Sept

Davidson trouva une bonne utilisation du magnétophone du major Muhamed. Quelqu’un devait faire un enregistrement des événements qui se déroulaient sur la Nouvelle Tahiti, une histoire de la crucifixion de la Colonie Terrienne. Ainsi, quand les astronefs arriveraient de la Terre Mère, ils pourraient apprendre la vérité. Comme ça, les générations futures pourraient savoir à quel point les humains étaient capables de trahison, de folie et de lâcheté, et de courage face à l’adversité. Pendant ses moments libres – quelques instants seulement depuis qu’il avait pris le commandement – il enregistra toute l’histoire du Massacre du Camp Smith, et mit à jour les enregistrements concernant la Nouvelle Java, ainsi que King et Central, du mieux qu’il put en fonction du baratin hystérique et dénaturé qui constituait les seules nouvelles envoyées depuis le Q.G. de Central.

Personne ne saurait jamais ce qui s’était réellement passé là-bas, à part les créates, car les humains tentaient de couvrir leurs propres trahisons et leurs erreurs. Néanmoins, le canevas était clair. Une bande organisée de créates, menée par Selver, avait eu la possibilité de pénétrer dans l’Arsenal et dans les Hangars, et s’était servie de la dynamite, des grenades, des fusils et des lance-flammes pour détruire complètement la ville et abattre les humains. Il y avait eu des sabotages à l’intérieur, le fait que le Q.G. ait sauté le premier en était la preuve. Lyubov en était, bien sûr, et ses petits copains verts s’étaient montrés aussi reconnaissants qu’on pouvait s’y attendre, et ils lui avaient coupé la gorge comme aux autres. Du moins, Gosse et Benton affirmaient l’avoir vu mort le lendemain matin du massacre. Mais pouvait-on réellement croire un seul d’entre eux ? On pouvait penser que tous les humains encore en vie à Central cette nuit-là étaient plus ou moins des traîtres. Traîtres à leur race.

Ils affirmaient que toutes les femmes étaient mortes. C’était assez moche, mais le pire était qu’il n’y avait aucune raison de le croire. Il était facile aux créates de faire des prisonniers dans les bois, et rien ne devait être plus aisé que d’attraper une fille terrifiée s’enfuyant d’une ville en flammes. Et ces petits diables verts n’aimeraient-ils pas mettre la main sur une fille humaine pour faire des expériences sur elle ? Dieu seul savait combien il y avait encore de ces filles en vie dans les terriers à créates, attachée dans un de ces trous souterrains et puants, en train de se faire toucher, sentir, renverser et souiller par ces répugnants petits hommes-singes poilus. C’était impensable. Mais, bon Dieu, il faut parfois être capable d’imaginer l’impensable.

Une puce de King avait lancé aux prisonniers de Central un émetteur-récepteur le lendemain du massacre, et Muhamed avait dès lors enregistré toutes ses conversations avec Central. La plus incroyable était un dialogue entre lui et le colonel Dongh. La première fois qu’il l’avait passée, Davidson avait arraché la bande de la bobine et l’avait brûlée. Maintenant, il aurait aimé l’avoir conservée, pour l’inclure dans le dossier comme preuve parfaite de la totale incompétence des chefs de camp de Central et de la Nouvelle Java. Il avait cédé à son emportement, et l’avait détruite. Mais comment pouvait-il rester assis là en écoutant les enregistrements du colonel et du major en train de discuter leur reddition totale aux créates, acceptant de ne pas tenter les moindres représailles, de ne pas se défendre, d’abandonner toutes leurs armes lourdes, de se presser tous ensemble sur un petit bout de terrain que les créates clôtureraient pour eux, comme une réserve concédée par leurs généreux vainqueurs, les petites bestioles vertes. C’était incroyable. Littéralement incroyable.

Sans doute le vieux Ding Dong et Mu ne trahissaient-ils pas volontairement. Ils étaient devenus dingues, tout simplement, ils avaient craqué. C’était cette foutue planète qui leur avait fait ça. Il fallait posséder une très forte personnalité pour la supporter. Il y avait quelque chose dans l’air, peut-être les pollens de tous ces arbres, agissant peut-être comme une sorte de drogue, qui rendait les humains ordinaires aussi stupides et désaxés que les créates. Alors, submergés comme ils l’étaient par le nombre des ennemis, ils étaient mûrs pour se faire balayer.

C’était dommage d’avoir dû éliminer Muhamed, mais il n’aurait jamais voulu accepter les plans de Davidson, c’était évident ; il était complètement foutu. Quiconque aurait écouté cet incroyable enregistrement l’aurait aussitôt reconnu. Mieux valait pour lui d’avoir été abattu avant de comprendre réellement ce qui se passait, et aucune honte ne s’attacherait à son nom, comme elle s’attacherait à celui de Dongh et à ceux des autres officiers encore en vie à Central.

Dongh n’était pas venu à la radio ces derniers temps. C’était généralement Juju Sereng, l’ingénieur. Davidson et Juju se voyaient souvent avant son départ pour Java, et il l’avait considéré comme son ami, mais on ne pouvait plus faire confiance à personne désormais. Et Juju était aussi un asiatiforme. C’était vraiment bizarre qu’ils aient été aussi nombreux à échapper au Massacre de Centralville ; de tous ceux auxquels il avait parlé, le seul non-asiate était Gosse. Ici, à Java, les cinquante-cinq hommes fidèles qui étaient restés après la réorganisation étaient des eurafs comme lui-même, quelques afros et afrasiens, mais pas un seul asiate pur. Le sang parle, après tout. On ne peut pas être complètement humain si l’on n’a pas dans les veines un peu de sang du Berceau de l’Humanité. Mais ça ne l’empêcherait pas de sauver ces pauvres salauds jaunes de Central, cela aidait seulement à comprendre que leur moral se fût effondré à cause de la tension.

— Est-ce que tu ne peux pas te rendre compte du genre de problèmes que tu nous crées, Don ? avait demandé Juju Sereng de sa voix monocorde. Nous avons formellement établi une trêve avec les créates. Et la Terre nous a directement interdit de nous occuper des evis et de lancer des représailles. Et de toute façon, comment diable pourrions-nous lancer des représailles ? Maintenant, tous les gars de King et de Central Sud sont ici avec nous et nous sommes encore moins de deux mille, et combien êtes-vous sur Java, environ soixante-cinq, pas vrai ? Tu crois vraiment que deux mille hommes peuvent lutter contre trois millions d’ennemis intelligents, Don ?

— Juju, cinquante hommes peuvent le faire. C’est une question de volonté, d’habileté, et d’armement.

— Merde ! Mais nous avons conclu une trêve, Don. Et si elle est violée, c’en est fini de nous. C’est la seule chose qui nous permet encore de tenir. Quand le vaisseau reviendra de Prestno et verra ce qui s’est passé, peut-être décideront-ils de balayer les créates. On ne sait pas. Mais, selon toute apparence, les créates ont l’intention de respecter la trêve, c’était leur idée, après tout, et nous l’avons acceptée. Ils peuvent nous éliminer tous rien que par leur nombre, à n’importe quel moment, comme ils l’ont fait à Centralville. Ils étaient des milliers. Tu ne comprends pas ça, Don ?

— Écoute, Juju, bien sûr que je comprends. Si vous avez peur d’utiliser les trois puces qui vous restent, vous pourriez les envoyer ici, avec quelques gars qui voient les choses à notre façon. Si je dois vous libérer tout seul, quelques puces de plus ne seraient pas inutiles pour faire ce boulot.

— Tu ne vas pas nous libérer, tu vas nous incinérer, espèce de foutu crétin. Ramène tout de suite la dernière puce à Central : ce sont les ordres personnels que le colonel te donne en tant qu’Officier faisant fonction de chef de camp. Utilise-la pour ramener tes hommes ici ; douze voyages, cela ne te prendra pas plus de quatre journées locales. Maintenant obéis à ces ordres, et exécute-les.

Clic, terminé – ils avaient peur de discuter davantage avec lui.

Finalement, il craignit qu’ils n’envoient leurs trois puces pour bombarder ou mitrailler le camp de la Nouvelle Java ; car, techniquement, Davidson désobéissait aux ordres, et le vieux Dongh n’était pas très tolérant à l’égard des éléments indépendants. Il suffisait de voir comment il s’en était déjà pris à Davidson, à cause de cet insignifiant raid de représailles sur l’île Smith. L’initiative était punie. Ce qu’aimait Ding Dong, c’était la soumission, comme la plupart des officiers. Le danger d’une telle attitude est qu’elle peut amener l’officier lui-même à se soumettre. Davidson se rendit finalement compte, avec un véritable choc, que les puces n’étaient pas une menace pour lui, parce que Dongh, Sereng, Gosse, et même Benton avaient peur de les envoyer. Les créates leur avaient ordonné de garder les puces à l’intérieur de la Réserve Humaine : et ils obéissaient.

Mon Dieu, cela le rendait malade. Il était temps d’agir. Il y avait maintenant près de deux semaines qu’ils se morfondaient ici. Son camp était bien défendu ; ils avaient renforcé la palissade et l’avaient consolidée pour qu’aucun de ces petits hommes-singes verts n’ait une chance de la franchir, et ce petit malin d’Aabi avait fabriqué des tas de mines artisanales très correctes et les avait semées tout autour de la palissade en formant une ceinture large d’une centaine de mètres. Il était temps maintenant de montrer aux créates qu’ils avaient pu vaincre les moutons de Central, mais que sur la Nouvelle Java ils auraient affaire à des hommes. Il fit décoller la puce et s’en servit pour guider un peloton d’infanterie composé d’une quinzaine d’hommes jusqu’à un terrier de créates situé au sud du camp. Il avait appris à repérer les choses depuis l’appareil ; c’étaient les vergers qui les trahissaient, des concentrations de certaines espèces d’arbres, bien qu’ils ne fussent pas plantés en ligne comme des humains l’auraient fait. C’était incroyable le nombre de terriers qu’on remarquait, une fois qu’on avait appris à les repérer. La forêt en était pleine. Le groupe d’attaque incendia le terrier à la main, et en revenant vers la base avec quelques-uns de ses gars, il en remarqua un autre, situé à moins de quatre kilomètres du camp. Sur celui-là, il lâcha une bombe, rien que pour y laisser clairement sa signature afin que chacun puisse la reconnaître. Juste une bombe incendiaire, pas une grosse, mais bon sang ! elle a fait sacrément voltiger cette fourrure verte. Elle laissa dans la forêt une grande clairière dont les bords brûlaient.

Ce serait bien entendu son arme principale quand viendrait le moment de lancer des représailles massives. Le feu de forêt. Il pouvait incendier une de ces îles tout entière, avec des bombes et du flambe lâchés de la puce. Il n’y avait plus qu’à attendre un mois ou deux, quand serait terminée la saison des pluies. Allait-il incendier King, ou Smith, ou Central ? King d’abord, peut-être, comme premier avertissement, puisqu’il n’y restait plus d’hommes. Puis Central s’ils ne rentraient pas dans le rang.

— Qu’est-ce que vous essayez de faire ? demanda une voix dans la radio, et cela le fit grimacer, le ton était tellement angoissé, comme une vieille femme qu’on dévaliserait. Savez-vous ce que vous faites, Davidson ?

— Ouais.

— Vous croyez que vous allez soumettre les créates ?

Ce n’était pas Juju, cette fois-ci, ce pouvait être cet enflé de Gosse, ou n’importe lequel d’entre eux ; aucune différence ; ils bêlaient tous la même chose.

— Oui, c’est exact, répondit-il avec une légèreté ironique.

— Vous croyez que si vous continuez à brûler les villages, ils viendront se rendre à vous – tous les trois millions. C’est ça ?

— Peut-être.

— Écoutez, Davidson, ajouta au bout d’un moment la radio plaintive et bourdonnante ; ils utilisaient une quelconque installation de secours, puisqu’ils avaient perdu le gros transmetteur en même temps que le faux ansible, ce qui n’était pas une grosse perte. Écoutez, y a-t-il près de vous quelqu’un d’autre à qui nous pourrions parler ?

— Non ; ils sont tous très occupés. Dites, c’est vraiment très chouette ici, mais il nous manque le dessert, vous savez, des cocktails de fruits, des pêches, ce genre de merde. Quelques-uns des gars en ont vraiment envie. Nous avions droit à une cargaison de marijane quand vous avez été attaqués. Si on passe au-dessus de vous en puce, vous pourriez nous refiler quelques caisses de douceurs et d’herbe ?

Une pause.

— D’accord, envoyez-la.

— Magnifique. Préparez le truc dans un filet, et les gars pourront l’accrocher sans avoir besoin d’atterrir.

Il sourit.

Le transmetteur de Central émit quelques bruits, et d’un seul coup le vieux Dongh se trouva en ligne ; c’était la première fois qu’il parlait à Davidson. Portée par les petites ondes gémissantes, sa voix paraissait faible et haletante.

— Écoutez, Capitaine, je voudrais savoir si vous comprenez pleinement quelles formes d’actions vont m’obliger à prendre vos agissements à la Nouvelle Java, si vous continuez à désobéir à mes ordres. Je tente de vous raisonner comme un soldat loyal et raisonnable. Si je veux assurer la sécurité du personnel qui se trouve sous mon commandement à Central, je vais être mis en position d’être obligé de dire aux indigènes qui sont ici que nous ne pouvons plus assumer la moindre responsabilité envers vos agissements.

— C’est correct, Monsieur.

— Ce que je m’efforce de vous faire comprendre, c’est que cela signifie que nous allons être mis en position de devoir leur dire que nous ne pouvons plus vous empêcher de violer la trêve sur la Nouvelle Java. Votre personnel est de soixante-six hommes, n’est-ce pas, eh bien je veux que ces hommes soient sains et saufs à Central, avec nous, pour attendre l’arrivée du Shackleton et pour que nous puissions nous occuper tous ensemble de la Colonie. Vous effectuez une opération suicide, et je suis responsable des hommes qui se trouvent avec vous.

— Non, vous ne l’êtes pas, Monsieur. C’est moi qui suis responsable. Contentez-vous de vous reposer. Seulement, quand vous verrez brûler la jungle, dépêchez-vous de vous placer au milieu d’une Bande, parce que nous ne voulons pas faire rôtir les copains avec les créates.

— Maintenant écoutez, Davidson, je vous ordonne de passer tout de suite votre commandement au lieutenant Temba et de venir ici me faire votre rapport », dit la voix plaintive et lointaine, et Davidson éteignit la radio d’un coup sec, écœuré.

Ils étaient tous dingues, ils jouaient à être encore des soldats, complètement à l’écart de la réalité. En vérité, il y avait très peu d’hommes capables d’affronter la réalité quand les choses devenaient sérieuses.

Comme il s’y attendait, les créates de la région ne firent absolument rien pour s’opposer à ses raids contre les terriers. La seule manière de les tenir, comme il le savait depuis le début, c’était de les terroriser sans jamais leur laisser de répit. Si vous agissiez de la sorte, ils savaient qui était le chef, et ils se soumettaient. Un bon nombre des villages qui se trouvaient dans un rayon de trente kilomètres étaient maintenant désertés avant qu’il ne les atteigne, mais il continuait d’envoyer de temps en temps ses hommes pour les brûler.

Les gars devenaient plutôt nerveux. Il avait continué de les faire déboiser, puisque quarante-huit des cinquante-cinq survivants fidèles étaient en fait des bûcherons. Ils savaient cependant que les robo-cargos de la Terre ne descendraient pas pour charger les troncs, mais se contenteraient de tourner en orbite en attendant le signal qui ne viendrait pas. À quoi bon couper des arbres pour le plaisir ; c’était un travail pénible. Autant les brûler. Il fit s’entraîner les hommes en groupes afin de développer les techniques incendiaires. Il pleuvait encore trop pour qu’ils puissent faire grand-chose, mais cela leur occupait l’esprit. Si seulement il avait pu disposer des trois autres puces, il aurait été vraiment capable de lancer des attaques éclair. Il envisagea un raid sur Central pour libérer les puces, mais ne mentionna même pas cette idée à Aabi et Temba, ses meilleurs hommes. Certains des gars auraient la frousse à l’idée d’effectuer un raid armé sur leur propre Q.G. Ils ne cessaient pas de parler du moment où « nous retrouverons les autres ». Ils ne savaient pas que ces autres les avaient abandonnés, les avaient trahis, avaient vendu leurs peaux aux créates. Il ne leur parla pas de ça, ils n’auraient pas pu le supporter.

Un jour, lui, Aabi, Temba et un autre homme sain et robuste prendraient la puce, puis trois d’entre eux sauteraient, armés de mitraillettes, s’empareraient chacun d’une puce, et rentreraient à la maison, bonjour, nous revoilà. Avec quatre jolis batteurs à œufs pour battre les œufs. On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs. Davidson se mit à rire à haute voix dans l’obscurité de son bungalow. Il garda encore ce plan secret, car ça l’amusait beaucoup d’y penser.

Au bout de deux semaines, ils avaient très efficacement nettoyé les terriers de créates accessibles à pied, et la forêt environnante était bien propre. Plus de vermines. Plus un filet de fumée au-dessus des arbres. Personne ne sautait plus des buissons pour s’affaler sur le sol, les yeux fermés, en attendant qu’on le piétine. Plus de petits hommes verts. Rien qu’un fouillis d’arbres et quelques zones brûlées. L’ennui commençait vraiment à rendre les gars nerveux ; il était temps de lancer le raid sur les autres puces. Une nuit, il dévoila son plan à Aabi, Temba et Post.

Ils restèrent silencieux pendant une minute, puis Aabi demanda :

— Et le carburant, Capitaine ?

— Nous en avons assez.

— Pas pour quatre puces ; ça ne tiendra pas une semaine.

— Vous voulez dire qu’il reste seulement une réserve d’un mois pour cette puce-là ?

Aabi hocha la tête.

— Eh bien alors, nous allons devoir nous emparer d’un peu de carburant, on dirait.

— Comment ?

— Réfléchissez-y.

Ils restèrent tous assis là en le regardant d’un air stupide, et cela l’ennuya. Ils attendaient tout de lui. Il avait un don inné du commandement, mais il aimait aussi les hommes qui savaient penser tout seuls.

— Travaillez là-dessus, Aabi, c’est votre domaine, dit-il, et il sortit fumer, dégoûté par la manière dont chacun réagissait, comme s’ils avaient perdu tout leur sang-froid.

Ils ne pouvaient pas encaisser la dure réalité des faits, tout simplement.

Il ne leur restait plus beaucoup de marijane, et il n’en avait pas pris depuis plusieurs jours. Mais cela ne lui faisait rien. Sous le ciel couvert, la nuit était noire, humide, chaude, et sentait le printemps. Ngenene passa en marchant comme un patineur sur glace, il ressemblait presque à un robot sur pneus ; il se tourna en glissant lentement et regarda Davidson, debout sous la véranda du bungalow, faiblement éclairé par la lumière qui filtrait par l’encadrement de la porte. C’était un manipulateur de scie mécanique, un homme énorme.

— La source de mon énergie est connectée au Grand Générateur, on ne peut plus m’éteindre, dit-il d’un ton monocorde en fixant Davidson.

— Va cuver dans ton baraquement ! répondit Davidson de sa voix cinglante à laquelle personne ne désobéissait jamais, et quelques instants après, Ngenene se remit à glisser prudemment, lourd et gracieux.

Trop d’hommes prenaient des hallus de plus en plus forts. Il y en avait beaucoup, mais c’était pour les bûcherons qui se reposaient le dimanche, et non pour les soldats d’un minuscule avant-poste perdu sur un monde hostile. Ils n’avaient pas le temps de se camer, de rêver. Il faudrait qu’il mette la réserve sous clef. Mais quelques gars pourraient craquer. Eh bien, qu’ils craquent. On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs. Peut-être pourrait-il les renvoyer à Central en échange d’un peu de carburant. Vous me donnez deux ou trois bidons d’essence et je vous passe deux ou trois corps tout chauds, des soldats loyaux, de bons bûcherons, tout à fait votre type, un peu trop partis au pays des songes…

Il sourit, et s’apprêtait à rentrer soumettre cette idée à Temba et aux autres lorsque le garde posté sur le brûleur du dépôt de bois hurla. « Ils arrivent ! » cria-t-il d’une voix aiguë, comme un gosse en train de jouer aux Noirs et aux Rhodésiens. Du côté ouest de la palissade, quelqu’un d’autre se mit aussi à hurler. Des coups de feu claquèrent.

Et ils arrivaient. Mon Dieu, ils arrivaient. C’était incroyable. Il y en avait des milliers, des milliers. Aucun son, pas le moindre bruit, jusqu’à ce cri poussé par le garde ; puis une détonation ; et une explosion – une mine qui sautait – suivie d’une autre, et des centaines et des centaines de torches qui s’enflammaient, s’allumaient les unes les autres, étaient lancées très haut dans l’air noir et humide, comme des fusées, et les murs de la palissade se mirent à grouiller de créates qui se déversaient, coulaient à flots, se bousculaient, fourmillaient, des milliers de créates. C’était comme une armée de rats que Davidson avait vue un jour qu’il était encore enfant, durant la dernière Famine, dans les rues de Cleveland, Ohio, où il avait grandi. Quelque chose avait fait sortir les rats de leurs trous et ils s’étaient avancés en plein jour, avaient passé par-dessus le mur comme une couverture vivante composée de fourrure, d’yeux, de petites mains et de dents ; et il avait appelé sa mère en hurlant ; et s’était enfui à toute vitesse, à moins que cela ne fût qu’un rêve qu’il avait fait quand il était gosse ? Il était important de garder son sang-froid. La puce était parquée dans l’enclos à créates ; il faisait encore sombre de ce côté, et il s’y rendit aussitôt. La porte était fermée, il la laissait toujours verrouillée pour le cas où l’un des dégonflés aurait eu envie de filer chez Papa Ding Dong en profitant d’une nuit noire. Il eut l’impression de mettre un temps fou à sortir la clef de sa poche, la glisser dans la serrure et tourner, mais il fallait garder son sang-froid, puis il fut bien long à foncer vers la puce et à l’ouvrir. Post et Aabi l’avaient maintenant rejoint. L’énorme vrombissement des rotors se fit entendre, battant les œufs et couvrant tous les bruits horribles, les voix aiguës qui hurlaient, poussaient des cris perçants, qui chantaient. Ils décollèrent, et l’enfer demeura en dessous : un enclos rempli de rats, en train de brûler.

— Il faut garder la tête froide pour se sortir rapidement d’une situation critique, dit Davidson. Tous les deux, vous avez réfléchi et agi avec rapidité. Bon travail. Où est Temba ?

— Il a pris un javelot en plein ventre, répondit Post.

Aabi, le pilote, voulait apparemment conduire la puce, et Davidson lui céda la place. Tout en se maintenant, il alla s’asseoir dans un des sièges arrière, et laissa ses muscles se relâcher. La forêt défilait plus bas, noire sous noir.

— Où vas-tu, Aabi ?

— À Central.

— Non. Nous ne voulons pas aller à Central.

— Où voulons-nous aller ? demanda Aabi avec une sorte de gloussement efféminé. À New York ? À Pékin ?

— Contente-toi de maintenir l’appareil en l’air un moment, Aabi, et fais des cercles autour du camp. De grands cercles. Hors de portée.

— Capitaine, il n’y a plus de camp de Java, maintenant », dit Post, un chef bûcheron, un homme trapu et solide.

— Quand les créates mettront le feu au camp, nous reviendrons les brûler. Il doit y en avoir au moins quatre mille au même endroit, là-bas. Il y a six lance-flammes à l’arrière de cet hélicoptère. Laissons-leur une vingtaine de minutes. On lancera d’abord des bombes au flambe, et on attrapera ceux qui filent avec nos lance-flammes.

— Mon Dieu, dit vivement Aabi, certains de nos gars sont peut-être là-bas, les créates peuvent faire des prisonniers, nous n’en savons rien. Je ne vais pas retourner au camp pour risquer de brûler des humains.

Il n’avait pas changé le cap de la puce.

Davidson posa le nez de son revolver contre le crâne d’Aabi et déclara :

— Si, nous y retournons ; alors calme-toi, bébé, et n’essaie pas de me causer des ennuis.

— Il y a assez de carburant dans le réservoir pour atteindre Central, Capitaine, répondit le pilote.

Il essayait toujours d’écarter sa tête du revolver, comme s’il s’était agi d’une mouche qui le dérangeait.

— Mais c’est tout. Il y en a juste assez.

— Alors nous devrons en tirer le maximum. Fais demi-tour, Aabi.

— Je crois que nous ferions mieux d’aller à Central, Capitaine, dit Post d’une voix ferme, mais cette mutinerie rendit Davidson tellement furieux qu’il retourna le revolver dans sa main et, vif comme un serpent, il frappa Post au-dessus de l’oreille avec la crosse.

Le bûcheron se replia simplement comme une carte de Noël et resta assis sur le siège avant, la tête entre les genoux, les mains retombant sur le plancher.

— Fais demi-tour, Aabi », dit Davidson, un fouet dans la voix.

L’hélicoptère exécuta un large virage.

— Bon sang, où est le camp, je n’ai jamais conduit cette puce la nuit sans le moindre signal, dit Aabi d’une voix sourde et nasillarde, comme s’il avait un rhume.

— Va vers l’est et cherche le feu, ordonna Davidson, calme et froid.

Aucun d’eux n’avait réellement assez de trempe, pas même Temba. Aucun d’eux n’était resté près de lui quand la situation était devenue réellement difficile. Tôt ou tard, ils s’étaient tous ligués contre lui, simplement parce qu’ils ne pouvaient pas encaisser les choses comme lui. Le faible conspire contre le fort, et l’homme fort doit rester seul ; et se protéger lui-même. C’est comme ça, tout simplement. Où était le camp ?

Ils auraient dû pouvoir distinguer les bâtiments qui brûlaient à des kilomètres, dans ce noir absolu, même sous la pluie. Mais on ne voyait rien. Un ciel gris-noir, un sol noir. Les incendies avaient dû s’éteindre. Être éteints. Les humains auraient-ils repoussé les créates ? Après qu’il eut fui ? Cette pensée lui traversa l’esprit comme un jet d’eau glacée. Non, bien sûr que non, pas cinquante contre des milliers. Mais bon sang ! il devait quand même y avoir un beau tas de morceaux de créates disloqués sur le champ de mines. Mais ils étaient tellement serrés. Rien n’aurait pu les arrêter. Il n’avait pas pu prévoir ça. D’où venaient-ils ? Depuis des jours, il n’y avait plus un seul créate dans la forêt environnante. Ils avaient dû rappliquer de quelque part, de toutes les directions, se faufiler dans les bois, surgir de leurs trous comme des rats. Il n’y avait aucun moyen d’en arrêter des milliers qui avançaient comme ça. Où diable était le camp ? Aabi faisait le malin, ne suivait pas la bonne direction.

— Trouve le camp, Aabi », dit-il doucement.

— Bon Dieu, j’essaie, répondit le garçon.

Post ne bougeait plus, replié là près du pilote.

— Il n’a pas pu disparaître comme ça, pas vrai, Aabi. Je te donne sept minutes pour le trouver.

— Trouvez-le vous-même, dit Aabi d’une voix aiguë et maussade.

— Non, bébé, pas tant que Post et toi resterez indociles. Descends un peu plus bas.

Au bout d’une minute, Aabi déclara : « On dirait la rivière. »

Il y avait une rivière, et une grande clairière ; mais où était passé le Camp de Java ? Ils ne le virent pas en survolant la clairière en direction du nord.

— Ce doit être ça, il n’y a pas d’autres grandes clairières, pas vrai ? dit Aabi en revenant au-dessus de la zone déboisée.

Leurs phares éclairaient bien, mais on ne pouvait rien voir en dehors des tunnels de lumière ; mieux valait les éteindre. Davidson se pencha par-dessus l’épaule du pilote pour couper les phares. Une obscurité totale et humide leur frappa les yeux comme des serviettes noires. « Bon Dieu ! » cria Aabi, et il ralluma les phares en faisant pivoter la puce vers la gauche pour reprendre de l’altitude, mais pas assez vite. Des arbres jaillirent hors de la nuit et heurtèrent l’appareil.

Les pales hurlèrent, projetant un cyclone de feuilles et de branches dans les cônes éclairés des phares, mais les troncs des arbres étaient très vieux et très solides. La petite machine ailée fit un plongeon, parut se libérer d’un bond, puis retomba de côté parmi les arbres. Les phares s’éteignirent. Le vrombissement cessa.

— Je ne me sens pas très bien, dit Davidson. Et il le répéta.

Puis il s’arrêta, car il n’y avait plus personne à qui le dire. Il se rendit alors compte qu’il n’avait rien dit, de toute façon. Il se sentait sonné. Il avait dû se cogner la tête. Aabi n’était pas là. Où se trouvait-il ? C’était la puce. Elle était complètement penchée, mais il était encore sur son siège. Il faisait tellement noir, c’était comme être aveugle. Il tâtonna autour de lui et trouva Post, inerte, toujours replié, calé entre le siège avant et le tableau de bord. La puce tremblait à chaque mouvement de Davidson, et il comprit enfin qu’elle ne reposait pas sur le sol mais qu’elle restait coincée entre les arbres, comme un cerf-volant. Sa tête allait mieux, et il désirait de plus en plus vivement sortir de la cabine noire et renversée. Il se glissa dans le fauteuil du pilote et passa les jambes au-dehors en se retenant par les mains ; cependant, il ne parvint pas à sentir le sol, mais seulement les branches qui griffaient ses jambes pendantes. Il se laissa finalement tomber, sans savoir de quelle hauteur, mais il fallait absolument qu’il sorte de cette cabine. La chute ne fut pas très importante. Il se cogna la tête, mais se sentit mieux en se relevant. Si seulement il ne faisait pas si sombre, si noir. Il portait une lampe accrochée à sa ceinture, il en prenait toujours une la nuit pour inspecter le camp. Mais elle n’était plus là. C’était bizarre. Elle avait dû tomber. Il ferait mieux de remonter dans la puce pour la chercher. Peut-être Aabi l’avait-il prise. Aabi avait volontairement fait s’écraser la puce, emporté la lampe de Davidson, et avait tenté sa chance tout seul. Ce petit salaud geignard, il était comme tous les autres. L’air était noir et très humide, et l’on ne savait pas où poser les pieds, il n’y avait que des racines, des buissons et des plantes enchevêtrées. Il y avait du bruit autour de lui, de l’eau qui gouttait, des bruissements, des froissements, des petites choses qui se faufilaient dans les ténèbres. Il ferait mieux de retourner dans la puce pour y prendre sa lampe. Mais il ne pouvait pas voir à quelle hauteur il devait grimper. La partie la plus basse de la porte était juste hors d’atteinte.

Il y eut une lumière, une faible lueur qu’il eut à peine le temps d’apercevoir avant qu’elle ne s’évanouisse entre les arbres. Aabi avait pris la lampe et allait reconnaître le terrain pour s’orienter, le petit malin. « Aabi ! » lança-t-il dans un murmure perçant. Il marcha sur quelque chose de bizarre tout en essayant de repérer la lumière à travers les arbres. Il y donna un coup de botte, puis baissa la main pour le tâter, prudemment, car ce n’était pas très sage de toucher des choses qu’on ne pouvait pas voir. Un paquet humide, lisse, comme un rat mort. Il retira vivement la main. Puis, un instant après, il tâtonna un peu plus loin ; il y avait une botte sous sa main, il pouvait sentir les croisements des lacets. Ce devait être Aabi, allongé là sous ses pieds. Sans doute éjecté de la puce au moment de la chute. Eh bien, il avait ce qu’il méritait, ce Judas qui voulait se tirer à Central. Davidson n’aimait pas la sensation humide des vêtements et des cheveux invisibles. Il se redressa. Il y avait de nouveau une lumière, que masquaient par intermittence les troncs proches et lointains, une lueur qui se déplaçait au loin.

Davidson porta la main à son étui. Le revolver ne s’y trouvait plus.

Il l’avait tenu en main, au cas où Post et Aabi auraient voulu l’attaquer. Mais il ne l’avait plus. L’arme avait dû rester dans l’hélicoptère, avec la lampe.

Il s’accroupit et resta immobile ; puis se mit brusquement à courir. Sans voir où il allait. Il heurta des troncs qui le repoussèrent violemment, et des racines le firent trébucher. Il s’étala de tout son long pour aller s’écraser dans les buissons. Se redressant à quatre pattes, il essaya de se cacher. De petites branches nues et mouillées lui éraflèrent le visage. Il s’enfouit davantage dans les buissons. Son cerveau était entièrement occupé par les odeurs complexes de pourriture et de végétation, de feuilles mortes, de décomposition, de nouvelles pousses, de feuillages, de fleurs, les odeurs de la nuit, du printemps et de la pluie. La lumière descendit en plein sur lui. Et il vit les créates.

Davidson se souvint alors de ce qu’ils faisaient quand ils étaient coincés, et de ce que Lyubov avait dit sur cette attitude. Il se retourna sur le dos et s’étendit, la tête penchée en arrière, les yeux fermés. Son cœur tambourinait dans sa poitrine.

Rien ne se passa.

C’était dur d’ouvrir les yeux, mais il y parvint quand même. Ils restaient simplement là : un tas de créates, dix ou vingt. Tenant ces lances dont ils se servaient pour la chasse ; on aurait dit des petits jouets, mais les pointes en fer étaient tranchantes et pouvaient vous transpercer le ventre. Il referma les yeux en restant allongé là.

Et rien ne se passa.

Son cœur s’apaisa, et il eut l’impression de pouvoir mieux réfléchir. Quelque chose s’anima tout au fond de lui, quelque chose qui ressemblait presque à un rire. Bon Dieu ! ils ne pouvaient pas l’abattre ! Si ses propres hommes le trahissaient, et si l’intelligence humaine ne pouvait rien faire de plus pour lui, alors il utilisait contre eux leurs propres trucs – jouant au mort comme ça, et déclenchant ce réflexe instinctif qui les empêchait de tuer quiconque prenait cette position. Ils demeuraient simplement là autour de lui et murmuraient entre eux. Ils ne pouvaient pas le frapper. C’était comme s’il était un dieu.

— Davidson.

Il dut rouvrir les yeux. La torche de résine que portait un des créates brûlait toujours, mais sa flamme était devenue pâle, et la forêt n’était plus d’un noir de goudron, mais d’un gris sombre. Comment cela avait-il pu se produire ? Il s’était à peine écoulé cinq ou dix minutes. On y voyait toujours à peine, mais ce n’était plus la nuit. Il pouvait voir les feuilles et les branches, la forêt. Il pouvait voir le visage penché sur lui. Il n’y avait pas de couleur dans cette aurore sans éclat. Les traits déformés ressemblaient à ceux d’un homme. Les yeux étaient comme des trous obscurs.

— Laissez-moi me relever, dit soudain Davidson d’une voix forte et enrouée.

Il tremblait d’être resté allongé sur la terre humide et froide. Il ne pouvait pas demeurer comme ça, étendu sur le sol pendant que Selver baissait les yeux vers lui.

Selver avait les mains vides, mais un bon nombre des petits diables qui l’entouraient portaient non seulement des lances mais aussi des revolvers. Volés à l’armurerie de son camp. Il se remit péniblement debout. Ses vêtements glacés collaient à ses épaules, à ses jambes, et il ne pouvait pas s’empêcher de frissonner.

— Finissez-en, dit-il. Allez-vite !

Selver se contenta de le regarder. Au moins, il devait maintenant lever très haut les yeux pour rencontrer ceux de Davidson.

— Vous voulez que je vous tue maintenant ? interrogea-t-il.

C’était Lyubov qui lui avait appris cette façon de parler, bien sûr ; même sa voix, ç’aurait pu être Lyubov qui s’exprimait. C’en était troublant.

— C’est à moi de choisir, vraiment ?

— Eh bien, vous êtes resté allongé toute la nuit, et cette attitude signifie que vous désirez qu’on épargne votre vie ; et maintenant, vous voulez mourir ?

La douleur dans son crâne et son estomac, et sa haine pour cet horrible petit monstre qui parlait comme Lyubov et qui le tenait à sa merci, cette douleur et cette haine s’allièrent pour lui retourner le ventre, lui donner des haut-le-cœur, et il faillit vomir. Le froid et la nausée le faisaient trembler. Il s’efforça de s’accrocher au courage et fit brusquement un pas en avant pour cracher au visage de Selver.

Il y eut un petit silence, puis Selver exécuta une sorte de mouvement dansant et lui renvoya un crachat. Et se mit à rire. Et ne fit aucun geste pour tuer Davidson. Ce dernier essuya de ses lèvres la salive froide.

— Écoutez, capitaine Davidson, déclara le créate avec cette petite voix tranquille qui étourdissait Davidson et l’écœurait, nous sommes tous les deux des dieux, vous et moi. Vous êtes un dieu fou, et je ne suis pas certain d’être sensé ou non. Mais nous sommes des dieux. Il n’y aura plus jamais, dans cette forêt, de rencontre comme celle qui se déroule entre nous maintenant. Chacun de nous a offert à l’autre un présent tel que seuls les dieux peuvent en faire. Vous m’avez offert un présent, le massacre de sa propre espèce, le meurtre. Et maintenant, je vous offre du mieux que je le peux le présent de mon peuple, qui est de ne pas tuer. Chacun de nous, je crois, considère que le cadeau de l’autre est lourd à porter. Néanmoins, vous devrez le porter seul. Vos semblables à Eshsen me disent que si je vous ramène là-bas, ils devront vous juger et vous tuer, car c’est ce que dit leur loi. Donc, comme je souhaite vous donner la vie, je ne peux pas vous ramener à Eshsen avec les autres prisonniers ; et je ne peux pas vous laisser traîner dans la forêt, parce que vous faites trop de mal. Vous serez donc traité comme une personne de notre peuple quand elle devient folle. Nous vous emmènerons à Rendlep, où plus personne n’habite, et nous vous y laisserons.

Davidson fixait le créate, incapable de détourner les yeux. C’était comme s’il avait sur lui un quelconque pouvoir hypnotique. Il ne pouvait pas supporter ça. Personne n’avait le moindre pouvoir sur lui. Personne ne pouvait lui faire de mal.

— J’aurais dû te briser le cou pour de bon, le jour où tu m’as attaqué, dit-il de sa voix toujours épaisse et enrouée.

— Cela aurait peut-être mieux valu, répondit Selver. Mais Lyubov vous en a empêché. Tout comme il m’empêche maintenant de vous tuer. On ne tuera plus désormais. Et on ne coupera plus d’arbres. Mais il n’y a plus d’arbres à couper sur Rendlep. C’est l’endroit que vous appeliez l’île du Dépotoir. Votre peuple n’y a laissé aucun arbre, et vous ne pourrez donc pas construire de bateau pour vous enfuir. Il n’y pousse pas grand-chose, et nous devrons vous apporter de la nourriture et du bois pour vous chauffer. Il n’y a rien à tuer, sur Rendlep. Plus d’arbres, plus de gens. Il y en avait, mais il ne reste plus maintenant que le rêve de leur existence. Il me semble que, dans votre cas, c’est un excellent endroit pour y vivre, puisque vous devez vivre. Vous pourriez apprendre comment rêver, là-bas, mais je crois plutôt que vous suivrez enfin votre folie jusqu’à son terme.

— Tue-moi tout de suite et détourne ton foutu regard.

— Vous tuer ? dit Selver, et ses yeux levés vers Davidson semblèrent briller, très clairs, terribles, dans la pénombre de la forêt. Je ne peux pas vous tuer, Davidson. Vous êtes un dieu. Vous devez le faire vous-même.

Il se retourna pour s’éloigner, rapide et léger ; en quelques pas il disparut entre les troncs gris.

Un nœud coulant passa par-dessus la tête de Davidson et se resserra un peu autour de sa gorge. De petites lances approchèrent de son dos et de ses flancs. Ils n’essayaient pas de le blesser. Il pouvait s’enfuir, tenter sa chance, ils n’osaient pas le tuer. Les pointes étaient polies, en forme de feuilles, tranchantes comme des rasoirs. Le nœud coulant lui tirailla doucement le cou, et il les suivit là où ils l’emmenaient.

Загрузка...