DEUXIÈME PARTIE L’errant

6

Mogien sauta à bas de son destrier avant même d’avoir touché terre, s’élança vers Rocannon et le serra dans ses bras comme un frère. Sa voix claironnait sa joie et son soulagement.

« Par la lance de Hendin, Seigneur des Étoiles, pourquoi chemines-tu entièrement nu dans ce désert ? Comment es-tu parvenu si loin au sud en marchant vers le nord ? Est-ce que… ? »

Mogien rencontra le regard de Yahan et s’arrêta court.

« Yahan s’est mis à mon service », dit Rocannon.

Mogien ne répondit pas. Il se livrait un conflit en son âme. Enfin son visage s’éclaira d’un large sourire, puis il éclata de rire.

« Est-ce pour me dérober mes serviteurs, Rokanan, que tu t’es initié à nos coutumes ? Mais qui t’a volé tes vêtements ?

— Olhor a plus d’une peau, dit Kyo, foulant l’herbe de son pas léger. Salut, Maître du feu ! La nuit dernière je vous ai entendu dans mon esprit.

— C’est Kyo qui nous a conduits à toi, confirma Mogien. Depuis que nous avons débarqué sur le rivage de Fiern, il y a de cela dix jours, il n’a pas ouvert la bouche jusqu’à la nuit dernière ; et alors, sur la rive du fjord, au lever de Lioka, il a écouté le clair de lune et il a dit : « Là ! » À l’aube nous avons filé à tire-d’aile à l’endroit qu’il avait désigné. Vous y étiez.

— Où est Iot ? demanda Rocannon, voyant Raho seul à tenir les destriers par la bride.

— Mort, répondit Mogien avec un visage impassible. Les Olgyior nous ont attaqués sur la plage en plein brouillard. Ils n’avaient que des pierres pour toute arme mais ils étaient nombreux. Iot fut tué et tu disparus. Nous nous sommes cachés dans une grotte creusée dans la falaise jusqu’à ce que les destriers veuillent bien se remettre à voler. Parti en éclaireur, Raho a ouï-dire qu’un étranger qui portait un bijou bleu était resté debout dans les flammes sans brûler. Alors, quand les destriers ont accepté de voler, nous sommes allés au fort de Zgama ; tu n’y étais plus. Nous avons mis le feu à sa sale bicoque et avons dispersé ses troupeaux dans les forêts, puis nous nous sommes mis à ta recherche le long des rives du fjord.

— Le bijou, Mogien, interrompit Rocannon, l’Œil de la mer… c’est le prix qu’il nous a fallu payer pour avoir la vie sauve, je l’ai donné.

— Le bijou ? dit Mogien en ouvrant de grands yeux. Le bijou de Semlé… tu l’as donné ? Pas pour sauver ta vie puisque personne ne peut rien contre toi. Mais pour acheter une vile existence, celle de ce demi-homme désobéissant ? Tu fais bon marché de mon héritage ! Tiens, attrape ; ce bijou n’est pas si facile à perdre ! » Éclatant de rire, il fit tournoyer quelque chose en l’air, le rattrapa et le jeta, tout étincelant, à Rocannon ; celui-ci regarda bouche bée la pierre bleue, qui lui brûlait la main, et la chaîne d’or.

« Hier nous avons rencontré deux Olgyior qui étaient sur l’autre rive du fjord avec un mort, et nous leur avons demandé s’ils n’avaient pas vu passer un voyageur nu accompagné de son vaurien de serviteur. L’un d’eux s’est mis à plat ventre devant moi et m’a raconté toute l’histoire, alors j’ai pris le bijou à son compagnon. Et comme il résistait, je lui ai ôté la vie par la même occasion. Dès lors, nous savions que vous aviez traversé le fjord ; et Kyo nous a conduits droit jusqu’à vous. Mais pourquoi allais-tu vers le nord, Rokanan ?

— Pour… pour trouver de l’eau.

— Il y a une rivière à l’ouest, dit Raho. Je l’ai aperçue juste avant de vous voir.

— Allons à cette rivière. Yahan et moi n’avons rien eu à boire depuis la nuit dernière. »

Ils sautèrent sur les destriers, Yahan avec Raho, Kyo retrouvant sa place derrière Rocannon. L’herbe couchée par les vents s’éloigna rapidement en dessous d’eux, et ils glissèrent sur les airs en direction du sud-ouest, entre le soleil et la vaste plaine.

Ils campèrent au bord de la rivière dont l’eau lente et limpide serpentait parmi les herbes sans fleurs. Rocannon put enfin retirer sa combinaison pour revêtir la chemise de Mogien et son manteau de rechange. Ils mangèrent du pain dur apporté de Tolen, des racines de peya et quatre des voletailles ou lapins volants abattus par Raho et Yahan. Ce dernier était tout heureux d’avoir de nouveau un arc entre les mains. Les animaux de cette plaine ne craignaient pas l’homme, c’est donc tout juste s’ils ne volaient pas droit sur les flèches ; et ils se laissaient happer en plein vol par les destriers. Même les kilar, ces petites bêtes vertes, violettes et jaunes, qui sont de minuscules marsupiaux malgré les ailes bruissantes et transparentes qui les apparentent à des insectes, se montraient ici confiants et curieux : ils vous tournaient autour de la tête en vol plané, vous dévisageaient de leurs yeux ronds dorés, se posaient un moment sur une main ou un genou, puis repartaient d’un vol léger. Cette immense steppe ne paraissait être habitée par aucun être intelligent. Mogien déclara n’avoir vu précédemment, en survolant cette plaine, aucune trace d’humanité.

« Nous avons cru voir une créature la nuit dernière près de notre feu, dit Rocannon avec hésitation. Qu’avaient-ils vu ? Kyo, assis auprès du feu où cuisait leur repas, se tourna vers Rocannon ; Mogien ne dit mot et déboucla le baudrier supportant ses deux épées.

Ils levèrent le camp aux premières lueurs du jour et fendirent l’air entre la plaine et le soleil. Il était aussi plaisant de survoler cette steppe qu’il avait été pénible de la traverser à pied. Ainsi s’écoula la journée suivante, et, juste avant la tombée de la nuit, comme les voyageurs cherchaient des yeux un des petits cours d’eau qui ne rompaient que rarement l’immensité de la plaine, Yahan se retourna sur sa selle et cria à Rocannon : « Olhor ! Regardez devant nous ! » Très loin, en plein midi, l’horizon semblait se hérisser ou se plisser d’une faible saillie grise.

« Les montagnes ! » dit Rocannon, et il entendit alors Kyo aspirer bruyamment comme sous le coup de la peur.

Le lendemain la steppe plate se mit à onduler comme une mer soulevée par une douce et vaste houle. De temps à autre des nuages amoncelés flottaient au-dessus des voyageurs vers le nord, et au loin ils voyaient le sol se relever, s’assombrir, se crevasser. Le soir, les montagnes faisaient une tache claire ; quand la plaine se fut obscurcie, les pics lointains du Midi, minuscules encore, continuèrent à briller longtemps d’un éclat doré. Lorsque ces pics s’estompèrent, la lune Lioka en jaillit, s’élevant et voguant rapidement dans les cieux comme une grande étoile jaune. Feni et Feli rayonnaient déjà, se déplaçant d’est en ouest avec plus de majesté. Levée la dernière, Héliki poursuivit les trois autres satellites, son éclat s’avivant et se ternissant tour à tour en un cycle d’une demi-heure. Couché sur le dos, Rocannon observait à travers les hautes tiges d’herbe sombre les figures complexes du lent et radieux ballet lunaire.

Le lendemain matin, lorsque Rocannon et Kyo s’apprêtèrent à monter sur le coursier à zébrures grises, Yahan, qui le tenait par la bride, leur donna ce conseil : « Attention à lui aujourd’hui, Olhor. » Le destrier sembla acquiescer par une toux et un long grognement, aussitôt répétés par la monture grise de Mogien.

« De quoi souffrent-ils ?

— De la faim ! dit Raho, serrant fortement la bride à son coursier blanc. Ils se sont rassasiés des hérilor de Zgama, mais depuis que nous traversons cette plaine il n’y a plus de gros gibier et ils ne font qu’une bouchée de ces voletailles qu’on trouve par ici. Serrez bien votre ceinture sur votre manteau, seigneur Olhor… si le vent l’amenait à portée des mâchoires de votre destrier, il ferait de vous son dîner. »

Avec ses cheveux bruns, Raho avait aussi une peau brune qui témoignait de l’attrait qu’avait exercé une de ses grands-mères sur un noble angyar ; il était plus brusque et plus porté à la raillerie que ne le sont généralement les médiants. Mogien ne le réprimandait jamais, et la rudesse de Raho n’enlevait rien à la fidélité passionnée qu’il portait à son seigneur.

Atteignant tout juste l’âge mûr, il ne cachait pas qu’il voyait dans ce voyage une vaine aventure, mais il était non moins évident qu’il n’avait jamais eu d’autre pensée que d’accompagner son jeune seigneur pour affronter avec lui tous les périls.

Yahan passa à Rocannon les rênes de son destrier et se jeta en arrière pour l’esquiver, car il bondissait en l’air comme un ressort libéré. Pendant toute la journée les trois coursiers, déchaînés et infatigables, volèrent à tire-d’aile vers les terrains de chasse qu’ils sentaient vers le sud – par l’odorat ou par intuition ; un bon aquilon les poussait. Tapissées de forêts, les premières collines prenaient une teinte toujours plus sombre et se détachaient avec de plus en plus de netteté au pied des montagnes, barrière aux formes flottantes. De temps à autre on voyait des arbres sur la plaine, des bouquets ou des bosquets formant comme des îlots sur la mer de hautes herbes qui commençait à se soulever. Les bosquets s’épaissirent en forêts coupées par de vertes prairies. Avant le crépuscule les voyageurs se posèrent près d’un petit lac envahi de roseaux au milieu de collines boisées. D’une main rapide et délicate, les deux médiants déchargèrent les destriers de leurs fardeaux et harnais, puis s’effacèrent pour les laisser prendre leur essor. Ils s’envolèrent à toute allure en hurlant, déployant largement les ailes, et tous trois disparurent en différentes directions au-dessus des collines.

« Ils reviendront quand ils se seront nourris, dit Yahan à Rocannon, ou quand le seigneur Mogien les sifflera.

— Ils ramènent parfois des compagnons – des hippogriffes sauvages », ajouta Raho pour taquiner Rocannon, le novice.

Mogien et les médiants se dispersèrent pour chasser la voletaille ou tout autre proie ; Rocannon arracha quelques grosses racines de peya et les mit à rôtir enveloppées de leurs feuilles dans les cendres du feu de camp. Dans toute région, il savait s’arranger de ses ressources, et il y prenait plaisir. Ces journées de longs vols entre l’aube et le crépuscule, de faim constante toujours plus ou moins insatisfaite, de sommeil sur la dure dans le vent printanier, tout cela l’avait allégé à l’extrême du poids de la matière, et l’avait rendu réceptif à toute sensation, aux plus subtiles impressions.

S’étant levé, il vit Kyo debout au bord du lac, pas plus grand et presque aussi frêle que les roseaux qui y poussent jusque assez loin de ses rives. Il regardait les montagnes qui dressaient leur masse grise vers le midi, rassemblant autour de leurs cimes tous les nuages du ciel, tout le silence de la nuit. S’approchant de lui, Rocannon vit dans son visage une expression à la fois avide et désolée. Sans se retourner, il dit de sa petite voix hésitante :

« Olhor, tu as retrouvé le bijou.

— J’essaie de m’en déposséder, mais je n’y parviens pas, dit Rocannon avec un bon sourire.

— Là-haut, dit le Fian, il faudra donner davantage que de l’or et des pierres… Que donneras-tu, Olhor, là-bas, dans les lieux froids, les hauts lieux gris ? Le feu, puis le froid… » Rocannon l’entendait parler et le regardait, mais sans voir ses lèvres remuer. Il fut parcouru d’un frisson et ferma une porte dans son esprit, pour couper le contact avec un étrange sixième sens et retrouver son moi humain, son identité. Au bout d’une minute, Kyo se tourna vers lui et lui parla avec sa sérénité, son sourire, sa voix habituels :

« Il y a des Fiia au-delà de ces collines, au-delà des forêts, dans de vertes vallées. Chez nous on aime les vallées, même par ici, on aime le soleil et les endroits bas situés. Peut-être verrons-nous leurs villages dans quelques jours. »

Rocannon annonça la chose aux autres, et ce fut pour eux une excellente nouvelle. « Je désespérais de trouver par ici des êtres doués de parole, dit Raho. C’est tout de même un peu fort qu’une terre aussi riche soit déserte.

— Elle n’a pas toujours été déserte, dit Mogien, regardant un couple de kilar semblables à des libellules danser au-dessus du lac telles des améthystes ailées. Mes ancêtres l’ont traversée, il y a bien longtemps ; c’était avant le temps des héros, avant que fussent construits Hallan et le château des Hauts de Oynhall, avant que Hendin frappât son maître coup ou que Kirfiel mourût sur le coteau d’Orren. Nous sommes venus du midi dans des bateaux à têtes de dragon et nous avons trouvé en Anginie des sauvages à face blanche qui se terraient dans les bois et les grottes marines. Tu connais la chanson, Yahan – le lai d’Orhogien…

Sur les ailes du vent,

foulant les steppes,

glissant sur les flots,

vers l’étoile Brehen

comme va Lioka…

« Lioka va du sud au nord. Et la chanson conte les batailles que nous avons livrées et gagnées contre les Olgyior, chasseurs sauvages, seuls hommes de notre race en Anginie ; car nous ne formons qu’une seule race, celle des Liuar. Mais la chanson ne dit rien de ces montagnes. C’est une vieille chanson ; peut-être le début en est-il perdu. Peut-être mes ancêtres venaient-ils de cette contrée. C’est un beau pays – des bois pour la chasse, des collines pour les troupeaux, des hauteurs pour les forteresses. Et pourtant la région paraît inhabitée aujourd’hui… »

Cette nuit-là, Yahan ne joua pas de sa lyre aux cordes d’argent ; et tous dormirent d’un sommeil inquiet, peut-être parce que les destriers n’étaient plus là et qu’un silence de mort pesait sur les collines comme si aucun être vivant n’osait, la nuit, y risquer le moindre mouvement.

Jugeant trop marécageux le campement près du lac, l’expédition en repartit le lendemain pour une étape tranquille, avec de fréquents arrêts pour chasser ou cueillir des herbes fraîches. Au crépuscule les voyageurs arrivèrent sur un sommet de colline bombé et comme bosselé ; ses herbes paraissaient recouvrir les fondations d’un bâtiment en ruine. Il n’en restait rien mais on pouvait localiser – ou en deviner l’emplacement – ce qui avait été, en des temps si reculés qu’il n’en subsistait aucune légende, la cour d’envol d’une petite forteresse. Ce fut là que l’on fit halte ; les destriers trouveraient aisément ce nouveau bivouac à leur retour.

Rocannon veilla tard dans la longue nuit. Seule des quatre lunes brillait la petite Lioka, et le feu était éteint. On n’avait pas organisé de guet. Mogien était debout à quatre ou cinq mètres, immobile, haute silhouette vaguement dessinée à la lueur des étoiles. Rocannon le regardait avec des yeux lourds de sommeil, se demandant pourquoi son manteau le faisait paraître si grand et si étroit d’épaules. Il y avait là quelque chose d’anormal. Le manteau des Angyar s’évasait aux épaules comme un toit de pagode, et même sans manteau Mogien avait un tour de poitrine remarquable. Pourquoi Rocannon le voyait-il si grand, si voûté et si maigre ?

Le visage surmontant ce corps se tourna lentement, et ce n’était pas le visage de Mogien.

« Qui est là ? » demanda Rocannon, se levant d’un bond. En entendant sa voix empâtée rompre le silence de la nuit, Raho s’assit, jeta autour de lui un regard circulaire, empoigna son arc et se leva péniblement. Derrière la haute silhouette quelque chose remua légèrement – une autre silhouette semblable à la première. En un large cercle, sur les ruines couvertes d’herbe, de hautes formes élancées, silencieuses, revêtues de lourds manteaux, se tenaient debout la tête courbée dans la nuit étoilée. Au milieu d’elles, près des cendres froides de leur feu, il ne restait plus que Rocannon et Raho.

« Seigneur Mogien ! » cria Raho.

Pas de réponse.

« Où est Mogien ? Qui êtes-vous ? Parlez… »

Toujours pas de réponse, mais, lentement, les créatures commencèrent à avancer. Raho encocha une flèche. Toujours muettes, les hautes silhouettes se déployèrent étrangement, leurs manteaux s’ouvrant d’un mouvement rapide, et elles attaquèrent de partout, en sautant très haut et comme au ralenti. Lutter contre elles, c’était pour Rocannon lutter contre un rêve – ce ne pouvait être qu’un rêve ; leur lenteur, leur silence, tout cela était irréel, et il ne sentait pas les coups qu’elles lui portaient. Il est vrai qu’il portait sa combinaison. Il entendit Raho crier désespérément : « Mogien ! » Les assaillants avaient écrasé Rocannon sous leur poids, sous la force du nombre, et, avant qu’il pût tenter de se dégager, il fut enlevé en l’air, la tête en bas, d’un mouvement rapide qui lui donna la nausée. Comme il se tortillait pour essayer de se libérer des nombreuses mains qui le tenaient, il voyait les collines et les bois qui, à la clarté des étoiles, oscillaient et dansaient au-dessous de lui, bien loin. La tête lui tourna et il s’agrippa des mains aux membres frêles des créatures qui l’emportaient. Il en avait une quantité autour de lui ; elles le tenaient solidement et l’air était plein du battement de leurs ailes noires.

Ce fut un vol interminable. Parfois encore Rocannon faisait un effort pour se réveiller de ce cauchemar : cette peur sans rémission, ces voix qui faisaient entendre de doux sifflements autour de lui, le dur effort des multiples battements d’ailes qui le ballottaient sans répit. Et puis tout à coup ce vol heurté se transforma en une longue descente planée. Il vit défiler à une vitesse effroyable les premières lueurs du levant, et le sol s’incliner à sa rencontre ; alors les nombreuses mains qui le tenaient avec une douce fermeté le lâchèrent, et il tomba. Rocannon était indemne mais trop en proie à la nausée et au vertige pour faire l’effort de s’asseoir ; étalé par terre, il regarda autour de lui.

Sous son corps un carrelage d’une surface plane et polie. À sa gauche et à sa droite des murs que l’aube teignait d’argent, hauts, droits, nets comme s’ils étaient taillés dans l’acier. Derrière lui un vaste dôme ; devant lui, à travers une porte sans voussure, une rue de maisons argentées, sans fenêtres, parfaitement alignées, toutes identiques, perspective géométrique d’une grande pureté dans la clarté sans ombres du petit jour. C’était une vraie cité, non pas un village de l’âge de pierre ou une forteresse de l’âge de bronze, mais une grande cité, austère et grandiose, puissante et tracée au compas, produit d’une haute technologie. Rocannon s’assit, encore tout étourdi.

À mesure que le jour se levait il distingua certaines formes, comme de grands paquets dans la cour mal éclairée où il se trouvait. À l’extrémité d’un de ces paquets, un éclat doré. Ce fut pour Rocannon un choc qui le fit sortir de son état d’hypnose : ces cheveux blonds, ce visage brun, c’étaient ceux de Mogien, et ses yeux ouverts regardaient le ciel sans cligner.

Ils étaient tous là dans le même état, rigides, les yeux ouverts. Le visage de Raho était hideusement convulsé. Kyo lui-même auquel sa fragilité avait semblé conférer une sorte d’invulnérabilité, gisait immobile et ses grands yeux reflétaient le ciel pâle.

Et pourtant ils respiraient, sur un rythme lent et calme, avec de longues pauses ; Rocannon mit son oreille sur la poitrine de Mogien et écouta ses lentes pulsations, comme un bruit faible et lointain.

Entendant l’air siffler derrière lui, il se tapit à terre instinctivement et s’immobilisa comme les corps paralysés gisant à ses côtés. On le tourna sur le dos et il vit un visage : un grand visage long, beau, ténébreux, avec une tête chauve dépourvue même de sourcils. Entre de larges paupières sans cils brillaient des yeux d’or pur. La bouche, petite et délicatement ciselée, était close. Les mains, avec leur douce fermeté, se portèrent à sa mâchoire pour lui maintenir la bouche ouverte. Une seconde créature se pencha sur lui ; il toussa et s’étrangla tandis qu’on lui versait quelque chose dans le gosier – une eau chaude, écœurante, éventée. Les deux créatures le relâchèrent. Il se leva, cracha et dit : « Je n’ai besoin de rien, laissez-moi. » Mais elles lui avaient déjà tourné le dos. Elles se penchaient sur Yahan, l’une lui maintenant la bouche ouverte, l’autre y versant une gorgée d’eau d’un long vase argenté.

Elles étaient très grandes, très élancées, semi-humanoïdes ; leurs membres fermes et délicats ne se mouvaient sur le sol qu’avec lenteur et maladresse car ce n’était pas leur élément. Leur poitrine étroite saillait entre les muscles qui reliaient à leurs épaules de longues ailes veloutées s’incurvant sur leur dos où elles faisaient comme une cape grise. Les jambes étaient minces et courtes, la tête noble, ténébreuse, semblait inclinée en avant par la saillie supérieure des ailes.

Le Guide de Rocannon gisait au fond des eaux brumeuses du détroit, mais sa mémoire lui lançait ce cri : Espèce non confirmée IV ? Grands humanoïdes censés habiter de vastes cités (?). Et c’est lui qui avait la chance d’en confirmer l’existence, d’être le premier à découvrir une nouvelle espèce, une haute culture, un peuple appelé à devenir membre de la Ligue. La beauté nette et précise de son architecture, la charité impersonnelle des deux grandes figures angéliques qui distribuaient de l’eau, leur silence royal, tout cela lui en imposait. Jamais sur aucun monde il n’avait vu une race semblable. Il s’approcha de ceux qui donnaient de l’eau à Kyo et leur demanda courtoisement, d’un ton mal assuré : « Parlez-vous la Langue Commune, seigneurs ailés ? »

Sans l’écouter, ils s’avancèrent vers Raho de leur pas léger et un peu bancal et versèrent de l’eau dans sa bouche grimaçante. L’eau en rejaillit et lui coula sur les joues. Ils passèrent à Mogien, et Rocannon les suivit. « Écoutez-moi ! » dit-il, leur barrant la route. Mais il n’en dit pas davantage. Il lui vint à l’esprit que les grands yeux dorés, ô cruelle déception, étaient aveugles, que ces anges étaient frappés non seulement de cécité mais de surdité. Car il n’obtenait d’eux ni une réponse ni un regard ; ils s’éloignèrent, hautes silhouettes aériennes que leurs ailes soyeuses enveloppaient du cou jusqu’aux talons. Avec douceur, la porte se referma sur eux.

Se ressaisissant, Rocannon se pencha sur chacun de ses compagnons ; il espérait qu’un antidote contre la paralysie était en train d’agir. Mais il ne constata aucun changement. C’était toujours la même respiration lente, le même battement cardiaque affaibli – sauf pourtant chez Raho : sa poitrine était immobile, et froid son visage pitoyablement convulsé. Ses joues étaient encore humides de l’eau qu’on lui avait donnée.

Chez Rocannon, la colère succéda à la vénération émerveillée. Pourquoi les anges les traitaient-ils, lui et ses amis, en fauves capturés ? Quittant ses compagnons, Rocannon partit à grands pas ; ayant traversé la cour, il franchit le portail pour s’engager dans la rue de cette cité fabuleuse.

Rien ne bougeait. Toutes les portes étaient fermées. Hautes et sans fenêtres, les façades argentées se succédaient dans le silence du soleil levant.

Rocannon compta six croisements avant d’arriver à l’extrémité de la rue : un mur. Haut de cinq mètres, il s’étendait dans les deux sens, sans solution de continuité. Rocannon s’abstint de longer la rue périphérique pour y chercher une porte ; il pensait qu’il n’y en aurait pas car c’eût été sans objet pour des créatures ailées. Il reprit la rue radiale pour regagner le bâtiment central dont il était parti, le seul qui se distinguât, par sa forme et par sa hauteur plus grande encore, des hautes maisons argentées géométriquement alignées. Il rentra dans la cour. Toutes les maisons étaient closes, propres et désertes les rues, vide le ciel, et le silence n’était rompu que par le bruit de ses pas.

Il frappa de grands coups sur la porte située au fond de la cour. Pas de réponse. Il la poussa et elle s’ouvrit.

Il régnait à l’intérieur une chaude pénombre et comme une douce agitation susurrante, dans une atmosphère de cathédrale. Une haute silhouette s’approcha de Rocannon et s’immobilisa à côté de lui. Dans le rai de soleil matinal qu’il avait laissé entrer par la porte, il vit les yeux jaunes de l’ange se fermer et se rouvrir lentement. C’était la lumière solaire qui l’aveuglait. C’est la nuit seulement que ses semblables pouvaient voler en dehors de leur cité ou en parcourir les rues argentées.

Devant ce regard insondable, Rocannon prit une attitude bien connue des ethnologues chargés de la prospection des mondes étrangers, attitude emphatique et réceptive destinée à ouvrir, en quiconque, le flux de la communication humaine, et il demanda en galactique : « Qui est votre maître ? » Prononcée avec la solennité voulue, c’est une question qui ne reste généralement pas sans réponse. Aucune réaction cette fois. L’ange dirigea son regard droit sur Rocannon, cligna des paupières avec une impassibilité qui ne pouvait pas être seulement du dédain, ferma les yeux et resta immobile, selon toute apparence profondément endormi.

Les yeux de Rocannon s’étaient habitués à la pénombre et il voyait maintenant sous les voûtes de l’édifice, dans sa chaude atmosphère, de longues rangées de figures ailées formant parfois des groupes ou des noyaux agglomérés ; il y en avait des centaines, toutes immobiles, les yeux fermés.

Il s’avança parmi elles, et elles ne bougèrent point. Sur Davenant, sa planète natale, il avait jadis parcouru un musée rempli de statues ; il était enfant et devait lever la tête pour regarder les visages immobiles des anciens dieux hainiens.

Prenant son courage à deux mains, il s’approcha d’un ange et lui toucha le bras. Les yeux dorés s’ouvrirent, le beau visage s’abaissa sur lui, ténébreux. « Hassa ! » dit l’ange, puis, s’inclinant rapidement, il planta un baiser sur l’épaule de Rocannon, s’éloigna de trois pas, rajusta la cape formée par ses ailes et resta figé, les yeux clos.

Rocannon, voyant qu’il ne pouvait rien en tirer, continua son chemin. En tâtonnant, il traversa la pénombre de l’immense édifice jusqu’à une porte située à l’autre extrémité, s’ouvrant depuis terre jusqu’au haut plafond. De l’autre côté il faisait un peu plus clair, de minuscules œils-de-bœuf laissant filtrer du toit un poudroiement de lumière dorée. De part et d’autre les murs s’infléchissaient pour s’élever jusqu’à une voûte étroite. Apparemment, c’était un passage circulaire entourant le dôme central, cœur d’où la cité rayonnait. Le mur intérieur était magnifiquement décoré d’un motif intriqué de triangles et d’hexagones entremêlés montant jusqu’à la voûte, Rocannon sentit se réveiller son enthousiasme d’ethnologue devant l’énigme que lui posaient d’aussi éminents architectes. Tout était parfait en ce vaste édifice, le poli des surfaces, la précision du moindre joint ; à une conception splendide répondait une réalisation impeccable. Ce ne pouvait être que le produit d’une haute civilisation. Mais jamais il n’avait vu une telle apathie en une race hautement civilisée.

Pourquoi les avait-on amenés ici, lui et ses compagnons ? Silencieux, angéliques, arrogants, ces êtres avaient-ils voulu sauver les voyageurs de quelque péril nocturne ? Ou bien faisaient-ils leurs esclaves de certaines autres espèces ? En ce cas n’était-il pas étrange qu’ils n’eussent pas paru s’étonner de le voir immunisé contre leur agent paralysant ? Peut-être communiquaient-ils entièrement sans paroles ; mais Rocannon était porté à croire qu’en ce palais extraordinaire tout ce qu’il voyait s’expliquait par le fait que les anges étaient doués d’une intelligence hors des limites humaines. Il poursuivit son exploration et découvrit dans le mur intérieur du passage circulaire une troisième porte, si basse, celle-là, qu’il dut se baisser pour la franchir, ce qu’un habitant de ces lieux ne pouvait faire qu’en rampant.

Il retrouva une pénombre chaude, jaunâtre, embaumée, mais animée cette fois d’un doux et continuel murmure de voix susurrantes et des mouvements légers d’innombrables corps et d’ailes traînantes. Autour du mur, une longue rampe s’élevait en pente douce jusqu’à la base d’un dôme élevé dont le faîte était percé d’un œil doré. On voyait, çà et là, des formes s’agiter sur la rampe et, par deux fois, l’une d’elles, paraissant d’en bas toute petite, déploya ses ailes pour traverser sans bruit la poussière d’or du vaste cylindre. Rocannon s’apprêtait à gagner le pied de la rampe lorsque, d’un point de sa spirale situé à mi-hauteur, il vit quelque chose tomber et s’écraser à terre avec un grand bruit sec. Passant tout à côté, il vit que c’était un corps de petite taille dont les ailes n’étaient pas encore développées ; bien que le crâne eût été fracassé par le choc, il n’y avait aucune trace de sang.

Rocannon poursuivit son chemin obstinément et se mit à gravir la rampe. À dix mètres environ au-dessus du sol, il découvrit une niche triangulaire dans le mur, où se tapissaient d’autres petits anges aux ailes plissées. Ils étaient neuf, groupés régulièrement par trois à intervalles égaux autour d’une grosse masse pâle que Rocannon dut scruter un moment avant de distinguer une tête et des yeux ouverts, vides. C’était un hippogriffe, vivant, paralysé. Les neuf petites bouches délicatement ciselées ne cessaient de s’incliner sur cet animal comme pour le couvrir, sans relâche, de leurs baisers.

Un autre corps s’écrasa à terre et Rocannon, retraversant la salle au pas de gymnastique, ne fit qu’y jeter un coup d’œil en passant : c’était la carcasse desséchée d’un barilor vidé de son sang.

Il franchit le haut passage circulaire richement ornementé et se faufila aussi rapidement et souplement que possible parmi les anges toujours occupés à dormir debout dans la grande salle. Il déboucha sur la cour. Elle était vide. Un blanc soleil dardait ses rayons obliques sur le dallage. Ses compagnons avaient disparu. On les avait emmenés sous le dôme pour les donner en pâture aux larves, qui allaient les vider de leur sang.

7

Rocannon sentit ses genoux fléchir. Il s’assit sur les dalles rouges polies et s’efforça de réprimer suffisamment sa peur angoissée pour pouvoir penser et agir. Agir ! Retourner sous le dôme et sortir de là Mogien, Yahan et Kyo. À l’idée de retrouver cette pénombre peuplée de hautes figures angéliques dont les têtes nobles contenaient des cerveaux dégénérés ou spécialisés au niveau de l’insecte, il sentit sur la nuque un picotement glacé. Il le fallait pourtant. Ses amis étaient là et il devait les en sortir. Les larves et leurs nourrices seraient-elles assez ensommeillées pour le laisser faire ? Mais trêve de questions. Première chose à faire : inspecter la muraille extérieure sur tout son pourtour, car si elle ne comportait aucune porte tout était perdu. Il ne pouvait faire franchir un mur de cinq mètres à ses amis.

Il y avait probablement trois castes, pensa-t-il en longeant la rue silencieuse à l’architecture impeccable : des nourrices pour les larves sous le dôme, des bâtisseurs et des chasseurs dans les pièces extérieures, et les maisons que longeait Rocannon abritaient peut-être les créatures affectées à la reproduction, pondeuses et couveuses. Les deux distributrices d’eau devaient être des nourrices chargées de maintenir en vie les proies paralysées jusqu’à ce que les larves les aient vidées de leur sang. Raho était mort, et pourtant elles lui avaient donné de l’eau. Comment n’avait-il pas vu qu’elles étaient dépourvues d’intelligence ? Il les avait voulues intelligentes parce qu’elles avaient un air si angéliquement humain. Pas d’espèce IV, dit-il furieusement à son Guide, qui gisait au fond de la mer. À ce moment il vit quelque chose traverser la rue comme une flèche au prochain croisement – une créature basse et brune dont il ne pouvait évaluer la taille dans la perspective irréelle des façades identiques. Manifestement, c’était un intrus en ces lieux. Les insectes angéliques avaient donc leur vermine en cette ruche magnifique. D’un pas rapide et égal, Rocannon, dans un silence de mort, atteignit le mur extérieur et prit à gauche pour le longer.

À quelque distance, au pied du mur argenté sans joint visible, était tapie une petite bête brune. À quatre pattes elle ne dépassait pas son genou. Apparemment c’était une « bête », un être d’intelligence inférieure, et pourtant, chose rare en cette planète, elle n’avait pas d’ailes. Elle se faisait toute petite, sans doute terrifiée. Rocannon fit un détour pour l’éviter ; il fallait essayer, pensait-il, de ne pas l’effrayer au point de la rendre agressive. La partie visible du mur circulaire ne comportait pas la moindre porte.

« Seigneur ! cria une petite voix jaillie de nulle part. Seigneur !

— Kyo ! » cria Rocannon en se retournant, et sa voix ricochait sur les murs. Rien ne bougea. Murs blancs, ombres noires, lignes régulières, silence.

La petite bête brune s’avança en sautillant vers Rocannon. « Seigneur ! cria-t-elle d’une voix fluette, Seigneur ! oh ! venez, venez ! Oh ! venez, Seigneur ! »

Rocannon était médusé. La petite créature s’assit devant lui sur son large fessier. Elle battait des flancs, ses minuscules mains noires jointes sur la fourrure de sa poitrine palpitante. Ses yeux noirs, dilatés par la peur, étaient levés vers lui. En Langue Commune elle répéta d’une voix chevrotante : « Seigneur !… »

Rocannon s’agenouilla. Un flot de pensées l’assaillit tandis qu’il considérait ce petit être étrange. Il lui dit enfin avec une grande douceur : « Je ne sais quel nom te donner.

— Oh ! venez ! dit la petite créature d’une voix tremblotante, Seigneurs, seigneurs. Venez !

— Les autres seigneurs… mes amis ?

— Amis, dit le petit être brun. Amis. Château. Seigneurs, château, feu, grands animaux, grandes ailes, jour, nuit, feu. Oh ! venez !

— Je viens », dit Rocannon.

Son nouvel ami partit aussitôt en sautillant et il le suivit. La rue radiale, une rue transversale vers le nord, enfin une des douze portes d’accès au dôme. Et Rocannon retrouva ses quatre compagnons dans la cour dallée de rouge, tels qu’il les avait laissés. Par la suite, lorsqu’il eut le temps d’y penser, il se rendit compte que, s’il n’avait pas revu ses amis, c’était pour être sorti du dôme par une autre cour.

Cinq autres petits êtres bruns les attendaient, formant auprès de Yahan un groupe quelque peu cérémonieux. Rocannon s’agenouilla de nouveau pour se faire plus petit et leur fit une révérence du mieux qu’il put. « Salut, petits Sires, dit-il.

— Salut, salut », dirent tous les farfadets en manteau de fourrure. Puis l’un d’eux, qui avait le museau noir, dit ce mot : « Kièmhrir.

— Vous êtes les Kièmhrir ? » Avec vivacité ils rendirent à Rocannon sa révérence. « Je suis Rocannon Olhor. Nous venons du nord, du château de Hallan en Anginie.

— Château », dit Truffe Noire. Sa petite voix flûtée tremblait de ferveur. Se grattant la tête, il parut remuer de vieux souvenirs : « Des jours, la nuit, des années, des années, dit-il. Seigneurs partir. Des années, des années, des années… Kièmhrir non partir. » Il regarda Rocannon intensément.

« Les Kièmhrir… sont restés ici ? demanda Rocannon.

— Rester ! » cria Truffe Noire, et sa voix prit alors un volume surprenant. « Rester ! Rester ! » Et tous ses congénères murmurèrent « Rester… » comme s’ils se repaissaient de ce mot.

« Jour, dit Truffe Noire d’un ton décisif en montrant le soleil. Seigneurs venir. Partir ?

— Oui, nous voudrions partir. Pouvez-vous nous aider ?

— Aider ! » dit le Kièmher, se saisissant de ce mot avec la même avidité, la même délectation. « Aider partir. Seigneur rester. »

Ainsi donc Rocannon resta, c’est-à-dire qu’il s’assit pour regarder travailler les Kièmhrir. Truffe Noire siffla, et sans tarder une douzaine de ses semblables arrivèrent avec circonspection, de leur démarche sautillante. Rocannon se demanda où ils pouvaient bien, dans cette vaste ruche aux lignes d’une précision mathématique, trouver place pour se cacher, pour vivre. Pourtant c’était le cas, et ils avaient même leurs garde-manger car l’un d’eux arriva en tenant dans ses petites mains noires un sphéroïde blanc très semblable à un œuf. C’était une coquille d’œuf servant de fiole ; Truffe Noire la prit et en retira le couvercle avec précaution. Elle contenait un épais liquide transparent. Il en étala un peu sur les plaies de ses amis inconscients, lésions provoquées par les piqûres qu’on leur avait faites à l’épaule, puis, tandis que les autres infirmiers leur levaient la tête avec une délicatesse anxieuse, il leur versa dans la bouche un peu de son liquide. Ils ne touchèrent pas à Raho. Les Kièmhrir ne se parlaient pas entre eux, communiquant seulement par gestes et par sifflements ; ils faisaient leur travail avec beaucoup de calme et une courtoisie émouvante.

Truffe Noire s’approcha de Rocannon et lui dit sur un ton rassurant : « Seigneur, rester.

— Attendre ? Certainement.

— Seigneur, dit le Kièmher en désignant le corps de Raho, puis il se tut.

— Mort, dit Rocannon.

— Mort, mort », dit la petite créature. Il toucha Raho au bas de la nuque, et Rocannon acquiesça.

La cour aux murs d’argent ruisselait d’une chaude lumière. Yahan, qui était couché près de Rocannon, fit une profonde inspiration.

Les Kièmhrir s’assirent en demi-cercle autour de leur chef. Rocannon lui dit :

« Petit Sire, puis-je savoir quel est ton nom ?

— Nom », murmura Truffe Noire. Les autres étaient tous figés. « Liuar », dit-il, employant le vieux vocable dont Mogien avait désigné l’ensemble des nobles et des médiants, ce que le Guide appelait espèce II. « Liuar, Fiia, Gdemiar : noms. Kièmhrir : non nom. »

Rocannon fit un signe d’assentiment tout en se demandant ce qu’il voulait dire. Le mot « Kièmher, Kièmhrir » n’était en fait qu’un adjectif signifiant agile ou rapide.

Derrière lui Kyo eut un hoquet, s’agita, s’assit. Rocannon se dirigea vers lui. Les petits êtres sans nom observaient tout de leurs yeux noirs attentifs et placides. Yahan sortit de sa torpeur, enfin ce fut Mogien, à qui l’on avait dû administrer une forte dose de l’agent paralysant car il n’avait même pas la force de soulever la main. Un des Kièmhrir montra à Rocannon qu’il pouvait se rendre utile en frottant les bras et les jambes de Mogien ; tout en le frictionnant il lui expliqua ce qui s’était passé et en quel lieu ils se trouvaient.

« La tapisserie, murmura Mogien.

— Vous dites ? » demanda Rocannon, imaginant qu’il n’avait pas encore toute sa lucidité, et le jeune homme murmura :

« La tapisserie, à Hallan – les géants ailés. »

Rocannon se souvint alors de cette tapisserie, qu’il avait contemplée aux côtés de Haldre dans la salle d’honneur de Hallan ; on y voyait des guerriers blonds en lutte contre des créatures ailées.

Kyo regardait les Kièmhrir depuis un moment ; il tendit la main et Truffe Noire se dirigea vers lui en sautillant et mit sa petite main noire sans pouce sur la paume de la longue main fuselée de Kyo.

« Maîtres parleurs, dit le Fian avec douceur. Vous qui aimez les mots, qui en êtes goulus, vous qui êtes sans nom, dont le corps est si leste, et si tenace la mémoire. Vous n’avez donc pas oublié les mots que disent les géants, ô Kièmhrir ?

— Pas oublié », dit Truffe Noire.

Avec l’aide de Rocannon, Mogien se leva ; il était amaigri et avait l’air sombre. Il resta un instant immobile auprès de Raho, dont le visage était horrible à voir dans la blanche clarté du plein soleil. Puis il salua les Kièmhrir et dit, en réponse à Rocannon, qu’il se sentait tout à fait rétabli.

« S’il n’y a pas de portes, nous pourrons tailler dans le mur des prises pour les pieds et l’escalader.

— Sifflez les destriers, Seigneur », murmura Yahan.

Le sifflet à ultra-sons pourrait-il réveiller les créatures se trouvant sous le dôme, c’était là une question trop complexe pour les Kièmhrir et qui, certainement, les dépasserait. Puisque les anges semblaient être à cent pour cent des créatures nocturnes, on décida d’en prendre le risque. Mogien sortit un tuyau attaché par une chaîne sous son manteau et siffla de toutes ses forces ; Rocannon n’entendit rien, mais les Kièmhrir firent une grimace. Moins de vingt minutes plus tard, une grande ombre jaillit au-dessus du dôme, pivota, fila vers le nord, et réapparut bientôt avec une seconde ombre. Toutes deux se laissèrent tomber dans la cour avec de puissants battements d’ailes ; c’était le destrier zébré et la monture grise de Mogien. On ne revit jamais le destrier blanc. Peut-être était-ce celui que Rocannon avait vu sur la rampe montant en spirale dans la pénombre dorée du dôme, jeté en pâture aux larves des anges.

Les Kièmhrir furent effrayés par les hippogriffes. Truffe Noire en perdit presque entièrement sa courtoisie de farfadet car c’est à peine s’il put maîtriser sa panique lorsque Rocannon essaya de le remercier et de lui dire adieu.

« Oh ! volez, Seigneur ! » dit-il pitoyablement, s’écartant des grands pieds griffus des destriers : mieux valait donc abréger les adieux et partir.

À une heure de vol de la ruche géante, près des cendres du dernier bivouac, ils retrouvèrent intacts leur chargement et leur sad – c’est-à-dire les vêtements et les fourrures de rechange qui leur servaient de couvertures. Plus bas sur la colline gisaient trois anges morts et les deux épées de Mogien, dont l’une était rompue près de la garde. Mogien, soudain réveillé, avait vu les géants ailés se pencher sur Yahan et Kyo. L’un d’eux l’avait mordu, ce qui lui avait enlevé l’usage de la parole. Mais il s’était battu contre eux et en avait occis trois avant d’être vaincu par la paralysie.

« J’ai entendu Raho m’appeler. Trois fois il a crié mon nom et je n’ai pu le secourir. » Assis dans l’herbe recouvrant ces ruines qui n’avaient plus de nom et dont il ne subsistait aucune légende, Mogien, son épée brisée sur les genoux, resta silencieux. On fit un bûcher avec des branches et des broussailles, on y posa le corps de Raho, et à ses côtés son arc et ses flèches. Yahan alluma du bois et Mogien enflamma le bûcher. Ils montèrent sur les destriers, Kyo derrière Mogien et Yahan derrière Rocannon, et ils s’élevèrent en spirale au-dessus de la fumée du brasier qui flamboyait au soleil du midi sur une colline, en ce pays de cauchemar.

Longtemps ils virent derrière eux cette mince colonne de fumée dont chaque battement d’ailes les éloignait.

Les Kièmhrir leur avait fait comprendre qu’il leur fallait aller de l’avant et s’abriter la nuit sous peine de subir une nouvelle attaque des insectes géants. Ils se réfugièrent donc, vers le soir, au fond d’une profonde gorge boisée ; un torrent y coulait, ils entendaient le bruit d’une cascade, l’air était humide mais parfumé, et la musique des eaux leur détendait l’esprit. Ils trouvèrent un mets délicat pour le dîner : un certain tardigrade aquatique à grosses écailles. Sa chair est savoureuse mais Rocannon ne put y goûter. L’évolution lui avait laissé des rudiments de poils aux articulations et sur la queue ; c’était un mammifère ovipare, comme beaucoup des animaux de cette planète, comme les Kièmhrir probablement.

« Manges-en si tu veux, Yahan. Moi, je suis incapable d’écailler une bête qui pourrait me parler », dit-il, irrité par la faim. Et il alla s’asseoir auprès de Kyo.

Kyo lui sourit tout en frottant son épaule endolorie. « Si nous pouvions entendre parler tout ce qui vit…

— Dans ce cas, je me laisserais mourir de faim.

— Les plantes sont des créatures vivantes et nous ne les entendons pas », dit le Fian, caressant le tronc rugueux d’un arbre penché sur le torrent. Les conifères commençaient à être en fleur dans le Midi, et dans les forêts flottait une poudre embaumée, le pollen que les plantes confiaient au vent car il n’existait ni petits insectes, ni fleurs à pétales. Sur ce monde sans nom, le printemps était entièrement peint de vert, vert foncé et vert pâle, avec des nuées de pollen doré.

Mogien et Yahan s’endormirent dès la tombée de la nuit, étendus près des cendres chaudes ; pas de feu de peur d’attirer les insectes géants. Comme Rocannon s’y était attendu, Kyo supportait mieux les poisons que ses compagnons ; il resta à bavarder avec Rocannon, dans la nuit, au bord du torrent.

« Tu as salué les Kièmhrir en vieilles connaissances », dit Rocannon, et le Fian répondit :

« Si l’un de nous se rappelle quelque chose dans mon village, tous se le rappellent, Olhor. Nous connaissons tant de contes, de rumeurs, de mensonges et de vérités, et qui pourrait savoir combien ils sont anciens ?

— Pourtant tu ignorais tout des géants ailés. »

Kyo allait-il laisser cette question sans réponse ? Non, car il dit enfin :

« Les Fiia ne se rappellent pas ce qui fait peur, Olhor. Comment le pourraient-ils ? Nous avons choisi. Lorsque nous nous sommes séparés des Argiliens, nous leur avons laissé la nuit, les grottes et l’acier des épées, et nous avons choisi les vertes vallées, le soleil et le bois de nos jattes. C’est pourquoi nous ne sommes que des moitiés d’hommes, et c’est pourquoi nous avons oublié, tant oublié. » Sa voix délicate était plus décidée et plus pressante cette nuit-là qu’elle ne l’avait jamais été, égrenant ses notes cristallines sur le fond sonore du torrent et de la cascade située à l’entrée de la gorge.

« Chaque jour de ce voyage vers le Midi, je retrouve les contes qu’on apprend chez nous tout petit, là-bas dans les vallées d’Anginie. Et je m’aperçois que tous ces contes sont vrais. Mais nous en avons oublié la moitié. Les Goulus-de-mots, les Kièmhrir, ils sont dans les vieilles chansons que nous nous chantons d’esprit à esprit ; mais pas les géants ailés. Les amis, pas les ennemis. Le soleil, et non la nuit. Et moi, je suis le compagnon d’Olhor qui va vers le Midi pour pénétrer dans ses légendes sans porter d’épée. Je chevauche avec Olhor, qui cherche à entendre la voix de son ennemi, qui a traversé la grande nuit, qui a vu dans cette nuit le Monde suspendu comme un bijou bleu. Je ne suis qu’une moitié d’homme. Je ne pourrai pas aller au-delà des collines. Je ne pourrai te suivre dans les hauts lieux, Olhor ! »

Rocannon toucha légèrement l’épaule de Kyo, ce qui l’apaisa aussitôt. Ils restèrent à écouter le bruit du torrent et à observer ses eaux qui reflétaient la lueur grise des étoiles, sous des nuées et des volutes de pollen qu’un vent glacial apportait des montagnes du Midi.

Le lendemain, ils reprirent leur vol et virent par deux fois, en direction de l’est, les dômes et les rues en étoile des villes-ruches. Le soir, à l’étape, ils organisèrent un double guet. La nuit suivante ils campèrent très haut dans les collines ; il tombait une pluie froide et cinglante, qui persista le lendemain. Il se faisait parfois une trouée dans les nimbus, et l’on voyait alors, à l’est comme à l’ouest, surgir des montagnes au-dessus des collines. Encore une étape sur une hauteur, au pied d’un vieux donjon en ruine, toujours avec un tour de garde et toujours sous la pluie, enfin le lendemain, au début de l’après-midi, les voyageurs franchirent un col, et ce fut le soleil ; de là une large vallée allait se perdre au sud vers des lointains brumeux frangés de montagnes.

Ils survolaient cette vallée comme on suit une route, et à droite de ce grand tapis vert se dressaient au loin de hauts pics blancs en rangs serrés. L’air était vif et chargé d’or, et les destriers filaient au soleil comme feuilles au vent. Sur le ruban de la vallée dont le vert tendre était comme émaillé d’arbustes et de bouquets d’arbres d’un vert plus sombre, une mince traînée grise vint à flotter. La monture de Mogien revint en arrière en décrivant un cercle ; Kyo montrait quelque chose à terre : un village vers lequel les hippogriffes plongèrent dans le vent semé d’or, un village ensoleillé niché entre une colline et la rivière, fumant de ses petites cheminées. Un troupeau de hérilor paissait sur les pentes qui le dominaient. Au centre du cercle des petites maisons disséminées, avec leurs échalas, leurs brise-vent et leurs vérandas ensoleillées, se dressaient cinq grands arbres. C’est là que se posèrent les voyageurs ; les Fiia allèrent à leur rencontre, rieurs mais intimidés.

Les habitants de ce village ne pratiquaient guère la Langue Commune et n’avaient pas d’ailleurs pour habitude de parler tout haut. Pourtant c’était un peu se retrouver chez soi que d’entrer dans leurs maisons bien aérées, de manger dans leurs jattes de bois poli, de se réfugier chez eux contre une nature sauvage et les éléments, de jouir un soir de leur riante hospitalité. Étranges créatures, fuyantes, gracieuses, insaisissables : des moitiés d’hommes, ainsi Kyo avait-il caractérisé son espèce. Mais Kyo lui-même ne s’y intégrait plus parfaitement. Les vêtements propres qu’on lui avait donnés le faisaient ressembler aux autres jusque dans ses mouvements et ses gestes, et pourtant il se distinguait très nettement de leur groupe. Était-ce parce que sa condition d’étranger lui interdisait de libres échanges télépathiques avec eux ou parce que l’amitié de Rocannon l’avait transformé, en avait fait un autre être humain, plus solitaire, plus mélancolique, plus complet ?

Les Fiia furent capables de décrire la configuration de cette région. Au-delà de la grande chaîne bordant leur vallée à l’ouest, s’étendait, disaient-ils, un désert ; pour continuer vers le sud les voyageurs devaient suivre la vallée ; longtemps ils auraient les montagnes à l’ouest jusqu’à ce que leur chaîne s’incurvât elle-même vers l’est.

« Trouverons-nous des cols pour la franchir ? » demanda Mogien, et les petits hommes sourirent en disant :

« Certainement, certainement.

— Et au-delà des cols, savez-vous ce que nous trouverons ?

— Les cols sont très élevés et il y fait très froid », dirent les Fiia poliment.

Les voyageurs firent étape deux nuits dans leur village pour s’y reposer. Ils repartirent chargés de pain et de viande séchée pour la route ; les Fiia mettent leur bonheur à donner. Après deux jours de vol ils arrivèrent à un autre village où ils reçurent l’accueil le plus amical ; on eût dit que ce n’étaient pas des étrangers mais des pays longtemps attendus. Lorsque les destriers se posèrent, les hommes et femmes accourus pour les recevoir crièrent à Rocannon, le premier à mettre pied à terre : « Salut, Olhor ! » Il en fut d’abord tout saisi, puis intrigué, même lorsqu’il eut réfléchi que ce mot voulait dire « Errant » et qu’il lui allait comme un gant. Mais n’était-ce pas Kyo, le Fian, qui le lui avait donné ?

Plus tard, après avoir survolé la vallée en une longue et paisible étape, il dit à Kyo :

« Chez toi, Kyo, tu ne portais pas de nom ?

— On m’appelle « berger » ou « petit frère », ou « léger à la course » car j’étais un coureur rapide dans nos concours.

— Mais ce sont là des sobriquets, des descriptions – comme Olhor ou Kièmhrir. Vous êtes très forts pour baptiser les gens, vous autres Fiia. Un homme paraît, et aussitôt vous lui donnez un sobriquet : Seigneur des Étoiles, Porteur-de-glaives, Coiffé-de-soleil, Goulu-de-mots. Je crois que c’est de vous que les Angyar tiennent leur amour des sobriquets. Et pourtant vous n’avez pas de noms.

— Seigneur des Étoiles, Homme-aux-lointains-voyages, Tempes-grises, Porteur-de-joyau, dit Kyo en souriant, ce ne sont pas des noms ?

— Tempes-grises ? Est-il vrai que je grisonne ?… Je ne sais pas exactement ce qu’est un nom. Celui qu’on m’a donné à ma naissance, c’est Gaverel Rocannon. C’est un nom qui ne me décrit pas, mais c’est un nom. Quand je vois une nouvelle sorte d’arbres sur cette terre, je te demande – ou plutôt à Yahan ou à Mogien, puisque toi tu ne me réponds que rarement – quel est son nom. Je ne suis pas tranquille avant de le savoir.

— Eh bien, c’est un arbre ; comme je suis un Fian ; comme tu es… quoi ?

— Mais il faut distinguer les choses, Kyo ! Dans chaque village que nous rencontrons, je demande aux habitants comment s’appellent ces montagnes à l’ouest, cette chaîne au pied de laquelle ils vivent depuis leur naissance jusqu’à leur mort, et l’on me répond : « Ce sont les montagnes, Olhor. »

— Ce sont bien des montagnes, dit Kyo.

— Mais il y en a d’autres… le long de cette même vallée il existe une chaîne plus basse à l’est ! Comment pouvez-vous distinguer une montagne d’une autre, une personne d’une autre, si vous ne leur donnez pas de noms ? »

Les genoux serrés entre ses bras, le Fian contemplait les pics se dressant à l’ouest, illuminés par le couchant. Au bout d’un moment, Rocannon se rendit compte qu’il allait laisser sa question sans réponse.

Les vents tiédissaient et les jours allongeaient à mesure que progressaient l’année chaude et leur voyage vers le Midi. Comme les destriers portaient une double charge, on évitait de les surmener, s’arrêtant fréquemment un jour ou deux pour chasser et laisser chasser ces animaux. Enfin les voyageurs virent les montagnes s’incurver devant eux pour aller se rattacher vers l’est à la chaîne côtière, c’est-à-dire leur barrer la route. Le vert de la vallée n’en gravissait les pentes que jusqu’à une faible altitude, puis c’était du roc nu, et c’est seulement beaucoup plus haut qu’on voyait des taches de vert avec parfois du brun, les vallées alpestres ; ensuite du roc gris, des éboulis ; et enfin le blanc des cimes battues par la tempête, se lançant à l’assaut du ciel.

Les voyageurs atteignirent un village de Fiia, haut perché sur les collines. Un vent glacé soufflait de la montagne sur ses toits frêles, répandant une fumée bleue dans la lumière du couchant et sur ses ombres étirées. Comme toujours, ils furent reçus avec une grâce enjouée, abreuvés d’eau, nourris de viande fraîche et d’herbes servies dans des jattes de bois, tout cela dans la chaleur d’un foyer, pendant que leurs vêtements étaient dépoussiérés et leurs destriers nourris et choyés par de tout petits enfants qui semblaient avoir du vif-argent dans les veines.

Après souper, quatre villageoises dansèrent pour eux, sans musique, avec des mouvements et des pas si légers et rapides qu’elles semblaient désincarnées ; c’était, à la lueur du feu, comme un jeu d’ombre et de lumière aux figures fugaces, insaisissables. Rocannon, souriant de plaisir, se tourna vers Kyo, assis comme d’habitude à ses côtés. Le Fian lui répondit par un regard empreint de gravité, et par ces mots : « Je vais rester ici, Olhor. »

Rocannon réprima sa réaction de saisissement et ne répondit rien. Il continua un moment à regarder les danseuses, les figures que décrivaient à la lumière du feu leurs formes éthérées. Du silence elles semblaient tisser une musique hallucinante. Sur les murs de bois la lumière du feu s’inclinait, vacillait, dansait.

« Il a été prédit que l’Errant choisirait des compagnons. Pour quelque temps. »

Qui avait parlé, lui, Kyo ou sa mémoire ? Il n’aurait su le dire. Ces mots étaient dans son esprit et dans celui de Kyo. Les danseuses se séparèrent et l’on vit leurs ombres monter à l’assaut des murs, et la chevelure dénouée de l’une d’elles s’agiter un moment dans tout son éclat. La danse sans musique était terminée, les danseuses, sans noms comme l’ombre et la lumière, s’étaient immobilisées. Le destin qui avait rapproché Rocannon et Kyo les séparait maintenant, dans la paix des âmes.

8

Sous les ailes, au battement puissant, de son destrier, Rocannon vit un chaotique éboulis de rocs dont la pente se dressait devant lui ; l’hippogriffe l’effleura de la pointe de son aile gauche dans son effort pour s’élever jusqu’au col qui lui faisait face. Rocannon avait tendu sur ses cuisses ses sangles de combat pour se prémunir contre les courants d’air ascendants et les coups de vent qui, parfois, faisaient perdre l’équilibre aux coursiers, et il portait sa combinaison isolante pour se protéger du froid. Derrière lui, enveloppé de tous les manteaux et fourrures qu’ils possédaient à eux deux, Yahan avait pourtant si froid qu’il s’était attaché les poignets à la selle, car il eût craint, sinon, de lâcher prise. Mogien, qui sur son destrier moins chargé avait pris de l’avance, supportait beaucoup mieux que Yahan le froid et l’altitude ; il accueillait avec une âpre joie leur combat contre les hauteurs.

Quinze jours s’étaient écoulés depuis qu’ils avaient quitté le dernier village fian après avoir fait leurs adieux à Kyo. Ils avaient alors commencé à survoler collines et contreforts en direction de ce qui semblait être le col le plus large. Les Fiia n’avaient su leur donner aucune indication sur la route à suivre ; dès qu’on leur parlait de franchir les montagnes, ils se cantonnaient dans un mutisme apeuré.

Les premiers jours, tout s’était bien passé, mais à mesure qu’on gagnait de l’altitude les destriers devenaient plus fatigables, l’air raréfié ne leur procurant pas un oxygène assez riche pour l’effort qu’ils avaient à fournir. Ils montèrent encore, et ce fut le froid et le temps traître de la haute montagne. Dans les trois derniers jours les coursiers n’avaient couvert que quinze kilomètres environ, dirigés à l’aveuglette sur la plus grande partie de cette distance. Les hommes se privaient pour donner à leurs montures un peu de leur viande sèche ; le matin, Rocannon leur avait abandonné tout ce qui restait, car s’ils ne passaient pas le col ce jour-là il leur faudrait redescendre vers les bois pour laisser les animaux chasser et se reposer, et tout serait à recommencer. Ils semblaient être sur le bon chemin, en direction d’un col. Mais des pics dressés à l’est soufflait un terrible vent sec, et le ciel blanchissait, se chargeait. Mogien avait conservé son avance et Rocannon forçait sa monture à le suivre ; car dans cette interminable et cruelle traversée de la montagne, Mogien menait et il suivait. Il avait oublié pourquoi il voulait franchir ces hauteurs, se rappelant seulement qu’il le fallait, qu’il fallait aller vers le sud. Mais pour trouver le courage de le faire il s’en remettait à Mogien. « Je pense que c’est ici ton domaine », avait-il dit au jeune seigneur la veille au soir lorsqu’ils avaient discuté de la marche à suivre ; embrassant du regard leur vaste horizon glacé de pics et de gouffres, de roc, de neige et de ciel, Mogien avait répondu sans hésiter, avec sa belle assurance de grand seigneur : « C’est ici mon domaine. »

Il appelait maintenant Rocannon, qui essaya d’exhorter son coursier tout en scrutant devant lui la montagne à travers ses cils gelés pour découvrir une brèche dans le chaos de ces interminables pentes. Et elle lui apparut soudain ; c’était comme un angle de la planète, la saillie d’un toit gigantesque. Le versant rocheux se déroba et ils survolèrent une vaste étendue blanche, le col. De chaque côté, dans les nuages chargés de neige qui allaient s’épaississant, se dressaient des pics balayés par les vents. Rocannon était assez près de Mogien pour voir son visage impavide et entendre son cri, ce cri de guerre qu’on hurle d’une voix de fausset pour chanter victoire. Il suivit Mogien sur la blanche vallée, sous les blancs nuages. La neige commença à danser autour d’eux ; elle ne tombait pas mais elle dansait, en ce lieu où elle se sentait chez elle, et c’était comme un ballet de flocons secs, vacillants. Affamé, surchargé, le destrier de Rocannon haletait à chaque battement de ses grandes ailes zébrées. Mogien s’était laissé rejoindre pour que ses compagnons ne risquent pas de le voir disparaître dans les nuages, mais il menait toujours.

Il y eut une lueur dorée dans la brume des flocons dansants, et peu à peu cet or se précisa, prit tout son éclat limpide, fluide. Teintés de cet or pâle, les champs de neige plongèrent à pic. Puis, abruptement, la terre se déroba et les hippogriffes se débattirent, tels des noyés, dans un vaste gouffre d’air. Tout en bas, bien loin, se dessinaient nettement de minuscules vallées et lacs, une langue de glacier scintillante, des taches vertes de forêts. La monture de Rocannon cessa enfin de faire des mouvements désordonnés pour se laisser tomber, les ailes dressées, se laisser tomber comme une pierre ; Yahan poussa un cri d’effroi, Rocannon ferma les yeux et se cramponna.

Puis, avec un bruit de tonnerre, les ailes se remirent à battre ; la chute se ralentit, devint un vol plané péniblement freiné, enfin s’arrêta. Le coursier était blotti, tout tremblant, dans une vallée rocheuse. Tout près, la monture grise de Mogien cherchait à se coucher tandis que Mogien sautait à terre, riant, criant : « Nous sommes passés, nous avons gagné ! » Il s’avança vers ses compagnons, son visage brun radieux et triomphant. « Maintenant, Rokanan, mon domaine s’étend sur les deux côtés de la montagne !… Nous nous contenterons cette nuit de cet endroit pour camper. Demain les destriers pourront chasser plus bas, là où il y a des arbres, et nous nous débrouillerons pour descendre à pied. Viens, Yahan. »

Yahan était avachi sur sa selle, incapable de faire un mouvement. Mogien le prit dans ses bras et l’aida à se coucher à l’abri d’un rocher en surplomb. Ils se trouvaient au soleil en cette fin d’après-midi, mais cette bille de cristal luisant au sud-ouest ne donnait guère plus de chaleur que la Grandétoile ; et il soufflait encore un vent glacial. Tandis que Rocannon déharnachait les destriers, le seigneur angyar venait en aide à son serviteur et faisait de son mieux pour le réchauffer. Il n’y avait rien pour faire du feu car ils étaient encore bien au-dessus de la zone des forêts. Rocannon se dépouilla de sa combinaison et la fit revêtir à Yahan sans faire cas de ses faibles protestations apeurées, puis s’enveloppa de fourrures. Hommes et bêtes se tassèrent les uns contre les autres pour se réchauffer, et se partagèrent un peu d’eau et du pain de route donné par les Fiia. La nuit monta des terres estompées qu’ils dominaient. Les étoiles jaillirent, libérées par la nuit, et les deux lunes les plus lumineuses semblaient briller à portée de la main.

Au milieu de la nuit étoilée, Rocannon fut réveillé d’un profond sommeil. Tout était silencieux, glacé. Yahan lui avait saisi le bras et chuchotait fiévreusement ; il lui secouait le bras et chuchotait. Rocannon regarda ce qu’il désignait et, sur le rocher qui les dominait, vit une ombre, quelque chose qui masquait les étoiles.

Comme l’ombre qu’ils avaient vue sur la pampa au nord du continent, c’était vaste et d’une étrange imprécision. Tout en l’observant, il vit les étoiles commencer à jeter une faible lueur à travers cette forme sombre, puis il n’y eut plus d’ombre, la nuit ayant retrouvé sa transparence. À gauche de l’endroit où Yahan et Rocannon avaient cru voir quelque chose, brillait faiblement la lune Héliki à son déclin.

« C’est une illusion, un tour joué par la lune, Yahan, murmura Rocannon. Rendors-toi, tu as la fièvre.

— Non, dit la voix calme de Mogien. Ce n’était pas une illusion. C’était ma mort.

— Non, Seigneur, pas votre mort, c’est impossible ! dit Yahan en s’asseyant, tremblant de fièvre. La preuve, c’est que je l’ai déjà vue, et Olhor aussi, là-bas sur la plaine, lorsque vous n’étiez pas avec nous. »

Appelant à l’aide ce qui lui restait – quelques lambeaux – de sens commun, de pondération scientifique, des souvenirs d’un vieil univers et de ses règles de vie, Rocannon s’efforça de parler avec autorité :

« Tout cela est absurde », dit-il.

Mogien ne fit aucun cas de ces paroles.

« Je l’ai vue sur la plaine, elle me cherchait. Et, par deux fois, dans les collines avant d’arriver au col. Quelle mort serait-ce, sinon la mienne ? Ce ne peut être la tienne, Yahan. Es-tu un seigneur, un Angya ? Portes-tu les deux glaives ? »

Désespéré, fiévreux, Yahan essaya de défendre son point de vue, mais Mogien poursuivit :

« Ce n’est pas la mort de Rokanan, car il va son chemin. On peut mourir n’importe où, mais c’est seulement sur son domaine qu’un seigneur rencontre sa propre mort, celle qui est vraiment la sienne. Elle l’attend en un lieu qui lui appartient, un champ de bataille, un château, le terme d’un voyage. Et c’est ici qu’elle m’attend. C’est de ces montagnes qu’est venu mon peuple, et j’y suis retourné. Mon deuxième glaive s’est rompu au combat. Écoute-moi, ma mort : je suis Mogien, l’héritier de Hallan… Me reconnais-tu maintenant ? »

Le vent glacial et cinglant soufflait sur les rochers. Des formes rocheuses se dessinaient autour d’eux, au-delà desquelles scintillaient les étoiles. Un des destriers s’agita et grogna.

« Tenez-vous tranquilles, dit Rocannon. Tout cela est absurde. Dormez plutôt. »

Mais il ne put ensuite se rendormir profondément et, chaque fois qu’il se réveillait, il voyait Mogien assis contre le flanc de son grand coursier, calme et prêt à tout, embrassant du regard cette terre plongée dans la nuit.

Quand le jour se fut levé, les destriers, libérés, partirent chasser dans les forêts situées plus bas, et les trois hommes commencèrent à descendre à pied. Ils étaient encore très haut, bien au-dessus de la zone boisée, et leur descente ne pouvait se faire sans risques que si le temps restait clair. Mais au bout d’une heure à peine, on vit que Yahan n’était pas en état de faire un tel effort ; il avait trop souffert du froid et était trop épuisé pour une pareille marche, d’autant plus qu’il fallait parfois jouer des pieds et des mains et s’agripper à des rochers. Encore un jour de repos, et il pourrait peut-être, grâce à la combinaison de Rocannon, trouver la force de se remettre en route ; mais il faudrait alors passer une seconde nuit sur ces hauteurs, sans feu, sans abri, sans vivres suffisants. Mogien pesa les risques sans paraître le moindrement s’en émouvoir, et proposa que Rocannon restât avec Yahan sur une corniche abritée et ensoleillée, tandis que lui-même irait reconnaître un itinéraire de descente assez facile pour qu’ils pussent y transporter Yahan, ou, au pis aller, un abri contre la neige.

Après son départ, Yahan, gisant dans un état de demi-stupeur, demanda de l’eau. Leur gourde était vide. Rocannon lui dit de rester tranquille et gravit le versant pierreux jusqu’à une terrasse située environ quinze mètres plus haut et ombragée par un rocher, sur laquelle il vit des plaques de neige étincelante. L’escalade avait été plus dure que prévue, et il dut rester étendu sur la corniche, aspirant, en haletant, l’air vif et coupant, son cœur battant la chamade.

Il entendait un bruit qu’il prit d’abord pour un bourdonnement d’oreilles ; puis, tout près de sa main, il vit un filet d’eau. Il s’assit. Le ruisselet, d’où montait une fine vapeur, contournait la base d’un morceau de neige dure plongé dans l’ombre. Il en chercha la source et vit un trou noir sous le rocher en surplomb – une grotte. C’était là le plus bel abri dont ils pussent rêver, lui disait la partie rationnelle de son esprit, mais elle ne lui parlait qu’en marge d’un trouble flot affectif irrationnel – de panique. Il restait là immobile, en proie à la pire frayeur qu’il eût jamais connue.

Tout autour de lui un soleil sans chaleur brillait sur le roc gris. Les pics montagneux étaient cachés par des escarpements rapprochés, et au sud les basses terres étaient masquées par une mer de nuages. Et là, sur cette sorte de poutre de faîte grise et nue dominant le monde, il n’y avait que lui, Rocannon, et un trou noir dans les rochers.

Le temps passait. Enfin il se leva, enjamba le ruisselet fumant et dit à la présence qui l’attendait, il le savait, dans cet antre obscur.

« Je suis venu. »

Il se fit un mouvement dans les ténèbres et, à l’entrée de la caverne, Rocannon vit apparaître l’homme qui l’habitait.

Comme un Argilien, il était petit et pâle, comme un Fian, il était frêle et avait les yeux clairs : il participait de ces deux espèces sans se ranger dans l’une ni l’autre. Ses cheveux étaient blancs. Sa voix n’en était pas une car c’est à l’esprit de Rocannon qu’elle parlait tandis que ses oreilles n’entendaient autre chose que le faible sifflement du vent ; sans paroles, la voix lui demanda ce qu’il désirait.

« Je ne sais pas », dit tout haut le visiteur, glacé de peur. Mais sa volonté se banda, pour répondre, sans paroles : Je veux aller au Midi pour y rencontrer mon ennemi et l’anéantir.

Le vent sifflait ; le ruisseau tiède gloussait à ses pieds. Avec lenteur et légèreté, l’homme s’effaça devant son visiteur, qui, baissant la tête, pénétra dans la caverne ténébreuse.


Que me donneras-tu en échange de ce que je t’ai donné ?

Que veux-tu de moi, Grand Ancien ?

Ce que tu as de plus cher et à quoi tu tiens le plus.

Je n’ai rien à moi en ce monde. Que puis-je donner ?

Un être, une vie, une chance ; un œil, un espoir, un retour : peu importe le nom. Mais ce nom, tu le crieras tout haut quand tu auras perdu cela. Me le donnes-tu de plein gré ?

De plein gré, Grand Ancien.


Le silence, le souffle du vent. Courbant la tête, Rocannon sortit des ténèbres. Comme il se redressait, il fut ébloui par les froids rayons d’un soleil rouge qui se levait sur une mer de nuages gris et écarlates.

Yahan et Mogien dormaient serrés l’un contre l’autre sur la corniche inférieure, sous un amas de fourrures et de manteaux ; ils ne firent pas un mouvement tandis que Rocannon effectuait sa descente. « Réveillez-vous », dit-il avec douceur. Yahan se dressa sur son séant, les traits tirés, une expression enfantine sur son visage frappé par les rayons de l’aurore.

« Olhor ! Nous avons cru… que vous aviez disparu… que vous aviez fait une chute… »

Mogien secoua sa crinière jaune pour chasser le sommeil et regarda Rocannon un bon moment. Puis il lui dit d’une voix rauque et douce :

« Sois le bienvenu, Seigneur des Étoiles, notre compagnon. Nous t’attendions ici.

— J’ai vu… j’ai parlé avec… » Mogien leva la main pour interrompre Rocannon.

« Tu es revenu, et je m’en réjouis. Nous partons vers le midi ?

— Oui.

— Bien », dit Mogien. Rocannon trouvait alors parfaitement naturel que Mogien, qui avait si longtemps joué le rôle de chef, lui parlât comme un seigneur d’un rang inférieur à un autre seigneur plus haut placé.

Mogien siffla les destriers, vainement. Ils terminèrent le pain dur et nourrissant des Fiia, et repartirent à pied. La chaleur de la combinaison isolante avait fait du bien à Yahan, et Rocannon tenait à ce qu’il la conservât. Le jeune médiant avait besoin de nourriture et d’un bon repos pour recouvrer ses forces, mais il était maintenant en état de marcher, et il fallait aller de l’avant : ce lever de soleil rougeoyant annonçait du mauvais temps. La descente n’était pas dangereuse, mais lente et fastidieuse. Au milieu de la matinée, un des destriers se présenta, celui de Mogien ; on vit son grand corps gris monter en voletant des forêts que les trois hommes dominaient de très haut. On le chargea des selles, harnais et fourrures – tout ce qui restait maintenant aux voyageurs – et il les accompagna en voltigeant à sa guise au-dessus, en dessous ou à côté d’eux, poussant parfois un miaulement retentissant comme pour appeler son camarade encore occupé à chasser ou à festoyer dans les forêts.

Vers midi ils furent arrêtés par un escarpement faisant saillie sur la montagne comme un bouclier ; impossible de le franchir à moins de s’encorder comme des alpinistes.

« Si tu montes sur ton destrier, Mogien, suggéra Rocannon, tu pourras peut-être découvrir un passage plus facile. Si seulement l’autre coursier pouvait venir. » Il avait le sentiment qu’il fallait agir vite, fuir ce versant gris dénudé et se réfugier parmi les arbres.

« Ce pauvre animal était épuisé quand nous l’avons lâché ; peut-être n’a-t-il encore tué aucun gibier. Le mien était moins chargé pour franchir le col. Je vais voir quelle est la largeur de cet escarpement. Mon destrier est peut-être capable de nous emmener tous trois ensemble à quelques portées de trait. »

Il siffla et sa monture grise, avec cette fidélité et cette soumission qui, chez un aussi puissant carnivore, faisaient encore l’étonnement de Rocannon, tournoya et s’éleva en une gracieuse spirale jusqu’à la saillie rocheuse où on l’attendait. Mogien sauta sur son dos et prit son vol avec un grand cri, sa chevelure étincelante illuminée par les derniers rayons du soleil qui perçaient les nuages.

Le vent âpre et coupant soufflait sans relâche. Yahan se blottit au creux des rochers, les yeux fermés. Rocannon scruta l’horizon ; il pouvait deviner, tout là-bas, un éclat pâlissant, la mer. Ce qu’il fixait de son regard, ce n’était pas le vaste paysage indistinct qui apparaissait et disparaissait au gré de la course des nuages, c’était un point situé au sud-sud-est, un point de l’espace. Il ferma les yeux, écouta, entendit.

C’était un don étrange qu’il avait reçu, dans la caverne, du gardien de sa source tiède, en ces montagnes sans nom, un don qu’il n’avait sollicité qu’à contrecœur. Dans les ténèbres, près de la source profonde aux eaux d’une douce chaleur, il avait appris l’art de faire usage d’un certain sens que les hommes de sa race et les Terriens ont pu voir à l’œuvre et étudier chez d’autres races mais qui leur fait entièrement défaut, mis à part de rares exceptions, de rares éclairs. Se cramponnant à sa formation humaine, il avait eu un mouvement de recul devant cette sorte d’omnipotence mentale que le gardien de la source possédait et offrait de lui conférer. Qu’avait-il appris ? À capter les pensées d’une race d’hommes, d’une espèce humaine, à entendre une voix parmi toutes les voix de tous les mondes – la voix de son ennemi.

Kyo avait commencé à l’initier au langage télépathique ; mais il ne voulait pas connaître les pensées de ses compagnons lorsqu’ils n’étaient pas informés des siennes. Il fallait qu’il y eût un échange mutuel entre des êtres loyaux l’un à l’autre, des êtres qui s’aimaient.

Ceux qu’il voulait espionner, c’était ceux qui avaient tué ses amis et rompu la Paix des Mondes. Assis sur l’éperon granitique d’un pic vierge de tout sentier, il cherchait à capter les pensées d’hommes qui se trouvaient dans certains bâtiments, au cœur d’une région accidentée située quelques milliers de mètres plus bas, à une distance de cent kilomètres. Murmure confus, babil bourdonnant, afflux de sensations et d’émotions lointaines et troubles. Rocannon ne savait pas comment capter une voix parmi d’autres ; leur danse en une multitude de points de l’espace lui donnait le vertige ; il écoutait comme fait un nouveau-né, sans pouvoir distinguer, ordonner. Les yeux et les oreilles que la nature nous a donnés doivent apprendre à voir et à entendre, à reconnaître un visage dans la double image d’un monde à l’envers, reconnaître dans un fouillis sonore un bruit intéressant. Le gardien de la source possédait un don que Rocannon ne connaissait que pour en avoir entendu parler sur une autre planète, celui de libérer le sens télépathique. Il lui avait appris comment le circonscrire et le diriger, mais il n’avait pas eu le temps de lui en enseigner la pratique. Rocannon sentait son cerveau envahi par les milliers de pensées et de sentiments étrangers qui s’y pressaient en foule, et la tête lui tournait. Dans tout cela rien d’intelligible. Les Angyar, profanes en la matière, donnaient à ce sens un nom qui signifie « entendre en esprit ». Mais qu’entendait-il, lui ? Non pas des paroles, mais des intentions, des désirs, des émotions, des phénomènes physiques, affectifs, mentaux diffusés par de nombreux cerveaux, se brouillant et se chevauchant dans son propre système nerveux, de redoutables accès de peur et de jalousie, des courants de satisfaction, des gouffres de sommeil, un déchaînement vertigineux et martyrisant de pensées et de sensations informes. Et, tout à coup, Rocannon sentit jaillir de ce chaos quelque chose de parfaitement net, il eut la sensation d’un contact plus direct que celui d’une main sur sa peau nue. Quelqu’un venait à lui : un homme dont l’esprit avait capté le sien. Cette certitude s’accompagnait d’une frange de sensations plus fragiles : vitesse, situation d’un homme enfermé, curiosité, peur.

Rocannon ouvrit les yeux et les écarquilla devant lui comme pour découvrir le visage de cet être avec lequel il était entré en contact. Il était tout près, Rocannon en était certain, certain aussi qu’il continuait à se rapprocher. Pourtant il ne voyait que le ciel orageux. Quelques petits flocons de neige poudreuse tourbillonnaient au vent. À sa gauche était plantée la grosse masse rocheuse qui leur barrait la route. Sorti de son abri pour le rejoindre, Yahan le regardait d’un air épouvanté. Mais Rocannon ne pouvait le rassurer, car il ne voulait pas se laisser distraire de cette présence qui l’attirait de toutes ses forces, il ne voulait pas rompre le contact.

« Il y a… il y a… un engin aérien, murmura-t-il d’une voix pâteuse, comme s’il parlait dans son sommeil. Là ! »

Il n’y avait rien à l’endroit qu’il désignait, rien que le ciel nuageux.

« Là », murmurait Rocannon.

Dirigeant de nouveau son regard vers l’endroit indiqué, Yahan poussa un cri. Chevauchant le destrier gris, Mogien se laissait porter par le vent, et il était encore à une bonne distance de l’escarpement ; beaucoup plus loin, dans les nuages galopant à travers le ciel, une forme noire plus vaste était subitement apparue ; elle semblait planer ou se mouvoir très lentement. Mogien filait à toute vitesse sans paraître la voir ; il avait le visage tourné vers le flanc de la montagne pour y repérer ses compagnons, deux minuscules silhouettes sur une petite saillie, dans une immense étendue de rocs et de nuages.

La forme noire grandissait, grandissait toujours ; les pales de ses hélices claquaient et tambourinaient dans le silence de la montagne. Rocannon ne la voyait pas clairement, il avait plutôt une perception de l’homme qui s’y trouvait enfermé, du contact, incompréhensible pour cet homme, qui s’était établi entre son esprit et un autre, de sa peur intense qui se muait en bravade. Il chuchota à Yahan : « Mets-toi à couvert. » Mais lui-même ne put faire un mouvement. L’hélicoptère avançait d’un vol indécis comme s’il flairait sa proie, des lambeaux de nuages s’accrochant à son hélice vrombissante. Tout en le regardant approcher, Rocannon voyait ce que voyait son pilote, qui ne savait pas ce qu’il cherchait, qui apercevait deux petites silhouettes sur le flanc de la montagne, et qui était terrorisé… Un éclair, une brûlure, une douleur déchirante en sa propre chair, fulgurante, intolérable. Le contact était rompu, annihilé. Rocannon n’était plus que lui-même, debout sur sa corniche, la main droite pressée sur sa poitrine haletante. Et il voyait l’hélicoptère s’approcher encore lentement, son hélice produisant un grand crépitement, son nez armé d’un canon-laser dirigé sur lui.

Vers la droite, surgit à toute allure, hors du gouffre des nuages emplissant le ciel, un hippogriffe de couleur grise monté par un homme, et ce dernier poussa un cri aigu de triomphe qui était comme un éclat de rire. Un seul battement des larges ailes grises lança l’homme et l’animal, à toute vitesse, tête baissée, droit sur l’engin qui continuait à planer. On entendit un bruit de chair déchirée, comme le tranchant d’un cri perçant, puis le ciel fut vide.

Blottis sur leur corniche les deux hommes regardaient. Aucun son ne monta des profondeurs. Les nuages emplissant ce gouffre s’enroulaient en volutes et flottaient à la dérive.

« Mogien ! »

Rocannon cria son nom tout haut. Il n’y eut pas de réponse. Il n’y avait que douleur, effroi, silence.

9

La pluie tambourinait sur le toit à chevrons. Rocannon était dans une pièce à l’obscurité diaphane.

À son chevet se tenait une femme dont il connaissait le visage, un visage fier et doux, très brun, couronné d’or.

Il voulut lui dire que Mogien était mort, mais il en fut incapable. Il était bien déconcerté car il se rappelait maintenant que Haldre, dame de Hallan, était une femme âgée aux cheveux blancs ; et la femme aux cheveux d’or qu’il avait connue était morte depuis longtemps ; de toute façon il ne l’avait vue qu’une seule fois sur une planète éloignée de huit années-lumière, au temps lointain où il était un homme appelé Rocannon.

Il fit un nouvel effort pour parler. Elle lui imposa silence en lui disant en Langue Commune mais avec certaines sonorités nouvelles pour lui : « Restez tranquille, Seigneur. » Elle demeura à son chevet et lui dit bientôt de sa voix douce : « Vous êtes au château de Breygna. Vous êtes arrivé avec un autre homme, en pleine neige, venant du haut des montagnes. Vous étiez à la mort et vous êtes encore très atteint. Vous avez le temps… »

Et le temps s’écoula paisiblement, confusément, au bruit doux de la pluie.

Le lendemain, ou peut-être le surlendemain, Yahan vint voir le malade. Il était très maigre, un peu boiteux, le visage marqué par la gelure. Un changement que son compagnon d’infortune ne s’expliquait pas, c’était son air soumis et déférent. Rocannon en était gêné, et il demanda au bout d’un moment :

« As-tu peur de moi, Yahan ?

— Je m’efforcerai de ne pas vous craindre, Seigneur », balbutia le jeune homme.

Lorsque Rocannon fut en état de descendre à la salle des Festins, il vit sur tous les visages la même crainte mêlée de respect, de bons visages pourtant, respirant la cordialité. C’était une race d’hommes grands, blonds, à peau brune, dont les Angyar ne constituaient qu’une tribu qui jadis s’était aventurée vers le nord sur les mers ; c’étaient les Liuar, les Seigneurs de la Terre, qui, de temps immémorial, habitaient ces collines au pied de la montagne et les plaines vallonnées plus au sud.

Rocannon s’imagina d’abord que ce qui les déconcertait, c’était son physique différent du leur, ses cheveux bruns et sa peau pâle ; mais Yahan présentait les mêmes particularités et pourtant il ne leur inspirait aucune crainte. Ils le traitaient comme un seigneur parmi d’autres seigneurs, et l’ancien serf de Hallan en était enchanté autant qu’abasourdi ; mais Rocannon était pour eux un Seigneur plus grand que tous les seigneurs, un être à part.

Une seule personne lui parlait comme à un homme, Ganye, dame de Breygna. Belle-fille et héritière du vieux seigneur de Breygna, elle avait perdu son mari quelques mois auparavant ; son petit garçon à la chevelure éclatante ne la quittait presque jamais. Malgré sa timidité, cet enfant ne craignait pas Rocannon ; au contraire, il était attiré par lui et se plaisait à lui poser des questions sur les montagnes, les pays du Nord et la mer. Rocannon répondait à toutes ses questions. Sa mère les écoutait, sereine et douce comme la lumière du soleil, tournant parfois son visage vers Rocannon pour lui sourire – ce visage qu’il avait cru reconnaître la première fois qu’il l’avait vu.

Il lui demanda enfin ce qu’on pensait de lui au château de Breygna, et elle répondit ingénument : « Ils pensent que vous êtes un dieu. »

Elle avait employé ce mot de pedan qu’il avait entendu autrefois au village de Tolen.

« Ils se trompent », dit-il d’un ton froid.

Elle eut un petit rire.

« Pourquoi font-ils de moi un dieu ? demanda-t-il. Les dieux des Liuar ont-ils les cheveux gris et les mains estropiées ? » Le rayon laser de l’hélicoptère l’avait atteint au poignet, et il avait presque entièrement perdu l’usage de la main droite.

« Pourquoi pas ? dit Ganye avec son sourire fier et franc. Mais la raison en est que vous êtes venu de la montagne, que vous en êtes descendu. »

Il prit le temps d’assimiler cette réponse.

« Dites-moi, Madame, avez-vous entendu parler de… du gardien de la source ? »

Elle eut alors un visage grave. « Nous ne connaissons ces hommes que par de vieux contes. Neuf générations de seigneurs de Breygna se sont succédé depuis que Iollt le Grand, il y a bien longtemps, monta jusqu’aux hauts lieux et en revint transfiguré. Mais nous savions que vous aviez rencontré les Patriarches de la montagne.

— Et comment le saviez-vous ?

— Lorsque vous déliriez dans votre sommeil, vous ne cessiez de parler du prix que vous aviez payé le don qu’il vous avait transmis, de ce qu’il vous en avait coûté… Iollt aussi l’avait payé cher… Mais vous, seigneur Olhor, l’avez-vous payé de votre main droite ? demanda-t-elle, subitement intimidée, levant les yeux vers Rocannon.

— Non. J’aurais donné volontiers mes deux mains pour sauver ce que j’ai perdu. »

Il se leva et alla se poster à la fenêtre de sa chambre située dans la tour pour contempler le vaste panorama qui s’étendait entre les montagnes et la mer lointaine. Des hautes collines où se dressait le château de Breygna serpentait une rivière qui s’élargissait et miroitait parmi les coteaux qu’elle traversait, puis disparaissait dans les lointains brumeux où s’estompaient villages, champs cultivés, tours de châteaux forts, pour reparaître plus loin, chatoyante, dans un bleuté orageux où le soleil dardait quelques rayons.

« Jamais, dit-il, je n’ai vu plus beau pays. » Il pensait encore à son ami Mogien, qui, lui, ne verrait jamais ce pays.

« Il a perdu pour moi de son attrait.

— Pourquoi donc, Madame ?

— À cause des Étrangers !

— Racontez-moi cela, Madame.

— Ils sont arrivés à la fin de l’hiver dernier. Beaucoup d’entre eux naviguent dans de grands vaisseaux volants avec des armes qui crachent le feu. Nul ne sait de quelle terre ils viennent ; nos contes n’en font aucune mention. Ils se sont emparés de toute la région située entre la Viarne et la mer. Ils ont tué ou chassé de leurs foyers tous les habitants de huit domaines. Et nous, sur ces collines, nous sommes leurs prisonniers ; nous n’osons même plus descendre jusqu’à nos anciens pâturages. Nous avons commencé par résister aux Étrangers. Mon mari Ganhing a été tué par leurs armes à feu. » Ses yeux se posèrent un moment sur la main brûlée et mutilée de Rocannon ; elle s’interrompit une seconde. « Au… au début du dégel il a été tué, et sa mort n’a pas été vengée. Nous courbons la tête et évitons les terres dont ils sont maîtres, nous les Seigneurs de la Terre ! Et il n’est personne qui puisse faire payer à ces étrangers la mort de Ganhing. »

« Oh ! que ce courroux est doux à mes oreilles ! » pensa Rocannon. Il croyait entendre dans sa voix les trompettes de Hallan, château du temps perdu.

« Ils la paieront, Madame ; ils la paieront très cher. Je sais bien que vous ne m’avez pas pris pour un dieu, mais avez-vous vu en moi un homme comme les autres ?

— Non, Seigneur, dit-elle. Pas tout à fait. »


Les jours passèrent, les longs jours d’un été long comme une année. Les pentes naguère enneigées des pics dominant Breygna avaient pris une teinte bleue, les champs de céréales avaient mûri, avaient été moissonnés, puis de nouveau ensemencés pour une seconde récolte ; Rocannon, un après-midi, s’assit auprès de Yahan dans la cour où l’on procédait au dressage de deux jeunes hippogriffes.

« Je vais repartir pour le Midi, Yahan. Tu resteras ici.

— Non, Olhor ! Emmenez-moi… »

Yahan s’arrêta court. Se rappelait-il cette plage embrumée où sa soif d’aventures l’avait poussé à désobéir à Mogien ? Rocannon lui adressa un large sourire.

« Je m’en tirerai mieux tout seul. De toute façon, je ne serai pas long.

— Mais j’ai juré de vous servir, Olhor. Je voudrais tant vous accompagner.

— Tu n’es plus lié par ce serment parce que nous ne sommes plus les mêmes hommes. Tu avais juré de servir un certain Rokanan de l’autre côté des montagnes. Mais ici il n’existe pas de serfs, ni d’homme appelé Rokanan. C’est à titre d’ami, Yahan, que je te demande de ne pas insister, de ne rien dire à personne de mon départ et de me seller le coursier de Hallan demain au point du jour. »

Loyalement, Yahan, le lendemain matin, attendait Rocannon dans la cour d’envol, tenant par la bride le seul destrier de Hallan qui eût survécu. Il avait gagné Breygna quelques jours après eux, à moitié gelé, affamé. Sa robe grise zébrée avait retrouvé son luisant, et il était fringant, poussant des grognements et se battant les flancs de sa queue.

« Vous portez votre seconde peau, Olhor ? murmura Yahan tout en fixant les sangles de combat sur les jambes de Rocannon. On dit que les Étrangers font feu sur quiconque approche de leurs terres à dos de destrier.

— Oui, je la porte.

— Mais pas d’épée ?

— Non, pas d’épée. Écoute, Yahan, si je ne reviens pas, regarde dans le portefeuille que j’ai laissé dans ma chambre. Il contient une toile avec… avec des marques dessus, et des dessins du pays ; si jamais des hommes de chez moi viennent ici, donne-leur ces choses-là. Le collier s’y trouve aussi. » Son visage s’assombrit et il détourna les yeux un moment. « Donne-le à notre hôtesse, Ganye, dame de Breygna. Si je ne reviens pas pour le lui donner moi-même. Au revoir, Yahan ; souhaite-moi bonne chance.

— Puissent vos ennemis mourir sans descendance », dit Yahan avec véhémence, le visage baigné de larmes ; et il lâcha le destrier. L’animal monta en chandelle dans l’air tiède, le ciel incolore de cette aube estivale, vira avec un grand battement de ses ailes agissant comme des avirons et, ayant trouvé un bon vent du nord, disparut au-dessus des collines. Yahan le suivait des yeux. D’une haute fenêtre de la tour de Breygna, un visage brun et doux regardait aussi ; et ses yeux continuèrent à fixer le point où il avait disparu longtemps après le lever du soleil.

Étrange voyage pour Rocannon ; il allait vers un lieu qu’il n’avait jamais vu et dont il connaissait pourtant l’intérieur autant que l’extérieur d’après les impressions variées de centaines d’esprits différents. Sa nouvelle faculté ne lui faisait pas voir les choses mais lui donnait des sensations tactiles et une perception de l’espace et des relations spatiales, du temps, des mouvements et des positions. Pour s’être entraîné à déchiffrer ces sensations inlassablement pendant des heures et des heures au cours des cent jours où il était resté immobile dans sa chambre du château de Breygna, il avait acquis une connaissance précise, bien que sans support visuel ni verbal, de toute la base ennemie et de chacun de ses bâtiments. En extrapolant à partir de ces sensations directes, il savait ce qu’était cette base, pourquoi elle était là, comment y pénétrer, où trouver ce qu’il voulait y trouver.

La grande difficulté, après cet entraînement intensif et prolongé, c’était de ne plus utiliser cette faculté télépathique en approchant de l’ennemi ; ce sens, il lui fallait l’extirper ou le mettre en veilleuse pour ne plus employer que ses yeux, ses oreilles, son cerveau. L’épisode de l’hélicoptère lui avait appris qu’à faible distance des individus réceptifs pouvaient déceler sa présence, fût-ce de manière imprécise et par une sorte de prémonition. Il avait attiré vers la montagne le pilote de l’appareil comme un poisson pris à l’hameçon, et sans doute cet homme n’avait-il nullement compris quelle force l’avait poussé à aller dans cette direction et à tirer sur les individus qui lui étaient apparus. Au moment de pénétrer dans l’immense base ennemie, Rocannon voulait éviter d’attirer sur lui l’attention de quiconque, car il allait y entrer comme un voleur dans la nuit.

Au coucher du soleil il avait laissé son coursier attaché dans une clairière à flanc de coteau et, après plusieurs heures de marche, il approchait maintenant d’un groupe de bâtiments sur une vaste plaine dénudée de ciment, le spatiodrome. Il n’y avait là qu’une fusée, et elle servait rarement maintenant que tous les hommes et leur matériel étaient en place. On ne fait pas la guerre avec des fusées photiques lorsque la plus proche planète civilisée se trouve à huit années-lumière de distance.

La base, lorsque Rocannon la vit de ses propres yeux, lui parut immense, et il en eut le frisson. Les rebelles y avaient concentré la presque totalité de leurs troupes et, pour la plus grande partie, les bâtiments étaient affectés à leur casernement. Tandis que la Ligue perdait son temps à fouiller et à réduire leur planète d’origine, ils misaient sur le peu de risques qu’ils couraient d’être découverts sur ce monde anonyme, perdu parmi tous les mondes de la galaxie. Rocannon savait que certaines des casernes géantes se trouvaient de nouveau inoccupées ; un contingent de soldats et de techniciens avait été expédié quelques jours plus tôt vers une autre planète pour en prendre possession, soit que l’Ennemi l’eût conquise, soit qu’il s’en fût fait une alliée. Le voyage leur prendrait presque une dizaine d’années. Les Faradéens ne doutaient de rien. Cette guerre, très certainement, s’annonçait bien pour eux. Tout ce qu’il leur fallait pour condamner à l’insécurité la Ligue de Tous les Mondes, c’était une base bien cachée, et leurs six redoutables engins offensifs.

Rocannon avait choisi une nuit où, seule des quatre lunes, le petit astéroïde satellisé, Héliki, apparaîtrait avant minuit. Il voyait son éclat s’aviver au-dessus des collines tandis qu’il avançait vers une rangée de hangars, récif noir sur la mer grise de ciment ; mais nul ne le vit et il ne sentit aucune présence humaine à proximité. Pas de clôtures, peu de gardes. C’était à des machines qu’était confié le soin de monter la garde ; elles sondaient l’espace à des années-lumière autour du système solaire de Fomalhaut. Après tout, que craignait-on des aborigènes de l’âge de bronze peuplant cette petite planète sans nom ?

Héliki brillait de son éclat le plus vif lorsque Rocannon sortit de l’ombre des hangars alignés. Elle en était à la moitié de son parcours lorsqu’il atteignit le but : les six vaisseaux hyperphotiques. Ils étaient là côté à côte, semblables à six énormes œufs d’ébène, sous la haute voûte indistincte d’un filet de camouflage. Autour des vaisseaux étaient éparpillés des arbres qui avaient l’air de jouets – la lisière de la forêt de la Viarne.

Il lui fallait maintenant « écouter en esprit » ses ennemis, quel qu’en fût le risque. Sous le couvert d’un bouquet d’arbres, immobile, très prudemment et tout en s’efforçant d’ouvrir l’œil et de prêter l’oreille en même temps, il dirigea ses antennes mentales vers les vaisseaux ovoïdes, ce qu’ils renfermaient, ce qui les entourait. Dans chacun d’eux, avait-il appris à Breygna, un pilote était prêt jour et nuit à faire démarrer les vaisseaux probablement vers Faradée – en cas d’urgence.

Un cas d’urgence, pour les six pilotes, ce ne pouvait être que l’éventualité suivante : sabotage ou bombardement de la salle de contrôle située à sept kilomètres, à la lisière est de la base. En ce cas, chacun d’eux devait faire partir son vaisseau pour le mettre en sécurité ; bien entendu, chaque engin avait ses commandes propres comme tout vaisseau spatial pour n’être pas tributaire d’ordinateurs ou de sources d’énergie extérieurs et vulnérables. Mais c’était un suicide que de piloter ou de mettre en route un tel appareil ; car aucun organisme vivant ne pouvait survivre à un « voyage » hyperphotique. Chaque pilote n’était donc pas seulement un supermathématicien hautement spécialisé, mais un fanatique prêt au sacrifice. Ces hommes constituaient une élite. Et pourtant ils finissaient par s’ennuyer à force d’attendre une bien hypothétique flambée de gloire. Dans un des vaisseaux, Rocannon sentit cette nuit-là la présence de deux hommes. Tous deux étaient très absorbés. Entre les deux hommes, une surface plane quadrillée. Souvent déjà, Rocannon, la nuit, avait capté la même impression ; son moi rationnel traduisit par échiquier, et son moi psionique passa au vaisseau voisin. Il était vide.

Il traversa rapidement, parmi les arbres disséminés, l’espace gris sombre le séparant du cinquième vaisseau de l’alignement, en gravit la rampe d’accès et y pénétra par son sabord resté ouvert. Son intérieur ne ressemblait à celui d’aucun autre vaisseau. Ce n’étaient que hangars à fusées, bases de lancement, batteries d’ordinateurs, réacteurs, un labyrinthe incommode, sinistre, avec des couloirs assez larges pour y rouler des missiles urbicides. Comme il ne voyageait pas dans l’espace-temps, il n’avait ni devant ni derrière rien de rationnel ; quant à ses signaux, Rocannon était incapable de les déchiffrer. Il ne pouvait pas non plus accéder à un esprit vivant pour y puiser des informations. Il mit vingt minutes à chercher la salle des commandes, méthodiquement, refoulant sa panique, s’imposant de ne pas écouter l’ennemi en esprit de peur de donner au pilote absent un sentiment de malaise.

Lorsqu’il eut trouvé la salle des commandes et se fut assis devant l’ansible, il laissa, un bref instant, son sens télépathique pousser une pointe vers le vaisseau situé immédiatement à l’est. Il eut alors la sensation très nette d’une main incertaine suspendue au-dessus d’un fou blanc. Il décrocha aussitôt. Après avoir noté les coordonnées inscrites sur l’émetteur ansible, il les remplaça par celles du service des missions ethnologiques de la Ligue pour la zone galactique 8, à Kerguelen, Nouvelle-Géorgie du Sud – c’étaient les seules coordonnées qu’il connût par cœur. Il régla l’appareil pour une émission et commença à taper.

Tandis que ses doigts de la main gauche frappaient maladroitement chaque touche, la lettre correspondante apparaissait simultanément sur un petit écran noir en une ville d’une planète distante de huit années-lumière.


– URGENT DESTINATAIRE PRÉSIDIUM DE LA LIGUE.

La base d’engins hyperphotiques de la rébellion faradéenne est située sur Fomalhaut II, Continent sud-ouest, 28° 28’ Nord par 121° 40’ Ouest, à environ 3 km au nord-est d’une rivière importante. Base reconnaissable malgré black-out : 4 bâtiments carrés, 28 casernements et hangars, sur spatiodrome orienté est-ouest. Les 6 hyperphotiques ne sont pas sur la base mais en rase campagne, juste au sud-ouest du spatiodrome, à la lisière d’une forêt, camouflés par un filet et des absorbeurs de photons. Ne pas attaquer sans discrimination, les indigènes n’étant pas fautifs. Ici Gaverel Rocannon, de la mission ethnographique de Fomalhaut, seul survivant de l’expédition. Ce message est émis par un ansible se trouvant à bord d’un hyperphotique ennemi au sol. Environ cinq heures avant le lever du jour.

Il avait pensé ajouter : « Donnez-moi quelques heures pour fuir d’ici », mais il s’en abstint. S’il se faisait prendre en partant, les Faradéens seraient alertés et pourraient déménager les hyperphotiques. Il débrancha l’émetteur et en rétablit les coordonnées antérieures. Cheminant dans le labyrinthe des interminables coursives, il se brancha de nouveau sur le vaisseau voisin. Les joueurs d’échecs étaient debout, ils se déplaçaient. Rocannon se mit à courir, seul dans le demi-jour de ces pièges et de ces couloirs incohérents. Il crut s’être égaré, mais, en fait, alla droit au sabord, descendit la rampe et partit à toute allure ; longeant ce vaisseau qui n’en finissait pas, puis le suivant, tout aussi long, il pénétra dans l’obscurité de la forêt.

Une fois sous les arbres, il dut cesser de courir car les poumons lui brûlaient et les branches noires ne laissaient pas filtrer le clair de lune. Marchant aussi vite que possible, il contourna la bordure de la base jusqu’à l’extrémité du spatiodrome, d’où il reprit, en rase campagne, le chemin par lequel il était venu. Aidé par Héliki, qui avait recommencé de croître, puis, une heure plus tard, par le lever de Feni, il avait pourtant l’impression de piétiner, et le temps pressait. Si la base était bombardée lorsqu’il en était si proche, ondes de choc ou effet de souffle lui seraient fatals, aussi faisait-il des efforts désespérés pour hâter sa fuite dans la nuit, poursuivi par sa peur irrépressible d’un éclair qui allait jaillir derrière lui et l’anéantir. Mais qu’attendaient-ils donc, pourquoi cette lenteur ?

Il atteignit avant l’aube la colline à double éperon où il avait laissé son destrier. Furieux d’être resté attaché toute la nuit sur un si bon terrain de chasse, l’animal le reçut avec un grognement. Rocannon s’appuya sur sa chaude épaule et lui gratta l’oreille en pensant à Kyo.

Lorsqu’il eut repris son souffle, il monta sur le destrier. Il lui demandait simplement de marcher, mais longtemps l’hippogriffe resta accroupi dans la pose du sphinx et refusa de se mettre debout. Lorsqu’il se fut enfin levé en protestant par un grognement modulé, ce fut avec une lenteur désespérante qu’il chemina vers le nord. Champs et collines, villages abandonnés et arbres séculaires commençaient à se dessiner, mais ce fut seulement quand se répandirent au levant les flots de lumière blanche débordant des collines que l’animal voulut bien accepter de voler. Il prit alors son essor, et trouva un bon vent sur lequel il n’eut plus qu’à planer dans la blancheur de l’aurore éclatante. Rocannon se retournait de temps à autre. Il n’y avait rien derrière lui, rien que la nature paisible, et vers l’ouest des nappes de brume sur le lit de la rivière. Il se brancha sur ses ennemis, et, comme toujours, perçut leurs pensées, leurs mouvements, leurs rêves et leurs réveils.

Il avait fait tout son possible. Ça avait été une folie de s’imaginer qu’il pouvait faire quelque chose, lui un homme seul contre un peuple résolu à faire la guerre. Épuisé, remâchant amèrement sa défaite, il chevauchait vers Breygna, son seul refuge. Il avait cessé de se demander pourquoi la Ligue différait si longtemps son attaque. Cette attaque n’aurait pas lieu. On avait vu dans son message un stratagème, un piège. Ou bien, après tout, peut-être ne s’était-il pas rappelé correctement les coordonnées : un chiffre faux, et voilà le message parti pour un néant où il n’y avait ni temps ni espace. Et c’était pour cela que Raho était mort, que Iot était mort, que Mogien était mort : pour son message expédié au néant. Quant à Rocannon, il était condamné à une existence stérile, à un perpétuel exil sur ce monde lointain.

Après tout, c’était sans importance. S’il ne s’agissait que de lui, le destin d’un seul homme était sans importance.

« Sans importance ! » Il revit Mogien lançant ce cri de protestation indignée, et il se retourna une fois de plus comme pour chasser ce souvenir et cette vision insupportables – alors en poussant un cri, il leva son bras mutilé pour faire écran à l’éclat aveuglant du grand arbre de feu blanc cru qui, sans bruit, jaillit de la plaine.

Lorsque suivirent le fracas et le souffle de l’explosion, l’hippogriffe poussa un cri perçant et s’emballa, puis se laissa tomber à terre, épouvanté. Rocannon se dégagea de la selle et se recroquevilla à terre en se prenant la tête dans les mains. Mais ce qu’il ne voulait plus voir, sans y parvenir, ce n’était pas la lumière mais la nuit, la nuit qui obnubilait son esprit, la certitude, qu’il sentait en sa propre chair, de l’annihilation instantanée d’un millier d’hommes. La mort, la mort, la mort partout et toujours, cette mort qui d’un seul coup prenait possession de cet être unique qu’il était, de son corps et de son cerveau.

Il leva la tête, écouta, entendit le silence.

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