Le corps pivote dans le courant. À l’endroit où le nouveau pont traverse le Gangâ en cinq enjambées de béton, des guirlandes de branches et de plastique s’accrochent aux piliers tels des radeaux de détritus flottants. Bosse sombre dans les eaux obscures, le cadavre semble un instant vouloir s’y joindre. Le flot régulier le pousse, le fait tournoyer, le lance pieds en avant sous l’arche d’acier et de circulation automobile. Des camions franchissent en vrombissant les hautes travées du pont. Nuit et jour, des convois resplendissants de chromes, décorés de dieux aux couleurs criardes, déboulent dans la ville par le pont, leurs haut-parleurs de toit braillant de la musique filmi. L’eau peu profonde frissonne.
Dans le fleuve jusqu’aux genoux, Shiv tire longuement sur sa cigarette. Le Gangâ sacré. Tu es parvenue au moksha. Te voilà libérée du chakra. Des guirlandes d’œillets s’enroulent autour des jambes trempées de son pantalon. Il suit le plus longtemps possible le cadavre des yeux puis jette sa cigarette dans la nuit en un arc de cercle d’étincelles rouges avant de revenir en pataugeant à la Mercedes, qui attend avec de l’eau jusqu’aux essieux. Lorsqu’il s’assoit sur le cuir de la banquette arrière, le boy lui tend ses chaussures. De bonnes chaussures. Et de bonnes chaussettes, italiennes. Pas cette saloperie bhâratîe. Trop bonnes pour les sacrifier au limon et à la vase de Mère Gangâ. Le gamin lance le moteur et lorsque la lueur des phares tombe sur eux, des silhouettes d’une maigreur extrême s’éparpillent sur le sable blanc. Putains de gosses. Ils ont dû voir.
L’imposante automobile sort du fleuve, remonte la boue craquelée jusqu’au sable blanc. Shiv n’a jamais vu le fleuve aussi bas. Il n’a jamais cru à ces histoires de déesse Gangâ Devî… Ce sont des histoires de femmes, et un râja a du bon sens, sinon ce n’est pas un râja… sauf que voir l’eau aussi basse, aussi faible, le met mal à l’aise, comme si un vieil ami se vidait de son sang sous ses yeux par une blessure au bras sans qu’il puisse le soigner. Des os craquent sous les pneus épais du gros SUV. La Mercedes éparpille les braises du feu des gamins du rivage, puis le boy, Yogendra, enclenche la transmission intégrale et les propulse sur la berge, creusant deux sillons dans les champs d’œillets. Cinq saisons auparavant, il était lui-même un gamin du fleuve qui s’accroupissait près du feu, traînait sur le sable et cherchait chiffons ou restes de nourriture dans la vase. Et c’est là qu’il finirait un jour ou l’autre. Shiv finirait là. Il l’a toujours su. Tout le monde finit là. Le fleuve emporte tout. Boue et crânes.
Des remous font rouler le corps, se saisissent de la soie du sari qu’ils déploient lentement. En approchant du petit pont flottant sous le fort Râmnagar, chaque jour plus en ruine, le cadavre roule un peu une dernière fois avant de se libérer. Un serpent de soie se déroule devant lui, se prend dans l’extrémité arrondie d’un ponton et se dévide de chaque côté. Ce sont des sapeurs britanniques qui ont construit ce pont, dans la nation avant la nation avant l’actuelle, cinquante pontons sur lesquels ils ont jeté une étroite bande d’acier. La circulation légère traverse ici : phut-phuts, vélomoteurs, motos, cyclo-pousse, Maruti épisodique se frayant klaxon bloqué un chemin entre les vélos, piétons. Le pont flottant est un ruban de bruit, une bande magnétique sans fin sur laquelle résonnent roues et pieds. Le visage de la femme nue dérive quelques centimètres sous les autopousses.
Au-delà de Râmnagar, la rive orientale s’ouvre en une large plage sablonneuse, où les sâdhus dans le plus simple appareil construisent leurs campements de bambou et d’osier ou pratiquent leur ascétisme extrême avant de nager à l’aube jusqu’à la cité sacrée. Derrière leurs feux de camp, de grands panaches de gaz s’épanouissent vers le ciel dans les vastes usines de traitement transnationales, lancent de longs reflets frémissants sur les eaux noires du fleuve, illuminent l’arrière-train luisant des buffles serrés les uns contre les autres dans l’eau sous le très délabré Asi Ghât, le premier des ghâts sacrés de Vârânacî. Les flammes montent et descendent sur les flots, quelques pèlerins et touristes ont mis des diyâs à dériver dans leurs petites soucoupes en feuilles de manguier. Elles se rassembleront kilomètre après kilomètre, ghât après ghât, jusqu’à transformer le fleuve en constellation de courants et rubans de lumière, motifs dans lesquels les sages lisent augures, présages et fortune des nations. Elles éclairent la femme sur son parcours. Elles révèlent un visage de milieu de vie. Un visage parmi d’autres dans la foule et qui ne manquera à personne, si tant est qu’un des onze millions de visages de la cité puisse être indispensable. Cinq types de personnes, ne pouvant être incinérées sur les ghâts, sont confiées au fleuve : les lépreux, les enfants, les femmes enceintes, les brâhmanes et les victimes du cobra royal. La bindî de la femme montre que celle-ci n’appartient à aucune de ces castes. Elle dépasse la cohue des bateaux de touristes sans que personne ne la voie. Elle a des mains pâles et douces qui n’ont pas l’habitude du travail.
Des bûchers funéraires brûlent sur le ghât de Manikarnikâ. Des personnes en deuil descendent une civière en bambou par les marches jonchées de cendres, puis foulent la boue craquelée jusqu’au fleuve. Elles plongent le cadavre enveloppé de tissu safran dans l’eau rédemptrice, le lavent pour s’assurer que celle-ci touche toutes les parties du corps, l’emportent ensuite au bûcher. Tandis que les doms intouchables qui s’occupent de celui-ci empilent du bois sur le paquet de linge, des silhouettes enfoncées jusqu’aux hanches dans le Gangâ tamisent l’eau avec de petites cuvettes en osier, à la recherche d’or dans les cendres des défunts. Chaque soir, sur le ghât où Brahmâ le Créateur a sacrifié les dix chevaux, cinq brâhmanes pratiquent l’ârtî à Mère Gangâ. Un hôtel des environs les paye chacun vingt mille roupies par mois pour accomplir ce rituel, ce qui ne rend en rien leurs prières moins ardentes. Avec flamme, ils pratiquent la pûjâ pour demander de la pluie. La dernière mousson remonte à trois ans. L’impie barrage awadhî à Kundâ Khâdar transforme désormais en poussière les dernières gouttes de sang encore présentes dans les veines de Gangâ Mâtâ. Même les impies et les agnostiques se sont mis à jeter leurs pétales de roses dans le fleuve.
Sur l’autre fleuve, celui des pneus qui ne connaît pas la sécheresse, Yogendra fait traverser à la grosse Mercedes cette muraille de bruit et de mouvement qu’est l’éternel chakra de circulation de Vârânacî. Sa main ne quitte pas un instant le klaxon tandis qu’il déboîte derrière les phut-phuts, contourne les cyclo-pousse, se rabat du mauvais côté de la route pour éviter une vache qui mastique un vieux maillot de corps. Shiv se fiche du code de la route, mais pas de tuer une vache. La rue et le trottoir se brouillent : les étals, les baraques de plats chauds, les temples, les sanctuaires ambulants auxquels pendent des guirlandes d’œillets. Laissez couler notre fleuve ! exige la banderole manuscrite d’un manifestant antibarrage. Sortis chasser, une bande de jeunes employés masculins d’un centre d’appels, vêtus de leurs meilleurs pantalons et chemises propres, s’éparpillent sur le chemin du SUV. Mains graisseuses sur la carrosserie. Leur audace leur vaut des hurlements de Yogendra. Les rues qui se succèdent se font plus étroites et plus encombrées, jusqu’à forcer femmes et pèlerins à se plaquer aux murs ou à se réfugier dans les embrasures des portes pour laisser passer Shiv. Les gaz d’alcofuel rendent capiteuse l’atmosphère. Serrant dans son giron le flacon métallique constellé de rosée froide, Shiv entre dans la cité de son nom et de son héritage.
Il y eut d’abord Kâshî, la première-née des cités, sœur de Babylone et de Thèbes, auxquelles elle survécut, cité de lumière où le jyotirlingam de Shiva, l’énergie générative divine, jaillit de terre sous forme de colonne rayonnante. Elle devint ensuite Vârânacî, la plus sacrée des villes, consort de la déesse Gangâ, cité de mort et de pèlerinage, qui subit empires, royaumes, dominations étrangères et grandes nations en traversant le temps comme son fleuve traverse la grande plaine du nord de l’Inde. Derrière elle poussa New Vârânacî : remparts et forteresses des nouveaux lotissements et des sièges sociaux de grandes entreprises, abrupts immeubles de haute taille aux façades vitrées, qui s’accumulèrent derrière les palais et les étroites rues enchevêtrées au fur et à mesure que les dollars planétaires se déversaient dans le puits sans fond de la main-d’œuvre indienne. Il y eut ensuite une nouvelle nation et l’ancienne Vârânacî redevint Kâshî, nombril du monde devenu le plus récent Ginza de chair de l’Asie du Sud. Ville de schizophrénies, où pèlerins et touristes sexuels japonais se côtoient dans les rues bondées, où les personnes endeuillées se frayent à coups d’épaule un chemin devant les cages des putes adolescentes, où de maigres Occidentaux ayant adopté le mode de vie local, reconnaissables à leurs perles et à leur barbe, proposent des massages crâniens tandis que de jeunes campagnardes s’inscrivent dans des agences matrimoniales et parcourent les lignes détaillant le revenu annuel des désespérés répertoriés dans leurs bases de données.
Salut, hello, quel pays ? Gânjâ gânjâ Temple Balls népalais ? Tu veux voir jeune fille, tac-tac ? Voir une femme aspirer minuscule ballon de foot en elle ? Dix dollars. Ceci grossit tellement ta bite qu’elle fait peur aux gens. Cartes, janampatrî, hora chakra, tilaks de beurre rouge appliqués sur le front des touristes. Gourous de dix ans. Génial ! Géant ! Laissez tomber le style sport, le logiciel buissonnier, la reproduction de grandes griffes, les films du mois doublés à une seule voix par une seule personne dans la chambre de votre cousin, les palmeurs et lighthoeks des ateliers clandestins, le gin et le whisky de contrebande distillés dans d’anciennes tanneries (John E. Walker, marque la plus convenable). Depuis que la mousson n’était pas revenue, l’eau : à la bouteille, à la tasse, à la gorgée, sortie de réservoirs, citernes, palettes sous film plastique, bonbonnes synthétiques, sacs à dos et outres. Ces Bangladais avec leur iceberg, tu croirais qu’ils nous donneraient une goutte ici au Bhârat ? Si tu veux boire, tu payes.
Une fois passés le ghât crématoire et le temple de Shiva, qui chavire lentement, tectoniquement, dans le limon de Vârânacî, le fleuve oblique vers le nord-est. Un troisième ensemble de piliers de pont brasse l’eau en langues de chats. Des lumières ondulent, celles d’un shatabdi à grande vitesse qui traverse le fleuve pour pénétrer dans la gare de Kâshî. L’express aérodynamique passe lourdement et bruyamment sur les aiguillages tandis que la défunte franchit le pont de chemin de fer et arrive en eau claire.
Il y a une troisième Vârânacî derrière Kâshî et New Vârânacî. Elle apparaît sous le nom de New Sârnâth sur les plans et les communiqués de presse des architectes et de leurs agences de relations publiques, capitalisant sur le cachet de l’ancienne cité bouddhiste. Pour tous les autres, c’est Rânâpur, capitale à moitié construite d’une dynastie politique débutante. En tout état de cause, c’est le plus grand chantier de construction asiatique. Les lumières ne s’y éteignent jamais. Le travail n’y cesse jamais. Le bruit vous épouvante. Cent mille personnes s’y activent, des chowkidars jusqu’aux ingénieurs civils. Des tours dont l’audace le dispute à la beauté émergent de leurs cocons d’échafaudages en bambou, des bulldozers sculptent de larges boulevards et avenues ombragés par des arbres ashokas génétiquement modifiés. À nation nouvelle, nouvelle capitale, et Rânâpur sera une vitrine pour la culture, l’industrie et la vision d’avenir du Bhârat. Le Centre culturel Sajida Rânâ. Le centre de congrès Rajîv Riva. La tour de télécommunications Ashok Rânâ. Le musée d’art moderne. Le réseau de métro. Les ministères et administrations, les ambassades, consulats et autres attirails gouvernementaux. Ce que les Britanniques ont fait à Delhi, les Rânâ le feront à Vârânacî. C’est ce qu’on dit dans le bâtiment au cœur de tout cela, la Bhârat Sabhâ, un lotus en marbre blanc, qui abrite le parlement bhâratî et les bureaux de la Première ministre Sajida Rânâ.
Les projecteurs du chantier font miroiter la forme dans le fleuve. Les nouveaux ghâts sont peut-être de marbre, mais les gamins du fleuve sont pur Vârânacî. Leurs têtes se relèvent d’un coup. Il y a quelque chose, là. Quelque chose de lumineux, de brillant, d’étincelant. On écrase les cigarettes. Les gosses sur le rivage se jettent dans le fleuve. Ils barbotent jusqu’à mi-cuisse dans les eaux peu profondes et chaudes comme le sang, s’appellent les uns les autres avec des sifflements. Quelque chose. Une femme. Une morte. Le corps nu d’une morte. Rien de neuf ou de particulier pour Vârânacî, ce qui n’empêche pas les garçons de tirer le cadavre sur le rivage. Peut-être peut-on en tirer quelque chose de valeur. Des bijoux. Des dents en or. Des hanches artificielles. Les garçons remontent en pataugeant dans la lumière que déversent les projecteurs de chantier, tirent leur prise par les bras sur le sable grossier. De l’argent étincelle au cou de la morte. Des mains avides se tendent vers un trishûla en pendentif, le trident des adeptes du seigneur Shiva. Les garçons battent en retraite avec de petits cris.
La femme est ouverte du sternum au pubis. Un épais serpentin de boyaux et d’intestins luit dans la lumière venant du chantier. Deux courtes incisions ont proprement excisé les ovaires.
Dans sa puissante automobile allemande que Yogendra conduit dans la circulation, Shiv tient précieusement un thermos chromé constellé de condensation.
Ce matin-là, M. Nanda, flic Krishna, voyage en train, en première classe. M. Nanda est le seul passager dans le wagon de première classe. Le train, un shatabdi express électrique de Bhârat Rail, fonce à trois cent cinquante kilomètres-heure sur la ligne à grande vitesse construite à cet effet, s’inclinant dans les courbes peu prononcées. Bourgs routes champs villes temples défilent, flous dans la brume aurorale qui reste accrochée à hauteur de genoux à la plaine. M. Nanda ne voit rien de tout cela. Derrière la fenêtre teintée, il consacre toute son attention aux pages virtuelles du Bhârat Times. Articles et reportages vidéo flottent au-dessus de la tablette, données injectées par le lighthoek dans ses lobes visuels. Quant à son cortex auditif, il reçoit du Monteverdi, les Vêpres de la Vierge, interprétées par la Camerata de Venise et le Chœur de Saint-Marc.
M. Nanda adore la musique de la Renaissance italienne. M. Nanda est complètement fasciné par toute la musique de la tradition humaniste européenne. M. Nanda se considère comme un homme de la Renaissance. S’il lit des informations sur l’eau, la guerre éventuelle, les manifestations suscitées par la statue de Hanumân menacée par le projet de station de métro au rond-point Sarkhand, s’il lit les scandales, les échos et la rubrique sportive, une partie de son cortex visuel que le lighthoek ne peut en aucun cas atteindre imagine les piazzas et campaniles du Crémone du XVIIe siècle.
M. Nanda n’est jamais allé à Crémone. Il n’a jamais visité l’Italie. Ses images mentales sont des plans généraux de documentaires diffusés par la chaîne Planet History, avec en coupe ses propres souvenirs de Vârânacî, la ville de sa naissance, et de Cambridge, celle de sa renaissance intellectuelle.
Le train dépasse à toute vitesse une briqueterie rurale dont le four libère une fumée qui s’étale au-dessus de la brume. Les rangées de briques empilées ressemblent aux ruines d’une civilisation qui n’a pas encore vu le jour. Les enfants se lèvent pour regarder et saluent de la main, médusés par la vitesse du train. Après son passage, ils se précipitent sur la voie ferrée à la recherche des païsas qu’ils avaient coincées entre les rails et qu’ils retrouvent écrasées, incorporées à la voie ferrée par le train rapide. Ces piécettes auraient pu servir à un achat, mais valent bien moins que le plaisir de les voir transformées en taches sur la ligne à grande vitesse.
Le châï-wallah s’avance en oscillant dans le wagon.
« Sahb ? »
M. Nanda lui tend un sachet de thé qui se balance au bout d’un cordon. Le steward s’incline, saisit l’objet et en recouvre une tasse en plastique sur laquelle il libère de l’eau bouillante. M. Nanda renifle l’odeur du châï, hoche la tête puis remet au wallah le sachet trempé et brûlant. M. Nanda souffre de graves mycoses. Le châï est ayurvédique, préparé spécialement pour lui. M. Nanda évite aussi les céréales, les fruits, la nourriture fermentée, dont l’alcool, la plupart des aliments au soja et tous les produits laitiers.
On avait appelé M. Nanda à quatre heures du matin. Il venait de s’endormir après une agréable relation sexuelle avec sa magnifique épouse. Il s’efforça de ne pas la déranger, mais elle n’avait jamais pu dormir quand lui-même était réveillé, aussi se leva-t-elle pour aller chercher le sac de voyage de son mari, qu’elle avait chargé le dhobî-wallah de garder toujours rempli de vêtements propres, repassés et pliés. Elle accompagna M. Nanda jusqu’à l’automobile du Ministère. Évitant les abords de la gare, bondés de phut-phuts et de pousse-pousse qui attendaient le train-couchettes en provenance d’Âgrâ, celle-ci le conduisit à travers les voies de triage jusqu’au quai où patientait le long train électrique aux lignes épurées. Un employé de Bhârat Rail le guida jusqu’à son siège réservé dans son wagon réservé. Trente secondes plus tard, les trois cents mètres du train, à qui on avait fait attendre le flic Krishna, quittaient comme un spectre la gare de Kâshî.
M. Nanda repense à son récent rapport sexuel et appelle sa femme sur le palmeur. Elle apparaît dans son cortex visuel. Cela ne le surprend pas de la trouver sur le toit. Depuis le début des travaux dans le jardin, Pârvati passe de plus en plus de temps au sommet de l’immeuble. Derrière la bétonnière et les tas de blocs, de sacs de compost et de tuyaux pour le système de micro-irrigation, M. Nanda aperçoit les premières lumières dans les fenêtres des immeubles tout proches de l’autre côté des rues étroites. Citernes, panneaux solaires, antennes satellite, rangées de géraniums en pots et silhouettes se détachent sur un ciel terne et brumeux. Pârvati range une mèche de cheveux derrière son oreille, plisse des yeux dans la bindîcam.
« Tout va bien ?
— Aucun problème. J’arrive à destination dans dix minutes. J’avais juste envie de t’appeler. »
Elle sourit. Le cœur de M. Nanda manque un battement.
« Merci, c’est une très gentille attention. Inquiet ?
— Non, c’est une excommunication de routine. On veut régler ça avant que la panique se répande. » Pârvati hoche la tête, se mord la lèvre inférieure comme chaque fois qu’elle pense à des problèmes. « Et toi, qu’est-ce que tu fais, aujourd’hui ?
— Eh bien, répond-elle en se tournant vers le jardin naissant, j’ai eu une idée. Ne m’en voulez pas, mais je ne pense pas qu’on ait besoin d’autant d’arbustes. J’aimerais avoir des légumes. Quelques rangs de haricots, des tomates et des poivrons – ils donnent beaucoup de couvert – et peut-être même des gombos et des brinjâls. Et des herbes aromatiques… J’adorerais en faire pousser, de la tulsî, de la coriandre et de la férule. »
Sur son siège réservé de première classe, M. Nanda sourit.
« Une vraie petite agricultrice urbaine.
— Oh, rien dont vous auriez honte. Juste quelques rangs jusqu’à ce qu’on déménage pour habiter dans un bungalow du Cantonnement. Je pourrais faire pousser ces légumes-feuilles dont vous avez besoin. On économiserait de l’argent, vu qu’ils sont importés d’Europe et d’Australie, d’après les étiquettes. Vous n’avez rien contre ?
— Comme tu veux, ma fleur. »
Pârvati bat des mains de plaisir.
« Oh, très bien. C’est un peu présomptueux, mais j’avais déjà prévu d’aller chez le grainetier avec Krishân. »
M. Nanda se demande souvent pourquoi il a fait venir sa ravissante épouse dans ce coupe-gorge qu’est la société de Vârânacî, fait venir une campagnarde au milieu des cobras. Les jeux au sein du Cantonnement, et par conséquent ceux de ses collègues, de ses égaux sur le plan social, lui paraissent écœurants. Des murmures, des regards, des rumeurs, toujours très suaves et bien élevés, mais qui surveillent, soupèsent, mesurent. Défauts et qualités dans la plus sensible des balances. Pour les hommes, c’est facile. Mariez-vous aussi bien que possible… si vous y arrivez. M. Nanda s’est marié au sein de sa jâtî. Ni Arora, son supérieur au Ministère, ni la plupart de ses contemporains ne peuvent en dire autant. Un bon et solide mariage Kayasth/Kayasth, mais les anciens et rigoureux principes ne semblent plus de mise dans le nouveau Rânâpur. Cette femme qu’a épousée Nanda. Vous avez entendu son accent ? Vous avez vu ses mains ? Ces couleurs qu’elle porte, et le style de ses vêtements ! Elle ne sait pas parler, vous savez. Pas un mot. Rien à dire. Quand elle ouvre la bouche, des mouches en sortent. Ville et campagne, je vous dis. Ville et campagne. Le genre à monter s’accroupir sur la cuvette des W.-C.
M. Nanda s’aperçoit qu’il serre les poings de rage en imaginant Pârvati au milieu de ces terribles jeux de mon mari ceci, mes enfants cela, ma maison je ne sais quoi. Elle n’a pas besoin du bungalow du Cantonnement, des deux automobiles et des cinq domestiques, ni du bébé sur mesure. Comme toute épouse moderne, Pârvati a procédé à ses vérifications financières et scans génétiques, mais les leurs ont toujours été une alliance d’amour et de respect, et non la ruée désespérée sur le premier album de mariage disponible sur le marché matrimonial darwinien de Vârânacî. Autrefois, on obtenait une dot avec l’épouse. L’homme était l’élu, le trésor. C’était toujours le problème. Désormais, après un quart de siècle de sélection fœtale, de discrètes cliniques de banlieue et de furtives officines de Kâshî opérant à l’ancienne avec des antennes de voitures, la classe moyenne du Bhârat comptait quatre fois plus d’hommes que de femmes.
M. Nanda sent une légère variation de l’accélération. Le train ralentit.
« Mon amour, je dois y aller, on arrive à Navadha.
— Vous ne courrez aucun danger, n’est-ce pas ? demande Pârvati, les yeux écarquillés d’inquiétude.
— Non, aucun. J’ai déjà fait ça des douzaines de fois.
— Je vous aime, mon époux.
— Je t’aime, mon trésor. »
La femme de Nanda disparaît de sa tête. Je le ferai pour toi, se dit-il alors que le train le conduit au lieu de la confrontation. Je penserai à toi en le tuant.
Une jolie jemadar de la Sécurité civile locale accueille M. Nanda sur le quai avec un salut impeccable. Deux rangées de javâns retiennent les badauds avec leurs lâthîs. Des motards d’escorte se positionnent à l’avant et à l’arrière du convoi lorsqu’il se lance dans les rues.
Navadha est une conurbation, un nom jeté sur la réunion de quatre villes bouseuses. Tombèrent ensuite du ciel quelques subventions de développement, un réseau routier improvisé, des usines et entrepôts sous forme de hangars métalliques construits à la hâte puis bourrés de centres d’appel et de fermes de données. Reliez-les entre eux par câble et satellite, branchez-les sur le réseau électrique et laissez-les pondre des crores de roupies. C’est dans les go-downs en carbone de construction et en aluminium ondulé de Navadha, et non dans les tours élancées de Rânâpur, que se forge l’avenir du Bhârat. M. Nanda passe en gros et lourd 4 × 4 militaire devant les petites boutiques et les ateliers de pièces de moteur. Il se fait l’impression d’un tueur à gages qui arrive en ville. Des scooters avec des jeunes campagnardes en amazone sur le siège arrière s’inclinent pour s’écarter de son chemin.
Les motards tournent dans une ruelle séparant deux go-downs en béton projeté et dégagent à coups de sirène le passage pour le gros tout-terrain. Un pylône électrique ploie sous les prises et branchements clandestins. Des femmes accroupies prennent un petit-déjeuner collectif de châï et de chapâtî au pied d’un énorme cube de béton aveugle, les hommes fument en groupe aussi loin d’elles que le leur permet la topologie des lieux. M. Nanda lève les yeux vers les mains que la ferme solaire Ray Power écarte en un geste de bénédiction. Salutation au soleil.
« Coupez les sirènes », ordonne-t-il à la jolie jemadar, qui s’appelle Sen. « La chose a au moins une intelligence de niveau animal. Si elle est avertie de mon arrivée, elle va essayer de se dupliquer à l’extérieur. » Sen baisse sa fenêtre pour crier des ordres à l’escorte. Les sirènes se taisent.
Il fait une chaleur étouffante dans la carrosserie métallique du tout-terrain. Son pantalon colle aux sièges en vinyle, mais M. Nanda est trop fier pour y remédier en se tortillant. Il glisse son hoek sur son oreille, installe le transducteur osseux à l’endroit idoine sur son crâne et ouvre sa boîte d’avatars.
Ganesh, Seigneur des Débuts Propices, Leveur d’Obstacles, trônant sur son rat-véhicule, s’élève au-dessus des toits plats et des bouquets d’antennes de Navadha, aussi vaste qu’un cumulo-nimbus. Il tient ses attributs à la main : l’aiguillon, le nœud coulant, une défense cassée, un gâteau à la farine de riz et un pichet d’eau. Son ventre rebondi contient des univers de cyberespace. Il est le portail. M. Nanda connaît par cœur les mouvements pour convoquer chacun des avatars. Sa main appelle Hanumân avec sa capacité à voler, sa massue et sa montagne, Shiva Natarâja, Seigneur de la Danse, qu’un pas sépare de la destruction et de la régénération universelles, Durgâ la Noire, déesse de la colère juste, une arme dans chacune de ses dix mains, le Seigneur Krishna avec sa flûte et son collier, Kâlî la destructrice, la taille ceinte d’une guirlande de mains. En esprit, M. Nanda voit les agents aeais du Ministère se pencher sur la minuscule Navadha. Ils sont prêts. Ils sont impatients. Ils sont affamés.
Le convoi tourne dans une allée de service. Des policiers épars tentent d’écarter la foule pour frayer un chemin au tout-terrain. L’allée est encombrée de véhicules sur toute sa longueur : une ambulance, une voiture de police, un jeepney électrique de livraison. Il y a quelque chose sous la roue avant du camion.
« Qu’est-ce qui se passe, ici ? » exige de savoir M. Nanda, carte du Ministère brandie, en contournant la mêlée des policiers.
« Un des ouvriers a paniqué, monsieur, explique un brigadier, il est sorti en courant dans l’allée juste devant le camion. Il criait des choses à propos d’un djinn, comme quoi il y avait dans l’usine un djinn qui allait tous les avoir. »
On peut appeler ça un djinn, pense M. Nanda en scannant le site. Pour ma part, j’appelle ça un même. Des réplicateurs immatériels : blagues, rumeurs, coutumes, comptines. Psychovirus. Dieux, démons, djinns, superstitions. La chose dans l’usine n’est pas une créature surnaturelle, pas un esprit de feu, mais sans aucun doute un réplicateur immatériel.
« Combien à l’intérieur ?
— Deux morts, monsieur. C’était l’équipe de nuit. Le reste s’est échappé.
— Je veux qu’on dégage la zone », ordonne M. Nanda. La jemadar Sen transmet des instructions à ses javâns. M. Nanda passe devant le corps au visage recouvert d’un blouson de cuir puis devant le chauffeur du camion, tout tremblant à l’arrière de la Maruti de la police. Il inspecte les lieux. Ce hangar métallique bosselé fabrique des pâtes au tikka. Une famille émigrée le gère depuis Bradford, en Angleterre. Ramener les emplois au pays. C’est l’utilité d’endroits comme Navadha. M. Nanda trouve abject le concept de pâtes au tikka, mais la cuisine de la diaspora asiatique en Grande-Bretagne est très à la mode en ce moment. M. Nanda lève les yeux vers le boîtier de jonction téléphonique.
« Faites couper ce câble. »
Tandis que la police rurale se bouscule pour dénicher une échelle, M. Nanda localise le chef de l’équipe de nuit, un gros Bengali qui tire avec nervosité sur un papillome près de ses ongles. Il dégage une odeur que M. Nanda suppose celle des pâtes au tikka.
« Vous avez un port de base cellulaire ou une liaison satellite ? s’enquiert-il.
— Oui, oui, un réseau cellulaire interne distribué, répond le Bengali. Pour les robots. Et un de ces trucs qui font rebondir le signal sur les traînées des météorites, pour communiquer avec Bradford.
— Jemadar Sen, veuillez envoyer un de vos hommes s’occuper de l’antenne satellite. Nous avons peut-être encore le temps d’empêcher cette chose de se répliquer à l’extérieur. »
La police finit par arriver à refouler les gens des bastîs hors de l’allée. Sur le toit, un javân fait signe : mission accomplie.
« Éteignez tous vos appareils de communication, je vous prie », commande M. Nanda. La jemadar Sen et le brigadier de la police rurale Sunder l’accompagnent à l’intérieur de l’usine possédée. M. Nanda arrange sa veste à la Nehru, fait passer ses basques sous le rideau de fer et pénètre dans la zone de combat. « Restez près de moi et faites exactement ce que je vous dis. » Tout en adoptant la technique prânâyâma de respiration lente et apaisante que le Ministère enseigne à ses flics Krishna, M. Nanda procède à sa première inspection visuelle.
C’est un produit typique des subventions de développement. Des tonneaux en plastique remplis d’aliments d’un côté, le traitement au milieu, l’emballage et l’expédition de l’autre. Aucun vêtement de protection et pas le moindre équipement antibruit, pas de climatisation, des petites toilettes pour les hommes, d’autres pour les femmes. Tout est réduit au minimum comptable. Le moins de robots possible : les mains humaines ont toujours été meilleur marché, dans ce genre d’agglomérations. Sur la droite, une série de cubes de glastic abrite les bureaux et le support aeai. Des fontaines à eau et des ventilateurs, le tout hors service. Levé depuis un bon moment, le soleil a fait du bâtiment une fournaise.
Un chariot élévateur a percuté le mur à l’extrême gauche. On distingue tout juste un corps, à moitié redressé, entre le véhicule et la cloison ondulée. Du sang, luisant et assailli de mouches, a coagulé entre les roues. La fourche du chariot a éventré l’homme. M. Nanda pince les lèvres de dégoût.
Des yeux de caméras partout. On ne peut rien y faire pour le moment. La chose les observe.
En trois ans de chasse aux aeais rebelles, M. Nanda a vu un certain nombre de cadavres produits par le croisement entre humains et intelligences artificielles. Il dégaine son pistolet. La jemadar Sen écarquille les yeux. La grosse et lourde arme noire de M. Nanda donne l’impression de sortir des forges de l’enfer. Elle dispose de tous les boutons, trucs et machins dont un flic Krishna a besoin sur son pistolet, y compris le ciblage automatique et le double effet. Le canon inférieur tue la chair à l’aide de balles explosives à faible vélocité. Après tout, Dum-Dum est un faubourg de Kolkata. Le canon supérieur détruit l’esprit. C’est un émetteur à ondes électromagnétiques, qui crache en trois millisecondes un faisceau direct d’un gogolwatt. Les puces protéiniques se carbonisent. Les processeurs quantiques s’heisenberguent. Les nanotubes de carbone se vaporisent. C’est le pistolet qui annihile les aeais rebelles. Guidé par des gyroscopes à orientation GPS et contrôlé par un avatar visuel d’Indra, dieu de l’éclair, l’arme de M. Nanda tue à coup sûr et ne rate jamais sa cible.
La puanteur des pâtes au tikka de Bradford pèse avec insistance sur le bas-ventre de M. Nanda. Comment cette gadoue, cette pollution peut-elle faire un aliment ? Une des grandes marmites industrielles en acier inoxydable, renversée, a répandu son contenu sur le sol. Où se trouve le second cadavre, le torse et la tête recouverts de pâtes au tikka. M. Nanda sent l’odeur de viande cuite et presse en hâte son mouchoir sur ses lèvres. Il remarque le pantalon de bonne facture du cadavre, ses belles chaussures, sa chemise repassée. Ce doit donc être le wallah de l’informatique. M. Nanda sait par expérience que, tout comme les chiens, les aeais se rebellent d’abord contre leurs maîtres.
Il fait signe à Sen et à Sunder d’entrer. Le policier rural semble nerveux, mais la jemadar lève son fusil d’assaut d’un air résolu.
« Elle peut nous entendre ? demande-t-elle en décrivant un cercle.
— Peu probable. Les aeais de niveau un sont rarement dotées de langage. Celle-ci a plus ou moins l’intelligence d’un singe.
— Et des manières de tigre », commente le brigadier Sunder.
M. Nanda appelle Shiva hors des dimensions spatiales de l’usine alimentaire, ses mains décrivent une mudrâ et le go-down vient à la vie quand s’illumine le système nerveux formé par ses canaux d’information. Un instant suffit à Shiva pour accéder à l’intranet de l’usine et retrouver le serveur, un petit cube sans caractéristiques particulières posé au coin d’un bureau, puis franchir le pare-feu pour s’insinuer dans le système. Les registres de fichiers défilent, flous, dans le cervelet de M. Nanda. Là. Protection par mot de passe. Il appelle Ganesh. Aussitôt, le leveur d’obstacles tombe sur une clé quantique. M. Nanda est contrarié. Il renvoie Ganesh et fait intervenir Krishna. Un djinn pourrait se cacher derrière ce mur quantique. Ou trois mille photos de Chinoises en train de s’envoyer en l’air avec des cochons. M. Nanda craint que l’aeai se soit reproduite. Un simple courrier vers l’extérieur, et il faudrait des semaines pour tout nettoyer. Krishna signale l’absence d’éléments suspects dans le journal du trafic sortant. La chose est toujours quelque part dans le bâtiment. M. Nanda déconnecte le réseau sans fil, débranche le serveur et le prend sous le bras. Il va le rapporter au Ministère pour que ses collègues lui arrachent ses secrets.
Il marque une pause, renifle. La puanteur des pâtes s’est faite plus forte, plus âcre, non ? M. Nanda tousse, quelque chose s’est logé au fond de sa gorge, piment brûlant. Il voit Sen renifler et se renfrogner. Il entend le bourdonnement d’une importante ponction électrique.
« Tout le monde dehors ! » crie-t-il, et au même moment, le mécanisme à chaîne du volet roulant se met en marche d’un coup tandis que la deuxième marmite dégorge une étouffante fumée pimentée noire. « Vite, vite ! » ordonne-t-il, le mouchoir pressé sur les lèvres, en cillant pour évacuer des larmes douloureuses. « Sortez, allez. » Il suit les autres à l’extérieur, passant à quelques millimètres du volet roulant en train de descendre. Dans l’allée, il époussette avec irritation la crasse de la rue sur son costume repassé.
« Voilà qui est très ennuyeux, estime M. Nanda avant d’interpeller les ouvriers de l’usine : Vous, là. Y a-t-il un autre moyen d’entrer ?
— Par l’autre côté, sahb », répond un adolescent avec des problèmes de peau que M. Nanda n’aurait pas voulu voir approcher de ce que serait susceptible de consommer un être humain.
« Pas de temps à perdre, lance-t-il en levant son arme. Elle a peut-être déjà profité de la diversion pour s’enfuir. Avec moi, s’il vous plaît.
— Je ne retourne pas là-dedans », annonce Sunder, les mains sur les cuisses. C’est un quinquagénaire qui épaissit au niveau de la taille et rien de tout cela ne figure dans le manuel de police du district de Navadha. « Je ne suis pas superstitieux, mais si ce n’est pas un djinn qu’il y a là-dedans, je me demande ce que c’est.
— Les djinns n’existent pas », réplique M. Nanda. Sen se place derrière lui. Sa combinaison camouflage est de la teinte exacte des pâtes au tikka. Ils se couvrent le visage, se glissent dans la petite allée latérale nauséabonde au sol recouvert de mégots de cigarettes, puis entrent par la sortie de secours. L’atmosphère est âcre de fumée pimentée. M. Nanda la sent lui agresser le fond de la gorge tandis qu’il sélectionne, parmi ses avatars, son programme le plus puissant, Kâlî la Destructrice. Il se branche sur le réseau de l’usine et la libère dans le système. Elle parcourra la toile, avec ou sans fil, se dupliquera sur toutes les unités de traitement fixe ou mobile. Elle repérera, retrouvera et effacera tout ce qui n’a pas d’autorisation. Il ne restera que des loques de Tikka-Pasta, Inc., quand Kâlî en aura terminé. C’est aussi à cause d’elle que M. Nanda a isolé l’usine. Lâchée sur la toile globale, Kâlî pourrait provoquer en quelques secondes des crores de roupies de dégâts d’un bout à l’autre du réseau continental. Rien de tel qu’une aeai pour en pourchasser une autre. M. Nanda tient son arme prête. La simple odeur de Kâlî, mangouste lancée à la poursuite d’un serpent, a souvent suffi à débusquer une aeai.
Voir Kâlî en résolution lighthoek complète est saisissant : avec sa ceinture de mains coupées, ses cimeterres brandis, sa langue sortie et ses yeux énormes, elle se dresse dans le voile de fumée pimentée qui descend lentement tandis qu’autour d’elle, les constellations disparaissent l’une après l’autre. La mort doit ressembler à cela, pense M. Nanda. Une par une, les délicates lueurs bleues du flux d’informations clignotent et s’éteignent. Une par une, les impulsions nerveuses déclinent, les sensations s’estompent, la conscience se désagrège.
Effrayée par la disparition du bruit des machines tout autour d’elle, Sen se rapproche de M. Nanda. Les forces et entités à l’œuvre dépassent son entendement. Lorsque plus rien n’a fait de bruit ou émis de lumière pendant une minute entière, elle demande : « Vous pensez qu’elles sont toutes parties, maintenant ? »
M. Nanda consulte le rapport de Kâlî.
« J’ai détruit deux cents programmes et fichiers suspects. Si les copies d’aeais n’en représentent ne serait-ce qu’un pour cent…» Mais il n’y a pas que le piment dans sa gorge à agresser sa sensibilité.
« Qu’est-ce qui les pousse à agir comme ça ? interroge Sen. Pourquoi est-ce qu’elles deviennent enragées d’un coup ?
— À la source d’un problème informatique, j’ai toujours trouvé la fragilité humaine », répond M. Nanda en pivotant lentement pour essayer de repérer ce qui a éveillé sa méfiance. « Je soupçonne notre ami d’avoir acheté des hybrides aeais illégaux aux sundarbans. Je n’ai jamais rien vu de bon sortir des paradis de données. »
Sen a une autre question, mais M. Nanda la fait taire. Très léger, très lointain, il entend un mouvement. Kâlî a laissé juste ce qu’il fallait d’équipements en fonctionnement pour que Shiva puisse se connecter au système de sécurité. Rien sur les caméras, comme il s’y attendait, mais dans le monde diffus de l’infrarouge, quelque chose bouge. Sa tête se tourne d’un coup vers la grue à portique au fond de l’entrepôt.
« Je te vois », dit-il en faisant signe à Sen. Elle grimpe d’un côté de la grue, lui de l’autre. La chose semble être quelque part au plafond. Les deux humains avancent l’un vers l’autre.
« À un moment donné, elle va prendre la fuite, prévient Nanda.
— Quoi donc ? murmure Sen en se cramponnant à sa puissante arme.
— Je la soupçonne de s’être répliquée dans un robot et de compter s’enfuir de cette manière. Attendez-vous à quelque chose de petit et de rapide. »
M. Nanda l’entend, désormais, entre les bruits de leurs pas sur le métal : quelque chose gratte à tâtons le toit pour tenter de s’y percer une issue. M. Nanda lève la main pour conseiller la prudence à la jemadar Sen. Il a l’impression d’être juste sous la chose. Il lève la tête et plisse les yeux pour inspecter le nid de câbles et de gaines. Un œil-caméra sur perche fond sur lui. M. Nanda recule. Sen lève son arme et lâche par réflexe une décharge dans le plafond. Un objet tombe si près de M. Nanda qu’il manque le heurter, une chose tout en membres, en mouvements de fléau spasmodiques. C’est un robot d’inspection, une petite machine grimpeuse genre singe-araignée. En général hors de portée financière des entreprises individuelles, mais les organismes d’aide au développement industriel en tiennent un à disposition des clients d’un quartier. La chose aura accès à tout local de la zone industrielle. La machine se relève, se précipite sur M. Nanda, puis se retourne pour zigzaguer en désordre sur le portique, s’approche de Sen en n’ayant conscience que d’une seule chose : ces créatures veulent sa mort alors qu’elle-même veut exister. Paniquée par son tir désordonné, la jemadar perd toute notion militaire tandis que la chose bondit dans sa direction. Elle tente maladroitement de braquer son fusil et M. Nanda voit venir avec une netteté calme et parfaite le moment où cette panique va provoquer sa propre mort.
« Non ! » crie-t-il en dégainant son arme. Indra cible, vise, tire. L’impulsion surcharge momentanément son hoek, aveuglant d’un coup sa vision du monde. Le robot se fige, convulse, tombe avec d’épaisses étincelles jaunes. Ses pattes se contractent, ses yeux sur perche se déploient. Il cesse tout mouvement et tout bruit. De la fumée sort de ses orifices. M. Nanda ne s’estime pas encore satisfait. Il se penche sur l’aeai morte, puis s’agenouille et branche sa boîte d’avatars dans la prise de la machine. Ganesh s’interface avec le système d’exploitation tandis que Kâlî se tient prête, épées brandies.
La chose est morte. Excommuniée. M. Nanda se relève, s’époussette. Rengaine son arme. Une affaire bâclée. Frustrante. Qui laisse des questions en suspens. L’équipe du Quinzième Étage en répondra à un bon nombre quand elle ouvrira le serveur, mais on ne devient pas flic Krishna sans développer certaines intuitions et celles de M. Nanda lui soufflent que ce mélange de métal et de plastique est le commencement d’une nouvelle et longue histoire. Il dira cette histoire, il en dévoilera les subtilités, personnages et événements, il la conduira à la conclusion adéquate, mais pour le moment, il lui faut avant tout trouver de quelle manière débarrasser son costume de la puanteur des pâtes au tikka.
Shahîn Badûr Khan baisse les yeux sur la glace de l’Antarctique. À deux mille mètres d’altitude, on dirait plutôt de la géographie, une île blanche, le Srî Lankâ parti à la dérive. Les remorqueurs de haute mer loués au golfe Persique sont les plus grands, les plus puissants et les plus récents, mais ils ressemblent à des araignées dressant le grand chapiteau d’un cirque, tirant sur les cordes de tente en fil de soie. Ils ne jouent plus qu’un rôle de supervision : le courant de la mousson du sud-ouest a pris l’iceberg en charge et l’ensemble dérive nord-nord-est de cinq milles nautiques par jour. Cette zone de l’océan, cinq cents kilomètres au sud du delta, n’a d’autres référents visuels que la glace, le ciel et le bleu foncé de la haute mer, aussi rien ne donne-t-il l’impression de mouvement. Combien de temps et avec quelle puissance ces remorqueurs doivent-ils tirer pour l’immobiliser ? se demande Shahîn Badûr Khan. Il imagine l’iceberg s’enfoncer profondément dans le Gangâsagar, l’embouchure du fleuve sacré, ses abruptes falaises de glace dressées dans les mangroves.
Rempli de politiciens bengalis accompagnés de leurs invités diplomatiques du Bhârat voisin et autrefois rival, l’avion à réacteurs basculants des États du Bengale tangue dans le microclimat froid qui monte en spirale de la glace flottante. Shahîn Badûr Khan remarque les crevasses et ravines qui en sillonnent et strient la surface. De l’eau de torrent renvoie la lumière du soleil, la fonte a creusé de véritables canyons dans les parois de glace et de spectaculaires chutes d’eau tombent en arcs de cercle des bords en à-pic de l’iceberg.
« Il ne cesse de changer, affirme de l’autre côté de l’allée centrale l’enthousiaste climatologue bangladais. Au fur et à mesure qu’il perd de la masse, son centre de gravité se déplace. Nous devons maintenir l’équilibre, un mouvement soudain pendant son approche pourrait s’avérer catastrophique.
— Inutile qu’un autre raz de marée se produise dans votre delta, dit Shahîn Badûr Khan.
— Encore faudrait-il qu’il y arrive, glisse le ministre de l’Eau et de l’Énergie du Bhârat en désignant la glace du menton. À la vitesse à laquelle il fond…
— Monsieur le ministre », se dépêche de dire Shahîn Badûr Khan, mais le climatologue officiel du Bengale saute sur l’occasion de briller.
« Tout a été planifié jusqu’au dernier gramme. Nous sommes nettement dans les paramètres du changement microclimatique », précise-t-il, le pouce et l’index joints, en dévoilant un instant sa coûteuse dentition. Impeccable. Shahîn Badûr Khan meurt de honte chaque fois qu’un de ses ministres ouvre la bouche pour laisser son ignorance se manifester en public, surtout devant les futés Bangladais. Il a compris depuis longtemps qu’en politique, il n’y avait pas besoin d’un talent, d’une intelligence ou d’une compétence extraordinaires. Les conseillers servaient à cela. L’habileté d’un homme politique consiste à leur prendre des idées et à se débrouiller pour sembler les avoir eues tout seul. Shahîn Badûr Khan déteste qu’on puisse penser qu’il n’a pas correctement briefé les personnes à sa charge. Accompagnez-les, Shah, lui avait demandé la Première ministre Sajida Rânâ. Empêchez Srînavas de passer pour un imbécile.
Le ministre bengali responsable de l’iceberg remonte pesamment l’allée centrale avec son grand sourire d’ours. Par ses sources, Shahîn Badûr Khan sait que les ministères bengalis se sont livré une guerre territoriale pour savoir de quelle compétence relevait ce morceau de dix kilomètres de la barrière de glace Amery. Les tensions entre les cocapitales peuvent toujours être exploitées dans l’intérêt du Bhârat. L’Environnement a fini par céder devant les Sciences & Techniques, avec un peu d’aide du Développement & de l’industrie pour conclure les contrats, et son ministre se tient maintenant dans l’allée, les bras sur les dossiers des sièges. Shahîn Badûr Khan sent son haleine.
« Pas mal, hein ? Et on a tout fait nous-mêmes, on n’a pas couru chez les Américains pour qu’ils nous arrangent notre approvisionnement en eau, comme les Awadhîs avec leur barrage. Mais vous savez déjà tout cela.
— Le fleuve nous unissait en un seul pays, remarque Shahîn Badûr Khan. Maintenant, on ressemble à des enfants de Mère Gangâ en train de se chamailler : l’Awadh, le Bhârat, le Bengale. La tête, les mains et les pieds.
— Il y a beaucoup d’oiseaux », constate Srînavas en regardant par le hublot. L’iceberg traîne un vague panache qui ressemble à de la fumée sortant de la cheminée d’un navire : des nuées d’oiseaux de mer, fortes de milliers d’individus qui plongent dans l’eau pêcher la sardine argentée.
« Ça prouve juste que le giratoire de courant froid fonctionne, dit le climatologue pour essayer de ne pas rester dans l’ombre de son ministre. On n’importe pas tant un iceberg qu’un écosystème complet. Certains nous suivent depuis le début, depuis l’île du Prince-Édouard.
— Le ministre est curieux de savoir quand vous comptez en voir les bénéfices », lance Shahîn Badûr Khan.
Naipaul commence à fanfaronner, à vanter l’audace et la portée du génie climatique bengali, mais son spécialiste du climat lui coupe la parole. Cette interruption impardonnable fait tiquer Shahîn Badûr Khan. Ces Bangladais n’ont-ils donc aucun sens du protocole ?
« Le climat n’est pas une vache âgée qu’on conduit où on veut, explique le climatologue, Vinayachandran. C’est une science subtile de minuscules changements et décalages qui, avec le temps, ont des conséquences immenses, énormes. Imaginez une boule de neige en train de dévaler une montagne. Une baisse de température d’un demi-degré ici, un décalage de quelques mètres de la thermocline océanique, un différentiel de pression d’un seul millibar…
— Sans aucun doute, mais le ministre se demande combien de temps il va falloir pour voir les petits effets provoqués par cette… boule de neige…, poursuit Shahîn Badûr Khan.
— Nos simulations montrent un retour aux normales climatologiques en six mois », répond Vinayachandran.
Shahîn Badûr Khan hoche la tête. Il a donné tous les indices à son ministre. À lui d’en tirer sa propre conclusion.
« Alors tout cela », dit Srînavas, ministre bhâratî de l’Eau et de l’Énergie, en montrant d’un geste la glace d’origine étrangère flottant dans le golfe du Bengale, « tout cela arrivera trop tard. Encore une mousson ratée. Peut-être que si vous faisiez fondre la glace pour nous l’envoyer par pipeline, elle pourrait servir à quelque chose. Pouvez-vous faire couler le Gangâ à l’envers ? Ça nous arrangerait peut-être.
— Il y aura un effet stabilisateur sur la mousson des cinq prochaines années, et dans toute l’Inde, insiste le ministre Naipaul.
— Monsieur le ministre, je ne sais pas pour les vôtres, mais c’est maintenant que mes concitoyens ont soif », dit V.R. Srînavas bien en face de l’objectif de la caméra des actualités, qui les dévisage comme un vulgaire garçon des rues par-dessus le dossier du premier rang. Shahîn Badûr Khan joint les mains, conscient que, du Kerala au Cachemire, cette phrase fera la une de tous les journaux du soir. Srînavas est presque aussi bouffon que Naipaul, mais on peut compter sur lui pour sortir une bonne réplique du tac au tac.
Le magnifique avion neuf et high-tech tangue à nouveau, fait pivoter ses réacteurs à l’horizontale et repart vers le Bengale.
L’aéroport de Dhâkâ n’est pas moins neuf, magnifique et high-tech, tout comme son système de contrôle du trafic aérien, installé depuis peu. Voilà pourquoi un transport diplomatique ultra-prioritaire est mis une demi-heure en attente puis stationné sur le terrain à l’opposé de l’Airbus de BhâratAir. Problème d’interface : l’ordinateur du contrôle aérien, une aeai de niveau 1, a l’intellect, l’instinct, l’autonomie et le sens moral d’un lapin, soit bien davantage, comme le fait remarquer l’un des journalistes du Bhârat Times, que l’aiguilleur du ciel moyen à Dhâkâ. Shahîn Badûr Khan dissimule un sourire, mais nul ne peut nier que les États réunis du Bengale occidental et oriental possèdent savoir-faire technologique, audace, vision d’avenir, raffinement et place dans le concert des nations… tout ce à quoi aspire le Bhârat dans les cours et avenues de Rânâpur, tout ce dont la crasse, le délabrement et la misère de Kâshî le privent.
Les voitures finissent par arriver. Shahîn Badûr Khan descend avec les politiciens sur l’aire de stationnement. La chaleur bondit du béton. L’humidité engloutit tout souvenir de glace, d’océan et de fraîcheur. Je leur souhaite bonne chance, avec leur île de glace, pense Shahîn Badûr Khan en imaginant ces persévérants ingénieurs bangladais escalader l’iceberg d’Amery protégés du froid par leurs parkas à capuche bordée de fourrure.
Assis à l’avant de l’automobile du ministre Srînavas, Shahîn Badûr Khan se glisse son hoek derrière l’oreille. Taxiways, avions, passerelles d’embarquement, transports de bagages fusionnent avec l’interface de son système de bureau. L’aeai a séparé le bon grain de l’ivraie dans son courrier, mais il reste quand même cinquante messages requérant l’attention du chef de cabinet de Sajida Rânâ. D’une pichenette, il approuve un rapport sur le problème de la préparation du Bhârat au combat militaire, refuse un communiqué de presse sur les nouvelles restrictions d’eau, reporte une demande de vidéoconférence par N.K. Jîvanjî. Ses mains bougent comme les mûdras d’un gracieux danseur de kathak. Une flexion du doigt : Shahîn Badûr Khan fait surgir le bloc-notes de nulle part. Me tenir au courant pour le rond-point Sarkhand, écrit-il en hindî virtuel sur le flanc d’un Airbus d’Air Bengal. J’ai un pressentiment à ce sujet.
Shahîn Badûr Khan est né à Kâshî, il y vit et il suppose qu’il y rendra son dernier souffle, mais il ne comprend toujours pas la passion et le courroux qu’imposent les dieux dépenaillés de l’hindouisme. Il admire la discipline et l’ascétisme de cette religion, mais ses dieux lui semblent promettre une bien piètre sécurité. Chaque jour, dans l’automobile officielle qui le conduit à la Bhârat Sabhâ, il passe en trombe devant un petit abri en plastique au coin de Lady Castelreagh Road, où un sâdhu garde depuis quinze ans le bras gauche en l’air. Shahîn Badûr Khan pense que l’homme ne pourrait plus baisser cette petite branche d’os, de tendons et de muscles atrophiés même si son dieu l’avait voulu. Shahîn Badûr Khan n’est pas quelqu’un d’ouvertement religieux, mais ces statues criardes, cinématographiques, encombrées de bras, de symboles, d’un véhicule, d’attributs et de soutiens, comme s’il avait absolument fallu au sculpteur représenter tous les détails théologiques, heurtent son sens esthétique. Son école de l’Islam est raffinée, extrêmement civilisée, extatique et mystique. Elle n’est pas peinte en rose fluo. Elle n’agite pas son pénis en public. Et pourtant, tous les matins, des milliers de personnes descendent les ghâts sous les balcons de sa havelî pour laver leurs péchés dans les flots flétris de Gangâ. Des veuves dépensent leurs dernières roupies pour que leur époux puisse être incinéré près des eaux sacrées et accéder au paradis. Tous les ans, des jeunes hommes se font broyer en tombant sous les énormes chariots du Râthayâtra de Purî… beaucoup moins que par l’heure de pointe à Purî, toutefois. Des bataillons de jeunes gens prennent d’assaut les mosquées qu’ils réduisent à mains nues en un amas de décombres parce qu’elles profanent l’honneur du seigneur Râma, et pourtant cet homme est assis sur le trottoir, le bras levé comme un mât. Et à un carrefour de New Sârnâth, une statue en béton taché de Hanumân qui n’a pas dix ans doit être déplacée, paraît-il, pour céder la place à une nouvelle station de métro, aussi des gangs d’adolescents en chemise et dhotî blanches donnent-ils des coups de poing en l’air, tapent-ils sur des tambours ou sur des gongs. Cela va faire des morts, pense Shahîn Badûr Khan. Par l’effet boule de neige des petites choses. N.K. Jîvanjî et son parti fondamentaliste hindou, le Shivajî, vont en profiter jusqu’à plus soif.
Il y a aussi du désordre à l’accueil des VIP. Il semble qu’on ait installé deux groupes très importants dans la classe affaires du BH137. Shahîn Badûr Khan ne voit d’abord du problème que la cohue de reporters, de perches de prise de son et de micros volants devant le salon de la classe affaires. Le ministre Srînavas lisse sa tenue, mais ce n’est pas à lui que s’intéressent les objectifs. Brandissant ses papiers d’identité, Shahîn Badûr Khan se fraye poliment un chemin dans la foule jusqu’au comptoir.
« Un problème ?
— Ah, monsieur Khan, il semble qu’il y ait un malentendu.
— Pas du tout. Le ministre Srînavas et son entourage rentrent à Vârânacî sur ce vol. Où y aurait-il confusion ?
— Une célébrité…
— Une célébrité », répète Shahîn Badûr Khan avec un mépris qui ferait se flétrir une moisson entière.
« Russe, mannequin, précise son interlocuteur, désormais nerveux. Très connu. Pour un défilé à Vârânacî. Je m’excuse pour le malentendu, monsieur Khan. » Shahîn Badûr Khan fait déjà signe à son équipe d’approcher de la porte d’embarquement.
« Qui ? demande le ministre Srînavas en franchissant la mêlée.
— Un mannequin russe, répond Shahîn Badûr Khan de sa voix douce et précise.
— Ah ! fait le ministre en écarquillant les yeux. Youli.
— Pardon ?
— Youli, répète Srînavas en tendant le cou pour apercevoir la célébrité. Le neutre. »
Le mot fait l’effet de la cloche d’un temple. La foule s’ouvre. Shahîn Badûr Khan voit très nettement l’intérieur du salon. Ce qui le fige sur place. Il aperçoit une haute silhouette en long manteau de brocart blanc à la coupe superbe, aux motifs de grues dansant becs enchevêtrés. La silhouette lui tourne le dos, aussi Shahîn Badûr Khan ne voit-il pas son visage, mais des rondeurs de peau pâle, des longues mains qui bougent avec délicatesse, une nuque à l’élégante cambrure, un crâne chauve et lisse à la rondeur parfaite.
Le corps se tourne dans sa direction. Shahîn Badûr Khan découvre la mâchoire, le bord d’une pommette. Il laisse échapper un hoquet qui passe inaperçu dans le tumulte des journalistes. Le visage. Il ne faut pas qu’il regarde le visage, il serait perdu, damné, pétrifié. La foule remue à nouveau, se referme dans son champ de vision. Shahîn Badûr Khan reste paralysé.
« Khan. » Une voix. Son ministre. « Khan, ça ne va pas ?
— Ah, si, monsieur le ministre. Juste la tête qui tourne un peu… à cause de l’humidité.
— Oui, ces sacrés Bangladais devraient faire régler leur climatisation. »
Le sort est rompu, mais, tandis qu’il conduit son ministre sur la passerelle, Shahîn Badûr Khan sait qu’il ne connaîtra plus jamais la paix.
L’employé chargé de l’embarquement distribue à tous des cadeaux du ministre Naipaul : des bouteilles thermos portant les armoiries des États réunis du Bengale occidental et oriental. Une fois sa ceinture bouclée, alors qu’on a tiré les rideaux les séparant de la classe économique et que l’Airbus de BhâratAir avance en cahotant sur le béton inégal, Shahîn Badûr Khan ouvre celle qu’on lui a remise. Elle contient de la glace : des cubes de glacier pour le gin-fizz de Sajida Rânâ. Shahîn Badûr Khan rebouche le récipient. L’Airbus s’élance, et au moment où ses roues quittent le Bengale, Shahîn Badûr Khan presse le flacon isolant contre lui comme si le froid pouvait guérir la blessure dans son ventre. Mais elle ne peut pas. Elle ne le pourra jamais. Par le hublot, Shahîn Badûr Khan regarde la terre de plus en plus grise à mesure que l’appareil s’éloigne vers l’ouest, vers le Bhârat. Il voit le dôme blanc d’un crâne, la courbure d’un cou, d’adorables mains pâles à l’élégance de minarets, des pommettes comme de l’architecture qui se tournent vers lui. Des grues en train de danser.
Il s’était si longtemps cru en sécurité. Pur. Shahîn Badûr Khan serre son morceau de glacier contre lui, les yeux fermés en une prière muette, le cœur illuminé d’extase.
Lâl Darfan, star du soap le plus regardé, accorde ses interviews dans le haudâ d’un dirigeable en forme d’éléphant qui survole le versant sud de l’Himâlaya népalais. Vêtu d’une très belle chemise et d’un pantalon ample, il prend appui sur le traversin d’un divan. Dans son dos, des nuages d’altitude zèbrent le ciel de leurs banderoles. Les sommets des montagnes dressent une frontière blanche déchiquetée sur laquelle vient buter le regard. Des glands garnissent la frange du haudâ, qui ondule dans le vent. Debout près de la tête du divan, un paon tient compagnie à Lâl Darfan, cupidon dans le plus important et le meilleur des soaps d’Indiapendent Productions : Town and Country. Il nourrit l’animal avec des fragments de galettes de riz. Lâl Darfan suit un régime pauvre en matières grasses. Les magazines people chati ne parlent que de ça.
Quelle brillante invention que ce régime, pense Nadja Askarzadah, pour une star de soapi virtuelle. Elle inspire profondément et commence son interview.
« En Occident, on a du mal à croire à la phénoménale popularité de Town and Country. Mais ici, les gens s’intéressent peut-être autant à vous en tant qu’acteur qu’à Ved Prekash, le personnage que vous interprétez. »
Lâl Darfan sourit. Il a les dents aussi invraisemblablement et aussi merveilleusement blanches qu’on le dit dans les forums de discussion tivi.
« Et même davantage, affirme-t-il. Mais je pense que votre question est : pourquoi faut-il un acteur aeai pour interpréter un personnage aeai ? Ce sont des illusions à l’intérieur d’autres illusions, pas vrai ? »
Nadja Askarzadah, journaliste indépendante de vingt-deux ans au cœur à prendre, est arrivée au Bhârat depuis quatre semaines et vient de décrocher l’interview qui, espère-t-elle, décidera de sa carrière.
« Suspension d’incrédulité », lance-t-elle. Elle entend bourdonner les moteurs du dirigeable, situés dans chacune des pattes de l’éléphant.
« Rien de plus. Le rôle ne suffit jamais. Il faut au public le rôle derrière le rôle, que ce soit moi », Lâl Darfan approche en un geste d’autodérision ses mains du ventre qu’il va prendre, « un acteur d’Hollywood en chair et en os ou une pop star. Permettez-moi une question. Que savez-vous de, disons, une pop star occidentale comme Blóchant Matthews ? Ce que vous en voyez à la télévision, ce que vous en lisez dans les magazines spécialisés en soaps et les communautés chati. Et de Lâl Darfan, vous savez quoi ? Exactement la même chose. Ils ne sont pas davantage réels que moi à vos yeux, et ne le sont donc pas moins non plus.
— Mais les gens peuvent toujours croiser ou apercevoir une véritable célébrité à la plage ou dans un aéroport, ou encore dans une boutique…
— Vraiment ? Comment savez-vous que cela est déjà arrivé à quelqu’un ?
— Parce que je l’ai entendu dire… Ah.
— Vous voyez où je veux en venir ? Tout vous arrive par un média ou par un autre. Et, sauf votre respect, je suis une véritable célébrité, en ce sens que ma célébrité est tout à fait réelle. Je pense d’ailleurs que, de nos jours, seule la célébrité rend quelque chose réel, vous ne trouvez pas ? »
La voix de Lâl Darfan représentait un investissement d’un demi-million de personnes-heure. Calculée pour séduire, elle décrit des orbites autour de Nadja Askarzadah, elle dit : « Puis-je vous poser une question personnelle ? Une question très simple : quel est votre plus ancien souvenir ? »
Elle n’est jamais loin, cette nuit d’incendie, de fuite et de peur, comme une couche d’iridium géologique dans sa vie. Papa qui l’arrache du lit, le journal éparpillé sur le sol, la maison pleine de bruit, les lumières qui s’agitent à l’autre bout du jardin. Elle se souvient surtout de cela : les pinceaux coniques de torches qui serpentent au-dessus des bosquets de roses, qui viennent pour elle. La fuite à travers la propriété. Son père qui maudit à voix basse le moteur de l’automobile en train de tourner tourner tourner sans vouloir démarrer. Les torches électriques de plus en plus près, de plus en plus près. Son père qui jure, jure, toujours poli même quand la police vient l’arrêter.
« Je suis allongée à plat dos au fond de la voiture, répond Nadja. Il fait nuit et on traverse Kaboul à toute vitesse. C’est mon papa qui conduit, ma maman est à côté de lui, sauf que je ne les vois pas à cause du dossier des sièges. Mais je les entends parler, et ils ont l’air très loin, et ils ont allumé la radio, ils l’écoutent attentivement en attendant quelque chose, mais je n’entends pas ce qui se dit. » L’annonce de l’attaque de la maison des femmes et du lancement de mandats d’arrêt contre eux, a-t-elle appris depuis. Lorsque ce communiqué sera publié, ils savent qu’ils ne disposeront que de quelques minutes avant que la police ferme l’aéroport. « Je vois passer les lampadaires au-dessus de moi. C’est très régulier et précis, je vois la lumière apparaître, passer au-dessus de moi puis disparaître derrière le dossier de la banquette arrière.
— C’est une image forte, estime Lâl Darfan. Vous aviez quel âge, trois ou quatre ans ?
— Presque quatre.
— J’ai moi aussi un premier souvenir. C’est ce qui me permet de savoir que je ne suis pas Ved Prekash. Ved Prekash a des scripts, mais moi, je me souviens d’un châle cachemire agité par le vent. Le ciel était bleu et dégagé, et le bord du châle arrivait par le côté… Comme s’il y avait un cadre et une action hors champ. Je le revois très nettement, il claque. On m’a dit que c’était sur le toit de notre maison à Patna. Maman m’y avait monté pour me protéger des fumées d’en bas, et j’étais sur une couverture à l’ombre d’un parasol. Le châle sortait du lavage et séchait sur l’étendage, bizarrement, il était en soie. Je m’en souviens très bien. Je ne devais pas avoir plus de deux ans. Voilà. Deux souvenirs. Ah, mais me direz-vous, le vôtre est artificiel alors que le mien appartient à mon passé. Qu’en savez-vous ? Peut-être vous a-t-on raconté cette histoire que vous avez transformée en souvenir, peut-être s’agit-il d’un faux souvenir, fabriqué artificiellement et implanté dans votre mémoire. Des centaines de milliers d’Américains croient avoir été enlevés par de petits extraterrestres gris qui leur ont enfoncé des machines dans le rectum : pur fantasme, et souvenirs incontestablement faux du premier au dernier, mais cela rend-il ces gens moins véritables ? De toute manière, de quoi sont faits nos souvenirs ? De répartitions de charges dans des molécules protéiniques. Nous ne sommes guère différents sur ce point, je pense. Ce dirigeable, ce stupide gadget en forme d’éléphant que je me suis fait construire, l’idée que nous survolons le Népal, ce n’est pour vous qu’une certaine répartition de charges électriques dans des molécules protéiniques. Comme tout le reste, d’ailleurs. Vous appelez cela illusion, je l’appellerai composantes fondamentales de mon univers. J’imagine que je le vois d’une manière très différente de la vôtre, comment le saurais-je ? Comment savoir que ce que je vois vert a le même aspect pour vous ? Nous sommes tous prisonniers de nos petites boîtes de moi, Nadja, qu’elles soient en os ou en plastique, et aucun de nous n’en sort jamais. Qui de nous peut se fier à ce qu’il croit se rappeler ? »
Moi, l’ordinateur, pense Nadja Askarzadah. Je suis obligée de m’y fier, parce que tout ce que je suis provient de ces souvenirs. Si je me trouve là, à discuter dans cette ridicule villégiature de réalité virtuelle avec une star de soap tivi qui s’imagine importante, c’est à cause de ces souvenirs de lumières qui bougent.
« Mais dans ce cas, vous, en tant que Lâl Darfan, jouez un jeu dangereux, non ? Je veux dire, les lois Hamilton sur l’Intelligence Artificielle…
— Les flics Krishna ? Les hîjrâs de McAuley, réplique Lâl Darfan d’un ton venimeux.
— Je veux dire que pour vous, affirmer avoir conscience de votre existence… être doué de raison, comme vous semblez le faire… revient à signer votre arrêt de mort.
— Je ne me suis jamais dit doué de raison, ou doté d’une conscience, quoi que cela puisse être. Je suis une aeai de niveau 2,8 et très bien faite. J’affirme seulement être réel, tout autant que vous.
— Vous ne pourriez donc pas réussir le test de Turing ?
— Je ne devrais pas le passer. Ne voudrais pas le passer. Qu’est-ce qu’il prouve, de toute manière ? Tenez, je vais vous en faire passer un. Disposition classique, deux pièces verrouillées et un badmash avec un écran texte à l’ancienne. On vous met dans une pièce, et Satnam des relations publiques dans l’autre… je suppose que c’est lui qui vous fait visiter, ils lui donnent toujours les filles. Il est un peu entiché de lui-même. Le badmash avec l’écran tape les questions, vous tapez vos réponses. Classique. Satnam a pour mission de convaincre le badmash qu’il est une femme, et il peut mentir, tricher, dire tout ce qu’il veut pour le prouver. Je pense que vous voyez qu’il n’aura pas trop de mal. Cela fait-il de lui une femme ? Je ne le pense pas, et Satnam ne le pense certainement pas non plus. Quelle différence quand un ordinateur se fait passer pour un être doué de raison ? La simulation d’une chose est-elle cette chose elle-même, ou existe-t-il je ne sais quoi d’unique dans l’intelligence qui en fait la seule chose impossible à simuler ? Et qu’est-ce que tout cela prouve ? Juste une chose sur la nature du test de Turing en tant que test, et sur le danger de se fier à une information minimale. N’importe quelle aeai assez intelligente pour réussir au test de Turing l’est suffisamment pour savoir de quelle manière le rater. »
Nadja Askarzadah lève les mains, feignant la reddition.
« Je vais vous dire un truc que j’aime bien chez vous, reprend Lâl Darfan. Au moins, vous ne passez pas une heure à me poser des questions stupides sur Ved Prekash comme si c’était lui la vraie star. Ce qui me fait penser qu’on m’attend au maquillage…
— Oh, désolée, et merci », dit Nadja Askarzadah en essayant de se comporter en journaleuse exubérante alors qu’en vérité, elle se réjouit d’être sortie de l’espace mental de la pédante créature. L’entretien léger, vaporeux, soapi qu’elle visait s’est transformé en phénoménologie existentielle assaisonnée de post-mod rétro. Elle se demande ce qu’en dira son rédac-chef, sans parler des passagers du vol de nuit TransAm Chicago-Cincinnati quand ils sortiront leur magazine de bord de la poche au dos du siège devant eux. Lâl Darfan rayonne simplement d’un air béat tandis que sa chambre d’audience se désagrège autour de lui jusqu’à ne plus laisser apparaître qu’un vrai sourire à la Lewis Carroll, sourire qui se fond dans le ciel himalayen, ciel qui se lève comme un rideau au fond de la tête de Nadja. La jeune femme se retrouve dans la ferme de rendu, assise dans l’instable fauteuil pivotant, face à une perspective de cylindres de processeurs protéiniques empilés : des cerveaux embouteillés dans des flacons, comme en science-fiction.
« Il est plutôt convaincant, pas vrai ? » L’après-rasage de Satnam-entiché-de-lui-même est un rien appuyé. Nadja ôte le lighthoek, encore un peu embrouillée après cette immersion totale dans l’interview.
« Je pense qu’il pense penser.
— Exactement ce pour quoi nous l’avons programmé. » Satnam a l’allure, la tenue et l’assurance facile des gens des médias, mais Nadja remarque un petit trident de Shiva pendu à la chaîne de platine qu’il porte autour du cou. « En fait, Lâl Darfan suit un script aussi précis que Ved Prekash.
— C’est le point de vue que j’ai choisi, apparence et réalité. Si les gens croient aux acteurs virtuels, que vont-ils avaler d’autre ?
— Allons, ne vendez pas la mèche », sourit Satnam en la conduisant dans la section suivante. Il est presque mignon, quand il sourit, se dit Nadja. « Voici le service méta-soap, d’où sort le script que Lâl Darfan ne pense pas suivre. On en est arrivés à un point où le méta-soap est aussi important que le soap lui-même. »
Le service est une longue ferme de stations de travail. Les parois de verre polarisant occultent le jour et les cultivateurs de soap travaillent dans la lumière artificielle diffusée par les écrans et les spots de faible puissance. Les mains des concepteurs dessinent dans le neurospace. Nadja réprime un frisson à l’idée de passer ses années de travail dans un endroit de ce genre, où le soleil n’entre pas. De la lumière tombant sur de hautes pommettes, une tête chauve et une main délicate attirent son attention, si bien que c’est maintenant elle qui interrompt Satnam.
« Qui est-ce ? »
Satnam tend le cou.
« Oh, c’est Tal. Un nouveau. Il dirige la décoration visuelle.
— Je crois que le bon pronom est “eil”, le reprend Nadja en essayant de mieux voir le neutre derrière le ballet des mains. Elle ne s’explique pas vraiment sa surprise à trouver un troisième sexe dans les bureaux de la production : en Suède, les industries de création attirent beaucoup de neutres et le principal soap d’Inde ne peut qu’exercer une influence similaire. Elle se rend compte avoir présumé que le long passé de l’Inde avec les trans- et non-genres a toujours été caché, voilé.
« Eil, comme vous voulez. Eil ne se sent plus aujourd’hui, parce qu’eil est invité à la fête d’une grande céléb.
— Youli. Le mannequin russe. J’ai essayé d’y être invitée aussi, pour l’interviewer.
— Et vous vous êtes rabattue sur le gros Lâl.
— Non, la psychologie des acteurs aeais m’intéresse vraiment. » Nadja jette un coup d’œil au neutre, qui lève la tête. Leurs yeux se croisent un instant. Il n’y a ni reconnaissance ni communication. Eil reporte son attention sur son travail. Ses mains sculptent des chiffres.
« Ce que le gros Lâl ne sait pas, c’est que les personnages et l’intrigue sont des progiciels de base, continue Satnam en la conduisant entre les stations de travail allumées. Nous les vendons en franchise et divers diffuseurs nationaux y intègrent leurs propres acteurs aeais. Ce ne sont pas les mêmes acteurs qui interprètent Ved Prekash à Mumbaï et au Kerala, et ils sont aussi mégacélèbres là-bas que le gros Lâl ici.
— Tout est version », dit Nadja en essayant de décrypter la magnifique danse des longues mains du neutre. Une fois qu’ils sont ressortis dans le couloir, Satnam s’essaye au bavardage.
« Alors, vous êtes vraiment de Kaboul ?
— J’en suis partie à quatre ans.
— Je ne sais pas grand-chose là-dessus, mais ça a forcément dû être…»
Nadja s’arrête d’un coup dans le couloir pour se tourner vers Satnam. Bien qu’il la dépasse d’une demi-tête, il recule d’un pas. Elle lui attrape la main et lui griffonne un UCC sur les phalanges.
« Tenez, mon numéro. Vous l’appelez, je répondrai peut-être. Je peux suggérer qu’on sorte ensemble quelque part, mais dans ce cas, c’est moi qui choisis où. D’accord ? Bon, merci pour la visite, je pense que je saurai retrouver la sortie toute seule. »
Il est à l’endroit indiqué au moment indiqué quand Nadja se rapproche du trottoir en phut-phut. Il n’a pas mis de vêtement auquel il tienne vraiment, conformément aux instructions de Nadja, mais porte quand même son trishûla. Elle a vu beaucoup de ces tridents, dans la rue, au cou des hommes. Quand il s’installe près d’elle sur la banquette, le petit véhicule motorisé tangue sur sa suspension maison.
« C’est ma tournée, vous vous souvenez ? » rappelle-t-elle. Le chauffeur les insère dans le grouillement de la circulation.
« Destination surprise, d’accord, répond Satnam. Alors, vous avez écrit votre article ?
— Écrit, terminé, expédié. » Elle l’a pondu dans l’après-midi sur la terrasse de l’Imperial International, l’auberge des routards dans le Cantonnement, où elle a une chambre. Elle déménagera quand le magazine l’aura payée. Les Australiens lui portent sur les nerfs. Ils se plaignent de tout.
Le problème, c’est que Nadja Askarzadah a un petit ami, Bernard. De l’Imperial comme elle, un diplômé dont les douze mois d’année sabbatique sont devenus vingt, quarante, soixante. Un Français paresseux, ouvertement convaincu de son propre génie et très mal élevé. Nadja le soupçonne de ne rester à l’auberge de jeunesse que pour lever de nouvelles nanas dans son genre. Mais il pratique le sexe tantrique et peut rester une heure dans une femme à psalmodier sans débander. Jusque-là, le tantrisme avec Bernard a consisté pour Nadja à rester accroupie sur ses genoux pendant vingt, trente, quarante minutes en tirant sur une lanière en cuir entourée autour de son pénis pour le garder dur dur dur jusqu’à ce que ses yeux se révulsent et qu’il dise que la kundalinî est montée, ce qui signifie que les drogues font enfin effet. Ce n’est pas l’idée que Nadja se fait du tantrisme. Bernard n’est pas l’idée qu’elle se fait d’un petit ami. Satnam non plus, et essentiellement pour les mêmes raisons, mais c’est une idée, un jeu, un pourquoi pas ? Nadja Askarzadah a dirigé par des pourquoi pas ? autant de ses vingt-deux années qu’on lui en a laissé la responsabilité. Ils l’ont conduite au Bhârat, contre l’avis de ses professeurs, amis et parents.
New Vârânacî se heurte à l’ancienne Kâshî dans une série de discontinuités et de juxtapositions. Les rues commencent dans un millénaire pour se terminer dans un autre. Les vertigineux gratte-ciel de grandes sociétés dominent un fouillis d’allées et de maisons en bois qui n’ont pas changé depuis quatre siècles. Des viaducs pour métro et des autoroutes surélevées passent à côté des lingams en grès de temples de plus en plus délabrés. L’odeur écœurante des pétales en train de pourrir imprègne même le smog permanent des gaz d’échappement des moteurs à alcool, se dissipant en un parfum urbain que les villes se tamponnent derrière leurs cloaques. Bhârat Rail emploie des balayeurs pour débarrasser les voies de tous ces pétales. Kâshî en génère par milliards auxquels les roues en acier ne peuvent faire face. Le phut-phut tourne dans une ruelle sombre bordée de magasins de vêtements : sans bras ni jambes, mais le sourire aux lèvres, de pâles mannequins en plastique se balancent, accrochés en hauteur à des râteliers.
« Suis-je autorisé à demander où vous m’emmenez ? questionne Satnam.
— Vous le découvrirez bien assez tôt. » En fait, Nadja Askarzadah n’y est jamais allée, mais depuis qu’elle a entendu les Australiens se vanter d’avoir eu l’audace de s’y rendre sans que cela les dégoûte, pas le moins du monde, elle cherche une excuse pour trouver ce club ultra-louche. Elle n’a aucune idée de l’endroit où elle est, mais elle suppose que le chauffeur l’emmène dans la bonne direction quand les mannequins en train de se balancer cèdent la place à des putes dans des devantures ouvertes. La plupart ont adopté l’uniforme occidental standard de lycra et de chaussures démesurées, quelques-unes, fidèles à la tradition, occupent des cages en acier.
« Ici », indique le chauffeur du phut-phut. La petite bulle de plastique couleur guêpe oscille sur sa suspension.
Duels ! Duels ! s’exclament les néons en alternance au-dessus de la minuscule porte entre la boutique d’icônes hindoues et les putes qui boivent du Limka à la buvette à châï. Un caissier est installé dans une petite cabine en tôle près de la porte. Sous son bonnet Nike, il a l’air d’avoir déjà tout vu malgré ses treize ou quatorze ans. Des marches montent dans une lumière fluorescente crue dans son dos.
« Mille roupies, réclame-t-il en tendant la main. Ou cinq dollars. »
Nadja paye en monnaie locale.
« Ce n’est pas vraiment ce que j’imaginais pour un premier rendez-vous, dit Satnam.
— Rendez-vous ? » s’étonne Nadja en passant devant lui dans les escaliers qui grimpent, tournent, redescendent, tournent à nouveau et se terminent enfin sur un balcon au-dessus de l’arène.
La grande pièce est un ancien entrepôt. Une peinture vert vomi, des lampes et canalisations industrielles, des lucarnes à persiennes racontent son histoire. C’est devenu une arène : des rangées de bancs en bois, en gradins aussi pentus que dans un amphithéâtre, entourent un hexagone de sable de cinq mètres de côté. Toutes les parties neuves ont été bâties avec du bois de construction volé sur le chantier du métro de Vârânacî, financièrement exsangue. Les box sont revêtus de panneaux de caisses d’emballage. Lorsque Nadja lâche la rambarde, elle se retrouve la main poisseuse de résine.
L’entrepôt est houleux, depuis les cabines de pari et les box des combattants, près du ring, jusqu’aux derniers rangs du balcon où des hommes en dhotî et chemise de travail à carreaux se tiennent debout sur leurs bancs pour mieux voir. Le public est presque exclusivement masculin. Les rares femmes présentes sont habillées pour séduire.
« Je ne suis pas sûr que…», dit Satnam, mais Nadja sent l’odeur des corps pressés les uns contre les autres, l’odeur de sueur, de fluides primitifs. Elle se fraye un chemin jusqu’au premier rang et baisse les yeux sur l’arène. À la table des paris, de l’argent change de main en un mouvement fluide et flou de billets usés. Des poings agitent des éventails de roupies, de dollars et d’euros, les sattâs gardent trace de la moindre païsa. Tout le monde regarde l’argent, sauf un type, en bas, face à elle en diagonale, qui lève les yeux comme s’il avait senti peser sur lui le regard de la jeune femme. Jeune, vêtu tape-à-l’œil. Le petit truand typique, pense Nadja. Leurs regards se croisent.
L’aboyeur, un gamin de cinq ans déguisé en cow-boy, arpente l’arène en chauffant le public tandis que deux vieillards munis de râteaux transforment le sable ensanglanté en jardin zen. Il a un bindîmicro sur la gorge et son étrange petite voix, à la fois jeune et âgée, résonne dans la sonorisation baignée d’anokhâ à base de tablâ mixé. Son ton innocent mais aguerri pousse Nadja à se demander s’il ne serait pas brâhmane… Non, le brâhmane est ce garçon dans la loge au premier rang, celui qui semble avoir dix ans, s’habille comme s’il en avait une vingtaine et est flanqué de deux nanas se rêvant présentatrices tivi. L’aboyeur n’est qu’un autre gamin des rues. Nadja s’aperçoit qu’elle respire vite et de manière superficielle. Elle ne sait plus où est Satnam.
Le tumulte, déjà stupéfiant, s’accroît encore quand les équipes sortent sur le sable faire défiler leurs combattants. Elles les tendent au-dessus de leurs têtes, font le tour de l’arène pour s’assurer que chacun voie où va son argent.
Les microsabres sont des créatures épouvantables. Le brevet original appartient à une petite compagnie biotech californienne. Croisez un Felis domesticus normal avec de l’ADN fossile reconstruit de Smilodon fatalis, vous obtenez un tigre à dents de sabre bonsaï, quelque chose de gros comme un Maine Coon – cette race de chats de grande taille –, avec une dentition et un comportement du paléolithique supérieur. Ils ont connu une brève période de célébrité comme animaux domestiques de stars, jusqu’à ce que leurs propriétaires les surprennent en train de tuer, chez eux ou leurs voisins, chats, chiens, domestiques guatémaltèques ou bébés. La société de biotech a fait faillite avant qu’on puisse la poursuivre en justice, mais son brevet avait déjà été massivement violé dans les clubs de combat de Manille, Shanghai et Bangkok.
Nadja observe une fille athlétique en débardeur court et pantalon para taille basse exhiber tête haute son champion autour du ring. Le félin est un gros tigré argenté, bâti comme un avion d’assaut. Un splendide monstre aux gènes de tueur, aux crocs protégés par un fourreau en cuir. Nadja voit la fierté et l’amour de la fille, voit la foule rediriger en rugissant son admiration sur cette dernière. L’aboyeur regagne son podium d’observation. Les bookmakers rendent en hâte des petits papiers aux parieurs. Les concurrents sont remis dans leurs box.
La fille en débardeur injecte un stimulant à sa bête pendant que son collègue masculin lui agite un flacon de poppers sous le museau. Ils maintiennent leur héros. Ils retiennent leur respiration. Leurs adversaires droguent leur champion, un microsabre noir mince et court sur pattes, méchant comme une teigne. Un silence absolu se fait sur l’arène. L’aboyeur donne un coup d’avertisseur pneumatique. On lance les bêtes de combat dans l’arène après leur avoir ôté leurs protections de cuir.
La foule se lève et crie comme un seul homme. Nadja Askarzadah hurle et s’emporte avec elle. Le sang lui monte aux yeux et aux oreilles, elle n’a plus conscience que des deux félins de combat qui bondissent et se déchirent sur le sable.
C’est terriblement rapide et sanglant. En quelques secondes, une des pattes du magnifique tigré argenté ne tient plus que par un lambeau de tendon et de peau. Le sang jaillit de la blessure ouverte, mais l’animal lance des cris de défi à son ennemi, essaye d’esquiver et de bondir en s’appuyant sur le triangle de viande ballottante pour frapper de ses dents terriblement meurtrières. Il finit par tomber et tourner maladroitement sur le dos, creusant un sillon de sable et de sang. Les vainqueurs ont déjà récupéré leur bête à l’aide d’un collet et s’efforcent de faire rentrer dans son enclos l’animal furieux et hurlant. Le tigré argenté pleure et pleure encore jusqu’à ce que quelqu’un se lève du banc des juges pour lui lâcher un parpaing de béton sur la tête.
La fille en débardeur reste debout, l’air maussade, à regarder les convulsions de l’animal broyé jusqu’à ce qu’on l’emmène sur une pelle. Elle se mord la lèvre inférieure. Nadja se met alors à l’aimer, à aimer le garçon dont elle a croisé le regard, à aimer tout et tout le monde dans cette arène en bois. Son cœur frissonne, sa respiration la brûle, ses poings serrés tremblent, ses pupilles sont dilatées et son cerveau flamboie. Elle est chair vivante à huit cents pour cent. Elle croise à nouveau le regard du petit truand typique. Il hoche la tête, mais elle voit bien qu’il a perdu beaucoup d’argent.
Les vainqueurs pénètrent sur le ring pour recevoir les acclamations de la foule. L’aboyeur hurle dans la sono et, sur le banc des bookmakers, des mains échangent de l’argent, encore de l’argent, toujours de l’argent. C’est pour cela qu’on vient au Bhârat, Nadja Askarzadah, se dit-elle. Pour ces sensations-là sur la vie, la mort, l’illusion et la réalité. Pour avoir quelque chose qui consume cette fichue, raisonnable, saine et tolérante Suède. Pour goûter la folie et le cru. Elle a les mamelons en érection. Elle sait qu’elle mouille. Cette guerre, cette guerre pour l’eau, cette guerre pour laquelle elle nie être venue, cette guerre se produira, que tout le monde redoute. Nadja ne la craint pas. Elle la veut. Elle la veut de toute son âme.
Quatre cent cinquante kilomètres au-dessus de l’Équateur occidental, Lisa Durnau arrive à toutes jambes sur une horde de bobbets. Crête-signal dressée, ceux-ci prennent leurs puissantes pattes à leur cou et s’égaillent en lançant des trilles d’alarme qui résonnent sous la canopée. Les petits cessent de paître et lèvent la tête, fouaillent l’air d’effroi avec leurs pattes avant, puis poussent un cri strident et plongent dans les poches ventrales de leurs parents. Vêtue de collants, d’un maillot et de chaussures de course, Lisa voit les sauro-marsupiaux, qui lui arrivent à la taille, s’écarter d’elle en deux bandes effarouchées, tandis que les oisillons s’efforcent désespérément de se fourrer la tête dans les replis abdominaux. C’est une des espèces les plus réussies du Biome 161. Leurs troupeaux remplissent d’un noir palpitant les forêts de l’Année Simulée Moins Huit Millions. Cent mille ans d’Alterre passent en une journée du Monde Réel, si bien que l’espèce pourrait avoir disparu le lendemain et cette forêt humide aux grands arbres en parasol avoir été desséchée par un changement climatique. Mais durant cet instant écologique, cette tranche temporelle de ce qui, à une autre époque, sur une autre terre, serait le nord de la Tanzanie, ils n’avaient rien à redouter.
La fuite éperdue des bobbets dérange un groupe de tranters qui, dressés sur leur arrière-train, sucent les feuilles d’un arbre trudeau. Les grands et lents arborivores retombent sur leurs longues pattes avant et s’éloignent en désordre au petit trot. Les plaques de leur cuirasse interne bougent comme des pièces de machinerie sous leur peau rayée de blanc bouleau. Camouflage de William Morris, se dit Lisa Durnau. Et botanique de René Magritte. Les trudeaux, parfaits hémisphères de feuillage, sont régulièrement espacés sur la plaine comme un exercice de distribution statistique. Sur certaines de leurs branches, des boules de graines se balancent dans la brise. Ils peuvent disperser ces graines à cent mètres à la ronde, comme avec un pistolet à fléchettes antiémeute. D’où cette régularité mathématique. Aucun trudeau ne poussera à l’ombre d’un autre, mais en matière d’espèces, la canopée est une véritable corne d’abondance.
Des ombres se déplacent et tremblent entre les arbres : un essaim de beckhams parasites s’envolent précipitamment du tranter mort dans lequel ils ont injecté leurs œufs. Un ystavat qui planait dans les airs plonge, serpente et attrape dans le filet de peau tendu entre ses pattes arrière une sauro-chauve-souris attardée. Le prédateur projette sa prise vers le haut tout en baissant d’un coup son bec crochu, puis reprend de l’altitude. Invulnérable, sacrée, Lisa Durnau poursuit sa course. Aucun dieu n’est mortel dans son propre monde, et au cours des trois dernières années, elle a été la directrice, conservatrice et médiatrice d’Alterre, la terre parallèle évoluant à un rythme accéléré sur onze millions et demi d’ordinateurs du Monde Réel.
Beckhams, tranters, trudeaux. Lisa Durnau se régale de la malicieuse taxonomie d’Alterre. On a appliqué à cette biologie alternative les principes de l’astronomie : qui découvre une forme de vie traînant dans son disque dur lui donne un nom. Mcconkeys, mastroiannis, ogunwes, hayakawas et novaks. Hammadis, cuestras et bjorks.
C’est très Lull.
Elle a désormais trouvé son rythme. Elle pourrait se déplacer ainsi jusqu’à la fin des temps. Pendant leur jogging, certains écoutent de la musique. Bavardent, lisent leur courrier ou les actualités. D’autres se font briefer pour la journée par leur assistant personnel aeai. Lisa, elle, vérifie ce qui a changé dans les dix mille biomes répartis sur les onze millions et demi d’ordinateurs participant à la plus grande expérience sur l’évolution. En général, elle parcourt une boucle sur le campus de l’université du Kansas en superposant son merveilleux et mystérieux bestiaire à la circulation de Lawrence. Elle trouve chaque fois quelque chose qui la surprend et la ravit, un nouveau nom de l’annuaire attribué à une créature fantastique qui s’est frayé un chemin hors de la jungle de silicium. Lorsque les insectes ont donné les premiers arthrotectes, par pur saut évolutionnaire sur un ordinateur hôte du Biome 158 à Guadalajara, elle a connu ce frisson de satisfaction que provoque un tournant inattendu de l’intrigue. Personne n’aurait pu prévoir les lopez, pourtant présents, à l’état latent, dans les règles. Et deux jours auparavant, les beckhams parasitogènes avaient évolué depuis une école primaire du Lancashire, et elle avait frissonné à nouveau. Cela vous prenait toujours au dépourvu.
Puis on l’avait envoyée dans l’espace. Ce qui l’avait prise aussi au dépourvu.
Deux jours plus tôt, elle effectuait son jogging sur le campus, passant devant les bâtiments en mellite de l’université avec Alterre superposée à l’été du Kansas. Elle avait tourné près de la résidence universitaire pour repartir se doucher, se shampouiner et regagner son bureau. Quand elle y était entrée tout en se séchant les oreilles avec des tortillons de mouchoir en papier, une femme en costume l’attendait. L’inconnue lui avait montré des papiers et des autorisations relatives à des responsabilités que Lisa n’aurait jamais crues utiles à son pays et, trois heures plus tard, Lisa Durnau, directrice du projet d’évolution simulée Alterre, survolait à soixante-quinze mille pieds d’altitude le centre de l’Arkansas à bord d’un appareil hypersonique gouvernemental.
L’agente fédérale l’avait prévenue de limiter au maximum le poids de ses bagages, mais Lisa y avait quand même inclus son équipement de jogging. Cela lui donnait l’impression d’emmener un ami. Arrivée à Kennedy, elle le ressortit sur les voies de communication du centre spatial, histoire de se détendre, d’explorer, d’essayer de réfléchir à l’endroit où elle se trouvait et à ce que lui faisait le gouvernement. Elle courut dans le soleil qui se couchait derrière les lagons, passant devant des rangées de fusées en sentinelles, de vieux propulseurs, missiles, gros lanceurs. Des machines illustres, dangereuses, désormais enfoncées comme des piques dans la terre, défaites de leur but et aux ombres longues comme des continents.
Quarante-huit heures plus tard, Lisa Durnau court dans la centrifugeuse de l’ISS… la Station Spatiale Internationale, qui survole alors le sud de la Colombie. Dans sa vue-Alterre, elle voit un château de krijceks se dresser au loin au-dessus des trudeaux. Les krijceks sont des arrivistes évolutionnaires originaires du Biome 163, sur la côte sud-est de l’Afrique. Cette espèce de dinosaures gros comme le doigt a développé une culture de ruche, à laquelle ne manque aucune caractéristique : ouvrières stériles, nourrices, reines pondeuses, ordre social complexe basé sur la couleur de la peau et architecture herculéenne. Une nouvelle colonie s’étendra vers l’extérieur à partir d’un petit bunker souterrain, convertissant tout et n’importe quoi d’organique en pulpe, la modelant de ses mains adroites et minuscules en audacieux remparts, jetées, tours et chambres à œufs en voûte. Parfois, Lisa Durnau aimerait pouvoir s’affranchir de la politique de nommage de Lull. « Krijcek » sonne assez agréablement létal, mais elle aurait adoré les baptiser « gormenghasts ».
Un carillon dans son centre auditif lui signale que son rythme cardiaque a atteint la valeur désirée pendant le temps requis. Elle a rattrapé son retard sur elle-même. La non-réalité d’Alterre lui a donné un point d’ancrage. Elle ralentit sa course, adopte son rythme de récupération et bascule hors d’Alterre. La centrifugeuse de l’ISS, anneau de cent mètres de diamètre dont la rotation simule une gravité d’un quart de g, se dresse abruptement devant et derrière elle, la laissant en permanence au fond d’un puits de gravité artificielle. Les rangées de plantes donnent un lustre vert, mais rien ne peut cacher qu’il s’agit d’aluminium, de carbone de construction, de plastique sans rien derrière. La NASA n’équipe pas de fenêtres les vaisseaux qu’elle construit. Jusqu’ici, pour Lisa Durnau, l’espace a consisté à ramper d’une pièce hermétique à l’autre.
Lisa s’étire et fléchit les membres. La faible gravité demande des efforts différents à de nouveaux groupes de muscles. Elle se déchausse, presse ses orteils sur le treillis métallique. Elle se conforme à l’intensif régime d’exercices de la NASA et absorbe des suppléments calciques. Lisa Durnau atteint l’âge où une femme se met à penser à ses os. À l’ISS, on commence par avoir le visage et les membres supérieurs gonflés, à cause de la redistribution des fluides corporels, puis, avec le temps, on acquiert une apparence étirée, légère, féline… mais les longues-durées consomment leurs propres os. Ils passent la majeure partie de leur temps dans l’ancien noyau à partir duquel l’ISS a tant bien que mal grossi au cours de son demi-siècle dans le ciel. Peu descendent dans la vilaine gravité, générée ou non par la centrifugeuse. La légende veut qu’ils en soient incapables. Lisa Durnau s’essuie avec une lingette, agrippe un anneau mural et remonte ainsi le rayon, une main après l’autre, en direction de l’ancien noyau. Elle sent son poids baisser de manière exponentielle : elle arrive, en attrapant un barreau, à se propulser vers le haut de deux, cinq, dix mètres. Lisa a rendez-vous dans le moyeu avec l’agente fédérale. Un longue-durée plonge dans sa direction, exécutant à mi-parcours un joli saut périlleux pour se remettre les pieds en bas. Il la salue au passage d’un hochement de tête. Il est d’une telle souplesse que Lisa se fait l’impression d’un morse, mais elle trouve son hochement de tête encourageant. C’est l’accueil le plus chaleureux qu’elle a reçu à l’ISS. Cinquante personnes, cela forme un groupe assez petit pour que tout le monde s’appelle par son prénom, et assez important pour créer des différends politiques. Exactement comme à la faculté, donc. Lisa Durnau adore la présence physique de l’espace, mais elle aurait aimé que le budget inclue des fenêtres.
La première surprise se produisit lors de son premier matin à Kennedy. Installée sur la véranda, elle regardait l’océan pendant que la bonne la servait en café quand elle réalisa d’un coup que le Dr Lisa Durnau, biologiste évolutionnaire, avait disparu de son propre chef. La femme en costume ne l’avait pas étonnée en lui disant qu’on allait l’envoyer dans l’espace. Le Département d’État n’expédiait pas des gens à Kennedy en navette hypersonique pour étudier les mœurs des oiseaux. Elle trouva désagréable, mais pas étonnant, qu’on lui confisque son palmeur au profit d’un modèle limité à la consultation. Et étonnant, mais pas scandaleux, qu’on ait vidé l’hôtel pour elle. Le gymnase, la piscine, la blanchisserie. Tout cela pour elle, pour elle seule. Lisa ressentit une solide culpabilité presbytérienne chaque fois qu’elle appela le room-service, jusqu’à ce que la bonne nicaraguayenne lui confie que cela lui permettait d’avoir quelque chose à faire. Du moins la bonne prétendait-elle venir du Nicaragua. C’est pendant que ladite bonne lui servait son café, pendant ce vertigineux instant de paranoïa, que se produisit la deuxième surprise : elle réalisa que Lull avait disparu aussi. Lisa n’avait jamais envisagé d’autre raison à cela que la désintégration de son mariage.
Quand elle revit la femme en costume, qui s’appelait Suarez-Martin, prononcé à l’espagnole, Lisa Durnau lui posa la question.
« Il faut que je sache », dit-elle en se dandinant d’un pied sur l’autre, reproduisant sans s’en rendre compte sa routine d’échauffement, « la même chose est-elle arrivée à Thomas Lull ? »
L’agente fédérale Suarez-Martin se servait de la suite de luxe comme bureau. Elle tournait le dos au panorama de fusées et de pélicans.
« Je l’ignore. Sa disparition n’a rien à avoir avec le gouvernement américain. Je vous en donne ma parole. »
Lisa Durnau retourna une ou deux fois cette réponse dans sa tête.
« Bon, d’accord, mais pourquoi moi ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Je peux répondre à la première question.
— Allez-y.
— On est venus vous chercher vous parce qu’on n’arrivait pas à le retrouver, lui.
— Et ma deuxième question ?
— Il y sera répondu, mais pas ici. » Elle poussa un sac en plastique vers Lisa. « Vous aurez besoin de ça. »
Le sac, marqué des logos de la NASA, contenait une combinaison de vol standard taille unique d’un jaune ultravoyant.
À leur rencontre suivante, Suarez-Martin ne portait pas son costume. Sanglée sur la couchette d’accélération à droite de Lisa Durnau, le jaune NASA à peine visible sous sa tenue de vol au niveau des poignets et de la gorge, elle fermait les yeux et agitait les lèvres en prières muettes, mais Lisa eut l’impression de rituels aidant à affronter une terreur habituelle plutôt qu’une nouveauté absolue. De rosaires d’aéroport.
Le pilote occupait la couchette sur sa gauche. Absorbé par les vérifications et communications d’avant-vol, il traitait Lisa comme une passagère quelconque. Elle se tortilla sur sa couchette et sentit, mouvement d’une intimité inquiétante, le gel s’adapter aux courbes de son corps. En dessous, au fond de la fosse de lancement, un laser de trente térawatts se chargeait, focalisant son rayon sur un miroir parabolique situé sous le cul de Lisa. Me voilà bientôt projetée dans l’espace au bout d’un rayon de lumière plus chaud que le soleil, se dit-elle, s’émerveillant du calme avec lequel elle parvenait à envisager cette perspective insensée. Peut-être refusait-elle d’y croire par réflexe de protection. Peut-être la bonne nicaraguayenne avait-elle glissé quelque chose dans le café. Le compte à rebours s’acheva pendant que Lisa Durnau essayait de prendre une décision à ce sujet. Un ordinateur du centre de contrôle de Kennedy déclencha le gros laser. L’air prit feu sous Lisa et expédia à trois g le léger vaisseau de la NASA vers l’orbite. Au bout de deux minutes de vol, une pensée si ridicule, si absurde lui traversa l’esprit qu’elle ne put s’empêcher de pouffer, expédiant des rides de rire dans son matelas de gel. Hé, m’man, regarde un peu ! Je tutoie les anges. J’appartiens au cercle de voyageurs le plus fermé de la planète, celui du Club des Cinq Cents Miles d’Altitude ! Et tout ça à bord d’un machin qui ressemble à un presse-agrumes de designer.
La troisième surprise vint lui sauter au visage à ce moment-là : elle s’aperçut qu’elle manquerait à très peu de monde.
La bande d’identification sur la combinaison jaune indique Daley Suarez-Martin. La fédérale est une de ces personnes capables d’établir leur bureau n’importe où, même dans un compartiment rempli de nourriture pour astronautes sous film plastique. Palmeur, bouteille d’eau, patch télévision et photos de famille sont accrochés au velcro en arc de cercle sur la paroi : trois générations de Suarez-Martin rassemblés sur la véranda d’une vaste maison avec des palmiers dans de gros pots de terre cuite. Le patch TV, réglé sur l’horloge, indique à Lisa Durnau qu’elle est à 01:15 GMT. Elle effectue une soustraction. Elle serait au Tacorofico Superica à boire son troisième margarita avec la bande du mercredi soir.
« Comment se passe l’adaptation ? s’informe Daley Suarez-Martin.
— Eh bien, euh, ça va. Vraiment. » Lisa a encore un peu mal à la nuque, comme aux premières utilisations d’un lighthoek. Elle a dans l’idée qu’elle n’a pas encore éliminé dans la roue d’exercice la totalité des substances qu’on lui a administrées pour minimiser le traumatisme du lancement. Et elle se sent horriblement à nu dans cette absence de gravité. Elle ne sait pas quoi faire de ses mains. Ses seins ont l’air de canons.
« Nous ne vous garderons pas longtemps, promis », assure Daley Suarez-Martin. En orbite, elle sourit davantage qu’à Kennedy ou dans le bureau de Lisa Durnau à Lawrence. On ne semble guère détenir d’autorité vêtu de ce qui ressemble à la combinaison d’un lugeur olympique. « D’abord, nos excuses. Nous ne vous avons pas exactement dit la vérité.
— Vous m’avez exactement dit… rien du tout, répond Lisa Durnau. J’imagine qu’il y a un rapport avec le projet Tierra, et je suis très honorée de prendre part à cette mission, mais en fait, je travaille dans un univers complètement différent.
— C’est notre première fausse piste », dit Daley Suarez-Martin. Elle se mord la lèvre inférieure. « Il n’y a pas de mission Tierra. »
Lisa Durnau a l’impression que sa mâchoire se décroche.
« Mais toute cette histoire d’Epsilon Indi…
— Est exacte. Il y a bien une Tierra. C’est juste qu’on n’y va pas.
— Eh là, attendez un peu, j’ai vu la voile solaire. À la télé. Merde, j’ai même suivi du début à la fin cet aller-retour que vous lui avez fait faire à partir du point L-5 pour la tester. Des amis à moi avaient un télescope. On a fait un barbecue. On l’a regardé sur un moniteur.
— Je n’en doute pas. La voile solaire existe bel et bien et on l’a en effet expédiée du point de Lagrange 5. Sauf que ce n’était pas pour la tester. C’était la mission. »
L’année où Lisa Durnau a intégré l’équipe de football du lycée de Fremont et découvert que rock-boyz, teufs piscine et sexe ne faisaient pas bon ménage, la NASA a découvert Tierra. Les systèmes planétaires extrasolaires sortaient du grand noir plus vite que les taxonomistes n’arrivaient à parcourir leurs dictionnaires de mythes et légendes pour y pêcher des noms, mais quand la rosace de sept télescopes de l’Observatoire Darwin se braqua à nouveau sur Epsilon Indi, à dix années-lumière de là, pour l’examiner d’un œil plus attentif, elle découvrit un point bleu clair près de la chaleur du soleil. Un monde aquatique. Terrestre. Les spectroscopes décortiquèrent l’atmosphère et y décelèrent de l’oxygène, de l’azote, du CO2, de la vapeur d’eau et des hydrocarbures complexes ne pouvant que provenir d’une activité biologique. Quelque chose vivait là-bas, près du soleil, dans la maigre zone habitable d’Epsilon Indi. Peut-être des insectes. Peut-être rien que des gens en train d’examiner au télescope notre propre petit point bleu sur le soleil. L’équipe qui avait découvert la planète la baptisa Tierra. Un Texan revendiqua aussitôt devant les tribunaux la propriété de celle-ci et de tout ce qui vivait dessus. C’est cette histoire qui permit à Tierra de supplanter les ragots sur les people et le crime scandaleux du mois en tant que sujet de discussion favori aux caisses des magasins. Une autre Terre ? Quel temps y fait-il ? Comment ce type peut-il posséder une planète ? Il lui suffit de déposer une requête, et voilà. Tout comme la moitié de votre ADN appartient à une grosse entreprise de bioingénierie. À chacun de vos rapports sexuels, vous violez un droit d’auteur.
Puis les photos arrivèrent. Darwin avait une résolution suffisante pour montrer l’aspect en surface. Chaque école du monde industriel décora un de ses murs avec une carte des trois continents et des vastes océans de Tierra. Avec la photo d’Emin Perry, champion olympique du cinq mille mètres en titre, ce fut l’économiseur d’écran sur le projet A-Life de Lisa Durnau durant sa première année à l’Université de Californie à Santa Barbara. La NASA monta avec First Solar, la filiale d’EnGen spécialisée en énergie orbitale, un projet de sonde spatiale interstellaire qui utilisait l’ensemble expérimental de masers orbitaux de celle-ci, plus une voile solaire. Le trajet durait deux cent cinquante ans. Comme les programmes de développement prenaient encore davantage de temps, Tierra se fondait dans le papier peint de la perception publique tandis que Lisa Durnau trouvait plus facile et plus gratifiant d’explorer des mondes étranges et de découvrir des nouvelles formes de vie dans l’univers hébergé par son ordinateur. Pas moins réelle que Tierra, Alterre était bien plus facile et plus économique à visiter.
« Je ne comprends pas ce qui se passe, avoue Lisa Durnau là-haut dans l’espace.
— Le projet de sonde vers Tierra est un leurre », explique Suarez-Martin, dont une batterie de barrettes brillantes tire la chevelure en arrière. Les cheveux courts et bouclés de Lisa lui flottent autour de la tête comme une nébuleuse. « La véritable mission consistait à développer un système de propulsion spatiale assez puissant pour envoyer un gros objet au point de stabilité orbitale Lagrange L5.
— Quel genre de gros objet ? » Lisa n’arrive pas à faire le lien entre le moindre des événements des cinquante dernières heures et ce que lui ont appris trente-sept ans de vie. On lui dit que c’est l’espace, mais il fait chaud, ça pue les pieds et on ne voit rien. Votre gouvernement réalise le plus grand tour de passe-passe de l’histoire, mais personne ne s’aperçoit de rien parce que tout le monde regarde les jolies photos.
« Un astéroïde. Cet astéroïde. » Daley Suarez-Martin affiche un graphique sur l’écran de son palmeur. L’habituel patatoïde de l’espace. La résolution n’est pas très bonne. « Voici Darnley 285.
— Ce doit être un astéroïde très spécial, dit Lisa. Et alors, il va nous faire un Chicxulub ? »
La fédérale a l’air ravie. Elle affiche un nouveau graphique, des ellipses de couleur qui se croisent.
« Darnley 285 est un astéroïde géocroiseur découvert en 2027 par le programme de surveillance céleste NEAT. Veuillez regarder cette animation. » Elle désigne une ellipse jaune qui s’approche de la terre et s’étend jusque derrière Mars. « Son point le plus proche de la Terre est juste à l’intérieur de l’orbite lunaire.
— C’est près, pour un NEO, dit Lisa Durnau. Vous voyez, je connais le jargon, moi aussi.
— Darnley 285 est sur une orbite de mille quatre-vingt-cinq jours, la prochaine l’aurait conduit suffisamment près pour qu’il présente un risque statistique. » L’animation passe à un cheveu du bleu de la Terre.
« Vous avez donc construit cette voile solaire pour écarter l’astéroïde afin d’éliminer le risque, dit Lisa.
— Pour déplacer l’astéroïde, mais pas pour des raisons de sécurité. Regardez bien. Voici l’orbite projetée en 2030. Et la véritable orbite. » Une ellipse jaune en trait continu apparaît. C’est exactement la même que l’orbite de 2027. « Une interaction proche avec le NEO Sheringham 12 durant l’orbite suivante approcherait davantage Darnley 285 qu’il ne l’a jamais été, à cent soixante-dix-neuf mille kilomètres. Mais au lieu de cela, en 2033…» La nouvelle parabole en pointillé change de place avec la trajectoire observée : exactement la même que celle enregistrée en 2027. « Ce n’est pas une situation normale.
— Vous voulez dire que…
— Une force inconnue modifie l’orbite de Darnley 285 pour le garder à distance constante de la Terre, conclut Daley Suarez-Martin.
— Dieu du ciel », murmure Lisa Durnau, fille de pasteur.
« Nous avons expédié une mission pour l’approche de 2039. Ultra-secrète. Nous avons découvert quelque chose. Nous nous sommes alors lancés dans un programme plus important pour le rapporter. Voilà à quoi servaient le test de la voile solaire et toute cette histoire avec Epsilon Indi comme couverture. Il fallait faire venir cet astéroïde à un endroit où on pourrait l’examiner longuement et de près.
— Et qu’avez-vous trouvé ? » demande Lisa Durnau.
Daley Suarez-Martin sourit. « On vous y envoie demain voir par vous-même. »
Vingt-trois heures trente et la boîte s’agite. Des projecteurs montés sur mâts définissent un ovale sur le sable. Les corps s’agglutinent comme des insectes dans la lumière. Ils bougent et se frottent, les yeux fermés d’extase. L’air sent la fin de journée, la sueur corsée et le Chanel acheté en duty-free. Les filles portent les flucturobes de cet été, les deux-pièces du précédent, parfois le classique collier en V. Les garçons sont tous torse nu, avec plusieurs strates de bijoux autour du cou. Les mèches de menton sont de retour, les coupes à l’iroquoise font tellement 2046, les ringards indécrottables arborent encore des peintures corporelles tribales, mais la scarification semble la prochaine tendance, pour les garçons comme pour les filles. Thomas Lull se réjouit que les strings australiens exposant le pénis soient passés de mode. S’occupant depuis trois saisons, au noir, des fêtes des Ghosht Brothers, il a assisté aux rapides flux et reflux de la culture jeune planétaire, mais ces choses-là, qui tenaient l’engin en l’air comme un périscope…
Thomas Lull est assis sur le sable mou d’un gris fatigué, les avant-bras sur ses genoux remontés. Les vagues sont d’un calme inhabituel, ce soir. À peine une ride au niveau de la ligne de marée. Un oiseau pousse un cri au-dessus de l’eau noire. L’air stagne, dense, fatigué. Pas le moindre signe annonciateur de mousson. D’après les pêcheurs, les Bangladais ont détraqué les courants en faisant passer leur glace devant le Tamil Nadu. Dans son dos, les corps bougent dans un silence absolu.
Des silhouettes se précisent dans le noir, deux filles blanches en sarong et dos-nu, avec des cheveux blond sa(b)le et ce bronzage scandinave trop prononcé que leurs yeux pâles de Nordiques soulignent encore davantage. Elles avancent pieds nus et main dans la main. Quel âge avez-vous, dix-neuf ans, vingt ? se demande Thomas Lull. Avec votre bronzage intégral aux ultraviolets et vos bas de bikini sous vos sarongs repassés au fer de voyage. C’est votre premier arrêt, pas vrai, un endroit dont vous avez entendu parler sur un site de routards, juste assez extravagant pour voir si vous allez vous plaire dehors dans le monde brutal. Vous étiez pressées de quitter Upsal ou Copenhague pour faire toutes ces choses sauvages que vous avez dans le cœur.
« Salut, appelle-t-il doucement. Si vous comptez participer aux réjouissances de ce soir, il faut passer par quelques préliminaires. Uniquement pour votre sécurité. » Il déplie son scanner d’une chiquenaude de joueur.
« Bien sûr », répond la plus petite et la plus blonde. Thomas Lull fait passer dans son appareil la poignée de pilules et de patches qu’elle tend.
« Rien ici ne vous laissera comme une assiette de soupe froide. Nous avons ce soir au menu du Transic Too, un nouvel émotique que vous pouvez obtenir de n’importe qui sur la scène. Maintenant, madame…» Il s’adresse maintenant à la Viking de plage aux yeux globuleux qui a pris de l’avance sur la fête. « J’ai besoin de savoir si cela va abréagir avec ce que vous avez déjà pris. Pourriez-vous… ? » Elle connaît la marche à suivre, se lèche un doigt qu’elle roule sur le capteur. Tout passe au vert. « Aucun problème. Amusez-vous bien, mesdames. Ceci est une fête sans alcool. »
Il jette un coup d’œil à leurs culs recouverts de fins sarongs tandis qu’elles s’insinuent dans la foule qui se contorsionne en silence. Elles se tiennent toujours la main. C’est trop mignon, se dit Thomas Lull. Mais les émotiques l’effraient. Des émotions informatiques mijotées par une aeai illégale de niveau 2,95 des sundarbans du Bhârat, produites à la chaîne dans une mini-usine bricolée et fixées sur des patchs adhésifs, cinquante dollars la dose. Les utilisateurs sont faciles à repérer. Les mouvements secs, les grands sourires, les dents découvertes, les bruits étranges produits par des corps essayant d’exprimer des sentiments sans équivalents dans les besoins ou expériences humains. Il n’a jamais rencontré personne capable de lui dire ce que cela vous faisait ressentir. Cela dit, il n’a jamais non plus rencontré personne capable de décrire ce que vous faisait ressentir une émotion naturelle. Nous sommes tous des programmes de fantômes en train de tourner sur le réseau distribué de Brahmâ.
L’oiseau est toujours dans le coin, il appelle.
Thomas Lull jette un coup d’œil par-dessus son épaule à la fête silencieuse sur la plage, chaque danseur/se dans sa zone personnelle, dansant sur son propre rythme tel que le lui délivre sa liaison lighthoek. Lull se ment en pensant ne faire ce travail que pour l’argent, car les masses humaines l’ont toujours attiré. Il désire et redoute cet abandon dont font preuve les danseurs, fusionnés en un tout inconscient, isolés et unifiés. C’est le même amour et la même aversion qui l’ont attiré dans le corps démembré de l’Inde, l’un des cent visages les plus reconnaissables de la planète, mêlé au milliard et demi infect, libérateur et anonyme du sous-continent. Cette capacité à se fondre dans la foule a son revers : Thomas Lull peut détecter dans cette dernière l’individuel, l’inhabituel, le compensatoire.
Elle traverse les courants de la foule, passe entre les corps, devant le grain de la nuit. Elle est vêtue de gris. Elle a la peau pâle, du blé, indo-aryenne. Des cheveux coupés à la garçonne, très brillants, aux reflets rouges. Et de grands yeux. Des yeux de gazelle, comme le chantaient les poètes urdus. Elle semble d’une jeunesse incroyable. Elle porte sur le front un tilak de Vishnu à trois bandes. Sur elle, cela n’a pas l’air idiot. Elle hoche la tête, sourit, et les corps se referment autour d’elle. Thomas Lull se positionne pour essayer de la voir sans être vu. Il ne s’agit pas d’amour, de désir, des hormones de la quarantaine. Juste de fascination. Il faut qu’il la voie davantage, qu’il en sache davantage à son propos.
« Hello. » Un couple australien veut faire vérifier sa réserve. Thomas Lull scanne celle-ci sans cesser d’observer la fête. Le gris y est le camouflage parfait. La fille s’est fondue dans une interaction de membres qui bougent en silence.
« Parfait, de la gnognotte. Mais nous n’acceptons aucune tenue exposant le pénis. »
Le type fronce les sourcils. Tire-toi d’ici, laisse-moi à ma récréation. Là, près des pontons. Les jeunes du bhâtî flirtent avec elle. Il les déteste pour cela. Reviens vers moi. Elle hésite, se baisse pour saisir un mot. Un instant, il croit qu’elle va acheter quelque chose au Bengaluru Bombastic. Il ne veut pas qu’elle le fasse. Elle secoue la tête et poursuit son chemin. Elle disparaît à nouveau au milieu des corps. Thomas Lull s’aperçoit qu’il la suit. Elle se fond bien : il ne cesse de perdre sa trace dans la foule. Elle ne porte pas de hoek. Comment fait-elle, alors ? Thomas Lull avance jusqu’à la limite de la zone de danse. Il s’aperçoit que la fille a seulement l’air de danser. Elle fait quelque chose d’autre, elle capte l’humeur collective et bouge en fonction de celle-ci. Qui diable est-elle ?
Puis elle cesse de danser. Fronce les sourcils, ouvre la bouche, veut prendre une goulée d’air. Elle appuie la main sur sa poitrine oppressée. Elle n’arrive pas à respirer. La peur se lit dans ses yeux de gazelle. Elle se penche, essaye de se libérer de cet étau sur ses poumons. Ces signes sont familiers à Thomas Lull. Il connaît depuis longtemps cet agresseur. Debout au milieu de la foule silencieuse, elle essaye de toutes ses forces d’inspirer de l’air. Personne ne le voit. Personne ne s’en rend compte. Chacun reste aveugle et sourd dans sa danse personnelle. Thomas Lull se fraye un passage entre les corps. Pas vers elle, mais vers les filles scandinaves. Son scanner affiche la composition de leur réserve. Il y a toujours quelqu’un qui fait un vilain petit trip avec la réaction salbutamol/ATP-réductase.
« J’ai besoin de vos dilatateurs, vite. » La blonde le regarde comme si elle avait affaire à un elfe invraisemblable débarquant d’Antarès. Ce qu’il est peut-être, pour elle. Elle ouvre maladroitement son sac Adidas rose. « Tenez, là. » Thomas Lull arrache les capsules bleues et blanches. La fille grise halète, désormais, les mains sur les cuisses, très effrayée, cherchant du regard de l’aide autour d’elle. Thomas Lull fonce à travers les fêtards, brisant et agitant dans son poing les petites capsules de gélatine.
« Ouvrez la bouche, ordonne-t-il en mettant les mains en coupe. Inhalez à trois et retenez votre respiration pendant vingt secondes. Un. Deux. Trois. »
Thomas Lull lui fourre ses mains en coupe sur la bouche et souffle fort entre ses pouces pour expédier la poudre au fond de ses poumons. Elle ferme les yeux, compte. Thomas Lull se retrouve à regarder son tilak. Il n’en a jamais vu de cette sorte. On dirait du plastique amalgamé à la peau, ou de l’os nu. Soudain, il faut qu’il le touche. Ses doigts n’en sont qu’à quelques millimètres quand elle rouvre les yeux. Il recule d’un coup la main.
« Ça va mieux ? »
Elle hoche la tête. « Oui. Merci.
— Vous auriez dû apporter des médicaments. Vous pouviez vous retrouver dans de sales draps : ces gens-là sont comme des fantômes. Vous auriez pu tomber morte et ils vous auraient dansé sur le corps. Venez. »
Il la guide dans le labyrinthe des danseurs aveugles jusqu’au sable ombragé. Elle s’assied, écarte ses pieds nus. Thomas Lull s’agenouille près d’elle. Elle dégage une odeur de bois de santal et d’assouplissant. Ses vingt ans d’enseignement à l’université permettent à Lull d’évaluer son âge à dix-neuf ans, peut-être vingt. Allons, Lull. Tu as sauvé d’une crise d’asthme une étrange fille perdue et voilà que tu te livres aux vérifications prédrague. Un peu d’amour-propre.
« J’avais tellement peur, dit-elle. Je suis vraiment stupide, j’ai des inhalateurs, mais je les ai laissés à l’hôtel… je n’aurais jamais cru…»
Son accent mélodieux semblerait anglais à des oreilles moins expérimentées que celles de Thomas Lull, qui en reconnaissent l’origine : le Karnataka.
« Par chance pour vous, son ouïe surhumaine a permis à Asthma Man de repérer votre respiration sifflante. Venez. La fête est finie pour vous, ce soir, frangine. Où logez-vous ?
— Au Palm Imperial Guest House. » Un bon endroit, pas vraiment donné, qui a davantage la faveur des voyageurs d’un certain âge. Thomas Lull connaît le hall et le bar de tous les hôtels sur soixante kilomètres de la côte à cocotiers. Et certaines des chambres. Les routards et les étudiants en année sabbatique tendent à préférer les cabanes sur la plage. Il en a vu quelques-unes aussi. Il a tué quelques serpents.
« Je vous raccompagne. Achuthânandan prendra soin de vous. Après ces émotions, il vous faut du repos. »
Ce tilak : Lull est certain qu’il bouge. La fille-mystère se lève. Elle lui tend timidement, cérémonieusement la main.
« Merci beaucoup. Sans vous, je crois que j’aurais été en très mauvaise posture. » Thomas Lull saisit la main longue, esthétique, douce et sèche qu’elle lui tend. Elle n’arrive pas tout à fait à le regarder en face.
« Rien de plus normal pour Asthma Man. »
Tous deux se dirigent vers les lumières visibles entre les palmiers. Les vagues grossissent, les arbres commencent à s’agiter. Sur la galerie de l’hôtel, derrière le voile des feuilles, les lumières dansent et luisent vaguement. Dans le dos de Lull, la fête sur la plage est soudain fatiguée et en perte de vitesse. Tout ce qui semblait précieux et tonifiant avant cette fille a désormais un goût léger, vieux. Peut-être la mousson arrive-t-elle, peut-être le vent va-t-il à nouveau le pousser plus loin.
« Si vous voulez, je peux vous enseigner une technique. J’ai beaucoup souffert d’asthme, plus jeune, c’est un truc de respiration en rapport avec l’échange gazeux. Un truc plutôt simple. Je n’ai pas eu de crise depuis vingt ans, et ça vous permettra de jeter vos inhalateurs. Je pourrais vous montrer les bases, si vous passez demain…»
La fille s’arrête, y réfléchit, puis hoche la tête. Son tilak accroche une lumière quelconque.
« Merci. J’apprécierais beaucoup. »
La manière dont elle parle, si réservée, si victorienne, en portant beaucoup de soin à l’accentuation des mots.
« Très bien, vous pourrez me trouver…
— Oh, je demanderai aux dieux, ils me montreront. Ils connaissent tous les chemins. »
Thomas Lull n’a pas de réponse à cela, aussi fourre-t-il les mains au fond des poches de son baggy raccourci en disant : « Eh bien, si les dieux le permettent, je vous revois demain, donc ?
— Aj. » Elle prononce son nom à la française. Elle regarde les lumières de l’hôtel, ampoules colorées secouées par le vent qui forcit. « Je pense que ça va aller, maintenant. À demain, donc, professeur Lull. »
Tal se déplace ce soir-là dans un taxi en plastique. Le petit phut-phut en bulle cahote sur les nids-de-poule de la route de campagne, conduit avec nervosité à la lueur de son unique phare. Le chauffeur a déjà failli heurter une vache errante et une file de femmes transportant du bois de chauffage sur la tête. Des arbres d’ombrage surgissent de l’épaisse et profonde nuit rurale. Le chauffeur scrute le bord de la chaussée, à la recherche de l’embranchement. Ses instructions sont scotchées sur le tableau de bord, à un endroit où il peut les lire à la lueur des instruments. Rouler tant de kilomètres sur cette route, traverser tant de villages, deuxième à gauche après la grande publicité murale pour les sous-vêtements Rûpâ. Il n’était encore jamais sorti de la ville.
Le mix spécial de Tal diffuse des accords de Death Slav Metal superposés à de puissants rythmes anokhâs, en l’honneur de l’hôte. Quand on va voir des célébrités, il faut des mix super-spéciaux. La vie de Tal peut être racontée par une série de bandes sonores. L’aeai DJ de Tal incorpore un ensemble de rythmiques de premier plan tout en esquissant le pavillon pour le mariage de Chaula et Nadiadwala. Il se passe beaucoup de choses dans la vie des acteurs de Town and Country, en ce moment.
Une soudaine embardée jette Tal au bas de la banquette. Le phut-phut s’immobilise en bringuebalant. Tal réarrange son manteau à dispersion thermique, se renfrogne en voyant la poussière sur son pantalon de soie, puis remarque les soldats. Ils sont six à se détacher sur le camouflage de la nuit de campagne, dont un officier sikh potelé qui, la main levée, s’approche du taxi.
« Vous ne nous aviez pas vus ?
— Vous n’êtes pas faciles à repérer, répond le chauffeur.
— Aucune chance que vous ayez un permis, j’imagine ? demande le jemadar.
— Aucune, dit le chauffeur. Mon cousin…
— Vous ne savez donc pas que nous sommes en état de vigilance renforcée ? l’admoneste le militaire sikh. Les missiles lents awadhîs peuvent très bien être déjà en train de traverser le pays. Ils sont furtifs, ils peuvent se dissimuler de bien des manières.
— Pas aussi lents que cette vieille bagnole », plaisante le chauffeur. Le sikh réprime un sourire et se penche pour jeter un coup d’œil au passager. Tal coupe en hâte le bpm. Eil se tient très calme, très immobile, mais son cœur bat avec une force traîtresse.
« Et vous, monsieur ? Madame ? »
Ses soldats gloussent. Le sikh a mangé de l’oignon. Tal s’imagine déjà défaillir à cause de l’odeur et de la tension. Eil ouvre son sac à main, en extrait l’invitation épaisse aux bords festonnés de dorures. Le sikh l’inspecte comme s’il pouvait y trouver un prétexte de fouiller Tal au corps, puis la lui rend.
« Vous avez de la chance de tomber sur nous. Vous avez raté votre embranchement il y a environ deux kilomètres. Vous devez être le septième ou huitième. Bon, il faut que vous…»
Tal retrouve son souffle. Quand le chauffeur fait demi-tour, eil entend très nettement le méchant rire des soldats malgré le ronronnement du moteur à alcool.
J’espère que des missiles lents vous arrivent dessus, pense Tal.
Le temple d’Ardhanârîshvara, à moitié en ruine, se dresse au milieu des arbres sur un sentier de campagne qui s’écarte d’un coup de la route. Les organisateurs de la fête ont éclairé la zone de stationnement à l’aide de plaques biolumes. La lumière verte dessine des visages sur les troncs d’arbres, donne un air sinistre aux statues et yakshîs effondrées, enfoncées dans la terre antique. La thématique de la réception décline les oppositions polaires : shakti et purusha, énergies mâles et femelles, sattvâ et tâmas, intelligence spirituelle et matérialisme terrestre. Les citernes en forme de yonis ont été remplies au-delà du raisonnable. Tal pense à ses propres préparatifs pour la fête, une frugale toilette de chat avec une bouteille d’eau minérale réchauffée. L’eau courante manque depuis deux mois à White Fort, la gigantesque agglomération de lotissements où Tal a son deux-pièces. De jour comme de nuit, une procession de femmes et d’enfants monte et descend les escaliers devant sa porte d’entrée en transportant des récipients d’eau.
Des flammes de gaz jaillissent de gicleurs placés aux centres des citernes yonis. Pendant que le chauffeur de taxi débite sa carte, Tal examine les deux dvârapâlas gardiens du temple. La représentation d’Ardhanârîshvara, moitié homme, moitié femme, domine l’arcade en ruine. Un seul sein gonflé, un pénis en érection coupé par le milieu, un unique testicule, la courbe d’une grande lèvre, un soupçon de fente. Le torse a une largeur d’épaules masculine, une plénitude de hanches féminine, les mains sont tenues avec sensibilité en mudrâs rituelles, mais les traits sont génériques, androgynes. Sur le front, le troisième œil de Shiva est fermé. La musique résonne à l’intérieur. Tenant fermement son invitation, Tal passe entre les divinités gardiennes et accède à la fête de la saison.
Même quand eil a montré l’invitation, le service lui a répondu qu’eil l’avait contrefaite. Une telle supposition était un réflexe dans un endroit où l’on concevait les décors visuels pour les fausses vies des acteurs aeais du soapi préféré des Indiens. Tal n’y avait pas cru eil-même en trouvant dans son courrier l’épais papier gaufré couleur crème.
FASHIONSTAR PROMOTIONS,
sur mandat de MODE ASIA,
invite TAL, 27 Corridor 30, 12e étage, Appartements Indira Gandhi (comme seuls la poste, le service des impôts et les huissiers appelaient White Fort) à une
RÉCEPTION
afin de souhaiter à YOULI la bienvenue à Vârânacî pour la
SEMAINE BHÂRATÎE DE LA MODE.
LIEU : Temple d’Ardhanârîshvara, District Mirza Murad
CÉLÉBRATION : 22 coups de cloche.
NATION : NuTribe.
RSVP.
La carte paraissait chaude et douce comme de la peau. Tal l’avait montrée à Mâmâ Bhârat, sa vieille voisine de palier, une gentille veuve incarcérée par sa famille dans une prison de soie. À la manière moderne : un âge avancé indépendant. Trois mois plus tôt, lors de son emménagement, Tal était devenu la famille de Mâmâ Bhârat. Personne ne voulait parler à Tal non plus. Eil acceptait les visites quotidiennes avec châï et biscuits ainsi que le ménage bihebdomadaire sans jamais demander quel genre de parent eil représentait pour elle, fille ou fils.
La vieille, si vieille femme promena ses doigts sur l’invitation, la caressa en roucoulant doucement, comme avec un amant.
« Si douce, dit-elle. Si douce. Et ils seront tous comme toi ?
— Des neutres ? La plupart. Nous sommes un thème.
— Ah ! Un grand, très grand honneur, ce qu’il y a de mieux en ville, et tous les gens de la tivi. »
Oui, avait pensé Tal. Mais pourquoi celui-ci ?
Quand eil traverse le mandapa du temple, où subsistent des ombres malgré les flambeaux brandis par des avatars à quatre bras de Kâlî, Tal sent une légère appréhension le tenailler au niveau du nâdi chakra. Il y a là un Célèbre Réalisateur en train de bavarder non sans un peu d’embarras avec une Jeune Auteur Très Estimée sous une statue au saisissant caractère pornographique. Ainsi qu’une star du tennis mondial qui semble soulagée d’avoir trouvé non seulement un golfeur professionnel, mais un footballeur de la All-India League et sa radieuse épouse, ce qui leur permet de discuter de stroke-play et de handicap. Il y a là aussi M. le Promoteur de Pop Interstellaire et là, sa dernière fabrication pop, un artiste dont la première chanson prend déjà la direction des meilleures ventes dans les réservations en avant-première, tandis que la fille en jupe trop courte qui serre un peu trop fort son cocktail en riant un peu trop à gorge déployée doit être dans les relations publiques pour FASHIONSTAR PROMOTIONS. Sans oublier les trois râjas cogniciels de moins de vingt-cinq ans, les deux concepteurs de jeu crispés, le très louche Baron de Sundarbans, l’entrepreneur cyberjungle de la zone de virulence des darwinwares, solo, détendu et d’une élégance de tigre comme seul peut y parvenir un homme ayant sa propre légion pândava de gardes du corps aeais. Plus les visages trop habillés trop bavards que Tal ne reconnaît pas mais qui trahissent leurs origines de magazines de mode, les producteurs tivi quadragénaires qui ont l’air de transpirer et se montrent trop familiers entre eux, les journaleux people à la vision périphérique grand-angle activée, ainsi que les incontournables de la bonne société de Vârânacî, troublés et maussades qu’un troupeau de neutres les éclipse. Il y a même un couple de généraux, que leurs somptueux uniformes de cérémonie font ressembler à des perruches. L’armée est très très branchée, en cette époque de jeux dangereux avec l’Awadh. Sans oublier cette couvée de ce qui ressemble à des gamins boudeurs d’une dizaine d’années occupés à foudroyer tout le monde du regard par-dessus leurs verres à cocktail gyro-stabilisés : les Dorés, les fils et filles brâhmanes.
Nîta, l’assistante de son patron, Devgan, a donné une check-list à Tal. La majeure partie du service métasoap supporte mal la parfaite vacuité de Nîta, mais Tal l’aime bien. Sa banalité sincère produit d’inattendues juxtapositions zen. Elle voulait savoir ce qu’eil portait, comment eil se maquillerait, où eil boirait un verre avant d’aller en boîte et où eil irait pour l’after-party. Il faut se forcer un peu pour la plus grande, la plus tape-à-l’œil, la plus incontournable fête avec célébs de la saison. Le long de la colonnade, eil coche trente Grands Noms sur la liste de Nîta.
Deux râkshasas gardent l’entrée du sanctuaire et le bar gratuit. On passe un morceau d’Adani remixé par les Biblical Brothers. Les cimeterres s’abaissent. Ce sont des acteurs de chair et d’os, mais avec des bras inférieurs robotiques. Tal admire le maquillage corporel complet, absolument irréprochable. Ils scannent l’invitation et leurs épées se relèvent. Tal pénètre au pays des merveilles. Tous les neutres de la ville sont venus. Eil remarque que son grand manteau à dispersion optique et poil long est encore in, mais depuis quand les lunettes de ski repoussées presque sur le sommet du crâne en sont-elles devenues le complément ? Tal déteste rater une mode. Au fur et à mesure de sa progression vers le bar, les têtes se tournent, puis se rapprochent les unes des autres. Eil sent les murmures se répandre comme une vague dans son sillage : Qui est ce neutre ? Eil est nouveau, où se cachait-eil, Écarté ou Intégré ?
Je ne porte aucune attention à votre attention, s’affirme Tal. Eil est venu pour les célébrités. Prenant position à l’extrémité de la courbe lumineuse que dessine le bar en plastique, eil se met à observer. Des barmen à quatre bras agitent d’acrobatiques cocktails. Tal admire la dextérité de leurs extensions robotiques. « C’est quoi ? » demande-t-eil en désignant sur le bar un cône fluorescent de glace dorée en équilibre sur sa pointe.
« Non-Russian », répond le barman tandis que ses bras inférieurs soulèvent un autre verre qu’ils remplissent de cette glace. Tal tente une gorgée. Base vodka, complétée d’une espèce de sirop de vanille, d’un peu de jus de fruits et d’un trait de schnaps allemand à la cannelle, avec des pétales dorés qui tombent doucement dans les interstices de la glace. Le vrombissement des microgyros lui chatouille le bout des doigts.
La dynamique de la fête ouvre alors dans la foule une brèche temporaire qui lui dévoile, en lunettes de ski teintées d’or et toison d’ours polaire immaculée, LA star neutre : YOULI.
Paralysé par la présence de la vedette, Tal a la gorge serrée. Tous les raffinements et prétentions médiatiques s’envolent. Avant même de s’Écarter, Tal idolâtrait YOULI, Superstar par construction, manipulation comme les acteurs de Town and Country. Et voilà qu’eil est là, en chair et en vêtements, laissant Tal bouche bée. Il lui faut s’approcher de Youli. L’entendre rire et respirer, sentir sa chaleur. Ce soir-là, dans le temple, il n’y a que deux objets réels. Invités, neutres, serveurs, musique, tout cela est indéterminé, du domaine d’Ardhanârîshvara. Tal se tient maintenant derrière Youli, assez près pour, en tendant la main, toucher, réifier. L’angle de ses pommettes se modifie : Youli se retourne. Tal sourit, un grand sourire stupide. Oh Dieux, j’ai l’air de quelqu’un qui bave de fascination pour les stars, qu’est-ce que je vais dire ? Ardhanârîshvara, dieu du dilemme, aide-moi. Dieux, est-ce que je sens, je n’avais qu’une demi-bouteille d’eau pour ma toilette… Le regard de Youli passe sur Tal, qu’il traverse, annihile, avant de se poser sur une silhouette derrière eil. Youli sourit, ouvre les bras.
« Chéri ! »
Le mannequin passe devant Tal, vague chaude de fourrure, de bronzage doré, de pommettes acérées. L’entourage suit. Une hanche bouscule Tal, lui arrache sa boisson des mains. Le verre tombe par terre, chancelle frénétiquement avant de retrouver son équilibre et de tourner sur sa pointe. Tal reste stupéfait, aussi pétrifié que les statues sexuelles non humaines du temple.
« Oh, on dirait que tu as perdu ton verre. » La voix qui perce le mur des bavardages n’est ni masculine ni féminine. « Il ne faut pas, très cher, n’est-ce pas ? Allons, c’est une bande de salopes, frœur, et nous ne sommes que du décor. »
Eil est plus petit d’une tête que Tal, avec une peau sombre et un soupçon d’épicanthus, sans doute dû à des gènes assamais ou népalais. Son maintien dénote la fierté timide de ces peuples. Eil est vêtu d’un blanc simple hors mode, avec pour seule concession au style contemporain son crâne rasé saupoudré de mica moucheté d’or. Comme toujours avec les neutres, Tal n’arrive pas à deviner son âge.
« Tranh.
— Tal. »
Eils s’inclinent et s’embrassent. Eil a de longs doigts élégants, manucurés à la française, très différents des courts doigts potelés aux ongles rongés avec lesquels Tal tape toute la journée sur son clavier.
« Sacrément atroce, hein ? dit Tranh. Bois, très cher. Tiens. » Eil tape sur le bar. « Assez de cette pisse de Non-Russian. Donnez-moi du gin. Ginto, deux. Tchin-tchin. » Après l’écœurant et spectaculaire cocktail maison, le verre transparent avec le zeste de citron est très bon, très pur et très froid : Tal sent comme un feu glacé remonter à toute vitesse sa colonne vertébrale pour lui arriver droit dans le cerveau.
« Une boisson épatante, s’exclame Tranh. Elle a construit le Râj, vraiment. Toute cette quinine ! Hé ! » Il interpellait l’avatar de bar. « Wallah comédien ! Deux autres !
— Vraiment, je ne devrais pas, je travaille demain matin et je ne sais même pas comment je vais rentrer », dit Tal, mais le neutre lui glisse le verre brillant de rosée dans la main, la musique adopte ce rythme parfait, une bourrasque de vent traverse le temple délabré, attirant flammes et ombres dans son sillage, et à son passage tout le monde lève les yeux en se demandant s’il ne s’agirait pas de la première caresse de la mousson. Elle glisse une touche de folie dans cette fête atroce, et après elle Tal a l’impression que la tête lui tourne, qu’eil regorge de paroles et de vie, qu’il est merveilleux de se retrouver dans une nouvelle ville, avec un nouveau boulot, dans l’œil du vortex social en compagnie d’un splendide petit neutre à la peau brune.
Tout se déroule ensuite comme de la calligraphie sous la pluie. Tal se retrouve à évoluer sur la piste de danse sans se souvenir de la manière dont eil s’y est rendu, entouré de gens davantage occupés à regarder qu’à danser, en fait, personne ne danse, à part Tal, qui le fait merveilleusement, sans faux pas, comme si tout le vent qui traversait le temple se rassemblait en un seul endroit et une seule agitation, comme d’inhabituels gintos, comme la lumière, comme la nuit, comme la tentation, comme un laser braqué sur Tranh, l’illuminant sans éclairer personne d’autre, disant je veux j’ai besoin je vais, allez viens, faisant signe, viens donc, attirant Tranh, pas à pas, Tranh qui secoue la tête en souriant, je ne fais pas ce sacré genre de trucs, très cher, mais se laisse attirer dans le cercle par ce jeu de shakti et purusha jusqu’à ce que Tal voie Tranh frissonner, comme si quelque chose était sorti de la nuit pour passer dans son corps, quelque chose d’abandonné et de possessif, et Tranh sourit d’un petit sourire dément, et eils se rencontrent dans le cercle de musique, un chasseur et la chose qu’eil chasse et tout le monde les regarde et du coin de l’œil, Tal voit YOULI, l’étoile la plus brillante au firmament, s’éloigner avec son entourage. Éclipsé.
Tous les néomédias s’attendent à ce qu’eils s’embrassent, pour compléter le tableau, mais malgré le foisonnement de sculptures érotiques sur chaque colonne et rempart, eils sont des neutres d’Inde, pour qui ni l’endroit ni le moment ne sont ceux du baiser.
Puis les voilà dans un taxi et Tal ne sait ni où ni comment mais il règne une obscurité complète, la musique lui résonne encore aux oreilles et sa tête pulse à cause des gintos, et tout devient de plus en plus morcelé et discontinu. Tal sait désormais ce qu’eil veut. Eil sait ce qui va se passer. Cette certitude lui semble une vibration sourde et cramoisie dans son bas-ventre.
Sur la banquette arrière du phut-phut bringuebalant, Tal laisse son avant-bras retomber, la tendre face interne vers le haut, sur la cuisse de Tranh. Après un instant d’hésitation, les doigts de Tranh caressent sa peau sensible et glabre, dénichent les boutons du système de contrôle hormonal enfouis sous la peau et entrent délicatement les codes d’excitation. Presque aussitôt, Tal sent son cœur accélérer, sa respiration hésiter, son visage rougir. Le sexe joue de son corps comme d’un sitar, chaque corde et organe résonnant dans son harmonique. Tranh offre son propre bras à Tal, qui manipule les contrôles subdermiques, aussi minuscules et aussi sensibles que de la chair de poule. Eil sent Tranh se raidir sous la décharge hormonale. Les deux neutres se tiennent côte à côte à l’arrière du taxi cahotant, sans se toucher, mais frissonnant de désir et incapables de parler.
L’hôtel, confortable, anonyme, d’une discrétion internationale, jouxte l’aéroport. Morte d’ennui, la réceptionniste lève à peine les yeux de son magazine romantique. Le portier de nuit remue, puis identifie ces clients et se dissimule derrière le résumé télévisé des matches de cricket. Un ascenseur de verre les hisse le long du bâtiment jusqu’au quinzième étage, les lumières bien ordonnées de l’aéroport s’étalant encore davantage autour d’eils, comme des jupes constellées de joyaux. Le ciel délire d’étoiles et de feux de position, ceux des transports de troupes venant soutenir l’état de vigilance renforcée. Ce soir, tout tremble dans les cieux et sur la terre.
Eils s’écroulent dans la chambre. Tranh tend la main vers Tal, qui, par jeu, se dérobe. Il y a une chose indispensable à faire. Tal repère le contrôle de la chambre, branche une puce dessus. MIX DE BAISE. Nina Chandra se met à jouer et Tal oscille, ferme les yeux, fond. Tranh s’avance, bouge au rythme de la musique, quitte ses chaussures, laisse tomber son manteau blanc immaculé, son costume en lin, ses sous-vêtements à résille de Grande Marque. Eil tend les bras. Tal promène ses doigts sur le contrôle d’orgasme.
Tout est bande-son.
Le spectre des gintos sur le départ réveille Tal qu’il expédie dans la salle de bains à la recherche d’eau. Eil regarde, encore ivre, étourdi par ce qui s’est passé, le flot interminable que délivre le mitigeur. Une lumière grise annonciatrice de l’aube flotte dans la pièce. Tranh semble si petit et si fragile sur le lit. Il y a sans arrêt des avions. Quelque chose dans ces lumières matinales souligne toutes les cicatrices chirurgicales du corps de Tranh. Tal secoue la tête, en proie à une soudaine et impérieuse envie de pleurer, mais se recouche près de Tranh puis frissonne en sentant l’autre neutre bouger dans son sommeil et lui passer un bras autour de la taille. Tal dort, ne s’éveille que lorsqu’une femme frappe à la porte pour savoir si elle peut faire la chambre. Il est dix heures. Tal souffre d’une méchante gueule de bois. Tranh est parti. Ses habits, ses chaussures, ses sous-vêtements déchirés. Ses gants. Disparus. Il ne reste qu’une carte, avec un nom de rue, une adresse et deux mots : hors ghetto.
Le présentateur a réussi à faire vraiment rire le public, maintenant. En bas, dans la loge, Vishram le sent comme des vagues sur un rivage. Un rire profond. Un rire incontrôlable, un fou rire douloureux. Le meilleur bruit au monde. Garde ce rire pour moi, public. On reconnaît l’origine des spectateurs à leur rire. Il y a ceux fins du Sud, ceux plats des Midlands, ceux sonores comme des cantiques qui viennent des îles tout là-haut, mais celui-là est un bon rire de Glasgow. Un rire collectif local. Vishram Ray tape des pieds, gonfle les joues et lit les critiques de presse jaunies punaisées au mur. Il est à ça d’une cigarette.
Tu connais ton numéro. Tu peux le faire à l’endroit, à l’envers, en anglais, en hindî, sur la tête et déguisé en salade. Tu connais les accroches et les structures, tu as tes trois références à l’actualité, tu sais où tu peux improviser puis prendre une bretelle d’accès sans changer de vitesse. Tu peux d’un mot rabattre son caquet à un perturbateur. Ils riraient même avec une mégère au micro, ce soir, alors pourquoi cette impression de te faire lentement arracher les tripes par un poing enfoncé dans ton cul ? Le public local est toujours le plus dur et ce soir, il a le pouvoir. Pouce levé ou baissé, votez avec le gosier dans l’épreuve éliminatoire du concours Drôlement Drôle pour Glasgow et sa région. C’est le premier obstacle à franchir pour arriver à se produire au festival d’Édimbourg et peut-être y décrocher le prix de la découverte comique, mais c’est au premier qu’on trébuche.
Le présentateur chauffe lentement les spectateurs, maintenant. Ceux sur ma droite, tapez des mains. Sur ma gauche, sifflez bien fort avec deux doigts dans la bouche. Au balcon, poussez des hurlements titanesques. Appelez… M… Vishram ! Raaaaayyy ! Et il quitte les starting-blocks, il fonce vers la scène illuminée, les rugissements de la foule et sa maîtresse métallique, le mince corps d’acier du microphone.
Son œil de fête aperçoit la fille qui laisse son manteau à l’entrée du club. Je vais tenter le coup avec elle, décide Vishram. Comportement de suricate. La tête droite, regard à gauche à droite, partout. Elle se dirige vers le bar en contournant la pièce dans le sens des aiguilles d’une montre. Il fait de même dans l’autre sens, la pistant dans la jungle des corps. Elle a une bande d’amies, la professionnelle effrayante, la copine bien dans son corps mais essayez d’y toucher pour voir, la courtaude qui s’accommode de tout. Il peut l’en isoler, l’écarter de ce troupeau. Vishram cale son pas pour arriver au bar un quart de seconde avant elle. La barmaid les regarde l’un et l’autre.
« Oh, désolé, après toi, crie Vishram.
— Non, tu étais là…
— Non non, je t’en prie…»
Accent de Glasgow. Toujours bon de faire dans l’indigène. Elle porte un haut décolleté et un pantalon à taille si basse qu’il voit les courbes jumelles de son joli fessier quand elle se penche sur le bar pour hurler sa commande.
« Laisse, c’est pour moi. » À la barmaid : « Rajoutez un black dog à la vodka.
— C’est nous qui devrions t’offrir à boire…», lui crie-t-elle à l’oreille. Il secoue la tête et hasarde un coup d’œil vers ses potes pour voir s’ils regardent. C’est le cas.
« Ma tournée. Je suis en fonds. »
Les bouteilles arrivent. Elle les fait passer à ses copines, rassemblées derrière elle, et trinque avec lui.
« Félicitations. Donc, c’est toi qui as gagné ?
— Le droit de participer à la finale à Édimbourg, oui. Après ça, célébrité, fortune, mon propre sitcom…» C’est le bon moment pour la manœuvre no 1. « Écoute, je ne m’entends pas penser, j’arrive encore moins à essayer de me montrer spirituel et pétillant. On peut s’éloigner des baffles ? »
Le coin près du distributeur de cigarettes, sous le balcon : guère moins bruyant que le reste de la fête, mais sombre et à l’écart de ses amies.
« J’ai voté pour toi, révèle-t-elle.
— Merci. Je te dois ce verre, alors. Excuse-moi, je n’ai pas saisi ton nom.
— Je ne l’ai pas lâché. Anye.
— Anye, voilà qui sonne…
— Très nom qui se termine par “gal”.
— Voilà, gaélique genre “gal”.
— Grâce à mes parents, très gal-gal tous les deux. Tu sais quoi, je trouve que l’Écosse et le Bhârat ont beaucoup de points communs. En tant que nouvelles nations et tout.
— Je continue à penser qu’on vous bat sur le plan de la bonne vieille violence religieuse.
— On voit que tu n’as jamais assisté à un derby entre les deux équipes de foot de Glasgow. »
Tout en l’écoutant, Vishram s’est déplacé pour lui fermer l’accès à la piste de danse et à ses amies. Ayant achevé la manœuvre no 2, l’isolation, il passe à la no 3. Il fait semblant de reconnaître la musique.
« J’aime bien cette chanson. » Il la déteste, mais c’est un bon 115 bien carré. « Une p’tite danse, ça te dit ?
— Un max », répond-elle en sortant du coin pour s’approcher de lui avec une petite lueur dans l’œil. Les cinq danses réglementaires plus tard, il a appris qu’elle étudiait le droit à l’université de Glasgow, qu’elle travaillait au Scottish National Party, qu’elle aimait la montagne, les nouvelles nations, sortir avec les copines et rentrer sans elles. Vishram Ray trouve cela impeccable, aussi lui offre-t-il un nouveau verre – ses copines se sont repliées en un groupe maussade au bout du bar, près des toilettes pour femmes –, vide le sien cul sec et entraîne la fille dans deux autres danses. Elle bouge avec lourdeur mais enthousiasme, en de grands mouvements de membres. Il les aime substantielles. Au moment de la partie mid-tempo du morceau, sa poche revolver se met à l’appeler par son nom. Il l’ignore.
« Tu ne réponds pas ? »
Il sort son palmeur en espérant que ce sera quelqu’un voulant lui parler de comédie. Mais non. Vishram, c’est Shâstrî. Pas maintenant, vieux domestique. Surtout pas maintenant.
Mais la fête commence à l’ennuyer. Il passe à la manœuvre no 4.
« Tu veux rester ici, ou on va ailleurs ?
— Je ne suis pas difficile. »
Bonne réponse.
« Ça te dit, un p’tit café chez moi ?
— Oui, ça me va. »
Dehors, sur Byres Road, il reste un peu de l’heure bleue au-dessus des toits. La lueur des phares des voitures semble peu naturelle, théâtrale, une scène tournée en nuit américaine. Le taxi avance à vitesse réduite dans un crépuscule de minuit. Anye est assise tout près de Vishram sur la grande banquette en cuir. Il insinue la main. Elle se recule afin d’ouvrir le devant de son taille-basse. Il écarte l’élastique du slip. Manœuvre no 5.
« L’humoriste », dit-elle en guidant ses doigts.
La pierre dorée des immeubles semble luire dans la pénombre. Vishram sent sur son visage la chaleur emmagasinée par la maçonnerie. Une odeur d’herbe coupée monte encore du parc.
« C’est chouette, dit Anye. Cher. »
Vishram a toujours la main dans la culotte de la jeune femme et, de son doigt brûlant, guide cette dernière jusqu’en haut des marches. Il sent dans son entrejambe, dans sa respiration, dans les muscles de son ventre qu’il va prendre brutalement Anye nue à même le parquet. Il va découvrir les bruits qu’elle fait. Voir la saleté dans sa tête, les choses qu’elle veut qu’un autre corps lui fasse. Dans sa précipitation et son désir, Vishram manque trébucher sur le seuil et son pied envoie valser dans le hall l’objet qui l’attend là. Il pense à l’y laisser. Les lumières automatiques révèlent le logo vert et chrome de la Compagnie.
« Juste une toute petite seconde. »
Déjà sa proto-bandaison diminue.
L’enveloppe en plastique de courrier prioritaire est adressée à Vishram Ray, Appartement 1a, 22 Kelvingrove Terrace, Glasgow, Écosse. Dégoûté, dégrisé et plus du tout excité, Vishram l’ouvre. Elle contient deux objets : une lettre de Shâstrî le domestique ridé, et un aller simple Glasgow-Vârânacî via Heathrow, en première classe.
Il avait commencé à baratiner la femme en très bon tailleur dans le salon de la BhâratAir Râja Class parce qu’il planait toujours à cause de sa victoire et de la boisson, mais surtout par frustration sexuelle.
À l’arrivée de la limousine, il fermait le sac dans lequel il venait de fourrer son nécessaire de voyage. Il avait proposé à Anye de la raccompagner. Elle lui avait décoché un regard glacial de bonne gaélique activiste du SNP.
« Désolé, une affaire de famille. »
Elle semblait avoir très froid, avec ce pantalon et autant de peau dénudée, dans la lumière qui précédait une aube de début août à Glasgow. Vishram arriva à l’embarquement avec dix minutes à tuer. Il était le seul à l’avant lors du bref vol par navette aérienne jusqu’à Londres. Un peu étourdi par la rapidité de tout cela, il descendit de la passerelle et gagna aussitôt le salon de première classe, bien décidé à boire une vodka. Une douche, un coup de rasoir, des vêtements propres et un peu de vodka polonaise lui permirent de redevenir Vishram Ray. Il se sentit assez bien pour essayer d’attirer dans une conversation désinvolte cette femme vêtue d’un tailleur confortable-pour-voyager. Juste histoire de passer le temps. Reptile de salon.
Elle s’appelle Marianna Fusco. Elle est avocate d’entreprise.
On l’envoie à Vâranasî s’occuper d’un problème complexe de fidéicommis.
« Moi, je suis juste le mouton noir, le bouffon de la cour. Le frère cadet envoyé en Angleterre étudier le droit dans une bonne université, sauf qu’il se retrouve en Écosse à vouloir devenir un de ces humoristes qui se produisent seuls sur scène. Le stand-up est la forme d’art la plus élevée qui soit, entre parenthèses. Et pas très différente du droit, j’imagine. Vous et moi sommes des créatures de l’arène. »
Elle ne réagit pas sur ce point, mais demande :
« Combien de frères ?
— Grand ours, moyen ours.
— Pas de sœurs ?
— Il n’y a pas beaucoup de sœurs à Vârânacî, du moins pour ce que j’en connais.
— J’en ai entendu parler, dit-elle en se tournant plus confortablement vers lui sur le canapé en cuir. À quoi ressemble une société où il y a quatre fois plus d’hommes que de femmes ?
— À une société qui manque d’avocates, dit Vishram en se laissant aller sur le cuir craquant. De femmes exerçant un métier.
— Il faudra que je me souvienne de pousser mes avantages. Je vous offre une autre vodka ? Le vol sera long. »
Peu après la troisième, l’embarquement commence. Le siège de Vishram peut prendre une vraie position allongée. Après des années de classe économique, il n’en revient pas d’avoir autant de place pour les jambes. Il s’amuse tellement avec les boutons et les gadgets qu’il ne remarque pas tout de suite la passagère qui boucle sa ceinture à côté de lui.
« Eh bien, salut, vous parlez d’une coïncidence ! dit-il.
— Ce n’en est pas une », répond-elle en ôtant sa veste. Elle a des bras bien fermes sous son haut en stretch à brocart.
On leur sert leur premier armagnac au-dessus de la Belgique, alors que l’hypersonique monte en flèche vers son altitude de croisière, à trente-trois mille pieds. Vishram n’avait jamais envisagé de boire cela. Il carbure à la vodka. Il estime néanmoins que l’armagnac convient assez bien au rôle qu’il joue pour le moment. Marianna Fusco et lui traversent le ciel indigo en discutant de leur enfance, elle dans une grande famille élargie par les mariages et remariages – et qu’elle appelle sa constellation familiale –, lui dans la bourgeoisie patriarcale de Vârânacî. Elle trouve la stratification sociale émergente aussi horrible que fascinante, comme tous les Anglais. C’est ce qu’ils ont toujours aimé dans la culture et la littérature indiennes. La culpabilité et l’émotion que procure un système de classes sociales vraiment bon.
« Je viens d’une famille plutôt aisée. » Insiste. « Mais pas brâhmane. Genre avec un grand B, je veux dire. Mon père est kshatriya, assez dévot à sa manière. Toucher à l’ADN serait blasphématoire. »
Après deux autres armagnacs, la conversation se tarit et cède la place au sommeil. Voluptueusement allongé dans son fauteuil, Vishram remonte sa couverture de compagnie aérienne sur ses épaules en imaginant le froid de la stratosphère derrière la paroi de nanocarbone. Marianna bouge contre lui sous sa propre couverture. Elle est chaude, beaucoup trop près, et respire au même rythme que lui.
Manœuvre no 6. Quelque part au-dessus de l’Iran, il pose la main sur un sein. Elle remue contre lui. Ils s’embrassent. Langues saveur armagnac. Elle se rapproche en se tortillant. Il fait glisser ses seins hors du haut blanc en stretch. Marianna Fusco a de grandes aréoles aux pores hérissés, des mamelons comme de petits obus. Elle soulève sa jupe confortable mais stricte alors que l’hypersonique atteint Mach 3,6. Il lèche et essaye de se glisser, mais Marianna Fusco l’intercepte et guide son doigt vers cet autre trou grivois. Elle lâche un petit soupir, s’empale sur son doigt et dégrafe habilement Vishram Ray, dont la queue épaisse jaillit dans l’espace séparant les fauteuils. Marianna Fusco lui frotte le gland avec le pouce. Vishram lui caresse le clitoris en s’efforçant que l’hôtesse n’entende rien.
« Merde, murmure Marianna. Tourne-le. Tourne-le, bordel. »
Elle passe une jambe par-dessus et s’enfonce encore davantage sur son doigt. Sûtra à trente-trois mille mètres. À un quart de l’altitude orbitale, Vishram Ray jouit avec soin dans une serviette de la classe Râja de la BhâratAir. Un oreiller de compagnie aérienne à moitié enfoncé dans la bouche, Marianna Fusco produit de minuscules hurlements/gémissements étouffés. Vishram se recule, conscient du moindre centimètre d’altitude sous son corps. Il vient d’accéder au club le plus fermé de la planète, le club de ceux qui s’Envoient en l’Air à Vingt-Cinq-Miles d’Altitude.
Ils se nettoient aux toilettes, chacun de son côté, sans pouvoir s’empêcher de glousser à chaque coup d’œil sur l’autre. Ils arrangent leurs tenues et regagnent discrètement leurs places. Peu après, ils sentent l’avion-fusée modifier son assiette pour plonger comme un météore en feu vers la plaine indo-gangétique.
Il l’attend après avoir passé la douane. Il admire la coupe de ses vêtements, la manière dont sa haute taille et ses manières assurées la distinguent des Bhâratîs. Il sait qu’il n’y aura ni coup de fil, ni courrier électronique, ni deuxième fois. Une liaison professionnelle.
« Je vous dépose ? propose-t-il à Marianna Fusco. Mon père m’aura envoyé une voiture… c’est nul, je sais, mais il est vieux jeu sur ce genre de choses. Aucun problème pour vous poser à l’hôtel.
— Merci. La station de taxis ne me dit rien. »
La limousine est facile à repérer, avec ses petits fanions de la compagnie Ray Power sur les ailes. Sans hésiter, le chauffeur prend le sac de Marianna Fusco, le range dans le coffre et chasse une petite troupe de mendiants et de badmashs. Les quelques secondes de canicule entre l’aéroport et l’automobile climatisée assomment Vishram. Il a trop longtemps vécu dans un climat froid. Il a aussi oublié l’odeur, comme des cendres de roses. Le chauffeur s’introduit dans la muraille de couleur et de bruit. Vishram sent la chaleur, la moiteur des corps, la suie d’hydrocarbure graisseuse sur la vitre. Les gens. La coulée infinie des visages. Les corps. Il découvre une nouvelle émotion. Elle a la familiarité cafardeuse des souvenirs liés au mal du pays, mais s’exprime par la saleté repoussante et terriblement ordinaire de la foule qui se presse sous ces boulevards. Le mal nauséeux du pays. L’horreur nostalgique.
« On n’est pas loin du rond-point Sarkhand, je crois ? demande Vishram en hindî. J’aimerais le voir. »
Le chauffeur hoche la tête et prend la première à droite.
« Où allons-nous ? se renseigne Marianna Fusco.
— À un endroit dont vous pourrez parler à votre constellation familiale », répond Vishram.
Des barrages de police bloquent la route principale, obligeant le chauffeur à emprunter un itinéraire de sa connaissance par des petites rues d’une étroitesse intestinale, ce qui les conduit droit dans une émeute. Il écrase les freins. Un jeune homme bascule sur le capot. Plus secoué que blessé, le post-adolescent potelé à la petite moustache dévote se relève, mais l’impact a fait tanguer l’automobile et ses passagers. Aussitôt, la foule se désintéresse de la statue tape-à-l’œil de Hanumân sous sa chhatrî de béton pour fixer son attention sur la voiture. Des mains tambourinent sur le capot, le toit, les portes. On secoue la limousine sur ses amortisseurs. La foule voit une grosse Mercedes avec des vitres teintées et des fanions d’entreprise, une alliée des forces voulant démolir leur endroit sacré pour le transformer en station de métro.
Le chauffeur enclenche la marche arrière, fait fumer les pneus en reculant dans l’allée sous les étendards de linge et les balcons de bois branlant. Des briques lancées dans leur direction écaillent la carrosserie. Marianna Fusco laisse fuser un petit cri quand le pare-brise se fêle soudain en toile d’araignée. S’aidant de la caméra de recul, le chauffeur insère la limousine entre deux échafaudages en bambou. Les jeunes kârsevaks poursuivent le véhicule, qu’ils frappent à coups de lâthîs en maudissant les Rânâ impies et leurs démoniaques conseillers en relations publiques musulmans. Ils agitent les fanions arrachés aux ailes. Dans ces ruelles, pense Vishram Ray, un seul cocktail Molotov ferait des centaines de morts. Mais le chauffeur remonte le labyrinthe jusqu’à son point d’entrée, repère une éphémère brèche dans l’incessant flot de la circulation et y lance la limousine en marche arrière. Camions, bus, vélomoteurs pilent. Le chauffeur tire le frein à main. Les jeunes dévots les suivent dans la circulation, se glissent entre les phut-phuts et les pick-up japonais décorés d’iconographie hindoue. Ils se glissent, courent, gagnent du terrain. Le chauffeur lève les mains de désespoir. Il ne peut rien faire dans cette circulation. En jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Vishram arrive à lire les badges qu’ils portent sur la poitrine. Puis Marianna Fusco s’écrie Oh mon Dieu ! et la voiture pile avec une telle brutalité que le nez de Vishram vient s’écraser sur le dossier du conducteur. Malgré ses larmes et sa stupéfaction, il voit un démon d’acier tomber du ciel devant lui : Râvana le dévoreur, le seigneur-démon, dix lames en éventail, accroupi sur des cuisses en titane à action hydraulique. Sa minuscule tête de mante regarde Vishram droit dans les yeux, déploie un arsenal de sondes et capteurs digne d’un dentiste. Puis la chose bondit à nouveau. Vishram sent les orteils griffus racler le toit de la limousine. Il se retourne d’un coup pour regarder par la lunette arrière, voit la chose atterrir à côté d’un arrêt de bus. La circulation s’interrompt, les kârsevaks s’égaillent comme des cabris. La chose s’éloigne sur la rue, quadrillant le boulevard de ses capteurs rotatifs. Sa carapace arbore la bannière étoilée. Un robot de combat américain.
« Mais que se… ? » Une guerre a commencé pendant qu’il passait l’immigration. Le chauffeur désigne de l’autre côté de l’intersection une rue de devantures en néons et de parapluies luisants où un homme en coûteux vêtements sombres hurle des imprécations à la machine qui s’éloigne. Derrière lui, il y a un SUV Mercedes découpé en deux. L’homme ramasse des morceaux de circuits et de métal qu’il lance dans le sillage du robot. « Je ne comprends toujours pas…
— Sahb, dit le chauffeur en embrayant, vous êtes parti si longtemps que vous avez oublié Vârânacî ? »
Le trajet jusqu’à l’hôtel de Marianna Fusco s’effectue dans un silence lugubre. Elle remercie poliment Vishram, le portier râjput salue puis prend son bagage, et elle monte les marches sans se retourner.
Voilà qui semble mal parti pour une autre partie de jambes en l’air.
La limousine cabossée tourne au portail entre la boutique de pièces automobiles et l’école d’informatique, traverse une rangée d’arbres ashokas. Vishram se retrouve aussitôt dans un monde différent. La première chose qu’on achète, en Inde, quand on a les moyens, c’est l’intimité. Le tumulte des rues se réduit à une pulsation. La démence de sa ville est exclue.
Le personnel de maison a allumé des lampes à naphte tout au long de l’allée pour le retour du fils prodigue. Des percussionnistes tambourinent pour accueillir Vishram avant d’escorter la voiture, et voilà la maison, grande, fière, d’une blancheur incroyable sous les projecteurs. Vishram sent lui venir aux yeux des larmes dont il ne veut pas. Quand il vivait sous ce toit, il avait toujours honte de reconnaître habiter un palais, avec ses piliers, ses frontons et son large portique recouverts de chèvrefeuille et d’hibiscus, sa foutue blancheur, son intérieur de marbre brossé ainsi que ses pornographiques sculptures en bois au charme désuet et ses plafonds peints dans le style népalais. Une famille de négociants l’avait fait construire à l’époque des Britanniques dans un style leur rappelant leur pays natal. Ils l’avaient appelée le Shanker Mahal. Mais ce mépris adolescent, cet embarras de figurer parmi les privilégiés, disparaît au moment où il descend de voiture et où la maison l’assaille de senteurs ressuscitant de vieux souvenirs, odeurs de poussière et de margousier, musc des rhododendrons et légère puanteur du système d’égout, qui n’a jamais vraiment fonctionné.
Ils l’attendent sur les marches. Le vieux Shâstrî, tout en bas, lance déjà des namastés. Le personnel de maison l’encadre en deux groupes, les femmes sur sa gauche, les hommes sur sa droite. Le vénérable jardinier Râm Dâs est toujours là, incroyablement vieux, mais toujours aussi actif, Vishram n’en doute pas, dans son éternelle guerre contre les singes. Plus haut, ses frères. L’aîné, Râmesh, semble plus grand et plus mince que jamais, comme si la gravitation des objets interstellaires qu’il étudie l’attirait dans le ciel, le transformait en corde d’interrogations. Toujours pas de véritable compagne. Même de Glasgow, Vishram entendait la diaspora bhâratîe parler de week-ends spéciaux à Bangkok. Près de lui, le frère parfait, Govind. Costume parfait, épouse parfaite, enfants parfaits, les jumeaux Runu et Satîsh. Vishram voit qu’il engraisse. La stellaire DiDi, ex-présentatrice d’émissions tivi du petit-déjeuner, épouse-trophée, se tient à ses côtés. Près d’elle, l’âyâ berce le dernier ajout à la lignée dynastique. Une fille. Très 2047. Vishram fait gazouiller et glousser la petite Priyâ, mais quelque chose en elle lui donne à penser qu’elle est brahmane. Quelque chose de primal, de phéromonal, une légère différence de chimie corporelle.
Sur la dernière marche, supérieure dans son attitude emplie de respect, sa mère ressemble au souvenir que Vishram garde en permanence d’elle. Une ombre entre les colonnes. Son père n’est pas là.
« Où est Dâdâjî ? demande Vishram.
— Il nous retrouvera demain au siège social, se contente de répondre sa mère.
— Tu sais ce que c’est que cette histoire ? » demande-t-il à Râmesh une fois terminés les salutations, larmes, et regardez-moi-le-gaillard-que-c’est-devenu. Son frère secoue la tête tandis que Shâstrî, du doigt, fait signe à un portier de monter le sac de Vishram dans sa chambre. Peu désireux qu’on l’interroge sur la limousine, Vishram prétexte le décalage horaire pour aller se coucher. Il s’attendait à ce qu’on lui attribue son ancienne chambre, mais le portier le guide jusqu’à une chambre d’amis, du côté de la demeure où le soleil se lève. Cela l’offense qu’on le traite comme un étranger en visite. Puis, tandis qu’il installe ses quelques affaires dans les immenses commodes et armoires en acajou, il se réjouit que ses possessions d’enfance ne soient pas en train de le regarder revenir de sa vie après elles. Elles l’attireraient dans le passé, le feraient redevenir adolescent. La climatisation de la vieille maison n’a jamais rien valu, aussi s’allonge-t-il nu sur les draps, consterné par la chaleur, à lire des visages dans le feuillage peint au plafond, à écouter le vacarme produit par les pieds et les mains des singes dans les plantes grimpantes de l’autre côté de la fenêtre. Il reste au bord du sommeil, ne glissant vers l’inconscience que pour sursauter chaque fois qu’un bruit à demi oublié arrive de la ville en contrebas. Vishram capitule et sort nu sur le balcon métallique. L’air et l’odeur de la cité de Shiva lui saupoudrent la peau. Des grappes de feux de position clignotants se déplacent dans la brume jaune au-dessus de la ligne de toits. Les soldats qui volent dans la nuit. Il essaye d’imaginer une guerre. Des robots tueurs qui courent dans les ruelles avec des lames en titane à leurs quatre mains, avatars de Kâlî. Des hélicoptères armés aeais, pilotés par des guerriers depuis l’autre bout de la planète, qui traversent le Gangâ pour des missions d’attaque au sol. Les alliés américains de l’Awadh se battent à la manière moderne, sans qu’aucun de leurs soldats ne quitte son pays, sans le moindre cadavre à rapatrier. Ils tuent à des continents de distance. Il craint que cette étrange scène à laquelle il a assisté dans la rue s’avère prophétique. Entre l’eau et les fondamentalistes, les Rânâ n’ont plus le choix.
Un crissement de gravier, un mouvement sur les pelouses argentées. Râm Dâs sort des ombres projetées par les harshingars sous la lune. Vishram se fige sur son balcon. Il s’est laissé aller à une autre coutume occidentale : la nudité désinvolte. Râm Dâs s’avance sur la pelouse tondue, écarte sa dhotî et pisse à la lueur nonchalante de la lune indienne qui se prélasse sur le côté comme un ghandarva de temple. Il se rajuste, se tourne pour adresser à Vishram un lent hochement de tête, un salut, une bénédiction, et poursuit son chemin. Un paon crie.
Vishram est enfin rentré chez lui.