau calme et verdâtre dans les profondeurs de laquelle apparaissaient et disparaissaient constamment des images mystérieuses, parfois d’une beauté surnaturelle, d’autres aussi repoussantes qu’un cauchemar, des scènes éphémères totalement différentes les unes des autres. Nul ne sait comment il fonctionne. Ni même quel Pontife l’a installé là.
La Place des Masques, où d’énormes têtes sans corps, aux yeux aveugles, s’élevaient sur des tiges de marbre. La Cour des Pyramides, avec ses milliers de monolithes blancs très rapprochés, sans objet, inexplicables. La Salle des Vents, où un air froid sortait subitement en grandes rafales de grilles de pierre, bien que l’on soit très loin sous terre. La Cour des Globes… Le Cabinet des Épées Flottantes… La Chambre des Miracles… Le Temple des Dieux Inconnus…
Le jour suivant, Prestimion et son fils prirent l’ascenseur rapide vers la surface et retournèrent à l’Entrée des Eaux, où les attendait la barge royale pour les remmener par le fleuve jusqu’au Château. Mais ils n’avaient atteint que Mauril, à trois jours au nord du Labyrinthe, lorsqu’ils furent rattrapés par un bateau rapide portant le drapeau pontifical.
Le messager qui monta à bord n’eut que deux mots à dire pour que Prestimion comprenne ce qui s’était passé.
— Votre Majesté…
C’était la façon de s’adresser à un Pontife. Le reste ne vint que trop vite. Confalume était mort, très soudainement, d’une seconde attaque. Prestimion devait retourner au Labyrinthe présider aux derniers rites et prendre la succession en tant que Pontife.
La ressemblance était ahurissante, songea Mandralisca.
Venghenar Barjazid, celui qui était mort, aux machines démoniaques qui permettaient de contrôler l’esprit, avait été un petit homme à l’air mauvais, dont les yeux n’étaient pas tout à fait de taille ni de couleur identiques, ils n’étaient d’ailleurs pas disposés au même niveau sur son visage, dont les lèvres, de travers du côté gauche, dessinaient un perpétuel sourire narquois, dont la peau sombre, boucanée et épaissie par une vie d’exposition au soleil implacable de Suvrael, était ridée et plissée comme celle du canavong.
Mandralisca trouva ce nouveau Barjazid tout aussi joliment repoussant que son frère aîné l’avait été. Une intuition puissante lui apprit, au premier coup d’œil, qu’il venait de trouver un allié important dans la lutte pour le contrôle du monde qui se profilait.
Celui-ci était d’apparence tout aussi méprisable et décharnée, le visage aussi déplaisant que son défunt frère. Ses yeux aussi étaient dépareillés et mal alignés, et avaient le même éclat dur, ses lèvres étaient également déformées en une grimace railleuse ; lui aussi avait la peau plissée et noircie de qui a vécu trop longtemps sur l’aride Suvrael brûlée par le soleil. Il avait l’air un tantinet plus grand que Venghenar, peut-être, et un peu moins sûr de lui. Mandralisca supposa qu’il avait la cinquantaine ; plus âgé désormais que Venghenar ne l’était lorsqu’il avait apporté l’ensemble de ses appareils à Dantirya Sambail.
Et lui aussi semblait avoir apporté de la marchandise. Il était entré dans la pièce avec une valise de toile aux empiècements de cuir, informe, pleine à craquer, usée au milieu, qu’il posa avec grand soin à côté de lui en prenant le siège que Mandralisca lui proposait. Mandralisca lança un rapide coup d’œil oblique à la valise. Les objets devaient s’y trouver, il en était certain ; une nouvelle collection de jouets utiles que le Barjazid avait apportés pour les lui vendre.
Mais Mandralisca n’avait pas pour habitude de se presser pour engager de quelconques négociations. Il était primordial, pensait-il, de déterminer d’abord qui aurait l’avantage. Et ce serait celui qui aurait la plus grande volonté de retarder l’entrée dans le vif du sujet.
— Votre Grâce, dit Barjazid avec une petite révérence obséquieuse. Quel plaisir de vous rencontrer enfin ! Feu mon frère m’a dit le plus grand bien de vous.
— Nous avons bien travaillé ensemble, en effet.
— Mon plus fervent espoir est que vous en disiez autant de moi.
— Le mien également… Comment avez-vous su où me trouver ? Et pourquoi pensiez-vous que j’aurais des raisons de vouloir vous recevoir ?
— En réalité, je croyais que vous étiez mort depuis longtemps, ce même jour où mon frère est mort à Stoienzar. Puis la nouvelle m’est parvenue que vous vous étiez échappé, et étiez sain et sauf, vivant quelque part dans la région.
— La nouvelle de ma situation est parvenue jusqu’à Suvrael ? demanda Mandralisca. Je trouve cela surprenant.
— Les nouvelles voyagent. Votre Grâce. Et je sais également comment obtenir des renseignements. J’ai appris que vous étiez là, au service des cinq fils de l’un des frères du Procurateur, et qu’ils pourraient envisager de recouvrer l’autorité sur Zimroel, que leur célèbre oncle avait autrefois cédée ; et j’ai eu l’impression que je pourrais vous assister dans cette entreprise. Je vous ai donc envoyé un message en ce sens.
— Et vous avez pris tout votre temps pour venir ici, continua Mandralisca. Votre lettre indiquait que vous seriez là il y a un an, quasiment. Que s’est-il passé ?
— Il y a eu des retards sur le chemin, dit Khaymak Barjazid.
La réponse rapide sembla un peu trop désinvolte à Mandralisca.
— Vous devez comprendre, Votre Grâce, que la route est longue de Suvrael jusqu’ici.
— Pas longue à ce point. J’ai interprété votre lettre comme une volonté de me rencontrer immédiatement. Manifestement, je me suis trompé.
Barjazid le jaugea du regard. Le bout de sa langue apparut un instant, dardant comme celle d’un serpent.
— Je suis passé par Alhanroel, Votre Grâce, dit-il doucement. Le calendrier de la navigation facilitait ce trajet. De plus, j’ai un neveu, mon seul parent vivant, au service du Coronal sur le Mont du Château. Je voulais le revoir avant de venir ici.
— Le Mont du Château, si je me souviens bien, est à plusieurs milliers de kilomètres du port le plus proche.
— Le Mont du Château n’était pas sur le chemin, je l’admets. Mais je n’avais pas eu le plaisir de parler au fils de mon frère depuis de nombreuses années. Si je dois vous faire allégeance, ici à Zimroel, comme c’est mon espoir, je n’en aurai sans doute plus l’occasion.
— J’ai entendu parler de ce neveu, fit Mandralisca. Il était aussi au courant de la visite de Khaymak Barjazid au Mont du Château ; mais l’homme avait marqué un bon point en le révélant de lui-même. Mandralisca joignit les mains et regarda Barjazid d’un air songeur au-dessus de ses doigts.
— Votre neveu a trahi son propre père, n’est-ce pas ? C’est grâce à l’aide inestimable de votre neveu que Prestimion a pu affaiblir Dantirya Sambail, et le rendre vulnérable à l’attaque qui a coûté la vie au Procurateur. On pourrait même dire que la mort de votre frère dans cette même bataille était de la responsabilité directe de votre neveu. Quelle sorte d’amour pouvez-vous ressentir pour une telle personne, parente ou pas ? Pourquoi vouliez-vous lui rendre visite ?
Barjazid se tortilla, mal à l’aise.
— Dinitak n’était qu’un enfant lorsqu’il a fait cela. Il était sous l’influence du prince Dekkeret, et s’est laissé emporter par un élan d’enthousiasme juvénile envers lord Prestimion, ce qui a eu des conséquences que je sais qu’il n’aurait pu prévoir. Je voulais découvrir si, au cours des années écoulées, il s’était aperçu de ses erreurs : si une réconciliation était possible entre nous.
— Et… ?
— Il était stupide de ma part de croire une telle chose. Il est toujours l’homme de Prestimion et de Dekkeret, jusqu’au bout des ongles. Il leur appartient corps et âme. J’aurais dû savoir que je ne pouvais pas attendre de lui le moindre sens de la famille. Il a même refusé de me voir.
— Que c’est triste, fit Mandralisca sans même essayer de prendre un ton compatissant. Vous avez fait tout ce chemin pour aller au Château pour rien !
— Monsieur, je n’ai pas pu aller au-delà de High Morpin. Sur l’ordre explicite de mon neveu, on m’a interdit d’approcher davantage du Château.
Une histoire très touchante, pensa Mandralisca. Mais pas entièrement convaincante.
Il était assez facile de trouver une explication plus plausible au long détour de Khaymak Barjazid jusqu’au Mont du Château. Vraisemblablement, l’idée lui était venue, après avoir décidé de proposer ses services aux Cinq Lords, qu’il pourrait peut-être obtenir un meilleur prix ailleurs. Il était incontestable que cet homme transportait des marchandises de valeur dans cette valise usée. Il était tout aussi évident qu’il cherchait à les vendre au plus offrant ; et les poches les mieux remplies de la planète étaient celles de lord Prestimion.
Si Dinitak Barjazid avait consenti à écouter cinq petites minutes les cajoleries de son oncle, cette conversation n’aurait pas lieu, Mandralisca le savait. Il est heureux pour nous, se dit-il, que le jeune Barjazid ait le bon goût de ne rien vouloir avoir à faire avec son oncle peu recommandable.
— Une aventure malheureuse, déclara-t-il. Mais au moins, vous ne l’aurez pas sur la conscience. Et maintenant… peut-être un peu plus tard que je ne pensais que vous le feriez… vous vous manifestez, enfin, ici.
— Personne ne regrette plus que moi ce retard, Votre Grâce. Mais, en effet, je suis là, dit-il en souriant, révélant une rangée de vilains chicots. Et j’ai apporté avec moi certains objets auxquels je faisais allusion dans ma lettre.
Mandralisca jeta un nouveau regard vers la valise.
— Qui sont là-dedans ?
— Oui.
Il prit cela comme le signal qu’il attendait.
— Très bien, mon ami. Pensez-vous que nous soyons arrivés au moment de commencer à parler affaires ?
— Nous avons déjà commencé, Votre Grâce, répondit calmement Khaymak Barjazid, sans faire un mouvement vers la valise.
Mandralisca lui accorda quelques points pour cela. Barjazid connaissait aussi les dangers d’un trop grand empressement, et testait sa capacité à faire attendre Mandralisca. Il était rare qu’il se laisse ainsi dominer.
Très bien. Il concéderait cette petite victoire à Barjazid. Il attendit, sans rien ajouter.
De nouveau, le bout de la langue sortit rapidement.
— Vous savez, je pense, qu’avant que mon regretté frère n’entre au service du Procurateur Dantirya Sambail, il était guide à Suvrael, entre autres professions. Auparavant, il avait passé quelques années au Château, en tant qu’aide du duc Svor de Tolaghai, un ami proche de Prestimion, qui n’était alors que prince de Muldemar. À cette époque, au Château, il y avait aussi un Vroon du nom de Thalnap Zelifor, qui…
Mandralisca ressentit une bouffée d’irritation. Voilà qui dépassait les bornes. Ayant pris l’avantage, Barjazid se délectait trop manifestement de son contrôle de la conversation.
— Où nous ramène toute cette histoire ? demanda-t-il. Jusqu’à lord Stiamot, c’est cela ?
— Si vous voulez m’accorder votre indulgence encore un moment, monsieur.
De nouveau, il s’autorisa à se taire. Il y avait une onctuosité prodigieuse dans la formulation de Barjazid qui forçait l’admiration de Mandralisca. Cet homme était un adversaire à la hauteur.
Barjazid continua, imperturbable :
— Si vous êtes déjà au courant de ces sujets, pardonnez-moi. Je veux seulement clarifier mon propre rôle dans les affaires de mon frère, qui ne vous sont peut-être pas familières.
— Allez-y.
— Permettez-moi de vous rappeler que ce Thalnap Zelifor, sorcier de profession, ainsi que le sont généralement les gens de son peuple, fabriquait des appareils capables de pénétrer les secrets de l’esprit d’une personne. Prestimion, lorsqu’il devint Coronal, exila le Vroon pour une raison ou une autre à Suvrael, et confia à mon frère le soin de l’y escorter. Malheureusement, le Vroon mourut en route ; mais il avait eu la bonté de donner d’abord à mon frère des instructions dans l’art d’utiliser ses appareils, qu’il avait pour la plupart emportés du Château.
— Jusque-là vous ne m’apprenez rien de nouveau.
— Mais vous n’aurez sans doute pas su que, ayant un certain don pour les sciences mécaniques, j’ai aidé mon frère à expérimenter ces machines et à comprendre leur fonctionnement. Plus tard, j’en ai même conçu des modèles améliorés. Tout ceci se passait dans la cité de Tolaghai, à Suvrael, il y a de nombreuses années. Puis survint l’épisode… peut-être le connaissez-vous, monsieur… où le prince Dekkeret, alors tout jeune homme et pas encore prince, se rendit à Suvrael et fit une rencontre plutôt désagréable avec mon frère et son fils, qu’il conduisit au Château en tant que prisonniers, avec la plupart des équipements lisant dans les esprits.
— Votre frère me l’a dit, oui.
— De même, vous savez que mon frère, s’échappant du Château, s’enfuit dans l’ouest d’Alhanroel et fit cause commune avec Dantirya Sambail.
— Oui, dit Mandralisca. J’étais présent quand il arriva. J’étais également là quand Prestimion, utilisant un de ces appareils que lui avait apporté votre neveu Dinitak, permit à une armée, sous le commandement de Gialaurys et Septach Melayn, de localiser notre camp et de tuer à la fois le Procurateur et votre frère, et, il s’en fallut de peu, moi aussi. Les appareils lisant dans les esprits tombèrent tous entre les mains de Prestimion. J’imagine qu’il les garde en sécurité quelque part dans le Château.
— Très vraisemblablement, oui.
À nouveau, Mandralisca jeta un regard, plus appuyé cette fois, sur la valise abîmée et pleine à craquer de Khaymak Barjazid. Le récit de l’histoire ancienne avait assez duré : le petit homme sournois poussait son avantage trop loin. Mandralisca ne se laisserait pas manipuler plus longtemps.
— C’est un prologue suffisant, je pense, dit-il d’une voix brusque et froide. De nombreuses tâches m’attendent aujourd’hui. Montrez-moi ce que vous avez pour moi. Maintenant.
Barjazid sourit. Il posa la valise sur ses genoux et l’ouvrit. Il en sortit une liasse de parchemins qu’il déroula et étendit sur le couvercle ouvert.
— Ce sont les plans originaux des différents appareils de Thalnap Zelifor qui permettent de contrôler les esprits. Ils sont restés en ma possession à Suvrael depuis que mon frère a été emmené prisonnier au Mont par Dekkeret.
— Puis-je les voir ? demanda Mandralisca en tendant la main.
— Bien sûr. Votre Grâce. Voici les schémas de trois modèles successifs de l’appareil, chacun d’une puissance supérieure au précédent. Ceci est le premier. Voilà celui que mon neveu déroba et livra à lord Prestimion pour qu’il l’utilise contre mon frère. Et celui que mon frère lui-même portait, lors de la bataille finale où Prestimion perça ses défenses.
Mandralisca feuilleta les parchemins. Barjazid ne risquait rien en les lui montrant : ils n’avaient aucun sens pour lui.
— Et ceux-là ? demanda-t-il en désignant d’autres feuilles encore dans les mains de Khaymak Barjazid.
— Les plans de nouveaux modèles, encore plus puissants, dont je parlais il y a un moment. Au cours des années passées, j’ai continué à jouer avec les concepts de base du Vroon. Je crois avoir réalisé des progrès importants dans le domaine de la technique.
— Vous croyez seulement ?
— Je n’ai pas encore eu l’occasion de faire les tests.
— De peur d’être repéré par les gens de Prestimion ?
— En partie, oui. Mais aussi… ces appareils coûtent très cher à fabriquer, monsieur… Vous devez garder à l’esprit que je ne suis pas un homme riche…
— Je vois.
On les invitait à financer les recherches de Barjazid.
— Donc, la vérité est que vous n’avez pas de modèle en état de fonctionnement.
— J’ai ceci, fit Barjazid, sortant un piètre casque métallique de sa valise.
C’était une dentelle chatoyante de délicats fils rouge et or tressés ensemble, avec une triple rangée de cordons plus épais en bronze sur le sommet. Sa conception était beaucoup plus simple que les souvenirs qu’avait Mandralisca de celui porté par l’autre Barjazid lors de l’ultime bataille de Stoienzar. Probablement, en partie, parce que la conception était plus subtile. Mais cet objet semblait trop simple. Il paraissait incomplet, inachevé.
— Que peut-on en faire ? demanda Mandralisca.
— Sous sa forme actuelle ? Rien. Les connexions nécessaires ne sont pas encore en place.
— Et si elles l’étaient ?
— Si elles l’étaient, le porteur de ce casque pourrait atteindre n’importe qui sur la planète, et lui glisser des rêves dans l’esprit. Des rêves très puissants, Votre Grâce. Des rêves effrayants. Des rêves douloureux, s’il le voulait. Des rêves qui briseraient la volonté d’une personne. Qui la feraient se jeter à terre et implorer grâce.
— Vraiment, fit Mandralisca.
Il promena ses doigts sur le réseau de dentelle, l’explorant, le caressant. Il le mit sur sa tête, le déploya, remarquant à quel point il était léger, à peine perceptible. Il l’enleva et le plia une fois, puis deux jusqu’à ce qu’il tienne dans son poing fermé. Il le soupesa dans le creux de sa main. Il eut un signe de tête appréciateur, mais ne dit rien. Une minute passa, peut-être plus.
Khaymak Barjazid observa toute la scène avec ce que l’on ne pouvait interpréter autrement que comme une inquiétude et une angoisse croissantes.
— Pensez-vous avoir l’utilité d’un tel appareil, Votre Grâce ? demanda-t-il enfin.
— Oh oui ! Oui, certainement. Mais fonctionnera-t-il ?
— On peut le mettre en état de marche. Tous les instruments décrits sur ces plans peuvent être mis en œuvre. Il faut simplement de l’argent.
— Oui, bien sûr.
Mandralisca se leva, se dirigea vers la porte, s’arrêta pour regarder longtemps l’éclat du matin dans le désert. Il faisait doucement passer le casque de Barjazid d’une main à l’autre. Quelle impression cela procurerait-il, se demandait-il, de pouvoir envoyer des rêves à ses ennemis ? Des rêves douloureux, avait dit Barjazid. Des cauchemars. Pires que des cauchemars. Une ribambelle d’images terrifiantes. Des choses voletant, suspendues à de fins fils métalliques. Une armée sans fin de gros insectes noirs marchant sur le sol, leurs pattes bruissant horriblement. Des doigts transparents chatouillant les canaux de l’esprit. De lentes spirales de peur à l’état pur figeant et déformant l’esprit torturé. Et… peu à peu… un sanglot, un gémissement, une supplique de grâce…
— Accompagnez-moi dehors, dit-il à Barjazid par-dessus son épaule, sans le regarder.
Ils avancèrent sur la falaise, jusqu’à un point d’où l’on pouvait voir au loin plusieurs des dômes des palais des Lords.
— Savez-vous ce que sont ces édifices ? demanda Mandralisca.
— Ce sont les résidences des Cinq Lords. Le garçon qui m’a conduit ici me l’a dit.
— Ainsi, vous savez qu’ils se font appeler les Cinq Lords ? Que savez-vous d’autre à leur sujet ?
— Qu’ils sont les fils de l’un des frères de Dantirya Sambail. Qu’ils ont dernièrement revendiqué le pouvoir de certains secteurs du cœur de Zimroel. Qu’ils ont pris le titre de Lords de Zimroel.
— Vous saviez tout cela lorsque vous m’avez écrit ?
— Tout, excepté leur titre de Lords de Zimroel.
— Pourquoi ce genre de nouvelles aurait-il atteint Suvrael ?
— Je vous ai dit, Votre Grâce, avoir quelque talent pour obtenir des renseignements.
— Apparemment, oui. Le Coronal lui-même, pour autant que je sache, ignore ce qui se passe dans cette partie de Zimroel.
— Mais lorsqu’il le découvrira… ?
— Eh bien, j’imagine que ce sera la guerre, répondit Mandralisca en se retournant pour être face au petit homme. Je suggère que nous parlions sans détour, maintenant. Ces Cinq Lords de Zimroel sont stupides et pervers. Je les méprise au plus haut point. Quand vous les connaîtrez, vous en ferez autant. Il y a cependant des millions de gens, ici à Zimroel, qui les considèrent comme les héritiers légitimes de Dantirya Sambail et suivront leur bannière, une fois que celle-ci sera déployée, dans une guerre d’indépendance contre le gouvernement d’Alhanroel. Que je crois que nous pouvons remporter, avec votre aide.
— J’en serais ravi. C’est Prestimion et ses gens qui ont détruit mon frère.
— Dans ce cas, vous aurez votre revanche. Dantirya Sambail a tenté par deux fois de renverser Prestimion, mais parce qu’il était déjà maître de Zimroel, il a essayé les deux fois de porter cette insurrection à Alhanroel. C’était une erreur. Le Coronal et le Pontife ne peuvent être battus sur leur propre territoire par des envahisseurs venus de Zimroel. Alhanroel est trop grande pour être conquise de l’extérieur, et les lignes d’approvisionnement ne peuvent être assurées sur des milliers de kilomètres. Mais l’inverse est également vrai. Aucune armée venue de l’autre continent ne pourrait jamais soumettre tout Zimroel.
— Vous comptez donc établir Zimroel en nation indépendante ?
— Pourquoi pas ? Pourquoi devrions-nous être assujettis à Alhanroel ? Quel avantage avons-nous à être gouvernés par un roi et un empereur qui vivent dans l’autre moitié du monde ? Je proclamerai l’un des cinq frères, le plus intelligent, Pontife de Zimroel. L’un des autres sera son Coronal. Et nous serons enfin libérés d’Alhanroel.
— Il existe un troisième continent, fit Barjazid. Avez-vous des projets en tête, concernant Suvrael ?
— Non, répondit Mandralisca.
La question le prit au dépourvu. Il prit conscience qu’il n’avait accordé aucune réflexion à Suvrael.
— Mais si elle souhaite l’indépendance, j’imagine que cela peut se régler assez facilement. Prestimion n’est pas assez fou pour vouloir envoyer une armée dans vos horribles déserts, et s’il le faisait, la chaleur les tuerait tous en six mois, de toute façon.
Une lueur avide apparut dans les yeux de Barjazid.
— Suvrael aurait alors son propre roi.
— Elle pourrait. Elle pourrait, en effet, dit-il comprenant brusquement où Barjazid voulait en venir, et un large sourire fendit son visage. Bravo, mon ami ! Bravo ! Vous venez de fixer le prix de votre assistance, n’est-ce pas ? Khaymak Premier de Suvrael ! Eh bien, qu’il en soit ainsi ! Je vous félicite, Votre Altesse !
— Je vous remercie, Votre Grâce, répondit Barjazid en lui adressant un chaleureux sourire de reconnaissance et de camaraderie. Un Pontife de Zimroel… un roi de Suvrael… Et dans quel rôle vous voyez-vous vous-même, comte Mandralisca, une fois que ces frères seront installés sur leurs trônes ?
— Moi ? Je serai leur conseiller privé, comme je le suis actuellement. Ils auront toujours besoin que quelqu’un leur dise quoi faire. Et c’est moi qui le ferai.
— Ah ! Oui, bien sûr.
— Nous nous comprenons, je pense.
— Je le crois, oui. Quelle est la prochaine étape ?
— Eh bien, il faut que vous nous fabriquiez vos machines démoniaques. Elles nous permettront de commencer à rendre la vie dure à Prestimion.
— Très bien. Je suggère d’établir un atelier immédiatement à Ni-moya, et…
— Non, intervint Mandralisca. Pas Ni-moya. C’est ici que vous accomplirez votre travail, Votre Altesse.
— Ici ? J’ai besoin d’un équipement particulier… de matériaux… d’ouvriers qualifiés, peut-être. Dans un avant-poste désert et lointain comme celui-ci, je ne peux vraiment…
— Vous pouvez et vous le ferez. Un homme de Suvrael tel que vous ne devrait pas avoir de problème à s’adapter aux conditions du désert. Nous vous apporterons tout ce dont vous aurez besoin de Ni-moya. Mais vous devez vous joindre à nous maintenant, mon ami. C’est votre foyer, désormais. C’est ici que vous allez habiter, vivre et travailler, jusqu’à ce que la guerre soit gagnée.
— On dirait à vous entendre que vous ne me faites pas confiance. Votre Grâce.
— Je ne fais confiance à personne, mon ami. Pas même à moi.
Dekkeret retourna au Château par le chemin le plus rapide, empruntant la Route de Grand Calintane, qui s’achevait sur la grande esplanade ouverte, carrelée de pavés de porcelaine ronds, lisses et verts, connue sous le nom de place Dizimaule. Son flotteur passa au-dessus de l’énorme constellation de carreaux dorés qui en occupait le centre et lui fit traverser la Grande Arche de Dizimaule, l’entrée principale du Château, la porte de l’aile sud. Les gardes stationnés devant le corps de garde, à gauche de l’arche, lui firent signe lorsqu’il passa, du salut bref et raide qui lui était familier.
Il y avait une atmosphère de tension à peine réprimée dans les couloirs du Château tandis qu’il y avançait. Les visages de ceux qui le saluaient à chaque point de contrôle étaient tirés et solennels ; les lèvres serrées, les yeux baissés.
— Vu leur air à tous, dit-il à Dinitak, il serait assez facile de croire que le Pontife est mort pendant le temps qu’il nous a fallu pour revenir de Normork.
— Je pense que vous le sauriez déjà, fit Dinitak.
— J’imagine, oui.
Oui. Ils l’auraient salué en tant que Coronal, non, si Confalume était mort ? Des gens s’agenouillant, formant le symbole de la constellation, criant la formule traditionnelle : « Dekkeret ! Lord Dekkeret ! Vive lord Dekkeret ! Longue vie à lord Dekkeret ! » Même s’il ne deviendrait pas réellement Coronal avant que le Conseil ne donne son assentiment, et que Prestimion l’annonce officiellement. Mais chacun savait qui serait le prochain Coronal. Lord Dekkeret. Cela lui paraissait si étrange ! Comme son esprit avait du mal à l’appréhender !
— C’est seulement un moment troublant pour tout le monde, déclara Dinitak. Ce doit être ainsi chaque fois qu’un changement de règne se prépare. Les vieux maîtres quittent le Château, de nouveaux arrivent ; rien ne sera plus pareil pour personne ici.
Ils étaient à présent au seuil du Château Intérieur. Les Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches se dressaient devant eux. Ils s’arrêtèrent. L’appartement de Dinitak se trouvait à ce niveau, loin, à gauche ; Dekkeret vivait au-dessus, dans la suite de la Tour Munnerak qu’avait occupée Prestimion.
— Je dois vous quitter ici, fit Dinitak. Vous allez devoir rencontrer le Conseil… et lady Varaile, aussi, j’imagine…
— Merci de m’avoir accompagné à Normork, dit Dekkeret. D’avoir assisté aux banquets et à tout le reste.
— Nul besoin de merci. J’irai où vous me direz d’aller.
Ils s’étreignirent rapidement, et Dinitak partit.
Dekkeret gravit deux par deux les marches usées de l’antique escalier. Lord Dekkeret, pensait-il. Lord Dekkeret. Lord Dekkeret. Lord Dekkeret. Ahurissant. Incroyable.
Ce n’était pas encore arrivé, cependant. Aucun nouveau bulletin n’était parvenu du Labyrinthe depuis qu’il avait reçu le message le rappelant de Normork. Septach Melayn, le premier membre du Conseil qu’il rencontra après être entré dans le Château Intérieur, fut celui qui le lui apprit.
L’escrimeur aux longues jambes l’attendait sur le petit square devant le Trésor de Prankipin, au sommet des Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches.
— Vous avez fait vite, Dekkeret ! Nous ne vous attendions pas avant demain.
— Je suis parti dès que j’ai eu le message. Où est Prestimion ?
— Sur le Glayge, à mi-chemin du Labyrinthe, j’espère. Il est revenu en coup de vent de Fa, dès que nous avons reçu la nouvelle, a passé environ trois minutes avec lady Varaile, et est reparti aussitôt en direction du sud. Il veut présenter ses respects au vieux Confalume pendant qu’il le peut encore, voyez-vous. Je suis surpris que vous ne l’ayez pas croisé en route.
— Donc Confalume est toujours…
— En vie ? Pour autant que nous le sachions, oui, répondit Septach Melayn. Bien entendu, il faut un tel temps pour que nous apprenions ici ce qui se passe là-bas. Phraatakes Rem dit que l’attaque n’était pas grave.
— Pouvons-nous lui faire confiance ? Il est dans son intérêt de prétendre le plus longtemps possible que son maître le Pontife est toujours aux commandes. Je connais des cas où la mort du Pontife a été dissimulée pendant des semaines. Des mois.
— Que puis-je répondre à cela, mon garçon ? fit Septach Melayn avec un haussement d’épaules. Pour ma part, je préférerais que Confalume soit encore Pontife les cinquante prochaines années. Je comprends que vous puissiez avoir une tout autre position à ce sujet.
— Non, dit Dekkeret en saisissant le poignet de Septach Melayn et rapprochant son visage tout près de celui de son aîné.
Il était l’un des très rares princes du Château à n’être pas loin d’égaler la taille de Septach Melayn.
— Non, répéta-t-il, d’une voix basse, sombre. Vous vous trompez totalement, Septach Melayn. Si le Divin veut que je sois Coronal un jour, eh bien, je suis prêt à cette tâche, quelle que soit la date à laquelle je doive la remplir. Mais je ne désire aucunement qu’elle arrive avant l’heure. Quiconque pense le contraire commet une grave erreur.
— Tout doux, Dekkeret ! dit en souriant Septach Melayn. Je n’avais pas l’intention de vous offenser, en aucune façon. Venez, je vous accompagne à votre appartement, afin que vous puissiez vous rafraîchir après ce voyage. Le Conseil se réunira plus tard dans l’après-midi, dans la salle du trône de Stiamot. Vous devriez y assister, si vous le voulez.
— J’y serai, déclara Dekkeret.
Mais ce fut une réunion sans intérêt, inutile. Qu’y avait-il à dire ? Les plus hauts niveaux du gouvernement étaient paralysés. Le Pontife avait eu une attaque, était peut-être sur le point de mourir, voire même déjà mort. Le Coronal était parti pour le Labyrinthe, comme il convenait, se tenir au chevet du monarque suprême. Dans les deux capitales, les fonctions habituelles de la bureaucratie continuaient comme à l’ordinaire, mais les ministres qui en étaient chargés se trouvaient en stase, ne sachant, d’un jour à l’autre, combien de temps s’écoulerait avant qu’ils ne quittent leur poste.
Sans véritables informations à partir desquelles travailler, les membres du Conseil ne pouvaient que reformuler noblement leur espoir que le Pontife retrouve ses facultés et poursuive son long et glorieux règne. Mais l’incertitude s’affichait sur tous les visages. Lorsque Confalume mourrait, certains de ces hommes se verraient demander de rejoindre le gouvernement du nouveau Pontife dans le Labyrinthe, et d’autres, ignorés par le Coronal entrant, seraient contraints à prendre leur retraite après de nombreuses années dans les ressorts du pouvoir. Les deux possibilités présentaient leurs propres problèmes ; et personne ne pouvait être certain de ce qui lui serait offert.
Tous les regards étaient tournés vers Dekkeret. Mais Dekkeret devait prendre en compte son propre destin. Il parla peu pendant la réunion. Il était de son devoir de se taire, pendant cette période ambiguë. Un Coronal-désigné et un Coronal sont deux choses très différentes.
Lorsque ce fut terminé, il se retira dans ses appartements privés. Il avait une suite agréable, en aucun cas la plus grandiose ; mais elle avait été assez bien pour Prestimion lorsqu’il était Coronal-désigné, et Dekkeret la trouvait plus qu’acceptable. Les pièces étaient grandes et bien disposées, et, derrière les grandes fenêtres aux nombreuses facettes incurvées, œuvre d’habiles artisans de Stee, la vue sur l’abysse qui longeait cette aile du Château, appelé Plongeon de Morpin, était spectaculaire.
Il rencontra brièvement son personnel : Dalip Amrit, l’ancien professeur plein de tact de Normork, qui était son secrétaire personnel, le compétent et hyperactif Singobinda Mukund, le chef de la domesticité, un homme de Ni-moya au visage rubicond, et la comtesse Auranga de Bibiroon, qui faisait office d’hôtesse, en l’absence d’une épouse. Ils lui rapportèrent les événements survenus pendant son absence du Château. Puis il les renvoya et se glissa avec gratitude dans sa grande baignoire de marbre noir de Khyntor, pour un long bain tranquille avant le dîner. Il avait l’intention de manger seul et de se coucher tôt. Mais il avait à peine revêtu son peignoir, en sortant du bain, que Dalip Amrit lui transmit que lady Varaile requérait sa présence à dîner dans la résidence royale de la Tour de lord Thraym, s’il n’avait pas d’autre projet.
On ne traitait pas à la légère les invitations de l’épouse du Coronal. Dekkeret enfila une tenue de soirée, pourpoint doré à taille basse, étroites chausses violettes à rayures en velours, et se présenta ponctuellement à la salle à manger royale.
Il était, semblait-il, le seul invité. Il en fut légèrement surpris ; il croyait trouver Septach Melayn, peut-être, ou le prince Teotas et lady Fiorinda, ou d’autres membres du cercle intime de la cour. Mais seule Varaile l’attendait, si simplement vêtue d’une longue tunique verte et d’une blouse jaune aux manches larges qu’il se sentit confus d’être habillé si cérémonieusement.
Elle lui présenta sa joue. Lady Varaile et lui avaient toujours été bons amis. Elle n’avait pas plus d’un an ou deux de plus que lui, et, comme lui, avait été brusquement élevée de la condition de roturière à une place au milieu des dames et seigneurs du Château. Mais elle était née riche et privilégiée, fille de Simbilon Khayf, l’extrêmement prospère banquier de la grande cité de Stee, alors que lui-même n’était que le fils d’un infortuné vendeur ambulant ; Dekkeret avait ainsi considéré Varaile comme une personne évoluant facilement et confortablement parmi l’aristocratie du Mont, alors que lui avait dû apprendre lentement, et avec grandes difficultés, à maîtriser cette attitude, comme on étudie les mathématiques avancées.
Au-dessus de coupes de dattes brun doré de Sippulgar et de lait chaud mélangé à du cognac rouge de Narabal, elle s’enquit aimablement de sa visite à Normork. Elle parla avec affection de sa mère, qu’elle aimait beaucoup ; et lui apprit quelques petits commérages du Château qui lui étaient venus aux oreilles pendant son absence, des histoires mouvementées, mais sans importance, de liaisons compliquées impliquant des hommes et femmes de la cour qui, à leur âge, auraient dû être plus avisés. On eût dit que rien d’inhabituel ne s’était produit dernièrement dans le monde.
Puis elle demanda, alors qu’un plat de quaal, poisson à la chair pâle, mitonné dans du vin doux, était servi :
— Vous savez, bien entendu, que Prestimion est allé au Labyrinthe ?
— Septach Melayn me l’a appris cet après-midi. Le Coronal sera-t-il absent longtemps ?
— Aussi longtemps qu’il le faudra, je pense, dit Varaile en posant sur lui ses grands yeux sombres luisant d’une intensité soudaine et inattendue. Cette fois-ci, il reviendra au Château quand il aura terminé. Mais la prochaine fois qu’il s’y rendra…
— Oui. Je sais, madame.
— Vous n’avez aucune raison d’être aussi affligé. Pour vous, ce sera l’appel de la grandeur, Dekkeret. Mais pour moi… pour lord Prestimion… pour nos enfants…
Elle le regarda d’un air de reproche. Il fut frappé par cette injustice : le croyait-elle insensible au point de ne pas comprendre le côté fâcheux de sa situation ? Mais par amitié pour elle, il garda un ton doux.
— Toutefois, en réalité, Varaile, la mort du Pontife signifie la même chose pour nous tous : le changement. Un changement gigantesque et incompréhensible. Vous et vos proches partirez pour le Labyrinthe ; je ceindrai une couronne et prendrai place sur le trône de Confalume. Pensez-vous que ce qui va survenir me cause moins d’appréhension qu’à vous ?
Elle s’adoucit un peu.
— Nous ne devrions pas nous quereller, Dekkeret.
— Sommes-nous en train de le faire, madame ?
Elle ne répondit pas à cette question.
— La tension créée par ces inquiétudes nous met tous deux à cran. Je voulais que ce soit une visite amicale. Car nous sommes amis, n’est-ce pas ?
— Vous savez que oui.
Il tendit la main vers le flacon de vin pour remplir leurs verres. Elle voulut le prendre au même moment et leurs mains se heurtèrent, le flacon bascula. Dekkeret le rattrapa juste avant qu’il ne se renverse. Ils rirent tous deux de cette maladresse provoquée par l’agitation actuelle, et leur rire mit fin, momentanément, aux tensions qui avaient surgi entre eux.
Elle avait raison, reconnut Dekkeret. Elle devait faire face à l’énorme sacrifice de renoncer à un décor familier et beau pour aller vivre dans un endroit lointain et désagréable. Lui, en revanche, accéderait au poste qui lui apporterait célébrité et gloire, celui pour lequel il se préparait depuis dix ans et plus. Comment pouvait-on, réellement, comparer leurs situations ? Il se dit qu’il devait être plus gentil avec elle.
— Nous devrions parler d’autre chose, dit-elle. Avez-vous discuté avec lady Fulkari depuis votre retour au Château ?
Dekkeret trouva le changement de sujet malencontreux.
— Pas encore. Y a-t-il une raison particulière pour laquelle je le devrais ? demanda-t-il d’une voix telle que Varaile parut troublée.
— Eh bien, seulement que… elle est impatiente de vous voir. Et je pensais que vous… étant parti depuis plus d’une semaine…
— Seriez tout aussi impatient de la voir, termina Dekkeret, lorsqu’il sembla évident que Varaile ne le pouvait, ou ne le voulait pas. Eh bien, oui, je le suis ! Évidemment. Mais tout d’abord, j’ai besoin d’un peu de temps pour me reprendre. Si vous ne m’aviez fait appeler ce soir, j’aurais passé la soirée seul, à me reposer, réfléchir à l’avenir, et songer à mes responsabilités prochaines.
— Je vous prie de m’excuser de vous avoir tiré de vos méditations, dans ce cas, dit-elle, d’une voix dont on ne pouvait se méprendre sur l’acidité. J’ai été très claire sur le fait que vous ne deviez venir que si vous n’aviez pas d’autres projets pour la soirée. Je pensais que peut-être vous préféreriez être avec Fulkari. Mais même une soirée de méditation solitaire est un projet, Dekkeret. Vous pouviez assurément refuser.
— Assurément pas, fit-il. Pas une invitation de votre part. Et donc me voici. Fulkari ne m’a pas envoyé chercher, et vous si. Bien que je ne comprenne pas pourquoi, Varaile. Dans quel but, exactement, vouliez-vous me voir ce soir ? Seulement pour vous lamenter sur l’éventualité de devoir vous rendre au Labyrinthe ?
— Je crois que nous nous querellons à nouveau, constata Varaile avec légèreté.
Il lui aurait pris la main, s’il avait osé une telle familiarité avec l’épouse du Coronal. Prenant soin de parler d’un ton mesuré et doux, il dit :
— C’est un moment difficile pour nous deux, et le stress prend son tribut. Laissez-moi vous poser la question une seconde fois : pourquoi suis-je ici ? Est-ce seulement parce que vous vouliez de la compagnie, ce soir ? Vous auriez pu inviter Teotas et Fiorinda, en ce cas, ou Gialaurys, ou même Maundigand-Klimd. Mais vous m’avez fait chercher moi, alors même que vous pensiez que je pourrais passer la soirée avec Fulkari.
— Je vous ai fait demander parce que je vous considère comme un ami, quelqu’un qui peut comprendre mes émotions à l’idée qu’un changement de gouvernement soit en train de se préparer, quelqu’un qui – comme vous l’avez souligné – pourrait ressentir les mêmes sentiments. Mais c’était également une façon de découvrir si vous seriez avec Fulkari ce soir.
— Oh ! C’est très sournois, Varaile.
— Croyez-vous ? Dans ce cas, j’imagine que ça l’était.
— Pourquoi vouliez-vous le savoir ?
— Des rumeurs circulent au Château, selon lesquelles vous vous désintéresseriez d’elle.
— C’est faux.
— Donc, vous l’aimez, Dekkeret ?
Il sentit ses joues le brûler. Ceci était déloyal.
— Vous savez que oui.
— Et pourtant, la première nuit de votre retour, vous préférez votre propre compagnie à la sienne ?
Dekkeret joua avec sa serviette de table, la tordant et la froissant.
— Je vous l’ai dit, Varaile : je voulais être seul. Pour réfléchir à… ce qui nous attend tous. Si Fulkari avait voulu me voir, elle n’aurait eu qu’à me le faire savoir, et je serais allé la retrouver, comme je suis venu vous voir. Mais aucun message ne m’est parvenu de sa part, seulement de la vôtre.
— Peut-être attendait-elle de voir ce que vous alliez faire.
— Et elle imaginera maintenant que je suis votre amant, c’est cela ?
Varaile sourit.
— J’en doute fort. Mais ce qu’elle pensera, c’est qu’elle n’est pas très importante à vos yeux. Autrement, pourquoi l’éviteriez-vous ainsi, votre première nuit ici ? C’est un signe d’indifférence, pas de passion.
— Vous m’avez entendu déclarer que je l’aime. Elle le sait aussi.
— Vraiment ?
— Pensez-vous que je lui ai laissé le moindre doute à ce sujet ? demanda Dekkeret en haussant les sourcils.
— Avez-vous parlé mariage avec elle, Dekkeret ?
— Pas encore, non. Oh… maintenant je vois la vraie raison de votre convocation ! dit-il en détournant les yeux. Elle vous a priée de le faire, hein ? ajouta-t-il froidement.
La colère flamboya un instant dans les yeux de Varaile.
— Vous êtes très près de passer les limites avec une telle question. Mais non, non, Dekkeret : ceci n’est pas de son fait. J’en suis entièrement responsable. Le croirez-vous ?
— Je ne mettrais jamais en doute votre parole, madame.
— Très bien, en ce cas, Dekkeret : voici le point capital. Vous deviendrez bientôt Coronal : c’est clair. La coutume parmi nous est que le Coronal ait une femme. L’épouse du roi a d’importantes fonctions au Château, et s’il n’y a pas d’épouse, qui s’en chargera ?
C’était donc ça ! Dekkeret ne répondit pas. Il mit sa main autour de son verre de vin sans le porter à ses lèvres, et attendit qu’elle poursuive.
— Vous n’êtes plus un jeune garçon, Dekkeret. À moins que je ne me trompe, et j’en doute, vous aurez bientôt quarante ans. Vous fréquentez lady Fulkari depuis… combien de temps, trois ans maintenant ?… et n’avez jamais parlé mariage à personne. Y compris à elle, apparemment. C’est un sujet que vous devriez avoir à l’esprit à présent.
— Il l’est. Croyez-moi, Varaile, il l’est.
— Et pensez-vous que Fulkari sera l’élue ?
— Vous insistez trop, madame. Je vous prie de mettre fin à cette inquisition. Vous êtes ma reine, et aussi une de mes amies les plus chères, mais ce sont là des questions dont je ne souhaite pas discuter, si vous le permettez.
Repoussant sa chaise, il la regarda d’une façon qui dressa un mur de silence entre eux.
À ce moment-là, ce fut elle qui tendit la main vers lui.
— Je n’ai jamais eu l’intention de vous mettre mal à l’aise, Dekkeret, dit-elle affectueusement. Je voulais seulement vous faire part de mon opinion, sur un point qui m’inquiète profondément.
— Je vous le répète : j’aime Fulkari. J’ignore si je veux l’épouser, et je ne suis pas sûr qu’elle le veuille. Il y a des problèmes entre Fulkari et moi, Varaile, dont je ne discuterai pas, même avec vous. Surtout avec vous… Pouvons-nous, une fois encore, changer de sujet ? De quoi pouvons-nous parler ? De vos enfants ? Le prince Akbalik : il a écrit un poème épique, c’est exact ? Et la princesse Tuanelys… est-il vrai que Septach Melayn a promis de l’entraîner à l’épée quand elle aura un ou deux ans de plus… ?
En se réveillant, au matin, il découvrit une note qui avait été glissée sous la porte de sa chambre pendant la nuit :
Pouvons-nous faire une promenade demain ? Dans la prairie du sud, peut-être ?
— F.
Les gens de sa maison lui apprirent qu’un Vroon l’avait apportée aux petites heures. Dekkeret savait de qui il s’agissait : le petit Guijara Yaso, le mage personnel de Fulkari, un invétéré jeteur de sorts et préparateur de potions, qui lui servait généralement d’intermédiaire dans ce genre de situation. Dekkeret soupçonnait le Vroon d’avoir, de temps à autre, usé de sorcellerie sur lui, pour tenter de maintenir Fulkari en première position dans son cœur.
Non que la sorcellerie soit nécessaire : elle occupait constamment ses pensées. Il n’était en aucune façon indifférent à Fulkari ; et tout au long de son séjour à Normork, il n’avait eu qu’à laisser son esprit s’écarter brièvement de ce qui se passait à ce moment-là pour qu’elle soit là, comme un feu brûlant dans son cerveau, souriante, lui faisant signe, l’attirant à elle…
Assurément, après une semaine de séparation, le désir de se précipiter à ses côtés dès son retour avait été puissant. Mais Dekkeret avait ressenti la nécessité de mettre de la distance entre elle et lui pour un moment, ne serait-ce que pour se donner le temps de comprendre ce qu’il attendait réellement d’elle, et elle de lui. Cette résolution fut anéantie en un instant. Il sentit un torrent de soulagement, de joie et de plaisir anticipé l’envahir en lisant sa note.
— Ai-je des fonctions officielles prévues ce matin ? demanda-t-il à Singobinda Mukund, au petit déjeuner.
— Aucune, monsieur, répondit le chef de la domesticité.
— Et aucunes nouvelles du Labyrinthe, je suppose ?
— Rien, monsieur, fit Singobinda Mukund.
Il regarda Dekkeret d’un air horrifié, comme pour indiquer qu’il était ébahi que Dekkeret puisse avoir besoin de le demander.
— Envoyez un mot à lady Fulkari, dans ce cas, disant que je la retrouverai dans deux heures, à l’Arche de Dizimaule.
Fulkari l’attendait lorsqu’il arriva, vision ravissante et élancée en tenue d’équitation de souple cuir vert qui lui faisait comme une seconde peau. Dekkeret vit qu’elle avait déjà demandé deux fougueuses montures de course aux écuries du Château. Fulkari était ainsi : elle profitait de l’instant présent, accomplissait rapidement ce qui devait être réalisé. Son attente, la nuit dernière, pour voir s’il ferait le premier pas, n’était vraiment pas habituelle. Et effectivement, puisqu’il ne l’avait pas fait, elle l’avait fait elle-même, en faisant glisser la note sous la porte.
Ils étaient amants depuis presque trois ans à présent, quasiment depuis le premier jour de l’arrivée de Fulkari au Château. Elle était membre de l’une des vieilles familles pontificales, descendante de Makhario de Sipermit, qui avait gouverné cinq cents ans plus tôt. Le Château était rempli de tels nobles, des centaines, des milliers même, dans les veines desquels coulait le sang des monarques d’autrefois.
Bien que la monarchie ne puisse jamais être héréditaire, la progéniture des Pontifes et des Coronals était anoblie pour l’éternité, et avait le droit d’occuper des appartements au Château, aussi longtemps qu’il lui plaisait, qu’elle ait ou non une fonction officielle dans le gouvernement actuel. D’aucuns choisissaient d’établir leur résidence permanente et faisaient partie des meubles de la cour. La plupart, cependant, préféraient passer la plus grande partie de l’année dans leur domaine familial, quelque part sur le Mont, ne se rendant au Château que pendant la haute saison.
Sipermit, où avait grandi Fulkari, était l’une des neuf Cités Hautes du Mont du Château, qui occupaient la bande urbaine située juste en dessous du Château lui-même. Mais elle n’avait en fait jamais mis les pieds au Château avant d’avoir vingt et un ans, lorsqu’elle et son jeune frère Fulkarno avaient été envoyés vivre quelques années à la cour par leurs parents, comme il était de coutume pour les jeunes aristocrates.
Dekkeret avait remarqué Fulkari presque immédiatement. Comment aurait-il pu en être autrement ? Elle ressemblait assez à Sithelle, sa cousine depuis longtemps disparue, tombée sous la lame de l’assassin ce terrible jour, vingt ans plus tôt à Normork, pour être le fantôme de Sithelle traversant parmi eux les corridors du Château.
Elle était mince et musclée, comme Sithelle, une grande jeune femme aux bras et aux jambes particulièrement longs pour son tronc. Ses cheveux roux dorés tombaient en une semblable cascade embrasée, ses yeux étaient du même gris-violet soutenu, ses lèvres pleines, son menton ferme, comme Sithelle. Son visage était plus large qu’il ne se rappelait que celui de Sithelle l’ait été, et elle avait un curieux petit creux sur le menton que Sithelle n’avait pas ; mais dans l’ensemble, la ressemblance était extraordinaire.
Dekkeret s’arrêta net, le souffle coupé, la première fois qu’il la vit.
— Qui est-ce ? demanda-t-il. Et lorsqu’on lui répondit qu’elle était la nièce nouvellement arrivée du comte de Sipermit, il se débrouilla pour la faire rapidement inviter à une réception à la cour, donnée la semaine suivante par Varaile ; et s’arrangea pour s’y trouver lui-même et se la faire présenter, il la dévisagea alors avec une fascination si intense qu’il dut lui paraître un peu fou.
— L’un de vos ancêtres serait-il originaire de Normork, par hasard ? l’interrogea-t-il alors.
— Non, Excellence. Nous sommes des gens de Sipermit, depuis des milliers d’années, dit-elle d’un air perplexe.
— C’est étrange. Vous me rappelez quelqu’un que j’y connaissais autrefois. Je suis moi-même de Normork, voyez-vous. Et il y avait une certaine personne, la fille de la sœur de mon père, en réalité…
Non, non, elle n’avait aucun lien avec Sithelle. Cette ressemblance était une simple coïncidence, aussi mystérieuse soit-elle. Mais Dekkeret ne mit pas longtemps à l’attirer dans sa vie. Fulkari avait une douzaine d’années de moins que lui, et n’avait aucune expérience de la cour, mais elle avait l’esprit vif, plein d’entrain et désireux d’apprendre, était ardente et passionnée, pas le moins du monde timide. Malgré cela, il était bizarre de la tenir dans ses bras, et de voir son visage, si semblable à celui de Sithelle, si près du sien. Sithelle et lui n’avaient jamais été amants, n’avaient même jamais rêvé d’une telle chose ; d’ailleurs, il la considérait davantage comme une sœur que comme une cousine.
Et là, il enlaçait une femme qui paraissait presque être sa réincarnation. Par moments, cela lui semblait bizarrement incestueux. Et il s’interrogeait : reproduisait-il avec Fulkari la relation qu’il n’avait jamais eue avec Sithelle ? Aimait-il réellement Fulkari, ou n’était-il pas plutôt amoureux du fantasme de sa Sithelle perdue ? C’était un problème important pour lui. Et ce n’était pas le seul qu’elle lui posait.
Il la prit dans ses bras et la serra contre lui, leurs joues se touchant d’abord, puis leurs lèvres. Il lui était indifférent que les gardes occupant le poste à l’Arche de Dizimaule les regardent. Qu’ils regardent, pensait-il.
Au bout d’un moment, ils s’écartèrent l’un de l’autre. Elle avait les yeux brillants, sa poitrine se soulevait rapidement sous le cuir souple et doux.
— Viens, dit-elle en indiquant les montures d’un signe de tête. Descendons dans la prairie.
Elle sauta aisément sur la selle naturelle de son animal et partit sans l’attendre.
La monture de Dekkeret était une belle bête aux jambes fines et à la robe d’un pourpre profond mêlé de bleu, l’espèce spécialement élevée pour sa rapidité et sa puissance. Il s’installa facilement sur la large selle qui faisait partie intégrante du dos de la monture, agrippa le pommeau qui faisait saillie devant lui, et lança l’animal à sa poursuite d’une forte pression des cuisses. L’air doux et frais passait sur lui, soulevant et ébouriffant ses cheveux non attachés.
Il se demanda combien d’autres occasions il aurait de se glisser ainsi hors du Château, simple citoyen faisant une sortie pour le plaisir, sans escorte, sans être dérangé. En tant que Coronal, il pourrait rarement, voire jamais, aller seul où que ce soit. Sa visite à Normork avait été un avant-goût de ce qui l’attendait. Il y aurait toujours des gardes autour de lui, excepté lorsqu’il parviendrait à leur fausser compagnie.
Mais à présent, le vent dans les cheveux, le brillant soleil vert doré haut dans le ciel, la superbe monture galopant sous lui dans un bruit de tonnerre, Fulkari fonçant devant…
Sous l’aile sud du Château s’étendait une ceinture de prairie sauvage, à travers laquelle passait la Route de Grand Calintane, celle qu’empruntaient tant de voyageurs en route pour le Château. Il ne se passait pas un jour où cette prairie ne fût fleurie, une explosion étourdissante de bleu flanqué de fleurs jaune vif, une ribambelle de blanc et de rouge, un océan d’or, de cramoisi, d’orange, de violet. La piste équestre qu’avait choisie Fulkari passait à gauche de la grand-route, dans la campagne en pente douce qui s’étendait à proximité de la cité des plaisirs de High Morpin, à quinze kilomètres de là.
Dekkeret la rattrapa au bout d’un moment et ils chevauchèrent côte à côte. Ils étaient désormais suffisamment loin du Mont pour que la longue ombre du Château soit visible devant eux, réduite à une mince pointe. Bientôt la prairie céda la place à une forêt de hakkatingas, petits, au tronc droit, à l’écorce brun rouge et à la couronne dense, qui poussaient étroitement entrelacés à leurs voisins, formant un épais dais.
Leurs montures, ne pouvant plus aller aussi vite, se mirent d’elles-mêmes au petit galop.
— Tu m’as tellement manqué, dit Fulkari, alors qu’ils chevauchaient côte à côte. J’ai eu l’impression que tu étais parti depuis un mois.
— Moi aussi.
— As-tu dû assister à de nombreuses réunions importantes dès ton retour ? Tu as sûrement été très occupé, toute la journée d’hier.
Il hésita.
— J’avais des réunions, oui. Je ne sais pas quelle importance elles avaient. Mais je devais y être présent.
— C’est au sujet du Pontife ? Il est mourant, n’est-ce pas ? C’est ce que tout le monde dit.
— Nul ne le sait, répondit Dekkeret. Jusqu’à ce que des nouvelles confirmées nous parviennent du porte-parole, nous sommes tous dans l’ignorance.
Ils avaient atteint une partie de la forêt où elle et lui s’étaient retrouvés plus d’une fois. Les cimes des arbres étaient si étroitement liées à cet endroit que, même au milieu de la matinée, une espèce d’aube ou de crépuscule régnait. Un petit ruisseau coulait là, qu’une colonie de granths bâtisseurs de barrages avait obstrué avec des rondins rongés pour former un joli petit bassin. Sur son bord se trouvait un épais tapis bleu ciel de mousse-caoutchouc élastique et robuste. C’était un charmant petit berceau de verdure ombragé, secret, isolé.
Fulkari démonta et attacha les rênes à une branche basse. Il en fit autant. Ils restèrent face à face d’une manière hésitante. Dekkeret savait que la solution la plus sage était d’aller vers elle, de la prendre rapidement dans ses bras et de l’allonger sur le tapis de mousse, avant que ne soit dit quelque chose qui briserait la magie du moment. Mais il voyait qu’elle voulait parler. Elle se tenait loin de lui, humectait ses lèvres, faisait les cent pas avec nervosité. Les mots luttaient pour jaillir de sa bouche. Elle ne l’avait pas amené ici juste pour faire l’amour.
— Qu’y a-t-il, Fulkari ? demanda-t-il finalement.
— Le Pontife va bientôt mourir, n’est-ce pas, Dekkeret ? dit-elle d’une voix sombre et tendue.
— Comme je viens de te le dire : je l’ignore. Personne au Château ne le sait.
— Mais lorsqu’il mourra… seras-tu intronisé Coronal ?
— Je l’ignore également, fit-il en détestant la lâcheté de sa dérobade.
— Il ne peut y avoir aucun doute sur ce point, n’est-ce pas ? Tu as déjà été nommé Coronal-désigné. Une fois cela fait, le Coronal ne change jamais d’avis et ne choisit pas quelqu’un d’autre… S’il te plaît, Dekkeret, je veux que tu sois honnête avec moi, continua-t-elle, implacable.
— Je m’attends à être intronisé Coronal à la mort de Confalume, oui. Du moins, si lord Prestimion me le demande, et si le Conseil le ratifie.
— Et si on te le demande, accepteras-tu ?
— Oui.
— Et qu’adviendra-t-il de nous, alors ?
Sa voix sembla lui parvenir de très loin.
Il n’avait plus d’autre choix que de poursuivre.
— Un Coronal doit avoir une épouse. J’en ai justement discuté avec lady Varaile, hier soir.
— Tu présentes la situation de façon si impersonnelle, Dekkeret. « Un Coronal doit avoir une épouse. »
Elle paraissait effrayée de lui parler si brutalement, à lui qui serait bientôt roi, mais il y avait cependant bien une pointe de colère dans sa voix.
— Est-il possible qu’il y ait une personne en particulier que tu pourrais choisir comme épouse ?
— Tu sais qu’il y en a une, Fulkari. Mais…
— Mais ?
— Tu m’as fait savoir d’un millier de façons que tu ne veux pas être l’épouse d’un Coronal, dit-il.
— Vraiment ?
— Ce n’est pas vrai ? Il y a une minute, tu m’as demandé si j’accepterais le trône si on me l’offrait. Comme s’il était assez courant que les gens refusent d’être Coronal, Fulkari. Le mois dernier, je crois, tu as voulu savoir, tout à trac, s’il était déjà arrivé qu’un Coronal-désigné le décline. Et avant cela, la fois où toi et moi étions à Amblemorn…
— D’accord. C’est assez. Tu n’as pas besoin d’aller chercher d’autres exemples, l’interrompit-elle d’une voix encore ferme, alors qu’elle paraissait au bord des larmes. Je t’ai demandé d’être honnête avec moi. Maintenant, je vais l’être tout autant avec toi.
Fulkari se tut un instant. Puis elle reprit, le regardant posément :
— Dekkeret, je ne veux pas être l’épouse d’un Coronal.
Il eut un signe de tête affirmatif.
— Je le sais. Mais si tu ne le veux pas, pourquoi avoir consenti à devenir la maîtresse du Coronal-désigné ? Par exaltation ? Comme une distraction ? Tu savais, lorsque nous nous sommes rencontrés, ce que Prestimion projetait pour moi.
— À t’entendre, on dirait que j’ai agi délibérément. Suis-je venue au Château dans l’espoir de tomber amoureuse du Coronal-désigné, Dekkeret ? T’ai-je poursuivi de quelque façon après mon arrivée ? Tu m’as vue. Tu es venu me trouver. Nous avons discuté. Nous sommes allés nous promener. Nous sommes tombés amoureux. Je pourrais tout aussi bien te demander pourquoi le choix du Coronal-désigné s’est porté sur une amante qui ne pense pas qu’être la femme du Coronal est une chose merveilleuse ?
— Je ne m’étais pas aperçu que j’avais fait une telle chose. Je ne m’en suis rendu compte que peu à peu, alors que nous apprenions à nous connaître. J’en suis énormément inquiet, depuis que je l’ai compris. Elle s’empourpra de colère.
— Parce que notre petit imbroglio sentimental se met en travers de ta grande ambition ?
— Tu ne peux dire que le fait de devenir Coronal soit mon ambition, Fulkari. Je n’ai jamais demandé à l’être. Je n’ai même jamais imaginé que ce pourrait être possible. Cette condition m’est revenue par défaut, lorsque le précédent héritier logique est mort subitement.
Comment pouvait-il lui faire comprendre ? Pourquoi était-ce si difficile ?
— Aucun Coronal ne cherche à gagner le trône. S’il ne lui revient pas en toute logique, il ne le mérite pas. Depuis maintenant des années, la logique m’a désigné.
— Et dois-tu suivre cette logique ?
— Il serait honteux de refuser, répondit-il en la regardant d’un air désespéré.
— Honteux ! Honteux ! C’est tout ce qui vous intéresse, vous les hommes : l’orgueil, la honte, de quoi cela aura-t-il l’air ! Tu dis m’aimer. Tu sais à quel point le fait que tu deviennes Coronal m’effraie. Et pourtant… parce que ton orgueil ne te permet pas de dire non à Prestimion…
Elle pleurait à présent. Maladroitement, il la prit dans ses bras. Elle ne résista pas, mais son corps était raide, contracté.
— Explique-moi pour quelle raison tu ne veux pas être mon épouse, Fulkari, lui demanda-t-il doucement.
— Un Coronal passe tout son temps à étudier des documents officiels, signer des décrets, participer à des réunions. Ou alors il se rend dans des endroits éloignés pour y assister à des banquets et faire des discours. Il a très peu de temps à consacrer à sa femme. Combien de fois as-tu vu Prestimion et Varaile ensemble ? La femme du Coronal doit également se rendre à des banquets, remplir ses fonctions et faire des discours. Cela semble être un travail affreux, ennuyeux et épuisant. Il me consumerait. Je n’ai que vingt-quatre ans, Dekkeret. Je ne me sens absolument pas prête à m’engager dans une telle vie.
— Chut, dit-il, comme pour apaiser un enfant.
C’est ainsi qu’elle lui apparaissait désormais, d’ailleurs : sinon une enfant, du moins une adolescente, loin de la maturité. Il comprenait, à présent, pourquoi Varaile était si inquiète de l’état de sa relation avec Fulkari. Varaile espérait que Fulkari serait la prochaine épouse royale de Majipoor, et craignait que Dekkeret ne soit sur le point de la rejeter. Mais Varaile n’avait pas connaissance de la véritable situation.
Et lui, alors ? La beauté de Fulkari, sa ressemblance inquiétante avec Sithelle l’avaient envoûté, lui faisant croire qu’elle avait l’étoffe d’une épouse royale. Mais à l’évidence, il n’en était rien. Une maîtresse royale, oui. Mais pas une reine. Elle le lui avait dit depuis longtemps, d’abord de façon détournée, et maintenant très explicitement.
— Chut, répéta-t-il, alors que ses sanglots redoublaient. Tout va bien, Fulkari. Le Pontife n’est peut-être pas mourant. Il peut encore vivre des années… des années…
Il disait à présent des paroles dont il ne croyait pas le premier mot. Mais pour le moment, il lui semblait plus important de la réconforter que d’essayer d’aborder la réalité de la situation.
Car la réalité était qu’il allait devenir Coronal et qu’il ne pourrait épouser Fulkari, qui ne voulait tout simplement pas être l’épouse d’un Coronal ; et donc il n’avait d’autre choix que de rompre définitivement avec elle, sur-le-champ. Mais c’était une idée à laquelle il ne pouvait se résoudre. Certainement pas ce jour-là, peut-être jamais. C’était une situation impossible.
Il la tint serrée contre lui. Il la caressa tendrement. Peu à peu les sanglots cessèrent. La raideur disparut de son corps.
Puis, en une transition quasi imperceptible, ils se retrouvèrent d’un commun accord à passer de l’angoisse, la confusion et l’impossible réconciliation au rythme du désir et du besoin. Ils se trouvaient dans cet endroit particulier, où ils s’étaient souvent échappés de la vie agitée et importune du Château ; et là, à côté du bassin frais et sombre que les granths avaient construit sous les hakkatingas entremêlés, ils succombèrent une nouvelle fois à une soudaine urgence familière qui balaya toute autre considération.
Fulkari, comme toujours, prit l’initiative. Elle l’embrassa légèrement et s’écarta un peu de lui. Effleura les attaches métalliques de son vêtement au niveau de la poitrine, la hanche et la cuisse. Le cuir souple céda, comme tranché par une lame invisible. Elle s’en écarta rapidement et se tint devant lui dans toute sa nudité resplendissante, pâle, élancée, souriante, irrésistible, tendant les mains vers lui. Ses yeux, les yeux gris-violet de Sithelle, brillaient. Ils lui faisaient signe. Pour Dekkeret, il y avait de la magie dans cette lueur radieuse. De la sorcellerie.
À ce moment-là, la question de savoir qui serait ou non l’épouse du prochain Coronal de Majipoor lui paraissait aussi étrangère et insignifiante que les étendues désertes et ensablées de Suvrael. Il lui était impossible de penser à cela pour l’instant. Il ne pouvait résister à la magie de sa beauté. Ce sourire, la vue de son corps nu et mince, l’éclat de ses magnifiques yeux, ramenaient avec ardeur à la vie tout ce qui l’avait saisi et emporté à maintes reprises au cours des trois dernières années. Il s’avança vers elle et l’attira doucement à lui, et ils s’enfoncèrent ensemble, enlacés, dans le tapis de mousse-caoutchouc à côté du bassin.
— Il me semble qu’aujourd’hui nous pratiquons l’escrime au bâton, dit Septach Melayn avec une petite hésitation. Ou bien, est-ce le sabre à garde en coquille ?
— La rapière, Votre Excellence, corrigea le jeune Polliex, le garçon brun et gracieux d’Estotilaup, second fils du comte de Thanesar. Demain sera le jour du bâton, monsieur.
— La rapière. Ah ! Oui, bien sûr, la rapière. Ce qui explique pourquoi vous portez tous vos masques, répéta Septach Melayn, écartant son erreur d’un haussement d’épaules et d’un sourire.
À une époque, il avait considéré ces petits trous de mémoire comme autant de péchés contre le Divin, et fait pénitence pour cela en pratiquant pendant des heures des exercices à l’épée. Mais il avait récemment conclu un accord avec lui-même, et avec le Divin par la même occasion, concernant de telles erreurs. Tant que son œil resterait vif et sa main toujours ferme, il se pardonnerait ces petites étourderies. Quand un homme vieillit, il doit inévitablement se résigner au sacrifice d’une faculté ou d’une autre ; et Septach Melayn était prêt à renoncer à une partie de son excellente mémoire si, en échange, il pouvait conserver sa parfaite coordination de mouvements hors pair pendant une année de plus, voire trois, cinq ou dix.
Il choisit une rapière dans le coffre des armes, contre le mur, et se retourna face à sa classe. Ils s’étaient déjà alignés en demi-cercle ; Polliex à gauche et la nouvelle, la jeune Keltryn, à l’autre bout de la rangée. Septach Melayn commençait toujours la leçon avec l’une des extrémités, et Polliex s’arrangeait toujours pour être à un endroit où il serait dans les premiers choisis. La fille avait rapidement saisi l’astuce.
Ils étaient onze dans ce cours : dix jeunes hommes et Keltryn. Ils rencontraient Septach Melayn chaque matin pendant une heure, dans le gymnase de l’aile est du Château qui était sa salle d’exercices privée depuis le début du règne de Prestimion. C’était une pièce claire, haute de plafond, dont les murs étaient percés de huit fenêtres octogonales en hauteur qui laissaient entrer de généreux flots de lumière jusque peu après midi. D’aucuns prétendaient que cet endroit était une écurie, du temps de lord Guadeloom, mais c’était il y a bien longtemps, et la salle était utilisée comme gymnase de temps immémorial.
— La rapière, déclara Septach Melayn, est une arme d’une utilisation extrêmement variée, assez légère pour autoriser un grand talent dans le maniement, et cependant capable d’infliger une blessure importante lorsqu’elle est utilisée comme arme de défense.
Il balaya rapidement du regard le demi-cercle, décida de ne pas prendre Polliex pour la première démonstration de la journée, et regarda automatiquement de l’autre côté, où Keltryn attendait.
— Vous, madame. Avancez.
Il leva son arme et lui fit signe.
— Votre masque, monsieur ! s’écria une voix au milieu du groupe.
Il s’agissait de Toraman Kanna, le fils du prince de Syrinx, à la peau sombre et lisse et aux séduisants yeux en amande. C’était toujours lui qui soulignait ce genre de choses.
— Mon masque, oui, dit Septach Melayn, souriant avec amertume.
Il en décrocha un du mur. Septach Melayn insistait toujours pour que ses élèves portent des masques leur protégeant le visage, lorsque les armes les plus affûtées étaient utilisées, de crainte que le coup violent et hasardeux d’un novice ne fasse perdre un œil princier, créant un raffut et un tollé inopportuns parmi la parentèle du garçon blessé.
Cependant, la suggestion lui avait un jour été faite en classe qu’il devrait également porter un masque, afin de montrer le bon exemple. Il lui semblait follement absurde qu’on lui demande à lui entre tous de prendre une telle précaution… lui dont la garde n’avait jamais été percée par un autre bretteur, pas même une seule fois, excepté en cette unique occasion, lors de l’engagement de Stymphinor dans la guerre contre Korsibar, lorsqu’il avait combattu contre quatre hommes en même temps sur le champ de bataille, et qu’un lâche l’avait touché par le flanc, hors des limites de sa vision périphérique. Mais pour la logique, il accepta. Il était toutefois souvent nécessaire que ses élèves lui rappellent de mettre cette chose disgracieuse, au début de chaque cours.
— Si vous voulez bien, madame, reprit-il, et Keltryn s’avança au centre du groupe.
Septach Melayn ne s’était pas encore tout à fait habitué à l’idée d’une femme épéiste. Il était, bien entendu, beaucoup plus à l’aise en compagnie de jeunes hommes que de femmes ou de jeunes filles : telle était simplement sa nature. Il en avait toujours eu un cercle autour de lui. Mais le fait que ses élèves aient toujours été des hommes n’était pas tant une question de préférence de sa part que de la leur ; Septach Melayn n’avait même jamais entendu parler d’une femme voulant manier des armes, avant celle-ci.
Le plus étrange était que Keltryn semblait avoir un talent naturel pour ce sport. Elle avait environ dix-sept ans, était agile et vive, avec un corps maigre qui aurait presque pu être celui d’un garçon, et les bras et jambes exceptionnellement longs qui étaient un atout en escrime. Elle avait le teint de sa sœur aînée et aussi sa beauté éclatante, mais chaque geste de Fulkari était empli d’une douce séduction, évidente même pour Septach Melayn, bien qu’il n’y réagît pas, alors que les mouvements de celle-ci avaient un côté irrépressiblement saccadé, inexpérimenté, qu’il trouvait délicieusement peu féminin. En outre, il était inconcevable d’imaginer Fulkari prenant une épée. Cette arme ne paraissait absolument pas déplacée dans la main de Keltryn.
Elle lui faisait hardiment face, l’épée au repos le long de son corps. À l’instant où Septach Melayn leva son arme, elle dressa la sienne et se mit de côté, en position de combat, prête à répondre à son assaut. Le profil qu’elle présentait était très étroit : dès le premier jour dans le groupe, elle avait bandé sa poitrine dans un sous-vêtement bien serré, ce qui fait qu’elle paraissait ne pas en avoir, sous sa veste d’escrime blanche. Ce qui était tout aussi bien, pensait Septach Melayn. Il n’avait pas l’habitude de pratiquer l’escrime avec quelqu’un ayant des seins.
C’était la première leçon de rapière depuis qu’elle avait rejoint le groupe. Keltryn tenait bizarrement son arme, et Septach Melayn secoua la tête et baissa son arme d’un petit coup.
— Commençons par étudier la position de la main, madame. Nous suivons ici le style de Zimroel : la poignée est plus longue que ce dont vous êtes familière et nous la tenons plus loin de la garde. Vous constaterez que cela donne une plus grande liberté de mouvement.
Elle corrigea sa prise. Le masque dissimulait tout signe d’embarras ou de déplaisir face à cette critique. Lorsque Septach Melayn leva de nouveau son arme, elle leva la sienne, l’agitant comme pour indiquer qu’elle était impatiente de débuter la leçon.
L’impatience était une chose qu’il ne pouvait tolérer. Délibérément, il la fit attendre.
— Examinons certains principes de base, dit-il. Notre intention avec cette arme, comme je pense que vous le savez, est d’allonger des bottes, de parer les contre-attaques de notre adversaire et de préparer notre riposte. Seule la pointe de l’arme est utilisée. Le corps entier est la cible. Ces faits doivent déjà vous être familiers. Ce que je vous enseigne de particulier ici, c’est le fractionnement de l’instant. Avez-vous déjà entendu ce terme, madame ?
Elle fit signe que non.
— Nous considérons qu’un bon escrimeur doit prendre le contrôle du temps, plutôt qu’être contrôlé par lui. Dans nos vies quotidiennes, nous percevons le temps comme un flot ininterrompu, une rivière qui coule continuellement de la source à l’embouchure. Mais en réalité, une rivière est constituée de petites unités d’eau, chacune distincte des autres. Parce qu’elles se déplacent dans la même direction, elles donnent l’illusion de l’unité. Ce n’est cependant qu’une illusion.
Comprenait-elle ? Elle ne laissait rien deviner.
— Il en est de même pour le temps, continua Septach Melayn. Chaque minute d’une heure est une unité indépendante. De même pour chaque seconde d’une minute. Votre tâche consiste à isoler les unités de chaque seconde, et à visualiser votre adversaire se déplaçant d’une unité à la suivante en une série de sauts discontinus. C’est une discipline difficile ; mais une fois que vous la maîtrisez, il est facile de vous glisser entre un de ses sauts et le suivant. Par exemple…
Il dit « en garde », prit immédiatement l’offensive, se fendit et la laissa parer, se fendit à nouveau et cette fois contra sa parade en écartant son arme, ce qui lui dégagea la voie vers son épaule gauche qu’il toucha, puis il recula et porta une nouvelle botte, avant qu’elle n’ait eu le temps de remarquer qu’elle avait reçu un coup, et lui toucha l’autre épaule. Une troisième fois, il se glissa à l’intérieur de sa garde et toucha avec précaution, une grande précaution, le milieu de sa cage thoracique, juste au-dessus de l’endroit où il pensait que devaient se rejoindre ses seins comprimés.
La démonstration entière n’avait duré qu’une poignée de secondes. Ses mouvements lui semblaient désormais lents, terriblement lents, mais Septach Melayn se jugeait d’après des critères vieux de vingt ans. Il n’y avait toujours personne capable d’égaler sa vitesse.
— Maintenant, dit-il, repoussant son masque en arrière et relâchant la pose, le but de ce que je viens de faire n’était pas de vous prouver que je suis un escrimeur de haut niveau, ce que, je pense, nous pouvons tous considérer comme allant de soi, mais de vous montrer la façon dont fonctionne la théorie du frac, talonnement de l’instant. J’imagine que ce que vous venez de ressentir était une impression confuse d’action, dans laquelle un adversaire plus grand et plut expert se jetait implacablement sur vous de tous côtés à la fois et vous touchait à plusieurs reprises, tandis que vous cherchiez à discerner un schéma dans ses mouvements. Tandis que ce que j’ai ressenti était une succession d’intervalles discrets, des plans d’action figés : vous étiez ici, puis là, et je me suis glissé dans l’intervalle entre ces positions et ai touché votre épaule. Je me suis retiré, suis revenu, ai trouvé une ouverture entre les deux intervalles suivants et j’ai à nouveau pénétré votre garde. Et ainsi de suite. Me suivez-vous ?
— D’aucune façon profitable, Votre Excellence.
— Non. Je ne pensais pas que vous le pourriez. Mais reprenons l’enchaînement, maintenant. Je vais tout refaire, exactement de la même manière. Cette fois, cependant, essayez de me voir, non comme une tornade d’activité ininterrompue, mais comme une suite de tableaux immobiles dans lesquels je suis dans cette position, puis dans une autre, et dans la suivante. C’est-à-dire que vous devez me voir plus vite, afin que j’aie l’air de bouger plus lentement. Cette idée peut vous paraître n’avoir aucun sens pour le moment, mais je pense que tôt ou tard, elle en prendra un… En garde, madame !
Il recommença le tout. Ce coup-ci, elle fut peut-être encore plus inefficace, bien qu’elle sût de quelle direction viendraient ses mouvements. Il y avait du désespoir dans ses parades, une hâte frénétique, qui s’écartaient grandement de la forme et l’obligeaient, lui, à allonger au maximum pour pouvoir la toucher comme auparavant. Mais elle semblait également essayer de comprendre son discours énigmatique sur le fractionnement de l’instant. Elle paraissait tenter de ralentir tant bien que mal la course du temps, en attendant jusqu’au tout dernier moment pour réagir à ses bottes. Ensuite, bien sûr, elle devait précipiter ses parades. Face à un bretteur tel que Septach Melayn, cette tactique ne pouvait que mener au désastre ; mais au moins, elle essayait de comprendre la méthode.
Il la toucha derechef à l’épaule gauche, à l’épaule droite et au sternum.
De nouveau, il s’arrêta et repoussa son masque. Elle en fit autant. Son visage était rouge, et elle avait une expression maussade et hostile.
— Beaucoup mieux, cette fois-ci, madame.
— Comment pouvez-vous dire une telle chose ? J’ai été lamentable. Ou essayez-vous seulement de vous moquer de moi… Votre Grâce ?
— Oh, non, madame ! Je suis ici pour enseigner, non pour me moquer. Vous vous comportez bien, mieux, peut-être, que vous ne le pensez. Le potentiel est là sans aucun doute. Mais ces techniques ne se maîtrisent pas en un seul jour. Je voulais seulement vous faire voir le domaine dans lequel vous devez travailler.
Faire une grande épéiste d’une telle fille serait un défi intéressant, songea-t-il.
— Maintenant, observez pendant que je répète la même manœuvre avec quelqu’un de plus coutumier de mes théories. Regardez, s’il vous plaît, comme il reste calme au milieu de l’attaque, comme il semble être immobile alors qu’il est en mouvement. Audhari ? appela-t-il en lançant un regard vers le milieu du groupe.
Il était le meilleur élève de Septach Melayn, un garçon de Stoienzar aux taches de rousseur sur tout le visage, l’arrière-petit-fils du duc d’Oljebbin, l’ancien Haut Conseiller sous le règne de lord Confalume, et, par conséquent, vaguement apparenté à Prestimion. Il était grand et fort, avec de puissants avant-bras et les plus vifs réflexes que Septach Melayn ait rencontrés depuis longtemps.
— En garde, fit Septach Melayn, qui partit immédiatement à l’attaque.
Audhari n’avait pas plus de chance qu’un autre de le battre, mais il était toutefois capable de faire les pauses, de retenir la cascade de moments les uns au-dessus des autres. Et ainsi, il pouvait anticiper, parer, trouver une occasion entre un instant et le suivant pour contre-attaquer une ou deux fois, et de manière générale se débrouiller de façon honorable, tout bien considéré, alors que Septach Melayn entreprenait méthodiquement de percer sa garde à de multiples reprises.
Tout en accomplissant sa tâche, Septach Melayn put jeter un regard vers Keltryn. Elle observait intensément, totalement concentrée.
Elle apprendra, décida-t-il. Elle ne pourrait jamais être aussi forte qu’un homme, elle ne serait sans doute pas aussi rapide, mais son œil était bon, sa volonté de réussir excellente, sa position tout à fait satisfaisante dans la forme. Il ne comprenait toujours pas comment une jeune femme pouvait vouloir se mettre à l’escrime, mais il résolut de la traiter avec autant de sérieux que n’importe lequel de ses autres élèves.
— Vous ne pouvez pas encore voir, dit-il à la jeune fille, comment Audhari s’y prend pour séparer un instant du suivant. Tout se fait en esprit, c’est une technique qui requiert une longue pratique. Mais surveillez, cette fois-ci, la façon dont il se tourne pour faire face à chaque botte. Ne me prêtez aucune attention. Ne regardez que lui… Encore, Audhari. En garde !
— Monsieur ? La voix était celle de Polliex. Un messager vient d’arriver, Votre Grâce.
Septach Melayn prit conscience que quelqu’un était entré dans la pièce, l’un des pages du Château, évidemment. Il s’écarta d’Audhari et rejeta son masque.
Le garçon portait un message, plié en trois, non scellé. Septach Melayn le parcourut rapidement des yeux d’un bout à l’autre, comme à son habitude, remarquant le « V » griffonné de la signature de lady Varaile à la fin, tout en lisant le corps du texte. Puis il le relut plus attentivement, comme s’il pouvait ainsi en changer le contenu, mais ce ne fut pas le cas. Il releva la tête.
— Le Pontife Confalume est mort, dit Septach Melayn. Lord Prestimion, qui était sur le chemin du retour, a fait demi-tour et est reparti au Labyrinthe pour les funérailles de Sa Majesté. En tant que Haut Conseiller, j’y suis appelé également. La leçon est ajournée. Je pense que nous ne nous reverrons pas de quelque temps.
Les élèves se dispersèrent en un brouhaha de murmures. Septach Melayn passa au milieu d’eux comme s’ils étaient invisibles et quitta la pièce.
Ainsi, c’était enfin arrivé, songeait-il, et dorénavant, tout allait changer.
Confalume disparu, Prestimion Pontife, un nouvel homme sur le trône du Château. Un nouveau Haut Conseiller devrait également être nommé. Il est exact que Korsibar avait gardé Oljebbin à ce poste, après s’être emparé de la couronne, mais il l’aurait sans doute rapidement remplacé si son règne avait duré assez longtemps pour lui permettre de penser à de telles questions ; et Prestimion, à la fin de l’usurpation, n’avait pas perdu de temps pour mettre un homme à lui en place. Dekkeret, selon toute vraisemblance, voudrait en faire autant. De toute manière, Septach Melayn savait qu’il accompagnerait Prestimion au Labyrinthe. C’est ce que l’on attendait de lui, et il s’y conformerait. Mais pourtant… pourtant… ils avaient dit que Confalume se remettrait, qu’il ne risquait pas de mourir dans l’immédiat…
Tout ceci faisait beaucoup à assimiler, si tôt dans la journée.
En s’engageant dans le couloir qui reliait l’aile est au Château Intérieur, Septach Melayn passa devant l’édifice gris en forme de voûte qui constituait les nouvelles Archives de Prestimion, et la bizarrerie aux folles courbes du Beffroi de lord Arioc. En arrivant dans la Cour Pinitor, il vit Dekkeret se diriger vers lui, en sens opposé, lady Fulkari à ses côtés. Ils portaient des tenues d’équitation, et avaient l’air chiffonnés et en sueur, comme s’ils revenaient d’une chevauchée dans la prairie.
C’est maintenant que cela commence, songea Septach Melayn.
— Monseigneur ! cria-t-il.
Dekkeret regarda dans sa direction, bouche bée de surprise.
— Qu’avez-vous dit, Septach Melayn ?
— Dekkeret ! Dekkeret ! Vive lord Dekkeret ! cria Septach Melayn, mains tendues pour faire le symbole de la constellation. Longue vie à lord Dekkeret ! Je crois que je suis le premier à prononcer ces mots, ajouta-t-il ensuite sur un ton plus bas.
Ils le dévisageaient tous les deux, Dekkeret et lady Fulkari, figés, abasourdis. Puis Septach Melayn les vit échanger des regards stupéfaits.
— Qu’est cela, Septach Melayn ? Que faites-vous ? demanda Dekkeret d’une voix rauque.
— Je fais le salut approprié, monseigneur. Il semble que des nouvelles soient arrivées du Labyrinthe. Prestimion est devenu Pontife, et nous avons un nouveau Coronal à acclamer. Du moins, nous l’aurons dès que le Conseil pourra se réunir. Mais c’est comme si c’était fait, monseigneur. Vous êtes maintenant notre roi ; et je vous salue comme tel… Vous semblez contrarié, monseigneur. Qu’ai-je pu dire pour vous offenser ?