5 Nuit noire sur la conurb

Quand je suis arrivé au Centre, il n’y avait personne dans l’Agora. Je suis monté direct au dernier étage, où résidait Youri. Je l’ai trouvé assis sur le canapé de cuir noir qui trônait au milieu du salon de son immense appart biscornu, un capharnaüm indescriptible, véritable musée techno du XXe siècle, avec des tas d’ordinateurs de type Macintosh ou IBM à moitié ouverts, comme des machines en cours d’autopsie.

Il matait une cassette vidéo sur une antique télé analogique, aux couleurs déréglées.

Je me suis installé à côté de lui, à l’autre bout du divan, et on a d’abord regardé la cassette en silence. Je la connais bien, cette vidéo. Depuis que je connais Youri.

Il la regarde assez régulièrement, et je crois que c’est pour beaucoup dans sa folie toute spécifique, son côté “ la mort de l’Occident, l’aveuglement des démocraties ”, et tout ça…

Etrangement, cette cassette aussi est en rapport avec mon grand-dab.

Youri n’a jamais connu mon grand-père écrivain, il est arrivé en France après que celui-ci en fut parti, à la fin du XXe siècle.

Mais Youri a connu des amis que mon grand-dab avait laissés derrière lui, alors qu’il s’embarquait pour le Pacifique. Des amis avec lesquels Youri a sympathisé à l’époque des années noires.

Ce sont ces amis qui ont montré puis légué cette cassette à Youri, dans des conditions assez obscures.

Une antiquité, cette bande VHS de deux cent quarante minutes. Il s’agissait d’un montage, réalisé par ses soins, à partir des informations télévisées qui avaient couvert la guerre dans l’ex-Yougoslavie.

Le grand-dab prétendait que c’était pour conserver une mémoire alternative à celle qui ne manquerait pas d’emplir les livres d’histoire. Il était en effet persuadé que le XXIe siècle verrait le triomphe du “ révisionnisme-en-direct ”, parce qu’il en avait vu le prototype monstrueux s’élaborer devant ses yeux.

Evidemment, disait Youri, la question que posait ton grand-dab est d’une actualité toujours aussi brûlante: Comment juger les criminels de guerre lorsqu’ils siègent au secrétariat de l’ONU?

C’est la raison pour laquelle, un peu avant son départ, il avait procédé à ce montage, à partir de bandes dénichées ici ou là. C’est Youri qui m’avait expliqué ça, et lui-même le tenait des amis de mon aïeul.

Youri connaissait la bande par coeur. Chaque réplique d’homme politique, chaque mensonge officiel de l’ONU, les messages de compassion, les shows humanitaires, les manipulations médiatiques successives (assimilation Bosniaques-musulmans, répétition systématique de l’adjectif “ serbobosniaques ” alors que les Serbes se définissaient justement comme non-bosniaques, jusqu’à l’extermination de tous les autres), les déballonnades continues devant le totalitarisme tchetnik, chaque épisode de la guerre était là. Jusqu’à la pantalonnade des “ zones de sécurité ”, à l’intérieur desquelles les soldats de l’ONU servirent de supplétifs aux troupes du général Mladic, durant la terrible campagne de nettoyage ethnique de l’été 1995. Les camps de concentration filmés par CNN, les témoignages sur les centres de viol, les visites-spectacles des grands chefs d’Etat occidentaux, entre deux bombardements, l’embargo décrété sur les armes…

Pire encore, la campagne de l’armée croate en Krajina y était présentée comme une réplique des nettoyages ethniques serbes, un peu comme si les troupes alliées libérant l’Europe avaient été traitées en retour de nazies!

Tout cela avait été conservé par le grand-dab, et par la précision de son montage on voyait effectivement en gros plan la nature du crime, et le visage des criminels, mais on voyait surtout le désastre se profiler à l’horizon. Mon grand-père, d’après Youri, fut convaincu à partir de ce moment que l’Europe allait terminer là sa longue histoire, et que l’onuzisme, selon ses termes, allait devenir la forme de gouvernement mondial du XXIe siècle. Il avait affirmé à l’époque que si les “ onucrates ” et leurs complices politiques, médiatiques ou autres, devenaient à leur tour des cibles humaines, il ne verserait pas une larme sur leur sort; mieux, sans doute sablerait-il le champagne, voire armerait lui-même le détonateur. D’après Youri, ça lui aurait valu quelques ennuis avec la justice et certaines belles âmes éditorialistes.

On était en pleine débâcle de l’ONU à Srebrenica quand Dakota est entrée dans la pièce. Je ne l’ai pas entendue venir. A un moment donné, elle était à côté de nous, c’est tout.

J’ai relevé les yeux dans sa direction tandis que Youri restait le regard rivé à l’écran.

– Bonsoir, elle a fait froidement. Youri m’a dit que vous vouliez examiner certaines parties de mon organisme?

Je n’ai pas osé lui dire auxquelles je pensais, et j’ai béni les dieux de la linguistique pour son français parfois approximatif. J’ai amorcé un sourire.

– Oui, j’ai apporté un petit Medikit, je vais avoir besoin d’un peu de votre sang et d’un échantillon de vos cellules de la couche cornée.

Elle continuait de me toiser, glaciale.

– Je présume qu’avec tout ça je peux espérer avoir la carte avant la fin de l’année?

– Vous l’aurez à la fin du siècle si vous continuez comme ça… Tendez-moi plutôt votre bras…

Son poing s’est détendu à une telle vitesse que j’ai rien vu. Il est venu s’immobiliser à un centimètre de mon nez.

J’ai ouvert le Medikit en silence, et j’en ai extirpé les instruments.

C’est en faisant les prélèvements que j’ai remarqué un détail qui m’avait jusque-là échappé. Il y avait un truc bizarre sous son épiderme. Ça courait sur toute la longueur des membres et ça s’étoilait en réseau aux articulations. C’était extrêmement fin, et translucide. Sous le faible éclairage du Centre, de loin, ça se confondait avec la peau, comme des reflets, mais là, juste sous mon nez, ça ressemblait foutrement à de la micro-fibre optique.

– Z’êtes câblée sur quelle chaîne? j’ai fait, pas très intelligemment, en insérant la seringue dans la veine voisine du drôle de réseau.

– Si vous le saviez, vous rigoleriez moins, m’a-t-elle vertement répondu. Et faites gaffe où vous plantez votre truc.

J’aurais presque pu entendre le mot “ connard ” qui devait ponctuer sa phrase, en pensée.

J’ai poussé un soupir et j’ai appuyé sur la gâchette de la sonde.

Ça a fait un bruit sec, puis un sifflement pneumatique et la capsule s’est remplie de quelques millimètres cubes de sang frais.

J’ai fait de même avec la petite micro-machine qui s’est occupée de prélever quelques particules de l’épiderme.

Quand j’en ai eu terminé, j’ai tout rangé et j’ai relevé les yeux.

Fallait que je rétablisse le courant.

– J’ai déjà vu ce genre d’exosquelettes, enfin des modèles moins performants, des trucs de l’armée, pour les combats en apesanteur c’est ça?… C’est quoi qu’on vous a mis, de la neurofibre artificielle?

Ça a fait un bruit mat, j’ai eu un flash rouge-noir avec plein d’étoiles, et, en même temps, je ressentais une violente douleur sur l’arête du nez. Je suis resté sonné quelques secondes.

Quand j’ai rouvert les yeux, Dakota me regardait, les bras croisés, un petit rictus aux lèvres. Je n’avais même pas vu son bras bouger.

Je me tenais le pif, en hochant la tête, pendant que ça pissait le sang.

Youri me refila d’urgence un Kleenex-Recyclo.

– Bon dieu, Dakota, mais qu’est-ce qui t’as pris? répétait-il sans discontinuer.

– Il me demandait c’était quoi comme genre de matériel, alors je lui ai fait une démo, a-t-elle répliqué. J’en ai marre de ses airs de Monsieur-Je-Sais-Tout-Faites-Moi-Confiance, je lui fais pas confiance, et il sait que dalle…

– Merde, Dakota…

– Ça fait bientôt deux mois que j’attends cette foutue carte, et lui il se ramène simplement ce soir pour faire les prélèvements, et il croit que je vais lui faire des sourires?

Putain, là, la moutarde m’est montée au nez.

Je me suis redressé et j’ai fait face à la môme. Elle ressemblait à un animal sauvage, et je me disais de plus en plus nettement que je me verrais bien la dompter.

Mais elle était d’une beauté tellement éclatante que ça n’a fait qu’amplifier ma colère.

Mes colères à moi c’est jamais très long, ni très spectaculaire. Je joue plutôt dans le registre azote liquide que lave éruptive.

J’ai d’abord pensé à lui afficher le nombre de zéros que son histoire m’avait coûté jusque-là, mais elle aurait trouvé ça mesquin. J’aurais pu lui raconter les nuits d’enfer à programmer la carte Zinovsky, avant d’attaquer la sienne, mais je me suis douté que ça ne l’émeuvrait que moyennement.

Je reniflais un mélange de morve et de sang, ça me dégoulinait jusque dans la bouche.

Je sais pas, l’idée m’est venue tout à coup, et en fait c’était pas une idée, juste une conclusion logique, mon cerveau l’a assimilée à une telle vitesse que je crois pouvoir dire maintenant qu’il y était préparé.

Ses yeux ont marqué un étonnement à peine réprobateur.

La beigne lui est arrivée pile poil au coin de la mâchoire. J’y suis allé sans complexe. Ça l’a sonnée et elle a vacillé sur le côté, mais s’est rétablie aussitôt, comme un tube de caoutchouc.

– Vous n’auriez jamais dû faire ça, qu’elle m’ a lâché, menaçante, et je me suis dit “ ça y est mec, maintenant tu vas morfler pour de bon ”.

– C’est une certitude absolue, en effet, elle a lâché, entre ses dents.

– Quoi? j’ ai fait.

– Vous allez morfler.

Y avait comme un arc électrique invisible entre nous.

Je m’attendais à une dérouillée sévère, me doutant que son réseau neuromusculaire artificiel lui avait pas été greffé pour qu’elle chante des berceuses. Et l’Ecole de l’ONU, ça devait cacher une agence illégale liée au Pentagone, pour entraîner les mômes comme elle à devenir de bons petits soldats d’ élite…

Puis j’ai tilté.

Comment qu’elle avait fait pour savoir que j’avais pensé que j’allais morfl…

Nos yeux étaient rivés comme les modules de connexion entre deux stations, rien n’aurait pu les dessouder, même pas, j’en suis sûr, l’explosion d’une bombe atomique sur la ville voisine.

Ça a fait comme une boucle neurofractale, quand vous vous retrouvez piégé dans un univer-gigogne. En même temps que je comprenais, je voyais son propre regard s’éclairer en retour, et évidemment je comprenais ça d’autant mieux que j’étais en train de piger, et qu’elle s’en rendait compte, etc.

J’ai senti une grosse boule de granit descendre mon oesophage. L’univers entier en était réduit à cette paire d’yeux.

J’ai essayé de ralentir mon rythme cardiaque, et je me suis demandé comment interrompre la suée qui me dégoulinait de partout.

Je me suis concentré pour faire de mon esprit un tableau blanc, et j’ai énoncé mentalement;

“ Vous êtes télépathe? ”

Bam!

Un choc, énorme. Le voile noir. Je suis tombé en arrière dans une nuée d’étoiles rouges, et avec la sensation que quelqu’un venait de me lâcher un train de marchandises sur le coin de la gueule.

Il me semblait me souvenir qu’elle avait accompli une rotation complète sur elle-même avant de détendre son pied. J’avais rien pu faire.

Après, j’sais plus.

Lorsque je me suis réveillé, j’avais la tête soutenue par Youri, c’était flou.

J’ai mis une bonne minute pour voir net. Elle se tenait derrière Youri. Quand j’ai pu discerner son expression, j’y ai vu un mélange de gêne et d’assurance de son bon droit, du genre: vraiment désolé, mais vous l’avez bien cherché.

Sans que rien ne soit dit.

J’ai laissé retomber ma tête en arrière et je me suis marré, “ Putain, vous avez le don de faire tomber des pianos du ciel, vous venez de Toon-Ville, c’est ça? ”, j’ai pensé très fort.

Il y a eu de longues secondes de latence. Il subsistait comme une lumière d’orage dans ses yeux. Mais toute sa structure s’est détendue.

“ J’ai dosé le coup juste assez pour vous sonner, j’aurais pu vous fracasser la mâchoire… ”

Ça m’a foudroyé, cette simple phrase.

Je l’ai “ entendue ”, clairement énoncée par mon cerveau, mais sans que ma volonté y soit pour quelque chose. C’était même pas ma voix intérieure habituelle, c’était féminin, et, surtout, le message fut accompagné d’une symphonie de molécules. Une montée émotionnelle, à la limite de la transe, je pouvais pratiquement reconnaître certaines substances neurochimiques auxquelles j’étais habitué. Ça ressemblait pas un peu au quasar XPress? Ou à ce truc, là, l’hyperplane?

“ Si vous parlez de l’alpha 9-logo-métaendorphine, alors oui, c’est ça.

– Je connais pas cette molécule, j’ai répondu mentalement.

– C’est normal, a fait la voix à l’intérieur de ma tête, il n’y a que nous qui savons la synthétiser. ”

Fizz! jets de molécules.

J’arrivais à réfléchir, l’habitude des drogues, mais pour la première fois de ma vie je savais que je faisais ça sans l’intimité de ma boîte crânienne.

“ Vous manipulez à distance mes centres neuroverbaux grâce à la synthèse de molécules spéciales qui permettent la neuroconnexion entre nos deux consciences, c’est un truc comme ça? ” j’ai énoncé, mentalement.

Elle s’est marrée, à haute voix, ce qui a surpris Youri, qui suivait notre manège statique avec perplexité.

“ Non ”, elle m’ a répondu, toujours en mode psy. “ C’est beaucoup plus complexe que ça, mais vous, vous pouvez le formuler comme ça, c’est une réalité qui vous est accessible… ” Je la quittais pas des yeux, et j’arrivais avec une étonnante facilité à me faire à l’idée.

Ça y est, je me disais, le successeur de l’Homo sapiens est arrivé.

Il était temps, aurait dit le grand-dab.

Je me suis redressé sur mes cannes, je me suis frotté la mâchoire endolorie et j’ai demandé à Youri ce qu’il y avait de prévu au dîner, fallait sortir le champ’. Youri m’a demandé si j’étais pas devenu dingo.

Il a fallu plusieurs jours au neuroPC pour séquencer la carte génétique de Dakota, à partir des prélèvements de peau. Les tests antiviraux et les rhésus sanguins n’avaient pris que quelques dizaines de minutes.

Moi, il m’a fallu presque quinze jours pour implanter correctement cette carte sur la neuropuce personnalisée de Dakota. Je compte là-dedans le temps nécessaire à la confection de l’hologramme de son ADN et du sigle de l’ONU, selon les normes précises contenus dans l’aide-mémoire du neurokit-pirate.

Mais j’avais doublé ma cadence, j’étais pratiquement revenu au potentiel de quinze ans auparavant.

J’étais pas peu fier de moi en me pointant au centre moins de deux semaines après ma dernière visite.


*

Quand je lui ai remis la carte, j’ai essayé de la jouer cool, la ramène pas et explique lui juste le truc, je me disais.

– Alors voilà, je lui ai lâché d’une traite, ceci est une authentique carte de crédit-identité agréée par l’ONU. C’est votre séquence génétique qui est dessus, mais vous vous appelez maintenant Ronette Angel Duncan et vous êtes de nationalité américaine, c’est aléatoire, c’est le programme qui décide en fonction des identités qui sont pas trop grillées… Ce que je veux dire, c’est qu’il existe une véritable Ronette Duncan, née la même année que vous, et dont vous endossez l’identité. Le seul détail, c’est que cette Ronette est morte à l’âge de trois ans dans un accident de voiture en Birmanie, à l’époque où les cartes à neuropuce n’existaient pas. Le seul moyen de vous faire piquer, c’est que les flics vous aient déjà coincée pour autre chose, et qu’ils enquêtent à fond. Votre carte génétique est impec’, l’holo-Onu est nickel. Ce qui peut vous arriver de pire, c’est que quelqu’un s’appelant Dakota Novotny-Burroughs et possédant une carte génétique analogue à la votre se mette à l’utiliser: là, la fraude serait détectée par les neuromatrices de l’ONU…

– OK, elle a fait, Ronette Duncan. Bon, je vous dois combien?

J’ai pas pu m’empêcher de sourire, mais j’ai vu que ça déclenchait des ondes passablement négatives.

Je suis repassé sur le mode privé-sérieux-cool-et-hyper-pro.

– Si vous voulez savoir, ça devrait monter aux alentours de cent mille Unollars. Vous connaissez? Ces petites coupures bleu et blanc, avec le portrait des prix Nobel dessus…

Elle semblait réfléchir à toute vitesse et elle se mordillait la lèvre inférieure, comme si elle était ennuyée par la tournure des événements.

– Ecoutez, j’ai fait, tout a été réglé entre Youri et moi, on a convenu que vous ne nous deviez rien et me demandez pas pourquoi, je serais pas foutu de vous répondre.

J’ai eu le temps d’ébaucher en pensée toutes les raisons peu avouables qui nous faisaient agir ainsi, surtout moi, avant de couper court brutalement. Je la fixais, avec un regard qui devait en dire long.

Elle m’a observé, un peu intriguée, puis elle a éclaté de rire,

Mon rythme cardiaque s’est de nouveau emballé, je faisais des efforts considérables pour endiguer la vague d’émotion et n’en rien laisser paraître.

On était chez Youri, qui bossait à l’ autre bout de la pièce, sur son antique neuroPC de cinq ans d’âge.

Elle et moi à chaque bout du canapé, c’était tout juste l’armistice et je le sentais bien.

– Je vous demande rien en échange, rassurez-vous.

– Vous ne l’obtiendriez pas. Je vous rembourserais, je ferais parvenir l’argent par Youri.

J’ai esquissé un pâle sourire. Ce genre de mensonges inconscients de jeune fugueur, j’en connais un rayon, ça a été ma spécialité quand j’avais son âge ou à peu près. On le fait même pas exprès, c’est juste “ la situation ” dans laquelle on se met qui nous empêche de tenir nos promesses, le pire c’est que c’est vrai.

– Laissez tomber, Dakota, j’ai fait, le seul truc que je pourrais décemment vous demander…

Je me suis arrêté face au mur, j’irais, j’irais pas? J’ai vu que mes délibérations intérieures ne la laissaient pas indifférente, alors j’y suis allé.

– Primo, me prenez plus pour un punching-ball, j’suis bien meilleur en nounours, deuxio, ne me prenez plus pour un connard prétentieux même si j’en ai les apparences, c’est plus fort que moi, j’ai tout le temps raison, vous verrez, tertio, acceptez de boire un verre quelque part avec moi.

Autant y aller franco, je m’étais dit.

J’ai vu que ça déclenchait une réaction intéressée.

– Où ça?

– N’importe où. Vous avez votre carte, vous pouvez aller où vous voulez, à la cité-Musée, à Chinatown… Ça vous dit?

– Où ça? elle a répété, pour me faire comprendre qu’elle voulait un endroit précis.

J’ai réfléchi une demi-seconde.

– Ben… je connais un bar sur Grand Tunnel où on vend de l’alcool et…

– D’accord, elle a fait. Allons-y.

Grand Tunnel, c’est une vaste zone au bord du fleuve, qui s’étend le long d’un tronçon de l’A 86. Ce tronçon ne fut jamais achevé, et lors de la guerre civile il fut soumis à des bombardements d’artillerie. Le tunnel couvrait plus d’un kilomètre et demi de sa longueur et abritait le grand cyberbazar de la ceinture sud.

Les trous causés par les obus avaient été comblés par de la toile parachute, ou par cette sorte de vinyle que les techniciens électronucléaires utilisent pour ériger des sas mobiles dans les coursives irradiées. Au-dessus de sa partie ouest, une dalle de béton servait de fondation à quelques immeubles désaffectés où s’étaient ouverts nombre de bars clandestins. On est allé chez Random. On a bu des bières toute la nuit, de la bonne mexicaine alcoolisée de contrebande, en écoutant des vieilleries du début du siècle.

Je lui ai fait part de ce que Youri m’avait raconté, et je lui ai demandé de me décrire la vie en orbite, sur la Lune, ou dans les stations de l’Anneau-Cité orbital. En retour, elle m’a demandé de lui faire un tableau de la vie ici, sur Terre.

J’avais pas mal picolé et je me suis à peine rendu compte que je lui racontais ma vie. J’ai senti que le contact s’établissait, mais à un moment donné je me suis senti ridicule, sûr qu’elle devait savoir tout ça, si ça se trouve elle était déjà câblée sur des souvenirs inaccessibles à ma conscience…

Cet éclair de parano l’a juste fait rire. Elle m’a alors expliqué comment ça fonctionnait vraiment. Il fallait des années d’entraînement pour contrôler correctement les neurogiciels du cerveau, synthétiser les molécules métacorticales et apprivoiser les phénomènes quantiques que ses pouvoirs mettaient en oeuvre. Sonder en profondeur un esprit humain, ou contrôler ses centres de la conscience demandaient une énergie et une maîtrise hors du commun. Ce n’était pas le tout d’avoir des pouvoirs, encore fallait-il savoir les utiliser, ce qui était valable pour tous les humains, au demeurant. Dakota comparait ça à un art martial; d’ailleurs leur entraînement de base, dans la station militaire, était fondé sur des techniques de yoga et de kung-fu. La maîtrise “ psionique ” ne pouvait s’établir que sur un parfait contrôle neuro-musculaire.

J’avais pu m’en rendre compte de près.

En moi jaillissaient des images dignes de mangas héroïco-érotiques, Dakota en jeune ninja drapée de noir, combi-latex et optiques à amplification de lumière, comme des disques obscurs sur ses yeux, accomplissant une danse de mort en apesanteur dans les vastes cylindres d’entraînement, bourrés de pièges et d’électronique. Avec des flashs nettement plus pornographiques que mon cerveau tentait de réfréner, du mieux qu’il pouvait.

Je me souviens plus trop de la route du retour, mais je sais qu’on s’est retrouvés chez moi. Après, c’est marrant, ça s’est enchaîné avec la fluidité d’un film éthylique.

Je me suis retrouvé près d’elle. Il faisait chaud, la clim marchait toujours aussi mal, un film de sueur cristallin recouvrait son visage. J’aurais voulu boire toute cette rosée.

Je savais pertinemment que mes vibrations les plus intimes, mes battements de coeur, jusqu’à la chimie particulière qui devait s’évaporer par tous mes pores, tout cela devait s’afficher aussi clairement qu’une diode sur une montre-TV, pour elle.

Je m’en foutais à un point pas croyable. Après, je n’ai plus que des bribes de conversations éclatées et les points culminants de l’expérience:

– Et là, c’est vos pouvoirs encore?

– Qu’est-ce que vous voulez dire?

– C’est avec un de vos neurovirus que vous m’ avez hypnotisé?

Elle s’est approchée de moi. On aurait pu glisser une feuille d’imprimante entre nos deux visages.

– Non, elle a fait, en me projetant son souffle dans les naseaux. Là, j’envoie la dose normale de phéromones.

Nos lèvres se sont collées, et elle m’a aspiré.

J’sais plus trop comment décrire ça, après. C’est un carrousel de chair, d’ombres et de lumière, de courbes surprenantes qui s’offraient, d’ouvertures humides, de cheveux collés par la sueur, avec une langue étrange comme bande-son, souffles, cris et chuchotements. Je me souviens pas que nous ayons respecté le protocole antiviral, je connaissais sa carte métabolique par coeur, et je me doutais qu’elle avait pu lire en moi le fait que je n’étais porteur d’aucun virus problématique.

On a baisé pendant des heures et, à un moment donné, on s’est retrouvés allongés côte à côte, épuisés par la joute. On a commencé à causer, de tout et de rien, dans la pénombre électrifiée par les lumières de l’avenue.

J’sais plus trop comment on en est venus là, mais je lui ai demandé de me préciser quelques points concernant sa neurochimie intime, on se refait pas.

Elle m’a d’abord expliqué que son cerveau possédait quelques petites circonvolutions supplémentaires dans le néo-cortex. C’était cette couche cérébrale qui contenait les programmes spéciaux activant les pouvoirs “ psioniques ”.

Après, elle m’a expliqué un truc que les toubibs de la station avaient découvert. La mutation génétique nécessaire à la naissance de ces pouvoirs nouveaux aurait dû être le fait de parents eux-mêmes nés dans l’espace, c’est-à-dire que le “ méta-cortex ” dont elle était dotée n’aurait dû logiquement apparaître qu’à partir de la seconde génération.

– Comment qu’ça se fait?…

Elle s’est marrée, d’un rire désespéré.

– C’est comme ça… Nous sommes des signes, des messages… Mais si ça se trouve il vous faudra attendre mille générations de l’espace pour que des êtres comme nous réapparaissent. Nous sommes là pour vous montrer le long chemin qu’il reste à parcourir.

– Mille générations?

J’avais pas le temps d’ attendre.

Elle a ri, de nouveau.

– Flippez pas, HG, je plaisantais… En fait, il y aura sûrement quelques individus comme nous à chaque génération… Peut-être même qu’ils seront plus avancés, et ceux des prochaines encore plus, et ainsi de suite… Nous sommes sûrement le début de quelque chose, mais je sais que notre existence est fragile, trois mâles, quatre femelles. Avec des conditions de vie qui ne stimulaient pas la reproduction de l’espèce, si vous voyez ce que je veux dire.

Pour l’instant ce que je voyais était autrement indicible, mais j’ai fait l’effort de continuer la conversation, malgré les images de reproduction biologique qui voulaient absolument prendre racine dans mon cerveau.

– Vous viviez tous les sept dans la station de recherches?

– Oui… (elle a arqué un petit sourire) mais la discipline était très stricte, beaucoup de cours, physique théorique, biologie, neurosciences, astronomie, plus l’entraînement physique quotidien, avec ça (elle m’a montré le réseau greffé sous la peau, la bande translucide qui luisait le long de ses membres, comme un drôle de tatouage remontant à la naissance)… Et puis, de toute façon, même sans ça, sans la discipline… ça n’aurait pas changé grand-chose!

– Quoi, qu’est-ce qui n’aurait pas changé?

– Ça n’aurait rien changé… C’est ça le truc, c’est ce que dit McCoy Alvarez…

– McCoy Alvarez?

– Un des mômes du centre, comme moi… Il dit que nous ne pouvons pas évoluer en clade, que nous…

– En quoi?

– En clade, en sous-groupe de l’espèce qui évoluerait vers sa propre spécificité… Nous ne pouvons pas selon McCoy… C’est écrit dans notre programme génétique… Tu piges, HG?

Je pigeais que dalle.

Elle a poussé un soupir. Je me sentais comme le con de Terrien devant l’intelligence supérieure.

– Nous ne pouvons pas nous séparer de l’espèce humaine, tu comprends mieux?

– Non, désolé.

Elle a poussé un deuxième soupir, encore plus long.

– Nous sommes stériles.

Je l’ai regardée, intensément.

– Stériles?

– Oui, entre nous… Les femmes ne peuvent être fécondées que par des humains de la Terre, et c’est réciproque pour les garçons, évidemment.

C’est à ce moment-là que tout a basculé pour de bon. Que j’ai compris.

Je voyais ses deux yeux vert or dans la pénombre, comme deux fenêtres remplies d’une vie sauvage qui ne demandait qu’à envahir nos pièces confinées.

Je savais pertinemment que je venais de la mettre enceinte.

Je me suis réveillé le lendemain après-midi, à moitié à poil sur le canapé, avec l’impression d’avoir passé la nuit dans une centrifugeuse. Elle était plus là. Y’avait même pas un mot. Je me suis demandé si j’avais pas vécu un rêve.

Le soir même j’étais de retour au Centre.

Quand je suis arrivé chez Youri, elle était pas là et le Russkof était passablement inquiet.

– Qu’est-ce qu’y a? je lui ai demandé. Tas eu la visite du fisc?

– Ah! me fais pas marrer, c’est sérieux ce coup-là… Où c’est que vous étiez hier soir?

– Hé! Oh! j’ai fait, pas d’embrouille, je l’ai ramenée jusqu’ici, je me souviens de pratiquement tout en détail.

Youri s’est froidement marré devant le pitoyable mensonge.

Plus tard, on devait en être à la sixième bière, Youri s’est allumé un stick de la sinsemilla locale et il l’a fait tourner, le diabolique.

Il s’est déclenché presque aussitôt.

Le long fleuve verbal de ses digressions philosophico-scientifiques a creusé la nuit, pendant qu’on observait la vallée, assis sur les fauteuils déglingués de la terrasse.

– Tu vois le truc? me faisait Youri, tout excité. C’est comme pour le cyberspace et sa rencontre avec les neurotechnologies, au début du siècle. Les neuronexions entre cerveaux humains et artificiels sont désormais banales. Nous conversons avec des intelligences artificielles, avec des clones informatiques, et quand tu naviguais dans les couches cachées du Net tu savais que tu manipulais des dollars purement numériques, même si avec tes logiciels et les drogues tu arrivais à imager ça comme un jeu vidéo à ton échelle…

– Où qu’tu veux en venir, Youri? Me refais pas l’historique du Neuro Net à chaque fois que t’as un truc à me dire, je t’en supplie.

– Pour elle c’est pareil, qu’il m’a soufflé, les yeux pleins d’un éclat fasciné, sauf que c’est dans le réel. Tu piges? Les projections de ses pensées ne prennent pas seulement corps dans le cyberspace… Elles se matérialisent directement dans le continuum, sans médiation quelconque…

Je regardais Youri comme s’il venait de descendre d’une soucoupe volante.

– Attends, redis-moi ça, s’il te plaît?

– Je vais te le redire, en plus précis encore: les labos orbitaux de l’ONU lui ont appris à synthétiser des molécules hyper-dangereuses, des armes de combat, mon petit père, la première génération des armes psychiques et neuro-informationnelles. Si elle veut, elle peut prendre le contrôle de centaines d’esprits humains, et d’autant de neutomatrices, et de milliers de petits ordis traditionnels ou de postes de télévision, ou de consoles bancaires, ou de postes de pilotage de navettes, d’avions, de centrales nucléaires, tu vois le topo? Elle peut générer de véritables hallucinations globales. Mieux que du réel. Des illusions qui se déploient dans les cerveaux humains en même temps qu’à l’intérieur des réseaux d’informations, pour elle tout ça c’est la même chose, tu vois?

Je voyais parfaitement.

– J’la connais pas des masses cette gosse, il a continué, mais je crois qu’elle est sur le fil du rasoir, tu me suis?

J’ai dit “ oui ” très fort en pensée, tout en sachant que ça n’aurait aucun effet. De toute façon rien ne pouvait arrêter Youri, surtout dans cet état-là.

– Elle est hyper-brillante, mais c’est une révoltée. Comme toi, et moi, au même âge. Elle déteste l’establishment qui vient de lui faire perdre cinq précieuses années de sa jeunesse, et je crois qu’ elle est prête à tout pour conserver la liberté qu’elle vient d’acquérir…

– Ecoute, tu savais où t’allais, non? Tu m’as demandé de lui craquer une carte, alors je lui ai craqué sa putain de carte…

– Je t’ai rien demandé du tout, c’est elle qui l’a fait.

– Tu fais chier, Youri.

– C’est la stricte vérité. Mais merde, on s’en fout. le problème, t’imagines bien, c’est qu’on est pas dans une connerie genre Super Jaimie (une référence à un feuilleton télé du XXe siècle, le genre de trucs que Youri affectionne). Cette fille vaut vraiment six milliards de dollars et des bananes… Et les types qui ont investi ce pognon, ben, y sont prêts à tout pour la récupérer. A tout.

J’ai réfléchi à tout berzingue.

– Elle t’a dit quelque chose à ce sujet?

– Ecoute ça: durant les cinq années qu’elle a passé en orbite, les types du labo ont mis au point tout un tas de techniques et de matériels antipsy, elle dit que ça a un rapport avec les champs magnétiques et les phénomènes quantiques générés par le cerveau… Mais c’est réciproque. Elle sait qu’ils sont déjà sur sa piste… Elle les sent…

– Tu crois que c’est pour ça qu’elle s’est barrée d’ici? j’ai stupidement demandé.

Youri n’a rien répondu.

C’était l’évidence.

– Dis-moi, j’ai embrayé, tu sais depuis quand?.

– J’sais quoi?

– Arrête de déconner. Ses trucs de télépathe.

Un silence. Au loin, la tache orange d’un hypersonique crevait les couches denses de l’atmosphère.

– J’t’ai dit que j’ai connu son pater y’a trente ans, avec Grunz, quand il travaillait au CERN… On s’ est revus assez souvent ensuite, après la guerre civile, il était revenu avec un programme de coopération, puis il est reparti aux USA, puis en orbite…

– Ouais, et alors?

– Alors, Grunz, moi, et les parents de Dakota, plus les types du centre spatial de l’ONU, et toi maintenant, on est les seuls à savoir.

– Depuis quand, Youri?

– Un peu avant qu’elle arrive, y’a trois-quat’mois maintenant. Orville Burroughs nous a fait un topo, à Grunz et à moi, il nous a dit que lui et sa femme avaient reçu un message de leur fille…

– Un message psy?

– Ouais… dans un rêve… Elle leur disait qu’elle allait bientôt quitter la station de recherches et qu’elle se rendrait sur Terre… Dans leur “ rêve ”, les parents de Dakota lui ont conseillé d’aller chez Grunz et, à leur réveil, ils nous ont appelés et ils nous ont raconté l’histoire… Un peu plus tard, Grunz et moi on a été “ contactés ” par Dakota… Les parents voulaient pas se déplacer eux-mêmes, ils étaient surveillés. Ils nous ont fait confiance, tu piges? Je suis responsable d’elle, maintenant.

– Putain, j’ai craché en secouant la tête, c’est vraiment trop dingue.

– C’est vrai, a lâché Youri, rêveur, c’est vraiment dingue, j’le reconnais…

J’ai dormi au Centre cette nuit-là, sur un sofa de l’appart de Youri, face à la terrasse qui surplombait la vallée. Je me suis profondément endormi vers deux-trois heures du matin.

Evidemment, j’ai fait un rêve.

Et, évidemment, c’était un rêve de Dakota.

Le train roulait dans un paysage obscur. Le wagon baignait dans une lumière jaune et les fenêtres étaient noires.

C’était un wagon vieux d’un siècle, style Orient-Express, avec des banquettes de cuir et des boiseries.

Le wagon était désert, jusqu’à ce qu’apparaisse une femme en robe noire des années 30, à l’autre bout.

Je l’ai immédiatement reconnue.

Je me suis assis en face d’elle et j’ai pu observer une coiffe et une voilette à la mode des films noirs du XXe siècle, La Veuve de l’Orchidée, ou Shanghaï Express

– C’est un de mes neuro-univers préférés, un des plus réussis.

J’ai acquiescé, après un coup d’oeil appréciateur auluxueux mobilier roulant.

– J’vous fais venir ici pour vous prévenir.

– Me prévenir de quoi?

– Ils sont sur ma piste.

– Qui ça, les types de l’ONU?

– Oui… enfin… L’équipe spéciale de l’UCHRO…

– UCHRO? Jamais entendu parler. J’en connais pourtant un rayon…

– Bouclez-la, vous ne connaissez rien… UCHRO, c’est Unknown Cortex Human Ressources Organization, c’est un département ultra-secret, ils l’ont mis en place exprès pour nous…

– Qui, nous?

– Nous, les autres comme moi…Bon, écoutez, leur escadron de pisteurs a remonté ma trace jusqu’à Munich, ce qui veut dire qu’ils sont déjà à Grenoble… J’ai contacté Grunz pour lui dire de quitter la ville, et je vais vous conseiller d’en faire autant.

– Paniquez pas, je suis un grand gars…

Là, elle s’est violemment empourprée.

– Fermez-la! Et ouvrez grandes vos antennes: ils viendront sûrement fouiner par ici et ces gars-là sont des sérieux, formés par les meilleurs services spéciaux de la planète, ou le Space Corps des Marines. Ils sont dotés d’armes anti-psy qui sont également très efficaces contre les humains, alors j’ai dû prendre des mesures… draconiennes.

– Qu’est-ce que vous voulez dire?

– Vous vous en rendrez compte en vous réveillant… Dans quelques secondes, je vais disparaître. Puis le wagon suivra, et vous vous réveillerez, dans deux ou trois heures… Je peux aussi vous dire que ce sera une fille…

– Dakota, attendez… j’ai fait, dans un élan instinctif.

– Non, j’use de l’énergie inutilement, je dois interrompre la communication.

Merci pour l’énergie inutile, j’ai pensé, piqué au vif, avant que tout ne s’éteigne dans l’ordre qu’elle avait annoncé.

Lorsque je me suis réveillé, il faisait encore nuit. Une nuit noire.

Tellement noire que je n’y voyais plus rien dans le recoin où je me trouvais. J’ai trouvé ça bizarre, parce que ça fait des décennies que je connais les nuits boréales électriques de la conurb.

Je me suis levé et j’ai marché jusqu’à la baie vitrée qui s’ouvrait sur la terrasse.

J’avais jamais vu ça de ma vie. Même lors de la guerre civile, alors que j’avais dix ans, les parties en présence avaient essayé de conserver intactes les centrales énergétiques.

La nuit était noire et elle s’étendait de toutes parts.

Plus d’éclairage urbain, plus de feux, plus d’écrans publicitaires géants, plus de lumières dans les appartements, à des kilomètres à la ronde. Plus rien. Même les bulbes lumineux du centre politico-financier de Marne-la-Vallée avaient disparu.

Pour la première fois de mon existence, je pouvais discerner le ciel de nuit au-dessus de la Ceinture, sans les interférences du dôme d’énergie dégagé par la ville.

Les étoiles brillaient comme une réplique cosmique de la conurb disparue. Je pensais à monsieur Tchou, et je me disais que son ciel nocturne façon manga devait lui sembler bien inutile maintenant.

J’ai entendu du bruit derrière moi et j’ai vu Youri qui rappliquait.

– T’as vu? il a fait.

– Y’a plus rien à voir, c’est ça qu’est drôle.

– Connard. Merde, pourquoi qu’elle a fait ça?

Je me suis tourné vers lui.

“ Qu’est-ce qui lui prend? Il fait semblant de pas savoir?… ”

– A ton avis? Tu penses que c’est juste parce que le programme de télé lui plaisait pas?

– Arrête de déconner…

– Arrête de déconner, toi. Elle t’a contacté, oui ou merde?

– Contacté? Qui ça? Dakota?

– Non, Mickey Mouse. T’as pas reçu un message-rêve cette nuit?

– Non.

– Bon, ben, moi oui. Elle m’a dit que les pisteurs d’un service secret de l’ONU sont sur sa trace, elle a dû foutre le bordel dans tout le réseau régional pour qu’ils la lâchent… Putain, j’ai jamais vu ça.

– Merde! merde! merde! répétait Youri.

Quel souk, j’ai pensé, avec une joie féroce.

Je savais pas si je la reverrais un jour, ni comment, j’étais certain qu’elle allait devoir passer un bon moment planquée quelque part, ou en cavale d’un bout à l’autre de la planète, avec une carte d’identité et un môme de ma conception. Une arme vivante au coeur du système. C’était tellement dingue, tellement énorme, que j’ai plus su quoi dire.

Je me doutais que j’aurais des nouvelles, un jour ou l’autre.

Me suffirait de détecter quelques catastrophes bizarres dans les colonnes des journaux.

Je savais aussi qu’un de ces quatre je ferais un rêve, et qu’elles seraient deux, sur la banquette de l’Orient-Express.

L’aube s’est levée sur la conurb.

J’ai souhaité bienvenue sur Terre à Dakota Novotny-Burroughs et à notre enfant.

Puis j’ai demandé à Youri s’il restait pas une bière dans le frigo.

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