La trace verte dansait sur l’écran gris et lisse, en une ligne brisée dont les angles se répétaient çà et là. Par instants terne, elle brillait ensuite d’un éclat émeraude avant de s’estomper à nouveau. Le technicien tourna le bouton. Il y eut un bourdonnement prolongé à l’intérieur de la machine, tandis que les fiches d’information étaient reclassées.
— « Voulez-vous regarder encore, lieutenant ? » demanda le technicien. Il gardait les doigts au-dessus des cadrans, le corps figé en un mouvement interrompu.
Jerry Norcriss acquiesça avec un signe de tête bref et autoritaire. Le technicien remit l’appareil en marche. Avec un sifflement léger, la ligne brillante s’agita de nouveau sur l’écran circulaire.
« C’est ici que le rayon-sonde a enregistré la première impulsion de la créature, » dit le technicien.
Jerry hocha la tête. Ses yeux étaient rivés sur le dessin phosphorescent qui zigzaguait sur l’écran. Les pointes culminantes et les creux soudains amenaient en lui une sorte de désespoir.
— « C’est une impulsion puissante, » dit-il, étonné. C’était là un de ses rares commentaires. Les Zoologistes Spatiaux ne parlaient pour ainsi dire jamais à ceux qui n’étaient pas de leur classe et, même entre eux, ils étaient remarquablement peu loquaces.
Le technicien fut aussi impressionné par ce long discours que par l’alerte reçue au Quartier Général du Corps Spationaval Terrestre et il ne put que hocher la tête gravement. L’écran le fascinait autant que Jerry.
— « Là…» La ligne venait de redevenir très brillante, soudain. « La créature passe directement sous le rayon-sonde. L’impulsion-vie est à pleine puissance. » La ligne perdit de sa brillance et s’estompa. « Nous la perdons à nouveau, lieutenant. »
— « Nous l’avons eue pendant combien de temps ? » demanda Jerry en s’efforçant de parler calmement.
— « Près d’une minute, » dit le technicien sans quitter l’écran des yeux. L’impulsion, maintenant, n’était plus visible. « Cela signifie que la chose, quelle qu’elle soit, est grosse, lieutenant, très grosse. Elle est même diablement grosse pour que l’impulsion maximale dure aussi longtemps. »
— « Je sais parfaitement ce que cela signifie ! » dit Jerry. « Mais c’est tellement…»
Le technicien eut un sourire fugitif. «…Tellement incroyable, lieutenant ? »
Jerry acquiesça pensivement. « C’est le mot. » Il continuait de voir en lui cette impossible ligne verte qu’il venait d’observer. Les muscles plats et puissants de ses épaules et de son cou se nouaient. Soudain, il se rendait compte qu’il avait affreusement peur…
— « Lieutenant, » dit le technicien tout à coup, « je croyais jusqu’ici que les robofusées de sondage ne pouvaient laisser échapper une seule impulsion vitale sur une planète. Je veux dire qu’en faisant le tour d’un monde toutes les quatre-vingt-dix minutes pendant six mois… il semble impossible qu’une forme de vie non recensée puisse leur échapper. »
— « Je sais, » dit Jerry Norcriss en promenant ses doigts rudes dans la masse de ses cheveux blanchis prématurément. « À l’exception de deux autres cas, je ne peux comprendre comment une telle impulsion-vie a pu échapper à la robofusée. »
— « Deux autres cas, lieutenant ? » demanda le technicien. La défaillance de la sonde l’intriguait tout autant que l’humeur étrangement loquace du zoologiste.
Jerry détourna les yeux de l’écran et détailla le jeune homme qui se tenait à ses côtés. Il était sur le point de répondre, puis se ravisa. Toute tentative de communication était pour lui un effort. Un très gros effort. Et un danger. Seul un autre Zoologiste Spatial pouvait comprendre le danger d’une conversation, d’un relâchement, d’un moment de détente dans cette vigilance perpétuelle des barrières psychiques.
— « N’en parlons plus, » dit-il brusquement. Le sourire du jeune technicien se figea en une expression d’obéissance.
— « Oui, lieutenant, » dit-il avec une cordialité empruntée. « Est-ce que ce sera tout, lieutenant ? »
— « Oui, » dit Jerry. Puis, comme le technicien s’apprêtait à quitter la cabine : « Non, attendez. Dites à Ollie Gibbs de m’apporter une tasse de café. Bien noir. »
L’autre acquiesça, sortit et referma la porte derrière lui.
Jerry prêta l’oreille au bruit des bottes à semelle magnétique tout au long de la coursive de l’astronef. Puis il soupira.
La situation lui apparaissait comme fantastique. Deux fois seulement, dans toute l’histoire de la Zoologie Spatiale, une impulsion avait échappé aux sondes. La première, de façon plutôt comique, s’était présentée sur Terre, lors des premiers essais. La volumineuse robofusée dont les formes renflées, les angles et les antennes ne se prêtaient qu’au vol extra-atmosphérique avait sondé toute la planète. Ses antennes sensitives avaient détecté les impulsions de toutes les formes de vie existant au-dessous et les avaient transcrites sur micro-bande. Celle-ci avait été mise en cartes IBM et ces cartes étaient passées par les chambres de traduction où leurs symboles incompréhensibles étaient devenus une langue intelligible. C’est alors que l’on avait découvert qu’un animal manquait.
Six mois de survol de la planète n’avaient pas permis l’enregistrement de cette impulsion. L’animal était l’ours brun d’Amérique du Nord. Ce ne fut qu’après des heures de palabres et de théories épuisantes que quelqu’un trouva la solution :
L’hiver avait été long et rigoureux. Les ours se trouvaient plongés dans une profonde hibernation. La faible trace de leur impulsion-vie en sommeil n’avait pas été décelée par la sonde qui fouillait sans cesse la Terre depuis les ténèbres de l’espace. Et ainsi, l’animal avait été oublié, tout comme s’il n’eût jamais existé.
Des ruisseaux de sueur avaient pu être épongés de fronts soulagés quand une seconde robofusée, mise en orbite pour une semaine, avait perçu les impulsions de l’animal dès l’éveil du printemps. Les chances pour qu’un animal échappe à la sonde étaient infimes. Mais pourtant l’ours avait bien échappé au rayon, en dépit des probabilités, et le Corps Spationaval dut se dire que, dans l’univers planétaire, il existait une marge infinie pour que l’improbable se produise.
Le seul autre exemple s’était présenté des années après, lorsqu’une colonie nouvellement établie avait été à demi décimée par un troupeau de bêtes énormes semblables au bison terrestre mais dangereusement carnivores. Les six mois d’observation préalable n’avaient pas permis de relever la moindre trace de l’existence d’une telle espèce sur cette planète, troisième du système de Syrinx Gamma dans un groupe récemment découvert au-delà du Sac à Charbon.
L’explication en était absurdement simple. Les troupeaux étaient migrateurs. Et leurs déplacements de la planète sans océan avaient correspondu à peu près au passage du rayon-sonde, de telle façon que la robofusée passait toujours un peu avant ou un peu après le troupeau. Une fois encore, les chances que ce fait se produise étaient insignifiantes et, pourtant, il avait eu lieu. En dehors de ces deux cas, néanmoins, les sondeurs n’avaient commis aucune erreur depuis près d’une décade.
Des précautions avaient été prises contre cette éventualité. Les robofusées n’étaient maintenant envoyées sur une planète que lors des transitions de saison, afin que le rayon explore la surface par temps rigoureux aussi bien que par temps doux pour éviter la répétition du cas des ours bruns. La portée du rayon-sonde avait également été accrue et nul animal dont la vitesse était inférieure à celle d’un avion supersonique ne pouvait éviter d’être détecté et recensé. Ceci devait prévenir le retour des accidents déjà constatés.
Jerry savait tout cela.
Et pourtant, il descendait maintenant depuis le vide noir de l’espace vers un monde déjà colonisé, une planète explorée depuis longtemps, cataloguée, prête à être habitée. Les colons y étaient installés depuis bientôt cinq ans – et quelque chose venait de s’attaquer à eux. Un être étranger dont on n’avait jamais soupçonné la présence se trouvait sur cette planète, un être qu’une robofusée envoyée en hâte avait localisé en quelques heures et qui, pourtant, avait échappé aux six mois de sondage qui avaient précédé l’arrivée des pionniers.
C’était impossible. Incroyable. Mais, une fois encore, le fait s’était produit. Et maintenant, il fallait intervenir. Un pressant appel subspatial avait été adressé à la Terre, demandant qu’un Zoologiste entre en contact avec l’étranger pour sonder ses points faibles et trouver ainsi le meilleur moyen de le détruire.
« Un jour, » songea Jerry tout en attendant impatiemment Ollie Gibbs et son café, « un jour je rencontrerai un étranger invincible. Que pourrai-je dire alors ? »
Il se voyait en train de demander à un village de durs pionniers de la seconde génération de faire leurs paquets pour fuir…
Ses réflexions furent interrompues par un coup léger à la porte, annonçant l’arrivée d’Ollie. Jerry grommela une réponse et le garçon du mess apparut. Le visage figé en une expression de politesse protocolaire, il disposa sur la table un pot de café fumant et une tasse de plastique. Jerry, chaque fois qu’il ne se sentait pas à son aise, décelait ce même regard chez le garçon. Il se retourna finalement et lui fit face.
— « Qu’y a-t-il, Ollie ? » demanda-t-il non sans douceur. « Je te fiche dehors si tu ne réponds pas. Vas-y, parle ! »
Ollie eut un sourire bref, un éclat de ses dents blanches qui brillaient dans son visage brun. « Ce serait vraiment me ficher dehors pour rien, lieutenant ! »
Jerry détourna les yeux pour fixer l’horloge. Les horloges du vaisseau étaient toutes réglées sur le Temps Terrestre Oriental. Il eut un soupir. Le temps passait terriblement vite, cette fois. Et soudain, il eut besoin de parler à quelqu’un. Soudain il ne pensait plus au danger auquel il s’exposait en relâchant sa tension mentale. Le vaisseau ne se poserait pas avant deux heures et parler ne le ferait pas plus souffrir que garder le silence.
— « Assieds-toi, Ollie, » dit-il brusquement. Le garçon haussa les sourcils à cette invitation inattendue mais, obéissant, il s’assit au bord d’un siège, prêt à se redresser d’un bond. Jamais, à sa connaissance, il n’avait eu de conversation avec un Zoologiste Spatial.
Lentement, Jerry se versa une tasse de café, but une gorgée puis se renforça confortablement dans son fauteuil. « À quoi penses-tu, Ollie ? »
— « Comme je vous le disais, lieutenant, vraiment à rien. Je… je ne peux pas vous comprendre, vous autres, Sondeurs. C’est tout, lieutenant… Je me demande tout le temps ce qui vous force à faire ce travail. Pourquoi vous le faites si longtemps et pourquoi vous mourez si vite quand vous quittez le Corps, ou… Enfin, tout ça, lieutenant. »
— « En somme, il ne s’agit que d’une curiosité générale à propos de mon éthique et de mes motivations, hein ? » demanda Jerry. Il n’essayait nullement d’impressionner le garçon par son vocabulaire. Le dernier des hommes d’équipage d’un astronef était choisi plutôt pour ses facultés intellectuelles que pour sa force physique.
— « C’est à peu près ça, lieutenant, » dit Ollie. « Je veux dire que je vous observe quand vous vous préparez pour ces missions. Vous êtes tendu, inquiet, mal à l’aise, et je me demande toujours : pourquoi fait-il ça ? Pourquoi ne s’en sort-il pas si cela lui est si pénible ? »
Jerry regarda pensivement la paroi en face de lui. Il évita le regard du garçon tout en répondant : « Tout homme est effrayé et tendu lorsqu’il a une tâche importante à accomplir. Ce n’est que de l’inquiétude, purement et simplement. La pensée de l’échec me tenaille constamment. »
Il s’interrompit, guettant une réponse. Comme il n’en venait aucune, il tourna lentement son regard vers le garçon, espérant paraître assez calme pour ne pas éveiller ses soupçons. Mais le sourire qu’il rencontra, bien que sympathique, n’était pas celui d’un homme que l’on abuse.
— « Ce n’est pas ça, lieutenant, » dit Ollie. « Je sais que ce n’est pas ça. Parce que votre inquiétude n’est pas normale. Vous craignez de ne pas avoir à faire votre travail. Vous êtes un peu comme… comme un ivrogne qui attend de boire… si vous me pardonnez la comparaison, lieutenant. »
— « Je ne pardonne rien ! » gronda Jerry. Puis il serra les accoudoirs de son fauteuil et secoua la tête en signe d’excuse. Le visage du garçon s’était figé de surprise. « Non, Ollie, non. Je retire ce que je viens de dire. C’est moi qui t’ai demandé de t’asseoir là pour me dire ce que tu pensais. Je ne peux pas me fâcher parce que tu m’as obéi. »
— « Tout le monde se fâche de temps en temps, lieutenant, » dit Ollie.
Jerry hocha la tête d’un air sombre. Ollie se leva.
« Je serai au carré, lieutenant, si vous désirez autre chose. À moins que vous ne vouliez que je reste encore un moment ? »
Jerry examina la proposition, puis secoua la tête. « Non… Il vaut mieux pas, Ollie. » Un pâle fantôme de sourire apparut sur son visage. « Il est trop facile de discuter avec toi. »
— « Oui, lieutenant, » dit Ollie en souriant. Puis il sortit et referma derrière lui. Jerry resta assis encore une seconde, puis il se dressa et rouvrit la porte. Ollie, qui s’était éloigné de quelques pas dans la coursive tourna la tête, surpris.
« Lieutenant ? »
— « Dis au capitaine…» commença Jerry, puis il s’aperçut que sa voix était presque un cri rauque et il changea de ton. « Voudrais-tu, s’il te plaît, dire au capitaine d’accélérer s’il le peut, Ollie ? »
Ollie hésita. « Le vecteur…» commença-t-il, puis il se raidit en une attitude militaire et répondit : « Oui, lieutenant. Tout de suite, lieutenant. »
— « Non, » grommela Jerry. Il ferma les yeux et s’agrippa au montant de métal. « Laisse tomber. Il doit suivre sa vitesse. Il ne peut pas accélérer. »
Ollie, qui savait parfaitement cela, demeura silencieux.
« Je vais reprendre une tasse de café, » poursuivit Jerry, gêné. « Et à propos de ce que je t’ai dit…»
— « Vous savez que je ne répéterai rien, lieutenant, » dit Ollie.
— « Je sais. Je suis navré. Ce doit être les nerfs. Le mal de l’espace ou quelque chose de ce genre…»
— « Certainement, lieutenant. »
Le garçon se détourna et gagna l’extrémité de la coursive. Jerry, lentement, referma la porte et se rassit. Il jeta un coup d’œil à l’horloge, but une gorgée de café chaud. Il sentait les froides aiguilles de la peur dans chaque muscle, chaque articulation de son corps…