« Je vous transmets les compliments de l’amiral ; il vous attend dans son bureau. Sur-le-champ », annonça l’enseigne Staley.
Le capitaine de frégate Roderick Blaine inspecta frénétiquement la passerelle, autour de lui, où ses officiers dirigeaient les réparations, à voix basse et tendue, comme des chirurgiens assistent une opération difficile. Le compartiment d’acier gris était rempli d’activités fébriles, chacune d’entre elles précise, mais dont la somme donnait une impression de chaos. Les écrans au-dessus du poste du timonier montraient la planète en bas au-dessous et les autres vaisseaux orbitant près du Mac-Arthur, mais partout ailleurs, on avait retiré les panneaux de visite des consoles et des instruments de mesure avaient pris leur place. Les techniciens apportaient des plaquettes électroniques peintes de couleurs codées pour remplacer tout ce qui semblait endommagé. L’équipe de réparation lourde travaillait sur la coque, quelque part vers la poupe et emplissait le bâtiment de coups sourds et de bruits de perçage.
Les cicatrices de la bataille étaient omniprésentes : de vilaines brûlures aux endroits où le champ Langston de protection du vaisseau avait subi une surcharge momentanée. Un trou, aux contours irréguliers, plus gros que le poing, traversait de part en part une des consoles auprès de laquelle deux techniciens œuvraient, comme emprisonnés à jamais dans le réseau des câbles qu’ils installaient. Rod Blaine considéra les taches noires qui maculaient sa tenue de combat. Il avait encore présente à l’esprit l’odeur des vapeurs métalliques et de la chair grillée et, à nouveau, il revoyait le feu et le métal en fusion surgir de la coque et balayer l’intérieur du vaisseau, sur sa gauche. Son bras gauche était soutenu contre sa poitrine par un bandage élastique et il pouvait retracer la plupart des activités de la semaine par les taches qu’il portait.
Et je ne suis à bord que depuis une heure ! pensa-t-il. Avec le patron à terre et le désordre partout. Je ne peux pas partir tout de suite ! Il se tourna vers l’enseigne « Sur-le-champ ?
— Oui, commandant. Le télex dit que c’est urgent. »
Alors rien d’autre à faire que d’obéir. Rod allait se faire vertement réprimander au retour du commandant. Le premier lieutenant Cargill, et l’ingénieur Sinclair étaient des hommes compétents mais Rod avait le commandement ; il était responsable des réparations, même s’il avait été absent du Mac-Arthur quand le vaisseau avait essuyé les tirs les plus ajustés.
L’aide de camp de Rod, un commando, toussota discrètement et indiqua du doigt l’uniforme taché. « Nous avons peut-être le temps de vous rendre plus… présentable ?
— Bonne idée. » Rod jeta un coup d’œil à l’indicateur de situation de navire pour être sûr. Oui, il lui restait une demi-heure avant de pouvoir prendre une navette vers la surface de la planète. Cela ne l’avancerait pas de partir plus tôt. Et ce serait un soulagement que de quitter sa tenue. Il ne s’était pas déshabillé depuis qu’il avait été blessé.
On dut envoyer un infirmier pour l’extraire de son uniforme. Le médic entailla le tissu armé collé à son bras et grommela : « Ne bougez pas, capitaine. Ce bras est cuit à point. » Son ton se fit désapprobateur. « Vous devriez être à l’infirmerie depuis une semaine.
— Guère possible », répondit Rod. Une semaine auparavant, le Mac-Arthur avait été engagé dans un combat contre un vaisseau de guerre rebelle qui l’avait touché, plus efficacement qu’il n’aurait dû, avant de se rendre. Après la victoire, Rod était parti comme maître de prise à bord du bâtiment ennemi et n’y avait pas trouvé d’installation médicale adéquate. Au fur et à mesure que l’armure se détachait, il sentait quelque chose de pire que l’odeur de la sueur d’une semaine. Un peu de gangrène peut-être.
« Oui, c’est cela. » Le médic coupa encore quelques fils. Le tissu était aussi résistant que l’acier. « Maintenant il va falloir passer en chirurgie, commandant. On va devoir enlever tout ça avant d’y appliquer les stimulateurs de régénération. Et pendant qu’on vous tiendra, on pourra rectifier ce nez.
— J’aime bien mon nez », lui dit Rod d’un ton froid. Il palpa son appendice légèrement tordu et se rappela la bataille au cours de laquelle il avait été cassé. Rod trouvait que cela le vieillissait, ce qui n’était pas plus mal à vingt-quatre ans standard. Et c’était la marque d’un succès mérité et non hérité. Rod était fier de l’histoire de sa famille mais il était des moments où la réputation des Blaine était un peu difficile à soutenir.
L’armure fut enfin retirée et on badigeonna son bras de Numbitol. Les stewards l’aidèrent à revêtir un uniforme bleu clair, orné d’une ceinture d’étoffe rouge, de galons dorés et d’épaulettes ; tout froissé mais plus présentable que les surtouts en monofibre. La vareuse rigide le meurtrissait, malgré l’anesthésie, mais il découvrit qu’il pouvait poser son avant-bras sur la crosse de son pistolet.
Une fois habillé, il monta à bord de la navette dans le pont-hangar du Mac-Arthur et le pilote fit passer celle-ci par les grandes portes de l’ascenseur de vol sans demander la stabilisation du vaisseau. C’était une manœuvre dangereuse mais cela allait plus vite. Les rétrofusées s’allumèrent et la petite chaloupe ailée plongea dans l’atmosphère.
NÉO-CHICAGO : planète habitée, secteur « trans-Sac à Charbon » (au-delà du Sac à Charbon), vingt parsecs environ de la Capitale. L’astre primaire du système est une étoile jaune de type F 9 appelée Beta Hortensis.
L’atmosphère est presque de type terrien et respirable sans aides, ni filtres. La pesanteur est de 1,08. Le diamètre de la planète est de 1,05 et la masse de 1,21 géo-unités, soit un corps céleste un peu plus dense que la normale. Néo-Chicago est inclinée à 41 degrés avec un apogée de rotation de 1,06 UA (unité astronomique) de rayon, modérément excentrique. Les variations saisonnières de température qui résultent de ces données ont réduit les zones habitées à une bande relativement mince autour de l’équateur.
Il existe un satellite naturel, à distance normale, appelé communément Evanston. L’origine de ce nom reste obscure.
70 pour 100 de la surface de Néo-Chicago est occupée par la mer. Les zones de terre sont surtout montagneuses et subissent une activité volcanique continue. Les grandes industries sidérurgiques de la période du Premier Empire furent presque toutes détruites lors des guerres de Sécession ; la reconstruction du potentiel industriel progresse de façon satisfaisante depuis l’admission de Néo-Chicago au sein du Second Empire en 2940 après J.-C.
La plupart des habitants résident dans une ville qui porte le même nom que la planète. Les autres centres de peuplement sont très éparpillés, aucun d’entre eux ne comptant plus de 45 000 âmes. La population globale de la planète était estimée par le recensement de 2990 à 6,7 millions d’habitants. Il existe, dans les montagnes, des villes où l’on extrait et traite le fer et dans les plaines, de grandes fermes. La production alimentaire de la planète couvre tous ses besoins.
Néo-Chicago possède une flotte spatiale marchande en expansion et est située à un endroit lui permettant de servir de centre d’échanges commerciaux interstellaires au niveau trans-Sac à Charbon. La planète est sous l’autorité d’un gouverneur général et d’un conseil nommés par le vice-roi du secteur trans-Sac à Charbon. On y trouve aussi une assemblée d’élus dont deux délégués ont été admis à siéger au parlement impérial.
Les mots défilant sur l’écran de son ordinateur de poche firent sourire Rod Blaine. Les données physiques étaient exactes mais tout le reste était dépassé. Les rebelles avaient changé ; même le nom de leur monde ; « Néo-Chicago » devenant « Dame Liberté ». Le gouvernement de la planète devrait être à nouveau complètement restructuré et elle perdrait probablement ses délégués ; elle perdrait peut-être même le droit de posséder une assemblée d’élus.
Il rangea le petit instrument et regarda vers le sol. Ils survolaient des régions montagneuses où rien ne témoignait de la guerre. Il n’y avait pas eu de bombardements de zone, Dieu merci.
Cela arrivait parfois : une ville-forteresse tenait grâce à des défenses planétaires basées dans l’espace. La Flotte n’avait pas le temps de mener des sièges prolongés. La politique de l’Empire était de mater les rébellions avec le moins possible de pertes en vies humaines – mais de les mater. Une planète rebelle qui résistait pouvait être réduite en un champ de lave luisante, avec pour seules survivantes, quelques villes protégées par les dômes sombres des champs Langston. Et ensuite ? Il n’y avait pas assez de vaisseaux pour transporter de la nourriture à des distances interstellaires. La famine et la peste s’ensuivaient.
Oui, pensait-il, c’était la seule façon. Il avait prononcé le serment en entrant au service de l’Empire. Il fallait que l’humanité soit réunifiée en un seul gouvernement, par la persuasion ou par la force, pour que les centaines d’années de guerres de Sécession ne se reproduisent plus. Chaque officier impérial avait vu les horreurs que ces guerres apportaient ; c’était pour cela que les écoles militaires se trouvaient sur Terre et non sur la Capitale.
En approchant de la ville, il vit les premiers signes de la bataille. Une couronne de terres éventrées, des forteresses périphériques en ruine, les rails de béton du système de transport fracassés, puis, la ville, presque intacte, qui était restée à l’abri du cercle parfait de son champ Langston. La ville avait peu souffert mais, une fois le champ éteint, la résistance avait cessé. Seuls des fanatiques luttaient encore contre les troupes d’élite du corps des Marines impériaux.
Ils passèrent au-dessus des ruines d’une haute construction écrasée par l’impact d’une chaloupe de débarquement. Quelqu’un avait dû tirer sur les Marines et le pilote n’avait pas voulu que sa mort soit inutile…
Ils firent le tour de la ville en ralentissant pour pouvoir approcher les aires d’atterrissage sans briser toutes les fenêtres par le bruit de leurs moteurs. Les immeubles étaient vieux, la plupart construits grâce aux technologies de l’hydrocarbone, imagina Rod, avec des zones entières arrachées et remplacées par des structures plus modernes. Rien ne restait de la cité du Premier Empire qui s’était jadis dressée là.
Quand ils se laissèrent tomber vers le port, en haut du palais du gouvernement, Rod vit que leur décélération avait été inutile. La plupart des vitres de la ville avaient déjà éclaté. La foule envahissait les rues et les seuls véhicules en mouvement faisaient partie de convois militaires. Certaines personnes restaient plantées sans bouger, d’autres entraient et sortaient des magasins, en courant. Les Marines impériaux, en uniforme gris, montaient la garde derrière des barrières de police électrifiées, tout autour du palais. La chaloupe se posa.
Blaine fut envoyé rapidement par l’ascenseur vers l’étage du gouverneur général. Il n’y avait pas une seule femme dans l’immeuble, alors que les bureaux gouvernementaux de l’Empire en étaient d’habitude remplis, et elles manquaient à Rod. Il était dans l’espace depuis longtemps. Il donna son nom au Marine raide comme un piquet qui siégeait derrière le bureau de la réception et attendit.
Il redoutait l’entretien qu’il allait avoir et patienta, le regard fixé sur les murs blancs. Toutes les décorations murales, la carte spatiale en trois dimensions où flottaient les drapeaux impériaux, tout l’équipement classique d’une antichambre de gouverneur général de planète de Classe Un, tout avait disparu, laissant la place à de vilaines traces sur les murs.
Le garde lui fit signe d’entrer. L’amiral Sir Vladimir Richard Georges Plekhanov, vice-amiral de la Flotte Noire, chevalier de l’ordre de Saint-Michel et Saint-Georges, était assis au bureau du gouverneur général. Il n’y avait pas trace de Son Excellence M. Haruna, et Rod crut d’abord que l’amiral était seul. Puis il remarqua le capitaine de vaisseau Cziller, son supérieur immédiat en tant que commandant du Mac-Arthur, debout près de la fenêtre. Toutes les vitres avaient sauté et il y avait de profondes rayures dans les panneaux muraux. Les vitrines et le mobilier avaient disparu. Même le Grand Sceau – couronne et astronef, aigle, faucille et marteau – manquait au-dessus du bureau en duralplast. Dans les souvenirs de Rod, il n’y avait jamais eu de meubles en duralplast dans le cabinet d’un gouverneur général.
« Capitaine de frégate Blaine, à vos ordres, amiral. »
Plekhanov rendit le salut d’un air absent. Cziller ne se détourna pas de la fenêtre. Rod resta au garde-à-vous tandis que l’amiral le considérait froidement. Finalement : « Bonjour, capitaine.
— Bonjour, amiral.
— Pas si bon que cela. Je pense ne pas vous avoir vu depuis la dernière fois que j’ai rendu visite au manoir de Crucis. Comment va le marquis ?
— Lors de mon dernier passage, il allait bien, amiral. »
L’amiral hocha de la tête et continua de regarder Blaine d’un œil critique. Il n’a pas changé, pensa Rod. Un homme terriblement compétent, qui combattait une tendance à l’embonpoint en prenant de l’exercice sur les mondes à haute gravité. La Flotte envoyait Plekhanov chaque fois qu’on s’attendait à de durs combats. On ne l’avait jamais vu excuser un officier incompétent et il existait une légende de salle de garde qui voulait qu’il ait étendu le prince héritier – aujourd’hui Empereur – en travers d’une table du carré des officiers et qu’il l’ait fessé avec le dos d’une pelle quand son Altesse servait comme enseigne sur Plataea.
« J’ai ici votre rapport, Blaine. Vous avez dû vous battre pour accéder au générateur de champ des rebelles. Vous avez perdu une compagnie de commandos impériaux.
— Oui, amiral. » Des rebelles fanatiques avaient défendu l’installation et la bataille avait été féroce.
« Et que diable faisiez-vous au milieu d’une action à terre ? demanda l’amiral. Cziller vous avait donné ce croiseur capturé pour escorter notre bâtiment d’assaut. Aviez-vous reçu l’ordre de descendre avec les chaloupes ?
— Non, amiral.
— Vous imaginez peut-être que l’aristocratie n’est pas soumise à la discipline militaire ?
— Non, bien sûr, amiral. »
Plekhanov ignora sa réponse. « Et ensuite, il y a ce marché que vous avez conclu avec le chef rebelle. Quel est son nom ? » Plekhanov jeta un coup d’œil à ses papiers. « Stone. Jonas Stone. Son immunité contre sa reddition. La restitution de ses possessions. Bon sang, pensez-vous donc que tous les officiers de la Flotte ont le droit de traiter ainsi avec les rebelles ? Ou bien êtes-vous chargé d’une mission diplomatique dont j’ignorerais l’existence, capitaine ?
— Non, amiral. » Les lèvres de Rod étaient serrées contre ses dents. Il voulait crier, mais ne le fit pas. Au diable la tradition navale, pensa-t-il. J’ai gagné cette satanée guerre.
« Mais vous pouvez vous expliquer ? demanda Plekhanov.
— Oui, amiral.
— Alors ? »
Rod parla, la gorge serrée. « Amiral, alors que je commandais le Défiant, vaisseau pris à l’ennemi, j’ai reçu un message de la cité rebelle. À ce moment précis le champ Langston de la ville était intact, le capitaine de vaisseau Cziller, à bord du Mac-Arthur, était totalement engagé dans l’attaque des satellites de défense planétaire et le gros de la flotte pris dans un affrontement général avec les forces rebelles. Le message était signé par un chef rebelle. Monsieur Stone promettait de capituler à la condition qu’on lui assure une immunité absolue et qu’on lui conserve la propriété de ses biens. Il me laissait une heure et insistait sur la garantie d’un membre de l’aristocratie. Si son offre était honorée, la guerre prendrait fin dès que les commandos auraient occupé le générateur de champ de la ville. La consultation d’une autorité supérieure étant impossible, j’ai pris moi-même la tête de la force de débarquement et j’ai donné à monsieur Stone ma parole d’honneur que les conditions seraient respectées. »
Plekhanov fronça les sourcils. « Votre parole de seigneur. Pas d’officier de la Flotte.
— Il ne voulait rien entendre d’autre, amiral.
— Je vois », dit Plekhanov d’un air pensif.
S’il désavouait Blaine, celui-ci serait un homme fini. Dans la Flotte, au gouvernement, partout. Cependant l’amiral Plekhanov aurait alors à s’expliquer devant la chambre des Seigneurs. « Qu’est-ce qui vous faisait penser que son offre était sincère ?
— Elle était rédigée en code impérial et contresignée par un officier des services secrets de la Flotte.
— Aussi, vous avez risqué votre vaisseau…
— Devant la possibilité de mettre un terme à la guerre sans détruire la planète. Oui, amiral. Je me permettrais de faire remarquer que le message de monsieur Stone décrivait le camp où étaient retenus prisonniers des citoyens et des officiers impériaux.
— Je vois. » Plekhanov eut un geste de colère. « D’accord. Les traîtres ne me sont d’aucun intérêt. Même ceux qui nous aident. Mais je tiendrai votre engagement. Cela implique que je vais devoir couvrir officiellement votre débarquement. Cela n’a pas à me plaire et d’ailleurs, cela me déplaît, Blaine. Vous avez fait une sacrée bêtise. »
Mais ça a marché, pensa Rod. Il resta au garde-à-vous mais sentit se relâcher le nœud de son estomac.
L’amiral grogna. « Votre père prend des risques stupides. Il nous a presque fait tuer, sur Tanith. C’est un drôle de miracle que votre famille ait survécu assez longtemps pour compter onze marquis. Et ce sera encore plus incroyable si vous vivez assez vieux pour être le douzième. Bon, asseyez-vous.
— Merci, amiral », dit Rod d’un ton rigide, sa voix glacialement polie.
Le visage de l’amiral se détendit légèrement.
« Vous ai-je jamais dit que j’étais sous les ordres de votre père sur Tanith ? demanda Plekhanov d’un ton mondain.
— Non, amiral. » Il n’y avait toujours pas de chaleur dans la voix de Rod.
« Il était aussi le meilleur ami que j’aie eu dans la Flotte, capitaine. C’est son influence qui m’a placé où je suis et il m’a prié de vous conserver sous mes ordres.
— Oui. » Je le savais. Et je me demande maintenant pourquoi.
« Vous aimeriez savoir ce que j’aurais voulu que vous fassiez, commandant ? »
Rod cilla de surprise. « Oui, amiral.
— Que se serait-il passé si cette offre de reddition avait été un faux ? Si ç’avait été un piège ?
— Les rebelles auraient peut-être détruit mon unité.
— Oui. » La voix de Plekhanov se fit froide comme l’acier.
« Mais vous avez jugé que le risque valait d’être pris parce que cela vous donnait l’occasion de mettre fin à la guerre avec peu de victimes de part et d’autre. C’est cela ?
— Oui, amiral.
— Et si les commandos avaient été tués, qu’aurait pu faire ma flotte ? » L’amiral abattit ses deux poings sur le bureau. « Je n’aurais pas eu le choix ! rugit-il. Chaque semaine que je passe ici offre la possibilité aux rebelles de frapper une autre de nos planètes ! Je n’aurais pas eu le temps de demander un nouveau vaisseau de débarquement et des troupes en renfort. Si vous aviez échoué, j’aurais fait retourner cette planète à l’âge de pierre, Blaine. Aristocrate ou pas, ne mettez plus jamais quiconque dans cette position-là ! Vous m’avez compris ?
— Oui, amiral. » Il a raison. Mais… À quoi les Marines auraient-ils servi si le champ Langston de la ville était resté intact ? Les épaules de Rod s’affaissèrent. Quelque chose. Il aurait fait quelque chose. Mais quoi ?
« Ça s’est bien passé, dit Plekhanov d’un ton froid. Peut-être avez-vous eu raison, peut-être pas. Faites encore un coup pareil et je vous brise les reins. Compris ? » Il prit une photocopie des états de service de Rod. « Le Mac-Arthur est-il prêt à naviguer ?
— Pardon ? » La question était venue sur le même ton que la menace et il fallut un moment à Rod pour réajuster son esprit. « Prêt pour l’espace, oui, mais pas pour le combat. Et je le vois mal aller très loin sans un réarmement complet. » Pendant l’heure de frénésie qu’il avait passée à bord, Rod avait mené une inspection approfondie, ce qui était une des raisons pour lesquelles il n’était pas rasé. Mais maintenant, mal à l’aise, il s’interrogeait. Le commandant du Mac-Arthur se tenait à l’écart, visiblement attentif, mais il n’avait pas dit un mot. Pourquoi l’amiral ne lui posait-il pas la question à lui ?
Tandis que l’esprit de Blaine vagabondait, Plekhanov se décida : « Alors ? Bruno, vous êtes le commandant du vaisseau. Faites votre recommandation. »
Bruno Cziller se détourna de la fenêtre. Rod fut étonné : Cziller ne portait plus le petit insigne argenté du Mac-Arthur qui le désignait comme maître à bord. À la place de celui-ci, se trouvaient la comète et le soleil de l’état-major de la Flotte spatiale et les galons étaient ceux d’un amiral à titre temporaire.
« Comment allez-vous, commandant ? » demanda Cziller d’un ton formaliste. Puis il sourit. Ce sourire tordu était célèbre à bord du Mac-Arthur. « Vous semblez en forme. Du moins d’après votre profil droit. Bien, vous êtes resté une heure à bord. Quels dégâts avez-vous constatés ? »
Troublé, Rod exposa la condition actuelle du vaisseau tel qu’il l’avait trouvé et les réparations qu’il avait ordonnées. Cziller acquiesça et posa des questions. Finalement, il dit : « Et vous concluez qu’il est prêt à naviguer mais pas à se battre. C’est cela ?
— Oui, amiral. En tout cas, pas contre un croiseur lourd.
— C’est exact. Amiral, ma recommandation : le capitaine de frégate Blaine mérite une promotion et nous pouvons lui confier le Mac-Arthur pour qu’il l’amène d’abord en Néo-Écosse pour réarmement, puis à la Capitale. Il pourra emmener la nièce du sénateur Fowler avec lui. »
Lui confier le Mac-Arthur ? Rod effaré l’entendit à peine. Il avait peur d’y croire, mais il y avait là l’occasion de prouver sa valeur à Plekhanov et aux autres.
« Il est jeune. Il ne sera jamais autorisé à garder ce vaisseau comme premier commandement, dit Plekhanov.
— Enfin, c’est probablement la meilleure solution. Il ne pourra pas s’attirer trop d’ennuis en allant à Sparta via la Néo-Calédonie. Le Mac-Arthur est à vous, commandant. »
Devant le silence de Rod, Plekhanov aboya : « Vous. Blaine. Vous êtes promu au grade de capitaine de vaisseau et nommé à la tête du Mac-Arthur. Mon secrétaire vous donnera votre ordre de mission dans une demi-heure. »
Cziller sourit. « Dites quelque chose, suggéra-t-il.
— Merci, amiral. Je… Je pensais que vous n’approuviez pas ma conduite.
— Je n’en suis pas sûr moi-même, dit Plekhanov. Si j’avais le choix, vous seriez muté comme aide de camp. Vous ferez probablement un bon marquis, mais vous n’avez pas l’esprit militaire. J’imagine que c’est sans importance, vous n’êtes de toute façon pas destiné à faire carrière dans la Flotte.
— Plus maintenant, non », dit Rod avec précaution.
Ça le faisait toujours souffrir. Le grand Georges, qui maniait les haltères à douze ans et était construit comme une armoire à glace à seize, son frère Georges était mort lors d’une bataille à l’autre bout de l’Empire. Quand Rod pensait à son avenir ou avait le mal du pays, ces souvenirs revenaient à la surface comme si on lui avait piqué l’âme avec une aiguille. Mort, Georges ?
Georges aurait dû hériter des domaines et des titres, Rod n’avait rien désiré d’autre qu’une carrière dans la Flotte et la possibilité d’être un jour grand-amiral. Maintenant… moins de dix ans et il devrait prendre sa place au Parlement.
« Vous aurez deux passagers, dit Cziller. Vous avez déjà rencontré l’un d’entre eux. Vous connaissez Dame Sandra Bright Fowler, n’est-ce pas ? La nièce du sénateur Fowler.
— Oui, amiral. Je ne l’avais pas vue depuis des années, mais son oncle dîne assez souvent au manoir Crucis… Et puis je l’ai trouvée dans le camp d’internement. Comment va-t-elle ?
— Pas très bien, dit Cziller, son sourire effacé. Nous la renvoyons chez elle. Je n’ai pas à vous rappeler que vous devez la manier avec douceur. Elle sera à vos côtés jusqu’en Néo-Écosse et, si elle le souhaite, jusqu’à la Capitale. Elle décidera de cela elle-même. Pour votre autre passager, c’est une tout autre affaire. »
Rod se fit plus attentif. Cziller se tourna vers Plekhanov, obtint un hochement de tête et continua : « Son Excellence, Horace Hussein Bury, négociant et magnat, président du conseil d’administration de la Compagnie Impériale d’Autonétique, haut placé dans l’Association Impériale des Marchands. Il vous accompagne jusqu’à Sparta. J’entends par là qu’il reste à bord de votre vaisseau. Vous avez compris ?
— Eh bien, pas tout à fait, amiral », répondit Blaine.
Plekhanov renifla. « Cziller a été assez clair. Nous pensons que Bury se trouvait derrière cette rébellion, mais il n’existe pas assez de preuves pour le coller en détention préventive. Il en appellerait à l’Empereur. Alors nous l’envoyons à Sparta déposer son appel. Comme hôte de la Flotte. Et qui est-ce que j’envoie avec lui, Blaine ? Bury “pèse” des millions. Plus que ça. Combien d’hommes ne se laisseraient pas corrompre si on leur offrait une planète entière ? Bury pourrait faire une telle proposition.
— Je… Oui, amiral, dit Rod.
— N’ayez pas l’air si outré, aboya Plekhanov. Je n’accuse aucun de mes officiers d’être corruptible. Mais le fait est que vous êtes plus riche que Bury. Il ne pourrait même pas vous tenter. C’est la raison principale pour laquelle je vous donne le Mac-Arthur : pour ne pas avoir à m’inquiéter de notre riche ami.
— Je vois. Je vous remercie quand même, amiral. » Et je vous montrerai malgré tout que ce n’est pas une erreur que vous commettez.
Plekhanov hocha la tête comme s’il lisait les pensées de Blaine. « Vous feriez peut-être un bon officier. Bury vous en donne l’occasion. J’ai besoin de Cziller pour m’aider à administrer cette planète. Les rebelles ont tué le gouverneur général.
— Ils ont tué monsieur Haruna ? » Rod était stupéfait. Il se rappelait le vieil homme ridé, qui avait déjà bien plus de cent ans quand il était venu chez Rod… « C’est un vieil ami de mon père.
— Ce n’est pas la seule victime. Ils ont placé les têtes des morts sur des piques, devant le palais du gouvernement. Quelqu’un a pensé que cela ferait combattre les gens plus longtemps. Qu’ainsi ils auraient peur de se rendre. Ils n’ont plus rien à craindre maintenant. Votre marché avec Stone comportait-il d’autres conditions ?
— Oui, amiral. Il devient caduc si Stone refuse de coopérer avec les services secrets. Il doit donner les noms de tous les conspirateurs. »
Plekhanov lança un regard lourd de signification à Cziller. « Mettez vos hommes là-dessus, Bruno. C’est un point de départ.
Bien, Blaine, faites vos réparations et filez. » L’amiral se leva ; l’entretien était terminé. « Vous avez du pain sur la planche, commandant. Allez vous y mettre. »
Horace Hussein Chamoum al Shamlan Bury indiqua les derniers articles qu’il emporterait avec lui et renvoya les domestiques. Il savait qu’ils attendraient à l’extérieur de sa suite, prêts à se partager les richesses qu’il laissait derrière lui, mais cela l’amusait de les faire patienter. Ils n’en seraient que plus heureux de le dévaliser.
Quand il fut seul, Bury se versa un grand verre de vin. C’était un breuvage de mauvaise qualité, importé après la fin du blocus, mais il n’y prêta aucune attention. Sur Levant, le vin était officiellement interdit, ce qui voulait dire que les hordes de marchands de vin pouvaient vendre n’importe quel alcool, tant que c’en était, à leurs clients et même aux plus riches d’entre eux comme la famille Bury. Horace Bury n’avait jamais su réellement apprécier les liqueurs coûteuses. Il les achetait pour montrer sa fortune, et pour recevoir ; mais lui-même buvait n’importe quoi. Pour le café, c’était différent.
C’était un homme petit, comme la plupart des habitants de Levant, aux traits sombres et au nez proéminent, aux yeux brûlants et noirs, aux gestes rapides et à l’humeur violente – ce que seuls ses associés les plus intimes soupçonnaient. Seul maintenant, il se permit un froncement de sourcils. Sur son bureau se trouvait un message envoyé par le secrétariat de l’amiral Plekhanov et il lui était aisé de traduire les phrases à la politesse formelle qui l’invitaient à quitter Néo-Chicago et regrettaient qu’aucun transport civil ne soit disponible. La Flotte avait des soupçons et Bury sentit un nœud de rage froide grandir en lui malgré le vin. Il était étrangement calme, pourtant, assis à son bureau à compter sur ses doigts les points marqués dans l’épreuve en cours.
Qu’est-ce que la Flotte pouvait savoir sur lui ? Il y avait les soupçons des services secrets, mais pas de preuves. Il y avait la haine habituelle de la Flotte envers les Marchands Impériaux, exacerbée, pensa-t-il, par le fait que certains des membres de l’état-major étaient des juifs et que tous les juifs haïssent les Levantins. Mais la Flotte ne pouvait pas posséder de preuves réelles, sinon il ne serait pas un invité à bord du Mac-Arthur. Il serait mis aux fers. Cela voulait dire que Jonas Stone gardait encore le silence.
Il devrait le garder. Bury lui avait payé cent mille couronnes et promis bien plus. Mais il n’avait aucune confiance en Stone : deux nuits plus tôt, il avait rencontré certains hommes, dans le bas de la rue Kosciusko et leur avait offert cinquante mille couronnes. Stone ne devrait plus tarder avant d’être à jamais silencieux. Il pourrait toujours raconter ses secrets à sa tombe.
Que restait-il ? se demanda-t-il. Non. Ce qui arrivera arrivera, et gloire soit à Allah… Il grimaça. Ce genre de pensée lui venait naturellement, et il méprisait son propre penchant superstitieux. Que son père loue Allah pour ses bienfaits ; la fortune allait à celui qui ne laissait rien au hasard ! Il avait laissé peu de choses en suspens au cours de ses quatre-vingt-dix années standard de vie.
L’Empire était venu sur Levant dix ans après qu’Horace fut né et, au départ, son influence était restée faible. En ce temps-là, la politique de l’Empire était différente et, quand sa planète s’y était intégrée, elle avait eu droit à une position égale à celle de mondes plus développés. Le père d’Horace Bury avait bientôt compris que l’on pouvait rendre l’impérialisme payant. En devenant un des Impériaux qui gouvernaient la planète, il avait amassé d’immenses richesses : il négociait le droit de solliciter les audiences auprès du gouverneur, et vendait la justice comme d’autres des légumes sur les marchés. Mais toujours prudemment, en laissant toujours les autres affronter la colère des hommes inflexibles des services impériaux.
Son père investissait avec circonspection et il avait utilisé son influence pour qu’Horace Hussein soit éduqué sur Sparta. Il lui avait même donné un nom suggéré par un officier de la Flotte impériale ; ce ne fut que plus tard qu’ils apprirent que le prénom d’Horace était peu commun dans l’Empire et que l’on en riait beaucoup.
Bury noya dans un nouveau gobelet de vin le souvenir des premiers jours passés dans les écoles de la capitale. Il avait compris ! Mais son argent et celui de son père étaient déjà investis. D’Horace Bury, il ne fallait pas rire. Cela avait pris treize ans, mais ses agents avaient retrouvé l’officier qui lui avait donné son prénom. Les stéréographes de sa lente agonie étaient cachés dans la résidence de Bury, sur Levant. C’est lui qui avait ri le dernier.
Aujourd’hui, il achetait les hommes qui se moquaient de lui comme il achetait des votes au Parlement, ou des astronefs, et comme il avait presque acquis cette planète : Néo-Chicago. Et par le Prophète – mince ! – par le diable, il la posséderait quand même un jour ou l’autre. Le contrôle de Néo-Chicago donnerait à sa famille de l’influence, ici, au-delà du Sac à Charbon ; ici où l’Empire était faible et où l’on découvrait tous les mois de nouveaux mondes. Tout… tout serait alors permis.
Sa rêverie l’avait rasséréné. Il appela ses agents : l’homme qui s’occuperait de ses intérêts ici, et Nabil qui le servirait à bord du vaisseau de guerre. Nabil, un petit homme, bien moins grand qu’Horace, plus jeune qu’il ne le paraissait, avec un visage de furet qu’il savait déguiser de bien des façons, et des dons pour la dague et le poison, acquis sur dix planètes différentes. Horace Hussein Bury eut un sourire. Ainsi les Impériaux allaient le garder prisonnier à bord de leurs astronefs ? Tant qu’il n’y aurait pas de vaisseau en partance pour Levant, d’accord. Mais dès qu’ils atteindraient un astroport majeur, la tâche leur serait moins aisée.
Rod travailla trois jours sur le Mac-Arthur. Les réservoirs percés, le matériel détruit, tout cela devait être remplacé.
Les pièces détachées étaient rares et l’équipage du vaisseau passait des heures dans l’espace à cannibaliser les épaves de la flotte de guerre de l’Union, orbitant autour de Néo-Chicago.
Lentement, le Mac-Arthur retrouva son aptitude au combat. Blaine travailla avec Jack Cargill, maintenant son second et le commandant Jock Sinclair, le chef mécanicien. Comme beaucoup d’autres officiers mécanos, Sinclair venait de Néo-Écosse. Son accent était celui de tous les Néo-Écossais de l’univers. Ceux-ci avaient, on ne sait comment, réussi à le préserver comme un emblème de leur fierté à travers toutes les guerres de Sécession et même sur les planètes où l’on ne parlait plus le gaélique. En privé, Rod soupçonnait que ces Écossais travaillaient leur élocution pendant leurs loisirs pour rester inintelligibles au reste de l’humanité.
On souda les tôles de la coque : d’énormes morceaux de blindage arrachés aux vaisseaux unionistes et usinés à leurs nouvelles dimensions. Sinclair fit des miracles pour adapter l’équipement pris à Néo-Chicago aux exigences du Mac-Arthur. Et ils eurent enfin construit un assemblage de composants et de pièces détachées qui ressemblait à peine au plan initial de l’astronef. Les officiers de quart travaillèrent jour et nuit à expliquer et décrire les changements à l’ordinateur principal du vaisseau.
Cargill et Sinclair en vinrent presque aux mains au sujet de certaines des adaptations, Sinclair maintenant que l’important était de rendre le bâtiment apte à naviguer tandis que le premier lieutenant soutenait qu’il serait incapable de diriger les réparations du système de combat, parce que Dieu lui-même ne comprenait pas ce que l’on avait fait au vaisseau.
« Je n’ai pas à écouter vos blasphèmes », dit Sinclair tandis que Rod approchait. « Ne suffit-il pas que, moi, je sache ce qu’on lui a fait ?
— Pas à moins que vous ne vouliez aussi nous servir de cuisinier, espèce de quincaillier fou ! Ce matin, le cuistot du poste de garde n’a pas pu se servir de la cafetière ! Un de vos mécaniciens a pris la plaque de chauffage à micro-ondes. Alors bon sang vous allez rapporter ça…
— Ouais, on l’ôtera du réservoir numéro trois dès que vous m’aurez trouvé les pièces détachées de la pompe qu’elle remplace.
Vous n’êtes jamais content. Le vaisseau peut à nouveau se battre. Est-ce que le café a plus d’importance que ça ? »
Cargill inspira profondément et reprit : « Le bâtiment peut se battre, dit-il en affectant un accent enfantin, jusqu’à ce que quelqu’un y ouvre une brèche ! À ce moment-là il faudra réparer. Imaginez que j’aie à rafistoler ça », dit-il en posant la main sur quelque chose dont Rod était à peu près sûr que c’était un absorbeur-convertisseur d’air. « Cette saloperie donne maintenant l’impression d’être à demi fondue. Comment pourrais-je savoir ce qui est endommagé ? Ou même s’il y a réellement des dégâts ? Imaginez…
— Écoutez, vous auriez moins de problèmes, commença Sinclair avec un accent encore plus incompréhensible, si vous ne vous embêtiez pas avec…
— C’est fini ? Vous parlez comme tout le monde quand vous êtes en colère !
— Quel menteur ! »
C’est à ce moment-là que Rod estima qu’il ferait bien de se montrer. Il envoya le chef mécanicien à son extrémité de l’astronef et Cargill vers l’avant. Leurs disputes n’auraient de fin que lorsque le Mac-Arthur pourrait être complètement réarmé dans les chantiers de la Néo-Écosse.
Blaine passa une nuit à l’infirmerie sur ordre du médecin de bord. Il en sortit avec le bras immobilisé dans un énorme plâtre matelassé, gros comme un oreiller, accroché à lui. Pendant les quelques jours suivants, il se fit méchant et surnaturellement attentif, mais ne put surprendre personne en train de rire ouvertement de lui.
Trois jours après sa prise de commandement, Blaine effectua une inspection de l’astronef. Les travaux avaient cessé et le vaisseau avait été placé en rotation. Blaine et Cargill le visitèrent de fond en comble.
Rod était tenté de tirer avantage de son expérience récente en tant qu’officier en second. Il connaissait tous les endroits où un second paresseux serait susceptible d’économiser ses efforts. Mais c’était sa première inspection, le vaisseau sortait juste de réparation après une bataille et Cargill était un officier de trop bonne qualité pour laisser passer quoi que ce soit qu’il puisse faire corriger. Blaine effectua une revue tranquille, vérifiant les équipements importants mais laissant Cargill le guider pour le reste. Et ce faisant, il prit la décision de ne pas laisser cette occasion devenir un précédent. Quand il aurait davantage de temps libre, il inspecterait le vaisseau plus sévèrement.
Une compagnie entière de Marines gardait l’astroport de Néo-Chicago. Depuis la chute du générateur de champ Langston de la ville, il n’y avait plus eu de résurgence des hostilités. La majorité de la populace semblait accueillir les forces impériales avec un soulagement fatigué, plus convaincant que ne l’auraient été des applaudissements et des parades. Mais le soulèvement de Néo-Chicago avait beaucoup surpris l’Empire ; une reprise des combats ne serait pas inattendue.
Aussi les Marines patrouillaient-ils dans le port et gardaient-ils les vaisseaux impériaux, et Sally Fowler sentait leurs regards sur elle tandis qu’elle se dirigeait, avec ses domestiques, sous la chaleur du soleil, vers une chaloupe de transbordement. Cela ne l’ennuyait pas. Elle était la nièce du sénateur Fowler ; elle avait l’habitude d’être dévisagée.
Adorable, pensait un des gardes. Mais inexpressive. On pourrait penser qu’elle serait heureuse de sortir de ce camp d’internement puant, mais elle n’en a pas l’air. Sa sueur dégoulinait lentement sur ses côtes et il se disait : Elle ne transpire pas. Elle a été sculptée dans de la glace par le plus grand artiste qui ait jamais vécu.
La navette était grande et aux deux tiers vide. Les yeux de Sally se posèrent sur deux petits êtres bruns – Bury et son valet, aucun doute sur qui était qui – et sur quatre autres hommes, plus jeunes, à l’air craintif et apeuré. Ils portaient sur eux les indices de leur origine campagnarde. De nouvelles recrues, pensa Sally.
Elle choisit l’une des places les plus en arrière de la cabine. Elle n’était pas d’humeur à discuter. Adam et Annie la regardèrent d’un air inquiet et prirent deux sièges de l’autre côté du couloir central. Ils comprenaient.
« C’est bon de partir », dit Annie.
Sally ne répondit pas. Elle ne ressentait rien.
Elle était ainsi depuis que les Marines avaient surgi dans le camp d’internement. Il y avait eu de la bonne nourriture, un bain chaud, des vêtements propres et la déférence des gens autour d’elle… Et rien de tout cela ne l’avait touchée. Elle n’avait rien senti. Ces mois de captivité avaient brisé quelque chose en elle. Peut-être à jamais, pensait-elle. Ça l’ennuyait vaguement.
Quand Sally Fowler avait quitté l’université impériale de Sparta avec sa maîtrise d’anthropologie, elle avait persuadé son oncle qu’au lieu de continuer ses études elle devrait voyager à travers l’Empire, examiner des provinces fraîchement conquises et étudier les cultures primitives sur le vif. Elle écrirait même un livre.
« Après tout, avait-elle insisté, que puis-je apprendre ici ? C’est là-bas, au-delà du Sac à Charbon que l’on a besoin de moi. »
Elle s’imaginait effectuant un retour triomphal, avec des publications et des articles savants, prenant place dans la profession, plutôt qu’obligée d’attendre passivement qu’on la marie à un jeune aristocrate. Sally avait bien l’intention de se marier, mais pas avant de pouvoir se présenter devant son élu avec plus que son simple héritage. Elle voulait être quelqu’un par elle-même, pour servir l’Empire d’une autre façon qu’en portant des fils qui iraient se faire tuer dans des vaisseaux de guerre.
À sa grande surprise, son oncle avait été d’accord. Si Sally avait compris les gens autrement qu’à travers la psychologie universitaire, elle aurait su pourquoi. Benjamin Bright Fowler, le frère cadet de son père, n’avait hérité de rien, était devenu leader au Sénat par sa simple habileté et ses tripes. Sans enfant, il considérait la seule survivante de ceux de son frère comme sa fille. Il avait vu assez de jeunes filles dont le seul intérêt était leur ascendance et leur argent. Sally et une camarade de faculté avaient quitté Sparta avec les domestiques de Sally, Annie et Adam, et s’étaient dirigées vers les provinces et l’étude des sociétés humaines primitives que la Flotte Impériale découvrait sans cesse. Certaines planètes n’avaient pas reçu la visite d’un astronef depuis trois cents ans et plus, et les guerres avaient tant réduit leurs populations qu’elles étaient retombées dans la sauvagerie.
Elles étaient sur la route d’une colonie et devaient faire escale à Néo-Chicago pour changer de vaisseau spatial quand la révolution avait éclaté. Dorothée, l’amie de Sally, était ce jour-là hors de la ville et on ne l’avait jamais retrouvée. Les gardes unionistes du comité de salut public avaient arraché Sally de sa suite, à l’hôtel, l’avait dévalisée et jetée en prison.
Pendant les premiers jours, l’ordre avait régné dans le camp. La noblesse impériale, les fonctionnaires et les anciens soldats l’avaient rendu plus sûr que les rues de Néo-Chicago. Mais, jour après jour, on en avait retiré les aristocrates et les ex-officiels et on y avait introduit des criminels de droit commun. Adam et Annie avaient réussi à retrouver Sally. Les autres occupants de sa tente étaient des citoyens de l’Empire, pas des repris de justice. Elle avait survécu aux premiers jours, puis aux semaines et finalement aux mois d’emprisonnement, sous la nuit sans fin du champ Langston de la cité.
Au départ, cela avait été une aventure effrayante, désagréable, mais sans plus. Puis on avait réduit les rations alimentaires, encore et encore, et les prisonniers avaient commencé à jeûner. Vers la fin, tout ordre avait disparu. Les règlements sanitaires n’étaient plus appliqués. Des cadavres émaciés gisaient, empilés près des portails, pendant des jours entiers avant que les fossoyeurs ne viennent les récupérer.
C’était devenu un cauchemar interminable. Son nom avait été porté sur un tableau : le comité de salut public le recherchait. Ses compagnons de captivité avaient juré que Sally Fowler était morte. Et comme les gardes visitaient rarement l’enceinte pénitentiaire, elle avait échappé au sort des autres membres des familles gouvernantes.
Les conditions de vie devenant plus précaires, Sally s’était découvert une nouvelle force intérieure. Elle avait tenté de se poser en exemple aux yeux des autres, dans sa tente. Ils la considéraient comme leur chef, Adam étant son premier ministre. Quand elle pleurait, tout le monde avait peur. Et ainsi, à l’âge de vingt-deux années standard, avec ses vêtements malpropres et déchirés et ses mains rêches et sales, Sally ne pouvait même pas se jeter dans un coin et sangloter. Elle ne pouvait qu’endurer le cauchemar.
Au sein de ce mauvais rêve, étaient arrivées des rumeurs parlant de croiseurs impériaux dans le ciel – au-dessus du dôme sombre – et le bruit courait que les prisonniers seraient massacrés avant que les vaisseaux ne puissent vaincre. Elle avait souri et feint de ne pas croire à cette éventualité. Feint ? Un cauchemar, c’était irréel.
Puis les Marines avaient débarqué, conduits par un grand gaillard couvert de sang avec un bras dans une éclisse et un maintien royal. Le cauchemar avait pris fin et Sally attendait de se réveiller.
Ils l’avaient lavée, nourrie, vêtue. Pourquoi ne s’éveillait-elle pas ? Son âme lui semblait enrobée de coton.
L’accélération se fit lourde sur sa poitrine. Dans la cabine, les ombres étaient tranchées. Les recrues de Néo-Chicago, attroupées près des hublots, bavardaient. On devait être dans l’espace. Mais Adam et Annie observaient Sally avec des yeux inquiets. Ils étaient gras en arrivant à Néo-Chicago. Maintenant la peau de leur visage pendait en replis. Sally savait qu’ils lui avaient donné trop de leur nourriture. Et pourtant, ils semblaient avoir mieux survécu qu’elle.
J’aimerais pleurer, pensa-t-elle. Je le devrais. Pleurer Dorothée. J’attends sans cesse qu’ils m’annoncent qu’on l’a retrouvée. Mais rien ne vient. Elle a disparu du rêve.
Une voix enregistrée dit quelque chose qu’elle ne tenta pas de comprendre.
Puis le poids quitta son corps et elle se mit à flotter. À flotter.
Allaient-ils réellement la laisser partir ?
Elle se tourna vivement vers le hublot. Néo-Chicago brillait comme n’importe quel monde de type terrestre, sa topographie insondable. Les océans et les terres scintillant, tous les tons de bleu éclaboussés par le givre blanc des nuages. Rapetissant. Et, au fur et à mesure que la planète s’éloignait, Sally se cachait le visage. Personne ne devait voir ce sourire sauvage. À cet instant, elle aurait pu ordonner que l’on rase Néo-Chicago jusqu’à ses fondations.
Après la revue de détail, Rod dirigea le Culte divin sur le pont-hangar. Ils venaient d’achever le dernier hymne quand l’enseigne de veille annonça l’arrivée à bord des passagers. Blaine regarda l’équipage retourner au travail. Il n’y aurait plus de dimanche de repos tant que son vaisseau ne serait pas en condition de combat. Peu importe ce que disait la tradition militaire sur les dimanches passés en orbite. Blaine écouta les hommes qui le croisaient, cherchant les indices d’une rancune. Mais il n’entendit que des conversations innocentes et pas plus de récriminations que la normale.
« Bon, je sais ce qu’est un grain de poussière », disait Stocker Jackson à son interlocuteur. « Je comprends que l’on puisse en avoir un dans l’œil. Mais, au nom de Dieu, comment pourrais-je y avoir une poutre ? Tu peux me le dire ? Comment peut-on avoir une poutre dans l’œil sans s’en apercevoir ? C’est pas possible.
— Tu as tout à fait raison. Qu’est-ce qu’une poutre ?
— Une poutre ? Ah oui, tu viens de Tablat, non ? Eh bien, une poutre, c’est du bois – du bois. Ça vient des arbres. Un arbre c’est un grand, gros… »
Sa voix se perdit dans le lointain. Blaine retourna rapidement à la passerelle. Si Sally Fowler avait été le seul passager, il aurait été ravi de l’accueillir sur le pont-hangar, mais il voulait que ce Bury comprenne tout de suite leurs relations. Ça ne serait pas seyant qu’il pense que le capitaine d’un des vaisseaux de guerre de Sa Majesté puisse se déranger pour un Marchand.
De son poste, Rod observa sur les écrans la chaloupe en forme de coin synchroniser son orbite pour être halée vers le Mac-Arthur, et planer entre les grands panneaux rectangulaires des portes du hangar. La main de Rod resta au-dessus des touches de l’intercom. De telles opérations étaient délicates.
L’enseigne Whitbread accueillit les passagers. Bury venait le premier, suivi d’un petit homme sombre que le Marchand ne prit pas la peine de présenter. Ils portaient tous deux des vêtements appropriés au vol spatial : des pantalons lâches, serrés aux chevilles, des tuniques retenues par des ceintures, toutes les poches fermées par des fermetures à glissière. Bury avait l’air furieux. Il injuria son domestique et Whitbread enregistra les commentaires, songeant à les faire analyser plus tard par l’ordinateur de bord. L’enseigne fit accompagner le Marchand par un sous-officier et attendit mademoiselle Fowler. Il l’avait vue en photographie.
Ils installèrent Bury dans les quartiers de l’aumônier, Sally dans ceux du premier lieutenant. La raison évidente pour laquelle cette dernière eut droit à un logement plus spacieux était qu’Annie, sa femme de chambre, allait devoir partager sa cabine. On pouvait loger les domestiques mâles avec l’équipage mais les femmes, même de l’âge d’Annie, ne pouvaient pas se mêler aux hommes.
Les astronautes restant assez longtemps dans l’espace finissaient pas se fabriquer de nouveaux canons de beauté. Ils n’ennuieraient jamais la nièce d’un sénateur, mais pour une femme de chambre ce serait une autre affaire. Tout cela était logique. Et si la cabine du premier lieutenant jouxtait celle du commandant Blaine, tandis que la chambre de l’aumônier se trouvait un étage au-dessous et trois cloisons étanches vers l’arrière, personne n’allait s’en plaindre.
« Passagers embarqués, capitaine, dit renseigne Whitbread.
— Bon. Tous bien installés ?
— Eh bien, mademoiselle Fowler l’est. C’est le premier maître Allot qui a accompagné le Marchand à sa cabine…
— Bien. » Blaine se carra dans son siège de commandant. Dame Sandra – non, il se souvint qu’elle préférait qu’on l’appelle Sally –, Sally n’avait pas eu l’air très en forme lors des courts instants où il l’avait vue, dans le camp d’internement. À la façon dont Whitbread en parlait, elle avait dû se remettre un peu. Quand il l’avait reconnue, sortant fièrement de la tente où elle était incarcérée, Blaine avait eu envie de se cacher. Il était couvert de sang et de poussière – puis elle s’était approchée. Elle marchait comme une Dame de la Cour mais elle était décharnée, à moitié morte de faim, et de grands cernes noirs entouraient ses yeux. Et ces yeux – vides. Enfin, elle avait eu deux semaines pour revenir à la vie et elle était délivrée à jamais de Néo-Chicago.
« Je présume que vous montrerez à mademoiselle Fowler l’usage des postes d’accélération ? demanda Rod.
— Oui, commandant », répondit Whitbread. Et je lui montrerai aussi comment se débrouiller en apesanteur, songea-t-il.
Blaine regarda son enseigne avec amusement. Il n’avait aucun mal à lire ses pensées. Eh bien, il pouvait toujours espérer, mais le grade a ses privilèges. De plus, il connaissait cette fille. Il l’avait rencontrée quand elle avait dix ans.
« Un message du palais du gouvernement », annonça l’officier de quart.
La voix désinvolte et allègre de Cziller lui parvint.
« Bonjour, Blaine ! Prêt à larguer les amarres ? » Le commandant de la Flotte, mollement enfoncé dans un fauteuil, tirait sur une pipe énorme et sale.
« Oui, amiral. »
Rod commença une autre phrase mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge.
« Vos passagers sont bien installés ? » Rod aurait pu jurer que son ancien chef se moquait de lui.
« Oui.
— Et votre équipage ? Pas de réclamations ?
— Vous savez parfaitement bien… on s’en tirera, amiral. » Blaine étouffa sa colère. C’était difficile d’en vouloir à Cziller. Après tout, il lui avait passé son vaisseau. Mais qu’il aille au diable ! « On n’est pas trop serrés mais ça suffira pour naviguer.
— Écoutez, Blaine, je n’ai pas réduit vos effectifs pour m’amuser. Nous n’avons pas assez de monde pour gouverner, ici. On vous donnera du personnel bien avant que nous n’en ayons. Je vous ai envoyé vingt recrues. Des jeunes gens d’ici qui pensent que l’espace va leur plaire. Mince, peut-être qu’ils aimeront ça. Moi j’aimais bien. »
Des gamins, à qui il faudrait tout expliquer. Les officiers mariniers se chargeraient de cela. Une vingtaine d’hommes, cela serait utile. Rod se sentit un peu mieux.
Cziller fouilla sur son bureau. « Et je vous rendrai deux pelotons de vos Marines, bien que je doute que vous vous trouviez des ennemis à combattre sur la Néo-Écosse.
— Oui, amiral. Merci de m’avoir laissé Whitbread et Staley. » À part ces deux-là, Cziller et Plekhanov avaient pris tous les enseignes du bord et aussi beaucoup des meilleurs sous-officiers. Mais ils avaient laissé la crème de l’équipage. Cela suffirait bien à assurer la continuité. Le vaisseau vivait, malgré les couchettes vides qui auraient pu faire croire qu’il venait de perdre un combat.
« De rien. C’est un bon astronef, Blaine. Il y a peu de chances pour que l’Amirauté vous le laisse, mais peut-être aurez-vous du pot. Moi, je dois gouverner une planète les mains nues. Il n’y a même pas d’argent ! Seulement des coupures républicaines ! Les rebelles ont pris toutes les couronnes impériales et ont distribué du papier imprimé. Comment diable allons-nous remettre du véritable argent en circulation ?
— Oui, amiral… » En tant que capitaine de vaisseau, Rod avait en théorie un grade égal à celui de Cziller.
La nomination de ce dernier au grade temporaire d’amiral n’était que pure courtoisie : afin que les capitaines de vaisseau plus anciens en grade que lui puissent accepter ses ordres sans être gênés. Mais une commission d’avancement devrait encore agréer la nomination de Blaine et il était assez jeune pour se tracasser de l’épreuve à venir. Dans six semaines, il serait peut-être à nouveau capitaine de frégate.
« Une chose pourtant, dit Cziller. Je viens juste de dire qu’il n’y a pas d’argent sur la planète, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Nous avons ici des gens très riches. L’un d’entre eux est Jonas Stone, l’homme qui a livré la ville à vos Marines. Il dit avoir réussi à cacher son argent des rebelles. Après tout, pourquoi pas ? Il en était un lui-même. De plus nous avons trouvé un mineur de fond, ivre mort, porteur d’une fortune en couronnes impériales. Il refuse de révéler la provenance de cet argent, mais nous pensons qu’il vient de Bury.
— Oui, amiral.
— Aussi, surveillez Son Excellence. D’accord, vos estafettes et vos nouveaux membres d’équipage seront à bord dans moins d’une heure. » Cziller jeta un coup d’œil à son ordinateur. « Ou plutôt dans quarante-trois minutes. Vous pourrez démarrer aussitôt qu’ils arriveront. » Cziller empocha l’ordinateur et commença à bourrer sa pipe. « Faites mes amitiés à Mac Pherson, des chantiers navals.
Et gardez ceci à l’esprit : si les travaux effectués sur le vaisseau traînent en longueur… ce qui aura forcément lieu… n’envoyez pas de notes à l’amiral. Ça ne ferait que mettre Mac Pherson en colère, ce qui compte beaucoup. Faites-le plutôt venir à bord pour boire du scotch. Vous ne pourrez pas en avaler autant que lui, mais si vous tentez de le faire, vous obtiendrez un meilleur rendement qu’en envoyant une note.
— Oui, amiral », dit Rod d’une voix hésitante. Il comprit tout à coup combien il était mal préparé à commander le Mac-Arthur. Il connaissait l’aspect technique, probablement mieux que Cziller, mais les douzaines de petites ruses que seule l’expérience pouvait apporter…
Cziller avait dû lire dans son esprit. C’était un pouvoir que chaque officier sous ses ordres le soupçonnait de posséder. « Détendez-vous, commandant. On ne vous remplacera pas avant que vous n’arriviez à la Capitale et, d’ici là, vous aurez passé un bon moment à bord du Vieux-Mac. Et surtout ne perdez pas vos journées à potasser vos examens d’état-major. Cela ne vous servirait à rien. » Cziller tira sur son énorme pipe et laissa un épais nuage de fumée s’échapper de sa bouche. « Vous avez du travail, je ne vais pas vous retarder. Une dernière chose pourtant : quand vous arriverez en Néo-Écosse, ne manquez pas d’observer le Sac à Charbon. Peu de sites de la galaxie sont de cette qualité. Certains l’appellent le visage de Dieu. » L’image de Cziller s’estompa, son visage tordu sembla demeurer sur l’écran.
Le Mac-Arthur s’éloigna de Néo-Chicago sous l’accélération d’un g. Partout dans le vaisseau, les membres de l’équipage s’adaptèrent à l’orientation en vol orbital, quand la rotation de l’astronef assure une pesanteur artificielle selon laquelle le « bas » est vers la coque extérieure, à celle en vol propulsé, quand le « haut » veut dire « vers l’avant ». À l’inverse des bâtiments commerciaux qui parcourent lentement de grandes distances entre les planètes intérieures et les points de Saut Alderson, les vaisseaux de guerre voyagent généralement en accélération constante.
À deux jours de Néo-Chicago, Blaine organisa un dîner.
L’équipage installa des nappes et des flambeaux, de la vaisselle en argent et en cristal taillé, les produits de virtuoses de l’artisanat d’une demi-douzaine de planètes ; un trésor appartenant non point à Blaine, mais au Mac-Arthur lui-même. Les meubles avaient été déplacés de leur position de rotation sur les parois externes et remontés sur les cloisons arrière, tous sauf la grande table incurvée qui ne servait que lors de la mise en rotation artificielle du vaisseau et qui était maintenant intégrée au mur de la salle à manger.
Cette table, hyperbolique, avait troublé Sally Fowler. Elle l’avait vue deux jours auparavant quand le Mac-Arthur était encore sous rotation et que les cloisons externes servaient de pont et étaient donc elles-mêmes arrondies. Mais, quand la jeune fille entra par le puits d’accès, Blaine nota son soulagement.
Il avait aussi remarqué que Bury avait trouvé ces dispositions naturelles. Il était affable, très à son aise et, visiblement, il s’amusait. Blaine pensa qu’il avait déjà passé bien du temps dans l’espace. Peut-être même plus de temps que Rod lui-même.
C’était la première occasion que Blaine ait eue de rencontrer officiellement les passagers. Assis à sa place, à la tête de la table, Blaine s’empêcha de sourire à la vue des stewards, en uniforme blanc immaculé, qui apportaient le premier plat. Le Mac-Arthur avait de tout, sauf de la nourriture.
« J’ai bien peur que le repas ne soit pas à la hauteur du cadre, dit-il à Sally. Mais nous allons en juger tout de suite. »
Kelley et les stewards avaient discuté avec le premier maître coq tout l’après-midi, mais Rod n’espérait rien d’exceptionnel.
Il y avait de quoi manger, bien sûr. Des vivres de bord : du bioplast, des steaks de levure, du maïs de Néo-Washington. Mais Blaine n’avait pas eu la moindre occasion de mettre la main sur des denrées personnelles à Néo-Chicago et ses réserves avaient été détruites lors de la bataille contre les défenses planétaires des rebelles. Le commandant Cziller avait bien sûr remporté ses propres provisions. Il avait aussi réussi à emmener le cuisinier principal et le canonnier de la tourelle numéro trois qui était un ancien « cuistot de capitaine ».
On apporta le premier plat, une énorme coupe recouverte d’une lourde cloche qui semblait en or martelé. Des dragons dorés se poursuivaient les uns les autres autour du bord de la coupe et les hexagrammes porte-bonheur du I Ching flottaient doucement au-dessus d’eux. Ciselées sur Xanadu, ces pièces valaient à elles seules le prix d’une des vedettes du Mac-Arthur. Le canonnier Kelley se tenait derrière Blaine, impérial dans son uniforme éclatant de blancheur et ses galons pourpres. Le parfait majordome. Il était difficile de reconnaître en lui l’homme qui faisait s’évanouir les nouvelles recrues à l’entraînement et le sergent qui avait mené les Marines du Mac-Arthur au combat contre la garde unioniste. Kelley souleva la cloche avec un art consommé.
« Magnifique ! » s’exclama Sally. Si elle disait cela par politesse, elle s’y prenait bien et Kelley rayonna. Il venait de dévoiler une réplique du Mac-Arthur et de la forteresse au dôme noir qu’il avait combattue, construites en pâte, chaque détail sculpté avec plus d’attention qu’aucun des trésors du palais impérial. Les autres plats furent aussi bien présentés. Ainsi, bien qu’ils n’aient caché que des gâteaux de levure et autre mauvaise pitance, l’effet global fut celui d’un banquet. Rod réussit à surmonter son anxiété et à prendre plaisir au dîner.
« Et quels sont vos projets, mademoiselle ? demanda Sinclair. Êtes-vous déjà passée par la Néo-Écosse ?
— Non, j’étais censée faire un voyage professionnel, commandant Sinclair. Ce ne serait pas flatteur pour votre terre d’origine que j’y aie fait un tour. » Elle sourit, mais il y avait des années-lumière d’espace vide dans ses yeux.
« Et pourquoi ne serions-nous pas flattés de votre visite ? Il n’existe pas d’endroit dans l’Empire entier qui ne s’en trouverait honoré.
— Je vous remercie. Mais… je suis anthropologue et je me spécialise dans les cultures primitives. La Néo-Écosse en est loin », lui répondit-elle. L’accent de Sinclair avait fait jaillir une bouffée d’intérêt professionnel. Parlent-ils réellement comme cela sur sa planète ? Cet homme s’exprime comme un héros de roman d’avant l’Empire, pensa-t-elle sans le montrer à Sinclair. Elle sentait la fierté désespérée de l’ingénieur.
« Bien dit, applaudit Bury. J’ai rencontré bon nombre d’anthropologues ces temps derniers. Est-ce une nouvelle spécialité ?
— Oui. C’est dommage que nous n’ayons pas été plus nombreux plus tôt. Nous avons détruit tant de choses qui étaient valables sur tant de planètes que l’Empire a annexées. Nous espérons ne plus jamais commettre ce genre d’erreur.
— J’imagine que cela doit faire un choc, dit Blaine, d’être intégré à l’Empire, de gré ou de force et sans préparation – même s’il n’existe aucun problème secondaire. Peut-être auriez-vous dû rester à Néo-Chicago. Le capitaine Cziller m’a dit qu’il avait du mal à y gouverner.
— Je ne l’aurais pas pu. » Elle fixa avec humeur son assiette puis leva le regard et afficha un sourire forcé.
« Notre première règle est que nous devons être sympathiques envers les gens que nous étudions. Or, ajouta-t-elle avec une sincérité venimeuse, je hais cet endroit. » C’était bon de ressentir une émotion. Même la haine valait mieux que… le vide.
« Oui, approuva Sinclair. Comme quiconque qui y aurait été retenu prisonnier pendant des mois.
— Pire que cela, commandant. Dorothée a disparu. C’est une fille avec laquelle j’étais venue. Elle s’est… évanouie dans la nature. » Il y eut un long silence. Sally se sentit très gênée. « Mais je ne voudrais pas gâcher votre dîner. »
Blaine cherchait quelque chose à dire quand Whitbread lui en donna l’occasion. Au début Blaine vit seulement que le jeune enseigne faisait quelque chose sous le bord de la table… mais quoi ?
Il tirait sur la nappe, en éprouvant la résistance à la traction. Et, plus tôt dans la soirée, il avait examiné les cristaux. « Oui, monsieur Whitbread, dit Rod. C’est très solide. »
Whitbread se redressa vivement, le rouge aux joues. Mais Blaine n’avait pas l’intention de le gêner. « La nappe, l’argenterie, les assiettes, les plats, le cristal, tout est relativement solide, dit-il à la cantonade. La verrerie classique ne résisterait pas au plus petit combat. Notre cristal est différent. Il a été découpé dans le pare-brise d’un véhicule de rentrée atmosphérique datant du Premier Empire, m’a-t-on dit. Nous ne savons plus produire de tels matériaux. Le linge de table n’est pas en toile. C’est une fibre artificielle. Premier Empire elle aussi. Les couvercles des plats sont en cristallo-fer plaqué sur de l’or martelé.
— C’est le cristal que j’ai remarqué le premier, dit timidement Whitbread.
— Moi aussi, il y a quelques années. » Blaine sourit aux enseignes. C’étaient des officiers mais également de grands adolescents et Rod se souvenait des jours où il avait été lui aussi au poste des enseignes. On apporta d’autres plats. On parla boutique en simplifiant les termes employés pour les néophytes. Finalement, la table fut vide à l’exception du café et des vins.
« Monsieur le vice-président », dit Blaine d’un ton formaliste.
Whitbread plus jeune que Staley de trois semaines, leva son verre. « Commandant, Madame. À sa Majesté Impériale ! »
Les officiers portèrent un toast à la santé de leur souverain comme les marins le faisaient depuis deux mille ans.
« Me permettrez-vous de vous faire visiter ma patrie ? demanda Sinclair d’un ton inquiet.
— Certainement. Je vous remercie. Mais je ne sais pas combien de temps nous y resterons, dit Sally en adressant un regard interrogateur à Blaine.
— Moi non plus. Nous devons nous y arrêter pour un réarmement. Ce sont les chantiers qui décideront de la durée de notre escale.
— Eh bien, si ce n’est pas trop long, je resterai avec vous. Dites-moi commandant, y a-t-il beaucoup de vols de la Néo-Écosse vers la Capitale ?
— Plus qu’au départ de la plupart des planètes de ce côté du Sac à Charbon. Mais peu de vaisseaux sont équipés correctement pour le transport des passagers. Monsieur Bury pourra peut-être vous en dire plus. Ses cargos font relâche en Néo-Écosse.
— Oui, mais comme vous le dites, pas pour embarquer des passagers. Nous nous occupons du démantèlement des échanges commerciaux interstellaires, savez-vous ? » Bury remarqua les regards étonnés qui se posaient sur lui. Il continua : « La Compagnie Impériale d’Autonétique assure le transport d’usines automatisées “clés en main”. Chaque fois que nous pouvons produire quelque chose sur une planète à un coût moins élevé que le même article importé, nous implantons une usine. Les transporteurs sont nos concurrents principaux. »
Bury se versa un verre de vin, en choisissant avec attention l’un de ceux dont Blaine avait avoué qu’il en restait peu à bord. (Il doit être bon, sinon sa rareté n’aurait pas ennuyé le capitaine.) « C’est pour cela que j’étais à Néo-Chicago quand la rébellion a éclaté. »
Les hochements de tête de Sinclair et de Sally Fowler, la posture trop rigide et le visage trop figé de Blaine, le fait que Whitbread pousse Staley du coude en un Attends que je te raconte, tout cela renseigna Bury plus qu’il ne l’espérait. Des soupçons, mais rien de sûr, rien d’officiel. « Votre vocation est fascinante », dit-il à Sally avant que le silence ne dure trop longtemps. « Dites-nous-en un peu plus. Avez-vous visité de nombreux mondes primitifs ?
— Pas du tout. Je ne les connais que par mes lectures. Nous serions allées visiter Harlequin, mais la rébellion… » Elle se tut.
« Je suis allé sur Makassar », dit Blaine.
Le visage de Sally s’éclaira instantanément. « Il y a tout un chapitre sur cette planète. Elle était très arriérée, n’est-ce pas ?
— Elle l’est toujours. La colonie n’était, au départ, pas très importante. Tout le complexe industriel avait été démoli lors des guerres de Sécession et personne n’y avait mis les pieds depuis quatre cents ans. Quand nous y sommes arrivés, la culture en était à l’âge de fer. Des épées, des cottes de mailles. Des navires en bois.
— À quoi ressemblaient les habitants ? demanda avidement Sally. Comment vivaient-ils ? »
Rod, gêné, haussa les épaules. « Je n’y suis resté que quelques jours. C’est un peu court pour bien ressentir l’atmosphère d’une planète. Et c’était il y a des années, quand j’avais l’âge de Staley. Je me rappelle surtout avoir cherché une bonne taverne. » Après tout, aurait-il voulu ajouter, je ne suis pas anthropologue.
La conversation reprit. Rod était fatigué et cherchait une occasion de clore le dîner poliment. Les autres convives semblaient rivés à leurs sièges.
« Vous étudiez l’évolution des civilisations, dit Sinclair d’un ton sérieux, et c’est peut-être sage. Mais n’existe-t-il pas aussi une évolution physique ? Le Premier Empire était très vaste, ses colonies très éparpillées. Il aurait pu s’y produire n’importe quoi. Ne se pourrait-il pas qu’il existe une planète pleine de surhommes quelque part dans un coin perdu de l’Empire ? »
Les deux enseignes eurent tout à coup l’air surpris. Bury demanda : « Qu’apporterait l’évolution physique des êtres humains, madame ?
— On nous apprend que les êtres intelligents ne peuvent évoluer, répondit Sally. La société protège ses membres les plus faibles. Les civilisations ont tendance à fabriquer des chaises roulantes, des lunettes et des aides auditives dès qu’elles ont les outils nécessaires. Quand une société part en guerre, les hommes doivent généralement passer des épreuves d’aptitude avant d’être autorisés à risquer leur vie. Nul doute que cela aide à gagner le combat. » Elle sourit. « Mais cela ne laisse que peu de place à la survie des plus robustes.
— Mais imaginons, suggéra Whitbread, imaginons qu’une société soit reléguée à un niveau encore plus bas que Makassar. Jusqu’à la barbarie la plus complète : au temps des massues et de la découverte du feu. Il y aurait alors une évolution, non ? »
Trois verres de vin étaient venus à bout de la tristesse de Sally et elle était impatiente de parler de sa profession. Son oncle lui disait souvent qu’elle parlait plus qu’il ne sied à une dame et elle essayait de se surveiller. Mais le vin lui faisant toujours cet effet-là… le vin et la passion des auditeurs. Après des semaines de vacuité mentale, tout cela lui faisait du bien.
« Certes, dit-elle. Jusqu’à ce qu’une forme sociale apparaisse. Il y aurait une sélection naturelle jusqu’à ce que suffisamment d’humains se groupent pour se protéger mutuellement de leur environnement. Mais ça ne durerait pas assez longtemps. Il existe une planète où l’on pratique l’infanticide de façon rituelle. Les aînés examinent chaque nouveau-né et tuent ceux qui ne sont pas conformes à leur idée de la perfection. Ce n’est pas exactement une évolution mais on pourrait peut-être arriver à des résultats en employant ce moyen… mais ça ne peut pas durer suffisamment.
— On élève bien des animaux, fit observer Rod.
— Oui. Mais on n’a jamais créé d’espèce nouvelle. Jamais. D’ailleurs, les sociétés ne peuvent pas appliquer de règle constante pendant assez longtemps pour changer réellement la race humaine. Repassez dans un million d’années… Bien sûr, on a tenté de fabriquer volontairement des surhommes. Comme dans le système Sauron. »
Sinclair grogna. « Ces monstres, jeta-t-il. Ce sont eux qui ont provoqué les guerres de Sécession et qui ont failli tous nous tuer. » Un toussotement de l’enseigne Whitbread l’interrompit.
Sally reprit la balle au bond. « Voilà un autre système stellaire pour lequel je ne peux avoir de la sympathie. Bien qu’il soit aujourd’hui fidèle à l’Empereur… » Elle jeta un regard circulaire. Tout le monde affichait un air bizarre et Sinclair tentait de se cacher derrière un verre de vin. Le visage de l’enseigne Horst Staley semblait sculpté dans un roc. « Que se passe-t-il ? » demanda Sally.
Il y eut un long silence que Whitbread rompit enfin :
« Monsieur Staley est originaire du système Sauron, Madame.
— Je… Je suis désolée, lâcha maladroitement Sally. J’ai vraiment mis les pieds dans le plat. Monsieur Staley, je suis réellement…
— Si mes jeunes gens ne supportent pas ce peu d’adversité, je n’en ai pas besoin à bord, dit Rod. D’ailleurs, vous n’êtes pas la seule à avoir fait une gaffe, ajouta-t-il en regardant Sinclair. Nous ne jugeons pas les hommes sur ce que leurs planètes d’origine ont été, il y a des centaines d’années. »
Mince ! C’est un peu pompeux, pensa Rod qui reprit : « Que disiez-vous à propos de l’évolution ?
— Qu’elle… qu’elle était à peu près terminée pour les espèces intelligentes, dit Sally. Elles évoluent pour affronter leur environnement. Une classe d’êtres doués d’intelligence détourne son milieu à ses propres fins. Dès qu’elle atteint ce stade, elle doit normalement cesser d’évoluer.
— Dommage que nous n’ayons personne à qui nous comparer, dit Bury avec aisance. Nous ne pouvons qu’inventer d’autres races. » Il raconta une longue histoire à propos d’un octopode rencontrant un centaure et tout le monde rit.
« Eh bien, commandant, votre dîner était excellent », conclut-il.
« Oui. » Rod se leva et offrit son bras à Sally. Les autres convives quittèrent précipitamment leurs sièges. Sally resta muette, tandis que Blaine la raccompagnait à sa cabine et elle ne fut que polie quand ils se quittèrent. Rod regagna la passerelle. Il restait certaines réparations à enregistrer dans le cerveau électronique de l’astronef.
Les voyages dans l’hyper-espace peuvent être étranges et frustrants.
Il faut un laps de temps trop court pour être mesuré pour aller d’une étoile à l’autre. Mais comme la route, ou rail de transfert, n’existe que le long d’une ligne critique (jamais une droite mais s’en approchant assez pour qu’on puisse la visualiser ainsi) joignant l’astre de départ à celui d’arrivée et que les deux extrémités du rail sont toujours situées loin des zones de distorsion spatiale créées par les étoiles ou par les masses planétaires importantes, il s’ensuit que les astronefs passent le plus clair de leur temps de vol à se traîner d’un point de saut à un autre.
De plus, toutes les étoiles ne sont pas reliées deux à deux par un rail de saut. Ceux-ci n’apparaissent que le long de lignes équipotentielles de flux thermonucléaire. La présence de systèmes stellaires au milieu de ces champs de force peut interdire l’existence des rails. Or on n’a pas découvert tous les chemins manquants. Ils sont difficiles à déceler.
Les passagers du Mac-Arthur trouvèrent que voyager à bord d’un vaisseau de guerre impérial ressemblait à un emprisonnement. L’équipage avait des missions à accomplir et des réparations à mener même en dehors des heures de veille. Les passagers avaient la compagnie les uns des autres et ce que la routine militaire autorisait de vie sociale. Les installations de divertissement que les vaisseaux de ligne possèdent n’existaient pas à bord du Mac-Arthur.
On s’ennuyait. Et, quand le Mac-Arthur fut prêt à effectuer son dernier saut, les passagers envisageaient leur arrivée en Néo-Calédonie comme une libération.
NÉO-CALÉDONIE : système stellaire situé au-delà du Sac à Charbon, dont l’étoile primaire, de type F8, est cataloguée sous le nom de Murcheson A. Son étoile binaire, Murcheson B, ne fait pas partie du système néo-calédonien. Murcheson A possède six satellites en cinq orbites : quatre planètes intérieures, un espace assez important contenant les débris d’un corps céleste non formé et deux planètes externes sur une orbite commune. Les quatre premiers mondes se nomment Conchobar, Néo-Irlande, Néo-Écosse et Fomor dans l’ordre depuis le soleil, connu localement sous le nom de Cal ou Vieux Cal ou le Soleil.
Les deuxième et troisième planètes sont habitées. Elles furent toutes deux terraformées par des scientifiques du Premier Empire après que Jasper Murcheson, qui était parent d’Alexandre IV, eut persuadé le Conseil que le système néo-calédonien serait un endroit convenable où établir une université impériale. On sait aujourd’hui que Murcheson souhaitait au départ disposer d’une planète proche de la super-géante rouge appelée « Œil de Murcheson » et que, n’étant pas satisfait du climat de la Néo-Irlande, il exigea la terraformation de la Néo-Écosse.
Fomor est une planète de taille relativement petite, presque sans atmosphère et sans caractère intéressant. On y trouve néanmoins plusieurs espèces de champignons biologiquement semblables à des mycètes trouvés dans le secteur du Sac à Charbon. Aucune autre forme de vie n’existant en Néo-Calédonie, leur mode d’apparition sur Fomor a été à la source d’une série de controverses sans fin dans le journal de la Société Impériale de Xénobiologie.
Les deux planètes extérieures occupent la même orbite et sont appelées Dagda et Mider, en conformité avec la nomenclature mythologique celte du système stellaire. Dagda est une géante gazeuse.
L’Empire possède une station de ravitaillement en carburant sur chacun des deux satellites naturels de la planète, Angus et Brigit. Il est rappelé aux vaisseaux commerciaux que, Brigit possédant une base de la Flotte, son approche est soumise à une demande d’autorisation.
Mider est une sphère métallique froide dont l’exploitation minière est étendue. Elle pose un problème aux astronomes en ceci que son processus de formation apparaît n’être conforme à aucune des deux principales théories traitant des origines planétaires.
La Néo-Écosse et la Néo-Irlande, seules planètes habitées du système, possédaient, quand elles furent découvertes, des atmosphères composées de vapeur d’eau et de méthane sans oxygène libre. Des équipements biologiques en quantité massive ont permis de les transformer en mondes habitables au prix d’apports financiers considérables. Vers la fin du projet de terraformation, Murcheson avait perdu son influence auprès du Conseil, mais les investissements déjà consentis étaient alors si élevés que l’on acheva les travaux. En moins d’un siècle d’efforts intenses, les colonies sous dôme purent passer à l’air libre. Ce fut une des plus belles réussites du Premier Empire.
Ces deux planètes furent partiellement dépeuplées lors des guerres de Sécession – la Néo-Irlande s’étant jointe aux forces rebelles tandis que la Néo-Écosse restait résolument loyaliste. Après la perte des possibilités de transport interstellaire dans le secteur trans-Sac à Charbon la Néo-Écosse continua la lutte jusqu’à sa redécouverte par le Second Empire. Elle se trouve, en conséquence, être la capitale du secteur situé au-delà du Sac à Charbon.
Le Mac-Arthur trembla et reprit corps au-delà de l’orbite de Dagda. Pendant un long moment, l’équipage resta aux postes de transition hyperspatiale, désorienté, luttant pour surmonter le malaise qui suit toujours les déplacements instantanés.
Pourquoi ? Un des laboratoires de physique de l’université impériale de Sigismund soutient que les voyages en hyper-espace durent un temps non pas nul mais quasi nul et que cela produit la confusion caractéristique observée à la fois chez l’homme et chez l’ordinateur. D’autres théories suggèrent que le saut produit des étirements et des compressions de l’espace local, ce qui affecterait à la fois les nerfs et les systèmes calculateurs ; ou bien que toutes les parties du vaisseau ne réapparaissent pas au même moment ; ou encore qu’après la transition, l’inertie et la masse varient à un niveau subatomique. Personne ne sait vraiment, mais l’effet existe bien.
« Timonier », dit Blaine d’une voix épaisse. Ses yeux s’accommodèrent lentement sur les murs de la passerelle.
« À vos ordres, commandant. » La voix était gourde et inintelligente mais l’interpellé répondit de façon automatique.
« Mettez le cap sur Dagda. En route.
— À vos ordres. »
Lors des premiers temps du voyage en hyper-espace, on avait tenté de faire commander la réaccélération par les ordinateurs de bord tout de suite après le retour en espace normal. On se rendit vite compte qu’après le saut les cerveaux électroniques étaient encore plus troublés que les humains. On débranchait maintenant tous les équipements automatiques avant la transition. Des voyants s’allumèrent sur le tableau de bord de Blaine au fur et à mesure que l’équipage réactivait, lentement, le Mac-Arthur et contrôlait les divers systèmes.
« Renner, nous nous poserons sur Brigit, continua Blaine. Synchronisez la vitesse. Staley, vous seconderez l’officier de navigation.
— À vos ordres, commandant. » La passerelle revint à la vie. Les membres de l’équipage retournèrent à leurs postes. Après que l’accélération eut repris et que la gravité se fut de nouveau fait sentir, les stewards apportèrent du café. Les hommes quittèrent leurs postes de transition hyperspatiale et reprirent leur travail tandis que les yeux artificiels du Mac-Arthur balayaient l’espace à la recherche d’ennemis. Chaque service de bord signalant une transition réussie, le panneau d’alerte vira au vert.
Blaine hocha la tête d’un air satisfait et but son café à petites gorgées. C’était toujours pareil et, après des centaines de transition, il le ressentait encore : il y avait quelque chose d’essentiellement malsain à voyager de manière instantanée, quelque chose qui écorchait les sens, quelque chose qu’à un niveau inférieur à la pensée l’esprit refusait. Les habitudes de la Flotte aidaient les hommes à surmonter cela… Car elles aussi étaient enracinées plus profondément que les fonctions intellectuelles.
« Whitbread, faites mes compliments au maître de timonerie et annoncez notre arrivée au quartier général de la Flotte de Néo-Écosse. Demandez notre cap et notre vitesse à Staley. Vous pouvez aussi informer la base de ravitaillement de Brigit de notre venue. Donnez notre destination à la Flotte.
— Bien, commandant ! J’envoie le message dans dix minutes.
— Oui. »
Whitbread déboucla la ceinture qui le retenait à son siège de combat derrière celui du commandant, et alla d’un pas mal assuré vers la timonerie. « Horst, il me faudra toute la puissance des moteurs pour envoyer un signal, dans dix minutes. » Récupérant rapidement son équilibre, il quitta la passerelle. Les hommes jeunes avaient généralement cette faculté, ce qui était une bonne raison pour confier le commandement des astronefs à des officiers de faible ancienneté.
« ATTENTION, S’IL VOUS PLAIT », annonça Staley. Son téléphone résonna dans tout le vaisseau. « ATTENTION, S’IL VOUS PLAIT, FIN DE L’ACCÉLÉRATION ET BRÈVE PÉRIODE D’APESANTEUR DANS DIX MINUTES. »
« Mais pourquoi ? » entendit Blaine. Il leva les yeux et vit Sally Fowler, debout près du hall d’accès. L’invitation qu’il avait lancée, en encourageant les passagers à venir sur la passerelle lors des périodes calmes, avait très bien marché : Bury n’utilisait pratiquement jamais ce privilège. « Pourquoi nous mettons-nous si tôt en apesanteur, demanda Sally.
— Nous avons besoin de l’énergie de la propulsion pour envoyer un message, répondit Blaine. De cette distance, la production du faisceau laser va prendre une bonne partie de la puissance de nos moteurs. Nous pourrions, en cas de nécessité, les surcharger mais il est d’usage de couper la propulsion lors des communications quand celles-ci n’ont rien d’urgent.
— Ah ! » Sally s’assit dans le siège inoccupé de Whitbread. Rod fit pivoter son fauteuil pour lui faire face, émettant à nouveau le souhait que quelqu’un invente des vêtements d’apesanteur pour que les filles ne cachent pas autant leurs jambes, ou que les shorts redeviennent à la mode. Sur Sparta, les jupes descendaient jusqu’aux mollets en ce moment et la province copiait la Capitale. Quant aux vêtements spatiaux, les couturiers produisaient des sortes de pantalons, confortables, mais trop bouffants…
« Quand arriverons-nous en Néo-Écosse ? demanda Sally.
— Ça dépend du temps que nous passerons au large de Dagda. Sinclair veut faire des travaux à l’extérieur pendant que nous serons en orbite. » Il prit son ordinateur de poche et écrivit rapidement avec un stylet. « Voyons, nous sommes à environ un milliard et demi de kilomètres de la Néo-Écosse soit… avec, disons, cent heures de réparation. À peu près deux cents heures plus le temps que nous passerons à Dagda. Et, bien sûr, le temps qu’il nous faudra pour y arriver… ce qui sera plus court : environ vingt heures.
— Alors, il nous reste au moins quinze jours à attendre, dit Sally. Je pensais qu’une fois arrivés ici, nous… – elle s’interrompit et rit. C’est idiot. Pourquoi n’existe-t-il rien qui permette de “sauter” à volonté ? Notre vitesse a quelque chose d’assez ridicule : nous avons parcouru cinq années-lumière de distance en un rien de temps et maintenant, il nous faut des semaines pour rallier la Néo-Écosse.
— Vous êtes déjà lasse de nous ? En fait, c’est pire que ce que vous décrivez. Il nous faut une partie insignifiante de notre réserve d’hydrogène pour effectuer un saut. En fait, pas infime, mais très petite comparée à ce que nous consommerons pour atteindre la Néo-Écosse. Je n’ai pas assez de propergol à bord pour y aller directement en moins d’une année mais j’en ai suffisamment pour effectuer un saut, car cela ne prend que ce qui est nécessaire pour entrer en hyper-espace. »
Sally demanda une tasse de café à un steward qui passait. Elle apprenait à boire le café de la Flotte, qui était différent de tous les autres. « Ainsi nous n’avons plus qu’à prendre patience, dit-elle.
— J’en ai peur. J’ai fait des voyages où il était plus rapide de partir en faisant un saut vers une autre étoile, de rejoindre là un point de transition et de recommencer comme cela jusqu’à ce qu’on revienne au système de départ mais à son point d’arrivée – on parcourait toute cette distance et pourtant on allait plus vite qu’en traversant simplement en espace normal le système d’origine. Mais pas cette fois-ci, la géométrie du lieu ne s’y prête pas. »
— Dommage, dit-elle en riant. Nous verrions davantage de l’univers pour le même prix. » Elle n’avoua pas qu’elle s’ennuyait, mais Rod le savait et ne pouvait y remédier. Il avait peu de temps à passer avec elle et il n’y avait pas grand-chose à lui montrer.
« ATTENTION S’IL VOUS PLAÎT. AUX POSTES D’APESANTEUR. »
Sally eut à peine le temps de se sangler sur son siège avant que la propulsion ne fût coupée.
Lud Shattuck, le maître de timonerie, lorgna dans son appareil de visée, ses doigts noueux l’ajustant de façon incroyablement fine pour de si patauds appendices. À l’extérieur du Mac-Arthur un télescope, guidé par Shattuck, chercha, balaya l’espace jusqu’à ce qu’il accroche un minuscule point lumineux. Il continua son balayage pour que son objectif soit parfaitement centré. Shattuck grogna de satisfaction et enfonça une touche. L’antenne maser s’asservit au télescope et l’ordinateur de bord calcula où serait le point lumineux quand la communication l’atteindrait. La bande magnétique portant le message codé se déroula, tandis qu’à l’arrière les moteurs du Mac-Arthur effectuaient la fusion de l’hydrogène en hélium. L’énergie libérée, modulée par une mince bande, dans le compartiment de Shattuck, fut projetée par l’antenne vers la Néo-Écosse.
Rod dînait, seul dans sa cabine, quand la réponse arriva. Un sous-officier de garde vit l’en-tête du message et appela le chef Shattuck. Quatre minutes plus tard, l’aspirant Whitbread frappa à la porte de Blaine.
« Oui, répondit Rod d’un ton irrité.
— Un message de l’amiral Cranston, commandant. »
Rod leva les yeux. Il n’aurait pas voulu dîner seul, mais les officiers subalternes avaient déjà invité Sally Fowler – après tout c’était leur tour – et, si Blaine s’était imposé à ses hommes, Bury serait venu lui aussi. Et maintenant, on rompait sa solitude forcée. « Ça ne peut pas attendre ?
— C’est en priorité N.C., commandant.
— Comment ? Un N.C. ? Pour nous ? » Blaine se dressa, oubliant son plat protéinique. « Lisez-moi ça, Whitbread.
— Oui, capitaine : MAC-ARTHUR DE FLOT IMPNOUV ECOS. N.C. N.C. 8175.
— Vous pouvez omettre les codes d’authentification, lieutenant. J’imagine que vous les avez vérifiés.
— Oui, capitaine. Hum, enfin, date et code puis… DÉBUT DU MESSAGE. ORDRE VOUS DIRIGER À VITESSE MAXI POSSIBLE RÉPÉTONS VITESSE MAXI POSSIBLE VERS BRIGIT POUR RAVITAILLEMENT PROPERGOL PRIORITÉ A A UN – STOP – RAVITAILLEREZ EN TEMPS MINIMAL POSSIBLE – STOP –
« PARAGRAPHE
« MAC-ARTHUR REJOINDRA ALORS… Hum… le message donne ici les coordonnées d’un point situé dans le système du Vieux Cal… OU TOUT AUTRE VECTEUR DE VOTRE CHOIX POUR INTERCEPTER ET IDENTIFIER OBJET MYSTÉRIEUX PÉNÉTRANT SYSTÈME NÉO-CALÉDONIEN EN ESPACE NORMAL RÉPÉTONS ESPACE NORMAL, STOP – OBJET SUIT VECTEUR GALACTIQUE… ici, on trouve un cap dont l’origine est située aux alentours du Sac à Charbon… À VITESSE ENVIRON SEPT POUR CENT VITESSE LUMIÈRE – STOP – OBJET EN DÉCÉLÉRATION RAPIDE – STOP – ASTRONOMES UNIVERSITÉ IMPÉRIALE DONNENT SPECTRE INTRUS ÉGAL SPECTRE SOLEIL NÉO-CALÉDONIE DÉCALÉ VERS BLEU – STOP – CONCLUENT INTRUS POSSÈDE PROPULSION PAR VOILE SOLAIRE – STOP –
« PARAGRAPHE.
« ASTRONOMES UNIVERSITÉ IMPÉRIALE ONT CERTITUDE OBJET CONSTRUIT PAR ÊTRES INTELLIGENTS – STOP – AUCUNE COLONIE HUMAINE SITUÉE ORIGINE APPARENTE INTRUS – STOP –
« PARAGRAPHE.
« CROISEUR LERMONTOV DÉTACHÉ POUR VOUS ASSISTER MAIS IMPOSSIBLE SE SYNCHRONISER AVEC VITESSE INTRUS AVANT SOIXANTE ET ONZE HEURES APRÈS HEURE MINIMALE DE SYNCHRONISATION VITESSE MAC-ARTHUR AVEC INTRUS – STOP – AGIR AVEC PRÉCAUTION – STOP – DEVEZ SUPPOSER OBJET HOSTILE JUSQU’À PREUVE CONTRAIRE – STOP – AVEZ ORDRE ÊTRE PRUDENT MAIS NE PAS PROVOQUER HOSTILITÉS RÉPÉTONS NE PAS PROVOQUER HOSTILITÉS – STOP –
« DOUBLE INTERLIGNE
« TAÏAUT TAÏAUT CZILLER – STOP – AIMERAIS ÊTRE AVEC VOUS – STOP – BON VOYAGE – STOP – CRANSTON – INTERLIGNE – FIN DU MESSAGE – AUTHENTIFICATION… c’est tout. » Whitbread était hors d’haleine.
« C’est tout ? Ce n’est pas mal, Whitbread ! » Blaine enfonça une des touches de l’interphone. « Carré des officiers !
— Ici le carré des officiers, à vos ordres commandant, répondit l’aspirant Staley.
— Appelez-moi Cargill. »
Quand Blaine eut son lieutenant en ligne, il lui sembla que celui-ci lui en voulait. Il interrompait son dîner. Rod se sentait d’ailleurs assez content de le faire. « Jack, allez à la passerelle. Faites-moi bouger notre oiseau. Je veux mettre le moins de temps possible pour arriver à Brigit. J’insiste : le moins possible. Vous pouvez vider les réservoirs mais amenez-nous-y en vitesse.
— À vos ordres, capitaine. Les passagers ne vont pas apprécier.
— Au diable, les… Hum, mes hommages aux passagers. Il s’agit d’un ordre prioritaire de la Flotte. C’est dommage pour votre dîner, Jack, mais vous allez mettre nos hôtes sur des couchettes hydrauliques et remuer notre vaisseau. Je serai sur la passerelle dans un instant.
— Oui, commandant. » L’interphone resta silencieux quelques instants puis la voix de Staley résonna dans tout l’astronef :
« ATTENTION S’IL VOUS PLAÎT – ATTENTION S’IL VOUS PLAÎT – PARÉ À SUBIR UNE ACCÉLÉRATION PROLONGÉE, SUPÉRIEURE À DEUX GRAVITÉS – LES CHEFS DE SECTEUR SIGNALERONT LEUR POSITION DÈS QU’ILS SERONT À LEUR POSTE. »
« O.K. », dit Blaine. Il se retourna vers Whitbread. « Injectez vite ces coordonnées vectorielles dans l’ordinateur et voyons d’où vient notre bon Dieu d’intrus. » Il se rendit compte du fait qu’il était en train de jurer et fit un effort pour se calmer. Des intrus… des extra-terrestres ? Bon sang, quelle veine ! Être à la tête du premier astronef à entrer en contact avec des extra-terrestres… « Bref, voyons d’où ils viennent, d’accord ? »
Whitbread alla au terminal informatique situé à côté du bureau de Blaine. L’écran grésilla violemment, puis afficha des chiffres.
« Merde, Whitbread ! Je ne suis pas un mathématicien ! Faites-moi voir un graphique !
— Désolé. » Whitbread tripota de nouveau les touches du clavier. L’écran devint un volume noir rempli de points et de lignes colorées. Les grosses taches étaient des étoiles, de couleurs différentes selon leur type, les vecteurs de vitesse étaient des droites fines et vertes, les vecteurs d’accélération des segments violets, et les routes envisagées des courbes rouges faiblement lumineuses. Quant à la longue ligne verte…
Blaine n’en crut d’abord pas ses yeux. Il caressa la bosse de son nez. « Ça vient du Grain ! Eh bien, mince alors ! Du Grain. Et en espace normal ! » Aucun rail de saut connu ne partait de l’étoile d’origine de l’intrus. Cet astre était isolé. Une petite tache à côté de l’Œil de Murcheson, ce super-géant. Des visions d’octopodes traversèrent l’esprit de Blaine.
Et s’ils étaient hostiles ? pensa-t-il soudain. Si le vieux Mac doit affronter un vaisseau inconnu, il faudrait le réparer plus efficacement. Or c’était un travail qu’ils avaient repoussé parce qu’il valait mieux l’effectuer en orbite. Et maintenant, ils allaient devoir le faire sous une accélération de plus de deux g. Mais cet intrus appartenait au Mac-Arthur… et à Blaine. Ils allaient se débrouiller.
Blaine gagna rapidement la passerelle et se sangla dans son siège de commandement. Dès qu’il fut installé, il porta son attention sur l’unité de communication.
C’est un enseigne Whitbread ébahi qu’il découvrit, grâce à son écran de contrôle, assis dans la cabine du commandant.
Blaine tenta sa chance : « Lisez-les-moi, lieutenant.
— Euh… pardon ?
— Vous avez devant vous le code de procédure ouvert à la page des ordres permanents en cas de rencontre avec des extra-terrestres, non ? Lisez-les-moi, s’il vous plaît. » Blaine se souvint de les avoir parcourus, longtemps auparavant, pour le plaisir et par curiosité. La plupart des élèves officiers le faisaient.
« Oui, commandant. » Whitbread se demandait visiblement si Blaine avait lu dans son esprit et décida que c’était la prérogative du capitaine. Cet incident serait à la source de nombreuses légendes. « Section 4500 : Premier contact avec des êtres intelligents non humains. Note : Les êtres intelligents sont définis comme étant des créatures qui emploient des outils et communiquent à des fins volontaires. N.B. : Il est recommandé aux officiers de n’appliquer cette définition qu’après mûre réflexion. Le rat sociable de Makassar, par exemple, utilise des outils et possède des moyens de communication qu’il met en œuvre pour défendre sa colonie, mais il n’est pas doué d’intelligence.
« Paragraphe 1 : Dès le contact avec des êtres intelligents non humains, les officiers informeront le P.C. de la Flotte le plus proche de l’existence de tels extra-terrestres. Toutes leurs autres missions en cours seront considérées comme secondaires par rapport à cette communication.
« Paragraphe 2 : Après que l’ordre décrit ci-dessus aura été exécuté, les officiers tenteront d’entrer en contact avec les extraterrestres, étant entendu, néanmoins, que ce faisant ils ne sont pas autorisés à mettre leur unité en péril, sauf ordre contraire de l’autorité supérieure. Bien qu’il soit interdit aux officiers d’entamer des hostilités, ils doivent supposer que les créatures intelligentes non humaines peuvent être inamicales. Paragraphe trois… »
Le dernier avertissement avant l’accélération coupa la parole à Whitbread. Blaine lui adressa un signe de tête et se laissa glisser en arrière sur sa couchette. De toute façon, le code de procédure n’allait pas être d’une grande utilité. Il prévoyait surtout le contact initial sans préavis, alors que, dans le cas présent, le Q.G. de la Flotte savait très bien que le Mac-Arthur partait intercepter un vaisseau non identifié.
La pesanteur se mit à augmenter. Assez lentement pour permettre à l’équipage de se mettre en poste : une minute entière pour atteindre trois g. Blaine sentit deux cent soixante kilos l’écraser sur son berceau d’accélération. Partout dans l’astronef, les hommes allaient se déplacer avec le même soin que l’on apporte à soulever des haltères, mais l’accélération ne serait pas paralysante. Pas pour des hommes jeunes. Bury allait souffrir, mais il ne lui arriverait rien s’il demeurait dans sa couchette anti-g.
Blaine se sentait très à l’aise dans son fauteuil-baquet. Celui-ci était doté d’accoudoirs, d’instruments de contrôle que l’on pouvait actionner du bout des doigts, d’un panneau de voyants au-dessus des cuisses de l’occupant et même d’un tuyau permettant de se soulager d’un besoin naturel sans changer de position. Il pouvait pivoter électriquement pour donner sans effort une vue de toute la passerelle. Sur les astronefs de guerre, tout est prévu pour les longues périodes de haute apesanteur.
Blaine tripota les commandes d’écran pour produire un graphique tridimensionnel au-dessus de lui.
Autour de lui, les officiers de la passerelle se tenaient à leurs postes : Cargill et l’officier de navigation serrés l’un contre l’autre à la console d’astrogation, l’enseigne Staley assis à côté du timonier, prêt à l’aider si nécessaire, mais apprenant surtout à piloter le vaisseau. Les doigts fins de Blaine survolèrent les commandes de visualisation.
Une longue et verte ligne de vitesse, un court vecteur violet pointé dans la direction opposée et une petit boule blanche entre les deux. Bien. L’intrus venait directement du Grain et arrivait en décélérant droit dans le système néo-calédonien… et il était plus gros que la Lune de Terre. Un objet de la taille d’un vaisseau serait apparu sur l’écran comme un point, sans dimension.
Tant mieux si Whitbread ne s’en était pas aperçu. Sinon on aurait jasé, raconté des histoires à l’équipage et les nouvelles recrues auraient déclenché une panique… Blaine avait lui-même le goût métallique de la peur dans la bouche. Mon Dieu, que c’est gros.
« Mais ils sont obligés de se déplacer sur quelque chose d’aussi grand », marmonna Rod. Trente-cinq années-lumière à travers l’espace normal ! Jamais une civilisation humaine n’aurait pu réussir cet exploit. Enfin. De quelle façon l’amirauté voulait-elle qu’il « identifie » cet engin ? Ou qu’il « l’intercepte » ? Fallait-il y atterrir avec des Marines ?
Et qu’était donc cette propulsion solaire ?
« Cap sur Brigit, commandant », annonça Renner.
Blaine émergea de sa rêverie et actionna de nouveau ses commandes d’écran. La route suivie par le vaisseau apparut sous forme d’un diagramme surmonté de colonnes de chiffres. Rod fit un effort pour parler. « Approuvé. » Puis son regard se reporta sur l’objet incroyablement imposant qu’il avait devant lui. Soudain il s’empara de son ordinateur de poche et y griffonna à toute vitesse. Des mots et des chiffres défilaient à la surface du petit appareil et Rod hocha la tête…
Bien sûr, la pression de la lumière pouvait assurer la propulsion. C’était d’ailleurs exactement ce que faisait le Mac-Arthur en produisant, grâce à la fusion de l’hydrogène, des photons et en les émettant en un énorme cône de lumière. Un miroir permettrait d’utiliser la lumière naturelle et d’obtenir une efficacité deux fois meilleure. Naturellement, il faudrait que ce réflecteur soit aussi grand que possible. Et aussi léger. Et idéalement il devrait renvoyer à cent pour cent la lumière qu’il capterait.
Blaine eut un sourire intérieur. Il s’était imaginé avoir à attaquer une planète vagabonde avec son croiseur à demi réparé ! Naturellement l’ordinateur avait dessiné un objet de grande taille. En réalité c’était probablement une feuille de matériau argenté large de milliers de kilomètres, liée en voiles dépliables à la masse centrale qui devait être le vaisseau proprement dit.
D’ailleurs, avec un albédo égal à un… Blaine se remit à écrire. La voile solaire devrait avoir une surface de huit millions de kilomètres carrés. Si elle était circulaire, son diamètre serait d’environ trois mille kilomètres…
Or l’objet se propulsait grâce aux photons, donc… Blaine fit afficher l’accélération négative de l’intrus, la compara à la quantité totale de lumière réfléchie, divisa… ainsi… ainsi la voile et le vaisseau avaient une masse globale d’environ quatre cent cinquante mille kilogrammes.
Ça, ça ne paraissait plus dangereux.
D’ailleurs, cela n’avait même pas l’air d’être un astronef en état de marche, en tout cas pas un qui puisse parcourir trente-cinq années-lumière en espace normal ! Les pilotes extra-terrestres deviendraient fous dans un lieu si réduit… sauf s’ils étaient minuscules, ou s’ils aimaient les espaces clos, ou s’ils avaient passé plusieurs siècles dans des ballons, avec des parois minces et légères… non. On en savait trop peu et l’imagination avait trop de champ où vagabonder. Mais il n’y avait rien de mieux à faire. Blaine porta son index à la base de son nez.
Il était sur le point d’éteindre les écrans quand il se reprit et augmenta le grossissement du télescope. Il observa le résultat de son geste pendant un long moment et jura à voix basse.
L’intrus allait droit vers le soleil.
Le vecteur accélération du Mac-Arthur chuta de presque trois gravités en entrant en orbite autour de Brigit. Puis l’astronef descendit dans le champ de protection Langston de la base, sur la petite lune comme une flèche s’enfonçant dans un énorme coussin noir et relié à lui par un faisceau d’un blanc intense. Sans le champ Langston pour absorber la poussée des moteurs du Mac-Arthur, ceux-ci auraient creusé d’énormes cratères dans le sol fait de neige du satellite naturel.
L’équipe de ravitaillement se précipita au travail. Elle envoya dans le complexe de stockage du Mac-Arthur de l’hydrogène liquide obtenu par électrolyse de la glace spongieuse de Brigit, puis distillé par liquéfaction. Au même moment Sinclair fit donner sa troupe. Les membres de son service se mirent à grouiller autour du vaisseau, profitant de la faible gravité pour parfaire les réparations. Et, un peu partout, les magasiniers de Brigit, à qui l’on arrachait toutes leurs pièces détachées, se faisaient malmener par les maîtres d’équipage du croiseur.
« Le commandant Frenzi demande l’autorisation de monter à bord, commandant », dit l’officier de vigie.
Rod grimaça. « Permission accordée. » Il se retourna vers Sally Fowler toujours assise dans le fauteuil de l’enseigne de veille, l’air posé. « Mais vous ne comprenez pas. Nous accélérerons sous de hautes gravités pendant toute l’interception. Vous savez maintenant ce que c’est ! Et de toute façon c’est une mission dangereuse !
— Bah ! Vous aviez l’ordre de m’amener en Néo-Écosse, souffla-t-elle, pas celui de m’abandonner sur une boule de neige.
— C’était un ordre général. Si Cziller avait su que nous aurions à nous battre, il ne vous aurait jamais permis de venir à bord. En tant que capitaine de ce vaisseau, c’est moi qui décide, et je dis que je ne suis sûrement pas prêt à emmener la nièce du sénateur Fowler là où il risque d’y avoir bataille.
— Ah. » Elle réfléchit un instant. Son approche directe avait échoué. « Rod, s’il vous plaît, écoutez. Vous voyez bien que c’est une aventure extraordinaire, non ? Comment croyez-vous que je l’envisage ? Que ces gens soient des extra-terrestres ou des colons perdus en train de rechercher l’Empire, c’est de mon domaine. C’est ce pour quoi j’ai étudié et je suis la seule anthropologue à bord. Vous avez besoin de moi.
— On peut se passer de vous. C’est trop dangereux.
— Mais vous laissez bien monsieur Bury rester avec vous.
— Je ne le laisse pas. L’amirauté m’a ordonné de le garder à bord de mon vaisseau. Je ne peux rien décider à son égard. Mais au vôtre et à celui de vos domestiques, j’ai tout pouvoir…
— Si vous vous inquiétez pour Adam et Annie, nous les laisserons ici. De toute façon, ils ne supporteraient pas l’accélération. Mais moi, je peux en endurer autant que vous, Sire Roderick Blaine. Je vous ai vu après un saut en hyper-espace, ébloui, hébété, ne sachant que faire, tandis que, moi, j’étais capable de quitter ma cabine et de venir ici sur la passerelle ! Alors ne me dites pas que je suis sans défense ! Vous allez me laisser rester ici, sinon…
— Sinon, quoi ?
— Sinon rien, bien sûr. Je sais bien que je ne peux pas vous menacer. S’il vous plaît, Rod ? » Elle essaya tout, même de battre des paupières, ce qui était de trop car Rod éclata de rire.
« Le commandant Frenzi, capitaine », annonça la sentinelle postée à l’entrée du sas de la passerelle.
« Entrez Roméo, entrez », dit Rod d’un ton faussement enjoué. Frenzi avait trente-cinq ans, dix bonnes années de plus que Rod qui avait servi sous ses ordres durant les trois mois de la mission la plus odieuse dont il se souvenait. Le commandant était un bon administrateur mais un très mauvais officier de bord.
Frenzi jeta un regard circulaire, le menton en avant. « Ah ! Blaine. Où est le capitaine Cziller ?
— Sur Néo-Chicago, dit Blaine d’un ton plaisant. C’est moi qui commande le Mac-Arthur, maintenant. » Il fit pivoter son siège pour que l’autre puisse voir les quatre galons qui entouraient ses manches.
Le visage de Frenzi se creusa un peu plus. Ses lèvres s’affaissèrent. « Mes compliments. » Long silence. « Capitaine.
— Merci, Roméo. Moi-même je n’arrive pas encore à m’y habituer.
— Bon, eh bien, je vais dire à mon équipage de ne pas se presser pour le ravitaillement », dit Frenzi. Il fit mine de partir.
« Comment cela : ne pas se presser ? Je suis en priorité A A 1 – Vous voulez voir le message ?
— Je l’ai vu. On m’en a envoyé une copie, Blaine… pardon… capitaine. Mais le texte indique clairement que l’amiral Cranston croit que c’est Cziller qui commande le Mac-Arthur. Je suggère respectueusement, capitaine, qu’il n’aurait pas envoyé ce vaisseau intercepter un astronef extra-terrestre s’il avait su que le maître à bord était… un jeune officier exerçant un commandement pour la première fois. Capitaine. »
Avant que Blaine n’ait pu répondre, Sally dit : « J’ai vu le message, commandant. Il était adressé au Mac-Arthur et non à Cziller. Et il donne au vaisseau une priorité de ravitaillement… »
Frenzi la considéra froidement. « Le Lermontov suffira amplement à cette interception, je pense. Si vous voulez bien m’excuser, capitaine, je dois retourner à ma base. » Il fixa à nouveau Sally du regard. « J’ignorais que l’on enrôlât des femmes, en civil, comme enseigne.
— Il se trouve que je suis la nièce du sénateur Fowler et que je me trouve à bord de ce vaisseau sur ordre de l’Amirauté, commandant, lui répondit-elle fermement. Je m’étonne de votre manque de savoir-vivre. Ma famille n’est pas habituée à ce genre de traitement et je suis sûre que mes amis, à la Cour, seront étonnés d’apprendre qu’un officier impérial peut être aussi impoli. »
Frenzi rougit et regarda désespérément autour de lui.
« Pardonnez-moi madame. Je ne voulais pas vous désobliger, je vous assure… J’étais simplement surpris, nous ne voyons pas souvent de femme à bord des vaisseaux de guerre en tout cas, certainement pas aussi belle que vous, je vous demande pardon… »
Sa voix se perdit dans le lointain, toujours sans ponctuation, tandis qu’il se retirait de la passerelle.
« Alors, pourquoi n’avez-vous pas réagi de cette façon-là ? » demanda Sally.
Rod lui sourit puis se catapulta hors de son siège. « Il va signaler à Cranston que j’ai le commandement du vaisseau ! Nous avons… disons une heure pour que le message atteigne la Néo-Écosse et une autre pour la réponse. » Rod enfonça une des touches de l’intercom. « APPEL GÉNÉRAL. ICI LE CAPITAINE. DÉCOLLAGE DANS CENT VINGT-CINQ MINUTES. DÉCOLLAGE DANS CENT VINGT-CINQ MINUTES. NOUS ABANDONNERONS ICI TOUS CEUX QUI NE SERONT PAS À BORD. »
« Voilà comment il faut s’y prendre ! l’encouragea Sally. Il peut toujours envoyer son message ! »
Tandis que Blaine se pressait d’aller remuer son équipage, Sally quitta la passerelle pour aller se cacher dans sa cabine.
Rod lança un autre appel. « Commandant Sinclair, s’il y a du retard, là-dehors, faites-le-moi savoir. » Si Frenzi les ralentissait, Blaine le ferait passer par les armes. Ou, en tout cas, il essaierait… jadis déjà, il avait rêvé de faire fusiller Frenzi.
Les rapports commencèrent à affluer. Cargill vint à la passerelle avec, à la main, une liasse d’ordres de mutation et, sur le visage, un air satisfait.
Les maîtres d’équipage du Mac-Arthur, une copie du message priorité N.C. à la main, étaient allés rechercher les meilleurs hommes de Brigit.
Les nouvelles recrues et les membres de l’ancien équipage s’affairaient tout autour du vaisseau, arrachant les équipements endommagés et les remplaçant à la hâte par des pièces détachées venues des dépôts de Brigit, procédant à leurs vérifications, puis se précipitant vers la tâche suivante. On fit des stocks de matériel qui seraient plus tard mis à la place des bricolages de fortune de Sinclair… si quelqu’un réussissait à trouver le moyen de le faire. Il était difficile de savoir ce que contenaient ces boîtes noires standardisées. Rod découvrit un système de chauffage par micro-ondes et le fit porter au carré des officiers. Ça ferait plaisir à Cargill.
Quand le ravitaillement en propergol fut presque achevé, Rod endossa sa combinaison pressurisée et sortit. Son inspection était inutile, mais cela soutiendrait le moral de l’équipage de savoir que le « Vieux » veillait sur lui. Arrivé à l’extérieur, Rod chercha l’intrus dans les cieux.
Le Visage de Dieu le fixait à travers l’espace.
Le Sac à Charbon était une masse nébulaire de poussière et de gaz, petite, à l’échelle sidérale, mais dense et assez proche de la Néo-Calédonie pour occulter un quart du ciel. La Terre et la capitale impériale, Sparta, étaient à jamais invisibles, de l’autre côté. Cette noirceur mouvante cachait la majeure partie de l’Empire mais offrait aussi un doux écrin de velours à deux brillantes étoiles voisines.
Mais, sans cet arrière-plan sombre, l’Œil de Murcheson aurait tout de même été l’astre le plus lumineux de la voûte céleste – un énorme géant rouge, distant de trente-cinq années-lumière. Le petit flocon sur le bord de cette étoile était un soleil nain, de couleur jaune, plus petit, plus effacé, moins intéressant : le Grain, la Poussière. D’ici, le Sac à Charbon avait la forme d’un homme encagoulé, sa tête et ses épaules. Et le super-géant rouge, légèrement excentré, devenait un œil, attentif et malveillant.
Le Visage de Dieu. Cette vue du Sac à Charbon, à partir de la Néo-Calédonie, était un site connu dans tout l’Empire. Mais debout, ici, dans le froid de l’espace, c’était différent. En photographie, ça ressemblait au Sac à Charbon. Ici, c’était réel.
Et quelque chose que Blaine ne réussissait pas à distinguer était en train de fondre sur lui, venu de la Poussière dans l’Œil de Dieu.
Une atmosphère seulement. Avec des sensations nauséeuses, alors que le Mac-Arthur s’alignait sur son trajet d’interception. Un filet élastique le retint au fauteuil d’accélération pendant ces quelques instants de retour à l’atmosphère normale. Des instants auxquels Rod soupçonnait qu’il repenserait bientôt avec regret.
Avant de servir à bord du Mac-Arthur comme chargé de navigation, Kevin Renner avait été officier sur un vaisseau marchand interstellaire. C’était un homme mince, au visage allongé et il était âgé de dix ans de plus que Blaine. Tandis que Rod conduisait son fauteuil jusque derrière lui, Renner s’efforçait de superposer deux courbes sur un écran de vision et son sourire d’autosatisfaction n’était pas celui d’un homme de la Royale.
« Vous avez notre cap, lieutenant Renner ?
— Oui, commandant, dit Kevin avec amusement. Droit vers le soleil à quatre g d’inertie ! »
Blaine céda au plaisir de relever le défi : « En avant ! »
Les klaxons d’alerte résonnèrent et le Mac-Arthur se mit à accélérer. L’équipage et les passagers sentaient leur poids s’enfoncer peu à peu plus profondément dans leurs lits, leurs couchettes ou leurs fauteuils et s’énervaient à la pensée de passer plusieurs jours à peser bien trop lourd.
« Vous plaisantiez, non ? » demanda Blaine.
L’officier de navigation le regarda, intrigué. « Vous saviez que nous avions affaire à un système de propulsion par voile solaire, capitaine ?
— Naturellement.
— Alors regardez ceci. » Les doigts agiles de Renner tracèrent une courbe verte sur l’écran, une parabole grimpant rapidement vers la droite. « La quantité de lumière captée par centimètre carré décroît comme le carré de la distance de la voile au soleil. L’accélération varie proportionnellement à la quantité de lumière réfléchie par la voile.
— Bien entendu. Allez au but, Renner. »
Renner afficha une autre parabole, ressemblant beaucoup à la première, mais bleue. « Ces voiles sont également propulsées par le vent solaire. La poussée varie à peu près de la même façon. Mais la différence importante est que ce vent est formé de noyaux atomiques qui se collent à la voile là où ils la heurtent. Leur quantité de mouvement lui est directement transférée… et elle est dirigée droit sur le soleil.
— Vous voulez dire que l’on ne peut pas virer de bord face au vent, dit Blaine qui venait de comprendre. On peut virer grâce à la lumière en inclinant la voile, mais le vent solaire, lui, continuera à la repousser.
— Oui, commandant. Aussi, imaginez que vous soyez en train de pénétrer dans le système stellaire à… Dieu nous en garde… sept pour cent de la vitesse de la lumière et que vous vouliez vous arrêter. Que feriez-vous ?
— Je lâcherais tout le lest disponible, risqua Blaine. Mais je ne vois pas comment cela pourrait présenter une difficulté. C’est comme cela qu’ils ont dû être lancés dans l’espace.
— Je ne pense pas. Leur vitesse est trop élevée. Mais oublions ça un instant. Ce qui compte, c’est qu’ils vont trop vite pour pouvoir s’arrêter sauf en allant très près du soleil, très très près. L’intrus est d’ailleurs en train de plonger droit vers lui. Il est probable qu’il virera très court après que la lumière du soleil l’aura assez ralenti… Si d’ici là, le vaisseau n’a pas fondu et si les voiles ne sont pas déchirées. Mais ils ne peuvent pas faire autrement, ils n’ont pas le choix.
— Ah, fit Blaine.
— Il n’est pas besoin de rappeler, ajouta Renner, que lorsque nous aurons synchronisé notre orbite avec la leur, nous aussi nous nous trouverons en train de filer droit vers le soleil…
— À sept pour cent de la vitesse de la lumière ?
— À six pour cent. L’intrus aura quelque peu ralenti d’ici là. Cela prendra cent vingt-cinq heures, à près de quatre g, et en ralentissant en fin de course.
— Tout le monde va en souffrir », dit Blaine. Et, tout à coup, mais un peu tard, il se demanda si Sally Fowler avait débarqué sur Brigit. « Surtout les passagers. Ne pourriez-vous pas calculer un trajet moins éprouvant ?
— Oui, dit instantanément Renner. Je peux rattraper la sonde en cent soixante-dix heures sans dépasser deux g et demi et tout en économisant du propergol parce que l’intrus aurait plus de temps pour ralentir. Notre trajet actuel nous ramène en Néo-Irlande avec des réservoirs vides, si nous prenons la sonde en remorque.
— Avec des réservoirs vides… mais vous semblez préférer cela. » Rod apprenait à ne pas apprécier le chef de navigation et son sourire qui impliquait constamment que le capitaine avait oublié quelque chose de crucial et d’évident. « Dites-moi pourquoi, suggéra-t-il.
— Il m’est venu l’idée que l’intrus pourrait être hostile.
— Oui. Et alors ?
— Si nous le rejoignons et qu’il mette nos propulseurs hors service…
— Nous nous retrouverions en train de tomber vers le soleil à six pour cent de la vitesse de la lumière. C’est cela ? Aussi, voulez-vous nous synchroniser aussi loin de Cal que possible pour nous laisser le temps de réagir en cas de besoin.
— Oui, commandant. Exactement.
— Bien. Vous appréciez ce qui est en cours, n’est-ce pas, Renner ?
— Oui, je ne le raterais pour rien au monde, commandant. Et vous ?
— Vous pouvez continuer, Renner. » Rod amena son fauteuil devant un autre écran et commença à vérifier la proposition de plan de vol de l’officier de navigation. Il remarqua que celui-ci avait prévu une heure à un g, juste avant l’interception, pour permettre à chacun de récupérer. Renner acquiesça avec un enthousiasme imbécile et se mit au travail pour rectifier le cap de l’astronef.
« À bord de mon vaisseau, j’ai besoin d’amis », disait jadis le capitaine Cziller à son aspirant. « Mais je les donnerais tous, contre un officier de navigation compétent. »
Renner était compétent. C’était aussi un petit malin. Mais c’était une bonne affaire ; Rod devrait se contenter d’un petit malin compétent.
Sous quatre atmosphères, personne ne bougeait, personne ne soulevait quoi que ce soit. Les boites noires stockées dans le magasin y restaient et le Mac-Arthur marchait grâce aux bricolages de Sinclair. La plupart des membres de l’équipage travaillaient de leurs couchettes ou de leurs fauteuils mobiles ou ne faisaient rien du tout.
Dans les quartiers de l’équipage, on jouait à des jeux linguistiques compliqués, ou on fabulait sur l’interception toute proche, ou on se racontait des histoires. La moitié des écrans du vaisseau montrait la même chose : un disque ressemblant à un soleil, avec l’Œil de Murcheson derrière lui et le Sac à Charbon en arrière-plan.
Les indicateurs de la cabine de Sally montraient la consommation en oxygène du vaisseau. Rod prononça tout bas des incantations de magie noire à son intention et faillit l’appeler, mais remit leur explication à plus tard. Il sonna chez Bury.
Celui-ci était dans sa baignoire anti-g : une pellicule de mylar ultra-élastique tendue sur une couche de liquide. Seuls son visage et ses mains étaient visibles au-dessus de la surface recourbée. Il avait l’air d’être vieux… d’avoir presque son âge réel.
« Commandant, vous avez choisi de ne pas me déposer sur Brigit. Vous préférez emmener un civil vers le lieu d’un combat possible. Puis-je vous en demander la raison ?
— Mais bien sûr, monsieur Bury. J’ai pensé qu’il vous serait fort désagréable d’être abandonné sur une sphère de glace sans l’assurance d’un transport ultérieur. Je me suis peut-être trompé. »
Bury sourit… ou tenta de le faire. Tout le monde à bord avait l’air deux fois plus âgé qu’en temps normal, avec ces quatre atmosphères pour tirer sur la peau du visage. Pour Bury, sourire était comme soulever des haltères. « Non, commandant, vous ne vous êtes pas trompé. Au fait, j’ai vu votre ordre de mission, au carré des officiers – Ainsi nous sommes en route pour rencontrer un astronef non humain…
— C’est ce qui semble.
— Peut-être ses occupants auront-ils quelque chose à vendre. Surtout s’ils viennent d’un monde non terrestre. On peut toujours espérer. Commandant, auriez-vous la gentillesse de me tenir au courant de ce qui se passera ?
— Je n’en aurai probablement pas le temps, dit Blaine en choisissant la réponse la plus polie de celles qui lui vinrent à l’esprit.
— Oui, bien sûr, je ne voulais pas dire vous, personnellement. J’aimerais seulement avoir accès à l’information concernant notre progression. À mon âge, je n’ose pas bouger de cette baignoire en caoutchouc avant la fin de notre voyage. Combien de temps allons-nous rester sous quatre atmosphères ?
— Cent vingt-cinq heures en tout. Plus que cent vingt-quatre maintenant.
— Merci, commandant. » Bury disparut de l’écran.
Rod se caressa le nez d’un air pensif. Bury connaissait-il son statut à bord ? Ça ne pouvait pas être important. Rod appela la cabine de Sally.
Elle avait l’air de ne pas avoir dormi depuis des semaines ou souri depuis des années. Blaine dit : « Bonjour, Sally. Vous regrettez d’être venue ?
— Je vous ai dit que je pouvais en endurer autant que vous », dit calmement la nièce du sénateur Fowler. Elle agrippa les accoudoirs de son siège et se leva. Elle lâcha prise et tendit les bras pour montrer son habileté.
« Attention, dit Blaine en essayant de garder une voix égale. Pas de mouvements brusques. Gardez les genoux raides. Vous pourriez vous briser les reins en vous asseyant. Restez droite mais portez les mains derrière vous. Tenez-vous au fauteuil avant d’essayer de vous courber à partir de la taille… »
Elle ne crut pas que cela puisse être dangereux. Pas avant qu’elle n’ait commencé à s’asseoir. À ce moment-là les muscles de ses bras se nouèrent, la panique lui crispa le visage et elle s’assit bien trop brusquement, comme si l’atmosphère du Mac-Arthur l’avait aspirée vers le bas.
« Êtes-vous blessée ?
— Non, dit-elle. Mais mon orgueil, oui.
— Alors vous allez maintenant rester dans ce fauteuil ! Bon sang, est-ce que, moi, je me lève ?… Non ! Je suis assis et je ne me lèverai pas !
— D’accord. » Elle hochait la tête de droite et de gauche. Elle était visiblement remuée par la secousse qu’elle venait de subir.
« Avez-vous fait débarquer vos domestiques ?
— Oui. J’ai dû les tromper… Ils ne seraient pas partis sans mes bagages. » Elle rit comme une vieille femme. « Je porte sur moi, tout ce que je posséderai jusqu’à ce que nous atteignions la Néo-Calédonie.
— Vous les avez trompés… Comme vous vous êtes jouée de moi ! J’aurais dû dire à Kelley de vous jeter dehors. » La voix de Rod était amère. Il savait qu’il semblait avoir deux fois son âge réel, comme un infirme dans sa chaise roulante. « Bon. Maintenant que vous êtes à bord, je ne peux plus vous expulser.
— Mais je pourrai vous aider. Je suis anthropologue. » À l’idée d’avoir à essayer de se lever, elle se crispa.
« Puis-je vous appeler à l’interphone ?
— Vous tomberez sur l’enseigne de quart. C’est à lui que vous direz si vous avez vraiment besoin de me parler. Mais… Vous êtes sur un vaisseau de guerre, Sally. Ces extra-terrestres sont peut-être hostiles. Pour l’amour du Ciel, souvenez-vous-en. Mes officiers de veille n’ont pas le temps de tenir des discussions scientifiques en plein milieu d’une bataille !
— Oui, je sais. Vous pourriez quand même me prêter un peu de bon sens. » Elle essaya de rire. « Même si je ne trouve rien de mieux à faire que de me lever sous quatre atmosphères.
— Ouais… Faites-moi plaisir. Allez-vous mettre dans votre baignoire anti-g.
— Dois-je retirer mes vêtements pour y entrer ? »
Blaine ne put pas rougir : trop peu de sang circulait dans son visage. « C’est une bonne idée. Surtout si vous portez des boucles métalliques. Coupez le circuit vidéo de l’interphone.
— Bien !
— Et faites attention. Je pourrais envoyer un des hommes mariés pour vous aider…
— Non, merci.
— Alors attendez. Nous aurons de temps en temps des périodes de plus faible accélération. Mais surtout ne sortez pas de votre fauteuil toute seule en haute atmosphère ! »
Elle semblait ne pas avoir envie d’essayer. Son expérience lui avait suffi.
« Encore un message du Lermontov, annonça Whitbread.
— Négligez-le. Ne répondez pas.
— À vos ordres, commandant. Pas de réponse. »
Il était facile à Rod d’imaginer ce que voulait le croiseur. Le Lermontov espérait atteindre l’objet non identifié le premier… Mais quand bien même le vaisseau-jumeau du Mac-Arthur aurait pu rejoindre l’intrus, il serait arrivé trop près du soleil pour réussir son interception. Il valait mieux tenter le coup loin dans l’espace, là où il y avait de la place.
C’est du moins ce que Rod se disait. Il pouvait faire confiance à Whitbread et aux hommes du service des communications : les messages du Lermontov ne seraient pas portés sur le registre.
Trois jours et demi. Deux minutes à un g et demi toutes les quatre heures pour changer de quart, attraper les objets que l’on avait oubliés, remuer un peu. Puis les avertisseurs hurlaient, les accéléromètres basculaient et le poids revenait, trop lourd.
La proue du Mac-Arthur resta d’abord à soixante degrés en oblique par rapport à Cal. Il devait s’aligner sur le cap tenu par l’intrus. Ce qui fut fait. Puis il vira de nouveau, nez pointé vers « l’étoile la plus brillante des deux ».
Cal commença à grossir et à changer lentement de couleur. Personne ne se serait rendu compte de ce décalage vers le bleu à l’œil nu. Par contre, ce que les hommes voyaient sur les écrans était que « l’étoile la plus brillante » était devenue un disque et s’élargissait d’heure en heure.
Elle ne devenait pas plus aveuglante parce que les écrans en contrôlaient l’éclat, mais elle se trouvait droit devant et ses dimensions s’accroissaient de façon inquiétante. Derrière le Mac-Arthur se trouvait un autre disque, de la même couleur : du blanc d’une étoile de type F 8. Celui-là aussi s’élargissait rapidement. Le Mac-Arthur était pris en sandwich entre deux soleils fonçant l’un vers l’autre.
Lors du deuxième jour, Staley en siège automobile amena un nouvel enseigne à la passerelle. Rod ne l’avait rencontré qu’au cours d’un bref entretien sur Brigit.
C’était Gavin Potter, un garçon de seize ans, originaire de Néo-Écosse. Potter était grand pour son âge et avait l’air de se recourber sur lui-même comme s’il avait peur qu’on le remarque.
Blaine pensa qu’on faisait simplement visiter le vaisseau à Potter, ce qui était une bonne idée puisque, si l’intrus se montrait hostile, le garçon aurait peut-être à se mouvoir dans les coursives, en pesanteur variable et dans l’obscurité.
Mais Staley avait visiblement plus que cela en tête. Blaine comprit qu’il essayait d’attirer son attention.
« Oui, Staley.
— Voici l’enseigne Gavin Potter, commandant, dit Staley. Il m’a dit une chose que vous devriez, je pense, entendre.
— D’accord, allez-y. » Tout ce qui pourrait faire oublier la haute atmosphère serait bienvenu.
« Il y avait une église dans ma rue, commandant. Dans un bourg fermier de Néo-Écosse. » La voix de Potter était douce et basse et il parlait avec tant d’application qu’il en effaçait l’accent du terroir qui rendait l’expression de Sinclair si caractéristique.
« Une église, l’encouragea Blaine. Pas une église orthodoxe, je pense…
— Non, commandant. Une église du “Culte de Lui” Il n’y a pas beaucoup d’adeptes. Un jour, nous nous y sommes introduits, un ami et moi, pour nous amuser.
— Vous a-t-on surpris ?
— Je sais que je raconte tout cela très mal, commandant. Mais voilà… Il y avait un grand agrandissement d’un vieil hologramme de l’Œil de Murcheson sur fond de Sac à Charbon.
Le Visage de Dieu… comme sur les cartes postales. Mais… mais c’était différent sur cet holo. L’Œil était bien plus brillant qu’aujourd’hui et il était bleu-vert et non rouge. Avec un point cramoisi sur le bord.
— Cela aurait pu être un portrait », suggéra Blaine. Il tira son mini-ordinateur de sa poche, griffonna « Culte de Lui » et demanda des détails.
L’appareil se relia à la bibliothèque de bord et des informations se mirent à défiler sur son écran. « On me dit que le “Culte de Lui” enseigne que le Sac à Charbon avec cet œil rouge est réellement le Visage de Dieu. N’aurait-on pas pu retoucher la photo pour la rendre plus impressionnante ? » Rod continua de paraître intéressé. Il ne serait pas trop tard pour dire quelque chose à propos du temps qu’on lui faisait perdre, quand les enseignes en auraient fini. À condition, bien sûr, qu’ils lui en aient fait perdre.
« Mais…, dit Potter.
— Commandant…, dit Staley en se penchant un peu trop de son fauteuil anti-g.
— Ne parlez pas tous à la fois. Staley ?
— Potter n’est pas le seul à m’avoir dit cela. J’ai vérifié auprès du commandant Sinclair. Il confirme que son grand-père lui a raconté que le Grain fut jadis vert et plus brillant que l’Œil de Murcheson. Or, si l’on repense à la description de l’enseigne Potter… eh bien… les étoiles ne sont pas toujours de la même couleur. Alors…
— Raison de plus pour penser que cet holo avait été trafiqué. Mais c’est drôle quand on songe que ces extra-terrestres viennent directement du Grain…
— À cause de la lumière, dit fermement Potter.
— La voile solaire ! cria Rod qui venait de comprendre. Bien vu ! » Toute la passerelle se tourna vers le capitaine. « Renner ! avez-vous bien dit que le vaisseau avait une vitesse plus importante que celle à laquelle on aurait pu s’attendre ?
— Oui, commandant », répondit Renner de son poste à l’autre extrémité de la pièce. « S’il est parti d’une planète habitable tournant autour du Grain, alors il va trop vite.
— Aurait-il pu utiliser une batterie de canons laser pour se propulser ?
— Bien sûr. Pourquoi pas ? » Renner fit rouler son fauteuil vers eux. « D’ailleurs, on aurait pu utiliser un petit canon pour le faire décoller, puis en ajouter d’autres au fur et à mesure que le vaisseau s’éloignait. On en retirerait un avantage énorme. Si un des “propulseurs” tombait en panne, il serait tout de suite disponible pour réparation.
— Comme si on laissait son moteur au garage, fit Potter, mais qu’on puisse quand même l’utiliser.
— C’est cela. Il y aurait bien sûr des problèmes d’efficacité liés à la largeur du rayon laser, répondit Renner. Et on ne pourrait pas l’utiliser pour freiner. Avez-vous des raisons de croire que… »
Rod les laissa expliquer à l’officier de navigation les variations de brillance du Grain. Lui-même n’en avait que faire. Son problème était : qu’allait faire l’intrus maintenant ?
Il restait vingt heures avant le rendez-vous spatial quand Renner vint vers le poste de Blaine et demanda à utiliser ses écrans. Apparemment, il ne pouvait parler avant qu’un écran soit relié à l’ordinateur. Ses paroles ne suffiraient pas, il lui faudrait un schéma.
« Regardez, commandant, dit-il en affichant une carte de l’espace alentour. L’intrus est venu d’ici. Celui qui l’a lancé a utilisé un ou plusieurs canons laser – probablement tout un tas de batteries réparties sur les astéroïdes, avec des miroirs pour condenser le faisceau. Il a fait marcher son système pendant quarante-cinq ans afin que la sonde puisse avoir un rayon lumineux pour se propulser. Le rayon et l’intrus venaient tous deux droit du Grain.
— Mais il y aurait des traces écrites, dit Blaine. Quelqu’un se serait aperçu du fait que le Grain émettait un faisceau de lumière cohérente. »
Renner haussa les épaules. « Que valent les archives de Néo-Écosse ?
— Nous allons voir. » Il ne fallut pas longtemps pour apprendre que les données astronomiques néo-écossaises étaient suspectes et qu’à ce titre la bibliothèque du Mac-Arthur n’en avait pas en mémoire. « Bon. Admettons que vous ayez raison.
— Mais justement, commandant. Pourquoi n’ont-ils pas viré de bord. C’est très facile à réaliser. Voilà ce qu’ils auraient dû faire… »
Renner afficha un nouveau trajet qui quittait le Grain à un angle de quelques degrés de la route effectivement suivie par la sonde. « Vous voyez : là aussi, ils se laissent propulser. À cet endroit-là… » Où l’intrus aurait été bien au-delà de la Néo-Calédonie… « On crée une charge électrique de dix millions de volts sur le vaisseau. Le champ magnétique ambiant de la galaxie fait virer la sonde de cent quatre-vingts degrés. Elle s’approche alors du système de la Néo-Calédonie par l’arrière de celui-ci. Pendant ce temps-là on a coupé le rayon laser durant cent cinquante ans. On le remet alors en marche et la sonde l’utilise pour se freiner.
— Vous êtes sûr que votre effet magnétique marcherait bien ?
— C’est de la physique élémentaire ! Et on a de bonnes cartes des champs magnétiques interstellaires !
— Alors pourquoi ont-ils procédé autrement ?
— Je ne comprends pas ! dit Renner. Peut-être n’y ont-ils tout simplement pas pensé. Peut-être craignaient-ils que les lasers ne durent pas. Peut-être les astronautes ne faisaient-ils pas confiance à ceux qu’ils laissaient derrière eux. On n’en sait pas assez pour affirmer quoi que ce soit, commandant.
— J’en ai bien conscience, Renner. Pourquoi s’en faire ? Peut-être allons-nous pouvoir leur demander tout cela, le plus simplement du monde. »
Le visage de Renner finit par retrouver, lentement, son sourire. « Vous trichez un peu.
— Oh, allez vous coucher, Renner. »
Rod se réveilla au son des haut-parleurs : « CHANGEMENT DE PESANTEUR DANS DIX MINUTES. PARÉS POUR UNE ATMOSPHÈRE DANS DIX MINUTES. »
Rod sourit : une atmosphère !, puis laissa son visage se figer. Une heure avant que l’on ne synchronise la vitesse du Mac-Arthur à celle de l’intrus. Il éclaira ses écrans de veille et vit, à l’arrière, deux flamboiements de lumière. Le Mac-Arthur était pris en étau par deux soleils. Cal était maintenant aussi imposant que Sol vu de Vénus, mais plus brillant. Cal était une étoile plus chaude. La sonde extra-terrestre était un disque plus petit mais plus éclatant. La voile était concave.
Blaine dut fournir un effort physique pour utiliser l’interphone.
« Sinclair.
— Salle des machines. À vos ordres, commandant. »
Rod fut content de constater que Sinclair se trouvait sur une couchette anti-g. « Comment se comporte le bouclier ?
— Très bien, commandant. Température constante.
— Merci. » Rod était satisfait. La fonction de base du champ Langston était d’absorber de l’énergie. Même celle des particules radioactives ou des explosions de gaz et ce avec une efficacité proportionnelle au cube de la vitesse des projectiles. Au cours des combats, la furie des torpilles thermonucléaires et l’énergie photonique concentrée des lasers frappaient le bouclier et étaient dispersées, absorbées, contenues. Au fur et à mesure que les niveaux énergétiques augmentaient, le champ commençait à luire : son noir absolu devenant rouge, orange, jaune, grimpant le spectre coloré vers le violet.
C’était le problème principal que posait le champ Langston. Il fallait qu’il irradie cette énergie. Si on surchargeait le bouclier, celui-ci libérait en un flash aveuglant toute l’énergie emmagasinée, vers l’intérieur comme vers l’extérieur. Pour empêcher cela, il fallait toute la puissance des astronefs… et celle-ci s’ajoutait à l’énergie déjà stockée dans le champ. Quand le bouclier devenait trop chaud, les vaisseaux mouraient. Rapidement.
Normalement un bâtiment de guerre pouvait s’approcher très près d’un astre sans être en danger de mort : son champ Langston ne devenait jamais plus chaud que la température de l’étoile, à laquelle s’ajoutait la quantité de chaleur nécessaire à la maîtrise du système de protection du vaisseau. Mais, avec un soleil devant et un autre derrière lui, le champ du Mac-Arthur ne pouvait irradier son énergie que vers les côtés et devait le faire avec précaution, sous peine de subir des accélérations latérales. Or les côtés devenaient moins larges, les soleils plus proches et le bouclier plus chaud. Une légère coloration rouge apparut sur l’écran de Rod. Elle ne portait pas à conséquence, mais il fallait la surveiller.
La pesanteur normale fut rétablie. Rod alla rapidement à la passerelle et salua l’enseigne de quart. « Tout le monde aux postes de combat. »
Des sirènes se mirent à hurler partout dans l’astronef.
Cent vingt-quatre heures durant, l’intrus avait semblé ignorer complètement la présence du Mac-Arthur. Il avait toujours l’air de ne pas le voir et se rapprochait régulièrement.
La voile solaire semblait n’être qu’une vaste surface d’un blanc uniforme. Puis Renner repéra un petit point noir. Il ajusta son écran jusqu’à ce qu’il y vît un gros point noir, aux côtés aigus et dont l’image radar le situait quatre mille kilomètres plus près du Mac-Arthur que la voile qui le suivait.
« C’est notre cible, commandant, annonça Renner. Ils ont probablement tout mis dans une nacelle, tout ce qui n’est pas voilure. Un poids au bout des haubans qui équilibre la voile.
— Bien. Amenez-nous côte à côte avec lui, Renner. Whitbread, mes respects au chef de timonerie ; je veux envoyer des messages en clair. Sur autant de fréquences radio que possible, en faible puissance d’émission.
— Oui, commandant. Enregistrement.
— Bonjour, vaisseau à voile solaire. Ici, l’astronef impérial Mac-Arthur. Ici vous donnez nos-signaux de reconnaissance. Bienvenue en Néo-Calédonie, Empire de l’Homme. Nous souhaitons venir bord à bord. Veuillez accuser réception… Envoyez cela en anglique, en russe, en français, en chinois, en tout ce que vous voulez. S’ils sont humains, ils peuvent être originaires de n’importe où. »
Synchronisation vitesse moins quinze minutes. La pesanteur de bord changeait sans cesse sous l’impulsion de Renner qui commençait à accorder la vitesse du Mac-Arthur à celle de la nacelle.
Rod ne répondit pas tout de suite à l’appel de Sally : « Faites vite, Sally, je vous prie. Nous sommes en condition de combat.
— Oui, Rod, je sais. Puis-je venir sur la passerelle ?
— Bien peur que ce soit non. Tous les sièges sont occupés.
— Pas étonnant. Rod, je voulais seulement vous rappeler quelque chose. Ne vous attendez pas à ce qu’ils soient simples.
— Pardon ?
— Vous allez penser qu’ils sont primaires simplement parce qu’ils n’utilisent pas la propulsion Alderson. Ne vous y trompez pas. D’ailleurs, même s’ils étaient primitifs, cela ne signifierait pas qu’ils soient simples. Leurs techniques et leurs processus de pensée sont peut-être très complexes.
— Je le garderai à l’esprit. Autre chose ? Bon, ne quittez pas, Sally. Whitbread, dès que vous n’aurez plus rien à faire, informez mademoiselle Fowler de ce qui se passe. » Il effaça l’interphone de son cerveau et, au cri de Staley, regarda l’écran de poupe.
La voile solaire de l’intrus s’était mise à onduler. La lumière réfléchie courait à sa surface en immenses et lentes vagues. Rod cligna des yeux mais en vain : il était très difficile de saisir la forme d’un miroir distordu. « Cela pourrait bien être notre réponse, dit Rod. Ils sont en train d’utiliser la voile pour projeter… »
L’éclat devint aveuglant et tous les écrans de l’arrière du Mac-Arthur s’éteignirent.
Les senseurs de proue fonctionnaient et enregistraient un large disque, l’étoile Néo-Calédonie, très près et approchant très vite, à six pour cent de la vitesse de la lumière. Ils montraient tout cela, en filtrant la majeure partie de l’énergie rayonnée vers eux.
L’espace d’une seconde, ils révélèrent aussi plusieurs étranges silhouettes noires contre l’arrière-plan très blanc. Mais en cet instant, où la chaleur fit perdre la vue au Mac-Arthur, personne ne les remarqua et, la seconde suivante, elles avaient disparu.
Kevin Renner rompit le silence étonné qui régnait : « Il n’avait pas besoin de crier si fort.
— Merci bien, Renner, dit Rod d’un ton glacial. Avez-vous d’autres suggestions, peut-être plus concrètes, à émettre ? »
Le Mac-Arthur se mouvait par bonds au hasard mais la voile le suivait parfaitement.
« Oui, commandant, dit Renner. Nous ferions bien de quitter le plan focal de ce miroir.
— Ici, le contrôle des avaries, commandant, dit Cargill de son poste de poupe. Le bouclier reçoit beaucoup d’énergie. Beaucoup trop et bien trop vite. Nous n’arrivons pas à la rayonner. Si elle était concentrée, le vaisseau serait déjà plein de trous mais, étant donné qu’elle balaie toute la surface, on pourra tenir peut-être dix minutes.
— Commandant, je vais nous faire contourner la voile, dit Renner. Nous avons encore des caméras à l’avant et je me souviens de l’emplacement de la nacelle…
— Peu importe. Faites-nous traverser la voile, ordonna Rod.
— Mais nous ne savons pas…
— C’était un ordre, Renner ! Et vous êtes encore à bord d’un astronef militaire.
— Bien, commandant. »
Le champ Langston était déjà rouge brique et devenait de plus en plus brillant. Mais cette couleur n’était pas dangereuse. Pas encore.
Tandis que Renner manœuvrait le vaisseau, Rod dit : « Vous pensez peut-être que nos extra-terrestres utilisent des matériaux de construction très solides. C’est cela ?
— C’est une possibilité, commandant. » Le Mac-Arthur eut un soubresaut. Maintenant il ne pouvait plus reculer. Renner sembla s’arc-bouter en prévision d’un choc.
« Mais Renner, plus une matière est robuste et plus on l’étale, afin de capter le maximum de lumière avec un minimum de poids. S’ils possèdent un fil très solide, ils auront tissé très finement pour couvrir le plus de kilomètres carrés possible par kilo de voile, d’accord ? Ainsi, même si des météores y percent quelques trous, il en reste toujours assez… Aussi je pense qu’ils ont fabriqué une structure juste assez solide pour remplir sa fonction mais pas plus.
— Oui, commandant. » Renner chantait presque. Il fonçait à quatre g de pesanteur en gardant Cal sur l’arrière. Il souriait largement et s’était décontracté.
Bon, lui au moins, je l’ai convaincu, pensa Rod en se préparant à subir la collision.
Le champ Langston était jaune de chaleur.
Puis tout à coup, les caméras tournées vers le soleil ne montrèrent plus que du noir, à l’exception du liséré vert du bouclier et de la découpe d’un blanc infernal qu’avait provoqué le passage du Mac-Arthur à travers la voile.
« Mince, on n’a rien senti, dit Rod en riant. Renner, combien de temps avant que nous ne nous écrasions sur le soleil ?
— Quarante-cinq minutes, commandant. À moins que nous ne réagissions auparavant.
— Procédons par ordre. Gardez-nous à cette distance de la voile. » Rod mit en marche un autre circuit de communication pour joindre l’officier de tir. « Crawford ! Éclairez cette voile et essayez de trouver les points d’amarrage de ses haubans. Je veux que vous libériez la cellule habitable de son parachute avant qu’elle ne se remette à nous tirer dessus !
— À vos ordres, commandant. » Cette mission avait l’air de réjouir Crawford.
Il y avait trente-deux câbles en tout : vingt-quatre le long du rebord du miroir circulaire et une couronne de huit autres plus près du centre. Les distorsions coniques de la toile en indiquaient remplacement. L’arrière de la voile était noir. Il rougeoya sous les coups précis des batteries laser avant du Mac-Arthur.
La voile ondoya, se détacha enfin de la nacelle et vint flotter vers le Mac-Arthur. Celui-ci la traversa de nouveau comme si elle avait été en coton.
La nacelle tombait maintenant en chute libre vers une étoile de type F 8.
« Impact moins trente-cinq minutes », dit Renner sans qu’on le lui demande.
« Merci, Renner. Commandant Cargill, à vous la barre. Vous allez prendre l’intrus en remorque. »
Rod fut au comble de la joie quand il vit l’ébahissement de Renner.
« Mais… », dit Renner en montrant du doigt l’image de Cal qui grandissait sur les écrans de la passerelle. Avant qu’il ait pu continuer, le Mac-Arthur bondit sous une accélération de six g, sans transition cette fois. Les accéléromètres basculèrent violemment et le vaisseau fonça droit vers le soleil menaçant.
« Commandant ? » À travers la brume de sang qui lui montait au cerveau, Blaine entendit son second l’appeler du pont arrière. « Commandant, quelles avaries pouvons-nous permettre ? »
Parler était difficile. « N’importe lesquelles, tant qu’on peut voler, haleta Rod.
— O.K. » Les ordres que Cargill donna alors résonnèrent dans l’intercom. « Potter ! Le pont-hangar est-il paré à mettre sous vide ? Les chaloupes sont-elles arrimées ?
— Oui, commandant. » Sa question était complètement déplacée en condition de combat, mais Cargill était un homme prudent.
« Ouvrez les portes du pont-hangar, ordonna Cargill. Commandant, nous allons peut-être perdre les portes de la soute.
— M’en fous !
— Je vais amener la nacelle à bord très durement, nous n’avons pas le temps de synchroniser notre vitesse. Nous allons subir des dommages…
— Vous avez la barre, commandant. Exécutez votre mission. » Une brume rouge tapissait la passerelle. Rod cligna des yeux mais elle était encore là, non dans l’air mais sur ses rétines. C’en était trop de six gravités pour fournir des efforts soutenus. Si quelqu’un s’évanouissait… eh bien, il raterait tout le cirque.
« Kelley ! aboya Rod. Quand nous virerons, emmenez les Marines à l’arrière et tenez-vous prêts à intercepter ce qui sortira de cette nacelle ! Vous avez intérêt à vous dépêcher. Cargill ne tiendra pas la pesanteur constante.
— À vos ordres, commandant. » On était à six g et la voix rauque de Kelley était égale à elle-même.
L’intrus se trouvait à trois mille kilomètres, invisible même pour la vue la plus perçante, mais sa taille augmentait régulièrement sur les écrans de la passerelle, lentement, trop lentement, tandis que Cal semblait grossir trop vite.
Quatre minutes à six gravités. Quatre minutes d’agonie, puis les sirènes hurlèrent. Il y eut un moment de soulagement. Les Marines de Kelley dévalèrent les coursives et se retournèrent quand le Mac-Arthur pivota de 180 degrés. Là d’où ces hommes couvriraient le pont-hangar, il n’y aurait pas de couchettes anti-g mais des filets pour se suspendre dans les corridors et d’autres dans la soute elle-même où ils seraient pris comme des mouches dans une toile d’araignée, l’arme au poing attendant… attendant quoi ?
Les klaxons mugirent et les accéléromètres basculèrent à nouveau quand le Mac-Arthur freina, juste avant d’atteindre la nacelle. Rod tourna avec peine le commutateur de son écran. Il put voir le pont, froid et sombre, le contour flou et noir de la surface interne du champ protecteur du vaisseau, Bon, pensa-t-il. Pas de surplus d’énergie. Tout ce qu’il faut comme élasticité pour encaisser si nécessaire l’énergie rotationnelle de l’astronef extra-terrestre, pour amortir l’impact et en abaisser la force à un niveau que le Mac-Arthur supporterait.
Huit minutes à six g, le maximum que l’équipage puisse subir. Et, tout à coup, l’intrus ne fut plus devant eux mais se présenta de côté. L’accélération épuisante cessa et il y eut une faible poussée latérale, quand Cargill déchargea les propulseurs à bâbord pour ralentir leur course vers leur cible.
C’était cyclindrique, arrondi à une extrémité, et cela culbutait lentement dans l’espace. Rod aperçut que la base, plane, était parsemée d’une myriade de nodules… trente-deux ? Mais il aurait dû y avoir des haubans sur ces nodosités, et il n’y avait rien.
La nacelle arrivait bien trop vite sur le Mac-Arthur. Elle était énorme, bien trop énorme ! Et il n’existait rien qui pût la freiner, à part les batteries bâbord !
Elle fut sur eux – la caméra du pont-hangar révéla la portion sphérique du vaisseau extra-terrestre, triste et métallique, s’engageant dans le champ Langston, ralentissant. Sa rotation cessa, mais la nacelle continua de s’enfoncer vers le Mac-Arthur. Le croiseur de bataille dérapa, écrasant l’équipage dans ses harnais tandis que la nacelle grandissait, grandissait et… COLLISION !
Rod secoua la tête pour en chasser le brouillard rouge qui l’opprimait de nouveau. « Tirez-nous de là. Renner, prenez la barre ! »
Cette fois-ci, les accéléromètres basculèrent avant que les avertisseurs ne retentissent. Renner avait dû préparer un trajet d’évasion et avait enfoncé les touches de l’ordinateur à l’instant précis où on lui avait rendu la direction de l’astronef. Blaine observa les cadrans de son tableau de bord à travers la brume violette. Bien, Renner ne tentait rien d’osé. Il se contentait de propulser le Mac-Arthur latéralement pour que le soleil l’éjecte de son orbite. Leur accélération était-elle tangentielle au plan de l’écliptique de Cal ? Ce serait délicat de rencontrer le Lermontov pour se faire ravitailler en hydrogène. S’ils ne réussissaient pas à amener le Mac à ce rendez-vous, ses réservoirs seraient vides… Blaine modifia le réglage de l’écran et observa le cap affiché par l’ordinateur. Oui. Renner avait bien prévu son coup. Et rapidement encore !
Qu’il continue, pensa Rod. Il est compétent, meilleur astronavigateur que moi. Il est temps d’inspecter le vaisseau – que lui est-il arrivé quand il a reçu cet objet à bord ? Mais tous les écrans couvrant cette zone étaient blancs, les capteurs vidéo brûlés ou démolis. À l’extérieur, ça ne valait guère mieux. « Volez aux instruments, Renner, ordonna Blaine. Les caméras seraient détruites par la chaleur. Attendez pour les utiliser que nous nous éloignions de Cal.
— Rapport d’avarie, commandant.
— Allez-y, commandant Cargill.
— L’intrus est pris en étau par les portes du hangar. Il est bien coincé, je ne pense pas que nous pourrons le dégager en accélération normale. Je n’ai pas le rapport complet mais je peux vous dire que ce pont-hangar ne sera jamais plus le même, commandant.
— Rien d’essentiel ?
— Non. Je pourrais vous donner la liste complète – des problèmes mineurs, des choses descellées, des pannes survenues après la collision. Mais ça se réduit à ceci : si nous ne devons pas nous battre, tout va bien.
— Bien. Maintenant voyez ce que vous pouvez tirer des Marines. Les lignes d’interphone nous reliant au poste de Kelley semblent mortes.
— À vos ordres, commandant. »
Quelqu’un allait être obligé de se mouvoir sous six g pour exécuter cet ordre, pensa Blaine. Dieu veuille qu’il puisse le faire dans un fauteuil mobile. Celui qui s’en chargerait réussirait peut-être cet exploit en rampant, mais il ne serait plus bon à grand-chose après coup. Est-ce que ça en valait la peine ? Pour transmettre des informations probablement négatives ? Mais… et si elles ne l’étaient pas…
« Caporal des Marines Pietrov, à vos ordres, commandant. » L’accent épais de Sainte-Ekaterina. « Aucune activité à signaler de la part de l’intrus.
— Ici Cargill, ajouta une autre voix.
— Oui.
— Voulez-vous vraiment parler à Kelley ? Potter a réussi à amener une liaison jusqu’à Pietrov sans quitter son scooter, mais il aura des problèmes s’il doit aller plus loin.
— Va pour Pietrov. Bon travail, Potter. Caporal, Kelley est-il en vue ? Est-il sain et sauf ?
— Le canonnier m’a fait signe de la main. Il est posté dans le sas numéro deux.
— Bien, informez-moi immédiatement si notre extra-terrestre se manifeste, caporal. »
Les avertisseurs sonores retentirent au moment où Blaine coupait la communication. Ça demande du doigté, pensa-t-il. On doit maintenir l’équilibre entre un cap trop rapproché de Cal, et la mort par le feu, ou une accélération trop forte qui nous tuerait tout aussi sûrement.
À l’avant du vaisseau, un des timoniers s’appuya sur le rembourrage de sa couchette. Son équipier en fit autant et leurs casques se touchèrent. Durant un instant, ils coupèrent leurs micros et le second maître de timonerie Orontez dit : « Mon frère voulait que je l’aide à gérer son ranch sous-marin, sur Aphrodite. Mais je pensais que c’était trop dangereux, alors je me suis engagé dans la Flotte spatiale !… »
« Commandant Sinclair, avons-nous assez de puissance pour envoyer un rapport à l’amirauté ?
— Oui, commandant, les moteurs se comportent très bien. Votre objet n’est pas aussi énorme qu’on le pensait et nous avons de l’hydrogène à revendre.
— Bien. » Blaine appela la salle des communications pour dicter son message. « Objet non identifié à bord. Cylindrique, grand axe quatre fois dimension du petit axe. En apparence entièrement métallique, mais examen approfondi impossible avant réduction de l’accélération. Suggérons Lermontov tente récupérer la voile, qui décélérera rapidement car débarrassée de sa nacelle. Estimation heure d’arrivée Néo-Écosse… suggérons Mac-Arthur mis en orbite autour du satellite inhabité de la Néo-Écosse. Pas de signe de vie ou d’activité à bord vaisseau extra-terrestre, mais… »
C’était un « mais » très vaste, pensa Rod. Qu’était au juste cette chose ? Lui avait-elle délibérément tiré dessus ? Était-elle pilotée ou alors quel genre de robot serait-il capable de la diriger pendant des années-lumière d’espace normal ? Que pouvait penser l’être ou la machine qui l’habitait d’avoir été remisé dans un pont-hangar de croiseur de bataille… Bien peu digne fin, après trente-cinq années-lumière de voyage.
Rod ne pouvait rien faire pour répondre à toutes ces interrogations. Rien du tout. La situation du Mac-Arthur n’était pas si critique. Renner la contrôlait bien. Mais ni Blaine ni Cargill ne pouvaient quitter leur poste et Rod n’allait sûrement pas envoyer un des officiers subalternes examiner la « chose ».
« C’est terminé ? » La voix de Sally était plaintive. « Tout va bien ?
— Oui. » Rod eut un frisson involontaire en pensant à ce qui aurait pu advenir. « Oui, nous l’avons à bord et nous n’en avons rien découvert d’autre que la dimension. Il refuse de répondre à nos messages. » Mais pourquoi ressentait-il donc cette impression de satisfaction à la pensée que Sally allait devoir attendre comme tout le monde ?
Le Mac-Arthur plongea vers Cal et se catapulta au loin. Il passa si près de l’étoile qu’on enregistra une traînée aérodynamique due à la couronne solaire. Mais la navigation de Renner était parfaite et le champ Langston résista bien. Ils attendirent.
À deux gravités Rod put quitter la passerelle. Il fit un effort pour se lever, s’assit sur un scooter et partit vers la poupe. Les ascenseurs l’emmenèrent vers le « bas » et il s’arrêta à tous les ponts pour noter quels hommes se trouvaient encore à leurs postes malgré leur trop long séjour en condition de combat. Le Mac-Arthur devait être le meilleur vaisseau de la Flotte… et Rod allait s’en assurer !
Quand il rejoignit Kelley, près du sas qui menait au pont-hangar, rien n’avait changé.
« On aperçoit des écoutilles, là, ou quelque chose de ce genre », dit Kelley en indiquant un point de la coque du vaisseau. À la lueur de la torche de son canonnier, Rod vit les débris de ses chaloupes, écrasées contre les cloisons métalliques.
« Et à part cela, rien de nouveau ?
— Rien du tout, commandant. Il est arrivé sur nous et a percuté les ponts comme s’il voulait m’enfoncer dans les murs. Il n’allait pas vite mais il a frappé fort. Puis, plus rien. Mes hommes et moi, les enseignes qui grouillaient dans le coin, personne n’a vu quoi que ce soit, commandant.
— Ce n’est pas plus mal », marmonna Rod. Il prit sa propre torche et en promena le faisceau sur l’énorme cylindre. La moitié supérieure disparaissait dans l’obscurité totale du bouclier.
Il éclaira une rangée de nodules, chacun d’un mètre de diamètre et de trois de long. Il en scruta la surface mais n’y découvrit rien – pas de haubans, ni d’ouverture visible à travers laquelle on aurait pu les ramener à bord. Rien.
« Continuez votre surveillance, Kelley. Constamment. » Le capitaine Rod Blaine retourna à la passerelle sans plus d’informations qu’il n’en possédait auparavant et resta assis à observer ses écrans. Inconsciemment, il caressa la bosse de son nez.
Mais, au nom de Dieu, sur quoi avait-il bien pu mettre la main ?
Blaine se tenait au garde-à-vous devant l’énorme bureau. L’amiral de la Flotte Howland Cranston, commandant en chef des forces de Sa Majesté au-delà du Sac à Charbon, lui lançait un regard furieux par-dessus un bureau de teck rose dont les sculptures exquises auraient fasciné Rod s’il avait eu le loisir de les examiner. L’amiral fourrageait dans une épaisse liasse de documents.
« Vous savez ce que sont ces papiers, capitaine ?
— Non, amiral.
— Des lettres demandant votre renvoi de la Flotte. La moitié de l’université impériale, deux prêtres et un évêque. Le secrétaire de la ligue humanitaire. Tous les cœurs tendres de ce côté du Sac à Charbon veulent votre peau.
— Oui, amiral. » Toute autre réponse semblait inutile. Rod resta rigidement campé, attendant que l’orage passe. Que penserait son père ? Quelqu’un allait-il le comprendre ?
Cranston le regardait à nouveau d’un air menaçant. Ses yeux étaient vides. Son uniforme était froissé. Sur sa poitrine une douzaine de décorations racontait l’histoire d’un homme de commandement qui s’était poussé lui-même sans pitié, en entraînant ses subordonnés, au-delà des limites du possible.
« Et voilà l’homme qui a tiré sur le premier extra-terrestre que la race humaine ait jamais rencontré, dit froidement Cranston. Et qui a détruit son vaisseau. Vous savez que nous n’avons trouvé qu’un seul passager et qu’il était mort ? Panne de conditionnement d’air, peut-être. » Cranston feuilleta la liasse de documents et l’envoya vivement au loin. « Saleté de civils. Ils finissent toujours par essayer d’influencer la Flotte. Ils ne me laissent pas le choix.
Bien. Capitaine Blaine, en ma qualité d’amiral de la Flotte de ce secteur, je confirme votre promotion au grade de capitaine et je vous confie le commandement du croiseur de bataille de Sa Majesté, le Mac-Arthur. Maintenant, asseyez-vous. » Tandis que Rod ébahi cherchait une chaise, Cranston grogna : « Ça leur apprendra. Ah, ils essaient de m’apprendre à diriger mes troupes ? Blaine, vous êtes l’officier le plus verni de la Flotte. Votre promotion aurait de toute façon été confirmée, mais sans ces lettres vous n’auriez jamais conservé votre vaisseau.
— Oui, amiral. » C’était assez vrai, mais ça n’empêchait pas la voix de Rod de prendre un accent de fierté. Et surtout : le Mac-Arthur était à lui… « Amiral ? A-t-on découvert quoi que ce soit au sujet de la sonde spatiale ? Depuis que nous l’avons abandonnée en orbite, j’ai été occupé aux chantiers navals à faire réarmer le Mac-Arthur.
— Nous l’avons ouverte, capitaine. Je ne suis pas sûr de croire à ce qu’on y a trouvé, mais on y a pénétré. Nous y avons découvert ceci. » Il présenta à Rod un agrandissement photographique.
La créature était étendue, sur une table de laboratoire, à côté d’une toise qui en donnait la dimension : 1,24 m de la tête à ce que Rod prit d’abord pour des chaussures, avant de décider que ce devait être des pieds. Ils n’avaient pas d’orteils, mais un liséré de ce qui aurait pu passer pour de la corne en ornait l’avant.
Quant au reste de l’individu, c’était un chaos cauchemardesque. Il avait deux bras minces et droits prolongés par des mains délicates possédant chacune quatre doigts et deux pouces. Du côté gauche, on voyait un bras unique, puissant, pratiquement une massue de chair, plus épais que les deux membres droits réunis. Il se terminait en une main à trois doigts épais, serrés comme un étau.
Invalide ? Mutation ? La créature était symétrique de l’endroit où sa taille aurait pu se trouver, jusqu’aux pieds ; mais au-dessus de la ceinture elle était… différente.
Le torse était court, la musculature bien plus complexe que celle des humains. Rod ne parvenait pas à deviner sous les muscles la structure osseuse de base.
Les bras… Oui, il s’en dégageait une sorte de logique étrange. Les coudes des bras droits étaient trop bien ajustés, comme des engrenages en plastique. L’évolution avait joué. L’extra-terrestre n’était pas un infirme.
La tête était pire.
Il n’y avait pas de cou. Les muscles massifs de l’épaule gauche enveloppaient la tête. Le côté gauche du crâne se fondait dans cette épaule et était plus développé que l’hémisphère droit. Il n’existait pas d’oreille gauche ni d’endroit où en imaginer une. Le côté droit de la tête s’ornait d’une grande oreille membraneuse de lutin, au-dessus d’une épaule étroite qui aurait eu une apparence quasi humaine s’il n’y avait pas eu sa sœur jumelle plus bas et en arrière d’elle.
Le visage ne ressemblait à rien que Rod connût. D’ailleurs, sur une tête pareille, il n’aurait pas dû y en avoir. Mais deux yeux bridés et symétriques s’ouvraient tout grands, défiant la mort. Très humains, presque orientaux. Et il y avait une bouche inexpressive aux lèvres légèrement entrouvertes, qui révélaient la pointe des dents.
« Alors, il vous plaît ? »
Rod répondit : « Je suis désolé qu’il soit mort. J’aurais eu des millions de questions à lui poser… On n’a trouvé que lui ?
— Oui, à bord, uniquement lui. Mais regardez. »
Cranston effleura un coin de son bureau et découvrit un clavier de contrôle. Les rideaux cachant le mur situé à gauche de Rod s’écartèrent et les lumières s’atténuèrent. Un écran blanc s’illumina.
Soudain des ombres montèrent comme des flèches des bords de l’écran, culbutèrent vers le centre en rétrécissant et disparurent. Cela n’avait duré que quelques secondes.
« Nous avons récupéré ça sur vos caméras de proue, celles qui n’ont pas brûlé. Je vais le repasser au ralenti. »
À nouveau, des silhouettes sombres convergèrent vers le milieu de la surface blanche. On en voyait une demi-douzaine quand l’amiral arrêta le film.
« Alors ?
— Cela ressemble à… à ça, dit Rod en montrant le cliché qu’il tenait encore.
— Bien d’accord. Regardez. » Le projecteur redémarra. Les formes rapetissèrent et disparurent. Non pas comme si elles s’étaient éloignées à l’infini mais comme si elles s’étaient évaporées.
« Ce film montre l’éjection des passagers de la sonde et leur combustion par la voile solaire. Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Rod.
— Rien. L’université vous donnera quarante explications différentes. De toute façon, l’image est floue. Vous avez remarqué combien ils sont distordus ? De tailles et de formes différentes. Pas moyen de savoir s’ils étaient vivants. Un des anthropologues pense que c’était des statues de dieux, jetées par-dessus bord pour les sauver de la profanation. Il a vendu sa théorie à pratiquement tous ses confrères, à part ceux qui soutiennent que le film était défectueux, ou qu’on y voit des mirages causés par le champ Langston, ou que c’est un faux.
— Oui, amiral. » Tout cela n’attirait pas de commentaire et Blaine n’en fit point. Il retourna à son siège et examina à nouveau la photographie. Un million de questions… si seulement le pilote n’avait pas péri…
Après un long silence, l’amiral grogna. « Ouais. Voici un exemplaire du rapport concernant ce que l’on a trouvé à bord de la sonde spatiale. Prenez-le et allez l’étudier ; vous avez rendez-vous avec le vice-roi demain après-midi et il s’attendra à ce que vous soyez au courant. Votre anthropologue a collaboré à la rédaction de ce document. Vous pourrez en discuter avec elle, si vous le voulez. Plus tard, vous pourrez aller voir la sonde. Nous la ramenons ici aujourd’hui même. » Cranston étouffa un petit rire à la surprise de Blaine. « Vous vous demandez pourquoi je vous donne tout ça ? Vous le saurez – Son Altesse a des projets et vous allez en faire partie. On vous tiendra au fait. »
Rod salua et quitta la pièce, abasourdi, le rapport top secret sous le bras.
Ce document était surtout composé de questions.
La plupart des équipements internes de la sonde étaient réparés : des blocs de plastique fondus et soudés, des restes de circuits intégrés, des longueurs de matériaux conducteurs et semi-conducteurs dépareillés, mélangés sans ordre rationnel. Il n’y avait pas trace des haubans, ni des treuils qui auraient dû les enrouler, ni des ouvertures par lesquelles ils auraient dû sortir des trente-deux nodules tapissant l’extrémité de l’astronef. Si ces cordages avaient été monomoléculaires, cela expliquerait leur absence ; quand le canon de Blaine les avait sectionnés, ils avaient dû se désagréger, par quelque réaction chimique. Mais alors comment contrôlait-on la voile ? Était-il possible que l’on ait pu imprimer des mouvements de contraction et de dilatation aux haubans ?
C’était une drôle d’idée mais les mécanismes trouvés intacts étaient tous aussi étranges. Aucune des parties de la sonde n’était standardisée. Deux composants assurant des fonctions presque identiques pouvaient être subtilement ou complètement différents. Les entretoises et les armatures étaient usinées à la main. La sonde était une sculpture autant qu’une machine.
Blaine lut tout cela, secoua la tête et appela Sally qui le rejoignit dans sa cabine.
« Oui j’ai bien écrit ça, dit-elle. Et cela semble la vérité. Chaque écrou et chaque boulon de cet astronef ont été conçus séparément.
C’est moins étonnant si l’on envisage que la sonde a été conçue dans un but religieux. Mais ce n’est pas tout. Vous savez comment marche la redondance ?
— Pour les machines ? Deux trucs qui font le même boulot. Au cas où l’un d’entre eux tombe en panne.
— C’est cela. Eh bien, il semble que les Granéens l’utilisent dans deux sens.
— Les Granéens ? »
Elle haussa les épaules. « Il fallait bien leur donner un nom. Les ingénieurs granéens font bien faire le même travail par deux pièces différentes, mais l’une d’elles assure aussi deux autres fonctions. Certaines des armatures, en plus de leur rôle de structure, sont à la fois des thermostats bimétalliques et des générateurs thermo-électriques. Rod, je comprends à peine les mots employés. Par exemple, les modules : les ingénieurs humains les utilisent, non ?
— Oui, bien sûr, pour les assemblages compliqués.
— Les Granéens, eux, ne s’en servent pas. Tout est d’un seul bloc. Tout influe sur tout. Rod, il y a de fortes chances pour que ces êtres soient plus intelligents que nous. »
Rod siffla. « C’est… effrayant. Attendez un peu. Si c’était le cas, ils posséderaient la propulsion Alderson, n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas. Mais ils connaissent certaines choses que nous ignorons. Il y a des supraconducteurs de biotempérature », dit-elle en prononçant ces mots comme si elle les avait appris par cœur. « Peints sur la sonde en minces bandes. Et il y a ceci. » Elle se pencha par-dessus l’épaule de Blaine pour tourner les pages du rapport. « Là, regardez cette photo. Tous ces petits trous météoritiques.
— Des micrométéorites.
— Peut-être, mais alors tout ce qui dépassait quatre mille microns de diamètre était arrêté par le système de protection contre les météores. Or, personne n’a pu mettre en évidence un tel système. Ces êtres ne connaissent pas le champ Langston ou quoi que ce soit de ce genre.
— Mais…
— Ça devait être la voile. Vous voyez ce que cela implique ? Le pilote automatique nous a attaqués parce qu’il a pris le Mac-Arthur pour un météore.
— Et le pilote ? Pourquoi n’a-t-il pas… ?
— Non. Pour autant qu’on puisse le savoir, l’extra-terrestre était en animation suspendue. Les biosystèmes sont tombés en panne au moment où nous l’avons arraisonné. Nous l’avons tué.
— Vous êtes sûre ? »
Sally acquiesça d’un signe de tête.
« Mince. Après un tel voyage. Je ne peux pas en vouloir à la ligue humanitaire d’exiger qu’on lui apporte ma tête sur un plateau avec du persil dans les oreilles. Oh !… » Rod eut l’air de souffrir.
« Assez, dit doucement Sally.
— Désolé. Que trouve-t-on ensuite dans ce rapport ?
— L’autopsie. Elle remplit la moitié du document. » Elle tourna quelques pages et Rod grimaça. Sally Fowler avait le cœur mieux accroché que la plupart des dames de la Cour.
La chair du Granéen était pâle, son sang rose, comme un mélange de sève et d’hémoglobine humaine. Les chirurgiens avaient entaillé profondément le dos de la créature et mis à jour les os depuis l’arrière du crâne jusqu’à l’endroit où le coccyx aurait dû se trouver.
« Je ne comprends pas. Où est la colonne vertébrale ?
— Il n’y en a pas, lui dit Sally. Il semble que l’évolution n’ait pas inventé la vertèbre, sur le Grain. »
Il y avait trois os dans le dos, chacun aussi solide qu’un fémur. Le plus haut était en fait une extension du crâne, comme si celui-ci avait été prolongé par une poignée de vingt centimètres de long. La surface articulaire qui le terminait se situait au niveau scapulaire. La créature pouvait incliner la tête mais pas la tourner.
L’os dorsal principal était plus long et épais. Il se terminait en une grosse articulation compliquée, semblable à un joint à rotule, correspondant au creux des reins. L’os inférieur s’élargissait en éventail pour former des hanches et des cavités fémorales.
Il y avait bien une moelle épinière, une ligne de connexion nerveuse, mais elle était en position ventrale par rapport à la colonne osseuse dorsale et non intégrée à celle-ci.
« Il ne peut pas tourner la tête, dit Rod. Il est obligé de compenser cela par une rotation de la taille. C’est pour cela que cette grosse articulation est si complexe. Exact ?
— Oui. J’ai assisté au maniement de cet assemblage osseux. Il permet de retourner complètement le torse vers l’arrière. Impressionnant, non ? »
Rod hocha de la tête et tourna la page. Sur la photographie suivante, les médics avaient mis le crâne à nu.
Pas étonnant que la tête fût dissymétrique. Non seulement le côté gauche était plus gros, pour contrôler les bras droits sensibles et à l’innervation compliquée, mais les tendons de l’épaule gauche s’inséraient sur des callosités portées par ce côté du crâne, ce qui assurait un bras de levier plus long.
« Tout est construit autour des bras, dit Sally. Si vous imaginez le Granéen comme étant un fabricant d’outils, vous comprendrez mieux. Les bras droits assurent les travaux précis, l’horlogerie par exemple. Le gauche sert à soulever et à tenir. Notre ami pouvait probablement lever l’avant d’un aéroglisseur d’une main et travailler sur les moteurs des deux autres. Et dire que cet idiot d’Horowitz pensait que c’était une mutation ! » Elle tourna d’autres pages. « Regardez.
— Exact, j’avais remarqué cela. Les membres sont trop ajustés. » Les photographies montraient les bras droits dans diverses positions. On n’avait pas réussi à les faire se gêner l’un l’autre. Ils étaient de taille égale mais le membre inférieur avait un avant-bras long et un humérus court tandis que ceux de son homologue étaient de même longueur. Quand la créature avait les deux bras droits le long du corps, le bout des doigts de la main supérieure arrivait juste en dessous du poignet inférieur.
Rod continua sa lecture. Tout comme l’expérience antérieure de xénobiologie l’avait laissé supposer, la biochimie de l’extra-terrestre n’était que subtilement différente de celle des humains. Toutes les formes de vie connues étaient suffisamment analogues pour permettre à certains théoriciens d’avancer la thèse d’une dispersion interstellaire de spores, pour expliquer l’origine de la vie dans tout l’univers. Tout le monde n’adhérait pas à cette théorie, mais elle se défendait et l’extra-terrestre n’allait pas permettre de trancher.
Longtemps après le départ de Sally, Rod étudiait toujours le rapport. Quand il en acheva la lecture, il retint trois faits :
Le Granéen était un fabricant d’outils intelligent.
Il avait traversé trente-cinq années-lumière pour trouver la civilisation humaine.
Et Rod Blaine l’avait tué.
Le Palais du vice-roi dominait l’unique cité de Néo-Écosse. Sally resta bouche bée devant l’énorme structure et indiqua les vagues de couleur qui changeaient à chaque mouvement du glisseur.
« Comment a-t-on obtenu cet effet ? demanda-t-elle. Ça ne peut pas être une pellicule d’huile.
— C’est de la pierre de Néo-Écosse, répondit Sinclair. Vous n’en avez jamais vu de telle. La vie n’existait pas sur cette planète avant que le Premier Empire ne s’y installe. Ce château est fait de pierres volcaniques avec toutes les teintes qu’elles avaient quand elles sont sorties de terre.
— C’est magnifique ! » lui dit-elle. Le Palais était le seul bâtiment qui fût entouré d’un espace vide. La ville de Néo-Écosse se composait de petits quartiers. À haute altitude, on voyait des zones circulaires, ressemblant aux cercles de croissance d’un arbre, qui indiquaient la construction successive de générateurs de champ Langston plus puissants pour protéger la ville. « Ne serait-il pas plus simple aujourd’hui de concevoir un plan de ville basé sur l’utilisation des angles droits ? demanda Sally.
— Oui, répondit Sinclair. Mais, mon petit, nous sommes passés par deux cents ans de guerre. Bien peu de gens souhaitent vivre sans champ de protection… Non pas que nous n’ayons pas confiance en la Flotte ou en l’Empire, ajouta-t-il à la hâte, mais il est difficile de briser des habitudes si bien enracinées. Nous préférons rester à l’étroit, mais être sûrs de pouvoir nous battre. »
Le glisseur vira une dernière fois pour se poser sur le toit de lave du Palais.
Plus bas, les rues étaient pleines de couleurs des plaids et des tartans, chacun bousculant son voisin dans les ruelles étroites. Sally fut surprise de voir combien la capitale de ce Secteur impérial était petite.
Rod laissa ses officiers et Sally dans un confortable salon et suivit deux Marines très guindés. Dans la chambre du Conseil, splendeur et simplicité se mêlaient. Les murs de pierre brute tranchaient sur les tapis de laine aux motifs compliqués. De grandes oriflammes pendaient des chevrons du plafond.
Les Marines indiquèrent un siège à Rod. Juste devant lui, se dressait une tribune, réservée au Conseil, surmontée du trône du vice-roi, qui dominait toute la salle. Mais ce siège royal était lui-même dans l’ombre d’un immense hologramme de Sa Très Haute et Très Impériale Majesté, Léonidas IX, par la Grâce de Dieu, Empereur de l’Humanité. Quand un message arrivait de la planète du trône, l’holo s’animait mais, pour l’instant, il montrait un homme de moins de quarante ans, vêtu de l’uniforme noir d’un amiral de la Flotte, sans insigne ni décoration. Ses yeux sombres semblaient transpercer chacune des personnes présentes.
La salle s’emplit rapidement. Il y avait des membres du parlement local, des officiers des armées de terre et de l’espace, des civils à l’air pressé, servis par des domestiques surmenés. Rod ignorait ce qui l’attendait, mais il remarqua les regards de jalousie que lui lançaient ceux qui étaient assis derrière lui. Il était, de loin, le plus jeune des officiers, au premier rang des sièges d’honneur. L’amiral Cranston s’installa à deux places à gauche de Blaine et adressa un signe de tête martial à son subordonné.
Un gong résonna. Le majordome du Palais, noir comme le charbon, un fouet symboliquement accroché à la ceinture de son uniforme blanc, monta sur l’estrade et la frappa de sa canne de tambour-major. Un groupe d’hommes entra dans la salle et prit place sur la tribune. Les conseillers impériaux, décida Rod, étaient moins impressionnants que leur charge. Ils semblaient surtout tourmentés… mais beaucoup d’entre eux possédaient le même regard que le portrait de l’Empereur : comme s’ils voyaient, au-delà des dignitaires rassemblés devant eux, des choses que ces derniers pouvaient seulement imaginer. Ils restèrent assis, impassibles, jusqu’à ce que l’on frappe de nouveau le gong.
Le majordome se raidit et frappa l’estrade de trois coups de sa canne. « SA TRÈS EXCELLENTE ALTESSE STEFAN YURI ALEXANDROVITCH MERRILL, VICE-ROI DE SA MAJESTÉ IMPÉRIALE AU-DELÀ DU SAC À CHARBON. QUE DIEU PRÊTE SAGESSE À SA MAJESTÉ ET À SON ALTESSE. »
Tout le monde se leva précipitamment. Rod, en bondissant sur ses pieds, songea à ce qui était en cours. Il serait facile d’être cynique. Après tout, Merrill n’était qu’un homme : Sa Majesté Impériale n’était qu’un homme. Ils enfilaient leurs pantalons comme tout le monde : un pied à la fois. Mais ils étaient responsables de la destinée de la race humaine. Le Conseil pouvait donner son avis. Le Sénat pouvait débattre. L’Assemblée pouvait crier et exiger. Pourtant, quand toutes les demandes contradictoires avaient été entendues, quand on avait pesé tous les conseils, il fallait que quelqu’un agisse au nom de l’humanité… Non, le cérémonial de l’entrée du vice-roi n’avait rien d’excessif. Il fallait que les hommes qui détenaient de tels pouvoirs s’en souviennent.
Son Altesse était un homme grand et sec. Il portait l’uniforme de sortie de la Flotte spatiale, soleils et comètes sur la poitrine, des décorations méritées au cours de longues années passées au service du règne. Le majordome lut le serment d’allégeance à la couronne avant que Merrill ne s’assît et saluât le Conseil.
Le duc Bonin, le vieux lord président du Conseil, était debout à sa place, au milieu de la grande table. « Messeigneurs, messieurs. Par ordre de Son Altesse, le Conseil se réunit pour débattre du vaisseau extra-terrestre venu du Grain. Notre session pourrait bien se prolonger très tard », ajouta-t-il sans trace de sarcasme dans la voix.
« Vous avez tous devant vous le rapport de notre enquête sur cet astronef. Je peux le résumer en deux points principaux : d’une part, cette race d’êtres ne connaît ni la propulsion Alderson ni le champ Langston. D’autre part, elle semble posséder des technologies considérablement en avance sur tout ce que l’Empire a jamais connu… et j’inclus dans cela le Premier Empire. »
Un sursaut de surprise anima la Chambre. De nombreux gouverneurs impériaux, et la plupart de leurs sujets avaient à l’égard du Premier Empire une attitude de révérence absolue. Bonin eut un hochement de tête lourd de sous-entendus. « Nous allons maintenant examiner les mesures à prendre. Son Excellence Sire Traffin Geary, ministre des Affaires Extérieures du Secteur. »
Sire Traffin était presque aussi grand que le vice-roi mais leur ressemblance s’arrêtait là. Au lieu d’avoir la silhouette mince et élancée de Son Altesse, Traffin était gros comme une barrique.
« Votre Altesse, messeigneurs, messieurs. Nous avons déjà dépêché un courrier vers Sparta et un autre le sera avant la fin de la semaine. Cette sonde était moins rapide que la lumière et fut lancée il y a bien plus d’un siècle. Pendant plusieurs mois, nous n’avons rien fait à son sujet. Je propose que nous préparions une expédition à destination du Grain mais que nous attendions les ordres de Sa Majesté Impériale pour agir. » Geary fit une moue féroce en jetant un regard circulaire sur la chambre du Conseil. « J’imagine que cela surprend beaucoup de ceux d’entre vous qui connaissent mon tempérament, mais je pense qu’il faut considérer cette situation avec la plus grande attention. La décision que nous prendrons pourrait bien influencer la destinée de la race humaine. »
Il y eut des murmures d’approbation. Le président fit signe à l’homme assis à sa gauche. « Sire Richard Mac Donald Armstrong, ministre de la Guerre de notre Secteur. »
Par opposition à la masse de Sire Traffin, Armstrong semblait presque chétif, ses traits étaient trop maigres pour s’accorder à son corps, trop mal dégrossis, si bien que son visage en prenait un air de douceur. Seuls ses yeux étaient durs, avec un regard analogue à celui du portrait qui le dominait.
« Je comprends tout à fait le point de vue de Sire Traffin, commença Armstrong. Moi non plus, je n’apprécie pas de prendre cette responsabilité. Il nous est d’un grand réconfort de savoir que, sur Sparta, les plus sages des hommes de notre race préviendront nos erreurs et nos échecs. »
Pas grand-chose de néo-écossais dans son accent, se dit Rod. Seulement des traces, mais il était visiblement né ici. Je me demande s’ils sont tous capables de parler comme tout le monde quand ils y sont obligés.
« Mais nous n’avons peut-être pas le temps d’attendre, dit doucement Armstrong. Voyons. Il y a cent trente ans, ainsi que nous l’apprennent nos archives, le Grain brillait si fort qu’il éclipsait l’Œil de Murcheson. Puis, un jour, il s’éteignit. Il ne fait aucun doute que cela se produisit quand la sonde fut sur le point de se retourner sur elle-même, pour entamer sa décélération vers notre système stellaire. Les lasers qui avaient lancé cet engin étaient coupés depuis longtemps. Leurs concepteurs ont eu au moins cent cinquante ans pour créer de nouvelles technologies. Pensez-y, messeigneurs. En un siècle et demi, les hommes de la Terre sont passés du bateau à voile à la conquête de la Lune. De la poudre à canon à la fusion de l’hydrogène… à un niveau de connaissance qui aurait permis de construire cette sonde… et en moins de cent cinquante ans après cela, ils avaient la propulsion Alderson, le champ Langston, dix colonies interstellaires, et le Condominium. Cinquante ans plus tard, la Flotte quittait la Terre pour fonder le Premier Empire. Voilà ce que cent cinquante années représentent pour une race en expansion, messeigneurs. Et voilà ceux que nous affrontons.
« Je dis que nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre ! » La voix du vieil homme emplit la salle. « Attendre les ordres de Sparta ? Avec tout le respect que j’ai pour les conseillers de Sa Majesté, que peuvent-ils nous apprendre que nous ne sachions déjà mieux qu’eux ? Avant qu’ils n’aient pu répondre, nous leur aurons envoyé d’autres messages. Peut-être la situation aura-t-elle évolué et leurs instructions seront-elles devenues sans rapport avec la réalité. Par la sagesse de Dieu, il vaut mieux que nous commettions nos propres erreurs !
— Votre recommandation ? demanda sèchement le président.
— J’ai déjà donné l’ordre à l’amiral Cranston de rassembler tous les astronefs de guerre disponibles. J’ai envoyé à Sa Majesté une demande urgente la pressant d’assigner à notre secteur des forces supplémentaires. Et je propose maintenant de dépêcher une expédition vers le Grain, pour découvrir ce qui s’y passe, pendant qu’ici les chantiers navals convertissent assez de vaisseaux pour que nous soyons sûrs de pouvoir détruire les mondes d’origine de ces extraterrestres si cela devient nécessaire. »
Il y eut des sursauts de surprise dans l’assemblée. Un des membres du Conseil se leva précipitamment et demanda la parole.
« Le docteur Antoine Horvath, ministre de la Science, annonça le président.
— Votre Altesse, messeigneurs, je ne sais que dire, commença Horvath.
— Si seulement ça pouvait être vrai », grommela l’amiral Cranston, toujours assis à la gauche de Rod.
Horvath était un homme âgé, bien mis, aux gestes et aux mots précis, comme s’il avait l’intention de dire exactement ce qu’il pensait et rien de plus. Il parlait bas, mais chaque phrase emplissait la salle d’une façon parfaite. « Messeigneurs, cette sonde n’a rien de menaçant. Elle ne transportait qu’un seul passager et n’a pas eu la moindre occasion de communiquer avec ceux qui l’ont lancée. » Horvath adressa un regard lourd de signification à l’amiral Cranston. « Nous n’avons été témoins d’aucune manifestation permettant de penser que ces extra-terrestres possèdent une technologie supraluminique, ni quoi que ce soit suggérant un danger et pourtant Lord Armstrong parle de rassembler la Flotte. Il agit comme si l’humanité entière était menacée par un unique extra-terrestre mort et par une voile solaire ! Et je me demande : est-ce bien raisonnable ?
— Quelle est votre proposition, docteur Horvath ? demanda le président.
— Envoyer une expédition : oui. Je pense comme monsieur le ministre Armstrong, qu’il serait inutile d’attendre du trône qu’il envoie des instructions détaillées à cette distance temporelle. Envoyer aussi un navire de guerre si cela peut réconforter certains.
Mais le peupler de scientifiques, de fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères, de représentants de la guilde des Marchands. Y aller en paix comme ils sont venus en paix. Et ne pas traiter ces gens comme s’ils étaient des pirates unionistes ! Messeigneurs, une pareille occasion ne se représentera jamais. Le premier contact entre des humains et des extra-terrestres intelligents ! Nous trouverons bien d’autres espèces douées d’intelligence… mais il n’y aura jamais plus de première fois ! Ce que nous ferons restera à jamais gravé dans le grand livre de notre Histoire. Ne gâchons pas la page que nous sommes en train d’écrire !
— Merci, docteur Horvath, dit le président. Y a-t-il d’autres commentaires ? »
Il y en avait. Tout le monde parla en même temps jusqu’à ce que l’ordre fût enfin rétabli.
« Messieurs, nous devons prendre une décision, dit le duc Bonin. Quel conseil souhaiterez-vous offrir à Son Altesse ? Envoyons-nous une expédition vers le Grain ou pas ? »
Ce fut vite décidé. Les groupes de pression militaires et scientifiques surpassaient en nombre les partisans de Lord Traffin. On enverrait des vaisseaux aussitôt que possible.
« Excellent, dit Bonin. Maintenant, le caractère de l’expédition : doit-elle être militaire ou civile ? »
Le majordome frappa de sa canne le plancher de la tribune. Toutes les têtes se tournèrent vers le grand trône d’où Merrill avait assisté, impassible, au débat. « Je remercie le Conseil mais je n’aurai besoin d’aucune aide pour trancher cette dernière question, dit le vice-roi. Attendu qu’elle concerne la sécurité du règne, il ne saurait se présenter de difficulté quant aux prérogatives des partis en présence. » Le ton impérial de Merrill fut gâché quand il se passa les doigts dans les cheveux. Voyant soudain ce qu’il était en train de faire, il reposa vivement la main sur les genoux. Un sourire lui vint aux lèvres. « Et je pense que le Conseil aurait la même opinion que moi. Sire Traffin, votre groupe serait-il en faveur d’une expédition purement scientifique ?
— Non, sire. »
— Je pense ne pas avoir à demander son avis au ministre de la Guerre. Le groupe du docteur Horvath serait de toute façon minoritaire. L’organisation d’un projet de cette nature ne requérant pas la présence du Conseil au complet, je recevrai immédiatement à mon bureau le docteur Horvath, Sire Traffin, Sire Armstrong et l’amiral Cranston. Amiral, l’officier dont vous m’avez parlé est-il présent ici ?
— Oui, sire.
— Qu’il vous accompagne. » Merrill se leva et quitta si vite le trône que le majordome n’eut pas le temps d’exécuter son cérémonial de clôture. Un peu en retard, il frappa ses trois coups, se retourna vers le portrait impérial et dit : « LE BON PLAISIR DE SON ALTESSE EST QUE LE CONSEIL SOIT RENVOYÉ. DIEU GARDE L’EMPEREUR. »
Tandis que la salle se vidait, l’amiral Cranston prit Rod par le bras et le guida vers une petite porte, à côté de la tribune. « Que pensez-vous de tout cela ? demanda Cranston.
— C’est très formel. J’ai assisté à des réunions du Conseil, sur Sparta, au cours desquelles j’ai bien cru que l’on allait en venir aux mains. Le vieux Bonin mène bien son monde.
— Oui, oui. Vous, vous comprenez toute cette fichue politique, n’est-ce pas ? Mieux que moi en tout cas. Il se peut que vous fassiez mieux l’affaire que je ne le croyais.
— L’affaire ?
— N’est-ce pas évident, capitaine ? Sa Seigneurie et moi-même avons décidé ceci hier soir : vous allez emmener le Mac-Arthur au Grain. »
Le vice-roi Merrill avait deux bureaux. L’un d’eux était vaste, avait des meubles d’apparat, était décoré de cadeaux et de tributs offerts par des myriades de mondes. Une statue de l’empereur se dressait contre le mur derrière un bureau en teck de Samuel marqueté d’ivoire et d’or, des tapis fleuris d’herbes vivantes provenant de Tablat s’offraient aux pieds et purifiaient l’air, et des caméras tridimensionnelles étaient cachées dans les murs en pierre de la Néo-Écosse pour permettre aux journalistes de couvrir les événements officiels.
Rod eut droit à un bref coup d’œil au lieu de splendeur de Son Altesse avant d’être conduit à une pièce bien plus petite et à la simplicité quasi monastique. Le vice-roi siégeait à un énorme bureau en duralplast. Ses cheveux étaient complètement emmêlés. Il avait ouvert le col de sa veste d’uniforme et abandonné ses bottes de cérémonie dans un coin.
« Ah ! Entrez, amiral. Je vois que vous avez amené le jeune Blaine. Comment allez-vous, mon garçon ? Vous ne vous souvenez pas de moi. La seule fois où nous nous sommes rencontrés vous deviez avoir… quoi… deux ou trois ans. Je ne sais plus. Comment se porte le marquis ?
— Très bien, sire. Je suis sûr qu’il vous enverrait…
— Oui, oui. Bien sûr. Très bien, votre père. Le bar se trouve là-bas. » Merrill empoigna une liasse de papiers et la parcourut rapidement en tournant les pages si vite que le mouvement était flou. « C’est à peu près ce que je pensais. » Il griffonna une signature sur le dernier feuillet, la corbeille des affaires classées aboya et le document disparut.
« Peut-être devrais-je présenter le capitaine Blaine à…, commença l’amiral Cranston.
— Bien sûr. J’aurais dû le faire. Docteur Horvath, Sire Armstrong, Sire Traffin, le capitaine Blaine, du Mac-Arthur. C’est le fils du marquis de Crucis, vous savez.
— Le Mac-Arthur, dit dédaigneusement Horvath. Je vois. Si Votre Altesse me le permet, je ne vois pas pourquoi nous aurions besoin de lui.
— Ah non ? Vraiment ? demanda Merrill. Soyez logique, docteur. Vous savez pourquoi nous sommes ici, non ?
— Oui. Mais je ne peux pas dire que la conclusion que j’en tire me plaise, sire. Et je ne vois toujours pas pourquoi ce… ce fanatique des armes devrait participer à la mise au point d’une expédition d’importance aussi capitale.
— Serait-ce une critique envers mes officiers, sire ? jeta l’amiral Cranston. Si c’est le cas, puis-je vous demander de…
— Cela suffira », dit Merrill avec une nonchalance affectée. Il expédia une autre épaisse liasse de documents dans la corbeille et la regarda disparaître d’un air pensif. « Docteur Horvath, formulez vos objections et qu’on en finisse. » Il était impossible de dire à qui le vice-roi adressait son sourire subtil et sec.
« C’est pourtant clair. Ce jeune homme a lancé la race humaine en guerre contre la première intelligence extra-terrestre que nous ayons jamais rencontrée. L’amirauté n’a pas jugé bon de le limoger, mais je m’oppose vigoureusement à ce qu’il ait dorénavant le moindre contact avec ces étrangers. N’appréciez-vous pas l’énormité de ce qu’il a fait ?
— Non, sire, je ne vois pas du tout, s’écria Armstrong en retrouvant son accent néo-écossais.
— Mais ce vaisseau venait de trente-cinq années-lumière de distance. À travers l’espace normal. Plus de cent cinquante ans de vol ! Un exploit que même le Premier Empire n’aurait pu égaler. Et pour quoi faire ? Pour être démembré à l’arrivée, pris pour cible, enfermé dans les cales d’un vaisseau de guerre et emporté vers… » Le ministre de la Science était à bout de souffle.
« Blaine, avez-vous tiré sur la sonde ? demanda Merrill.
— Non, sire. C’est elle qui nous a attaqués. Ma mission était de l’intercepter et de l’identifier. Après que mon astronef eut subi un premier assaut de la part de la sonde, j’ai séparé celle-ci de la voile solaire qu’elle employait comme arme.
— N’ayant plus alors le choix que de l’arraisonner ou de la laisser brûler, ajouta Traffin. Bon travail !
— Mais inutile si la sonde n’avait pas subi de dommages, insista Horvath. Quand elle vous a tiré dessus, pourquoi n’avez-vous pas eu le bon sens de contourner la voile et de la suivre ? De l’utiliser comme bouclier ? Vous n’aviez pas besoin de la détruire !
— Cet engin a fait feu sur un des astronefs de guerre de Sa Majesté Impériale ! explosa Cranston. Et vous pensez qu’un de mes officiers… »
Merrill leva la main. « Je suis curieux, capitaine. Pourquoi n’avez-vous pas agi comme le docteur Horvath le suggère ?
— Je… » L’espace d’un instant, Blaine resta raide comme un piquet, ses pensées tournoyant dans son cerveau. « Eh bien, sire, nous n’étions pas riches en propergol, mais très près de Cal. Si j’avais continué de suivre la sonde, j’aurais fini par perdre le contrôle de mon unité et il m’aurait été impossible de poursuivre ma mission… En imaginant que les propulseurs du Mac-Arthur n’eussent pas auparavant brûlé la voile. Nous avions besoin de toute notre puissance pour échapper à l’attraction de Cal et… eh bien, mes ordres étaient d’intercepter. » Il se tut un moment pour toucher son nez busqué du doigt.
Merrill hocha la tête. « Encore une question, Blaine. Qu’avez-vous pensé quand on vous a envoyé enquêter sur ce vaisseau extraterrestre ?
— J’étais très impatient à l’idée de le rencontrer, sire.
— Messeigneurs, il ne m’a pas l’air d’être un xénophobe invétéré. Mais, quand son astronef a été attaqué, il l’a défendu. Docteur Horvath, s’il avait effectivement tiré sur la sonde elle-même… ce qui était sûrement le meilleur moyen de l’empêcher d’endommager le Mac-Arthur… j’aurais personnellement pris des mesures pour qu’il soit renvoyé comme inapte à servir Sa Majesté dans quelque domaine que ce soit. Mais, plutôt que de se conduire ainsi, il a délicatement séparé la nacelle de son arme et, en prenant de grands risques, l’a prise à bord. J’aime bien cette façon d’agir, messieurs. » Il se tourna vers Armstrong. « Dick, voulez-vous leur dire ce que nous avons prévu à propos de cette expédition ?
— Oui, sire. » Le ministre de la Guerre s’éclaircit la gorge.
« Deux unités. Le croiseur impérial Lénine et le croiseur de bataille Mac-Arthur. Ce dernier sera aménagé pour répondre aux exigences du docteur Horvath et transportera le personnel civil. C’est-à-dire : des scientifiques, des Marchands, des gens des Affaires étrangères et le contingent missionnaire que réclame Son Éminence, en plus de l’équipage militaire. Tous les contacts avec la civilisation inconnue seront menés par le Mac-Arthur. »
Merrill accentua cette remarque d’un hochement de tête. « En aucune circonstance, le Lénine ne prendra à son bord des extraterrestres ou ne se mettra en danger d’être capturé. Je veux être sûr que l’on nous ramène des informations de ce périple.
— C’est un peu fort, non ? demanda Horvath.
— Non, sire. » Traffin avait parlé de façon énergique. « Richard désire surtout que les Granéens n’aient pas la moindre chance de découvrir le champ Langston ou la propulsion Alderson par notre faute et je suis parfaitement d’accord avec lui.
— Mais s’ils… imaginez qu’ils prennent le Mac-Arthur », dit Horvath.
L’amiral Cranston tira sur sa pipe et rejeta une bouffée de fumée bleue. « Alors le Lénine fera sauter le Mac-Arthur. »
Blaine opina du chef. Tout cela, il l’avait déjà compris.
« Il faudra un homme exceptionnel pour faire ça, fit observer Traffin. Qui envoyez-vous à bord du Lénine ?
— L’amiral Lavrenti Kutuzov. Nous lui avons envoyé un courrier hier.
— Le Boucher ! » Horvath posa son verre sur la table et se tourna vers le vice-roi, furieux. « Sire, je proteste ! De tous les hommes de l’Empire, on ne pouvait choisir pire ! Vous devez pourtant savoir que c’est Kutuzov qui a… qui a stérilisé Istvan. De toutes les créatures paranoïaques de… Sire, je vous conjure de revenir sur votre décision. Un tel homme pourrait… Ne comprenez-vous pas ? Ces extra-terrestres sont intelligents ! Ça pourrait bien être le plus grand moment de notre histoire et vous voulez envoyer une expédition commandée par un sous-homme qui ne pense qu’avec ses réflexes ! C’est de la folie.
— Ce serait une bien plus grande folie que d’expédier un contingent dirigé par quelqu’un qui vous ressemble, répondit Armstrong.
— Je ne veux pas être insultant, docteur, mais vous voyez ces créatures comme des amis, vous cherchez les ouvertures vers leur monde. Vous êtes aveugle aux dangers. Peut-être mes amis et moi en voyons-nous trop, mais je préférerais que ce soit nous qui nous trompions plutôt que vous.
— Le Conseil…, protesta faiblement Horvath.
— Pas du tout son affaire, affirma Merrill. Affaire de défense de l’Empire. La sécurité du royaume… vous savez : toutes ces choses-là… Je me demande même ce que le Parlement impérial de Sparta va être autorisé à dire. En tant que représentant de Sa Majesté dans ce secteur, j’ai pris ma décision.
— Je vois. » Horvath, déçu, resta coi pendant un long moment, puis son visage s’éclaira. « Mais vous avez dit que le Mac-Arthur serait modifié pour les scientifiques ? Que nous pourrions emmener une équipe complète ? »
Merrill acquiesça. « Oui. J’espère que Kutuzov n’aura rien à faire. C’est à vous de faire en sorte qu’il n’ait pas à intervenir. Il n’est qu’une précaution. »
Blaine s’éclaircit discrètement la gorge.
« Allez-y, mon petit, dit Armstrong.
— Je me demandais simplement qui seraient mes passagers, sire.
— Bien sûr, bien sûr, répondit Merrill. La nièce du sénateur Fowler et ce Marchand. Pensez-vous que cela les amuserait de vous accompagner ?
— Je sais que Sally… Mademoiselle Fowler le voudra, répondit Rod. Elle a décliné deux offres de passage vers Sparta et elle se rend au quartier général de l’Amirauté tous les jours.
— Étudiante en anthropologie, murmura Merrill. Si elle veut venir, d’accord. Ça ne fera pas de mal de montrer à la ligue humanitaire que nous ne lançons pas une expédition punitive et je ne vois pas de meilleur moyen de rendre cela évident. Bonne politique… Et ce Bury ?
— Je ne sais pas, sire.
— Demandez-le-lui, dit Merrill. Amiral, vous n’avez pas de vaisseau convenable en partance pour la Capitale ?
— Aucun dans lequel je puisse expédier cet homme en toute confiance, répondit Cranston. Vous avez lu le rapport de Plekhanov ?
— Oui. Eh bien, puisque le docteur Horvath voulait emmener des Marchands, je pense que Son Excellence sera ravi d’être dans la course… dites-lui seulement qu’un de ses collègues sera peut-être invité. Ça devrait suffire, non ? Je n’ai encore jamais rencontré de Marchand qui n’irait pas jusqu’à se faire damner pour être en avance sur ses concurrents.
— Quand partirons-nous, sire ? » demanda Rod.
Merrill haussa les épaules. « C’est à Horvath de voir ça. Beaucoup de travail à faire, j’imagine. Le Lénine devrait être ici dans un mois. Il recueillera Kutuzov sur le chemin. Je ne vois pas pourquoi vous ne pourriez pas partir, après cela, aussitôt que vous jugerez que le Mac-Arthur est fin prêt. »
À cent cinquante kilomètres à l’heure, le monorail glissait, dans un sifflement étouffé. La foule des passagers du samedi semblait s’amuser tranquillement. Ils parlaient peu. Dans un groupe, près du fond du compartiment, un homme était en train de partager un flacon d’eau-de-vie. Mais même ces gens-là étaient silencieux. Ils souriaient seulement un peu plus. Quelques enfants bien élevés assis à côté des fenêtres se dévissaient le cou pour regarder à l’extérieur, montraient du doigt et posaient des questions dans un dialecte incompréhensible.
Kevin Renner se comportait à peu près de la même façon. Il se penchait, la tête contre la vitre en plastique transparent, pour mieux voir ce monde étranger. Son visage portait un sourire sans complexe.
Staley était du côté du couloir central, assis, raide comme une statue. Potter était entre ses deux compagnons.
Ils n’étaient pas en permission mais avaient fini leur quart. On aurait pu les rappeler à bord par leurs ordinateurs de poche. Les mécaniciens des chantiers navals de la Néo-Écosse étaient en train de dégager les chaloupes des murs du pont-hangar du Mac-Arthur et d’entreprendre d’autres travaux, plus importants, sous la direction de Sinclair. L’ingénieur pouvait avoir besoin de Potter, en particulier, à tout moment. Or Gavin leur servait de guide. Peut-être Staley s’en souvenait-il justement, mais sa posture rigide n’était pas un signe d’inconfort. Il s’amusait. Il s’asseyait toujours de cette façon.
C’est Potter qui parlait le plus. « Ces volcans jumeaux, vous les voyez, Renner ? Vous apercevez ces structures cubiques, près du sommet ? Elles servent à contrôler l’atmosphère. Quand les cratères crachent des gaz, les postes de veille tirent des jets d’algues calibrées dans le flux d’air. Sans cela notre atmosphère redeviendrait vite irrespirable.
— Hum. Vous n’avez pas pu les maintenir en fonction pendant les guerres de Sécession. Comment vous êtes-vous débrouillés ?
— Mal. »
Le relief était barré par d’étranges lignes brisées. Ici, on trouvait le vert d’une campagne bigarrée, ailleurs ce n’était qu’un paysage sans vie, presque lunaire. Il était étrange de voir les larges rivières étirer leurs méandres du désert aux terres cultivées. Il n’y avait pas de mauvaises herbes. Rien ne poussait librement. La futaie qu’ils traversaient maintenant avait les mêmes frontières droites et la même ordonnance régulière que les larges bandes de cultures florales qu’ils avaient croisées un peu plus tôt.
« Vous êtes en Néo-Écosse depuis trois cents ans, dit Renner. Pourquoi est-ce toujours dans cet état ? On aurait pensé qu’une terre naturelle se serait répandue et que des graines sauvages s’y seraient implantées.
— Où avez-vous vu que, sur une colonie spatiale, la terre cultivée cesse de l’être ? Durant toute notre histoire, nous nous sommes développés plus vite que la terre arable. » Potter se redressa soudain dans son fauteuil. « Regardez devant. Nous entrons dans le “Carré de Quentin”. »
Le monorail ralentit. Les portes coulissèrent vers le haut et quelques passagers sortirent. Les spationautes, menés par Potter, en firent autant. Gavin sautillait presque. Ils étaient dans son village natal.
Tout à coup, Renner s’arrêta. « Regardez, on voit l’Œil de Murcheson en plein jour ! »
C’était exact. L’étoile était haute au-dessus de l’horizon oriental, une étincelle rouge tout juste perceptible dans le bleu du ciel.
« Oui, mais on ne distingue pas le Visage de Dieu. »
De nombreuses têtes se tournèrent vers les hommes du Mac-Arthur « Renner, il ne faut pas l’appeler Visage de Dieu sur cette planète, dit Potter à voix basse.
— Comment ? Mais pourquoi ?
— Les Illistes, adeptes du Culte de Lui, l’appelleraient le Visage de Lui. Ils ne parlent jamais directement de leur Dieu. Un bon croyant pense que cette nébuleuse est tout sauf le Sac à Charbon.
— Mais partout ailleurs on appelle ça le Visage de Dieu. Croyant ou pas.
— Ailleurs, il n’y a pas d’Illistes. Si vous voulez bien me suivre nous atteindrons l’église de Lui avant le crépuscule. »
Le Carré de Quentin était un petit village entouré de champs de blé. Le chemin piétonnier était un large ruban de basalte, d’un ton mordoré qui le faisait ressembler à une coulée de lave tombée là fort à propos. Renner devina qu’un astronef avait dû survoler lentement la région en fondant, grâce à ses propulseurs, toutes les routes avant même qu’on y édifie des bâtiments. La surface du sol portait des myriades de craquelures. Mais, comme l’allée était maintenant bordée de maisons à deux ou trois étages, on pouvait difficilement réparer les méfaits de l’érosion de la même manière qu’on avait aménagé la voirie.
« Comment les Illistes sont-ils apparus ? demanda Renner.
— La légende veut, dit Potter qui s’interrompit aussitôt. Enfin ce n’est peut-être pas entièrement une légende. Les Illistes disent qu’un jour le Visage de Dieu s’est réveillé.
— Oui ?
— Il a ouvert Son Œil unique.
— Ce serait logique si les Granéens utilisaient à ce moment-là leurs canons laser pour pousser la voile solaire. On cite une date ?
— Ouais, dit Potter d’un air pensif. Ça s’est passé au cours de la guerre de Sécession. Ce conflit nous a fait beaucoup de mal, vous savez. La Néo-Écosse est restée fidèle à l’Empire, mais pas la Néo-Irlande. Nos deux planètes étaient de force égale. Pendant cinquante ans environ, nous nous sommes affrontés. Jusqu’au jour où il ne restait plus de vaisseaux interstellaires, ni de contact du tout avec les autres étoiles. Puis, en 2870, un astronef est tombé dans notre système. C’était le Ley-Crater, un cargo converti pour la guerre, avec champ Langston en état de marche et une soute pleine de torpilles. Endommagé comme il l’était, il restait le vaisseau le plus puissant de la Néo-Calédonie. Nous étions tombés bien bas. Avec son aide, nous avons détruit les traîtres néo-irlandais.
— Cela se passait il y a cent cinquante ans. Vous le racontez comme si vous l’aviez vécu. »
Potter sourit. « Nous prenons notre histoire très à cœur, ici.
— Bien sûr, dit Staley.
— Vous m’avez demandé des dates, dit Potter. Les archives universitaires ne disent rien. Certaines des banques de données des ordinateurs ont souffert pendant la guerre. Il est évident que quelque chose est arrivé à l’Œil, mais cela dut avoir lieu vers la fin des conflits. De toute façon, ça n’aurait pas produit un gros effet, vous savez.
— Pourquoi donc ? Le Visage de… l’Œil est l’objet le plus gros et le plus brillant de votre ciel. »
Potter sourit tristement. « Pas pendant la guerre. J’ai lu des chroniques. Les gens s’abritaient sous le champ Langston de l’université. Quand ils en sortaient, ils voyaient le ciel comme un champ de bataille : plein d’étranges lumières et de radiations provoquées par l’explosion des astronefs. Ce n’est qu’après la guerre que les gens ont recommencé à observer les astres. C’est alors que les astronomes ont essayé d’étudier ce qui était arrivé à l’Œil. Et c’est à ce moment-là que Howard Grote Littlemead fut frappé par l’inspiration divine.
— Il a décidé que le “Visage” en était bien un.
— Oui, et il a convaincu beaucoup de monde. Nous y sommes, messieurs. »
L’église de Lui était à la fois imposante et délabrée. On l’avait construite en pierre de taille pour qu’elle résiste au temps et c’est ce qu’elle avait fait. Mais les murs étaient usés, érodés par les tempêtes de sable. Il y avait des fissures sur les linteaux, les corniches, partout. On avait gravé de toutes parts des obscénités et des initiales, au laser ou à l’aide d’autres outils.
Le prêtre était un homme rond et grand, à l’air doux et harassé. Mais il se montra exceptionnellement ferme dans son refus de les laisser entrer. Cela n’améliora pas les choses quand Potter révéla qu’il était natif du village. L’église de Lui et ses officiants avaient beaucoup souffert des mains des villageois.
« Allons, reparlons-en, lui dit Renner. Vous ne pensez tout de même pas que nous sommes là pour profaner quoi que ce soit ?
— Vous n’êtes pas des croyants. Que venez-vous faire ici ?
— Nous voulons seulement voir l’image du Co… du Visage de Lui nimbé de gloire. L’ayant vu, nous partirons. Si vous ne nous laissez pas entrer, nous devrons peut-être vous y forcer en passant par d’autres voies. C’est une affaire militaire. »
Le prêtre se fit dédaigneux. « Vous êtes ici en Néo-Écosse, pas sur une de vos colonies primitives sans autre gouvernement que vos sales Marines. Il faudrait un ordre du vice-roi pour entrer de force. Et vous n’êtes que des touristes.
— Avez-vous entendu parler de la sonde extra-terrestre ? »
L’homme d’Église perdit de son assurance. « Oui.
— Nous pensons qu’elle a été lancée par un canon laser. À partir du Grain. »
Le prêtre parut interloqué. Puis il partit d’un long rire sonore. Riant toujours, il les introduisit dans le bâtiment. Il ne voulait rien leur dire. Il se contenta de les guider à travers un hall d’entrée, au carrelage écaillé, jusque dans le sanctuaire. Puis il s’écarta pour mieux voir leur expression.
Le Visage de Lui occupait la moitié du mur. Il ressemblait à un énorme hologramme. Les étoiles périphériques étaient légèrement floues, comme c’était naturel pour un vieil holo. Le regard semblait plonger dans l’infini.
L’Œil de ce Visage flambait d’un vert très pur, très intensément. Un vert profond avec une petite tache rouge.
« Mon Dieu ! dit Staley en ajoutant à la hâte : ce n’est pas ce que je voulais dire, mais… Quelle puissance ! Il faudrait tout le pouvoir industriel d’un monde hyper-civilisé pour produire autant de lumière de si loin !
— Je croyais avoir surestimé le souvenir que j’en avais, murmura Potter.
— Vous voyez ! chanta le prêtre. Et vous pensez que cela a pu être un phénomène naturel ? Bon, vous en avez assez vu ?
— Oui », dit Renner. Ils s’en retournèrent.
Ils s’arrêtèrent dehors, dans la pâle lumière du coucher de soleil. Renner secouait la tête. « On ne peut pas en vouloir à Littlemead, dit-il.
— Le mystère, c’est qu’il n’ait pas converti toute la planète.
— Nous sommes têtus, dit Potter. Et cette silhouette louchant dans le ciel, la nuit, était peut-être un peu trop évidente…
— Comme si l’on vous disait : Hé, idiots, je suis là, suggéra Renner.
— Oui. Les Néo-Écossais n’aiment pas qu’on les traite comme des crétins, même si c’est Lui qui le fait. »
Au souvenir du bâtiment délabré, à l’intérieur sordide, Renner dit : « Il semble que l’église de Lui ait connu des jours difficiles depuis que Littlemead a vu la lumière.
— Oui. En 2902, elle s’est éteinte. Il y a un siècle et demi. Cet événement a été très bien observé. Il a marqué la fin de notre astronomie qui n’a repris qu’au retour de l’Empire.
— Le Grain a-t-il cessé de briller brutalement ? »
Potter haussa les épaules. « Personne ne le sait. Ça doit s’être passé de l’autre côté de la planète. Vous avez dû remarquer qu’ici la civilisation n’est qu’une petite tache sur un monde nu, Renner. Quand le Sac à Charbon s’est levé, cette nuit-là, il était redevenu aveugle. Les Illistes ont dû penser que Dieu s’était replongé dans son sommeil.
— Ils l’ont mal pris ?
— Howard Grote Littlemead a avalé une dose mortelle de somnifères. Les Illistes disent qu’il s’est hâté de rejoindre son Dieu.
— Probablement pour exiger une explication, dit Renner. Vous êtes bien silencieux, Staley ! »
Horst, le visage crispé, leva les yeux. « Ils ont pu construire un canon laser qui illumine le ciel et, nous, nous partons en expédition militaire contre eux. »
Il était tout juste possible de rassembler tout le monde sur le pont-hangar. Les portes de lancement – réparées, mais très visiblement – étaient le seul endroit dégagé où l’équipage du vaisseau et le personnel scientifique puissent se réunir et, même là, on était à l’étroit. La soute était bourrée de matériel : des chaloupes de débarquement en surnombre, la vedette et l’aviso, des caisses d’équipement scientifique, les vivres de bord et d’autres caisses dont Blaine même ignorait le contenu. Les gens du docteur Horvath avaient insisté pour emmener pratiquement tous les instruments employés dans leurs spécialités au cas où ils s’avéreraient utiles. La Flotte pouvait difficilement s’y opposer puisqu’il n’existait pas de précédent à une telle expédition.
Et maintenant, l’immense hangar était plein à craquer. Le vice-roi Merrill, le ministre Armstrong, l’amiral Cranston, le cardinal Randolph et un essaim d’officiers de moindre importance se pressaient de toutes parts dans la plus grande confusion et Rod priait pour que ses officiers aient pu achever les préparatifs du départ. Les jours précédents lui avaient réservé un foisonnement d’activités obligatoires, pour la plupart mondaines, et bien peu de temps pour le travail primordial de la mise au point du vaisseau. Maintenant, attendant que se déroulent les dernières cérémonies, Rod se disait qu’il aurait dû quitter la Capitale et se retirer sur son astronef comme un ermite. Pendant l’année à venir, il allait être sous les ordres de l’amiral Kutuzov et il soupçonnait celui-ci de ne pas être très satisfait du subordonné qu’on lui avait imposé. Le Russe était ostensiblement absent des festivités qui se déroulaient sous les portes du hangar du Mac-Arthur.
Personne ne le regrettait. Kutuzov était un homme corpulent, à l’humour un peu lourd. Il semblait sortir tout droit d’un manuel d’histoire russe et sa manière de s’exprimer confirmait cette impression. C’était partiellement dû au fait qu’il avait été élevé sur Sainte-Ekaterina, mais surtout à un choix délibéré. Kutuzov passait des heures à étudier les anciennes coutumes russes et en adoptait bon nombre dans l’image qu’il voulait donner de lui-même. Son vaisseau-amiral était décoré d’icônes et dans sa cabine bouillonnait un samovar de thé. Ses Marines étaient entraînés à pratiquer ce qu’il pensait être une bonne imitation des danses cosaques.
L’opinion que la Flotte avait de lui était unanime : hautement compétent, rigidement fidèle à tout ordre reçu, et manquant tellement de compassion que tout le monde se sentait mal à l’aise en sa présence. La Flotte et le Parlement ayant approuvé officiellement la destruction complète d’une planète rebelle par Kutuzov – le Conseil impérial avait décrété que cette mesure drastique avait évité la révolte d’un secteur entier –, il était convié à tous les événements mondains. Mais personne n’était déçu quand il déclinait une invitation.
« Le problème principal, ce sont ces coutumes russes complètement folles », avait affirmé Sinclair lors d’une discussion sur leur nouvel amiral que tenaient les officiers du Mac-Arthur.
« Pas différent des Écossais, avait fait observer le lieutenant Cargill. Lui, au moins, n’essaie pas de nous faire apprendre sa langue. Il parle assez bien l’anglique.
— Est-ce que vous voulez dire que nous autres, les Néo-Écossais, nous le baragouinons ? rétorqua Sinclair.
— Je vous laisse deviner », répondit Cargill. Puis il se reprit : « Mais bien sûr que non, Sandy. Parfois quand vous vous énervez, je ne vous comprends pas, mais… tenez, prenez un verre. »
Ça, pensait Rod, il fallait l’avoir vu. Cargill faisant de son mieux pour être amical envers Sinclair. Mais la raison en était bien sûr évidente. Le vaisseau se trouvant dans les chantiers navals de la Néo-Écosse aux bons soins des équipes de Mac Pherson, Cargill faisait tout pour ne pas irriter l’ingénieur-chef. Sinon sa cabine aurait bien pu disparaître… ou pis que ça.
Le vice-roi Merrill ne disait rien. Rod émergea de sa rêverie et s’efforça d’écouter les babillages qui l’entouraient.
« Je disais que je ne vois pas l’intérêt de tout cela, capitaine. Toute cette cérémonie aurait pu se passer à terre… à l’exception de votre bénédiction, Éminence.
— Vous savez, il est déjà parti des vaisseaux qui n’avaient pas reçu mes bons offices, médita le cardinal. Peut-être pas pour des missions aussi problématiques pour l’Église que celle-ci. Enfin… C’est maintenant le problème du jeune Hardy. » Il indiqua l’aumônier de l’expédition. David Hardy était presque deux fois plus âgé que Blaine et son égal en grade, aussi la remarque du cardinal devait-elle être toute relative.
« Alors, sommes-nous prêts ?
— Oui, Éminence. » Blaine fit un geste de la tête à Kelley.
« À TOUT L’ÉQUIPAGE, GARR – D’A VOUS ! » Les murmures cessèrent – plus lentement que s’il n’y avait pas eu de civils à bord.
Le cardinal tira une mince étole de sa poche, en embrassa le liséré et la mit autour de son cou. L’aumônier lui tendit un seau et un aspersoir en argent. Le cardinal Randolph bénit l’assemblée en disant : « Tu me purifieras et je serai propre. Tu me laveras et je serai plus blanc que neige. Gloire soit au Père, au Fils et au Saint-Esprit. »
« Ainsi qu’il en était au commencement, en est aujourd’hui et en sera jusqu’à la fin des temps – Amen », répondit inconsciemment Rode. Croyait-il en tout cela ? Ou était-ce seulement bon pour la discipline ? Il ne pouvait conclure mais était content que le cardinal soit venu. Le Mac-Arthur allait peut-être avoir besoin de toutes les bénédictions qu’on lui offrait…
Au son des avertisseurs du bord, les officiels regagnèrent leur navette spatiale. L’équipage se hâta de quitter le pont-hangar et Rod entra dans une chambre étanche. Les pompes vidèrent en gémissant l’air du hangar et les grandes doubles portes s’ouvrirent. Pendant ce temps, la rotation du Mac-Arthur fut suspendue sous l’impulsion des grands volants d’inertie qui occupaient le centre de l’astronef. Si elle n’avait transporté que du personnel militaire, la navette spatiale aurait pu se propulser entre les portes malgré la rotation et tomber le long de la trajectoire courbe – par rapport au Mac-Arthur – induite par l’effet Coriolis. Mais, avec le vice-roi et le cardinal à bord, il était hors de question de tenter cette manœuvre. Le petit engin se souleva doucement, à cent cinquante centimètres à la seconde, jusqu’à ce qu’il se soit dégagé des portes du hangar.
« Fermeture et verrouillage », ordonna Rod d’un ton tranchant. « Paré à accélérer. » Il se retourna et se lança en apesanteur vers sa passerelle. Derrière lui, des entretoises télescopiques se déplièrent en travers du pont-hangar – des câbles et des étrésillons métalliques de toutes sortes – jusqu’à ce que les espaces vides soient partiellement remplis. Les soutes des astronefs de guerre sont d’une conception très spéciale, car il peut s’avérer à tout moment nécessaire d’en larguer des engins de reconnaissance, mais les volumes inoccupés doivent rester étayés en cas de catastrophe. Avec les chaloupes d’Horvath ajoutées à celles du Mac-Arthur, le pont-hangar était un dédale d’astronefs, de caisses et d’étançons.
Le reste du vaisseau, lui aussi, était surpeuplé. À la place de l’activité ordonnée qui aurait dû suivre le signal d’accélération, une foule de civils envahissait les coursives. Ayant confondu la sonnerie annonçant le départ avec celle qui les aurait envoyés aux postes de combat, certains des scientifiques étaient à demi vêtus de leurs armures de bataille. D’autres stationnaient dans des passages importants, bloquaient ainsi le trafic et ne savaient où se diriger. Incapables d’injurier les civils, mais aussi empêchés de faire autre chose, les sous-officiers hurlaient.
Rod atteignit enfin la passerelle, laissant derrière lui les officiers et les maîtres d’équipage travailler honteusement à dégager les couloirs avant de se déclarer parés pour l’accélération. Dans son for intérieur, Blaine ne pouvait en vouloir à son équipage de ne pas savoir manier les scientifiques. Mais il ne pouvait non plus l’excuser ouvertement, car, s’il le faisait, ses hommes ne réussiraient jamais à contrôler les civils. Il ne pouvait pas vraiment menacer le ministre de la Science et ses gens de quoi que ce soit. Mais, s’il se montrait assez dur avec son propre monde, peut-être les invités du bord coopéreraient-ils pour épargner l’équipage… C’était une théorie qui valait qu’on la mette à l’épreuve. En voyant sur un écran de contrôle deux Marines et quatre techniciens civils se bousculer contre la cloison étanche du réfectoire des hommes de troupe, Blaine jura et espéra que sa fermeté résoudrait le problème. Il fallait bien que quelque chose en vienne à bout.
« Message du vaisseau-amiral, commandant. Rester en formation avec le Redpines.
— Accusez réception, Potter. Renner, prenez la barre et suivez l’astronef-ravitailleur numéro trois.
— À vos ordres, commandant. » Renner sourit. « Ainsi nous voilà partis. Dommage que le règlement ne prévoie pas de champagne pour de pareilles occasions.
— J’aurais cru que vous auriez déjà les mains pleines, Renner. L’amiral Kutuzov insiste pour que nous restions en ce qu’il appelle une formation serrée.
— Oui. J’en ai discuté hier soir avec l’officier de navigation du Lénine.
— Ah. » Rod s’enfonça dans son fauteuil. Ce sera un voyage difficile, pensa-t-il. Tous ces savants à bord. Le docteur Horvath avait insisté pour venir en personne et il allait constituer un problème. Le vaisseau grouillait de tant de civils que la plupart des officiers du Mac-Arthur étaient à deux dans des cabines déjà trop exiguës. Les jeunes lieutenants avaient droit à des hamacs dans le poste des enseignes. Les Marines étaient empilés dans les zones récréationnelles pour laisser la place aux équipements scientifiques dont on avait bourré leurs chambres. Rod commençait à regretter qu’Horvath ait perdu la dispute qui l’avait opposé à Cranston. Le ministre de la Science voulait partir dans un transporteur d’assaut qui aurait possédé une énorme capacité de logement.
L’Amirauté avait coupé court à ce projet. L’expédition serait composée de vaisseaux capables de s’autodéfendre et de ceux-là seulement. Les ravitailleurs accompagneraient la flottille jusqu’à l’Œil de Murcheson, mais n’iraient pas plus loin.
Par égard envers les civils, le voyage se fit à 1,2 g. Rod endura d’innombrables dîners mondains, fut le médiateur dans les disputes entre l’équipage et les scientifiques et dut défendre Sally contre le docteur Buckman, astrophysicien de son état, qui tentait de la monopoliser.
Le premier saut fut purement de routine. Le point de transfert vers l’Œil de Murcheson était bien connu. Juste avant que le Mac-Arthur ne saute, la Néo-Calédonie était un magnifique point lumineux blanc. Puis l’Œil prit la taille d’un ballon de basket-ball tenu à bout de bras et un vif éclat rouge.
La flotte continua son chemin.
Gavin Potter avait acheté sa place à Horst Staley. Cela lui avait coûté deux semaines de travail à faire le blanchissage de deux hommes mais ça en valait la peine. Le hamac de Staley était à côté d’un hublot.
Naturellement cette lucarne se trouvait sous le hamac, enchâssée dans le plancher du poste des enseignes, à cause de la rotation du vaisseau. Potter avait le visage dans les mailles de sa couchette et un sourire délicat aux lèvres.
Whitbread, lui, était allongé sur le dos, de l’autre côté du plancher de rotation. Il observait Potter depuis plusieurs minutes quand il lui dit : « Potter. »
Le Néo-Écossais ne tourna que la tête : « Oui, Whitbread. »
L’enseigne continua de le considérer, contemplatif, les bras croisés derrière la nuque. Il savait bien que l’admiration de Potter pour l’Œil de Murcheson ne le regardait en rien. Dérouté, Gavin conservait poliment sa pose. Comment allait-il falloir s’y prendre ?
Il y avait bien des divertissements organisés à bord du Mac-Arthur mais les enseignes n’y étaient pas admis. Les enseignes en repos devaient se distraire tout seuls.
« Potter, il me semble me rappeler que vous avez été muté à bord du vieux Mac sur Dagda, juste avant que nous n’allions récupérer la sonde. » La voix de Whitbread était enjouée. Horst Staley, lui aussi au repos, se retourna dans ce qui avait été le hamac de Potter et fixa son attention sur ses deux camarades. Whitbread s’en aperçut sans le montrer.
Potter cligna des yeux. « Oui. C’est exact.
— Eh bien, il faut bien que quelqu’un vous le dise. Je pense que personne n’y a pensé. Votre première mission à bord d’un astronef a compris un plongeon dans une étoile de type F8. J’espère que cela ne vous a pas donné une mauvaise impression de ce qu’est la Flotte.
— Pas du tout. Ça m’a amusé, dit courtoisement Potter.
— Ce que je veux dire, c’est que ce genre de chose est plutôt rare. Cela n’a pas lieu à chaque sortie. Je pensais qu’il fallait que vous le sachiez.
— Mais, Whitbread… ne sommes-nous pas sur le point de recommencer ?
— Ah ? » Whitbread n’attendait pas cela.
« Aucun des vaisseaux du Premier Empire n’a jamais trouvé le point de transfert menant de l’Œil de Murcheson au Grain. Peut-être n’en avaient-ils pas un besoin urgent, mais on peut penser qu’ils l’ont tout de même pas mal cherché, dit Potter d’un ton grave. Je n’ai qu’une toute petite expérience. L’Œil de Murcheson est un supergéant rouge, un grand astre vide, d’un diamètre aussi important que celui de l’orbite de Saturne autour de Sol. Il semble raisonnable de penser que, si le point de saut existe, il se trouve à l’intérieur de cette étoile. Non ? »
Horst Staley se dressa sur un coude : « Je crois qu’il a raison. Cela expliquerait pourquoi personne n’a jamais mis le cap sur le point de transfert. Tout le monde le connaissait, mais…
— Mais personne n’avait envie d’y aller voir. Oui, il a vu juste, bien sûr, dit Whitbread avec dégoût. Et c’est là que nous allons. Allez, c’est reparti !
— Exactement », dit Potter. Souriant à nouveau gentiment, il se retourna.
« C’est très inhabituel, protesta Whitbread. Croyez-le si vous voulez mais nous ne nous amusons pas à plonger dans les étoiles au cours de plus de deux voyages sur trois. » Il marqua une pause. « Et même ça, c’est trop souvent. »
La flottille ralentit et s’arrêta à la périphérie cotonneuse de l’Œil de Murcheson. Il n’était pas question de se mettre en orbite. À cette distance, l’attraction du supergéant était si faible qu’il faudrait des années pour tomber vers lui par gravitation.
Les astronefs-citernes s’accrochèrent et commencèrent à transférer leur propergol.
Une amitié étrange et ténue avait grandi entre Horace Bury et Buckman, l’astrophysicien. Bury y pensait parfois avec étonnement. Que voulait Buckman ?
Le scientifique était un homme mince, anguleux, à l’ossature fragile. Il avait l’air de rester sans manger, par oubli, des jours entiers. Buckman semblait ne s’intéresser à rien ni à personne de ce que Bury considérait comme l’univers de la réalité. Les gens, le temps, le pouvoir, l’argent n’étaient que les moyens grâce auxquels Buckman pouvait explorer les mécanismes intimes des étoiles.
Pourquoi rechercherait-il la compagnie d’un Marchand ?
Mais Buckman aimait parler et Bury, lui au moins, avait le temps d’écouter. Le Mac-Arthur était une ruche follement agitée et pleine à craquer. Or, dans la cabine de Bury, il y avait la place de marcher.
Ou bien, pensait Bury avec cynisme, il aime mon café. Bury avait presque une douzaine de mélanges différents, son propre moulin à café et des filtres pour passer le liquide. Il savait parfaitement ce que valait sa mixture en comparaison de ce que l’on trouvait dans les énormes percolateurs disséminés dans l’astronef.
Nabil les servait tandis qu’ils observaient le transfert de propergol sur l’écran vidéo de Bury. L’engin qui ravitaillait le Mac-Arthur était caché mais on voyait l’autre astronef-citerne et le Lénine : deux ovoïdes allongés, noirs comme l’espace, reliés par un cordon ombilical argenté, dont la silhouette se profilait sur l’arrière-plan de violet floconneux.
« Ça ne doit pas être si dangereux, dit le docteur Buckman. Vous envisagez cela comme un plongeon dans un soleil, Bury. Ce qui techniquement est vrai. Mais tout ce grand volume ne pèse pas plus lourd que Cal ou qu’un autre soleil nain jaune. Dites-vous plutôt que c’est un courant d’air chauffé au rouge. À part le noyau, bien sûr, qui est probablement minuscule et très dense.
« Notre plongée va nous apprendre beaucoup », dit-il. Son regard, dirigé vers l’infini, brillait. Bury, qui l’observait du coin de l’œil, trouvait son expression fascinante. Il en avait déjà vu de pareilles, mais rarement. Elle était la marque du genre d’homme qui ne se laisserait acheter par rien de ce que Bury aurait pu proposer.
Ainsi Buckman lui était d’aussi peu d’intérêt pratique que lui-même l’était pour Buckman. En sa présence il pouvait se détendre. Mieux qu’en face de quiconque. Il aimait bien cette sensation. « Je pensais que vous sauriez déjà tout sur l’Œil, dit-il.
— Vous voulez parler des explorations de Murcheson ? On a perdu trop d’archives et certaines de celles qui nous restent ne sont pas fiables. Mes équipements de recherche sont en marche depuis le saut. Bury, la proportion de particules lourdes contenue dans le vent solaire est étonnamment élevée. Et l’hélium… énorme. D’après ce que je sais, les astronefs de Murcheson n’ont jamais pénétré à l’intérieur même de l’Œil. C’est là que nous allons vraiment en apprendre. » Buckman fronça les sourcils. « J’espère que nos instruments pourront affronter cela. Il leur faut traverser le champ Langston bien sûr. Nous allons probablement rester dans ce brouillard pendant un temps considérable. Si le champ s’effondre, ça gâchera tout. »
Bury écarquilla les yeux, puis se mit à rire. « C’est parfaitement exact, docteur ! »
Buckman eut l’air surpris. Puis : « Ah ! Je vois ce que vous voulez dire. Ça nous tuerait, c’est ça ? Je n’y avais pas pensé. »
Les avertisseurs d’accélération retentirent. Le Mac-Arthur s’enfonçait au cœur de l’Œil.
La voix gutturale de Sinclair résonna aux oreilles de Rod. « Rapport de la salle des machines, commandant. Tous les systèmes sont en condition verte. Le champ tient très bien, il n’est pas si chaud que nous le craignions.
— Bien, répondit Blaine. Merci, Sandy. » Rod observa les ravitailleurs qui rapetissaient sur fond d’étoiles. Ils étaient déjà à des milliers de kilomètres, visibles seulement à travers les télescopes, comme de vifs points lumineux.
L’écran suivant montrait une tache sombre au sein du brouillard : le Lénine, qui les précédait dans l’omniprésente clarté rouge. L’équipage du vaisseau-amiral allait chercher le point d’Alderson… s’il existait.
« Mais il est certain que le bouclier va céder à un moment ou à un autre, continua la voix de Sinclair. La chaleur ne peut aller nulle part. Nous sommes obligés de l’emmagasiner. Mais nous pourrons tenir ainsi pendant au moins soixante-douze heures. Au-delà de cette limite, nous n’avons pas de précédent. Personne n’a jamais tenté ce genre de folie.
— Oui.
— Pourtant, on aurait dû », dit Renner avec entrain. Il avait suivi la conversation de son poste, sur la passerelle. Le Mac-Arthur avançait à un g mais cela requérait des précautions : la mince photosphère présentait plus de résistance que prévu. « On aurait pensé que Murcheson aurait essayé. Le Premier Empire possédait de bien meilleurs vaisseaux que nous.
— Peut-être l’a-t-il fait », dit Rod machinalement. Il regardait le Lénine s’éloigner, servant de brise-glace au Mac-Arthur et y trouvait une irritation intense. C’était le Mac qui aurait dû passer le premier…
Les officiers supérieurs dormaient à leur poste de travail. Si le champ Langston avait aspiré trop d’énergie, personne n’aurait pu y faire grand-chose, mais Rod préférait rester dans son siège de commandement. Peu à peu, il devint évident qu’on n’avait pas besoin de lui.
Un message arriva du Lénine et le Mac-Arthur stoppa ses moteurs. Les avertisseurs sonnèrent et le vaisseau se mit en rotation. Puis vint la fin des changements de gravité déplaisants que tous subissaient. L’équipage et les passagers s’extirpèrent de leurs postes de sécurité.
« Les officiers de quart peuvent se retirer », ordonna Rod.
Renner se leva et s’étira longuement. « Voilà, commandant. Nous allons bien entendu devoir ralentir au fur et à mesure que la photosphère deviendra plus épaisse mais ça ira. De toute façon, la friction nous freine. » Il jeta un coup d’œil aux écrans et questionna l’ordinateur. « Là-dehors, ce n’est pas aussi dense que, disons, une atmosphère, mais c’est bien plus épais qu’un vent solaire. »
Blaine constatait bien tout seul la réalité de ce fait. Le Lénine était toujours devant, à la limite de la détection, propulseurs coupés. Il formait une petite tache noire aux contours rendus flous par quatre mille kilomètres de brume rouge.
L’Œil les encerclait lentement.
Rod resta encore une heure sur la passerelle avant de se persuader qu’il se conduisait de manière injuste. « Renner.
— Oui ?
— Vous pouvez partir. Passez les commandes à Crawford.
— À vos ordres, commandant. » Renner se dirigea vers sa cabine. Il avait conclu cinquante-huit minutes plus tôt à l’inutilité de sa présence sur la passerelle. Maintenant une douche chaude, et un bon sommeil dans sa couchette plutôt que dans son fauteuil de veille…
La coursive menant à sa cabine était comme d’habitude embouteillée. Kevin Renner se frayait un chemin avec une ferme détermination quand quelqu’un le bouscula violemment.
« Pardon ! Excusez-moi », gronda-t-il. Il regarda le mécréant se redresser en s’accrochant aux revers de son uniforme, « Docteur Horvath, je crois ?
— Toutes mes excuses. » Le ministre de la Science recula d’un pas en se brossant les manches d’une main molle. « Je ne me suis pas encore fait à la pesanteur artificielle. Aucun de nous ne s’y fait. C’est l’effet Coriolis qui nous fait tomber.
— Non. Ce sont les coudes », dit Renner. Il retrouva son sourire torve. « Il y a six fois plus de coudes que de personnes à bord de cet astronef, docteur. Je les ai comptés.
— Très drôle, monsieur… Renner, n’est-ce pas ? Officier de navigation Renner. Eh bien, monsieur, sachez que ce surpeuplement ennuie mon personnel tout autant que le vôtre. Si nous pouvions rester hors de votre chemin, nous le ferions. Mais nous ne le pouvons pas. Il est nécessaire que nous enregistrions les données sur l’Œil de Murcheson. Nous ne retrouverons peut-être jamais pareille occasion.
— Je sais, docteur, et je compatis. Et maintenant, si vous le voulez bien… » Des visions de draps propres et d’eau chaude s’évanouirent dans l’esprit de Renner quand Horvath s’accrocha de nouveau aux revers de sa veste.
« Un instant, s’il vous plaît. » Horvath réfléchit. « Monsieur Renner, vous étiez à bord du Mac-Arthur quand il a capturé la sonde extra-terrestre, n’est-ce pas ?
— Oui, oui. Ça, c’est sûr !
— J’aimerais vous parler.
— Tout de suite ? Mais, docteur, on peut avoir besoin de moi à tout moment et…
— C’est important.
— Vous avez peut-être remarqué que nous traversons la photosphère d’une étoile ? Et vous avez peut-être aussi vu que je n’ai pas pris de douche depuis trois jours… » Renner considéra une deuxième fois l’expression d’Horvath et se rendit. « Bon, d’accord. Mais quittons ce couloir. »
Le logement d’Horvath était aussi exigu que le reste du vaisseau mais il possédait des cloisons. Plus de la moitié de l’équipage du Mac-Arthur aurait considéré ces murs comme un luxe outrageant. D’après son air de dégoût et les excuses qu’il murmura en introduisant Renner dans sa cabine, Horvath avait apparemment d’autres vues.
Il releva sa couchette et fit descendre deux sièges de leurs places. « Asseyez-vous. Il y a des choses qui me tracassent, à propos de cette interception. J’espère que vous pourrez me faire un exposé objectif de l’événement. Vous n’êtes pas un militaire de carrière. »
L’officier de navigation ne prit pas la peine de nier. Il avait servi à bord d’un cargo civil avant de s’engager et en dirigerait un dès qu’il quitterait la Flotte impériale, nanti d’une expérience plus approfondie de son métier. Il était très impatient de retourner dans la flotte marchande.
« Bon, dit Horvath qui s’assit sur le bord du strapontin. Renner, était-il absolument nécessaire d’attaquer la sonde ? »
Renner partit d’un rire sonore.
Horvath encaissa, mais eut l’air d’avoir avalé une huître polluée.
« D’accord, dit Renner. Je n’aurais pas dû rire. Mais vous n’étiez pas avec nous. Saviez-vous que le vaisseau extra-terrestre plongeait vers le cœur de Cal pour décélérer ?
— Certainement. Et je comprends que vous le suiviez. Mais était-ce réellement dangereux ?
— Docteur, le capitaine m’a surpris par deux fois. Complètement. Quand la sonde nous a attaqués, j’étais en train d’essayer de nous faire contourner la voile avant que celle-ci ne nous grille. Peut-être nous aurais-je tirés de là à temps – peut-être pas. Mais le capitaine nous a fait passer à travers la voile. C’était une idée brillante, c’est moi qui aurais dû l’avoir et il se trouve que je pense du capitaine qu’il est un génie. Mais c’est aussi un fou suicidaire.
— Comment ? »
Le visage de Renner se teinta de frayeur rétrospective. « Il n’aurait jamais dû essayer d’arraisonner la sonde. Nous avions perdu trop de temps. Nous étions sur le point d’éperonner une étoile. Je n’aurais pas cru que l’on puisse embarquer la sonde si vite…
— Blaine a pris la barre ?
— Non. Il l’a donnée à Cargill qui sait mieux manœuvrer court, en haute pesanteur, que quiconque à bord. Et c’est justement ça, docteur. Le capitaine a choisi le meilleur homme et l’a laissé faire.
— Vous, vous auriez filé ?
— Sur-le-champ et sans scrupules.
— Mais lui l’a prise à bord. Eh bien ! » Horvath semblait avoir avalé de travers. « Mais il lui a aussi tiré dessus. Le premier…
— C’est l’extra-terrestre qui a tiré le premier ?
— C’était son système anti-météoritique !
— Et alors ? »
Le visage d’Horvath se pinça.
« Bon, imaginez, docteur, que vous laissiez votre voiture en haut d’une côte sans serrer le frein, avec les roues braquées dans le mauvais sens, et qu’elle dévale la pente et tue quatre personnes. Quelle serait moralement votre responsabilité ?
— Totale, bien sûr. Où voulez-vous en venir ?
— Les Granéens sont au moins aussi intelligents que nous. Oui ? Bien. Ils ont conçu un système de défense contre les météores. Ils avaient l’obligation de faire en sorte que ce mécanisme ne tire pas sur les astronefs non hostiles. »
Horvath resta silencieux pendant un temps qui parut long tandis que Kevin Renner pensait à la capacité limitée des ballons d’eau chaude des quartiers où il logeait. Il constata que son expression maussade était familière à Horvath, les traits de son visage y retombaient naturellement et sans peine. Finalement le ministre de la Science dit : « Je vous remercie, monsieur Renner.
— Ce n’est rien », répondit l’autre en se levant.
Un klaxon hurla.
« Oh, bon Dieu. C’est pour moi. » Renner fonça vers la passerelle.
Ils étaient loin à l’intérieur de l’Œil : assez profondément enfouis pour que la matière qui les entourait soit jaune. Les indicateurs du bouclier avaient eux aussi pris la même couleur, avec une touche de vert.
Renner vit tout cela dès son arrivée après avoir jeté un coup d’œil circulaire sur une demi-douzaine d’écrans. Il regarda les taches de son propre radar et ne vit pas l’astronef de guerre. « Le Lénine a fait le saut ?
— Exact, dit l’enseigne Whitbread. Ça va être notre tour. » Le sourire de l’enseigne, plus rouquin que jamais, semblait lui couper le visage en deux.
Blaine aborda la passerelle en planant entre les cloisons de la coursive. « Renner, prenez la barre. C’est le navigateur qui doit piloter maintenant.
— À vos ordres. » Renner se tourna vers Whitbread. « Je prends la relève. » Ses doigts dansèrent sur les touches d’entrée des données, puis il enfonça une rangée de boutons tandis que son écran affichait les nouvelles coordonnées. Les hurlements des avertisseurs se succédèrent rapidement : POSTES DE SAUT, POSTES DE COMBAT, HAUTE ACCÉLÉRATION. Le Mac-Arthur se prépara à sauter dans l’inconnu.