Une demi-heure plus tôt, Vishram Ray pouvait encore se vanter de n’avoir jamais possédé de costume. Il avait toujours reconnu que cela pourrait lui être utile un jour et que ce jour-là il en aurait vraiment besoin, aussi une famille de tailleurs chinois de Vârânacî conserve-t-elle ses mensurations, son choix de tissu, coupe et doublure ainsi que deux chemises. Assis à la table en teck de la salle de conférences de Ray Power, il porte maintenant ce costume, livré trente minutes auparavant au Shanker Mahal par un coursier à bicyclette. Vishram n’avait pas fini d’en ajuster le col et les poignets quand la flottille d’automobiles s’était immobilisée au pied du perron. Il se trouve désormais au vingtième étage de la tour Ray, Vârânacî une tache brune recouverte de smog à ses pieds et le Gangâ une boucle d’argent terne au loin. Il n’y a toujours personne pour lui dire ce qu’il fiche ici.
Ces Chinois savent vraiment y faire, question tissu. Le col s’ajuste à merveille et les coutures sont à peine visibles.
Les portes de la salle de conférences s’ouvrent. Des avocats d’entreprise entrent en procession. Vishram se demande quel nom on donne à un groupe d’avocats d’entreprise. Une escroquerie ? Un enculage ? En bout de file, Marianna Fusco. Vishram Ray sent sa mâchoire inférieure se détendre d’un coup. Avant de s’asseoir en face de lui, Marianna lui adresse un minuscule sourire, très modéré par rapport à ce qu’on attendrait d’une personne avec qui a) on a eu une relation sexuelle de première classe et b) on s’est retrouvé mêlé à une émeute. Sous la table en teck, Vishram active son palmeur et tape un message à l’aveuglette.
MAIS QU’EST-CE QUE VOUS FOUTEZ LÀ ?
Le personnel ouvre maintenant les deux battants pour laisser entrer les membres du conseil d’administration.
JE VOUS AVAIS BIEN DIT QUE ÇA CONCERNAIT UNE ENTREPRISE FAMILIALE. Pour Vishram, la réponse de Marianna semble lui flotter sur la poitrine. Elle porte ce tailleur très beau et très pratique. Mais lui-même n’est pas si mal. Les banquiers et les représentants des coopératives de crédit et des grâmîns s’assoient. Les membres de ces banques de microcrédit rurales n’ont pour la plupart jamais accédé à un étage si élevé de leur vie. Alors que Vishram se sert calmement un verre d’eau de la main gauche et tape C’EST UN JEU ? de la droite, son père entre. Il porte un simple costume à col rond, sans autre concession à la mode que la longueur de sa veste, mais toutes les têtes se tournent vers lui. Son visage a une expression que Vishram n’a pas revue depuis son enfance, depuis l’époque où son père créait l’entreprise : la sérénité résolue d’un homme certain de bien agir. Il est suivi par son ombre, Shâstrî.
Ranjît Ray gagne le bout de la table. Il ne s’y installe pas. Il salue le conseil et les invités. La grande salle en bois vibre de tension. Vishram donnerait n’importe quoi pour faire une telle entrée.
« Chers collègues et partenaires, distingués invités, famille bien-aimée, commence Ranjît Ray. Merci à tous d’être venus aujourd’hui, malgré de considérables dépenses et désagréments pour la plupart. Permettez-moi tout d’abord de vous assurer que je ne vous aurais pas demandé de venir si je n’avais pas le sentiment qu’il s’agit d’une question de la plus haute importance pour l’entreprise. »
La voix de Ranjît Ray, prière grave et douce, porte jusqu’aux moindres recoins de la grande salle. Vishram ne se souvient pas avoir jamais entendu son père hausser le ton.
« J’ai soixante-huit ans, trois de plus que ce que les Occidentaux considèrent, dans leur philosophie d’entreprise, comme la fin d’une vie économiquement utile. En Inde, c’est une période de réflexion, de contemplation des autres voies qu’on aurait pu emprunter, qu’on pourrait encore emprunter. » Une gorgée d’eau.
« Pendant la dernière année de mes études d’ingénieur à l’université hindoue de Vârânacî, je me suis rendu compte que les lois de la physique s’appliquaient à celles de l’économie. Les processus physiques qui gouvernent notre planète et la vie constante sur celle-ci imposent à la croissance économique une limite aussi stricte que la vitesse de la lumière à notre connaissance de l’univers. Je me suis rendu compte que je n’étais pas seulement un ingénieur, mais un ingénieur hindou. Une fois cela compris, j’en ai conclu que si je voulais me servir de mes facultés pour aider l’Inde à devenir une nation puissante et respectée, il me fallait le faire à la manière indienne. À la manière hindoue. »
Il regarde sa femme et ses fils.
« Ma famille m’a déjà entendu de nombreuses fois raconter cette histoire, je pense qu’elle me pardonnera de l’entendre à nouveau. Je suis parti un an en pèlerinage. J’ai suivi la bhaktî et accompli la pûjâ aux sept villes saintes, je me suis baigné dans les fleuves sacrés et j’ai demandé conseil aux swâmîs et aux sâdhus. À chacun d’eux, à chaque temple et lieu saint, j’ai posé la même question. »
De quelle manière un ingénieur comme moi pourrait-il mener une vie juste ? se dit Vishram. Il a en effet entendu cette homélie un nombre incalculable de fois : comment l’ingénieur hindou s’est servi d’un crore de roupies prêté par une banque de microcrédit pour construire un générateur solaire domestique économique et sans entretien, à base de nanotubes de carbone. Cinquante millions d’exemplaires plus tard, et avec ses raffineries d’alcofuel, ses usines à biocarburant, ses fermes éoliennes et ses générateurs thermiques qui exploitent les courants océaniques, avec aussi un département de R & D poussant les esprits indiens – hindous – dans le néant de l’énergie du point zéro, Ray Power est l’une des principales entreprises du Bhârat – de l’Inde. Une entreprise qui a réussi à la manière indienne, une manière viable et respectueuse de la planète, une manière qui obéit à la roue. Une entreprise qui tourne résolument le dos au maelström des marchés internationaux. Qui engage de sensationnels nouveaux talents architecturaux indiens pour construire un siège social à base de bois et de verre, matériaux durables, et continue à accueillir des dalits dans sa salle de conférences. C’est une belle histoire, passionnante, mais l’attention de Vishram dérive vers les seins recouverts de stretch à brocart de Marianna Fusco. Un message y apparaît en un lilas effronté. ÉCOUTEZ DONC CE QUE DIT VOTRE PÈRE !
JE SUIS LE MOUTON NOIR QUI FAIT LE BÊ BÊ, réplique-t-il.
LE CALEMBOUR EST LA FORME LA PLUS BASSE DE LA COMÉDIE, attaque-t-elle.
AH PARDON, J’AI TOUJOURS CRU QUE C’ÉTAIT LE SARCASME, riposte-t-il rapidement en bleu sur le revers de son costume décidément très élégant. Ce qui lui fait presque manquer la chute.
« Et c’est pourquoi j’ai décidé qu’il était temps pour moi de me remettre à chercher la manière juste de vivre sa vie. »
Vishram Ray lève les yeux, de l’électricité dans les nerfs.
« Ce soir à minuit, je cesserai d’assumer la direction de Ray Power. J’abandonnerai ma richesse et mon influence, mon prestige et mes responsabilités, je quitterai mon foyer et ma famille pour, à nouveau, prendre le bâton et le bol du sâdhu. »
La salle de conférences de Ray Power ne pourrait être plus calme et silencieuse si on y avait déversé du gaz neurotoxique. D’un sourire, Ranjît Ray essaie de rassurer l’assemblée. Sans succès.
« Comprenez bien, je vous prie, que je ne prends pas cette décision à la légère. J’en ai longuement discuté avec mon épouse, qui est d’accord avec moi. Shâstrî, mon aide et assistant depuis tant d’années, se joindra à moi pour ce voyage, non comme domestique, car ce genre de distinction prend fin ce soir, mais comme compagnon dans la recherche de la manière juste de vivre sa vie. »
Les actionnaires se dressent, crient, exigent. Une dalit braille dans l’oreille de Vishram quelque chose sur ses clients et ses sœurs, mais lui-même s’aperçoit qu’il reste calme, objectif, vissé à son siège par un sentiment d’inéluctabilité. Comme si, dès l’arrivée du billet d’avion devant sa porte à Glasgow, il avait su que cela se produirait. Ranjît Ray fait taire le conseil.
« Mes amis, merci de ne pas croire que je vous ai abandonnés. La première exigence de celui qui aspire à la vie spirituelle est de quitter le monde de manière responsable. Comme vous le savez, d’autres compagnies cherchent à acheter la nôtre, mais Ray Power est avant tout une entreprise familiale que je ne céderai pas à des systèmes de management étrangers et immoraux. »
Ne le faites pas, l’adjure en silence Vishram. Ne le dites pas.
« Par conséquent, je cède le contrôle de la compagnie à mes fils Râmesh, Govind et Vishram. » Il se tourne vers chacun d’eux, mains tendues comme pour une bénédiction. Râmesh paraît foudroyé. Ses grandes mains veineuses posées à plat sur la table semblent deux dépouilles d’animaux. Govind se rengorge et parcourt la table des yeux, divisant déjà l’assistance en alliés et en ennemis. Vishram est paralysé, comme un acteur qui a oublié le script.
« J’ai engagé des conseillers de confiance pour vous guider pendant la période de transition. J’ai placé une grande confiance en vous. Essayez de vous en montrer dignes, s’il vous plaît. »
Marianna Fusco se penche sur la grande table, la main tendue. Une liasse de papiers reliés repose près d’elle sur la surface polie. Vishram voit les pointillés qui attendent ses signatures au bas de la page.
« Félicitations, monsieur Ray, et bienvenue à Recherche & Développement. »
Il prend la main qu’il se souvient avoir été si ferme, sèche et douce autour de sa queue.
Soudain, il reconnaît le script.
« Le Roi Lear », souffle-t-il.
Yogendra laisse le SUV au milieu de la rue devant le Musst. Voleurs et policiers savent que la place de parking d’un râja est l’endroit où il laisse son véhicule. Yogendra ouvre la porte à Shiv. Sonnettes tintantes, des cyclo-pousse font un détour pour l’éviter.
MUSST, avec TALV annonce le néon. Maintenant que tout le monde dispose d’une DJ aeai personnalisée pour lui concocter son propre mix, les boîtes de nuit mettent en avant leurs serveurs pour faire leur promotion. Il est trop tôt dans la semaine pour les salarymen en quête d’épouses, mais les filles sont là. Shiv se glisse sur son tabouret. Yogendra s’installe sur le siège derrière lui. Shiv pose le thermos d’ovaires sur le bar qui, avec son éclairage par en dessous, semble le transformer en une espèce d’artefact extraterrestre sorti d’un film de SF hollywoodien. Le barman Talv fait glisser sur le plan de plastique fluorescent une assiette en verre recouverte de pân. Shiv en prend qu’il roule contre la paroi interne de sa joue pour laisser le bhang infuser en lui.
« Où est Priyâ ?
— À l’arrière. »
Des filles en bottes, jupes courtes et hauts moulants en soie se rassemblent autour d’une table à l’endroit où commence le polychrome de la boîte de nuit. Au milieu, auréolé par les verres à cocktail, se tient un garçon de dix ans.
« Merde, des brâhmanes, fait Shiv.
— Contrairement aux apparences, il a l’âge légal, dit Talv en remplissant deux verres à l’aide d’un shaker qui ressemble dangereusement au précieux thermos en acier inoxydable de Shiv.
— Il y a des hommes bien, par ici, dit Shiv. Prêts à donner tout ce qu’elle veut à une femme : un bon foyer, de l’avenir – elle n’aura jamais besoin de travailler –, une bonne famille, des enfants et une bonne place dans la société. Au lieu de ça, elles s’accrochent à ce gamin de dix ans comme un veau à sa mamelle. Moi, je les abattrais tous. C’est contre nature. » Yogendra se sert en pân.
« Ce gosse pourrait acheter et revendre cet endroit dix fois. Et il tiendra encore la forme bien longtemps après que toi et moi serons partis aux ghâts. »
Le cocktail, frais, bleu, profond, chasse le pân rouge dans les profondeurs d’endroits secrets. Shiv balaye le club Musst du regard. Aucune de ses filles ne tournera les yeux vers lui, ce soir. Celles qui ne rient pas avec le brâhmane ne quittent pas des yeux la tivi intégrée à la table.
« Qu’est-ce qui les branche à ce point ?
— Un truc de mode, explique Talv. La venue de ce mannequin russe, un neutre, Youri ou quelque chose comme ça.
— Youli », rectifie Yogendra, les gencives rougies par le pân. Dans la lumière bleue, le collier de perles qu’il porte toujours noué autour du cou luit comme des âmes. Rouge, blanc, bleu. Sourire américain. Depuis que Shiv travaille avec lui, il l’a toujours vu porter ces perles.
« Eux aussi, je les abattrais, affirme Shiv. Des déviants. Je veux dire, bon, les brâhmanes, d’accord, ils déconnent avec les gènes, mais ce sont des hommes et des femmes.
— J’ai lu que les neutres cherchaient des moyens de se faire cloner, dit doucement Talv. Ils envisagent de payer des femmes normales pour qu’elles portent leurs enfants.
— Ah, ça, c’est vraiment dégoûtant », s’indigne Shiv, et quand il se retourne pour reposer son verre, il y a un morceau de papier sur le bleu lumineux du bar.
« Qu’est-ce que c’est ?
— Ce qu’on appelle une addition, répond Talv.
— Pardon ? Depuis quand est-ce que je paye mes boissons, dans cet établissement ? »
Shiv déplie la note, jette un coup d’œil à la somme. Marque un temps d’arrêt.
« Non. Putain, c’est quoi cette histoire ? On ne veut plus me faire crédit, ici ? C’est ça le message : Shiv Faraji, on ne lui fait plus confiance ? »
Les filles qui regardaient la tivi lèvent les yeux en l’entendant hausser le ton, éclairées de bleu comme des petites devîs. Talv soupire. Puis Salman est là. C’est le propriétaire, et il a des relations que Shiv n’a pas. Shiv brandit l’addition comme s’il s’agissait d’un procès-verbal.
« Je disais à votre star ici présente…
— J’ai entendu des rumeurs sur votre solvabilité.
— Mon pote, je suis connu dans toute la ville. »
Salman pose un doigt froid sur le récipient froid.
« Votre production n’est plus aussi intéressante qu’avant.
— Il y a un connard qui vend moins cher que moi ? J’aurai ses couilles sur de la glace sèche…»
Salman secoue la tête.
« C’est un problème macroéconomique. De forces du marché, monsieur. »
Et le Musst Club Bar part en long zoom, si bien que ses murs et coins semblent s’éloigner brutalement de Shiv, à part la tête du brahmane, qui, énorme, gonflée, oscille à la manière d’un ballon coloré plein d’hélium dans un festival et se moque de lui comme un idiot en train de se balancer d’avant en arrière.
Certains voient au brouillard une couleur rouge. Pour Shiv, il a toujours été bleu. D’un bleu profond, intense, vibrant. Il saisit l’assiette de pân, la brise, plaque la main de Talv sur la surface du bar et lui place un long éclat de verre en guillotine sur le pouce.
« Voyons voir comment elle va manier le shaker sans ses pouces, la star du bar, crache Shiv.
— Allons, Shiv », dit Salman très lentement et d’un ton plein de remords, dans lequel Shiv reconnaît le sifflement du cobra, mais il voit bleu, tout bleu, d’un bleu frémissant. Une main sur son épaule. Yogendra.
« D’accord », dit Shiv sans regarder rien ni personne. Il laisse tomber le fragment de verre. Lève les mains. « Ça va.
— Je fermerai les yeux sur cet incident, dit Salman. Mais j’attends votre paiement, monsieur, un paiement intégral. Modalités standard.
— Bon, il se passe quelque chose de pas normal du tout, dit Shiv en reculant. Je vais découvrir quoi, et après je reviens pour que vous me présentiez vos excuses. »
Il renverse son tabouret d’un coup de pied, mais n’oublie pas d’emporter son récipient d’organes. Les filles le regardent enfin.
Le restaurant ayurvédique ferme à vingt heures précises, sa philosophie interdisant de manger plus tard. À ce qu’il voit de la ruelle, Shiv ne pense pas qu’il rouvrira. Il y a une camionnette de location, deux charrettes, trois tricycles de livraison et des gundas payés à l’heure qui forment la chaîne pour sortir des cartons par la porte. Occupé à démanteler les tables, Videsh, le maître d’hôtel, lève à peine les yeux quand Shiv déboule avec son boy. Mme Ovaire est dans son bureau, où elle trie le contenu du classeur. Shiv pose avec bruit le thermos sur le métal bosselé du meuble.
« Vous partez en voyage ?
— Un de mes petits gars est en ce moment même en route vers ton logement.
— J’ai été retenu. Pour affaires. J’ai un de ces machins, vous savez ? »
Shiv brandit son palmeur.
« Shiv, communications non sécurisées. Non. »
Mme Ovaire est une petite Kéralaise, grosse, presque globuleuse, avec une natte graisseuse qui lui descend jusqu’aux reins et qu’elle n’a pas libérée de ses liens depuis vingt ans. Elle est mère ayurvédique pour ses petits gars, qu’elle ne cesse d’alimenter en teintures et papiers de poudre. Ceux qui croient lui attribuent d’authentiques pouvoirs de guérison. Shiv transmet ce qu’elle lui donne à Yogendra, qui le revend aux touristes à la descente des bateaux. Le restaurant jouit d’une réputation internationale, surtout auprès des Allemands. Il est toujours bondé de Nord-Européens avec ces traits pâles et émaciés qu’on retire de trente jours de problèmes gastriques continuels.
Shiv dit : « Alors expliquez-moi pourquoi vous faites tout partir dans des charrettes et pourquoi d’un coup, ceci – son thermos lisse en acier inoxydable – contient la lèpre. »
Mme Ovaire confie quelques bilans à sa mallette en plastique. Pas de cuir, absolument rien d’animal. Les produits humains pour la consommation humaine : c’est dans la logique ayurvédique. Et cela inclut la thérapie par cellules souches embryonnaires.
« Que sais-tu de la technologie des cellules souches non blastulaires ?
— Identique à notre technique de cellules souches fœtales, à cela près qu’elle peut faire croître des parties du corps à partir de n’importe quelle cellule humaine, et pas seulement à partir d’embryons. Sauf qu’ils n’arrivent pas à la faire fonctionner.
— Elle est parfaitement opérationnelle depuis ce matin onze heures. Heure d’hiver de New York. Ta bouteille thermos a maintenant davantage de valeur que son contenu. »
Shiv revoit le corps emporté par le courant. Il voit le sari de la femme remonter derrière elle. Il la voit, ouverte dans le faisceau des lampes, sur le plateau en émail bien propre de la clinique de chirurgie esthétique All-Asia Beauty. Shiv déteste le gaspillage. Il déteste surtout qu’un chirurgien inexpérimenté transforme en bain de sang un banal prélèvement d’organes.
« Il y aura toujours des gens incapables de se payer la technologie américaine. On est au Bhârat…
— Mon petit gars, tu connais la première règle des affaires ? Savoir sauver les meubles. J’ai des frais généraux énormes : médecins, coursiers, policiers, douaniers, politiciens, conseillers municipaux, tous tendent la main. Ça va s’écrouler. Je n’ai pas l’intention d’être dessous à ce moment-là.
— Où allez-vous ?
— Je ne vais sûrement pas te le dire. Si tu as un tant soit peu de jugeote, tu t’es diversifié depuis longtemps. »
Shiv n’a jamais pu se le permettre. À chaque étape de son voyage entre Chandî Bastî et ce restaurant ayurvédique, il a toujours eu un seul choix à faire. La moralité, c’était pour ceux qui ne vivaient pas à la bastî. Il a eu le choix, le soir où il a dévalisé la pharmacie. N’importe quel badmash pouvait se procurer un flingue, dans les années de la Séparation, mais Shiv Faraji tenait déjà à son style. Un styliste se sert d’un SUV Nissan, avec lequel il défonce le rideau de fer de la pharmacie. Sa sœur avait guéri de sa tuberculose. Les antibiotiques volés lui avaient sauvé la vie. Il avait fait ce que son père ne voulait, ne pouvait pas faire. Il leur avait montré ce que pouvait accomplir un homme courageux et déterminé. Il n’avait pas touché à une païsa de l’argent du pharmacien. Un râja ne prend que ce dont il a besoin. Il avait alors douze ans. Deux de moins que son lieutenant Yogendra. Chacune des étapes avait été la seule possible. Même chose maintenant que les ovaires lui filent entre les doigts. Une occasion se présentera à lui. Il la saisira. Il n’y en aura pas d’autres. La seule chose qu’il ne fera pas, c’est fuir. C’est sa ville.
Mme Ovaire rabat le couvercle de sa mallette.
« Rends-toi utile : passe-moi ton briquet. »
C’est un vieux modèle de l’armée américaine datant de l’époque où elle est allée au Pakistan. L’époque où les États-Unis expédiaient des soldats qui fumaient au lieu de machines. Mme Ovaire presse le briquet contre les papiers, qui s’enflamment.
« Je n’ai plus rien à faire ici, dit-elle. Merci pour ton travail. J’espère que tout ira bien pour toi, mais n’essaye en aucun cas de me contacter. On ne se reverra pas dans cette vie, alors adieu. »
Dans la voiture, Shiv branche la radio. Blabla. Tous ces DJ ne font que cela : blablater, comme si on ne pouvait les distinguer des aeais que par le flot perpétuel de conneries qui leur sort de la bouche. Un flot incessant de merde, comme le Gangâ. Un DJ, ça passe de la musique. De la musique que les gens veulent entendre, qui les fait se sentir bien, penser à quelqu’un de spécial ou pleurer.
Il s’appuie à la vitre. À la lueur du tableau de bord, il voit son visage en demi-profil, spectre derrière lequel passent les gens dans la rue. Mais c’est comme si chacune de ces personnes que recouvre son image prenait possession d’une partie de lui-même.
Foutu blabla.
« Où est-ce que tu me conduis, boy ?
— Aux duels. »
Il a raison. C’est le seul endroit où aller pour se remonter. Mais Shiv n’aime pas que le boy soit si proche, à le regarder, l’observer, à essayer de deviner ce qu’il va faire.
Duels ! Duels ! clignote l’affichage. Shiv descend les petites marches, rectifie ses manchettes, et l’odeur du sang, de l’argent, du bois brut et de l’adrénaline le cueille au sternum. Il aime cet endroit, le préfère à tout autre. Il jette un coup d’œil à la clientèle. Quelques nouveaux visages. Comme cette fille, au balcon, près de la rambarde, celle avec le nez persan, qui essaye d’avoir l’air très cool. Shiv croise son regard. Elle soutient le sien, un certain temps. Une autre fois. L’aboyeur annonce le combat suivant et Shiv gagne la table des bookmakers. Sur Sonarpur Road, des camions de pompiers éteignent un incendie allumé dans un meuble-classeur tandis que quelque chose ayant l’anatomie d’un garçon de dix ans, mais un appétit de deux fois cet âge, glisse ses doigts potelés vers le shakti yoni de sa nana et qu’une femme morte sans rapporter aucun profit dérive dans le Gangâ en direction du moksha, mais il y a là des gens, du mouvement, des lumières, la mort, le hasard, la peur, et une fille qui fait le tour de l’arène en exhibant une magnifique bête de combat, un chat tigré argenté. Shiv sort son portefeuille en crocodile de sa veste et étale des billets sur la table. Bleu. Il continue à voir ce bleu.
« Un lâkh de roupies », dit Bachchan. Après lesquelles il n’y en a pas d’autres, ni d’espoir d’en avoir d’autres. Le scribe de Bachchan recompte et enregistre la somme. Shiv s’installe à sa place près de l’arène et l’aboyeur crie duel ! duel ! La foule rugit et se lève et Shiv avec elle, se collant à la rambarde en bois pour dissimuler son érection. Puis il se retrouve à l’extérieur du grand bleu au moment où le microsabre argenté n’est plus que viande sur le sable et où le sattâ fourre dans sa sacoche en cuir les cent mille billets que Shiv lui a donnés. Il s’aperçoit que les sâdhus disent vrai : il y a une bénédiction à ne rien posséder.
Dans la voiture, il est pris de fou rire. Shiv se tape encore et encore la tête sur la vitre. Des larmes lui coulent sur le visage. Il arrive enfin à respirer. À parler.
« Emmène-moi chez Murfi », ordonne Shiv. Voilà qu’il a une faim de loup.
« Avec quoi ?
— Il y a de la monnaie dans la boîte à gants. »
Tea Lane, la ruelle du Thé, enferme ses fumées et miasmes sous le dôme de parapluies. Qui n’ont aucune utilité météorologique : Murfi prétend que le sien le protège de la lueur de la lune, qu’il trouve sinistre. Murfi prétend beaucoup de choses, en particulier sur son nom. Irlandais, affirme-t-il. Irlandais comme Sâdhu Patrick.
Tea Lane s’est développée pour servir les bâtisseurs de Rânâpur. Derrière les rangées de vendeurs de plats chauds, d’épices et de fruits, les salons de châï d’origine ouvrent leurs volets de bois sur la rue et répandent sur la route leurs tables de fer-blanc et leurs chaises pliantes. Par-dessus le léger vrombissement des réchauds à gaz et des radios à ressort diffusant Hindî Hits, des centaines de télévisions murales déversent en continu des dialogues de soapis. Dix mille calendriers de déesses de soapi sont punaisés aux murs.
Shiv se penche par la fenêtre pour compter quelques pièces de monnaie dans la main de singe de Murfi.
« Et quelques-uns de tes pakorâs-pizzas pour lui. » Shiv les apprécie autant que s’ils contenaient de la crotte de singe, mais dans l’imagination de Yogendra, ces pakorâs sont l’exemple même du casse-croûte occidental branché. « Murfijî, tu dis que tu ferais n’importe quoi en pakorâ. Essaye avec ça. »
Murfi dévisse le couvercle du thermos, écarte de la main les nuages de glace sèche et essaye de deviner le contenu.
« Eh, il y a quoi là-dedans ? »
Shiv le lui dit. Murfi plisse le visage et relance le thermos à Shiv.
« Non, gardez-les. On sait jamais, quelqu’un pourrait y prendre goût. »
Les talents culinaires de Murfi n’ont rien à y voir, mais entre deux bouchées, Shiv perd l’appétit. Les gens regardent tous dans la même direction. Dans le dos de Shiv. Il laisse tomber son journal plein de choses frites. Les chiens de la rue se jettent dessus. Il arrache sa cochonnerie à Yogendra.
« Laisse cette merde et emmène-moi loin d’ici. »
Yogendra enfonce l’accélérateur et les roues de la Mercedes patinent dans la rue soudain vide au moment où quelque chose atterrit avec une telle violence sur le toit du SUV que celui-ci s’enfonce sur ses essieux. Un amortisseur explose comme une grenade, il y a un éclair bleu et une odeur d’incendie électrique. L’automobile oscille sur ses trois amortisseurs restants. Quelque chose bouge, au-dessus. Yogendra insiste et s’acharne sur le moteur, mais celui-ci ne démarre pas.
« On sort », commande Shiv alors que la lame transperce le toit. Longue, dentelée, courbée comme un cimeterre, elle perfore la Mercedes jusqu’à la transmission. Tandis que Shiv et Yogendra dégringolent de la voiture, elle se déplace vers l’avant, éventrant l’acier embouti comme on sacrifie un gamin.
Shiv voit maintenant ce qui est tombé sur le toit de ses soixante millions de roupies de métal allemand saccagé, et même si cela le tue, il reste aussi paralysé par ce spectacle que les passants figés sur Tea Lane. Le pare-brise éclate à la fin du premier passage de la lame du robot de combat. Les bras saisisseurs inférieurs agrippent et écartent les bords déchiquetés du toit. Le phallus trapu du canon électromagnétique cherche Shiv dans la rue, le fixe de son regard monoculaire. Cela ne peut pas lui faire de mal. Shiv reste pétrifié par la longue lame qui, se retirant de l’épave connue encore très peu de temps auparavant sous le nom de Mercedes Série 7, pivote à l’horizontale. La machine de guerre se dresse sur ses pattes et approche d’un pas. Elle porte toujours son numéro de série et la petite bannière étoilée sur le flanc, mais Shiv sait qu’elle n’est pas pilotée par un post-ado aux réactions de fan de jeux vidéo, accro aux méthamphétamines et câblé quelque part à vingt niveaux sous les Grandes Plaines des États-Unis. Plutôt par quelqu’un à l’arrière de cette fourgonnette là-bas près du cinéma permanent, quelqu’un qui fume une bidî et agite les mains en une danse de Kâlî dans le cyberspace. Quelqu’un qui le connaît.
Shiv n’essaye pas de s’enfuir. Au galop, ces choses peuvent atteindre cent kilomètres-heure, et une fois qu’elles ont flairé votre ADN, elles fendront de leur lame tous les obstacles jusqu’à ce que celle-ci trouve la chair tendre de votre ventre. Le Robot de Combat Urbain se dresse au-dessus de lui. La vilaine petite tête de mante s’abaisse, les capteurs pivotent. Shiv peut maintenant se détendre. C’est du spectacle pour la rue.
« Monsieur Faraji. » Shiv manque éclater de rire. « Pour votre information, toutes les dettes et charges fiscales dues à M. Bachchan ont été ce jour confiées à l’agence de recouvrement Ahimsâ.
— Bachchan veut que je le rembourse ? » crie Shiv en regardant les restes de son dernier vestige de valeur éventré sur la rue et saignant de l’alcofuel.
« C’est exact, monsieur Faraji, répond le robot tueur. Votre compte avec les Paris Bachchan s’élève actuellement à dix-huit millions de roupies. À partir d’aujourd’hui, vous avez une semaine pour l’équilibrer, sans quoi des actions de recouvrement seront entreprises. »
La machine pivote sur les talons de ses pattes arrière, se ramasse sur elle-même et bondit en direction du croisement par-dessus les vendeurs de thé, les vaches et les putes.
« Hé ! lui crie Shiv. Il pouvait pas envoyer une facture ? » Il ramasse des restes et fragments de la mécanique de précision allemande qu’il lance en direction de l’agent de recouvrement.
« Dites-moi, madame Durnau », demanda Thomas Lull, assis entre le CV et le fichier de présentation de la jeune femme, posés sur son large bureau, et une fenêtre panoramique donnant sur le mois de juin le plus chaud que connaissait le Kansas depuis un siècle, « votre meilleure idée, vous l’avez eue où ? »
(Elle se souvient de cela vingt-deux heures après avoir quitté l’ISS et vingt-six avant d’arriver sur Darnley 285, bourrée de drogues de vol, enfermée dans un sac accroché par velcro à la paroi de la capsule de transfert afin de ne pas gêner la commandante de bord, Beth, qui a la narine droite un peu encombrée et dont le sifflement rythmique de la respiration finit par devenir la principale composante de l’univers de Lisa Durnau.)
Personne n’avait connu un mois de juin comme celui-là : ni le personnel d’aéroport, ni l’employée au guichet de location automobile, ni le garde de l’université à qui elle avait demandé son chemin. C’était davantage que de l’eau chaude au large du Pérou ou les dernières convulsions du Gulf Stream. La climatologie avait atteint cette zone blanche où on ne pouvait plus rien prévoir. Thomas Lull avait parcouru son CV, jeté un coup d’œil à la première page de sa présentation, et interrompu Lisa Durnau avec cette question inattendue au moment où elle affichait le premier transparent.
Elle se souvient encore de la colère qui l’envahit alors. Elle la réprima en pressant ses mains ouvertes sur les cuisses de son bon tailleur-pantalon. Quand elle les releva, ses paumes laissèrent deux empreintes humides, comme des mises en garde contre le mauvais œil.
« Professeur Lull, j’essaye de me montrer professionnelle et je pense que, par courtoisie professionnelle, vous me devez votre attention. »
Elle aurait pu rester à Oxford. Elle y avait été heureuse. Carl Walker aurait vendu ses organes pour la garder au Keble College. De meilleurs doctorats que le sien étaient revenus brisés de cette ville d’élevage bovin où la loi obligeait encore les écoles à enseigner le Dessein Intelligent. Si le plus important centre de recherches sur la cybervie au monde se trouvait sur une colline de la Bible Belt, Lisa Durnau viendrait à cette colline. Elle avait rejeté l’univers chrétien de son père avant la séparation de ses parents, mais l’entêtement et la confiance en soi presbytériens étaient mêlés à son ADN. Elle ne laisserait pas cet homme la déstabiliser. Il dit : « Vous pouvez obtenir mon attention en répondant à ma question. Je veux en savoir davantage sur votre inspiration. Sur les moments où elle vous a frappée comme un éclair. Ceux où vous avez fonctionné soixante-dix heures au café et à la Dexédrine, parce que si vous l’aviez lâchée, ne serait-ce qu’un instant, vous l’auriez perdue. Ceux où elle a surgi de nulle part, parfaite et entière. Je veux savoir quand, où et comment elle vous a frappée. La science est création. Rien d’autre ne m’intéresse.
— D’accord, capitula Lisa Durnau. C’était sur les toilettes pour femmes de la gare de Paddington, à Londres, en Angleterre. »
Rayonnant, le professeur Thomas Lull se rencogna dans son fauteuil.
Le groupe de Cosmologie Cognitive se réunissait deux fois par mois dans le bureau de Stephen Sanger, à l’Imperial College de Londres. C’était l’une de ces choses dont Lisa Durnau savait qu’il lui faudrait trouver le temps de s’occuper un jour mais en doutant de jamais y arriver, comme équilibrer ses comptes ou avoir des enfants. Carl Walker la mettait en copie des notes et résumés du groupe. C’était excitant sur le plan intellectuel, et elle savait pertinemment qu’intégrer ce groupe serait bénéfique à sa réputation comme à sa carrière, mais celui-ci suivait une approche d’information quantique là où les pensées de Lisa évoluaient en courbes topologiques. Puis les rapports bimensuels commencèrent à s’éloigner de la trépidation de l’information quantique pour spéculer que l’Intelligence Artificielle pourrait bien être un univers parallèle cartographié par les codes informatiques, tout comme les cloîtres et choristes d’Oxford étaient constitués d’ADN et de particules élémentaires. C’était sa spécialité. Elle résista un mois, puis Carl Walker l’emmena déjeuner un vendredi, déjeuner qui se termina à minuit dans un restaurant jamaïquain à boire des Guinness Triple-X en oscillant au rythme du dub. Le surlendemain, elle se trouvait dans une salle de réunions du cinquième étage à petit-déjeuner de croissants au chocolat et à trop sourire aux plus éminents penseurs du pays quant à la place de l’esprit dans la structure de l’univers.
Chacun se resservit en café et le débat commença. À une vitesse qui laissa Lisa sur place et le souffle coupé. Les transcriptions ne disaient rien de l’ampleur et de la diversité de la discussion. Elle se fit l’effet d’un gamin trop gros à un match de basket, pivotant et démarrant trop tard, trop lentement. Le temps qu’elle arrive à parler, elle avait trois idées de retard, la conversation avait poursuivi son chemin. Le soleil traversa Hyde Park et Lisa Durnau sentit le désespoir l’envahir. Ils étaient rapides, vifs, éblouissants mais se trompaient complètement, complètement, sauf qu’elle n’arrivait pas à glisser un mot pour le leur dire. Le sujet commençait déjà à les lasser. Ils en avaient extrait tout ce qu’ils pensaient pouvoir en tirer, aussi passaient-ils à autre chose. Elle allait perdre l’occasion. À moins qu’elle leur dise. À moins qu’elle parle maintenant. Son avant-bras droit reposait à plat sur la table en chêne. Elle leva lentement la main à la verticale. Tout le monde suivit ce mouvement des yeux. Le silence se fit soudain, atroce.
« Excusez-moi, se lança Lisa Durnau. Je peux intervenir ? Je pense que vous vous trompez. » Elle leur parla alors de l’idée qui faisait émerger la vie, l’esprit et l’intelligence des propriétés sous-jacentes de l’univers tout aussi mécaniquement que les forces physiques et la matière. Elle leur dit que la CyberTerre était un modèle d’un autre univers qui pouvait exister sur le polyvers, un univers où l’esprit n’était pas un phénomène émergent, mais un principe aussi fondamental que la constante de structure fine, l’Oméga ou la dimensionnalité. Un univers qui pensait. Comme Dieu, ajouta-t-elle, et au même moment elle vit les lacunes, les défauts et les détails auxquels elle n’avait pas pensé, et elle se rendit compte que tout le monde autour de la table les voyait aussi. Elle entendait sa propre voix, autoritaire, tellement certaine, tellement sûre qu’elle avait toutes les réponses à vingt-quatre ans. Elle baissa la voix en un marmonnement d’excuse.
« Merci, fit Stephen Sanger. Il y a là-dedans beaucoup d’idées intéressantes…»
Ils ne le laissèrent même pas terminer sa phrase. Chris Drapier, du Service d’Intelligence Artificielle Niveau Trois de Cambridge bondit le premier. Il avait été le plus grossier, le plus bruyant et le plus pédant, et Lisa l’avait surpris en train d’essayer de lui mater le cul dans la file pour la cafetière. Il n’y avait aucune raison d’invoquer une espèce de deus ex machina quand le calcul quantique avait assez gentiment réglé tout cela. C’était du vitalisme… non, du mysticisme. Vint ensuite le tour de Vicki McAndrews, de l’Imperial College. Elle se saisit d’un fil métaphorique mal intégré dans la modélisation de Lisa, tira dessus et défit tout l’édifice. Lisa n’avait pas un modèle topologique de l’espace ni même un mécanisme pour décrire cet univers pensant. Tout ce qu’entendit Lisa fut ce gémissement aigu derrière ses yeux, comme quand on veut pleurer et qu’on ne doit pas. Elle se rassit, anéantie, parmi les tasses de café et les taches de croissants au chocolat. Elle ne savait rien. Elle n’avait aucun talent. Elle était arrogante et stupide, elle ouvrait le bec là où le moindre postdoc sensé serait resté assis à hocher la tête en veillant à remplir les tasses de café et à faire circuler les biscuits. Son étoile était à son nadir absolu. Stephen Sanger lui adressa quelques mots d’encouragement lorsqu’elle se glissa dehors, mais elle était détruite. Elle pleura tout le long du chemin, traversant Hyde Park puis Bayswater jusqu’à la gare de Paddington. Elle descendit une demi-bouteille de vin doux dans le restaurant de la gare, car elle n’avait rien vu d’autre sur le menu susceptible de l’assommer vraiment vite. Elle tremblait de honte et de larmes à sa table, certaine que sa carrière était terminée, qu’elle n’y arriverait pas, qu’elle ignorait ce qu’ils voulaient dire. Sa vessie se manifesta dix minutes avant le départ de son train. Elle s’assit dans le cabinet, le jean baissé, en s’efforçant de ne pas sangloter pour éviter que l’acoustique particulière des toilettes londoniennes n’amplifie ce bruit au point de le rendre audible par tous.
Elle le vit alors. Elle n’aurait pu dire ce que c’était, elle avait les yeux fixés sur la porte, il n’y avait ni forme, ni contour, ni mots ou théorèmes. Mais il était là, complet et d’une beauté inimaginable. Simple. Si simple. Lisa Durnau jaillit du cabinet, se précipita à la boutique de papeterie acheter un bloc-notes et un gros marqueur. Elle courut ensuite attraper son train. Qu’elle ne put attraper. Quelque part entre le cinquième et le sixième wagon, cela la frappa comme un éclair. Elle sut exactement ce qu’il fallait qu’elle fasse. Elle s’agenouilla en sanglots sur le quai, ses mains tremblantes s’efforçant de gribouiller des équations. Les idées se déversèrent en elle. Elle était connectée au cosmos. L’équipe du soir passa, la contourna sans la regarder. Tout va bien, voulut-elle dire. Tout va tellement bien.
Théorie Étoile-M. Lisa l’avait sous les yeux depuis le début, comment avait-elle pu ne pas la voir ? Onze dimensions repliées en un ensemble de formes de Calabi-Yau, trois déployées, une pseudo-temporelle, sept recroquevillées à la longueur de Planck. Mais des poignées, des trous dans les formes, découlaient les énergies tortueuses des supercordes, et par conséquent les harmoniques qui constituent les propriétés physiques fondamentales. Elle n’avait plus qu’à modéliser CyberTerre comme un espace de Calabi-Yau et montrer son équivalence avec une possibilité physique dans la théorie Étoile-M. Tout était dans la structure. Il existait quelque part un univers avec son ordinateur embarqué. Les esprits y étaient intégrés au tissu de la réalité, et non recouverts d’une carapace de carbone évolué comme dans cette bulle du polyvers. Simple. Tellement simple.
Elle pleura de bonheur pendant tout le retour en train. Un jeune couple de touristes français, installé en face d’elle, se prenait nerveusement la main chaque fois qu’un nouvel accès de bonheur la faisait frissonner. La joie la sortirait de sa chambre pour se promener dans Oxford durant toute la semaine où elle coucha ses idées sur papier. À chaque bâtiment, chaque rue, chaque boutique et chaque personne, la vie et l’humanité l’emplissaient d’un bonheur intense. Elle était amoureuse du plus petit objet. Stephen Sanger parcourut le brouillon avec un sourire qui s’élargissait à chaque page. « Tu les as eus, finit-il par dire. Les cons. »
Assise dans le bureau trop climatisé de Thomas Lull, Lisa Durnau percevait encore les émotions de cette poussée créatrice, comme le rayonnement fossile des feux du big bang. Thomas Lull pivota sur sa chaise pour se pencher dans sa direction.
« D’accord, dit-il. Eh bien, il faut que vous sachiez deux choses sur cet endroit : le climat est vraiment à chier, mais les gens sont rudement gentils. Soyez polie avec eux. Ils pourraient vous être utiles. »
Pour divertir Thomas Lull, ce jour-là, le Dr Darius Ghotse a des enregistrements d’une vieille comédie anglaise, It’s That Man Again, dans le coffre du tricycle avec lequel il progresse tant bien que mal sur les pistes sablonneuses de Tekkadi. Il se réjouit à l’avance de glisser le fichier dans la machine du professeur et d’entendre la voix snob brailler l’indicatif. « Ça a cent cinq ans, dira-t-il. Les bombes tombaient sur Londres, et voilà ce qu’ils écoutaient dans leurs abris souterrains ! »
Le Dr Ghotse collectionne les anciens programmes radiophoniques. En général, il vient prendre le petit-déjeuner avec Thomas Lull sur son bateau, où tous deux restent assis sous l’auvent en chaume de palmier à siroter du châï en écoutant l’humour étranger de The Goon Show ou la comédie hyperréaliste du Blue Jam de Chris Morris. Le Dr Ghotse apprécie particulièrement les programmes radio de la BBC. C’est un ancien pédiatre, veuf, mais anglais au fond de son cœur. Il aimerait que Thomas Lull arrive à comprendre le cricket. Il pourrait alors partager avec lui des classiques des commentaires sportifs, comme ceux d’Aggers et Johnners.
Il emprunte l’allée pleine d’ornières qui longe le bras mort, donne au passage des coups de pied aux poules et aux chiens insolents. Sans freiner, il engage le vieux tricycle rouge sur la passerelle pour monter sur le long kettuvallam au toit de nattes. C’est une manœuvre qu’il a effectuée à de nombreuses reprises. Elle ne l’a encore jamais conduit dans l’eau.
Thomas Lull a peint des symboles tantriques sur le chaume de noix de coco ainsi qu’un nom sur la coque, en blanc : Salve Vagina. Nom qui choque au plus haut point les chrétiens locaux. Comme le prêtre l’en a informé. Thomas Lull lui a répliqué qu’il (le prêtre) serait autorisé à le (Lull) critiquer quand il pourrait le faire en aussi bon latin que le nom de son bateau. Au faîte des toits en nattes, on voit une petite parabole satellite à grande puissance fixée au ruban adhésif. Un générateur à alcool ronronne à la poupe.
« Professeur Lull, professeur Lull. » Lecteur brandi, le docteur Ghotse se penche pour passer sous l’auvent. Comme toujours, l’embarcation sent l’encens, l’alcool et la cuisine de la veille. On entend, à mi-volume, un quintette de Schubert. « Professeur Lull ? »
Le Dr Ghotse trouve Thomas Lull dans sa petite chambre bien rangée qui ressemble à un coquillage en bois. Ses shorts, tee-shirts et chaussettes sont étalés sur du coton immaculé. Il plie ses tee-shirts de la bonne manière, les côtés au milieu, puis encore en deux. À force de vivre entouré de valises, c’est devenu chez lui une seconde nature.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? s’étonne le Dr Ghotse.
— Il est temps de partir, répond Thomas Lull.
— Une femme, hein ? » L’appétit de Thomas Lull pour les nanas des plages et ses succès avec celles-ci l’ont toujours dérouté. Les hommes devraient être indépendants, dans leurs vieux jours, sans attachements.
« On peut dire ça. Je l’ai rencontrée hier soir au club. Elle a eu une crise d’asthme. Je l’ai secourue. Il y a toujours quelqu’un qui se bousille les coronaires au salbutamol. Je lui ai proposé de lui enseigner quelques trucs de la méthode Buteyko et elle s’est retournée pour répondre : À demain, professeur Lull. Elle connaissait mon nom, Darius. Il est temps de partir. »
Lorsque le Dr Ghotse avait fait la connaissance de Thomas Lull, celui-ci travaillait dans une boutique de disques d’occasion, clochard de plage au milieu d’antiques vinyles et compact-discs. Retraité et veuf depuis peu, Ghotse combattait sa peine à coups de vieux rires. Il trouva une âme sœur en cet Américain sardonique. Ils passaient les après-midi à bavarder et partager des disques. Mais trois mois s’écoulèrent avant qu’il invite le type de la boutique de disques à venir prendre le thé. Cinq visites plus tard, quand le thé de l’après-midi se transforma en gin de la soirée à admirer les splendides couchers de soleil derrière les palmiers, Thomas Lull lui confia sa véritable identité. Le Dr Ghotse se sentit d’abord sali que le type de la boutique de disques qu’il avait appris à connaître soit une façade trompeuse. Ensuite, cela lui pesa : il ne souhaitait pas être le récipiendaire de la perte et de la rage de cet homme. Il s’estima ensuite privilégié, détenteur d’un secret de niveau mondial qu’il aurait pu vendre une fortune aux chaînes d’informations. On lui avait fait confiance. Il finit par s’apercevoir qu’il s’était lié à Thomas Lull dans la même intention : trouver quelqu’un à qui faire confiance et à écouter.
Le Dr Ghotse glisse le lecteur dans la poche de sa veste. Pas de vieilles comédies aujourd’hui. Ni plus jamais, semble-t-il. Thomas Lull ramasse l’exemplaire cartonné du Blake qui a été le livre de chevet de tous les lits qu’il a faits siens. Il le soupèse, puis le range dans la valise.
« Venez, j’ai du café en route. »
L’arrière du bateau s’ouvre en une véranda improvisée, ombragée par les sempiternelles nattes en fibres de coco. Le Dr Ghotse n’apprécie guère le café de Thomas Lull, mais laisse celui-ci en servir deux tasses et le suit dehors jusqu’à leurs sièges habituels. Des gamins nagent et s’éclaboussent dans une eau à peine plus claire et plus fraîche que le café.
« Bon, dit Ghotse, et où irez-vous ?
— Dans le Sud », répond Thomas Lull, qui n’avait jusque-là pas la moindre idée de destination. Depuis qu’il a amarré le vieux kettuvallam dans ce bras mort, Thomas Lull a toujours clairement affirmé qu’il partirait dès que le vent l’emporterait ailleurs. Le vent avait soufflé, fouettant les palmiers, poussant les nuages qui ne lâchèrent pas d’eau, sans que Thomas Lull s’en aille. Il en était venu à aimer le bateau, ce sentiment de déracinement qui n’aurait jamais à faire ses preuves. Mais elle connaissait son nom.
« Au Srî Lankâ, peut-être.
— L’île des démons.
— L’île des bars de plage », dit Thomas Lull. Schubert atteint la fin de son temps imparti. Les gamins plongent et s’éclaboussent, des gouttes s’accrochent à leurs visages sombres et souriants. Mais l’idée est désormais dans sa tête et elle n’en sortira plus. « Peut-être même partir en bateau en Malaisie ou en Indonésie. Il y a là-bas des îles où jamais personne ne reconnaîtra votre visage. Je pourrais ouvrir une chouette petite école de plongée. Ouais, je pourrais faire ça… Merde, je sais pas. »
Il se retourne. Le Dr Ghotse l’a senti aussi. Vivre sur l’eau vous rend aussi sensible aux vibrations qu’un requin. Le Salve Vagina oscille doucement à cause d’un pas sur la passerelle. Quelqu’un est monté à bord. Le kettuvallam bouge un peu quand ce quelqu’un le traverse.
« Ohé ! Il fait vraiment sombre, ici. » Aj apparaît sous l’auvent et les rejoint à l’arrière. Elle est habillée du même gris lâche et flottant que la nuit précédente. Son tilak est même encore plus proéminent en plein jour. « Je suis désolée, vous avez la visite du Dr Ghotse, je peux revenir plus tard…»
Dis-le, pense Thomas Lull. Ses dieux t’ont donné cette chance, renvoie-la, disparais sans un seul regard en arrière. Mais elle connaît son nom sans l’avoir rencontré, elle connaît celui du Dr Ghotse, et Thomas Lull n’a jamais été capable de tourner le dos à un mystère.
« Non, non, restez, il y a du café. »
Elle fait partie de ces gens dont le sourire transforme tout le visage. Elle bat des mains, ravie.
« Avec grand plaisir, merci. »
Il est perdu, désormais.
La trentième heure s’écoule et Lisa Durnau émerge de ses vieux souvenirs. L’espace, décide-t-elle, est la dimension des défoncés.
« Hé, croasse-t-elle. Je peux avoir de l’eau ? » Ses muscles commencent à se déformer et à s’atrophier.
« Tube sur votre droite », répond la commandante Beth sans quitter des yeux son tableau de bord. Lisa tourne la tête en tendant le cou pour sucer une eau distillée tiède et fade. Les amis masculins de la pilote, restés sur la station, discutent et badinent. Ils n’arrêtent jamais de discuter et de badiner. Lisa se demande s’ils vont parfois plus loin, ou s’ils sont si fragiles et diminués que la moindre activité un tant soit peu sexuelle les briserait en deux. Un nouveau souvenir s’empare d’elle.
Elle était de retour à Oxford, elle courait. Elle adorait courir dans cette ville qui regorgeait de chemins et d’espaces verts et où l’activité physique faisait partie intégrante de la culture estudiantine. C’était un vieux parcours datant de son époque à Keble : il longeait le canal, traversait les prés de Christ Church, remontait Bear Lane jusqu’à High Street puis passait entre les piétons jusqu’au portail du All Souls College pour continuer ensuite sur Parks Road. Un bon parcours, physiquement sûr, familier à ses pieds. Ce jour-là, elle tourna à droite derrière le Merton College pour couper par les jardins botaniques jusqu’au Magdalen College, où se tenait le congrès. L’été allait bien à Oxford. Des groupes d’étudiants s’étaient installés sur la pelouse. On entendait les coups de pied et les cris des joueurs de football, un bruit qui lui manquait à l’université du Kansas. La lumière aussi, cet étrange or anglais de début de soirée qui promettait une nuit séduisante. Au programme de sa soirée à elle figuraient une douche, un rapide coup d’œil à l’extinction de masse complètement inattendue dans la biosphère marine d’Alterre et un dîner à la Haute Table, un truc formel avec vestes et redingotes pour clôturer le congrès. Elle aurait nettement préféré la passer dans les rues et les endroits fréquentés, avec sur sa peau nue la lumière dorée d’une douceur de papillon.
Lull l’attendait dans sa chambre.
« Voir L. Durnau, dit-il. La voir une bouteille d’eau à la main dans ce ridicule petit short moulant en lycra et ce minuscule haut riquiqui. » Il fit un pas dans sa direction. « Je vais tout de suite lui arracher ce ridicule petit short. »
Il saisit à pleines mains la ceinture élastique et baissa d’un coup short et culotte. Lisa Durnau lâcha un petit cri. En un mouvement, elle ôta son maillot, se débarrassa de ses chaussures et sauta sur Lull, lui nouant ses jambes autour de la taille. Accrochés l’un à l’autre, ils reculèrent en chancelant jusqu’à la salle de bains. Tandis qu’il se déshabillait tant bien que mal, maudissant ses chaussettes collantes, elle passa sous la douche. Il fit irruption, la plaqua contre le carrelage. Lisa fit pivoter ses hanches et noua à nouveau ses jambes autour de lui tout en cherchant sa bite avec sa vulve. Lull recula d’un pas pour la repousser doucement. D’un bond, Lisa Durnau se mit en équilibre sur les mains et lui enserra le torse de ses jambes. Thomas Lull se pencha, la pénétra de sa langue. À demi noyée, à demi en extase, Lisa se retint de hurler. Il était plus agréable de se retenir, en s’asphyxiant à moitié, la tête en bas, au risque de se noyer. Puis elle immobilisa à nouveau Lull entre ses cuisses et il la souleva, dégoulinante et enroulée autour de lui, pour la jeter sur le lit et la baiser tandis que les cloches dans la cour sonnaient le couvre-feu.
À la Haute Table, elle eut pour voisin un postdoc danois ébloui de pouvoir parler à un des auteurs du projet Alterre. Installé au centre, Thomas Lull discutait du darwinisme social de la thérapie généligne avec le président. À part lever le regard en l’entendant dire « tuer les brâhmanes tout de suite, tant qu’il n’y en a pas beaucoup », Lisa ne fit pas attention à lui. Conformément aux règles. C’était un truc de congrès. Cela avait commencé au cours de l’un d’eux et trouvé sa pleine expression durant d’autres. Cela aurait forcément une fin, et les règles et conditions de désengagement seraient alors établies entre deux activités du congrès. En attendant, le sexe était sensationnel.
Lisa Durnau avait toujours considéré les rapports sexuels comme quelque chose de bien pour les autres, mais absent de son programme personnel. Ils n’avaient rien de vraiment fantastique. Elle pouvait s’en passer sans que cela la rende malheureuse. Puis, avec la personne la plus inattendue, dans la relation la moins pratique possible, elle découvrit une sexualité qui lui permettait d’exprimer son naturel athlétique. Elle avait là un partenaire qui l’aimait avec sa sueur et son goût salé dans son cher équipement de jogging, qui aimait ça al fresco, al dente et épicé de tout ce qu’elle avait enfermé dans sa libido pendant presque vingt ans. La fille sportive du pasteur Durnau ne faisait rien du genre faux viol et tantrisme. À l’époque, elle avait pour confidente sa sœur Claire, à Santa Barbara. Elles passèrent des soirées au téléphone à discuter des moindres détails cochons, à éclater d’un rire bruyant. Un homme marié. Son patron, qui plus est. D’après Claire, c’était une relation si illicite et si secrète que Lisa pouvait libérer ses propres fantasmes.
Leur liaison avait commencé à Paris, dans le salon des voyageurs du terminal 4 de l’aéroport Charles-de-Gaulle. Le vol pour Chicago avait été retardé. Une anomalie dans le contrôle aérien de Bruxelles retenait les avions jusque sur la côte est des États-Unis et le tableau d’affichage annonçait un retard de quatre heures pour le BAA142. Lisa et Lull sortaient d’une semaine intellectuellement éreintante à défendre l’argument lullien selon lequel réel et virtuel étaient des chauvinismes insignifiants, argument qu’avait attaqué de tous côtés un groupe de néoréalistes français. Lisa n’avait plus qu’un désir : monter chez elle vérifier si son voisin, M. Cheknavorian, avait arrosé les plantes. Le retard affiché passa à six heures. Lisa gémit. Elle s’était occupée de son courrier électronique. Elle avait mis à jour ses finances. Elle avait rendu visite à Alterre, qui traversait une période de calme entre deux accès d’évolution ponctuelle. Il était trois heures du matin, et par ennui autant que par fatigue, perturbée par l’incertitude planant dans le salon brillamment éclairé situé entre les nations, Lisa Durnau posa sa tête sur l’épaule de Thomas Lull. Elle sentit son corps bouger contre le sien et voilà qu’elle l’embrassait. Très vite, ils se glissèrent dans les douches de l’aéroport dont le préposé leur tendit deux serviettes en chuchotant vive le sport en français.
Elle se plaisait en compagnie de Thomas Lull. Il était marrant, savait parler, avait le sens de l’humour. Ils partageaient certaines valeurs et certaines croyances. Certains films et livres. Certains goûts culinaires : les légendaires déjeuners mexicains du vendredi. Tout cela était bien loin d’une levrette sur les carreaux humides d’une cabine de douche du terminal 4, mais pas tant que cela, en un sens. Où d’autre l’amour commence-t-il, sinon à côté de chez vous ? On apprécie ce qu’on voit tous les jours. Le garçon derrière la clôture. Le collègue près de la machine à café. L’ami de l’autre sexe duquel on a toujours été très proche. Elle savait avoir toujours ressenti quelque chose pour Thomas Lull, elle n’avait simplement jamais pu nommer ce sentiment, ni agir en fonction, jusqu’à ce que l’épuisement, la frustration et la perturbation la sortent de sa personnalité habituelle.
Ce n’était pas la première fois, pour lui. Elle connaissait tous les noms, ainsi qu’une grande partie des visages. Il lui avait parlé d’elles une fois les autres partis retrouver conjoints et familles, quand il ne restait plus qu’eux deux avec la carafe de margarita et les lampes à huile allumées. Jamais des étudiantes, son épouse était bien trop connue sur le campus. En général des aventures d’un soir lors de congrès, une fois, une liaison par courrier électronique avec une écrivaine de Sausalito. Et voilà que Lisa était une conquête de plus. Où mènerait cette liaison, elle n’en savait rien. Mais ils continuaient à avoir un faible pour les douches.
Après le dîner et les boissons, s’extirpant du nœud des conversations, ils franchirent les ponts sur la Cherwell pour se rendre dans les quartiers plus populaires de la ville, où l’on trouvait des bars étudiants encore indépendants. Une pinte était devenue deux, puis trois parce qu’il y avait six bières traditionnelles en dégustation.
Au milieu de la quatrième, il s’arrêta pour dire : « L. Durnau. » Elle aimait ce nom qu’il lui donnait. « Si quelque chose m’arrive, je ne sais pas quoi, ce qui arrive aux gens quand ils disent “si quelque chose m’arrive”…, tu t’occuperas d’Alterre ?
— Nom de Dieu, Lull. » C’est le nom qu’elle-même lui donnait. Lull et L. Durnau. Trop de L et de U. « Tu t’attends à quoi ? Tu n’aurais pas… quelque chose ?
— Non non non. Juste… par prévoyance, on ne sait jamais. Je pourrais compter sur toi pour t’en occuper correctement. Pour les empêcher de foutre des bandeaux publicitaires Coca-Cola sur les nuages. »
Ils n’étaient pas arrivés au bout des six bières traditionnelles. Alors qu’ils regagnaient l’université à pied dans la nuit tiède et bruyante, Lisa Durnau dit : « Je m’en occuperai, oui. Si tu peux faire changer d’avis à la faculté, je prendrai soin d’Alterre. »
Deux jours plus tard, ils arrivèrent à Kansas City par le dernier vol de nuit : l’aéroport ferma derrière eux. Seul le décalage horaire garda Lisa Durnau éveillée pendant le trajet jusqu’au campus. Elle déposa Thomas Lull à son informe endroit vert en banlieue.
« À plus », chuchota-t-elle. Elle n’était pas assez bête pour s’attendre à ce qu’il l’embrasse, même à trois heures du matin. Quand elle monta chez elle, franchit la porte à moustiquaire et lâcha son sac dans l’entrée, toute la fatigue corporelle accumulée l’écrasa comme un semi-remorque. Elle se dirigea vers le grand lit. Son palmeur sonna. Elle envisagea de ne pas répondre. Lull.
« Tu pourrais venir ? Il s’est passé quelque chose. »
Elle ne lui avait jamais, jamais entendu cette voix-là. Terrifiée, elle reprit le volant dans la lumière grise annonciatrice de l’aube. À chaque carrefour, son imagination accédait à un niveau supplémentaire d’appréhensions et d’hypothèses, mais avec en arrière-plan la peur principale : on les avait découverts. Toutes les lumières étaient allumées, toutes les portes ouvertes.
« Il y a quelqu’un ?
— Entre. »
Elle le trouva assis sur le vieux canapé en cuir bon marché qu’elle connaissait grâce aux barbecues entre collègues de la faculté et aux dimanches de sport. Il n’y avait pas d’autre meuble dans la pièce, à part deux bibliothèques. Tout le reste avait disparu. Le sol était nu, les murs aussi, à part les crochets pour cadres, qui ressemblaient à des points d’interrogation inversés.
« Même les chats, dit Lull. Y compris leur fausse souris. T’imagines ça ? La fausse souris. Tu devrais voir le bureau. Elle a pris son temps, pour le bureau. Elle s’est occupée de chaque livre, de chaque disque et chaque fichier. J’imagine que perdre une épouse me gêne moins qu’être privé de ma collection d’airs d’opéra italien favoris.
— Est-ce que…
— Je m’en doutais ? Non. Je suis rentré, tout était comme tu le vois. Il y avait ça. » Il montra un bout de papier. « Les trucs habituels, ça ne marchait pas, désolée, mais c’était le seul moyen. N’essaye pas de reprendre contact. Tu sais, elle a assez de jugeote pour partir en emportant tout et sans le moindre avertissement, mais pour ce qui est de l’adieu affectueux, elle ne recule devant aucune de ces saloperies de clichés. C’est tellement elle. Tellement elle. »
Il tremblait, maintenant.
« Thomas. Viens, tu ne peux pas rester ici. Viens chez moi. »
Il eut l’air perplexe, puis hocha la tête.
« Oui. Oui, merci. »
Lisa prit sa valise et le guida jusqu’à sa voiture. Il semblait soudain très vieux et perdu. Une fois chez elle, elle lui prépara du thé brûlant qu’il but pendant que, par délicatesse, elle préparait le lit d’appoint.
« Tu veux bien ? demanda Thomas Lull. Je peux dormir chez toi ? Je ne veux pas être seul. »
Il s’allongea, se replia sur lui-même en tournant le dos à Lisa Durnau. Des visions très nettes de la pièce profanée avec au beau milieu Lull minuscule comme un petit garçon sur son canapé de grande personne arrachèrent Lisa au sommeil chaque fois qu’elle en approchait. Elle finit par s’endormir, au moment où l’aube grise remplissait sa vaste chambre.
Cinq jours plus tard, quand tout le monde lui eut dit qu’elle était vache, qu’il s’en sortait très bien, qu’il s’en remettrait, qu’il retrouverait le bonheur et qu’il lui restait toujours son travail/ses amis/lui-même, Thomas Lull quitta le monde réel et virtuel sans un mot, sans prévenir. Lisa Durnau ne le revit jamais.
« Pardonnez-moi, mais cela me semble un moyen très peu orthodoxe de soigner l’asthme », lance le Dr Ghotse. Aj a le visage rouge, les yeux qui saillent, les doigts qui tremblent. Son tilak semble vibrer.
« Encore quelques secondes », intime Thomas Lull. Il attend qu’elle n’en puisse plus et pas une seconde de moins. « OK, inspirez. » Aj ouvre la bouche en une bruyante et extatique inhalation. Thomas Lull plaque sa main dessus. « Par le nez. Toujours par le nez. Souvenez-vous : le nez sert à respirer, la bouche à parler. »
Il retire la main, regarde son petit ventre rond enfler lentement.
« Ce ne serait pas plus simple de prendre des médicaments ? » fait remarquer le Dr Ghotse, qui tient très délicatement une petite tasse de café.
« Tout l’intérêt de cette méthode, répond Thomas Lull, consiste à pouvoir se passer de médicaments, et définitivement. Bloquez. »
Le Dr Ghotse examine Aj qui se vide à nouveau les poumons par les narines en une longue expiration sifflante.
« On dirait vraiment une technique de prânâyâma.
— C’est russe, de l’époque où ils n’avaient pas d’argent pour acheter de médicaments contre l’asthme. OK, lâchez. » Thomas Lull observe Aj exhaler. « Bloquez encore. C’est une théorie très simple, du moment qu’on accepte que tout ce qu’on vous a appris sur la manière de respirer est complètement faux. D’après le docteur Buteyko, l’oxygène est du poison. On se met à rouiller dès la naissance. L’asthme est la manière dont votre corps réagit pour essayer de vous empêcher d’absorber ce gaz toxique. Mais on se promène la bouche ouverte comme des baleines à inspirer de l’O2 à pleins poumons en croyant que ça nous fait du bien. La méthode Buteyko consiste juste à équilibrer son O2 et son CO2, et s’il faut pour cela priver ses poumons d’oxygène histoire de se constituer une bonne réserve de dioxyde de carbone, on fait comme Aj en ce moment. Inspirez. » Le visage blême, Aj rejette la tête en arrière et gonfle le ventre en inhalant. « Très bien, respirez normalement, mais par le nez. Si vous paniquez, faites une série de blocages de respiration, mais sans ouvrir la bouche. Le nez, toujours le nez.
— Cela semble étrangement simple, estime le Dr Ghotse.
— Les meilleures idées sont toujours les plus simples », contre Thomas Lull, Barnum de l’étude de la respiration.
Après avoir vu le Dr Ghotse repartir sur son tricycle grinçant, Thomas Lull raccompagne Aj à pied à son hôtel. Camions et minibus Maruti roulent sur la route blanche et droite en actionnant leurs multiples klaxons. Thomas Lull salue de la main les chauffeurs qu’il reconnaît. Il ne devrait pas être là. Il aurait dû la renvoyer avec un geste de la main et un sourire, et dès qu’elle aurait été hors de vue, filer à la gare routière avec ses bagages. Et pourquoi dit-il : « Vous devriez revenir demain pour une autre séance. Il faut du temps pour bien comprendre la technique » ?
« Je ne crois pas, professeur Lull.
— Pourquoi ?
— Je ne pense pas que vous serez là. J’ai vu la valise sur votre lit, je pense que vous partirez dans la journée.
— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
— Que je vous ai retrouvé. »
Thomas Lull ne dit rien. Il pense : vous lisez dans mon esprit ? Moteur à alcofuel glougloutant, un canoë artisanal transportant des écoliers bien habillés traverse le bras mort en direction de l’embarcadère.
« Je pense que vous voulez savoir comment je vous ai retrouvé, dit doucement Aj.
— Vraiment ?
— Oui, parce que cela aurait été plus facile pour vous de partir, pourtant vous êtes encore là. » Elle s’arrête, suit des yeux un oiseau au regard fou et au bec comme une dague qui descend de l’église bleu pastel de St Thomas pour passer entre les palmiers, dont les troncs sont recouverts des bandes rouges et blanches de la signalisation routière, et se poser au bord d’un paquet de fibres de coco mises à ramollir dans l’eau. « Crabier de Gray, Ardeola greyii, dit-elle comme si elle entendait ces mots pour la première fois. Hmm. » Elle se remet en marche.
« Manifestement, vous voulez que je vous pose la question, dit Thomas Lull.
— Si c’est votre manière de la poser, la réponse est : je vous ai vu. Je voulais vous trouver, mais j’ignorais où vous étiez, alors les dieux vous ont montré à moi ici à Tekkadi.
— Je suis à Tekkadi parce que je veux que personne ne me retrouve, pas même les dieux.
— J’en suis consciente, mais je ne voulais pas vous retrouver à cause de la personne que vous étiez, professeur Lull. Je voulais vous trouver à cause de cette photographie. »
Elle ouvre son palmeur. Il y a beaucoup de soleil, même sous les palmiers, si bien que l’image n’est pas très lisible. Elle a été prise par une journée tout aussi belle, trois personnes plissant des yeux devant le temple de Shrî Padmanâbhaswâmi à Tiruvanantapuram. Il y a un homme au teint un peu cireux et une Indienne du Sud. L’homme tient la femme par la taille. Le troisième est Thomas Lull, souriant, vêtue d’une chemise hawaïenne et d’un horrible short. Il connaît cette photo. Elle a été prise sept ans plus tôt, après un congrès à New Delhi et alors qu’il prenait un mois pour voyager dans les États de l’Inde fraîchement partitionnée, un continent qui l’avait toujours fasciné, écœuré et attiré à parts égales. Les contradictions du Kerala l’avaient retenu une semaine de plus que prévu, avec son odeur de poussière, de musc et de natte en coco desséchée par le soleil, son éternel sentiment de supériorité sur le Nord tourmenté par les castes, ses dieux sombres, fétides et chaotiques aux sanglants rituels, sa longue et fructueuse découverte de cette vérité politique voulant que le communisme soit une politique d’abondance et non de pénurie, ses trésors et voyageurs des laissés-pour-compte qui changeaient en permanence.
« Je ne peux pas nier que ce soit moi, avoue Thomas Lull.
— L’autre couple, vous le reconnaissez ? »
Le cœur de Thomas Lull bondit dans sa poitrine.
« De simples touristes, ment-il. Ils ont sans doute exactement la même photo. Je devrais ?
— Je crois que ce pourrait bien être mes parents biologiques. C’est eux que j’essaye de retrouver, c’est à cause d’eux que j’ai demandé aux dieux de vous montrer à moi, professeur Lull. »
Thomas Lull s’arrête net. Un camion décoré d’images de Shiva, de son épouse et de ses fils passe dans une vague de poussière et de musique filmi de Chennaï.
« Comment vous êtes-vous procuré cette photographie ?
— Je l’ai reçue le jour de mes dix-huit ans d’un cabinet d’avocats de Vârânacî, au Bhârat.
— Et vos parents adoptifs ?
— Ils sont de Bengaluru. Ils savent ce que je suis en train de faire. Ils m’ont accordé leur bénédiction. J’ai toujours su que j’avais été adoptée.
— Vous avez des photos d’eux ? »
Elle affiche une image d’une très jeune adolescente assise sur les marches d’une véranda, les genoux chastement joints, les mains autour des tibias, barrant l’accès à sa virginité. Elle ne porte pas le tilak de Vishnu. Derrière elle, un couple d’Inde du Sud approchant de la cinquantaine et vêtu à l’occidentale. L’air de gens qui se montreront toujours ouverts, honnêtes et occidentaux avec leur fille, qui n’essaieront jamais de s’immiscer dans son voyage de découverte de soi. Il revient à la photographie du temple.
« Et vous dites que ce sont vos parents biologiques ?
— Je le crois. »
Impossible, veut répliquer Thomas Lull. Il garde le silence, même si cela le contraint aux mensonges. Non, tu te contrains toi-même au mensonge où que tu ailles, Thomas Lull. Ta vie n’est qu’un tissu de mensonges.
« Je ne me souviens pas d’eux », dit Aj d’une voix plate et neutre, comme la teinte qu’elle porte. Comme si elle décrivait une déclaration de revenus. « Quand j’ai reçu cette photo, je n’ai rien ressenti. Mais il me reste un souvenir, si ancien qu’on dirait presque un rêve. Celui d’un cheval blanc au galop. Il vient vers moi, puis se cabre et agite ses sabots en l’air, comme s’il dansait, juste pour moi. Oh, je le vois très bien. J’adore vraiment ce cheval. Je pense que c’est tout ce qu’il me reste de cette époque.
— Les avocats ne vous ont fourni aucune explication ?
— Aucune. J’espérais que vous pourriez m’aider. Mais il semble que non, je vais donc aller rendre visite à ces avocats de Vârânacî.
— La guerre ne va pas tarder à éclater, là-bas. »
Aj fronce les sourcils. Son tilak se plisse. Thomas Lull sent son cœur se serrer.
« Il me faudra donc compter sur la protection des dieux, déclare-t-elle. Ils m’ont montré où vous étiez à partir de cette photo, ils me guideront à Vârânacî.
— Ce sont des dieux rudement pratiques.
— Oh oui, professeur Lull. Ils ne m’ont encore jamais laissé tomber. Ils sont comme une aura autour des choses et des gens. Bien entendu, il m’a fallu du temps pour me rendre compte que tout le monde ne les voyait pas. Je croyais juste que c’était par politesse, qu’on leur avait tous appris à ne pas dire ce qu’ils savaient, et que parler de tout ce que je voyais faisait de moi une petite fille grossière et mal élevée. J’ai compris ensuite qu’ils ne voyaient pas et ne savaient pas. »
À l’âge de sept ans, gamin loqueteux, William Blake avait vu une cohorte d’anges dans un platane londonien. Seule l’intervention de sa mère l’avait sauvé d’une sévère correction paternelle. Présomptions et mensonges. Une vie plus tard, le visionnaire avait regardé dans l’œil du soleil et vu une innombrable compagnie de l’hôte des cieux crier Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu tout-puissant. Chaque matin de sa vie professionnelle, Thomas Lull avait regardé le soleil du Kansas sans rien voir d’autre que fusion nucléaire et incertitudes de la théorie quantique. Le bas-ventre de Thomas Lull se noue, mais pas à cause du vieux serpent de l’impatience sexuelle, qu’il connaît pour avoir eu des liaisons et des routardes chauffées par le soleil. C’est autre chose. De la fascination. De la peur.
« Autour de n’importe qui, de n’importe quoi ? » Aj penche la tête, un geste à mi-chemin entre un hochement de tête occidental et un roulement de tête indien. « Qui est-ce, alors ? » Il désigne l’éventaire en aluminium où M. Sûppy chasse les mouches avec un exemplaire déchiré du Tiruvanantapuram Times.
« Sandîp Sûppy. Il vend de la sève de palme et vit au 1128 Joy of the People Road. »
Thomas Lull sent la peur lui contracter lentement le scrotum.
« Et vous ne l’aviez jamais rencontré.
— Jamais. Ni d’ailleurs votre ami le Dr Ghotse. »
Un bus vert et jaune passe. Aj penche à nouveau la tête, fronce les sourcils en lisant le numéro d’immatriculation peint à la main. « Et ce bus appartient à Nalakath Mohanan, mais ce n’est peut-être pas lui qui le conduit. Il a largement dépassé sa date de révision. Je ne recommanderais pas de le prendre.
— C’était bien Nalakath », dit Thomas Lull. Il a la tête qui tourne comme s’il avait absorbé quelques grammes de la népalaise que M. Sûppy vend en douce à l’arrière de son éventaire. « Et alors, comment se fait-il que vos dieux puissent vous dire l’état des freins de Nal rien qu’avec un coup d’œil à sa plaque minéralogique, mais rien sur ces gens que vous dites être vos parents biologiques ?
— Je ne les vois pas, répond Aj. C’est comme une espèce de tache aveugle dans ma vision, chaque fois que je les regarde, tout se referme autour d’eux, et ça m’empêche de les voir.
— Ouh là », fait Lull. La magie est bizarre, mais un défaut dans la magie, voilà qui devient effrayant. « Comment ça, vous ne les voyez pas ?
— Je les vois comme des êtres humains, mais je ne vois pas l’aura autour d’eux, les dieux, les informations sur eux et sur leurs vies. »
Le vent se lève, agite les feuilles des palmiers, agite Thomas Lull dans son esprit. Des forces se rassemblent autour de sa personne, l’enfermant dans un mandalâ de vies et de coïncidences. Va-t’en, pars d’ici, homme. Ne te laisse pas mêler à cette femme et à ses mystères. Tu lui as menti, et tu trouves insupportable qu’elle ne te mente pas.
« Je ne peux pas vous aider », affirme Thomas Lull. Ils arrivent aux portes du Palm Imperial. Il entend les petits bruits substantiels et toniques d’un match de tennis. Le vent se confesse dans les bambous, les vagues ont à nouveau forci. Il détestera quitter cet endroit. « Désolé que vous ayez fait le voyage pour rien. »
Lull la quitte dans le hall. Dès qu’elle monte dans sa chambre, il demande au manager de l’hôtel, Achutânandan, à qui il a rendu un service longtemps auparavant, de lui sortir la fiche de la jeune femme. Ajmer Rao. 385 Valahanka Road, Lotissement Silver Oak, Râjankunte, Bengaluru. Dix-huit ans. Chambre réglée avec une carte VIP ultra-cryptée délivrée par la Banque du Bhârat. Une arme financière de gros calibre pour une fille qui fait les bhâtî-clubs du Kerala. La Banque du Bhârat. Pourquoi pas la First Karnatic ou l’Allied Southern ? Un petit mystère dans la légion des dieux lumineux. Il essaye de les espionner en rentrant chez lui par la route blanche, de les apercevoir du coin de l’œil, de les fixer comme des corps flottants dans son champ de vision. Les arbres restent des arbres, les camions s’obstinent à rester des camions et le crabier de Gray rôde dans les fibres de coco en train de tremper.
À bord du Salve Vagina, Thomas Lull dépose rapidement une pile de chemises de plage pliées sur le Blake et referme son bagage. Pars sans te retourner. Ceux qui se retournent sont transformés en statues de sel. Il laisse un mot et un peu d’argent au Dr Ghotse afin qu’il engage une femme du coin pour mettre le reste dans des cartons. Une fois à destination, il se fera expédier ses affaires.
Sur la route, il hèle un phut-phut, s’y installe le sac serré sur les genoux, en redescend à la gare routière. C’est une appellation généreuse : les Tata cabossés se servent d’un endroit plus large de la chaussée comme point de retournement, sans se soucier des bâtiments, des piétons ou des autres usagers de la route. Les bus à la décoration criarde patientent près des boutiques de couturiers, des marchands de sandwichs chauds et des omniprésents vendeurs de sève de palme. Des Maruti aux crépitants ventilateurs d’intérieur et des pick-up Mahindra se fraient au klaxon un chemin dans la cohue. Cinq sonorisations de car se font concurrence à coups de chansons à succès extraites de films.
Le car pour Nagercoil ne part pas avant une heure, aussi Thomas Lull s’achète-t-il un verre de vin de palme avant de s’accroupir sur le sol graisseux sous le parasol du vendeur afin d’observer le chauffeur et le receveur se disputer avec les passagers et caler en grommelant leurs bagages sur le toit. Le minibus du Palm Imperial arrive comme d’habitude à tombeau ouvert. La porte coulissante s’ouvre d’un coup et Aj descend. Munie d’un petit sac gris, elle porte des lunettes de soleil ainsi qu’une jupe portefeuille par-dessus son pantalon. Les garçons se précipitent, s’agrippent à son sac, porteurs improvisés. Thomas Lull se lève, quitte l’ombre du parasol et, une fois près d’elle, lui prend son sac.
« Les liaisons avec Vârânacî, c’est par ici, m’dame. »
Le chauffeur du car à destination de Nagercoil actionne son klaxon. Dernier appel pour le départ vers le sud. Dernier appel pour la paix et les écoles de plongée. Thomas Lull guide Aj entre les garçons au corps maigre vers le car express pour Tiruvanantapuram, qui démarre ses biodiesels.
« Vous avez changé d’avis ?
— Apanage des gentlemen. Et puis j’ai toujours voulu voir une guerre de près. »
Il bondit sur les marches, tire Aj à sa suite. Ils se glissent jusqu’à la banquette du fond par l’allée centrale. Thomas Lull place Aj près du grillage de la fenêtre, dont l’ombre barre le visage de la jeune fille. Il fait une chaleur incroyable. Le chauffeur klaxonne une dernière fois, puis le car s’ébranle en direction du nord.
« Professeur Lull, je ne comprends pas. » Les cheveux courts d’Aj remuent dans le car qui prend de la vitesse.
« Moi non plus », répond Thomas Lull en considérant avec dégoût la banquette bondée. Une chèvre se tortille contre lui. « Mais je sais que si les requins cessent de bouger, ils se noient. Et les dieux ne suffisent pas toujours à vous sortir d’affaire. Venez.
— Où allez-vous ?
— Je refuse de passer cinq heures enfermé là-dedans par une journée comme celle-ci. » Thomas Lull tapote sur la vitre du chauffeur. Celui-ci fait rouler son pân dans sa joue gauche, hoche la tête et arrête son véhicule. « Venez, et apportez vos bagages. Sinon on vous prendra tout. »
Thomas Lull escalade l’échelle du toit, tend la main vers Aj derrière lui.
« Jetez ça là-haut. »
Aj lance son sac, que deux garçons attrapent et mettent en sécurité parmi les balles de sari. Tenant d’une main ses lunettes de soleil, Aj grimpe s’asseoir près de Thomas Lull.
« Oh, c’est merveilleux ! s’exclame-t-elle. Je vois tout ! »
Thomas Lull tape sur le toit. « En route vers le Nord ! » Le chauffeur démarre avec une nouvelle bouffée de fumée, noire et fétide, de biodiésel. « Bon, méthode Buteyko, niveau supérieur. »
Lisa Durnau ne sait pas trop combien de fois la commandante Beth l’a appelée, mais le tableau de bord est allumé, on entend bavarder sur les canaux de communication et une impression d’imminence flotte dans l’atmosphère.
« On arrive ?
— Ajustements pour l’approche finale », confirme la petite femme au crâne rasé. Lisa sent un léger soubresaut : les microjets de correction d’assiette.
« Vous pouvez relayer ça sur mon hoek ? » Elle ne veut pas arriver en aveugle à un rendez-vous avec un Mystérieux Artefact Extraterrestre certifié authentique. La commandante Beth accroche l’appareil derrière l’oreille de Lisa immobilisée, cherche l’emplacement tendre sur le crâne, puis effleure quelques panneaux lumineux sur le tableau de bord. La conscience de Lisa Durnau explose dans l’espace. À pleine allure, la sensation que son corps est le vaisseau, qu’elle vole nue dans le vide, est irrésistible. Lisa Durnau flotte comme un ange au milieu d’un ballet d’ingénierie spatiale en rotation lente : les ailes à échelons d’une centrale solaire, une rosace de films-miroirs qui ressemble à un halo de soleils miniatures, la boucle d’une antenne à gain élevé au-dessus de sa tête, une navette en partance qui passe à toute vitesse. L’ensemble, qui baigne dans une lumière torride, est relié par des câbles à l’araignée située au cœur noir de la toile, Darnley 285. La poussière accumulée pendant des millions d’années colore l’astéroïde d’une teinte à peine moins noire que l’espace lui-même. Puis les miroirs bougent et Lisa reste bouche bée à la vue d’un trèfle de rayons qui brille à la surface. Sa stupéfaction se transforme en rire : quelqu’un a collé un logo Mercedes sur un astéroïde. Quelqu’un qui n’est pas humain. Le triscèle est grand : ses bras mesurent deux cents mètres. L’énorme valse ralentit quand la commandante Beth synchronise la rotation avec celle du rocher, et Lisa Durnau s’oblige à une réorientation mentale. Elle ne dérive plus tête la première vers une masse noire écrasante. L’astéroïde se trouve sous ses pieds et elle descend vers lui comme un ange. À un demi-kilomètre de l’atterrissage, Lisa distingue les grappes de lumière de la base humaine. Les dômes et citernes largables reconverties sont recouverts d’une épaisse couche de poussière attirée par l’électricité statique de la construction. Seul le triscèle extraterrestre brille. La navette se dirige vers une croix formée par des balises de navigation rouges. Une procession de bras manipulateurs s’active avec diligence à épousseter lampes et lentilles du laser de lancement. En levant les yeux, elle les voit marcher sur les mains d’une extrémité à l’autre des câbles électriques ou de ceux de communication. La fille du prêcheur Durnau repense à des histoires de la Bible, par exemple celle de l’échelle de Jacob.
« Bon, je vais vous débrancher, maintenant », annonce la voix de la commandante Beth. Il y a un instant de disjonction et Lisa se retrouve à cligner les yeux dans le cockpit bondé du vaisseau de transfert. Des compteurs approchent de zéro, Lisa sent un contact très léger, et les voilà posés. Il ne se passe plus rien pendant un bon moment. Elle entend des bruits sourds, des cliquetis, des sifflements, la commandante Beth la dégrafe et Lisa Durnau dégringole dans un mélange de crampes et d’odeurs corporelles véritablement stupéfiantes. Bien que trop faible pour qu’on la sente, la gravité de Darnley 285 suffit à Lisa pour garder le sens des directions. Le bas est là. Voici la gauche, la droite, devant, derrière, et enfin le haut. Une autre réorientation mentale. Elle est pendue tête en bas comme une chauve-souris. En dessous, devant son visage, le sas tourne et s’ouvre sur un tube aussi étroit qu’un canal de parturition. Plus loin, un autre sas pivote et s’ouvre. Un homme trapu coiffé en brosse passe la tête et les épaules. Son nez et ses yeux dénotent des gènes polynésiens quelques branches plus loin dans son arbre généalogique, et sa combinaison annonce US Army sur une épaule. Mais il tend la main à Lisa Durnau avec un grand sourire.
« Dr Durnau, je suis Sam Rainey, le directeur de projet. Bienvenue sur Darnley 285. Ou sur le Tabernacle, comme s’amusent à l’appeler nos amis archéologues. »
La circulation est pire que jamais, depuis que les kârsevaks ont installé un campement permanent autour de la statue de Ganesh menacée, et les mycoses de M. Nanda, le flic Krishna, le malmènent. Pire, il doit faire le point avec Vik, du service Extraction d’informations. Tout en Vik irrite M. Nanda, depuis le surnom qu’il s’est attribué (que reprochait-il à Vikram, ce beau nom historique ?) jusqu’à son style vestimentaire MTV. Il est tout le contraire des fondamentalistes campant sur le rond-point. Si Sarkhand est l’Inde atavique, Vik est une victime du contemporain et du temporaire. Mais c’est sa quasi-dispute avec Pârvati qui a gâché la journée de M. Nanda.
Elle regardait les programmes télévisés du matin, riant à sa manière contrite, la main devant la bouche, des animateurs se répandant en compliments sur leurs invités, des célébrités de soapi et chati.
« Cette facture… Elle me paraît… elle est plutôt élevée.
— Quelle facture ?
— Eh bien, celle de la micro-irrigation.
— Mais c’est indispensable. On ne peut pas espérer faire pousser de brinjâls sans irrigation.
— Pârvati, il y a des gens qui n’ont pas même assez d’eau pour cuire leur riz.
— C’est justement pour ça que j’ai choisi la micro-irrigation, qui est le système le plus efficace. La préservation de l’eau relève de notre devoir national. »
M. Nanda attendit de quitter la pièce pour soupirer. Il autorisa le paiement par l’intermédiaire de son palmeur et son aeai, après l’avoir informé que Vik souhaitait le voir, lui indiqua un nouvel itinéraire, qu’il ne connaissait pas, pour aller au bureau sans passer par le rond-point Sarkhand. Il revint dire au revoir à Pârvati, qu’il trouva devant le journal télévisé.
« Vous avez entendu ? demanda-t-elle. N.K. Jîvanjî déclare qu’il va monter un râthayâtra avec lequel il traversera le pays à la manière de Râma jusqu’à ce qu’un million de paysans marchent sur le rond-point Sarkhand.
— Ce N.K. Jîvanjî est un fauteur de troubles, et son parti aussi. C’est d’unité nationale contre l’Awadh dont nous avons besoin, pas d’un million de butors kârsevaks marchant sur Rânâpur. »
Il embrassa Pârvati sur le front. Les maux du jour s’adoucirent.
« Au revoir, ma bulbul. Tu travailleras sur le jardin ?
— Oh, oui, Krishân arrive à dix heures. Bonne journée. Et n’oubliez pas de récupérer votre costume à la blanchisserie, nous avons ce durbar chez les Dawâr ce soir. »
M. Nanda remonte maintenant le flanc de la tour Vâjpeyî à l’intérieur d’un ascenseur en verre. L’acidité stomacale le ronge. Il l’imagine le dissoudre de l’intérieur, cellule après cellule.
« Vikram. »
Ni particulièrement grand ni particulièrement bien bâti, Vikram n’en perd pas pour autant son sens du style à la mode : ample tee-shirt sans manches en tissu intelligent affichant de courts textes aléatoires – censés atteindre fortuitement le Zen –, ketchies coupés d’équerre sous le genou portés par-dessus des collants d’athlétisme. Complétez avec des Nike Predator valant l’équivalent du salaire mensuel de l’intègre sikh gardant la porte d’entrée. Aux yeux de M. Nanda, une telle apparence semble simplement manquer de dignité. Ce qu’il ne peut tolérer, c’est le ruban de barbe reliant la lèvre inférieure à la pomme d’Adam.
« Du café ? »
Vik en a toujours un à la main, dans une tasse garde-au-chaud. M. Nanda ne peut pas boire de café. Son reflux gastrique déteste ça. Il confie son sachet de thé ayurvédique au discret assistant de Vikram, dont le nom lui échappe toujours. L’unité de traitement repose sur le bureau de Vik. C’est un cube bleu translucide aux normes industrielles, à l’intérieur carbonisé par l’attaque électromagnétique de M. Nanda. Vik l’a relié à un ensemble de sondes et de moniteurs.
« Bon », dit-il en faisant craquer ses doigts. Les haut-parleurs chuchotent Theater of Bludd, à un volume beaucoup plus bas que leur vacarme habituel par respect pour l’amoureux de Monteverdi qu’est M. Nanda. « Ce serait beaucoup plus facile si vous nous laissiez quelque chose sur quoi travailler, de temps en temps.
— J’ai perçu une menace nette et immédiate », explique M. Nanda. Une révélation le frappe alors. Vik, Vik le calme, le technologique, le trance-metal, est jaloux de lui. Il veut les missions, il veut les wagons de première classe réservés, les costumes bien taillés du Ministère, l’arme capable de tuer de deux manières et la collection d’avatars.
« Vous en avez laissé encore moins que d’habitude, précise Vik, mais ça a suffi pour y brancher quelques nanosondes et démêler ce qui s’est passé. Je suppose que le programmeur…
— Il a été la première victime.
— Comme toujours, non ? Ç’aurait été chouette s’il avait pu nous dire pourquoi au juste, sur son aeai sattâ faite maison, tournait en tache de fond un programme d’achat et de vente sur le marché international du capital-risque.
— Veuillez expliquer plus clairement.
— Morva, du service fiscal, le fera mieux que moi, mais il semble que Tikka-Pasta échangeait sans le savoir des crores de roupies pour une compagnie de capital-risque appelée Odeco.
— Il va en effet falloir que je parle avec Morva, décide M. Nanda.
— Je peux déjà vous dire quelque chose. » Vik désigne de l’index une ligne du code sur son mince écran bleu.
« Ah, fait M. Nanda avec un petit sourire.
— Notre vieux copain Jashwant le jaïn. »
Pârvati Nanda est assise sous une tonnelle d’amarantes sur le toit de son immeuble. Elle se protège les yeux de la main pour observer un autre transport militaire approcher par l’est et disparaître derrière les tours de bureaux de New Vârânacî. À part les milans noirs qui tournent en rond très haut dans le ciel, rien ne perturbe la paix de son jardin au cœur de la ville. Pârvati gagne le bord du toit pour regarder par-dessus le garde-fou. Dix étages plus bas, le flot des passants dans la rue semble aussi épais que celui du sang dans son bras. Elle traverse la terrasse carrelée jusqu’à la plate-bande surélevée, rassemble son sari autour d’elle en se penchant dessus pour inspecter les semis de courge. La tente d’évaporation en plastique est opaque d’humidité. Il fait déjà trente-sept degrés sur le toit, avec un ciel lourd, bas, impénétrable, rendu jaune caramel par le smog. Entre le plastique et le sol, Pârvati aspire l’odeur de la terre, du paillis, de l’humidité et des plantes en train de pousser.
« Laissez-les donc tranquilles. »
Comme beaucoup d’hommes grands et forts, Krishân est capable de se déplacer avec une grande discrétion, mais Pârvati sent la fraîcheur de son ombre sur les petits poils de sa nuque, comme la rosée sur les feuilles de courge.
« Oh ! Vous m’avez fait peur ! » dit-elle, pudique et troublée, car elle aime jouer à ce jeu avec lui.
« Pardonnez-moi, madame Nanda.
— Alors ? »
Krishân extrait de son portefeuille un billet de cent roupies qu’il tend à Pârvati.
« Comment avez-vous deviné ?
— Oh, ça coulait de source, affirme Pârvati. C’était forcément Govind, sinon pourquoi serait-il allé la retrouver dans cette vilaine maison de Brahmpur East juste pour se moquer d’elle et la tourner en ridicule ? Non non, seul un véritable époux aurait trouvé sa femme, quoi qu’elle ait fait, pour lui pardonner et la ramener à la maison. J’ai su que c’était lui dès qu’on l’a vu sur les marches de cette maison de massage thaï. Son déguisement de pilote de ligne ne m’a pas trompée. La famille d’une femme peut la chasser, mais son époux véritable, jamais. Et voilà, il ne reste plus à Govind qu’à se venger du réalisateur du SupaSingingStar Show…
— Khurshîd.
— Non, lui, c’est le restaurateur. Le réalisateur s’appelle Arvind. Govind aura sa revanche, à moins que les Chinois le retrouvent d’abord à cause de ce projet de casino. »
Krishân lève les mains en l’air en signe de capitulation. Town and Country ne le passionne pas, mais si cela plaît à sa cliente, il est prêt à regarder le feuilleton et à parier sur ses lignes narratives d’une complexité invraisemblable. Étrange commande que cette ferme sur le toit d’un immeuble d’habitation en ville. Elle sous-entend des compromis. Les mariages entre ville et campagne ne sont pas toujours faciles.
« Je vais envoyer la cuisinière chercher votre châï », dit Pârvati. Krishân la regarde descendre les escaliers. Elle a la grâce de la campagne. La ville pour vernis, le village pour sagesse. Krishân se pose des questions sur son mari. Il sait qu’il est fonctionnaire et qu’il règle ses factures sans traîner ni contester. Avec seulement ce début de portrait, Krishân ne peut guère que s’interroger sur la relation, sur l’attraction. L’attraction n’est pas vraiment étonnante. Il se demande parfois comment arriver à se trouver une épouse quand même une fille de basse caste peut en un tour de main et en un clin d’œil se saisir d’un respectable mari de la classe moyenne. Jardine bien. Gagne de l’argent, investis-le, récoltes-en encore davantage. Achète une Maruti et déménage aux Jardins du Lotus. Tu te marieras aussi bien que possible, là-bas.
« Aujourd’hui, annonce Krishân lorsqu’il a fini son châï et reposé le verre sur le pourtour en bois de la plate-bande surélevée, je pensais qu’on pourrait peut-être mettre des haricots et des pois de ce côté-là, histoire de former une espèce d’écran. Vous êtes ouverts sur la gauche. Et là, un quart de plate-bande pour les légumes des salades à l’occidentale. Elles sont très à la mode dans les dîners, en ce moment ; quand vous recevrez, la cuisinière pourra se servir de légumes frais.
— Nous ne recevons pas, répond Pârvati. Mais il y a une grande réception ce soir chez les Dawâr. Ce sera un sacré événement. Leur quartier est vraiment adorable, avec tous ces arbres. Mais M. Nanda le trouve peu pratique, trop à l’écart. Trop loin en voiture. Ici, je peux avoir tout ce qu’ils ont là-bas, en bien plus pratique. »
Il faut à Krishân deux allers-retours entre la rue et le toit pour monter les vieilles traverses en bois dont il se sert pour construire les murs de soutènement des plates-bandes. Il les dispose grossièrement, puis coupe et moule la couche d’étanchéité, qu’il met en place. Pârvati Nanda est assise au bord de la plate-bande de tomates et de poivrons.
« Madame Nanda, ne seriez-vous pas en train de rater Town and Country ? demande Krishân.
— Non non, ils l’ont retardé à onze heures et demie, aujourd’hui, à cause du dernier jour du test-match contre l’Angleterre.
— Je vois », dit Krishân, fan de cricket. Quand elle partira, il pourra peut-être aller chercher sa radio. « Eh bien, ne faites pas attention à moi. » Il entreprend de percer les trous d’évacuation d’eau dans les traverses, mais ne peut oublier que Mme Nanda continue à le regarder.
« Krishân, dit-elle au bout d’un moment.
— Oui, madame Nanda ?
— Juste que… c’est une journée charmante, et en bas, j’entends tous les bruits de vos travaux sur le toit, mais je ne peux rien voir avant que ce soit terminé.
— Je comprends, assure Krishân le mâlî. Vous ne me dérangerez pas. »
Mais elle l’a déjà dérangé, et elle continue.
« Madame Nanda, dit-il au moment de boulonner la dernière traverse en place, je pense que vous êtes en train de rater votre émission.
— Vraiment ? dit Pârvati Nanda. Oh, je ne me suis pas du tout rendu compte de l’heure. Ne vous inquiétez pas, je regarderai la rediffusion en début de soirée. »
Krishân soulève un sac de terreau, l’éventre avec son couteau de jardinier et émiette le riche engrais brun entre ses doigts pour en parsemer le toit.
Du chien en feu s’élève une abominable fumée graisseuse. Son petit balayeur devant lui, Jashwant le jaïn garde les yeux fermés. Pour prier ou pour insulter M. Nanda, celui-ci n’en sait rien. L’animal devient en quelques instants une petite boule de feu intense. Les autres chiens continuent à déferler en jappant autour des pieds de M. Nanda, trop stupides dans leurs petites obsessions programmées pour reconnaître le danger :
« Vous êtes un homme vil et cruel, affirme Jashwant le jaïn. Votre âme est noire comme l’anthracite et vous n’atteindrez jamais la lumière du moksha. »
M. Nanda pince les lèvres et braque son arme sur une nouvelle cible, un scoubi de dessin animé aux yeux lugubres et au pelage rappelant celui d’une vache Holstein, mais en jaune et marron. Détectant l’attention qu’il lui porte, la chose remue la queue et, la langue pendante, s’approche en se dandinant au milieu de la foule de chiens-robots. M. Nanda considère les sociétés de protection des animaux comme une affectation sociale absurde. Vârânacî ne peut nourrir ses enfants, encore moins ses animaux domestiques abandonnés. Les sanctuaires pour cyberchiens et cyberchats lui inspirent un mépris encore plus grand.
« Sâdhu, demande M. Nanda, que savez-vous d’une société du nom d’Odeco ? »
Ce n’est pas la première visite du Ministère au Foyer de Compassion Mahâvîra pour la Vie Artificielle. Les jaïns continuent à débattre de l’existence ou non d’une âme chez les cyberanimaux et les intelligences artificielles. Mais Jashwant est de la vieille école, c’est un digambara. Tout ce qui vit, se déplace, consomme et se reproduit est jîva, aussi quand les gamins se sont lassés du cyberscoubi et que le cyberchien de garde Ami Fidèle a appelé les flics dix-huit fois dans la nuit, il existe pour eux une autre destination que les tas d’ordures de Râmnagar. Plus d’une aeai traquée trouve aussi abri ici. M. Nanda et ses avatars sont venus pratiquer deux excommunications de masse au cours des trois dernières années.
Jashwant attendait sa venue devant l’entrepôt en aluminium embouti du miteux quartier des affaires de Janpur. Quelqu’un ou quelque chose l’avait averti. M. Nanda ne trouverait rien. Quand Jashwant s’avança pour accueillir l’employé du Ministère, son balayeur, un garçon de dix ans, mania résolument son balai à long manche pour écarter les insectes et autres animaux rampants du chemin du saint homme. En tant que digambara, Jashwant ne portait aucun vêtement. C’était un homme grand, lourd de graisse autour de la taille et sujet à d’incessantes flatulences de par son régime saint riche en glucides.
« Sâdhu, j’enquête sur un incident fatal impliquant une aeai illicite. Nos recherches indiquent qu’elle a été téléchargée depuis un point de transfert situé dans ces locaux.
— Vraiment ? J’ai du mal à y croire, mais n’hésitez pas à vérifier notre système, comme vous en avez le droit. Je ne pense pas que vous découvrirez quoi que ce soit d’illégal. Nous sommes un organisme d’assistance aux animaux, monsieur Nanda, pas un sundarban. »
Le petit balayeur ouvrit le chemin. Il ne portait qu’une dhotî très courte et sa peau semblait briller, comme frictionnée avec de l’huile pailletée d’or. M. Nanda avait vu des garçons semblables lors de ses précédentes visites. Tous avec ce regard terne et trop de peau à nu.
À l’intérieur de l’entrepôt régnait un vacarme au moins aussi grand que dans les souvenirs de M. Nanda. Des milliers de cyberchiens se déplaçaient sur le sol de béton, ne cessant de tourner entre les points de charge. La coquille de métal résonnait de leurs grincements, glapissements, bourdonnements et tintements.
« Plus de mille le mois passé, indiqua Jashwant. Je pense que c’est par peur de la guerre. Quand vient le temps de la perdition, les gens revoient leurs valeurs. On se débarrasse de beaucoup de choses considérées comme un fardeau inutile. »
M. Nanda dégaina son arme et la braqua sur un tout petit chien courtaud qui, dressé sur ses pattes arrière, faisait frétiller sa petite langue de plastique rose en agitant les pattes avant et la queue. Il pressa la détente. Dans son viseur, Indra le dieu de la Foudre a désormais le scoubi, qui avance lentement.
« Sâdhu, avez-vous fourni une Intelligence Artificielle illicite de Niveau Un à Tikka-Pasta de Navadha ? »
Jashwant tourne la tête de douleur, mais ce n’est pas la bonne réponse. La décharge électromagnétique fait décoller d’un mètre et demi le chien de dessin animé, qui retombe sur le dos, convulse une fois et commence à fumer.
« Méchant, vilain ! »
Le balayeur a levé son petit balai, comme pour chasser M. Nanda et son péché. La présence d’aiguilles infectées parmi les poils n’est pas à exclure. M. Nanda fait baisser les yeux au giton.
« Sâdhu.
— Oui ! dit Jashwant. Bien entendu, je l’ai fait, vous le savez. Mais elle ne faisait que se reposer dans notre réseau.
— D’où venait-elle, sâdhu ? » demande M. Nanda en levant à nouveau son arme. Il vise un teckel en acier qui se dandine, tout sourire et pattes en galoche, puis un magnifique cybercolley haut de gamme, impossible à distinguer d’un vrai, jusqu’au pelage de vivo-plastique et aux yeux entièrement interactifs. Jashwant laisse échapper un petit cri de souffrance spirituelle.
« Sâdhu, je me vois dans l’obligation d’insister. »
Les lèvres de Jashwant se contractent.
Indra vise et tire sous l’effet d’une pichenette mentale de M. Nanda. Le cybercolley émet un long sanglot sonore qui fait taire tout autre aboiement ou glapissement dans l’entrepôt, se retourne d’une volte-face qui briserait l’échine de tout chien de chair et d’os, puis tombe sur le béton où il se met à tourner sur le flanc.
« Eh bien, sâdhu ?
— Arrêtez arrêtez arrêtez ! Vous pourrirez en enfer ! » crie Jashwant d’une voix perçante.
M. Nanda relève son arme, et d’une décharge, met fin au supplice de la chose. Il choisit un magnifique setter hongrois tigré.
« Badrinâth ! » hurle Jashwant. M. Nanda l’entend nettement péter de peur. « Le sundarban Badrinâth. »
M. Nanda range son arme dans la poche de sa veste.
« Vous m’avez été d’une grande aide. Le sundarban Badrinâth. Très intéressant. Veuillez ne pas tenter de quitter les lieux. Des agents de police vont arriver d’une minute à l’autre. »
En partant, M. Nanda remarque que le petit balayeur est aussi plutôt rapide avec l’extincteur.
Râm Sâgar Singh, la Voix du Cricket au Bhârat, murmure dans la radio solaire l’ordre dans lequel les joueurs vont passer à la batte. Sommeillant à l’ombre du treillis d’hibiscus, Krishân s’enfonce dans ses souvenirs. Depuis tout petit, cette voix lente lui parle, plus proche et plus sage qu’un dieu.
C’était un jour d’école, mais son père l’avait réveillé avant l’aube.
« Il y a Naresh Engineer à la batte aujourd’hui à ul-Haq. »
Le voisin Thâkur, qui livrait un chargement de cuir à chaussures à son acheteur de Patna, n’avait été que trop heureux d’emmener les Kudrati père et fils dans son pick-up. Un voyage de basse caste, mais en toute probabilité, ce serait le dernier match de Naresh Engineer à la batte.
La terre des Kudrati venait des mains de Gandhi et Nehru : elle avait été prise aux zamîndârs et donnée aux laboureurs de Bihâripur. L’histoire de cette terre faisait la fierté de son père, c’était non seulement l’héritage des Kudrati mais celui de la nation elle-même, elle avait pour nom Inde, pas Bhârat ni Awadh, Marâtha ou États du Bengale. Voilà pourquoi son père devait voir jouer le plus grand batteur produit par l’Inde depuis une génération : pour l’honneur d’un nom.
Krishân avait huit ans et venait pour la première fois en ville. La chaîne de sports StarAsia ne l’avait pas préparé à la foule devant le stade Moin ul-Haq. Il n’avait jamais vu autant de monde au même endroit. Son père le guida sans hésiter dans la foule qui tourbillonnait, en motifs imbriqués, comme ceux d’un tissu imprimé.
« Où on va ? » demanda Krishân, conscient qu’ils remontaient un courant giratoire global se dirigeant vers les tourniquets.
« Mon cousin Râm Vilâs, le neveu de ton grand-père, a des billets. »
Il se souvient avoir regardé cette ruche de visages autour de lui, avoir senti son père le remorquer d’une main sûre. Il s’aperçut ensuite que la foule était plus importante que ne s’y attendait son père. Rêvant de larges espaces verts, de stands au loin, d’applaudissements polis, il avait oublié de convenir d’un point de rendez-vous avec le cousin Râm Vilâs. Il allait tourner autour de ul-Haq, en dévisageant chaque personne s’il le fallait.
Au bout d’une heure dans la chaleur, il ne restait plus guère de foule, mais le père de Krishân persévéra. Dans l’ovale de béton, les haut-parleurs crachèrent des salves de mots pour présenter les joueurs, que les Indiens accueillirent avec des cris et des applaudissements. Père et fils savaient désormais que le neveu de son grand-père n’était pas venu. Il n’y avait jamais eu de billets. Un vendeur de nimkîs se tenait à l’ombre de la tribune principale. M. Kudrati reprit la main de son fils et le tira sur le béton. Quand ils se furent suffisamment approchés pour sentir l’odeur rance de l’huile bouillante, Krishân vit ce qui avait galvanisé son père : une radio braillant une pop stupide posée sur le présentoir en verre.
« Mon fils, le test-match, bafouilla son père au vendeur de pâte frite en lui jetant une liasse de roupies. Changez de station, allez, changez ! Et donnez-moi aussi un peu de ces pappadis. » Le vendeur tendit un cône de papier journal vers les mets brûlants.
« Non non non ! » Le père de Krishân hurlait presque de frustration. « D’abord, la radio, ensuite, la nourriture. 97.4 » La voix de Râm Sâgar Singh se fit entendre, avec sa prononciation cultivée standard typique de la BBC, et Krishân, muni de son cône de pappadis brûlants, s’assit dos au métal tiède du chariot pour écouter le match. Voilà ce dont il se souvient des dernières manches de Naresh Engineer à la batte : avoir été assis près du chariot d’un vendeur de nimkîs devant le terrain de cricket Moin ul-Haq, à écouter Râm Sâgar Singh ainsi que le léger bruit, à demi imaginé, de la batte, puis le rugissement croissant de la foule derrière lui, et cela toute la journée pendant que les ombres traversaient le parking de béton.
Krishân Kudrati sourit dans son sommeil sous l’hibiscus grimpant. Une ombre plus noire tombe sur ses paupières fermées, accompagnée d’une bouffée de fraîcheur. Il ouvre les paupières. Pârvati Nanda se dresse au-dessus de lui, les yeux baissés.
« Je devrais vraiment vous gronder, à dormir sur le temps que vous me devez. »
Krishân jette un coup d’œil à l’heure sur sa radio. Il lui reste encore dix minutes à lui, mais il se redresse et éteint le récepteur. Les joueurs sont partis manger et Râm Sâgar Singh pioche dans sa petite réserve d’informations sur le cricket.
« Je voulais juste savoir ce que vous pensiez de mes nouveaux bracelets pour la réception de ce soir », dit Pârvati, une main sur la hanche comme une danseuse, l’autre serpentant devant lui.
« Si vous cessiez de l’agiter, je pourrais voir. »
Le métal reflète la lumière, aveuglant Krishân. Par réflexe, il tend la main. Sans y penser, voilà qu’il tient la jeune femme par le poignet. Quand il s’en aperçoit, il en reste un instant pétrifié. Puis desserre les doigts.
« Très joli, assure-t-il. C’est de l’or ?
— Oui, répond-elle. Mon mari aime m’acheter de l’or.
— Votre mari est très bon avec vous. Vous serez l’attraction numéro un, à cette fête.
— Merci. » Pârvati baisse la tête, désormais honteuse de sa propre effronterie. « Vous êtes très aimable.
— Non, je dis juste la vérité. » Rendu audacieux par le soleil et la lourde odeur du terreau, Krishân ose : « Pardonnez-moi, mais je ne pense pas qu’il vous arrive de l’entendre aussi souvent qu’il le faudrait.
— Quelle impertinence ! » le réprimande Pârvati, puis, avec douceur : « C’est le cricket que vous écoutez ?
— Le deuxième test-match à Patna. On a marqué deux cent huit pour cinq.
— Le cricket, je n’y comprends rien. Ça a l’air très complexe, et difficile de gagner.
— Une fois qu’on a compris les règles et les stratégies, il n’y a pas de sport plus fascinant, assure-t-il. Jamais les Anglais ne se sont davantage approchés du Zen.
— J’aimerais mieux connaître. On en parle tout le temps dans ces réceptions. J’ai l’air stupide, à rester là sans pouvoir participer. Je n’y connais peut-être rien en politique ou en économie, mais je devrais être capable de comprendre le cricket. Vous pouvez peut-être m’apprendre ? »
M. Nanda traverse New Vârânacî en voiture au son de Didon et Enée, interprété par l’English Chamber Opera, dont M. Nanda constate l’approche rugueuse du baroque anglais. Aux limites de son enveloppe sensorielle, comme une rumeur de mousson, il y a le durbar ce soir-là chez les Dawâr. Il serait ravi d’avoir une excuse pour ne pas y assister. M. Nanda craint que Sanjaï Dawâr n’annonce une bonne nouvelle : la conception d’un héritier. Un brahmane, soupçonne-t-il. Cela relancera Pârvati. Il lui a plusieurs fois expliqué son point de vue, mais elle n’entend qu’un homme lui dire qu’il ne lui fera pas d’enfants. Ce qui déprime M. Nanda.
Une dissonance dans ses lobes auditifs : un appel de Morva, du service fiscal. De toute son équipe au Ministère, c’est le seul à inspirer un minimum de respect à M. Nanda. Remonter la piste des traces écrites a une certaine beauté et une certaine élégance. C’est de la chasse dans ce qu’elle a de plus pur et de plus saint. Morva n’a jamais besoin de quitter son bureau, de se rendre dans la rue, de menacer de violence ou de porter une arme, mais en quelques clins d’œil et petits gestes de la main, ses pensées sortent de son bureau du douzième étage pour parcourir le monde entier. Un pur esprit, désincarné quand il volette d’une société-écran à un paradis fiscal, d’un paradis de données offshore à un compte bloqué. L’abstraction de son travail enthousiasme M. Nanda : des entités sans la moindre structure physique. Pur flot : le mouvement d’argent intangible par l’intermédiaire d’infimes agglomérats d’informations.
Il s’est renseigné sur Odeco. Domiciliée dans un paradis fiscal des Caraïbes, c’est une impénétrable société de placement qui n’hésite pas à consacrer des méga-dollars à des investissements sans but pratique. Parmi ceux effectués au Bhârat, on trouve le service d’Intelligence Artificielle de l’université du Bhârat à Vârânacî, le département R & D de Ray Power, et de nombreuses serres de darwinwares cultivant aux marges de la légalité des aeais de bas niveau. Pas celle qui a jailli du système de paris dissimulé chez Tikka-Pasta avant d’être prise de folie furieuse, pense M. Nanda. Même une compagnie de capital-risque aventureuse comme Odeco n’oserait pas traiter avec les sundarbans.
Les Américains craignent ces endroits de jungle comme ils craignent tout ce qui se trouve en dehors de leurs frontières, aussi cooptent-ils M. Nanda et ses semblables pour livrer à leur place leur interminable guerre contre les aeais sauvages, mais M. Nanda n’est pas loin d’admirer sans réserve les datarâjas, les râjas de données. Ils ont de l’énergie et de l’initiative. Ils ont de la fierté et un nom dans le monde. Les sundarbans du Bhârat et des États du Bengale, de Bengaluru, de Mumbaï, de New Delhi et d’Hyderâbâd ont un retentissement mondial. Ils sont les demeures des mythiques Générations Trois, aeais conscientes au-delà de la conscience, aussi supérieures aux intelligences humaines que des dieux.
Le sundarban Badrinâth occupe physiquement un modeste appartement au quinzième étage sur Vidyapîth. Les voisins du datarâja Râdhâkrishna ne se doutent probablement pas le moins du monde qu’ils vivent à côté de dix mille devîs cybernétiques. Tout en se frayant à coups de klaxon un chemin entre les cyclomoteurs pour pénétrer dans le parking, M. Nanda fait venir ses avatars. Jashwant a été prévenu. Les datarâjas ont tant d’antennes sensibles aux vibrations de la toile globale qu’on les dirait presque prescients. Pendant qu’il verrouille son véhicule, M. Nanda observe l’apparition de dieux gros comme des montagnes dans les rues et au-dessus des toits. Shiva surveille le trafic radio, Krishna l’extranet et l’intranet, Kâlî lève sa faucille au-dessus des antennes satellite de New Vârânacî pour faucher tout ce qui se réplique hors de Badrinâth. Harm’s our delight and mischief all our skill, chante le chœur de l’English Chamber Orchestra : la souffrance est notre délice et le mal notre seul talent.
Et tout devient blanc. Une salve de parasites. Les dieux au-dessus des toits disparaissent. Didon et Enée s’interrompt en pleine basse continue. M. Nanda s’arrache le hoek de l’oreille.
« Place, place ! » crie-t-il aux piétons. Durant sa première semaine au Ministère, M. Nanda a personnellement fait l’expérience d’une pulsation électromagnétique à pleine puissance. Impossible de ne pas en reconnaître une. Il grimpe quatre à quatre les marches du vestibule tout en réclamant un soutien policier par l’intermédiaire de son palmeur crachotant, et croit alors voir quelque chose, plus gros qu’un oiseau et plus petit qu’un avion, s’éloigner de l’immeuble en décrivant une boucle, puis disparaître dans le ciel luisant de Vârânacî. Quelques secondes plus tard, au niveau de l’appartement du quinzième étage, la façade explose en un jet de flammes.
« Courez, fuyez ! » crie M. Nanda tandis que les débris fumants pleuvent sur les passants bouche bée, mais il a l’esprit occupé par une seule pensée, une pensée qui le muselle : il n’aura plus le temps de récupérer son costume chez Mukherjî.
La Première ministre Sajida Rânâ porte des habits vert et or, aujourd’hui. Quand elle revêt les couleurs du drapeau, son gouvernement sait devoir s’attendre à des sujets touchant à la fierté nationale. Elle est debout à l’extrémité orientale de la longue table en teck, dans la lumineuse salle en marbre de la Bhârat Sabhâ où le cabinet tient conseil. Le long mur s’orne de cadres dorés avec des portraits à l’huile de ses ancêtres et inspirateurs politiques : son père, Diljît Rânâ, dans sa robe de juge, père de la nation. Son grand-père, Shankar Rânâ, dans la soie des Conseils de la Reine d’Angleterre. Jawaharlal Nehru, l’air distant et vaguement craintif dans son costume de bonne coupe, comme s’il avait vu le prix que les générations futures paieraient pour le sale petit marché qu’il a conclu avec Mountbatten. Le Mahâtmâ, père de tous, avec son bol et son rouet. Lakshmî Bâï, rânî guerrière debout sur les étriers de son cheval de cavalerie marathe pour mener la charge sur Gvaliâr. Et les autocrates de cette autre puissante dynastie indienne à s’appeler Gandhi : Sonia, Rajîv l’assassiné, Indira la martyre, Mère de l’Inde.
Des scènes de la mythologie hindoue s’enchevêtrent en filigrane sur les murs et le plafond en marbre. L’acoustique est malgré tout sèche et sonore. Même les murmures résonnent et portent. Plaquant les mains sur le teck brillant, Sajida Rânâ s’appuie sur elles en une posture de combattant.
« Pouvons-nous survivre si nous attaquons l’Awadh ? »
V.S. Chaudhuri, le ministre de la Défense, tourne vers elle ses yeux de chouette aux paupières tombantes.
« Le Bhârat survivra. Vârânacî survivra. Vârânacî est éternelle. »
Dans la grande salle pleine d’échos, personne ne doute de la signification de ses paroles.
« Pouvons-nous les battre ?
— Non. Aucune chance. Vous avez vu Shrîvâstava serrer la main de McAuley à la Maison-Blanche au moment de leur accession au statut de Nation la Plus Favorisée.
— Le tour du Shanker Mahal va venir », dit Vajubhaï Patel, le secrétaire d’État à l’Énergie. « Les Américains tournent autour de Ray Power. Inutile de nous envahir, pour les Awadhîs, il leur suffit de nous acheter. Aux dernières nouvelles, le vieux Ray était au ghât de Manikarna à faire son suryâ namaskâr.
— Mais alors, qui diable fait tourner la boutique ? s’enquiert Chaudhuri.
— Un astrophysicien, un vendeur d’emballages et un soi-disant humoriste.
— Que les dieux nous viennent en aide, nous devrions capituler tout de suite, marmonne Chaudhuri.
— Ce que j’entends autour de cette table est incroyable, intervient Sajida Rânâ. On dirait des vieilles femmes autour de la pompe à eau. Le peuple veut une guerre.
— Le peuple veut la pluie », rectifie froidement Bisvanâth, le ministre de l’Environnement. « Et rien d’autre. Une mousson. »
Sajida Rânâ se tourne vers son conseiller le plus sûr. Shahîn Badûr Khan est perdu dans le marbre, distrait par les vulgaires déités païennes qui, de haut en bas des murs et jusque sur le plafond, mêlent leurs corps les unes aux autres. Puis il efface mentalement les courbes les plus frustes, les cônes sculptés des seins, les grossières protubérances des lingams, réduit tout cela à un flou androgyne de chair de marbre qui coule dans, hors et à travers elle-même. Lui remonte d’un coup en mémoire une pommette saillante, la courbe élégante d’une nuque ainsi que celle, lisse et parfaite, d’un crâne chauve aperçu dans un couloir d’aéroport.
« Monsieur Khan, qu’avez-vous rapporté du Bengale ?
— C’est un fantasme, affirme Shahîn Badûr Khan. Comme toujours, les Bangladais veulent démontrer qu’ils peuvent trouver une solution high-tech à un problème. L’iceberg, c’est une opération de relations publiques. Ils manquent presque autant d’eau que nous.
— Précisément. » Le ministre de l’intérieur Ashok Rânâ a pris la parole. Le népotisme ne pose aucun problème à Shahîn Badûr Khan, mais devrait au minimum ambitionner de nommer des personnes qui correspondent au profil de l’emploi. Sous prétexte d’une simple remarque, Ashok va prononcer un bref discours soutenant la politique de sa sœur, quelle qu’elle soit. « Le peuple a besoin d’eau, et s’il faut une guerre…»
Shahîn Badûr Khan laisse échapper le plus léger des soupirs, suffisant pour que le frère le remarque. Le ministre de la Défense Chaudhuri intervient. Sa voix aiguë et plaintive éveille de désagréables harmoniques dans les chamailleries des apsarâs de marbre.
« Le meilleur modèle de l’Unité de Développement Stratégique des Forces Terrestres implique une frappe préemptive sur le barrage lui-même. On parachute un petit commando, on s’empare du barrage, on le tient jusqu’au dernier moment et on se retire de l’autre côté de la frontière. Entre-temps, on réclame aux Nations unies l’envoi sur le barrage d’une force internationale de maintien de la paix.
— Si les Américains ne demandent pas des sanctions d’abord », commente Shahîn Badûr Khan. Un murmure d’approbation parcourt la longue table sombre.
« Se retirer ? demande Ashok Rânâ d’un ton incrédule. Nos courageux javâns frappant un grand coup contre l’Awadh pour prendre ensuite leurs jambes à leur cou ? De quoi ça aura l’air dans les rues de Patna ? Cette Unité de Développement Stratégique n’a donc pas le moindre izzat ? »
Shahîn Badûr Khan sent le climat changer dans la salle. Cette déclaration couillue sur la fierté et le courage des soldats remue l’assistance. « Si je puis donner mon avis… dit-il dans le parfait et retentissant silence.
— Votre avis est toujours le bienvenu ici, assure Sajida Rânâ.
— Je crois que la plus grande menace qu’affronte le présent gouvernement provient des manifestations organisées au rond-point Sarkhand, et non de notre différend avec l’Awadh à propos du barrage », dit-il en choisissant ses mots. De chaque côté de la table, des voix élèvent des objections. Sajida Rânâ lève la main, ce qui rétablit le calme.
« Continuez, monsieur Khan.
— Je ne dis pas qu’il n’y aura pas la guerre, même si ma position sur une attaque de l’Awadh est désormais évidente pour tout le monde, j’imagine.
— Un point de vue de femme », dit Ashok Rânâ. Shahîn l’entend murmurer à son assistant : « Un point de vue de musulman.
— Je parle des menaces qui pèsent sur ce gouvernement et manifestement, nous n’en affrontons pas de plus grande que les divisions internes et les troubles civils fomentés par le Shivajî. Tant que notre parti bénéficie d’un soutien populaire massif pour une action militaire contre l’Awadh, toutes les négociations diplomatiques passeront par ce cabinet. Et nous étions convenus que la force militaire était uniquement un outil pour amener les Awadhîs à la table des négociations, malgré tout le bien qu’Ashok pense de notre vaillance militaire. » Shahîn Badûr Khan soutient assez longtemps le regard d’Ashok Rânâ pour lui dire qu’il est un idiot nommé à un poste qui dépasse ses compétences. « Toujours est-il que si les Awadhîs et leurs protecteurs américains décèlent au Bhârat une alternative politique qui bénéficie d’un large soutien populaire, alors N.K. Jîvanjî se posera en artisan de la paix. L’homme qui a arrêté la guerre, refait couler le Gangâ et renversé les fiers Rânâ qui déshonoraient le Bhârat. Nous ne pénétrerons plus dans cette salle avant une génération. Voilà ce que cache cette mise en scène au rond-point Sarkhand. Il ne s’agit pas de l’indignation morale du Loyal Hindutvâ du Bhârat. Jîvanjî prévoit de soulever la rue contre nous. Il va faire remonter le boulevard Chandni à son char de Jagannâtha jusque dans cette salle.
— Ne peut-on trouver un motif pour le faire arrêter ? » demande Dasgupta, le ministre des Affaires étrangères.
« Arriérés d’impôts ? » suggère Trivul Narvekar, l’assistant d’Ashok Rânâ, suscitant des rires étouffés.
« J’ai une suggestion, déclare Shahîn Badûr Khan. Laissons N.K. Jîvanjî obtenir ce qu’il veut, mais seulement quand nous voudrons qu’il l’ait.
— Veuillez préciser, monsieur Khan. » La Première ministre Rânâ se penche en avant, maintenant.
« Je propose qu’on lui lâche la bride. Laissons-le faire appel à son million de croyants dévoués. Laissons-le monter à bord de son char de guerre avec son Shivajî en train de danser derrière lui. Laissons-le être la voix de l’Hindutvâ, prononcer des discours bellicistes et stimuler la fierté froissée des Bhâratîs. Laissons-le conduire le pays à la guerre. Si nous nous montrons des colombes, alors il deviendra faucon. Nous savons qu’il peut pousser une foule à la violence. Violence qui peut être dirigée contre des Awadhîs dans des villes frontalières. Ils feront appel à Delhi pour les protéger, et ce sera l’escalade. M. Jîvanjî n’a besoin d’aucune persuasion pour aller jusqu’au barrage de Kundâ Khâdar avec son râthayâtra. Les Awadhîs répliqueront, et nous intervenons à ce moment-là comme partie lésée. Le Shivajî est discrédité car il est à l’origine de toute cette histoire, les Awadhîs se retrouvent sur la défensive avec leurs Américains, et nous nous présentons à la table des négociations comme le parti de la raison, du bon sens et de la diplomatie. »
Sajida Rânâ se redresse.
« Toujours aussi subtil, monsieur le chef de cabinet.
— Je ne suis qu’un simple fonctionnaire…» Shahîn Badûr Khan incline docilement la tête, mais croise le regard d’Ashok Rânâ. Celui-ci est furieux. Chaudhuri prend la parole.
« Sans vouloir vous offenser, monsieur Khan, je pense que vous sous-estimez la volonté du peuple bhâratî. Le Bhârat ne se limite pas à Vârânacî et à ses problèmes de stations de métro. Je sais qu’à Patna, nous sommes des gens simples et patriotiques. Là, tout le monde croit qu’une guerre unifiera l’opinion populaire et marginalisera N.K. Jîvanjî. C’est une tactique dangereuse, de jouer à des jeux subtils en période de danger national. Le Gangâ coule chez nous comme chez vous, vous n’êtes pas les seuls à manquer d’eau. Comme vous le dites, madame la Première ministre, le peuple a besoin d’une guerre. Je ne veux pas partir en guerre, mais je crois que nous le devons, qu’il faut frapper vite et frapper les premiers. Cela nous permettra de négocier en position de force, et quand il y aura de l’eau dans les pompes, Jîvanjî et ses kârsevaks passeront pour la racaille qu’ils sont. Madame la Première ministre, vous êtes-vous jamais méprise sur l’humeur du peuple bhâratî ? »
Hochements de tête, grognements. Le climat change à nouveau. En bout de table, Sajida Rânâ jette un coup d’œil à ses ancêtres et inspirateurs, comme Shahîn Badûr Khan l’a déjà vu faire à tant de réunions du cabinet, en appelant à eux pour sanctifier la décision qu’elle va prendre au nom du Bhârat.
« Je vous entends bien, monsieur Chaudhuri, mais la proposition de M. Khan ne manque pas de mérites. Je suis disposée à l’essayer. Je vais laisser N.K. Jîvanjî faire notre travail, mais en gardant l’armée prête à intervenir en trois heures. Messieurs, vos comptes rendus dans mon courrier à seize heures, je ferai circuler les instructions à dix-sept. Je vous remercie, cette réunion est terminée. »
Cabinet et conseillers se lèvent tandis que Sajida Rânâ fait demi-tour et sort à grands pas dans un tourbillon de couleurs nationales, suivie en rang par ses assistants. C’est une femme grande et mince, impressionnante, sans le moindre cheveu gris alors qu’elle va très bientôt devenir grand-mère. Une bouffée de Chanel parvient aux narines de Shahîn Badûr Khan quand elle passe devant lui. Il jette un coup d’œil aux divinités sexuelles qui partout grouillent sur les murs et le plafond, réprime un frisson.
Dans le couloir, on lui effleure la manche : le ministre de la Défense.
« Monsieur Khan.
— Oui, monsieur le ministre, que puis-je pour vous ? »
Chaudhuri tire Shahîn Badûr Khan dans le renfoncement d’une fenêtre, se penche vers lui et énonce d’un ton neutre : « Un conseil fructueux, monsieur Khan, mais puis-je vous rappeler vos propres mots ? Vous n’êtes qu’un simple fonctionnaire. »
Il glisse sa mallette sous son bras et repart d’un pas pressé dans le couloir.
Nadja Askarzadah se réveille tard, avec une gueule de bois due à l’excès de sang, sur sa couchette de routarde à l’Imperial International. À la recherche de châï, elle titube jusque dans la cuisine commune, passe devant les Australiens qui se plaignent du paysage trop plat et de l’impossibilité de trouver du bon fromage, se prépare un verre et retourne dans sa chambre, assiégée d’horreurs. Elle se souvient de la manière dont les microsabres se jetaient l’un sur l’autre, elle se souvient d’avoir bondi sur ses pieds avec la foule, du rugissement du sang dans sa gorge. Une sensation plus vile, plus sale que tout ce qu’elle a pu connaître avec la drogue ou le sexe, mais elle est accro.
Nadja a beaucoup réfléchi à son attirance pour le danger. Ses parents ont fait d’elle une Suédoise à l’éducation permissive, large d’esprit sur le plan sexuel et ouverte sur l’Occident. Ils n’ont emporté en exil aucune photographie, aucun souvenir, aucun mot ni aucune langue et pas le moindre sentiment d’appartenance géographique. Nadja Askarzadah ne possède rien d’afghan, à part son nom. L’opus de ses parents était si complet qu’il lui fallut la suggestion de son directeur d’études, lors de son premier trimestre à l’université, d’effectuer des recherches en vue d’écrire un mémoire sur la politique après la guerre civile afghane, pour comprendre qu’elle avait toute une identité enfouie. S’ouvrant sous les pieds de la petite étudiante en sciences humaines poly-sexuelle et scandinave qu’était alors Nadja Askarzadah, cette identité l’engloutit trois mois durant lesquels le mémoire en question devint la base du travail qui aboutirait à sa thèse. Il y a une vie qu’elle aurait pu vivre, avec laquelle sa carrière a jusque-là joué les préliminaires. Le Bhârat à la veille de la guerre de l’eau sert à préparer son retour à Kaboul.
Elle s’assied sur la véranda fraîche, si fraîche de l’Imperial pour consulter son courrier. L’article a plu au magazine. Beaucoup plu. Le magazine veut l’acheter huit cents dollars. Elle accepte le contrat qu’elle renvoie aux États-Unis. Un pas sur le chemin de Kaboul, mais rien qu’un. Elle a un nouvel article à préparer. Politique, cette fois. Son prochain entretien se fera avec Sajida Rânâ. Tout le monde court après Sajida Rânâ. Quel point de vue adopter ? Entre femmes. Madame la Première ministre, vous êtes une femme politique à la tête d’un gouvernement, une figure dynastique dans un pays qui se divise pour un rond-point et où les hommes veulent tellement se marier que c’est eux qui payent la dot, un pays où des enfants monstrueux qui vieillissent deux fois moins vite qu’un humain non modifié se retrouvent avant leurs dix ans biologiques avec des privilèges et des goûts d’adulte, un pays qui meurt de soif et s’apprête à cause de cela à partir en guerre. Mais vous êtes avant tout une femme dans une société où les femmes de votre classe et de votre éducation ont disparu derrière un nouveau pardâ. Qu’est-ce qui vous a poussée à faire ce qu’à peu près aucune autre n’a fait : vous échapper de cette soyeuse cage d’affection ?
Pas mauvais, ça. Nadja ouvre son palmeur. Elle est sur le point d’y noter la question quand l’appareil gazouille. Ce doit être Bernard. Pas très tantrique, d’aller dans un club de combats. Pas très tantrique, d’y aller avec un autre homme. Non qu’il soit possessif, aussi n’a-t-il pas besoin de lui pardonner, mais elle doit se poser cette question : cela la fera-t-il progresser sur la voie du samâdhi ?
« Bernard, lance Nadja Askarzadah, va te faire foutre et restes-y. Je croyais que la jalousie, c’était pas ton truc ? À moins que ce soit encore quelque chose que tu dises aux filles, comme le machin tantrique avec ta bite ?
— Madame Askarzadah ?
— Oh pardon, je vous ai pris pour quelqu’un d’autre. »
Elle entend beaucoup de souffle.
« Allô ? Allô ? »
Puis : « Madame Askarzadah. Soyez à l’entrepôt de Deodar Electrical, Industrial Road, dans la demi-heure. » Une voix cultivée, avec un léger accent.
« Allô ? Qui êtes-vous, écoutez, je suis désolée pour…
— L’entrepôt de Deodar Electrical, Industrial Road. »
Et l’homme raccroche. Nadja Askarzadah regarde son palmeur comme si elle tenait un scorpion dans la main. Pas de possibilité de rappel, d’explication ni d’identification. Elle saisit dans son palmeur l’adresse indiquée par la voix, obtient un itinéraire. Moins d’une minute plus tard, elle franchit le portail de l’hôtel sur son cyclomoteur. Deodar Electrical fait partie des anciens studios de Town and Country, qu’on a divisés en petites entreprises quand le feuilleton s’est virtualisé et a déménagé au quartier général d’Indiapendent à Rânâpur. La carte conduit la jeune femme devant les énormes doubles portes du studio principal où, installé à une table, un adolescent portant un gilet de costume sur son long kurta écoute du cricket à la radio. Nadja remarque qu’il porte en médaillon le trident du Shivajî, comme celui qu’elle a vu autour du cou de Satnam.
« Quelqu’un m’a appelée pour me dire de venir ici. Nadja Askarzadah. »
Le jeune la regarde de haut en bas. Il a un début de moustache.
« Ah. Oui, on nous a informés de votre arrivée.
— Informés ? Qui ça ?
— Veuillez me suivre. »
Il ouvre une petite porte d’accès dans le portail. Tous deux la franchissent, tête baissée.
« Ouaouh ! » s’extasie Nadja Askarzadah.
Le râthayâtra dresse ses quinze mètres de haut sous les projecteurs du studio, pyramide rouge et or d’étages et de garde-fous surchargée de dieux et d’âdityas. C’est un temple mobile. Le sommet, qui touche presque la charpente du studio, accueille une coupole en plexiglas qui contient une effigie de Ganesh, placée sur un trône, Ganesh le dieu du peuple, dont se réclame le Shivajî. La base, un large balcon pour les employés du parti et les relations publiques, repose sur l’arrière de deux camions-plateau.
« Les camions sont couplés, s’enthousiasme son guide. Ils ne peuvent bouger qu’en tandem, vous voyez ? On ajoutera des cordes pour les gens qui veulent qu’on les voie en train de tirer, mais le Shivajî n’est pas du genre à exploiter qui que ce soit. »
Nadja n’a jamais assisté au lancement d’un vaisseau spatial, ne s’est même jamais approchée d’une fusée, mais elle imagine que les bâtiments d’assemblage des lanceurs connaissent le même brouhaha et la même agitation : dans la carcasse des grues et des portiques, des ouvriers en bleu de travail, un masque de protection sur le visage, s’activent de haut en bas des flancs dorés, tandis que de petits robots-menuisiers enfoncent leurs trompes encolleuses dans les fentes et les recoins. Émanations de peinture et de fibre de verre abrutissent l’atmosphère, agrafeuses électriques, perceuses et scies mécaniques résonnent dans l’abri de métal. Nadja suit des yeux le hissage d’un vâsu. Deux ouvriers au bleu de travail orné d’autocollants du Shivajî le fixent au milieu d’une rosace d’assistants en train de danser autour de Vishnu sur son trône. Et au centre, la ziggourat dorée du vaisseau sacré. Le char de Jagannâtha. Le Jagannâtha lui-même.
« N’hésitez pas à prendre des photos, lui glisse l’adolescent. C’est gratuit. » Les mains de Nadja tremblent en activant la fonction prise de vues de son palmeur. S’avançant au milieu des ouvriers et des machines, elle presse le déclencheur jusqu’à ce que la mémoire soit pleine.
« Je peux… je veux dire, les journaux ? » bredouille-t-elle à l’intention du jeune shivâjî, qui semble la seule personne investie d’une certaine autorité dans ce studio.
« Oh, bien sûr, dit-il. J’imagine qu’on vous a fait venir pour ça. »
Le palmeur sonne doucement. Encore un numéro anonyme. Nadja répond d’un ton prudent.
« Oui ? »
Ce n’est pas l’homme à la voix cultivée, mais une femme.
« Bonjour, j’ai un appel pour vous de la part de N.K. Jîvanjî.
— Hein ? Qui ? Allô ? bafouille Nadja.
— Bonjour, madame Askarzadah. » C’est lui. C’est vraiment lui. « Eh bien, qu’est-ce que vous en pensez ? »
Elle ne trouve pas ses mots. Elle déglutit, la bouche sèche.
« C’est, euh, impressionnant.
— Très bien. C’est censé l’être. Ça nous coûte un sacré paquet, mais je pense que l’équipe a fait un travail remarquable, vous ne trouvez pas ? Une bonne partie travaillait comme décorateurs sur des plateaux de télévision. Mais je me réjouis que cela vous plaise. Je pense que beaucoup de gens vont être tout aussi impressionnés. Bien entendu, le plus important est d’impressionner les Rânâ. » Le rire de N.K. Jîvanjî est un profond gargouillis chocolat. « Bon, madame Askarzadah, vous comprenez bien que vous avez eu le privilège d’un aperçu exclusif qui vous rapportera une belle somme auprès des journaux ? Vous vous demandez sans doute ce que ça cache ? Simplement que le parti que j’ai l’honneur de diriger désire parfois communiquer des informations par des canaux non conventionnels. Vous serez l’un d’eux. Bien entendu, vous comprenez que nous gardons la possibilité de suspendre à tout moment ce privilège. Ma secrétaire transmettra une brève déclaration sur votre palmeur. J’y parle du pèlerinage, de ma loyauté au Bhârat, de mon intention que ce pèlerinage permette à l’unité nationale de se focaliser face à un ennemi commun. Tout cela est vérifiable auprès de mon bureau de presse. Puis-je espérer quelque chose dans les éditions du soir ? Parfait. Merci, madame Askarzadah, soyez bénie. »
La déclaration s’annonce par un carillon discret. Nadja la parcourt, la trouve conforme à ce que N.K. Jîvanjî vient de lui annoncer. Elle a l’impression d’avoir pris un grand coup de batte lourde et molle sur le front. Elle entend à peine le jeune shivâjî lui demander : « C’était lui ? Vraiment lui ? Je n’ai pas tout entendu, qu’est-ce qu’il a dit ? »
N.K. Jîvanjî. Tout le monde peut accéder à Sajida Rânâ. Mais N.K. Jîvanjî ! Nadja Askarzadah jubile. Scoop ! Exclusif ! Photos de Nadja Askarzadah. Elles seront reprises dans le monde entier avant même que l’encre soit sèche sur le contrat. Elle saute sur son vélomoteur pour mettre le cap sur les bureaux du Bhârat Times, jaillit d’entre les battants en grillage du portail et évite d’une embardée un bus scolaire avant qu’une pensée traverse la torpeur de sa stupéfaction.
Pourquoi elle ?
Mumtâz Huq, la chanteuse de ghazals, se produira à vingt-deux heures. Shahîn Badûr Khan a l’intention d’être très loin à ce moment-là. Non que Mumtâz Huq lui déplaise : elle figure sur plusieurs compilations de son autoradio, même si elle n’a pas une voix aussi pure que R.A. Vora. Mais il n’aime pas les soirées de ce genre. Il serre des deux mains son verre de jus de grenade et reste dans l’ombre où il peut jeter des coups d’œil discrets à sa montre.
Le jardin des Dawâr, une oasis fraîche et humide de tentes et de pavillons, est parsemé d’arbres à l’arôme sucré et d’arbustes taillés avec précision. Il dégage une odeur d’argent et de pots-de-vin versés au service des eaux. Lanternes à bougies et torches à huile dispensent un éclairage barbare. Des serveurs en costume râjput évoluent parmi les invités avec des plateaux en argent chargés d’aliments et d’alcool. Sur un pantal placé au pied d’un harshingar, des musiciens grattent et frottent leurs instruments au rythme d’une basse électrique. Mumtâz Huq se produira au même endroit, puis on tirera un feu d’artifice. C’est ce que Nîlam Dawâr a dit à tous ses invités. Ghazals et feu d’artifice. Formidable !
Bilqis Badûr Khan vient retrouver son mari dans l’ombre où il se dissimule.
« Mon cœur, essaye au moins de faire un effort. »
Shahîn Badûr Khan lui dépose un baiser mondain sur chaque joue.
« Non, je reste là. Soit on me reconnaît et impossible de parler d’autre chose que la guerre, soit on ne me reconnaît pas, et dans ce cas, c’est écoles, cours de bourse et cricket.
— Puisqu’on parle de cricket…» Bilqis effleure la manche de son mari, invitation à un complot. « Shahîn, c’est impayable… Je ne sais pas où Nîlam les trouve… Bref, il y a une horrible petite épouse de campagne, tu vois le genre, malpropre et venue droit du Bihâr en bus, mariée au-dessus de sa classe et il faut que tout le monde le sache. Tiens, elle est par là, regarde. Donc, on était à discuter et elle nous rôdait autour, manifestement elle voulait donner son point de vue, la pauvre petite. On en vient à parler de cricket et du century de Tandon, et voilà qu’elle nous sort : n’était-ce pas merveilleux, sur la huitième et dernière balle, juste avant le thé. Franchement. Huit lancers dans une série. Vraiment impayable ! »
Shahîn Badûr Khan regarde la femme qui, seule sous un pîpal, tient un gobelet de lassî. La main serrée sur la timbale en argent est longue, mince, décorée de motifs au henné. Son alliance est tatouée sur son doigt. La femme se comporte avec une élégance rurale, grande, d’un raffinement simple, sans recherche. Aux yeux de Shahîn Badûr Khan, elle semble d’une tristesse indicible.
« Impayable, en effet, dit-il en se détournant de son épouse.
— Ah, Khan ! Je pensais bien voir ici votre visage de païen. »
Shahîn Badûr Khan s’est efforcé de rester à l’écart de Bâl Ganguli, mais le gros homme renifle les nouvelles comme un papillon lune. C’est son but et sa passion, en tant que propriétaire du premier site d’informations hindî de Vârânacî. Bien qu’entouré en permanence de sa troupe de correspondants locaux non mariés – les fêtes auxquelles on l’invite attirent le genre de femmes que ceux-ci espèrent épouser –, Ganguli est un célibataire endurci. Seul un idiot gagne sa vie à construire sa propre cage, d’après lui. Shahîn Badûr Khan sait aussi que Ganguli est un des principaux donateurs du Shivajî.
« Alors, quelles nouvelles de la Sabhâ ? Dois-je commencer à creuser un abri, ou juste à stocker du riz ?
— Désolé de vous décevoir, mais pas de guerre cette semaine. » Shahîn Badûr Khan cherche du regard un moyen de s’échapper. Les célibataires font cercle autour de lui.
« Vous savez, cela ne me surprendrait pas que Rânâ déclare la guerre et envoie une demi-heure plus tard les bulldozers au rond-point Sarkhand. » Ganguli rit de sa propre plaisanterie. Il a un rire énorme, glougloutant, contagieux. Shahîn Badûr Khan ne peut s’empêcher de sourire. Les courtisans se font concurrence à qui s’esclaffera le plus fort. Ils vérifient si des femmes les regardent. « Non, allez, Khan. La guerre, c’est un sujet important. Ça permet de vendre un nombre important d’espaces publicitaires. » Sous leur propre pavillon réservé, les femmes libres jettent un coup d’œil dans le dos de leur chaperon, sourire aux lèvres mais regard fuyant. L’attention de Shahîn Badûr Khan est à nouveau attirée par la campagnarde sous le pîpal. Entre deux mondes. Ni dans l’un, ni dans l’autre. Il n’y a pas pire position.
« Nous ne partirons pas en guerre, dit doucement Shahîn Badûr Khan. Si cinq mille ans d’histoire militaire nous ont appris quelque chose, c’est bien que nous ne sommes pas doués pour ça. On aime faire semblant et se donner des airs, mais quand sonne l’heure de la bataille, on préfère éviter. C’est comme ça que les Britanniques nous ont écrasés. On est restés dans nos positions défensives alors qu’ils continuaient et continuaient à arriver ; nous, on s’est dit, bon, ça va bien finir par s’arrêter, mais eux, ils ont continué à arriver, baïonnette au canon. Pareil en 2002 et en 2028 au Cachemire, et ce sera la même chose à Kundâ Khâdar. On entassera des troupes de notre côté du barrage, eux du leur, on échangera quelques tirs de mortier et chacun pourra rentrer chez soi, izzat satisfait.
— Ils ne mouraient pas de sécheresse en 28 », réplique avec colère l’un des correspondants. Ganguli referme la bouche, ravale son bon mot suivant. Les reporters célibataires ne s’adressent pas de cette manière impudente aux chefs de cabinet de la Première ministre. Shahîn Badûr Khan profite de la gêne pour s’éclipser. Les filles de basse caste le suivent du regard. À la ville ou à la campagne, le pouvoir a toujours la même odeur. Shahîn Badûr Khan les salue d’un signe de tête, mais Bilqis se dirige droit vers ses anciennes amies avocates. Les Dames Qui Plaidaient. La carrière de Bilqis, comme celle de toute une génération de femmes instruites et gagnant leur vie, a disparu derrière un voile de restrictions et fonctions sociales. Aucune loi, aucun imam, aucune tradition de caste ne les a écartées du marché du travail. Pourquoi travailler, quand cinq hommes se battent pour chaque emploi et que n’importe quelle femme instruite et habile en société peut accéder par le mariage à la richesse et au prestige ? Bienvenue au zanâna de verre.
Ces femmes intelligentes parlent maintenant d’une veuve de leur connaissance, une femme accomplie, une activiste shivâjî, et très intelligente. À peine de retour du ghât et du bûcher funéraire, le croiriez-vous ? Ruinée. Pas une païsa. Tous ses meubles emportés comme caution. Une femme instruite, se retrouver à la rue, en 2047. Au moins, elle n’a pas été obligée d’aller chez, vous savez, les « O ». Quelqu’un a eu de ses nouvelles récemment ? Il va falloir en prendre. Entre filles, on doit se serrer les coudes. Solidarité et tout. Impossible de faire confiance aux hommes.
Les musiciens prennent place sur leur pantal, s’accordent, s’expédient des notes. Shahîn Badûr Khan s’échappera à l’arrivée de Mumtâz Huq. Il y a un arbre près du portail, il peut se dissimuler dans son ombre et se glisser dehors afin d’appeler un taxi aux premiers applaudissements. Quelqu’un d’autre a vu l’occasion, un homme en costume froissé de fonctionnaire qui tient une flûte remplie d’Omar Khayyâm entre ses mains très fines, aussi fines que ses traits, même si on voit qu’il ne s’est pas rasé depuis le matin. Il a de grands yeux sombres d’animal, emplis d’une peur animale, de cette peur de l’inconnu instinctive chez les bêtes.
« La musique ne vous plaît pas ? s’enquiert Shahîn Badûr Khan.
— Mes goûts sont plutôt classiques », répond l’autre, dont la voix dénote une éducation anglaise.
« J’ai toujours trouvé Indira Shankar très sous-évaluée, pour ma part.
— Non, par classique, je veux dire classique occidental. La musique de la Renaissance. Le baroque.
— Je connais, mais je n’aime pas vraiment. Je crains que tout cela sonne un peu hystérique à mes oreilles.
— Ça, c’est les romantiques », rectifie l’homme avec un sourire réservé, mais il a décidé que Shahîn Badûr Khan partageait certains sentiments avec lui. « Au fait, vous êtes dans quoi ?
— La fonction publique », indique Shahîn Badûr Khan. L’homme prend sa réponse en considération.
« Moi aussi, répond-il. Puis-je demander dans quel domaine ?
— Gestion de l’information.
— Lutte antiparasitaire. Félicitations à nos hôtes, donc. » Il lève son verre et Shahîn Badûr Khan aperçoit des taches de poussière et de fumée sur le costume de l’homme.
« Bien entendu, dit Shahîn Badûr Khan. Quelle chance. »
L’homme grimace.
« Je ne peux pas être d’accord avec vous sur ce point, monsieur. J’ai de gros problèmes avec la thérapie généligne.
— Pourquoi donc ?
— C’est le meilleur moyen pour obtenir une révolution. »
Sa véhémence fait sursauter Shahîn Badûr Khan. « La dernière chose dont a besoin le Bhârat, poursuit son interlocuteur, c’est d’une caste supplémentaire. Ils ont beau se faire appeler brâhmanes, ce sont en réalité les vrais intouchables. » Il se reprend. « Pardonnez-moi, je ne sais rien de vous, pour autant que je sache…
— Deux fils, l’informe Shahîn Badûr Khan. À l’ancienne. En sécurité à l’université, grâce à Dieu, où ils vont sûrement tous les soirs à des fêtes comme celle-là chercher de quoi se marier.
— Nous sommes une société difforme », estime l’homme.
Shahîn Badûr Khan se demande s’il a affaire à un djinn envoyé pour le mettre à l’épreuve, car tout ce que dit l’autre, lui-même le pense au fond de son cœur. Il se souvenait d’un couple de jeunes mariés aux carrières éblouissantes, à la voie lumineuse, aux parents si fiers, si ravis pour leurs enfants. Et, bien entendu, les petits-enfants, les petits-fils. Vous aviez tout, sauf cette unique chose : un fils. Un fils et un de rechange. Vinrent alors les rendez-vous avec les médecins qu’ils n’avaient pas demandé à voir, et les familles qui étudiaient de près les résultats. Puis les petits comprimés amers, et les pertes de sang. Shahîn Badûr Khan a perdu le compte des filles qu’il a jetées dans les toilettes. Ses mains ont tordu les membres de la société bhâratîe.
Il voudrait discuter davantage avec l’homme, mais celui-ci s’est tourné vers la réception. Shahîn regarde dans la même direction : la femme tournée en dérision par Bilqis, la jolie campagnarde, se fraye un chemin dans la foule émoustillée. L’arrivée de la diva est imminente.
« Mon épouse, indique l’homme. Elle m’appelle. Veuillez m’excuser. Ce fut un plaisir. » Il pose son champagne par terre et va la rejoindre. Des applaudissements accompagnent la montée sur scène de Mumtâz Huq. Celle-ci sourit, sourit encore, sourit à son public. Sa première chanson ce soir rendra hommage à leurs généreux hôtes et souhaitera une longue vie de bonheur et de prospérité à leur enfant béni. Les musiciens attaquent. Shahîn Badûr Khan s’en va.
Il a beau lever la main, aucun des quelques taxis circulant dans cette banlieue à mobilité privée ne consent à s’arrêter. Un phut-phut passe, profite d’un interstice dans le béton du terre-plein central pour tourner et se ranger sur le bas-côté. Shahîn Badûr Khan s’avance vers lui, mais le chauffeur actionne la manette des gaz et s’éloigne. Sous l’auvent de plastique, Shahîn Badûr Khan aperçoit en ombre chinoise une silhouette aux volumineux vêtements. Le phut-phut retraverse le terre-plein central et se dirige en crépitant vers Shahîn Badûr Khan. Un visage émerge de la bulle, élégant, étranger, précieux. Des pommettes jettent des ombres. La lumière se reflète sur le crâne chauve saupoudré de mica.
« Je partagerais volontiers la course avec vous. »
Shahîn Badûr Khan recule en chancelant, comme si un djinn avait prononcé le nom secret de son âme.
« Pas ici, pas ici », souffle-t-il.
Le neutre cligne des yeux, un baiser lent. Le moteur s’emballe et le petit phut-phut s’insère dans la circulation nocturne. De l’argent autour du cou du neutre, un trishûla de Shiva, renvoie la lueur des réverbères.
« Non, supplie Shahîn Badûr Khan. Non. »
C’est un homme de responsabilités. Ses fils ont grandi et quitté la maison, sa femme lui est quasiment devenue une étrangère depuis quelques années, mais il a une guerre, une sécheresse, une nation dont s’occuper. Ce n’est pourtant pas l’adresse de la havelî Khan qu’il indique au chauffeur de la Maruti qui finit par s’arrêter pour lui. Mais celle d’un autre endroit, un endroit spécial. Où il espérait ne plus jamais être obligé de se rendre. Espoir fragile. Un endroit spécial situé au fond d’une galî trop étroite pour les véhicules, sous des jharokhâs en bois très travaillés et des climatiseurs hors d’usage. Shahîn Badûr Khan ouvre la porte du taxi et pose le pied dans un autre monde. Il respire de manière oppressée, superficielle, irrégulière. Là. Dans la brève lumière d’une porte qui s’ouvre et se referme, deux silhouettes, trop minces, trop élégantes, trop étranges pour de banals humains.
« Oh, s’écrie-t-il doucement. Oh. »
Tal court. Une voix dans le taxi crie son nom. Tal ne regarde pas. Ne s’arrête pas. Eil court, son châle flottant dans son dos en un mélange de motifs cachemire ultrableus. Des voitures klaxonnent, des visages surgissent soudain en criant au sans-gêne : sueur et dents. Tal évite de justesse une petite Ford rapide, la musique gronde-gronde-gronde. Eil tournoie, esquive le beuglement atroce des klaxons des camions, se glisse entre un pick-up rural et un bus en train de quitter son arrêt. Tal s’immobilise un moment sur le terre-plein central pour jeter un coup d’œil en arrière. Le taxi-bulle continue à ronronner sur le trottoir. Une silhouette se dresse à proximité, indistincte dans l’éclat des phares. Tal plonge dans le fleuve d’acier.
Tal avait eu beau essayer de se cacher, ce matin-là, derrière le travail, derrière d’énormes lunettes de soleil enveloppantes de pilote d’avion, derrière la Reine des Gueules de Bois, il fallut que tout le monde vienne chercher des ragots sur les gens faaabuleux présents à cette faaabuleuse soirée. La liste des célébrités laissa Nîta bouche bée. Même les types à la coule passaient près de la station de travail de Tal, non pour l’interroger directement, bien entendu, mais pour récupérer indices et soupçons. Les forums à potins ne parlaient que de cela, les chaînes d’informations aussi, les services de gros titres eux-mêmes transmettaient des photos de la soirée aux palmeurs dans tout le Bhârat. L’une d’elles montrait deux neutres s’éclatant sur la piste de danse sous les acclamations et applaudissements du gratin.
Puis un Kundâ Khâdar neural vola en éclats derrière les yeux de Tal et tout lui revint d’un coup. Dans. Les. Moindres. Détails. Les tripotages dans le taxi, les marmonnements et profanations à l’hôtel d’aéroport. La lumière matinale, plate et grise, promesse d’une nouvelle et impitoyable journée d’ultra-chaleur, et la carte sur l’oreiller. Hors ghetto.
« Oh, chuchota Tal. Non. » Eil repartit discrètement chez eil, loque paranoïaque et tremblante, dès que le permit l’imminence du mariage entre Aparna Chaula et Ajaï Nadiadwala. Recroquevillé dans le taxi, eil sentait la carte dans son sac, aussi lourde et aussi peu digne de confiance que de l’uranium. Débarrasse-t’en tout de suite. Laisse le vent l’emporter par la fenêtre. Laisse-la glisser dans la doublure de la banquette. Perds-la, oublie-la. Mais eil ne pouvait pas. Tal avait terriblement, affreusement peur d’être tombé amoureux, et eil n’avait pas de bande-son pour cela.
Les femmes montaient et descendaient à nouveau les escaliers avec leurs conteneurs d’eau en plastique. Leur bavardage se tarit quand Tal passa en marmonnant des excuses, puis reprit avec des gloussements et des chuchotements. Chaque bruit, chaque mesure sortie d’une radio semblait une arme lancée dans sa direction. N’y pense pas. Dans trois mois, tu seras parti. Tal se précipita à l’intérieur de sa chambre, arracha ses vêtements de soirée raides et puant la fumée, plongea nu dans son superbe lit. Eil programma deux heures de sommeil non paradoxal, mais son agitation, son cœur douloureux, sa confusion magnifique et insensée eurent raison des pompes subdermiques et eil resta allongé à observer les traits de lumière projetés par les stores aller d’un bout à l’autre du plafond comme des vers paresseux, à écouter le sourd mugissement choral de la ville en mouvement. Tal revint à nouveau sur cette dernière nuit de folie, en lissa les plis. Eil n’était pas sorti pour avoir une liaison. Ni même pour baiser. Juste pour un moment de folie avec des célébrités, pour un peu de glam. Eil ne voulait pas d’une personne adorable. Ne voulait pas d’attaches. D’une relation, d’une liaison. Et surtout pas d’un coup de foudre. De l’amour et de toutes ces autres horreurs qu’eil pensait avoir laissés à Mumbaï.
Mâmâ Bhârat mit du temps à répondre aux coups que Tal frappa à sa porte. Elle semblait souffrir, ses mains hésitaient sur les verrous. Tal s’était lavé dans une tasse d’eau, ôtant des couches superficielles de sommeil et de crasse, mais la fumée, la boisson et le sexe restaient incrustés. Eil sentait leur odeur monter de son corps en s’asseyant sur le canapé bas pour regarder la chaîne d’informations câblée, volume baissé, pendant que la vieille femme préparait du châï. Elle le préparait à gestes lents, manifestement fragile. Son vieillissement effraya Tal.
« Eh bien, annonça le neutre, je crois que je suis amoureux. »
Mâmâ Bhârat se laissa aller sur son siège en hochant la tête d’un air compréhensif.
« Alors il faut tout me raconter. »
Tal entreprit donc de raconter, depuis le moment où eil était sorti de chez Mâmâ Bhârat jusqu’à la carte sur l’oreiller dans l’hébétement du matin.
« Montre-moi cette carte », dit Mâmâ Bhârat. Elle la retourna dans sa main parcheminée et simiesque. Elle pinça les lèvres.
« Un homme qui laisse une carte avec l’adresse d’une boîte de nuit plutôt que celle de son domicile ne me paraît pas très convaincant.
— Eil n’est pas un homme. »
Mâmâ Bhârat ferma les yeux.
« Bien entendu. Excuse-moi. Mais il se comporte comme un homme. » Des grains de poussière montaient dans la chaude lumière pénétrant en oblique entre les lamelles en bois de la persienne. « Qu’est-ce que tu ressens pour lui ?
— Je sens que je suis amoureux.
— Ce n’est pas ce que j’ai demandé. Que ressens-tu pour lui ? Pour eil ?
— Je ressens… je pense que je ressens… Je veux être avec eil, aller où eil va, voir et faire ce qu’eil voit et fait, juste pour pouvoir connaître toutes ces petites choses insignifiantes. Ça rime à quelque chose ?
— Tout à fait, assura Mâmâ Bhârat.
— Qu’est-ce que je dois faire, à ton avis ?
— Que peux-tu faire d’autre ? »
Tal se leva d’un coup, les mains accrochées l’une à l’autre.
« Je vais le faire, alors, je vais le faire. »
Mâmâ Bhârat récupéra le verre abandonné avant que, dans son enthousiasme et sa détermination, Tal inonde le tapis de châï brûlant et sucré en le renversant. Shiva Natarâja, Seigneur de la Danse, regardait la scène depuis la commode, son pied annihilateur levé à jamais.
Tal consacra le reste de l’après-midi au rituel de sortie, processus complexe et cérémonieux qui commençait par l’établissement d’un mix. Tal baptisa mentalement ÉTRANGE BOÎTE DE NUIT celui de son expédition vers Tranh. Son aeai DJ trouva des morceaux au groove relaxant de fin de soirée qu’il mêla à des sons viets/birmans/assamais. Tal ôta ses vêtements de ville et se plaça devant le miroir, les bras au-dessus de la tête, admirant la rondeur de ses épaules, la maigreur juvénile de son torse, la plénitude de ses cuisses écartées et dépourvues de tout organe sexuel. Eil leva les poignets, examina dans son reflet la chair de poule des contrôles subdermiques, contempla ses superbes cicatrices.
« D’accord, joue-le. »
La musique surgit à un volume à faire trembler le sol. Presque aussitôt, Paswan, le voisin, se mit à taper sur le mur en se plaignant à grands cris du bruit, de ses périodes de travail, de sa pauvre femme et de ses malheureux enfants rendus fous par des déviants pervers et monstrueux. Tal s’adressa un namasté dans le miroir avant de danser jusqu’au cagibi/garde-robe dont il écarta le rideau en une pirouette de ballerine. Oscillant en rythme, eil passa en revue ses tenues, intégrant permutations, insinuations, signes et signaux. M. Paswan tapait désormais sur la porte, jurant qu’il allait foutre le feu pour forcer Tal à sortir, on pouvait y compter. Tal posa sur le lit les éléments choisis pour sa tenue, dansa jusqu’au miroir, ouvrit ses boîtes de maquillage dans un ordre gauche-droite bien précis et se prépara à sa composition.
Le temps que le soleil se couche dans de splendides couleurs carmin et sang polluées, Tal était habillé, maquillé, équipé. Les Paswan avaient cessé de taper depuis une heure et gratifiaient désormais Tal de sanglots peu audibles. Tal éjecta la puce de son lecteur, la glissa dans son sac et sortit dans la nuit si sauvage.
« Emmenez-moi là. »
Le chauffeur du phut-phut jeta un coup d’œil à la carte et hocha la tête. Tal brancha son mix et, aux anges, s’affala sur la banquette.
La boîte de nuit donnait sur une ruelle peu avenante. Comme la plupart des meilleures boîtes, dans l’expérience de Tal. Des années de chaleur et de pollution avaient fini par rendre grise et fibreuse la porte de bois sculpté. Tal devina qu’elle datait d’avant même les Britanniques. Une discrète bindîcam se braqua sur lui. La porte s’ouvrit au toucher. Tal débrancha son mix pour écouter. Dhôl et bansurî traditionnels. Tal inspira et entra.
Une grande havelî avait habité là autrefois. Des balcons du même bois gris usé par les intempéries s’élevaient sur cinq étages autour du jardin central, désormais sous verre. On avait laissé plantes grimpantes et pharm-bananiers escalader les piliers en bois sculpté pour se répandre sur les nervures du dôme en verre. Des grappes de lampes biolumes pendaient au milieu du toit comme d’étranges fruits fétides, des lanternes à huile en terre cuite étaient disposées sur le sol carrelé. Tout n’était que vacillements et ombres repliées. Des profondeurs des cloîtres en bois sortaient des conversations à voix basses et le murmure musical de rires de neutres. Installés face à face sur un tapis, les musiciens s’absorbaient dans leurs rythmes près du bassin central, un rectangle peu profond tacheté de lys.
« Bienvenue dans ma demeure. »
La petite femme à l’allure d’oiseau avait fait son apparition à la manière d’un dieu dans un film. Elle portait un sari écarlate et une bindî de brâhmane, gardait la tête penchée sur l’épaule. Tal évalua son âge à soixante-cinq ou soixante-dix ans. La femme parcourut son visage du regard.
« Je vous en prie, faites comme chez vous. J’ai des convives de tous les horizons, de Vârânacî et au-delà. » Elle arracha entre les larges feuilles une banane de la taille du pouce qu’elle pela avant de la tendre à Tal. « Allez, mangez, mangez. Elles poussent toutes seules.
— Je ne voudrais pas avoir l’air mal élevé, mais…
— Vous voulez connaître leur effet. Elles vous mettront dans le même état d’esprit que nous. Une pour commencer, c’est ainsi que nous procédons. Il y a de nombreuses variétés, mais il faut commencer par celles près de la porte. Vous découvrirez les autres au fil de votre voyage. Détendez-vous, mon mignon. Vous n’avez ici que des amis. » Elle tendit à nouveau la banane. En la prenant, Tal remarqua la boucle en plastique derrière l’oreille droite de la femme. Cette tête inclinée, ce regard fuyant, eil comprenait, maintenant. Un hoek pour aveugle. Tal mordit dans le fruit. Il avait le goût de banane. Puis eil prit conscience des détails des sculptures, du motif des carreaux, des couleurs et trames des darîs. Les composantes de la musique se firent distinctes, se pourchassant en entrelacs. Un développement de l’acuité. Un accroissement des perceptions. Un feu dans la nuque, comme un sourire intérieur. Tal finit la banane en deux bouchées. La vieille aveugle prit la peau qu’elle déposa dans une petite poubelle en bois déjà à moitié pleine de peaux noircissantes et odorantes.
« Je cherche quelqu’un. Tranh. »
Les yeux noirs de la vieille femme revinrent se promener sur le visage de Tal.
« Le ravissant Tranh. Non, Tranh n’est pas là, pas encore. Mais Tranh viendra, à un moment ou à un autre. » La vieille femme joignit les mains de joie. Puis la banane fit effet et Tal sentit une chaleur détendue se répandre depuis son ajñâ chakra. Rebranchant sa musique, eil partit à l’exploration de l’étrange boîte de nuit. Les balcons accueillaient divans et canapés peu élevés, arrangés de manière intime autour de tables basses. Ceux qui ne consommaient pas de bananes pouvaient profiter de hukkas en cuivre. Tal passa devant un petit groupe de neutres qui évoluaient au ralenti dans la fumée et inclinèrent la tête dans sa direction. Il y avait beaucoup de sexués. Dans l’alcôve de coin, sur un divan, une Chinoise en magnifique tailleur noir embrassait un neutre qu’elle avait allongé sur le dos et jouait avec la chair de poule hormonale de son avant-bras. À un moment, Tal se dit qu’eil devrait partir, vraiment, mais ne ressentait qu’une chaleureuse disjonction. Une autre banane, détermina-t-eil, ce serait bien.
Celle qu’eil cueillit sur le pilier au fond à gauche lui procura une courte et nette bouffée de bien-être. Tal avança avec précaution jusqu’au bord du bassin pour lever les yeux vers les balcons. Plus on montait, moins on semblait avoir besoin de porter de vêtements. Ce qui était bien. Tout était bien. L’aveugle l’avait dit.
« Tranh ? » demanda Tal à une grappe de corps rassemblés autour d’un hukka odorant. Un neutre d’une jeunesse et d’une beauté à pleurer leva vers l’importun ses jolis traits d’Extrême-Oriental au milieu des corps mâles agglutinés. « Désolé », dit Tal en poursuivant son chemin. « Avez-vous vu Tranh ? » demanda-t-eil à une femme à l’air nerveux debout près d’un sofa bondé de neutres riant aux éclats. Tous tournèrent la tête vers eil. « Tranh est déjà arrivé ? » L’homme se tenait près du troisième plant de bananes magiques, sobrement vêtu d’un discret smoking. Jayjay Valaya, devina Tal à la coupe. L’homme était élégant, mince, d’âge moyen mais prenant soin de son corps. Des traits fins, esthétiques, des lèvres minces, un regard perçant plein d’intelligence. La nervosité se lisait dans ses yeux et sur son visage. Ses mains, observa Tal grâce au merveilleux pouvoir de perception des détails conféré par la banane, étaient soigneusement manucurées… et elles tremblaient.
« Je vous demande pardon ? demanda l’homme à l’apparence soignée.
— Tranh. Tranh. Eil est là ? »
L’homme parut déconcerté, puis cueillit près de sa tête une banane qu’il tendit à Tal.
« Je cherche quelqu’un, précisa Tal.
— Qui donc ? » demanda l’homme en tendant à nouveau la banane. Tal l’écarta de la main.
« Tranh. Est-ce que ? Non…» Tal s’éloignait déjà.
« Je vous en prie ! » le rappela l’homme en lui fourrant la banane entre les doigts comme un lingam. « Restez, pour parler, juste pour parler…»
Tal vit alors. Même dans le vacillement d’ombres sous le balcon, impossible de se méprendre sur ce profil, sur l’angle des pommettes, sur la manière dont eil se penchait en avant pour parler avec animation, sur le jeu de ses mains dans la lumière des lanternes, sur le rire comme la cloche d’un temple.
« Tranh. »
Eil ne leva pas les yeux, n’interrompit pas sa conversation passionnée avec ses amis, tous penchés sur la table basse, plongés dans un souvenir commun.
« Tranh. » Cette fois, eil fut entendu. Tranh leva la tête. Tal lut d’abord sur son visage une simple incompréhension. Je ne sais pas qui vous êtes. Puis l’identification et le souvenir, puis la surprise, le choc, le mécontentement. Et enfin, l’embarras.
« Désolé », dit Tal en ressortant à reculons de l’alcôve. Tous les visages étaient tournés vers eil. « Désolé, j’ai fait une erreur…» Eil fit demi-tour et s’enfuit, discrètement. Le besoin de pleurer lui emplissait le crâne. L’homme timide se tenait toujours au milieu de la verdure. Sentant toujours peser sur eil les yeux de l’ennemi, Tal prit la banane dans la main douce de l’homme, la pela et y mordit à pleines dents. Le pharm s’annonça d’un coup et Tal sentit tout autour d’eil les dimensions de la cour s’étendre à l’infini. Eil tendit l’étrange fruit à l’homme.
« Non, merci », bafouilla celui-ci, mais Tal le tenait par le bras et le conduisait à un canapé libre. Eil sentait encore sur sa nuque le poids brûlant des regards.
« Bon », dit Tal en s’asseyant en biais sur le divan bas, drapant de ses mains fines ses genoux croisés. « Vous vouliez me parler, alors parlons. » Un coup d’œil par-dessus son épaule. Les autres le regardaient toujours. Eil termina la banane et les lanternes vacillantes s’ouvrirent et eil tomba dans leur gravité et ne se souvint de rien de précis ensuite avant la façade d’un restaurant kurde. Un garçon le guida entre les tables de clients interloqués jusqu’à un petit box dans le fond, que séparait de la salle un odorant paravent en cèdre.
Les bananes de l’aveugle, comme des invités convenables, arrivaient à l’heure et s’en allaient tôt. Tal sentit les motifs géométriques gravés sur les paravents en bois se précipiter sur lui d’une distance céleste jusqu’à une proximité à vous rendre claustrophobe. Il faisait très chaud, dans ce restaurant, et la voix du moindre client, le moindre bruit en cuisine ou dans la rue lui semblait insupportablement proche et aigu.
« J’espère que vous ne m’en voudrez pas de vous emmener ici, disait l’homme, mais je n’aime pas trop cet endroit, là-bas. Il n’est pas fait pour parler, vraiment parler. Ici, par contre, c’est discret, le propriétaire a une dette envers moi. » On apporta du mezzé, ainsi qu’une bouteille d’une liqueur transparente et une carafe d’eau. « Arak, précisa l’homme en servant une dose. Je ne bois pas, quant à moi, mais il paraît que c’est une boisson excellente pour avoir du courage. » Il ajouta de l’eau. Tal s’émerveilla que le liquide transparent se transforme en lait lumineux. Eil but une gorgée, eut un mouvement de recul en sentant le goût étrange de l’anis, puis but une autre gorgée, plus lentement, de manière plus réfléchie.
« C’est un chûtiyâ, déclara Tal. Tranh. C’est un chûtiyâ. Eil n’a même pas voulu me regarder, eil est resté assis à tortiller du cul devant ses amis. Je n’aurais jamais dû venir.
— C’est tellement difficile de trouver quelqu’un à écouter, dit l’homme. Quelqu’un qui n’a pas une idée en tête, qui n’a rien à me demander ou à me vendre. Dans mon travail, tout le monde veut entendre ce que j’ai à dire et connaître mes idées, comme si la moindre de mes paroles valait de l’or. Avant de vous rencontrer, j’étais à un durbar dans le Cantonnement. Tout le monde voulait entendre ce que j’avais à dire, tout le monde voulait quelque chose de moi, sauf ce type. Un homme étrange, qui a dit quelque chose d’étrange : que nous étions une société difforme. J’ai écouté cet homme. »
Tal sirota son arak.
« Cho chweet, nous autres neutres l’avons toujours su.
— Alors dites-moi les secrets que vous connaissez. Dites-moi ce que vous êtes. J’aimerais savoir de quelle manière vous en êtes arrivé là.
— Eh bien », dit Tal, que le regard attentif de l’homme rendait conscient de la moindre de ses cicatrices, du moindre de ses implants, « je m’appelle Tal, je suis né à Mumbaï en 2019 et je travaille à Indiapendent dans l’équipe qui s’occupe de l’esthétisme du métasoap pour Town and Country.
— Et à Mumbaï, dit l’homme, quand vous y êtes né en 2019, qu’est-ce que…»
Tal mit son doigt devant la bouche de l’homme.
« Non, chuchota-t-eil. Ne le demandez jamais, n’en parlez jamais. Avant de m’Écarter, j’étais une autre incarnation. Je ne suis vivant que maintenant, vous comprenez ? Avant, il y a eu une autre vie, je suis mort et né à nouveau.
— Mais comment…» demanda l’homme. Une nouvelle fois, Tal mit son doigt pâle et tendre contre les lèvres de l’homme. Eil les sentait trembler, sentait la douce et chaude palpitation de l’haleine.
« Vous avez dit vouloir écouter, rappela Tal en tirant son châle sur ses épaules. Mon père était chorégraphe à Bollywood, l’un des meilleurs. Vous avez vu Rishta ? Le passage dansé sur le toit des voitures coincées dans un embouteillage ? C’est de lui.
— Je crains de ne guère m’intéresser au cinéma, indiqua l’homme.
— C’est devenu trop maniéré, à la fin. Trop autoréférentiel, trop entendu. C’est toujours pareil, les choses deviennent super-outrées, ensuite elles meurent. Il a rencontré ma mère sur le plateau de Lawyers in Love. Une Italienne venue faire un stage d’hovercam… à l’époque, Mumbaï, c’était le fin du fin, même les Américains venaient étudier notre technique. Ils se sont rencontrés, ils se sont mariés, six mois plus tard, moi. Et avant que vous demandiez : non. Unique. C’était les vedettes de la plage de Chowpatty, mes parents. J’allais à toutes les fêtes, j’étais un véritable complice. J’étais un gamin superbe, bâbâ. On parlait tout le temps de nous dans les magazines de cinéma et les torchons à ragots : Sunny et Costanza Vadher, accompagné de leur magnifique bambin, en train de faire du shopping sur Linking Road, sur le plateau de Aap Mujhe Acche Lagne Lage, au barbecue de Chelliah. Je crois n’avoir jamais rencontré personne d’un égoïsme aussi incroyable… mais ça ne les gênait pas le moins du monde. Costanza m’a accusé de ça, au moment de mon Écart : d’être d’un égoïsme incroyable. Hallucinant, hein ? D’où croyait-elle que je le tenais ?
« Ils n’étaient pas stupides. Égoïstes, peut-être, mais pas stupides, ils savaient forcément ce qui allait se produire quand on a commencé à se servir d’aeais. D’abord pour les acteurs – un jour Chati, Bollywood Masala et Namasté ! sont pleins de Vishal Dâs et Shruti Raï à une ouverture au Club 28, le lendemain Filmfare sort un triple supplément central sans le moindre centimètre cube de chair vivante. Ça a vraiment été aussi rapide que ça. »
L’homme murmure poliment sa stupéfaction.
« Sunny aurait pu faire danser cent personnes sur un laptop géant, mais il suffisait désormais de presser une touche pour en avoir jusqu’à l’horizon en train de danser, et de manière parfaitement synchronisée. D’un simple clic, on pouvait avoir un million de danseurs sur les nuages. Ça a d’abord énormément affecté Sunny. Il est devenu mauvais, grincheux, irritable avec son entourage. Il est devenu méchant quand ça s’est tourné contre lui. C’est peut-être bien pour ça que j’ai voulu travailler dans les soapi : pour lui montrer qu’il aurait pu réagir, s’il avait essayé, s’il n’avait pas été aussi imbu de son image et de son statut. Mais bon, là encore, peut-être que je ne m’en soucie pas assez. Ça n’a pas tardé non plus ensuite à toucher Costanza : quand on n’a pas besoin d’acteurs ou de danseurs, les caméras ne vous servent plus à grand-chose non plus. Tout est dans la boîte. Ils se disputaient, je devais avoir dix ou onze ans, je les entendais hurler si fort que les voisins venaient taper à la porte. Ils passaient toute la journée dans l’appartement, en ayant tous les deux besoin de travail, mais ils se montraient jaloux comme une teigne si l’autre décrochait un emploi. Le soir, ils allaient aux mêmes fêtes et durbars faire de la lèche. Je vous en prie, un boulot. Costanza s’en est mieux sortie. Elle s’est ajustée, elle a trouvé un job différent dans l’industrie du film, dans la scénarisation. Sunny, lui, n’a pas pu. Il a laissé tomber. Qu’il aille se faire foutre. Se faire foutre. De toute manière, il ne valait rien. »
Tal ramassa son verre, but une gorgée amère.
« Tout a fini. Comme dans un film, je dirais, générique de fin, rallumage des lumières et nous revoilà dans le monde réel. Sauf que. Il n’y avait pas de troisième acte. Il n’y avait pas de et-ils-vécurent-malgré-tout-heureux-jusqu’à –, etc. Cela a empiré, empiré, puis s’est arrêté. Ça a stoppé comme quand le film casse, et je ne vivais pas dans un appartement sur la plage de Manori, je n’allais pas à l’école John Connon, je ne me rendais pas aux fêtes où toutes les stars disaient oh regarde comme c’est mignon et tu as vu comme ça grandit ? Je vivais dans un deux-pièces à Thane avec Costanza, j’allais à l’école catholique Bom Jesus et je détestais ça. Je détestais ça. Je voulais que tout redevienne comme avant, avec la magie, la danse, les rires et les fêtes, mais que ça continue après le générique de fin, cette fois. Je voulais juste que tout le monde me regarde en disant : ouaouh. Juste ça. Ouaouh. »
Tal s’appuya au dossier, invitant à l’admiration, mais le visage de l’homme refléta de la peur, ainsi qu’un autre sentiment que Tal ne parvint pas à identifier. Il dit : « Vous êtes une créature extraordinaire. Vous arrive-t-il d’avoir l’impression de vivre dans deux mondes tout aussi irréels l’un que l’autre ?
— Deux mondes ? Chéri, il y a des milliers de mondes. Et aussi réels que vous voulez qu’ils soient. Je le sais bien, j’ai vécu toute ma vie entre eux. Aucun n’est réel, mais quand on entre dedans, ils se ressemblent tous. »
L’homme hocha la tête, non pour acquiescer à ce que Tal venait de dire, mais à un dialogue intérieur. Il réclama l’addition et laissa un tas de billets sur le petit plateau d’argent.
« Il se fait tard, et j’ai du travail qui m’attend demain matin.
— Quel genre ? »
L’homme sourit pour lui-même.
« Vous êtes la deuxième personne à me poser la question ce soir. Je travaille dans la gestion de l’information. Merci d’être venu ici avec moi et de m’avoir fait le plaisir de votre compagnie : vous êtes vraiment quelqu’un d’extraordinaire, Tal.
— Vous ne m’avez pas dit votre nom.
— Non, je ne crois pas.
— C’est tellement masculin », estima Tal en se faufilant dans la rue sur les talons de l’homme, qui hélait déjà un taxi.
« Vous pouvez m’appeler Khan. »
Quelque chose a changé, pensa Tal alors qu’il se glissait sur la banquette arrière de la Maruti. Ce Khan avait été nerveux, timide, coupable au Banana Club. Et dans le restaurant aussi, il semblait mal à l’aise. Quelque chose dans l’histoire de Tal avait influencé son esprit et son humeur.
« Je ne vais pas à White Fort après minuit, protesta le chauffeur.
— Je vous paierai triple.
— Je m’en approcherai autant que possible. »
Khan posa la tête sur le dossier graisseux.
« Vous savez, c’est vraiment un excellent petit restaurant. Le propriétaire est arrivé il y a une dizaine d’années, dans la dernière vague de la diaspora kurde. Je… Je l’ai aidé. Il a monté cet endroit, et il s’en sort bien. Je suppose qu’il est coincé entre deux mondes, lui aussi. »
Tal n’écoutait qu’à moitié, pelotonné dans le feu de l’arak. Il s’appuya à Khan, cherchant sa chaleur, sa solidité, laissant son avant-bras occuper l’espace entre eux. À la lumière de la rue, la rangée de papilles sembla hérissée comme des mamelles de chienne. Tal vit l’homme sursauter à cette vue. Puis une main s’enfonça dans son pantalon ample, un visage se dressa au-dessus du sien, une bouche se colla à la sienne. Une langue se fraya un chemin dans son corps. Tal poussa un hurlement étouffé et Khan recula sous le choc, ce qui donna à Tal l’espace nécessaire pour le repousser et crier. Le phut-phut s’arrêta d’un coup au milieu de la chaussée. Tal avait ouvert la porte et était descendu, le châle battant dans son dos, avant d’avoir pleinement conscience de ce qu’eil faisait.
Tal courut.
Tal cesse de courir. Eil halète, les mains sur les cuisses. Khan est toujours là, qui s’efforce de voir dans l’éclat des phares, appelle en vain dans le rugissement de la circulation. Tal ravale un sanglot. Eil a encore l’odeur de l’après-rasage de Khan sur la peau, le goût de sa langue dans la bouche. Tremblant, eil attend sagement quelques minutes avant de faire signe à un phut-phut en maraude. Son aeai DJ joue MIX POUR UNE NUIT DEVENUE EFFRAYANTE.
Nouvelle journée, nouvelle assemblée. Tout le monde, du directeur au personnel d’entretien, est réuni sous la verrière du Centre de Recherches Ranjît Ray. Les gens ont l’air nerveux. Votre patron inattendu et mal préparé est bien plus nerveux que vous, pense Vishram Ray à l’intérieur de l’automobile qui remonte l’allée dans un sensuel crissement de gravier. Vishram vérifie ses manchettes, tire sur son col.
« Vous auriez dû mettre une cravate », lance Marianna Fusco, calme, immaculée, plis tous géométriques.
« J’ai assez porté de cravates dans cette vie », répond Vishram en se lissant les cheveux avec un peu de salive dans le miroir de courtoisie intégré à l’appuie-tête du chauffeur. « De toute manière, comme vous le dira tout spécialiste de l’histoire du costume, la cravate n’a pas d’autre but que d’indiquer la direction de la bite. Et ça, ce n’est pas très professionnel hindou.
— Vishram, tout indique la direction de votre bite. »
Vishram ouvre la portière en se demandant s’il ne vient pas d’entendre le chauffeur pouffer.
« Ne vous inquiétez pas, je suis à vos côtés », lui murmure Marianna Fusco à l’oreille pendant qu’il grimpe les marches d’un pas résolu. Son hoek s’active dans son esprit. Après un moment de flou visuel le temps que l’aeai détruise les âneries et filtre les pubs, Vishram se dirige la main tendue vers le directeur. GANDHINAGAR SURJÎT, indiquent les mots bleus qui flottent devant lui. NÉ 21/02/2009, MARIÉ À SANJAY, ENFANTS : RÛPESH (7), NÂGESH (9). CHEZ RAY R & D DEPUIS 2043 APRÈS TRAVAUX DE RECHERCHE SUR LES RESSOURCES RENOUVELABLES À L’UNIVERSITÉ DE BENGALURU. PREMIER DOCTORAT… Vishram bloque l’arrivée d’informations supplémentaires.
« Monsieur Ray, soyez le bienvenu parmi nous.
— Je suis ravi d’être là, docteur Surjît. »
En fait, cela revient à jouer un rôle.
« Vous nous prenez quelque peu à l’improviste.
— Croyez-moi, j’improvise bien davantage que vous. » La plaisanterie semble bien passer. Mais dans ce cas, ils riraient, n’est-ce pas ? Le Dr Surjît s’avance vers ses chefs de service.
INDERPAL GAUR, indique l’infatigable palmeur. 15/08/2011, CHANDIGARH. SOUS-DIVISION DE RECHERCHE : BIOCARBURANT. CÉLIBATAIRE. EXP. PROF. À RAY POWER : A REJOINT LA R & D EN 2034 AU SORTIR DE L’UNIVERSITÉ DU PANJAB À CHANDIGARH.
LAISSEZ-LE FAIRE LES PRÉSENTATIONS, conseille Marianna en lilas par-dessus la tête du directeur Surjît. Le Dr Gaur est une femme plantureuse aux grandes dents vêtue d’une robe traditionnelle, même s’il n’y a rien de désuet dans le hoek en aluminium anodisé enroulé sur le côté de sa natte. Il se demande ce que le hoek du Dr Gaur affiche à son propos. VISHRAM RAY : LE FILS BON À RIEN. A RATÉ SES ÉTUDES DE DROIT. ASPIRE À DEVENIR HUMORISTE. SE CROIT VACHEMENT MARRANT.
« C’est un grand honneur, dit-elle avec un namasté.
— Il est pour moi, je vous assure », répond Vishram.
Et ainsi de suite, jusqu’au bout de la rangée des chefs de service puis aux principaux chercheurs, aux chefs d’équipe et à ceux qui ont publié des articles importants.
« Khaleda Hussaini, se présente une petite femme vive en tailleur occidental et foulard de tchador. Ravie de vous rencontrer, monsieur Ray. » Elle s’occupe de microgénération. De pouvoir parasitique.
« Comment ça, les gens génèrent de l’électricité rien qu’en marchant de long en large ?
— Par l’intermédiaire de pompes dans le trottoir, tout à fait ! s’enthousiasme-t-elle. Il y a là un immense gaspillage d’énergie qui attend que nous la captions. Tout ce qu’on fait et tout ce qu’on dit produit de l’énergie.
— Vous devriez brancher ça sur notre service juridique. »
Cela lui vaut un rire.
« Et vous, que faites-vous pour aider Ray Power à devenir numéro un ? demande Vishram à une jeune femme presque belle que son badge identifie comme Sonia Yâdav.
— Rien, répond-elle avec un sourire.
— Ah », fait Vishram avant de continuer son chemin. Des mains à serrer. Des visages dont se souvenir. Elle le rappelle.
« Quand j’ai dit “rien”, je voulais dire : de l’énergie sortie de rien. De l’énergie gratuite illimitée.
— Là, vous m’intéressez.
— Je vous emmène au labo point zéro », explique Sonia Yâdav en guidant Vishram et son entourage jusqu’à son unité de recherche. Elle le regarde attentivement.
« Vos globes oculaires remuent. Quelqu’un vous envoie un message ? »
D’une impulsion du doigt, Vishram coupe le commentaire muet de Marianna Fusco.
Les ingénieurs de son père ont conçu un bâtiment qui ressemble davantage à du mobilier qu’à une œuvre d’architecture. Tout est bois et tissu, recourbé en arcs de cercle, translucide et aéré. L’endroit sent la sève, la résine, le santal. Le sol est un parquet d’érable marqueté de panneaux qui représentent des scènes du Râmâyana. Sonia Yâdav regarde ostensiblement les talons de Marianna. Celle-ci se déchausse et glisse ses souliers dans son sac. Vishram trouve normal d’être pieds nus dans un endroit tel que celui-là. Dans un endroit sacré.
Au premier regard, le labo point zéro le déçoit. Il n’y a ni machines bourdonnantes, ni boucles de lignes électriques, rien que des bureaux et des séparations vitrées, du papier en piles instables sur le sol, des tableaux blancs aux murs. Des tableaux entièrement recouverts de griffonnages, qui se poursuivent sur les murs. Le moindre centimètre carré est bourré de symboles et de lettres placés à des angles impossibles les uns par rapport aux autres, pris au lasso dans des boucles tracées au marqueur noir, harponnés par des longues flèches et lignes en noir et bleu à une espèce de théorème de l’autre côté du tableau. Les querelles d’équations s’étalent sur tous les bureaux, bancs ou autres surfaces plates sur lesquelles le marqueur fonctionne. Pour Vishram, ces mathématiques sont aussi incompréhensibles que du sanskrit, mais le cocon de pensées, de théories et de perspectives le réconforte, comme s’il se trouvait à l’intérieur d’une prière.
« Ça ne ressemble peut-être pas à grand-chose, indique Sonia Yâdav, mais les chercheurs d’EnGen paieraient une fortune pour entrer ici. On fait la plus grande partie du chaud sur le collisionneur de l’université, ou au LHC en Europe, mais le véritable travail, celui de réflexion, s’effectue ici.
— Le chaud ?
— Nous suivons deux approches, que nous appelons chaude et froide. Je ne vais pas vous ennuyer avec la théorie, mais c’est lié aux niveaux d’énergie et à l’écume quantique. Ce sont deux manières de regarder le rien.
— Et vous êtes la chaude ? demande Vishram en examinant les glyphes hiératiques au mur.
— Absolument, assure Sonia Yâdav.
— Et vous pouvez faire ce que vous dites : générer de l’énergie à partir de rien ? »
Elle répond d’un ton ferme, une lueur de foi dans le regard : « Oui, je peux.
— Monsieur Ray, nous devrions vraiment continuer », le presse Surjît, le directeur.
Alors que le groupe s’en va, Vishram ramasse un marqueur pour écrire rapidement sur le bureau : DÎNER ?
Sonia Yâdav lit l’invitation à l’envers.
« Strictement professionnel, chuchote Vishram. Pour me dire ce qui est chaud et ce qui ne l’est pas. »
OK, écrit-elle en rouge.
20 H. RV ICI.
Elle souligne deux fois son OK.
Ce que voit Vishram en sortant dans le couloir flétrit aussitôt sa bonne humeur : Govind, dans son costume trop serré, accompagné de sa cohorte d’avocats, déboulant dans le couloir comme s’il était chez lui. Govind aperçoit son frère cadet, ouvre la bouche pour le saluer, le maudire, le bénir, le réprimander… Vishram s’en fiche et ne le saura jamais, car il ordonne alors à voix haute :
« Monsieur Surjît, veuillez avoir l’amabilité d’appeler la sécurité. » Puis, pendant que le directeur parle dans son palmeur, Vishram lève un seul doigt, autoritaire, devant son frère et sa troupe : « Toi, ne dis rien. Tu n’es pas chez toi. Tu es chez moi. » La sécurité arrive, deux Râjputs très larges d’épaules coiffés de turbans rouges. « Merci de raccompagner M. Ray hors des locaux et d’enregistrer son visage dans le système de sécurité. Il n’est pas autorisé à revenir ici sans ma permission expresse et écrite. »
Les Râjputs saisissent chacun Govind par un bras. Vishram prend un immense plaisir à les regarder l’escorter à petit trot au bout du couloir.
« Écoutez-moi, écoutez-moi ! crie Govind par-dessus son épaule. Il va tout démolir, comme il a démoli tout ce qu’on lui avait donné. Je le connais depuis longtemps. Le léopard ne peut changer les taches de sa fourrure, il vous ruinera tous, il détruira cette grande entreprise. Ne l’écoutez pas, il ne connaît rien, rien !
— Vraiment désolé de cet incident, dit Vishram une fois la porte refermée derrière son frère qui continue de protester. Bon, on continue, ou j’ai tout vu ? »
Cela avait commencé au petit-déjeuner.
« De quoi au juste ai-je hérité ? » demanda Vishram, la bouche pleine de khichrî, à Marianna Fusco durant leur briefing matinal sur le balcon est.
« En fait, rien que de la division recherche et développement. » Elle étala les documents autour de l’assiette graisseuse de Vishram comme s’il s’agissait de cartes de tarots.
« Donc, de pas un sou et d’une tonne de responsabilités.
— Je ne pense pas que votre père ait pris cette décision sur un coup de tête.
— Que savez-vous au juste de tout cela ?
— Le quoi, le qui, le où et le quand.
— Il vous manque quelque chose.
— Je pense que personne ne comprend le pourquoi. »
Si, moi, pense Vishram. Je sais à quel point c’est agréable de tourner le dos à ce qu’on attend de vous, à vos obligations. Je sais à quel point c’est effrayant et libérateur de s’en aller sans rien d’autre qu’une sébile de mendiant en comptant sur le rire des gens.
« Vous auriez pu me le dire.
— Et violer le secret professionnel ?
— Vous êtes une femme dure et froide, Marianna Fusco. »
Il engloutit une autre fourchettée de khichrî. Râmesh errait dans la plantation géométrique de roses anglaises, maintenant craquantes et fanées par leur troisième année de sécheresse étrangère. Il joignait les mains dans le dos, en une attitude aussi ancienne et aussi familière que toute autre composante du Shanker Mahal. À six ans, Vishram s’était moqué de son frère aîné, qu’il avait suivi les mains jointes dans le dos, se mordant les lèvres de concentration distraite, la tête levée à la recherche des merveilles du monde.
Et ces voyages en Asie orientale ? se demanda-t-il. Ces filles de Bangkok qui pouvaient faire et être tout ce que vous vouliez. Il sentit un petit frémissement sous son nombril, une convulsion hormonale. Mais ce serait trop facile. Pas de chasse, pas de jeu, pas de mise à l’épreuve de la volonté et de l’esprit, pas de contrat tacite par lequel les deux personnes reconnaissaient se livrer à un jeu doté de stratagèmes, de phases, de règles. Un vent chaud imprégné de l’odeur de la ville agita les papiers d’incorporation. Vishram déploya tasses, soucoupes et couverts pour les tenir en place. Râmesh, qui venait d’essayer de sentir l’arôme des roses desséchées, leva les yeux au contact de l’air chaud sur son visage et découvrit avec une surprise non feinte son petit frère et son avocate sur la terrasse.
« Ah, tu es là, j’espérais plus ou moins tomber sur toi.
— Un peu de mauvais café ?
— Oh oui, avec plaisir. Et y aurait-il encore de cela, par hasard ? »
Vishram fit signe à la domestique. Surprenant, la vitesse à laquelle on se réhabituait à être servi. Râmesh farfouilla dans son assiette de khichrî avec sa fourchette. « Pourquoi est-ce qu’il me l’a donnée ? demanda-t-il tout à coup. Je n’en veux pas, je ne la comprends même pas. Je ne l’ai jamais comprise. Ça a toujours été le truc de Govind, les affaires, et ça n’a pas changé. Un astrophysicien comme moi connaît les nuages moléculaires organiques de l’espace interstellaire. Et ne connaît rien à la production d’électricité. »
La répartition était intelligente, shakespearienne. Râmesh aurait voulu le détachement du monde que procure la réflexion sans but pratique. On lui avait confié la viande et le muscle de la division de production. Govind ambitionnait l’infrastructure centrale. Au lieu de cela, on lui avait donné le contrôle du réseau de distribution. Les câbles, fils et pylônes. Et le fils numéro trois, celui qui cherchait en permanence à attirer l’attention, le coureur de jupons, avait hérité d’un outil si ésotérique qu’il ne savait même pas s’il servait à quelque chose. Casting à contre-emploi. Méchant vieux sâdhu.
Le vieil homme était parti avant l’aube, laissant ses vêtements soigneusement rangés dans la garde-robe, son palmeur et son hoek posés au milieu de l’oreiller, près de son portefeuille et de sa carte universelle. Ses chaussures, bien cirées, étaient disposées à un irréprochable angle droit contre le pied du lit. Sa brosse et son peigne plaqués argent s’entrelaçaient dans leur baiser final sur la coiffeuse. Kukunûr, khidmatgar maintenant que le vieux Shâstrî avait emprunté la voie du pèlerinage, montra tout cela à Vishram en donnant une impression flegmatique d’histoire sans importance qui rappela à ce dernier certaines visites de demeures et châteaux historiques écossais. Kukunûr ignorait où était allé son maître. Leur mère n’en savait rien non plus, même si Vishram soupçonnait l’existence d’un canal de communication secret pour surveiller l’héritage. La compagnie serait toujours la compagnie.
« Où veux-tu en venir, Ram ?
— Ce n’est pas pour moi.
— Qu’est-ce que tu veux, Ram ? »
Il joua avec sa fourchette.
« Govind m’a fait une offre.
— Il ne perd pas de temps.
— Il trouve désastreux de séparer la production de la distribution. Les Américains et les Européens se battent depuis des années pour mettre la main sur Ray Power. Nous voilà maintenant divisés et faibles, ce n’est qu’une question de temps avant qu’on fasse une offre irrésistible à l’un de nous.
— Je ne doute pas qu’il ait présenté cela de manière très convaincante. Je ne peux m’empêcher de demander d’où provient l’argent nécessaire à cette grande manifestation de solidarité fraternelle. »
Le palmeur de Marianna Fusco était déjà ouvert.
« Ses rapports annuels sont déposés auprès du tribunal de commerce, dit-elle, mais ses bénéfices sont en baisse pour le cinquième trimestre d’affilée et ses banquiers commencent à devenir nerveux. Je ne serais pas étonnée qu’il dépose le bilan dans les deux ans à venir.
— Donc, si cet argent n’appartient pas à Govind, je pense qu’il faut que tu te demandes à qui il appartient. »
Râmesh repoussa son assiette.
« Tu pourrais me racheter ma part ?
— Govind a au moins une entreprise et une solvabilité. J’ai un livre de blagues et une pile d’enveloppes fermées avec une petite fenêtre de cellophane.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ?
— On va diriger l’entreprise. Elle est solide. C’est Ray Power, on a grandi avec, on la connaît aussi bien que cette maison. Mais je vais te dire une chose, Ram : je ne te laisserai pas me reprocher ce qui arrive. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, j’ai des employés à rencontrer. »
Marianna Fusco se leva en même temps que lui et salua Râmesh d’un hochement de tête tandis qu’ils retrouvaient la pénombre fraîche de la demeure. Les singes descendirent en criaillant des arbres pour manger les restes de khichrî.
Vishram sentit Govind avant de le voir dans le miroir de courtoisie.
« Tu sais, j’aurais pu te rapporter n’importe quelle quantité d’après-rasage correct du duty-free de Londres. Tu continues à te mettre de l’Arpal ? Par loyauté nationale, c’est l’odeur nationale du Bhârat ou quoi ? »
Le reflet de Govind apparut à côté de celui de Vishram qui arrangeait ses manchettes. Beau costume. Je présente mieux que toi, mon gros.
« Et depuis quand on entre sans frapper ? demanda Vishram.
— Depuis quand les membres de la famille ont besoin de frapper ?
— Depuis qu’ils sont tous devenus d’importants hommes d’affaires. À propos, je ne dors pas là ce soir. Je m’installe à l’hôtel. » Les manchettes, correctes. Les revers, corrects. Le col, correct. Bénis soient ces tailleurs chinois. « Bon, tu la fais, ton offre ?
— Râmesh t’a parlé, si je comprends bien.
— Tu croyais vraiment qu’il ne me dirait rien ? J’ai entendu dire que tu avais des problèmes de liquidités. »
Govind prit la liberté de s’asseoir sur le bord du lit. Vishram remarqua dans le miroir que les pieds de son frère ne touchaient pas tout à fait le sol.
« Tu vas peut-être trouver ça difficile à croire, mais tout ce que je veux, c’est garder l’entreprise en un seul morceau.
— Tu as raison. »
Vishram continuait à lui tourner le dos.
« EnGen n’a jamais caché vouloir Ray et a même fait des ouvertures quand notre père était aux commandes. Tôt au tard, elle l’aura. On ne peut pas espérer tenir tête aux Américains. Ils finiront par nous avoir, et ce que nous, entre nous, avons à décider, c’est si on les laisse nous récupérer un par un, ou en une seule grosse bouchée. Je sais ce que je préfère. Je sais ce qui vaut mieux pour l’entreprise bâtie par notre père. L’union fait la force.
— Notre père a bâti une entreprise indienne à la manière indienne.
— Mon frère, la conscience sociale ? » Ces cinq mots firent prendre conscience à Vishram que son frère et lui étaient ennemis à vie. Râma et Râvana. « Les vieilles des banques de microcrédit seront les premières à s’en prendre à toi quand les offres arriveront, poursuivit Govind. Malgré leurs belles paroles pleines de noblesse, propose-leur un bon paquet d’argent et tu verras à quoi ressemble la solidarité des pauvres. Elles sont plus calées que toi en affaires, Vishram.
— Je ne pense pas », répondit doucement Vishram. Son frère fronça les sourcils.
« Excuse-moi, je n’ai pas entendu.
— J’ai dit : je ne pense pas. En fait, tu peux dire ce que tu veux, maintenant, je m’opposerai à toi. Ça se passera comme ça, désormais. Quoi que tu fasses, quoi que tu dises, quels que soient l’offre que tu fais ou le marché que tu passes, je m’y opposerai. Tu peux avoir tort, tu peux avoir raison, ça me rapporterait peut-être un milliard de dollars, mais je vais m’y opposer. Parce que maintenant, j’en ai la possibilité et tu ne peux plus rien y faire, genre courir te plaindre à quelqu’un ou user de ton autorité de grand frère, parce que de toute manière, je possède un tiers de Ray Power. À part ça, tu es dans ma chambre, tu y es entré sans frapper et certainement pas parce qu’on t’y a invité, mais comme c’est ma dernière soirée dans cette chambre, et même dans cette maison, et comme j’ai du travail qui m’attend, je vais fermer les yeux. »
Ce n’est qu’en s’installant dans le cuir climatisé de la voiture que Vishram remarqua les petits arcs de cercle ensanglantés dans ses paumes : les stigmates de poings serrés.
C’est un restaurant italien sinistre, mais il n’y en a pas d’autres. Déjà nostalgique de la cuisine des Italiens de Glasgow, une race puissante, Vishram s’était réjoui de pouvoir manger des pâtes et du ruffino. Il s’était souvenu ensuite qu’il n’y avait pas de communauté italienne bien établie à Vârânacî, que cette dernière n’avait pas le moindre gène italien. Le personnel est entièrement local. La musique est une compilation de tubes. Le vin est trop chaud et fatigué par la longue sécheresse. Il y a au menu quelque chose appelé pâtes au tikka.
« Désolé que ce soit si mauvais », s’excuse-t-il auprès de Sonia Yâdav, qui se bat avec des spaghettis trop cuits.
« Je n’avais jamais mangé italien avant.
— Vous n’êtes pas en train de manger italien. »
Elle avait fait un effort pour ce dîner désastreux. Elle avait arrangé ses cheveux, accroché un peu d’or et d’ambre sur sa personne. Arpège 27 : sans doute en provenance d’un duty-free européen. Il apprécie qu’elle ait mis un sari et non un horrible tailleur occidental. Vishram s’appuie au dossier de son siège, joint le bout de ses doigts, puis, s’apercevant que cela lui donne trop l’air d’un méchant de James Bond, les écarte.
« Quelle proportion de l’énergie du point zéro pouvez-vous raisonnablement espérer que comprenne un garçon qui a suivi des études de sciences humaines ? »
Sonia Yâdav repousse son assiette avec un soulagement visible.
« D’accord, eh bien, pour commencer, ce n’est pas strictement le point zéro comme le pensent la plupart des gens. » Quand Sonia Yâdav dit, pense ou réfléchit à quelque chose de difficile, un petit pli se forme entre les yeux. C’est très mignon. « Vous vous souvenez de ce que j’ai dit dans le labo sur le chaud et le froid ? Les théories du point zéro classiques sont le froid. Et nos théories à nous laissent penser qu’elles ne marcheront pas. Elles ne peuvent pas : il y a un niveau fondamental qu’on ne peut tout simplement pas contourner. On ne peut s’abstraire de la deuxième loi de la thermodynamique. »
Vishram prend un gressin qu’il brise théâtralement en deux.
« J’ai le morceau chaud et le morceau froid…
— D’accord. Je vais essayer. Au fait, j’ai vu ce truc avec le gressin dans le remake de Pyâr Diwâna Hota Haï.
— Encore un peu de vin, alors ? »
Elle accepte, mais ne touche pas à son verre. Une femme pleine de sagesse. Vishram se laisse à nouveau aller sur son dossier, son chianti traumatisé à la main, dans l’antique rituel consistant à écouter une femme raconter une histoire.
C’est un conte étrange et magique, qui renferme autant de contradictions et d’impossibilités qu’une légende du Mahâbhârata. Il y a de multiples mondes et entités qui peuvent être deux choses contradictoires à la fois. Il existe des êtres qui ne peuvent être ni pleinement connus, ni pleinement prédits, des êtres qui, autrefois enchevêtrés, restent liés à tel point que même en les plaçant chacun à un bout de l’univers, ils sentent aussitôt ce qui arrive à l’autre. En regardant Sonia lui démontrer l’expérience des fentes de Young avec une fourchette, deux câpres et des plis dans la nappe, Vishram se fait la réflexion qu’elle habite un monde bien étrange et bien différent. L’univers quantique est aussi capricieux, incertain et inconnaissable que le monde triple posé sur le dos de la tortue géante, gouverné par les dieux et les démons.
« À cause du principe d’incertitude, il y a toujours des paires de particules virtuelles en train d’apparaître et de disparaître à tous les niveaux d’énergie possibles. Donc, en fait, dans chaque centimètre cube d’espace vide, il y a théoriquement une quantité infinie d’énergie, il suffit d’arriver à empêcher les particules virtuelles de disparaître.
— Il faut que je vous dise un truc : le garçon qui a suivi des études de sciences humaines n’a pas compris un traître mot.
— Personne n’y comprend rien. Pas en profondeur, pas comme nous comprenons “comprendre”. Nous n’avons rien d’autre que la description de la manière dont ça fonctionne, et ça fonctionne mieux que n’importe quelle théorie qu’on a pu imaginer, y compris la théorie Étoile-M. C’est comme l’esprit de Brahmâ : personne ne comprend les pensées d’une divinité créatrice, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de création.
— Vous utilisez beaucoup de métaphores religieuses, pour une scientifique.
— La scientifique que je suis croit que nous vivons dans un univers hindou. » Sonia Yâdav insiste : « Comprenez-moi bien, je ne suis pas comme ces scientifiques chrétiens intégristes du créationnisme, qui n’est pas de la science et refuse non seulement l’empirisme, mais le fait même que l’univers est connaissable. Les créationnistes adaptent les preuves empiriques à leur interprétation particulière des Écritures. Je suis une Hindoue rationnelle. Je ne prétends pas croire à des dieux véritables, mais la théorie d’information quantique et la théorie Étoile-M vous enseignent que tout est lié, que des propriétés surgissent d’une manière qu’aucun des éléments constituants ne peut prévoir, et que le très grand et le très petit sont deux faces de la même supercorde. Ai-je besoin de parler de philosophie hindoue à un Ray ?
— Peut-être à ce Ray-là. Vous n’irez donc pas tracter N.K. Jîvanjî sur son râthayâtra. » Il avait vu des photographies aux informations du soir. Un sacré scoop.
« Je n’irai pas tirer la corde, non, mais il n’est pas impossible que je sois dans la foule. De toute manière, le râthayâtra est équipé d’un moteur écodiesel. »
Vishram s’appuie à son dossier en tirant sur sa lèvre inférieure, comme il le fait quand les remarques et tournures de phrases s’agglomèrent et s’assemblent en un numéro comique.
« Mais dites-moi, vous n’avez pas de bindî et vous êtes sortie sans chaperon, ce qui ne colle pas vraiment avec N.K. Jîvanjî et l’esprit de Brahmâ, si ? »
Le pli réapparaît entre les yeux de Sonia Yâdav.
« Je vais répondre de manière simple et directe. Jâtî et Varna ont plongé notre nation dans les ténèbres pendant trois millénaires. Le concept de caste n’a jamais été dravidien, il provient des Aryens et de leur obsession pour la division et le pouvoir. Voilà pourquoi les Britanniques se sont plu, ici… Et qu’ils continuent à être fascinés par tout ce qui touche à notre pays. La séparation des classes est leur histoire nationale.
— Pas dans le coin de Grande-Bretagne où j’étais, glisse Vishram.
— Pour moi, N.K. Jîvanjî, c’est la fierté nationale, c’est le Bhârat pour le Bhârat, et non vendu au kilo aux Américains. C’est l’énergie du point zéro hindoue. Et au vingt et unième siècle, une femme n’a pas besoin de chaperon, de toute manière, mon mari me fait confiance.
— Ah, réagit Vishram en espérant arriver à cacher sa déception. Bon, la théorie Étoile-M, donc ? »
Pour autant qu’il arrive à comprendre, voilà à quoi elle ressemble : il y a d’abord eu la théorie des cordes, dont Vishram a entendu parler, un truc genre tout est une note provoquée par la vibration de cordes. Très mignon. Très musical. Très hindou. Puis il y a eu la théorie M, qui tentait de résoudre les contradictions de la théorie des cordes mais partait dans différentes directions, comme les branches d’une étoile de mer. Le centre théorique était arrivé en dernier, vers la fin des années vingt, sous la forme de la théorie Étoile-M.
« L’étoile, je vois pourquoi, mais le M ?
— Cela reste un mystère », sourit Sonia Yâdav. Ils en sont à la Strega. La liqueur supporte bien le climat.
Dans la théorie Étoile-M, les plis et enroulements des cordes primales en onze dimensions dans des membranes créent le polyvers de tous les univers possibles, chacun avec des propriétés fondamentales différentes de celles constatées par les humains.
« Tout y est, dit Sonia Yâdav. Des univers avec une dimension temporelle supplémentaire, des univers à deux dimensions… il n’y a pas de gravité dans les univers bidimensionnels. Des univers à auto-organisation où la vie est une propriété de base de l’espace-temps… Un nombre infini d’univers. Et c’est là que diffèrent les théories du point zéro chaudes et froides. »
Vishram commande une autre tournée de Strega. Il ne sait pas si cela vient de la boisson ou de la physique, mais il a le cerveau dans une boîte à coton.
« Ce qui arrête net la théorie du point zéro froide, c’est la deuxième loi de la thermodynamique. » Le serveur apporte la nouvelle tournée. Vishram examine Sonia Yâdav à travers le liquide doré contenu dans le petit verre à bulles. « Arrêtez ça, soyez attentif ! Pour servir, l’énergie doit aller quelque part. Elle doit couler du haut vers le bas, du chaud vers le froid, si vous voulez. Sauf que dans notre univers, le point zéro, la fluctuation quantique, est le niveau fondamental. L’énergie n’a nulle part où aller, tout est plus haut qu’elle. Par contre, dans un autre univers…
— Le niveau fondamental, comme vous l’appelez, est peut-être plus élevé…»
Sonia Yâdav joint les mains en un namasté muet.
« Exactement ! Exactement ! Elle coulerait toute seule du haut vers le bas. Nous pourrions nous brancher sur cette énergie infinie.
— Il faut d’abord trouver cet univers.
— Oh, on en a trouvé un depuis longtemps. Sur le plan de la théorie Étoile-M, c’est une simple copie structurelle du nôtre. La gravité y est plus forte, le taux d’expansion aussi, ce qui donne un espace-temps sous tension qui renferme bien davantage d’énergie du vide. C’est un univers assez petit, et pas trop éloigné.
— N’aviez-vous pas dit que les univers étaient tous à l’intérieur et à l’extérieur les uns des autres ?
— Sur le plan topologique, oui. Mais là, je parle de distance énergétique, de la torsion à infliger à nos branes pour les adapter à la géométrie de cet univers. Dans le domaine de la physique, tout se réduit à des histoires d’énergie. »
Des cerveaux[1] tordus, très bien.
Sonia Yâdav repose fermement son verre vide sur la nappe vichy et se penche en avant. Vishram ne peut nier l’énergie physique que dégagent ses yeux, son visage et son corps…
« Venez avec moi, dit-elle. Venez le voir. »
De nuit, comparée à Glasgow, l’université du Bhârat à Vârânacî semble d’une exceptionnelle civilisation : pas de frites détrempées par la pluie dans des barquettes en polystyrène abandonnées, pas de verres de bière lâchés ou de pizzas vomies à esquiver dans la pénombre. Pas de bruits d’accouplements sortant des résidences ni de miction venus des fourrés. Pas d’ivrognes sinistres qui titubent aux limites de votre champ de vision en proférant des insultes racistes. Pas de bandes de filles à moitié nues qui zigzaguent bras dessus bras dessous sur les pelouses poussiéreuses et flétries. Mais une sécurité très présente, quelques professeurs sur de grandes bicyclettes bringuebalantes dépourvues de lumières, le grésillement solitaire d’une radio nocturne et une impression de couvre-feu due aux bâtiments et résidences universitaires fermés.
Le chauffeur se dirige vers la seule lumière visible. Le bâtiment de physique expérimentale, audacieuse et délicate confection de pylônes et de feuilles de plastique lumineux, a la forme d’une orchidée. Son nom figure sur la plaque de marbre : Centre Ranjît Ray pour la physique des hautes énergies. Enfoui sous la gracieuse architecture florale, on trouve un très technique collisionneur de particules à laser pulsé.
« Mon père semblait avoir plusieurs cordes à son arc », dit Vishram alors que le veilleur de nuit, d’un hochement de tête, les laisse entrer. Son visage est connu, maintenant.
« Il n’est pas mort », répond Sonia Yâdav, ce qui fait sursauter Vishram.
Un des ascenseurs situés au fond du hall les descend dans les entrailles de la bête. C’est bel et bien une créature mythologique, un ver dévoreur de monde qui se mord la queue sous Sârnâth et Gangâ. Derrière la vitre d’observation, Vishram regarde les appareils électriques, chacun de la taille d’un moteur de navire, en essayant d’imaginer les particules en train de créer de force entre elles d’étranges liaisons contre nature.
« Quand nous le faisons fonctionner à plein régime pour ouvrir une brèche, ces aimants de confinement émettent un champ assez puissant pour vous arracher l’hémoglobine du corps, indique Sonia Yâdav.
— Comment le savez-vous ? demande Vishram.
— On a essayé avec une chèvre, pour tout vous dire. Venez. »
Sonia Yâdav le guide, au bas d’une longue volée de marches en béton, jusqu’à la porte d’un sas, qui s’ouvre lorsque le panneau de sécurité reconnaît la jeune femme.
« On va dans l’espace, ou quoi ? demande Vishram au moment où le sas se referme.
— Ce n’est qu’un dispositif de confinement. »
Vishram décide qu’il ne veut pas savoir ce qui est confiné, aussi plaisante-t-il : « Je sais que mon père est – ou plutôt était – riche, je sais que certains riches dépensent leur fortune en s’offrant des jets ou des îles, mais des qui s’achètent des collisionneurs de particules privés…
— Le financement ne provient pas uniquement de lui », réplique Sonia Yâdav. Le sas s’ouvre de l’autre côté et ils pénètrent dans un bureau en béton très banal, éclairé à vous donner la migraine par des néons et le scintillement d’un écran plat. Les pieds sur le bureau, un jeune homme barbu se balance sur une chaise en lisant le journal du soir. Il a un thermos industriel de châï et une tasse en polystyrène expansé à portée de main. Les ordinateurs braillent le bhangrâ traditionnel d’une station de radio bengalîe. Le jeune homme bondit en découvrant ses visiteurs nocturnes.
« Sonia, je suis désolé, je ne savais pas.
— Debâ, je te présente…
— Je sais, enchanté, monsieur Ray. » Il a une poignée de main trop énergique. « Vous venez jeter un coup d’œil à notre petit univers privé ? » Derrière une deuxième porte s’ouvre une petite pièce en béton dans laquelle les visiteurs se glissent comme les quartiers d’une orange. Vishram se retrouve avec un épais panneau de verre au niveau de la tête. Il plisse les yeux, mais ne distingue rien. « En fait, les chiffres nous suffisent, dit Debâ, mais certaines personnes ont ce besoin atavique de voir les choses. » Il a apporté son châï, dont il boit une gorgée. « Bon, nous nous trouvons dans une zone d’observation contiguë à la chambre de confinement, qu’avec notre humour de physiciens, nous appelons le Cachot. En gros, c’est un tore tokamak modifié, si cela vous dit quelque chose. Non ? Représentez-vous un beignet inversé : il y a un extérieur, mais l’intérieur est le vide le plus complet imaginable. Le vide y est en fait encore plus complet, il n’y a là-dedans qu’espace-temps et fluctuation quantique. Ainsi que ça. »
Il allume les lumières. Un instant aveuglé, Vishram prend conscience de la présence d’une lueur de plus en plus forte de l’autre côté de la fenêtre. Il se souvient d’avoir ramené un jour chez lui une étudiante en physique qui lui avait raconté qu’un photon suffisait à exciter la rétine humaine, et que l’œil humain pouvait par conséquent voir à l’échelle quantique. Il se penche en avant : la lueur provient d’une ligne bleue, aussi nette qu’un laser, que Vishram voit se courber pour épouser la forme des parois du tokamak. Il presse son visage sur le verre.
« Oh, vous allez avoir des yeux de panda, prévient Debâ. Ça dégage pas mal d’UV.
— C’est… un autre univers ?
— Un autre vide spatio-temporel », explique Sonia Yâdav, si près de lui qu’il profite à plein de son Arpège 27. « Stable depuis quelques mois. Voyez-le comme un autre rien, mais avec une énergie du vide plus élevée que la nôtre…
— Qui se déverse dans notre univers.
— Elle n’est pas beaucoup plus élevée, on ne récupère que deux pour cent d’énergie de plus que ce qu’il consomme, mais on espère se servir de cet espace pour ouvrir une brèche dans un espace à l’énergie encore plus élevée, et ainsi de suite, en grimpant petit à petit jusqu’à obtenir un rendement significatif.
— Et cette lumière…
— Radiation quantique : les particules virtuelles de cet univers – que nous appelons Univers 2-8-8 – s’annihilent en photons lorsqu’elles se retrouvent soumises aux lois du nôtre. »
Non, ce n’est pas ça, pense Vishram, le regard plongé dans la lumière d’un autre espace-temps. Et vous le savez très bien, Sonia Yâdav. C’est la lumière de Brahmâ.