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La colonie de la seconde planète de Sirius n’existait que par l’effet d’un de ces cercles vicieux qui composent le progrès. Tout comme le fer est indispensable pour fondre l’acier dont on fait les outils et l’équipement permettant d’extraire le fer des mines, la colonie devait exploiter les gisements de minerai précieux qui justifiaient en premier lieu l’existence de colonies semblables. Le minerai était appelé présodynimium, vocable polysyllabique signifiant simplement qu’il s’agissait d’un cristal instable, isotope provenant à l’origine de sodium ordinaire (d’où pré : avant et sod : sodium), doué de grandes propriétés cinétiques (dyn : force). Il avait été d’abord extrait de composés sodés par un savant canadien (d’où, imium, moins américain qu’inum ou um).

Ce cristal avait la bénéfique propriété d’être allergique à l’électricité. Lorsqu’il était soumis au moindre courant, il évitait l’altération de sa structure électronique en disparaissant tout simplement de l’espace normal jusqu’à l’interruption du courant. Le côté intéressant de cette disparition (du point de vue astronautique) était que le cristal ne disparaissait pas seul mais entraînait tous les objets qui l’entouraient dans un certain rayon. Il était apparu qu’un cristal de présodynimium de quarante centimètres » de diamètre pouvait entraîner un astronef de trente mètres dans l’hyper-espace en un clin d’œil. Bien entendu, il pouvait entraîner aussi tout autre objet se trouvant dans un rayon de quinze mètres autour de lui. On ne déclenchait donc le processus que lorsque le vaisseau avait quitté l’atmosphère d’une planète, de crainte qu’un morceau de terrain avec un ou deux hommes ne le suivent dans l’hyper-espace.

Dans sa hâte d’explorer les étoiles qui se trouvaient maintenant à sa portée, la Terre avait rapidement épuisé les gisements de minerai. De plus, le cristal, étant instable, n’avait qu’une existence limitée. Ce qui signifiait qu’un astronef disposait d’une latitude d’utilisation de cinq années avant que le cristal cesse de déphaser la zone qui l’environnait.

La fonction du présodynimium était aussi mystérieuse pour les savants que le principe d’une automobile l’est pour un conducteur. Bien peu d’hommes peuvent décrire la relation ésotérique qui existe entre une clé de contact et les roues qu’elle fait tourner. En attendant que l’on découvre un autre moyen de passer dans l’hyper-espace, le présodynimium valait, à poids égal, dix fois le prix de l’uranium 235. On avait découvert que Sirius II recelait autant de minerai qu’une confiserie recèle de calories. D’où l’implantation de la colonie. Tant que les gisements rapporteraient, la planète serait considérée avec respect et estime par tous ceux qui possédaient des investissements et des intérêts dans l’Âge Spatial et ses activités contingentes.

C’est donc avec une inquiétude considérable que la Terre avait appris que les mines de Sirius n’étaient plus exploitées. Oh ! bien sûr, il restait encore du minerai. Assez pour que la planète continue de rapporter pendant un siècle encore. Le problème venait des mineurs. Ils ne rentraient plus de la mine. Et ceux qui étaient partis à leur recherche avaient disparu eux aussi.

Naturellement, tout le travail avait été interrompu. Les hommes refusaient de remettre le pied dans les mines tant que l’on n’aurait pas découvert ce qu’il était advenu de leurs prédécesseurs.

Les dirigeants de la colonie exhumèrent donc une robofusée et un rayon-sondeur d’un hangar du spatioport. La fusée fut envoyée en orbite dans le sens de la rotation planétaire, afin de planer simplement au-dessus des mines tout en sondant la zone environnante pour tenter de détecter l’étranger inconnu.

Quand la fusée eut regagné le sol, on compara le contenu de la microbande aux archives des espèces connues ; on s’aperçut alors que l’animal découvert n’avait jamais été recensé. Son impulsion-vie révélait un indice de 0,999.

Les impulsions-vie sont calculées selon une échelle décimale basée sur le chiffre un (l’homme se situant à 0,050). Au vu de celle-ci, l’administration de la colonie ordonna la fermeture immédiate des mines et l’évacuation de la zone. Cela ne faisait que confirmer les faits existants, mais les mineurs de Sirius II se sentirent un peu moins coupables d’avoir abandonné le travail.

Un S.O.S. fut adressé en hâte à la Terre, expliquant la situation en détail et demandant des instructions. La Terre ordonna d’attendre, de rester calme et de garder les mines fermées jusqu’à l’ouverture d’une enquête, toutes mesures que la colonie avait déjà prises d’elle-même. Une copie de la microbande avait été envoyée sur Terre en même temps que le S.O.S. Le schéma fut comparé à tous ceux qui figuraient à la Bibliothèque de Contact Extra-Terrestre du Corps Spationaval des États-Unis. Celle-ci groupait la multitude des vies étrangères recensées par les Zoologistes Spatiaux dans l’exploration méthodique de l’univers. Non seulement on s’aperçut que le schéma enregistré était inconnu dans tout le cosmos exploré, mais aussi absolument différent de toutes les impulsions-vie déjà observées. La Terre décida que le seul moyen d’obtenir un résultat était d’envoyer un Zoologiste pour qu’il entre en Contact avec l’étranger. C’était une solution peu orthodoxe que l’on employait pour la première fois sur un monde déjà colonisé.

Ainsi, la colonie attendait-elle dans la peur derrière les portes closes, regardant le ciel par les fenêtres scellées, guettant l’arrivée de Jerry Norcriss tout en faisant des prières pour qu’il découvre l’être étranger et leur révèle comment s’en débarrasser…


Illustré par Gaughan


— « Sauf votre respect, lieutenant, » dit le technicien avec un sourire, « vous n’avez jamais été aussi bien installé. » Il effectuait les ultimes réglages sur l’appareil. Jerry épongea la fine pellicule de sueur froide sur son front et sa lèvre supérieure et acquiesça en silence. Lors des précédents Contacts qui avaient eu lieu avant toute colonisation, les choses s’étaient présentées de façon plus rustique. Mais actuellement, Jerry était installé de façon luxueuse.

Lorsqu’une robofusée, après six mois de vol orbital, prouvait qu’une planète était habitable par les humains, sûre et exploitable, Jerry n’avait pas à intervenir. Mais si on détectait une nouvelle forme de vie, dont l’impulsion-vie ne correspondait à rien de connu, il devait alors gagner le sol de la planète et sonder la créature, pour déterminer dans quelle mesure elle représentait une menace.

Le technicien venait de faire allusion à l’habituelle base d’opérations de Jerry, située près de l’aileron de queue de la fusée, celle-ci étant l’unique source d’énergie disponible sur un monde non colonisé. Là, coiffé du casque de Contact, allongé sur la couchette, il laissait voyager son esprit jusqu’à celui de l’être étranger pour le sonder de l’intérieur. Mais à présent, sur ce monde colonisé, il était installé de façon inhabituellement confortable dans le solarium du laboratoire de recherches de l’hôpital de la ville. Au-delà des panneaux de quartz, il découvrait un ciel tranquille et bleu. Seule une trace de désinfectant qui flottait dans la pièce venait troubler la sensation de confort qu’il éprouvait.

Une demi-douzaine de personnes appartenant à l’hôpital étaient rassemblées dans la pièce. Aucune d’entre elles n’avait jamais vu un homme en Contact. C’est en vain que le technicien leur avait expliqué avant l’arrivée de Jerry qu’il n’y aurait rien à voir. Jerry s’étendrait simplement sur sa couchette et ajusterait le casque sur sa tête. Le technicien, alors, pousserait un levier et, pendant quarante minutes, il n’y aurait rien à voir en dehors de Jerry, immobile et silencieux. Plus tard, bien sûr, les renseignements transmis par l’esprit de Jerry jusque dans le casque seraient enregistrés par la machine et traduits en langage clair. Tous pourraient alors obtenir des informations sur la nouvelle créature. Ce serait le seul moment intéressant. Nul ne gagnerait rien à observer le jeune homme aux cheveux prématurément blanchis (bien qu’il n’eût que la trentaine) tandis qu’il serait plongé dans ce qui pouvait être à leurs yeux une tranquille sieste de quarante minutes.

Pour Jerry, cependant, les choses n’auraient rien de tranquille pendant ces quarante minutes.

Lorsque le processus était entamé, il était impossible – même pour l’inventeur du Contact – de raccourcir ou d’allonger la période de temps. L’esprit de Jerry, une fois dans celui de l’être étranger, y restait pendant exactement quarante minutes. Et tout ce qui pouvait arriver à l’étranger arrivait également à Jerry. Même la mort.

Si la créature venait à périr avec Jerry, les gens dans le solarium attendraient en vain son réveil.

Jerry, luttant contre les vagues nauséeuses qu’il éprouvait au creux de l’estomac, était maintenant étendu et coiffé du casque, attendant que le technicien eût achevé les derniers réglages.

Un rayon-sonde dirigé, depuis le solarium, sur la zone suspecte avait immédiatement détecté la trace verte, aussi intense qu’auparavant. Bientôt, Jerry serait au cœur même de la réponse, son esprit rivé à celui de l’étranger.

— « Dépêchez-vous, s’il vous plaît, » dit-il au technicien, en s’efforçant de ne pas crier.

— « Je suis prêt, lieutenant, » dit l’autre, brusquement. « Vous êtes paré ? »

— « Paré, » répondit Jerry. Il ferma les yeux sur l’image du ciel clair, laissant son esprit se relaxer pour le choc brutal du transfert… Il y eut un éclair silencieux, blanc et froid dans son esprit… Et Jerry Norcriss fut en Contact…


L’une des infirmières, nette et digne dans son uniforme empesé, fit un pas hésitant vers la couchette puis s’adressa au technicien sans le regarder, d’une voix tendue : « Quelles sont ses chances ? Il est tellement important qu’il réussisse ! »

Le technicien s’apprêtait à lui répliquer vertement, mais détournant son regard du panneau de contrôle, il rencontra deux yeux du bleu le plus profond qu’il eût jamais vu et un visage sérieux, à la peau douce, sous une frange de cheveux blonds. Il y avait de l’inquiétude dans ces yeux. Immédiatement, son humeur s’adoucit. Essayant de ne pas révéler la soudaine tendresse qu’il éprouvait, il désigna le grand appareil où scintillaient les lampes et tremblaient les aiguilles des cadrans.

— « Toute l’histoire, d’une façon ou d’une autre, est résumée ici, » dit-il. « Les chances d’un Zoologiste Spatial sont toujours de cinquante pour cent. Ou bien il réussit et revient sain et sauf, ou il échoue et ne revient pas du tout. Mais, quels que soient les renseignements qu’il obtient, ceux-ci sont transcrits sur microbande. Et cela peut nous aider à affronter la menace. Ou n’être d’aucune utilité. »

Elle parut surprise. « C’est donc seulement un enregistreur ? Je croyais que ce qui avait lancé son esprit vers la mine était…» Elle hésita sur le dernier mot et son expression refléta une anxiété grandissante.

Le technicien eut envie de lui poser une question, puis décida de se cantonner pour un instant encore sur le terrain de la technique. « Non, son esprit se transmet par lui-même, » dit-il. « C’est-à-dire que le Contact déclenche l’activité d’une certaine zone du cerveau. Son esprit suit alors un rayon-sonde braqué sur l’être étranger et le Contact s’établit. Après cela, la machine peut être arrêtée pour toute la durée du Contact. Au bout de quarante minutes, son esprit regagne son corps de lui-même. Les centres cérébraux se rétractent un peu à la façon d’un muscle sous l’effet d’un coup. Ils sont comme paralysés pendant un temps fixe : quarante minutes. En deçà ou au-delà de cette limite, aucun Contact ni rupture de Contact n’est possible…»

Sa voix traîna sur les derniers mots comme il s’apercevait que les hochements de tête de la jeune fille étaient vagues et absents. Elle avait l’esprit ailleurs et il dit en hésitant : « Écoutez… je ne suis pas psychologue… mais peut-être cela vous soulagerait-il si vous me parliez…»

Un pâle sourire flotta sur ses lèvres. « Je ne croyais pas que cela se voyait. »

Il sourit en réponse et haussa les épaules.

— « Je m’appelle Jana, » reprit-elle, « Jana Corby. » Elle tentait d’effacer un peu de la tension qui existe habituellement entre deux inconnus.

— « Bob Ryder, » dit le technicien. Et il se tut, attendant qu’elle fît le premier mouvement.

— « Mon père…» commença-t-elle et, pour la première fois, un peu de l’angoisse qui se lisait dans ses yeux passa dans sa voix. « Mon père était l’un des mineurs… Dans l’équipe du matin. C’est la veille de mon mariage que les hommes ne sont pas revenus. »

Bob fronça les sourcils. « Je ne comprends pas. »

Elle cligna des yeux comme des larmes lui venaient et eût un sourire timide et triste.

— « Excusez-moi. Je mélange tout. Voyez-vous, comme papa avait disparu, la cérémonie a été remise, bien sûr, jusqu’à ce que nous ayons des nouvelles. Jim – Jim Kerrick, mon fiancé – a très bien compris. Il est mineur, lui aussi. Il fait partie de l’équipe de nuit, Dieu merci. Mais si le lieutenant Norcriss ne réussit pas, s’il n’arrive pas à trouver un moyen de détruire cet animal, quel qu’il soit… nous ne pourrons jamais nous marier. »

Lentement, Bob secoua la tête.

— « Vous ne pourrez pas vous marier ? Je ne vous suis pas. »

— « Vous êtes du Corps Spatial, » dit-elle. « Peut-être ne connaissez-vous pas les usages des colonies stellaires. Cela coûte cher d’envoyer des gens jusqu’aux étoiles. Les promoteurs exigent des garanties pour leur argent. Nous signons donc tous un contrat de dix ans. Si nous n’en remplissons pas les termes, nous sommes renvoyés sur Terre par le prochain vaisseau. »

— « Eh bien… je pense que vous êtes encore dans les limites, » dit Bob. « Mais en quoi cela contrarie-t-il vos projets de mariage ? »

— « Nous allons là où l’on nous envoie, » dit-elle simplement. « Si la colonie est évacuée, nous serons envoyés sur une nouvelle planète. Ce ne sera peut-être pas la même pour nous deux. J’irai là où l’on a besoin d’infirmières et Jim là où il faut des mineurs. »

Bob éprouvait une impression gênante à parler ainsi du programme de colonisation, mais le désespoir qu’il lisait dans les yeux de la jeune fille lui faisait oublier toute autre considération. « Vous pourriez annuler tous deux vos contrats. »

— « Et retourner ensemble sur Terre ? » Jana secoua la tête. « Jamais je ne ferai cela, pour l’amour de Jim. Il a voué sa vie à la mine et c’est le présodynimium qu’il connaît le mieux. Il n’y en a plus sur Terre. »

— « Il pourrait trouver autre chose, » dit Bob.

— « Je sais. Mais il ne serait pas heureux. Au bout d’un certain temps, il pourrait m’en vouloir. Ou je pourrais tout aussi bien m’en vouloir à moi-même. Je… je pense qu’il est idiot d’accorder tant d’importance à cela ? »

— « Chérie, » dit doucement Bob, « n’importe quel type se couperait un bras pour épouser une fille comme vous. Et moi le premier. »

Embarrassée, elle regarda à nouveau la silhouette immobile sur la couchette. « Vous êtes gentil. »

— « Pas gentil, » dit le technicien, « mais séduit. »

Derrière eux, des myriades de points lumineux et de voyants scintillaient avec une électrique monotonie. Lentement, ils enregistraient les détails les plus infimes du Contact entre Jerry Norcriss et l’être étranger…

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