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Le docteur Ian Swanwick sentait croître son ennui et cherchait de moins en moins à le cacher. Plusieurs fois, il abandonna l’appareil d’observation pour regarder la tête grisonnante de Graham Scarfe, dont les oreilles et le visage restaient engagés dans l’appareil voisin. Il toussa à deux ou trois reprises, avec une insistance marquée, jusqu’au moment où Scarfe leva les yeux.

— « Oh ! docteur Swanwick ! J’oubliais que vous avez une fusée à prendre pour regagner Washington. Veuillez me pardonner ! Dès que je les observe, je suis littéralement captivé par leurs problèmes ! »

— « Ce doit être assurément captivant, quand on comprend leur langage, » acquiesça Swanwick.

— « Oh ! il est bien facile à comprendre. C’est un langage simple. Vocabulaire réduit, conjugaison rudimentaire. Non que je sois très versé en linguistique. Mais nous avons déjà eu la visite de plusieurs spécialistes, notamment celle de notre grand Reardon, le professeur d’étymologie… Pour ma part, je ne suis qu’un… ma foi, un modéliste convaincu. J’ai commencé à l’âge de huit ans, en réalisant une maquette de la vénérable voie ferrée Acheson-Santa Fé-Topeka telle qu’on pouvait la voir, avec ses trains à vapeur, dans les premières années du siècle dernier. »

Comme il ne tenait nullement à entendre l’histoire, le docteur Swanwick coupa court. « Le fait est que ce tridiorama représente un travail remarquable de votre part. »

Hochant la tête, Scarfe prit le bras du théologien et mena son visiteur jusqu’à la balustrade bordant la terrasse sur laquelle ils se trouvaient. Ce lieu d’observation était très haut, si haut que l’on apercevait les lointains gratte-ciel de New Brasilia entre deux sierras. Dans l’autre direction s’étendait le continent sud-américain, plombé sous une chaleur accablante que les climatiseurs n’arrivaient pas à vaincre complètement dans la tour.

— « Si j’ai fait un travail remarquable, » dit Scarfe dont le regard plongeait au-delà du garde-fou, « j’ai copié une œuvre plus remarquable encore. La Nature elle-même. »

Sa voix d’homme âgé, aux intonations douces, et son geste à peine esquissé pour désigner le paysage qui s’étendait devant eux, contrastaient avec l’urbanité, le ton plus vif du docteur Swanwick. Mais Swanwick fut un certain temps sans répondre. Il observait la région, où serpentait une rivière. Celle-ci venait de montagnes éloignées, estompées dans la brume de chaleur, et décrivait un méandre au pied de la colline où l’on avait bâti la tour. La rive opposée était basse et marécageuse.

— « Vous avez obtenu une excellente copie, » dit-il enfin. « C’est extraordinaire de voir à quel point votre tridiorama reproduit fidèlement la réalité. »

— « Je pensais bien que vous sauriez l’apprécier, docteur Swanwick. Vous surtout, » appuya Scarfe avec un petit rire affectueux.

— « Ah ? Et pourquoi cela ? »

— « Voyons, l’œuvre du Créateur, vous savez bien… Je suppose qu’en tant que théologien, cet aspect de la question ne saurait vous laisser indifférent. Mon œuvre n’est qu’une pauvre copie comparée à la sienne, je ne l’ignore pas. » Il rit à nouveau, un peu gêné de ne pas trouver d’écho auprès du visiteur.

— « La théologie n’implique pas nécessairement un amour larmoyant pour le Tout-Puissant. Le profane ne comprend jamais que la théologie est simplement une science traitant du phénomène religion et des faits qui en découlent. Comme je l’ai dit, j’admire vos talents de modéliste et la façon dont vous avez reproduit un paysage réel, mais cela ne signifie pas que j’apprécie le principe. »

Scarfe sembla écouter un moment les cigales. Puis : « Quand j’ai dit que vous apprécieriez mon œuvre, vous m’avez peut-être mal compris. Je voulais dire que le tridiorama pourrait fournir aux membres de l’Université de Théologie Saint-Benedict, dont vous êtes, l’occasion de suivre une expérience contrôlée, dans votre propre domaine, comme l’ont déjà fait des anthropologues, des paléontologues, des préhistoriens et je ne sais plus quels autres spécialistes. Je voulais dire…» Scarfe était un homme simple. Il se trouvait décontenancé par la supériorité de ce personnage dont la sympathie, il s’en apercevait maintenant, ne lui était rien moins qu’acquise. Aussi finit-il par trébucher dans des termes plus vulgaires. « Je voulais dire que ce qui se passe là en bas, dans le tridi, a sûrement de quoi vous intéresser, pas vrai ? »

— « Je regrette, Mr. Scarfe, mais je ne vois pas où vous voulez en venir. »

— « C’était dit dans notre lettre d’invitation. Ces personnages de la préhistoire que nous avons ici… ne voudriez-vous pas étudier leur comportement en matière de religion ? J’admets que, jusqu’à présent, ils ne semblent pas avoir atteint ce stade – pas même celui des mythes – mais cette constatation est peut-être déjà significative ? »

Swanwick tourna le dos aux collines. « Étant donné que vos petits personnages sont synthétiques, leurs sentiments n’offrent aucun intérêt pour nous. Nous étudions les rapports entre Dieu et l’homme, pas entre les hommes et des maquettes. Tel sera, je le crains, le sens de nos conclusions lorsque je rédigerai mon rapport. Peut-être même y joindrons-nous une annexe faisant ressortir le caractère immoral d’une telle expérience. »

Scarfe se sentit piqué au vif par ces derniers mots. « Si c’est votre façon de voir, laissez-moi vous dire que nous ne manquons pas d’appuis par ailleurs. Nous recevons des visiteurs venus du monde entier. Cela fait vingt ans et plus que nous réalisons la synthèse de la vie, mais c’est la première fois que nous appliquons le procédé dans ce genre de domaine. Votre attitude me surprend. À une époque éclairée comme la nôtre… Je présume que vous n’ignorez pas la façon dont nous créons ces hommes et ces femmes de l’époque magdalénienne, sans parler des iguanodons, des petits compsognathes et des allosaures ? »

Tout en répondant, Swanwick marcha d’un pas décidé vers la rangée d’ascenseurs dont l’un avait amené les deux hommes sur la terrasse d’observation. Scarfe fut obligé de le suivre.

— « Après les expériences russo-américaines sur la séparation des gamètes, dans les années 2070, il ne fallut pas longtemps pour étudier de plus près et comprendre les chromosomes individuels d’abord, puis les gènes individuels, enfin toute la portée de la succession des gènes en ligne directe. Comme on avait réalisé vingt ans plus tôt la synthèse de la vie, il fut possible d’utiliser ces grossières « imitations » pour en tirer les renseignements génétiques désirés. Renseignements que l’on pouvait dès lors mettre à profit pour obtenir des imitations suivant toutes les combinaisons de gènes souhaitées. Vous voyez que j’ai lu les auteurs qualifiés. »

— « C’est ce dont je n’ai jamais douté, » répondit Scarfe humblement. Comme ils pénétraient dans l’ascenseur, il ajouta : « Mais si le projet de tridiorama a vu le jour, ce fut grâce à la découverte d’Elroy, suivant laquelle on pouvait effectuer la généanalyse des espèces disparues d’après leurs squelettes, y compris les squelettes fossiles. La première formule qu’il a obtenue était celle d’un iguanodon. Quelques mois plus tard, il proposait des iguanodons vivants aux zoos du monde entier. Trouvez-vous cela immoral, docteur Swanwick ? Je présume que oui. »

— « Non. Ce fut seulement quand Elroy eut reconstitué des hommes et des femmes des temps révolus par la même méthode que les milieux ecclésiastiques s’intéressèrent à la question. »


Ils arrivaient maintenant en bas, à l’extérieur de l’immense salle abritant le tridiorama. Lorsque la porte de l’ascenseur s’ouvrit, les deux hommes, chacun à leur manière, éprouvaient une satisfaction identique en songeant qu’ils allaient prendre congé l’un de l’autre pour ne plus se revoir.

Tout avait commencé sans cordialité, avec un Swanwick abstinent convaincu, un déjeuner médiocre servi à la cantine en son honneur, et une antipathie réciproque contre laquelle ni lui ni Scarfe ne cherchaient vraiment à lutter.

Désireux cependant de finir sur le mode plaisant, Scarfe dit :

— « Ma foi, si un péché a été commis, du moins l’avons-nous atténué ici en nous en tenant volontairement à une échelle réduite. Cela résout bien des cas de conscience, voyez-vous ! »

Il rit de nouveau. Un petit rire charmeur auquel, il le savait, très peu de gens restaient insensibles. Il le possédait par cœur. Le genre de rire destiné à exprimer la conscience que vous avez de votre propre originalité, tout comme l’admiration suscitée en vous par les merveilles de ce monde. Il n’avait jamais manqué son effet désarmant – et pourtant, le théologien ne désarmait pas.

« Vous voyez ce que je veux dire… La taille des êtres vivants varie en fonction des gènes, comme tous les autres facteurs physiques. » Les joues blêmes de Scarfe se colorèrent légèrement. « Nous avons donc réduit la taille de nos spécimens. Cela supprime beaucoup de problèmes, et les choses gardent un caractère simple. »

— « Reste à savoir si les Magdaléniens sont absolument de cet avis, » répondit Swanwick. Il tendit une main sèche, remercia Scarfe de son hospitalité et franchit la porte d’un pas alerte pour gagner l’aéroport où l’attendait la fusée de Saint-Benedict. Cloué sur place, Graham Scarfe le suivit des yeux. Son visage exprimait le plus complet désarroi. Voilà un homme dur, songea-t-il. Vraiment pas sympathique.

Tropez, son premier assistant, s’approcha de lui. Il attacha sur son patron un regard compatissant.

— « Ce docteur Swanwick a une sacrée caboche, » dit-il.

Scarfe sortait progressivement de sa stupeur. Il secoua la tête. « Ne parlons pas en mal d’un homme de Dieu, mon ami. Du reste, je le vois bien : il nous faut encore mettre au point certaines petites choses qui peuvent choquer des puristes comme le docteur Swanwick. »

— « Mais, monsieur, est-ce que nous n’apportons pas chaque année de nouvelles améliorations ? Que pourriez-vous faire de plus ? J’ai ici le chiffre total des visiteurs venus le mois dernier à titre payant. Il accuse une augmentation de 12,3 % sur le mois précédent. Néanmoins, je persiste à croire que nous avons peut-être commis une erreur en ajoutant des cigales de taille normale. Pour certains, elles détruisent l’illusion. »

— « Peut-être nous faudra-t-il revoir cela, » dit Scarfe d’un ton vague.

— « De toute façon, je suis sûr que vous choisirez pour le mieux, » opina Tropez. Il s’imaginait volontiers que ce genre de réponse l’aidait à conserver sa place.

Mais Scarfe n’écoutait pas.

Ils passaient devant la porte de la galerie réservée au public et l’entrouvrirent. La salle était pleine de visiteurs payants. Plongés dans l’obscurité, ils contemplaient, à travers une immense vitre polaroïde, le paysage violemment éclairé qui occupait l’intérieur du tridiorama. Bien qu’ils eussent une vue plus restreinte que les spécialistes (ceux-ci, payant plus cher, regardaient de la terrasse d’observation, dans des lunettes réglables), il y avait pour eux une fascination certaine à se trouver de plain-pied devant ce monde préhistorique en maquette.

— « Nous avons là-dedans trop peu d’espèces pour que ce soit une reconstitution probante des temps révolus, » marmonna Scarfe. « Cinq seulement… les Magdaléniens, trois sortes de dinosaures : iguanodons, compsognathes et allosaures, et les souris. Je ne parle pas des cigales. »

— « Les Laboratoires Elroy font des prix trop élevés pour leurs synthèses, » souligna Tropez. « Et nous nous montons aussi bien que possible. De plus, les Magdaléniens constituent une véritable attraction. Ce sont eux, surtout, que les gens viennent voir en foule. Nous en avons dix maintenant… et ils représentent une belle somme. »

— « Huit, » rectifia Scarfe d’un ton sec. « Deux ont disparu aujourd’hui. Un dévoré par l’allosaure, l’autre désintégré. Vous devriez vous tenir au courant, Tropez. Vous passez trop de temps derrière les guichets. »

Ayant ainsi cloué le bec à son assistant, il le congédia d’un signe de tête et regagna lentement l’ascenseur.

C’était la désintégration des petits personnages qui le tracassait. Il ne pouvait s’empêcher de soupçonner qu’Elroy limitait volontairement leur durée de vie pour améliorer son chiffre d’affaires. Certes, les procédés restaient encore à perfectionner. Ces petits êtres synthétiques, créés adultes, ne vieillissaient pas : ils s’usaient d’un seul coup et se décomposaient en leurs sels originels. Inconvénient que l’on arriverait sans doute à supprimer, le temps aidant. Mais les laboratoires Elroy montraient un esprit peu coopératif sur ce point, et peu d’empressement à répondre aux lettres qu’il leur écrivait.

Il fallait abattre le monopole Elroy avant qu’aucun progrès véritable pût être réalisé.

Secouant toujours sa tête grise, Scarfe remonta par l’ascenseur jusqu’à la paix de la terrasse d’observation. Il aimait regarder les savants penchés sur les appareils grâce auxquels ils pouvaient prendre des notes ou des enregistrements sonores. Tous le traitaient avec déférence. Néanmoins, la vie était compliquée, pleine de petits problèmes épineux, désagréables, sur lesquels il n’y avait jamais moyen de discuter… par exemple, comment s’y prendre avec un personnage du genre de ce Swanwick, cet imbécile prêt à mordre !

Quand on y réfléchissait (et Scarfe y avait bien souvent pensé, déjà), tout serait plus simple s’il était lui-même un des Magdaléniens synthétiques emprisonnés dans le tridiorama. Dire qu’ils n’avaient même pas de problèmes sexuels ! Non que ce fût le cas pour lui, s’empressa-t-il de se rassurer, vu son âge. Mais il avait été un temps où…

Tandis que les Magdaléniens…

Grâce aux procédés modernes, il était possible de créer la vie, mais non la vie qui pouvait se perpétuer d’elle-même. Un jour prochain, peut-être, mais pas jusqu’à présent. De sorte que là, en bas dans la salle, les petits Magdaléniens ne sauraient jamais rien des mystères de la reproduction. Ils n’auraient jamais à se préoccuper de problèmes sexuels.

« Je crois que nous avons vraiment créé ici l’équivalent du Jardin d’Éden, » marmotta Scarfe pour lui seul, en collant les yeux au premier appareil vacant. Et son vieil esprit pratique imaginait déjà un nouveau texte publicitaire, plus alléchant que les autres, pour le tridiorama. Des phrases qui n’offusqueraient pas sa clientèle d’hommes de science tout en séduisant le grand public avide de sensations. « Des tribus d’un autre âge dans le Jardin d’Éden miniatureDes êtres innocents et nus comme Adam et Ève…»

Il régla la vision binoculaire pour essayer de repérer où était la petite femme qui l’intéressait tout particulièrement. À la regarder ainsi, sa voix minuscule amplifiée par les microphones, on aurait presque cru…

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