CHAPITRE VII SYMPHONIE EN FA MINEUR, DE TONALITÉ CHROMATIQUE 4,75 mu


Des vitres en matière plastique servaient de parois à une large véranda orientée au sud, vers la mer. La lumière pâle et diffuse du plafond ne rivalisait pas avec l’éclat de la lune: elle le complétait en adoucissant le noir brutal des ombres. Presque tout le personnel de l’expédition maritime était là. Seuls, les plus jeunes s’ébattaient dans la mer argentée par la lune. Le peintre Kart Sari était venu avec sori beau modèle. Secouant ses cheveux d’or, Frit Don, chef de l’expédition, parlait du cheval découvert par Miika. L’étude du matériau, en vue de connaître son poids, avait donné des résultats imprévus. Sous une couche superficielle d’un alliage quelconque, il y avait de l’or pur. Si la statue était un moulage massif, elle devait peser jusqu’à quatre cents tonnes, abstraction faite de la massé d’eau déplacée. Pour renflouer ce monstre, on allait faire venir de grands bateaux spécialement équipés; telle était la conséquence inattendue de la promenade de Miika Eigoro et dé Dar Véter. Comme quelqu’un demandait la raison de ce gaspillage absurde d’un métal précieux, un des doyens de l’expédition se rappela une légende trouvée dans les archives’ historiques: la disparition des réserves d’or de tout un pays au temps où ce métal était l’équivalent du coût du travail. Les gouvernants criminels qui avaient tyrannisé et ruiné le peuple, contraints de fuir dans un autre pays — il y avait alors entre les peuples des barrières dites frontières — avaient rarhassé tout l’or de l’Etat et fondu une statue qu’on érigea sur la place la plus populeuse de la capitale. Personne ne put retrouver l’or… Nul ne pouvait soupçonner quel métal se dissimulait sous la couche d’alliage ordinaire.

Le récit fit sensation. Cette trouvaille était un magnifique cadeau pour l’humanité. Bien que le métal jaune ne fût plus le symbole de la valeur, il demeurait très utile en électrotechrii-que, en médecine et surtout dans la fabrication de l’ariaméson.

Dans un coin, à l’extérieur de la véranda, Véda Kong, Dar Véter, le peintre, Tchara Nandi et Evda Nal étaient assis en cercle. Ren Boz s’était timidement joint à eux, après avoir vainement cherché Mveri Mas.

— Vous aviez raison d’affirmer que la peinture ou, plus exactement, l’art en général retarde toujours sur le progrès de la science et de la technique, disait Dar Véter.

— Vous m’avez mal compris, répliquait Kart San. L’art a déjà corrigé ses erreurs et pris conscience de ses devoirs envers l’humanité. Il a cessé de créer des formes monumentales, déprimantes, il ne figure plus le faste et la magnificence irréels parce qu’ils ne sont que l’extérieur des choses. Le rôle de l’art est de développer le côté émotif de l’homme. L’art seul a le pouvoir de disposer et de préparer l’âme humaine aux impressions les plus complexes. Qui ne connaît pas la merveilleuse facilité de perception due à une préparation par la musique, les couleurs, la forme… et à quel point l’âme est inaccessible quand on veut y pénétrer brutalement. Vous, les historiens, vous savez mieux que les autres combien de malheurs les hommes ont endufés pour n’avoir pas compris la nécessité de développer et d’éduquer le côté émotif de l’âme.

— Il y eut un temps où l’art tendait vers l’abstraction, fit observer Véda Kong.

— L’art imitait alors la raison, qui primait sur tout le reste. Or, les arts ne peuvent être exprimés abstraitement, sauf la musique, qui occupe une place à part et qui est absolument concrète à sa manière… L’art faisant fausse route.

— Quelle route estimez-vous bonne?

— L’art, à mon avis, est la lytte et les inquiétudes du monde reflétées dans les sentiments humains; c’est parfois l’illustration de la vie, mais sous le contrôle de la logique. C’est cette logique qui est la beauté, sans laquelle je ne conçois pas le bonheur et le sens de la vie. Sinon l’art dégénère rapidement en artifices prétentieux, surtout si on ne connaît pas assez la vie et l’histoire…

— Moi, intervint Dar Véter, j’aurais voulu que l’art s’applique à vaincre et à transformer le monde, au lieu de se borner à le percevoir.

— D’accord! s’écria Kart San, mais à condition que le terme de monde comprenne le principal: le monde intérieur de l’homme, ses émotions. L’art doit nous éduquer, compte tenu de toutes les contradictions…

Evda Nal posa sur la main de Dar Véter la sienne, ferme et tiède.

— A quel rêve avez-vous renoncé aujourd’hui?

II songea d’abord à nier, puis il s’avisa qu’avec Evda c’était impossible et feignit de s’intéresser vivement aux propos du peintre.

— Ceux d’entre vous, poursuivit ce dernier, qui ont vu les œuvres d’art populaire de l’antiquité — films de cinéma, enregistrements de représentations théâtrales, de salons de peinture — apprécient, par comparaison, le fini, la distinction, la sobriété des spectacles et des tableaux modernes… Sans parler des époques de décadence!

— Il est intelligent, mais prolixe, chuchota Véda Kong. — Un peintre a du mal à rendre par des paroles ou des formules les phénomènes qu’il voit et choisit dans son entourage, expliqua Tchara Nandi, et Evda Nal approuva de la tête.

— Voici mon idéal, continua Kart San: recueillir et assembler en une seule image les grains purs de la belle authenticité des sentiments, des formes et des couleurs, épars dans différents individus. Reconstituer les types anciens, dans l’expression supérieure de la beauté de chaque race antique, dont le croisement a formé l’humanité contemporaine. C’est ainsi que la Fille de Gondvana est l’union avec la nature, la connaissance subconsciente du rapport des choses et des faits, une psychologie encore toute pénétrée d’instincts… Quant à la Fille de Thêtis, ce sont des sentiments évolués, d’une ampleur intrépide et d’une diversité infinie. loi, l’union avec la nature n’est plus instinctive, mais émotive. Elle incarne à mes yeux la force d’Eros. Les grandes civilisations de l’antiquité méditerranéenne — Cretoise, étrusque, hellénique, préindienne — ont engendré le type humain qui, seul, a pu créer cette culture issue du matriarcat. Quelle chance j’ai eu de rencontrer Tchara: elle allie par hasard les traits et l’hérédité des Egéens et des peuples plus récents.de l’Inde Centrale…

Véda sourit, heureuse d’avoir deviné juste, et Dar Véter lui chuchota qu’il serait difficile de trouver un meilleur modèle.

— Si la Fille de la Méditerranée me réussit, je ne manquerai pas d’exécuter la troisième partie de mon projet: une femme nordique aux cheveux dorés ou châtain clair, aux yeux calmes et limpides. Grande, un peu lente d’allures, le regard attentif, elle ressemble aux femmes anciennes du peuple russe, Scandinave ou anglais. Ce n’est qu’ensuite que je pourrai créer le type de la femme actuelle, synthèse des meilleurs caractères de ses trois ancêtres….:..

— Pourquoi seulement des filles, et pas de fils? s’enquit Véda avec un sourire énigmatique.

— Est-il nécessaire de spécifier que le beau est toujours plus accompli dans la femme, plus affiné par les lois physiologiques…. repartit le peintre en fronçant les sourcils.

— Quand vous en serez à votre Fille du Nord, regardez bien Véda Kong, conseilla Evda Nal. Il me semble que c’est…

Le peintre.se leva en.sursaut.

— Comme si je ne voyais pas! Je lutte pour empêcher cette image de me pénétrer dès maintenant, alors que je suis plein de l’autre. Mais Véda…

— Rêve de musique, dit-elle en rougissant légèrement. Dommage que ce soit un piano solaire, qui né marche pas la nuit!

— Il est actionné au moyen de semi-conducteurs qui canalisent la. lumière du Soleil? demanda Ren Boz penché pardessus le bras du fauteuil. Je pourrais peut-être… l’adapter aux courants du poste de radio.

— Ce serait long? fit Véda, réjouie. — Une heure au moins.

— Pas là peine.: Dans une heure, on transmettra les nouvelles du réseau universel, il faut voir et entendre ça. Tout à notre travail, nous n’avons pas branché le poste depuis deux jours.

— Alors, chantez, Véda, pria Dar Véter. Kart San a un instrument à cordes des Siècles Sombres de la société féodale…

— Une guitare, souffla Tchara Nandi.

— Qui m’accompagnera? Je vais essayer moi-même…

— Je sais jouer, moi. Tchara offrit d’aller chercher la guitare à l’atelier.

— Courons-y ensemble, proposa Frit Don.

Tchara rejeta d’un geste espiègle la masse noire de sa chevelure. Cherlis tourna un levier et fit coulisser la paroi latérale de la véranda, découvrant la vue du bord oriental du golfe. Frit Don se sauva à grandes enjambées. Tchara courait, la tête en arrière. Elle se laissa bientôt distancer, mais ils atteignirent l’atelier en même temps, plongèrent dans l’entrée noire, et l’instant d’après ils galopaient de nouveau au clair de lune, le long de la mer, rivalisant de vitesse. Frit Don parvint le premier à la véranda, mais Tchara bondit par l’ouverture et se trouva à l’intérieur avant lui.

Véda, saisie d’admiration, frappa ses mains l’une contre l’autre.

— Dire que Frit Don est champion d’athlétisme!

— Et Tchara Nandi a fait l’école supérieure de danse, facultés ancienne et moderne, répliqua Kart San sur le même ton.

— Véda et moi avons aussi appris la danse, mais à l’école élémentaire, soupira Evda Nal.

— Comme tout le monde, remarqua le peintre taquin.

…Tchara pinçait lentement les cordes, en tenant levé son petit menton volontaire. La guitare rendait des sons graves et doux. La voix claire de la jeune femme monta, nostalgique, fascinante. Elle chantait un air triste, venu dernièrement de la zone Sud. Le contralto de Véda entra dans la mélodie et devint la trame du duo. Le contraste des chanteuses s’harmonisait à la perfection. Dar Véter reportait les yeux de l’une à l’autre et ne savait laquelle des deux était la plus embellie: Véda, accoudée au poste de radio, la tête penchée sous le poids des cheveux blonds, argentés par la lune… ou Tchara, inclinée en avant, la guitare sur ses genoux ronds, le visage si bronzé que les dents et le blanc des yeux y brillaient d’un éclat extraordinaire.

La romance était finie. Tchara effleurait les cordes avec hésitation. Et voici que Dar Véter serra la mâchoire: il entendait la chanson qui l’avait naguère éloigné de Véda et qui était maintenant douloureuse pour elle.

Les accords se suivaient par saccades, se couraient après et s’éteignaient avant de s’être confondus. La mélodie se déroulait par syncopes, ainsi que des vagues qui assaillent la grève, se répandent un instant sur le sable et refluent l’une après l’autre dans la mer sans fond. Tchara ne se doutait de rien: sa voix sonore évoquait l’amour envolé à travers les espaces glacés, d’étoile en étoile, à la recherche des héros partis explorer le Cosmos… Il ne reviendra plus, tant pis! Mais qu’on puisse au moins le retrouver un instant, dans l’infini, le réconforter d’une prière, d’une tendre pensée, d’un salut affectueux!

Véda se taisait. Tchara, inquiète, s’interrompit au milieu d’une phrase, se leva d’un bond, jeta la guitare au peintre et s’approcha de la femme blonde, l’air penaud.

Véda sourit:

— Dansez pour moi, Tchara!

Celle-ci fit un signe d’assentiment, mais Frit Don protesta.

— On dansera tantôt. C’est l’heure de la transmission. Sur le toit de l’édifice, un télescope dressa son long tube terminé par deux plaques en croix et un cercle métallique où saillaient huit hémisphères. Les puissants accords des informations universelles remplirent la pièce.

— Nous continuons à commenter le projet présenté par l’Académie des Emissions Dirigées: le remplacement de l’alphabet linéaire par l’enregistrement électronique, dit la voix d’un homme dont l’image était apparue sur l’écran. Le projet n’est pas approuvé à l’unanimité. L’objection principale est la complexité des appareils de lecture. Le livre n’est plus l’ami, le compagnon fidèle de l’homme. Si avantageux qu’il soit en apparence, le projet sera refusé!

— Les débats ont été longs! fit observer Ren Boz.

— La contradiction est flagrante, déclara Dar Véter. D’une part, la facilité séduisante de l’enregistrement, de l’autre, la difficulté de la lecture…

Le speaker continuait:

— Le message d’hier se confirme: la trente-septième expédition astrale a parlé. Ils reviennent…

Dar Véter se figea, étourdi par la violence du conflit intérieur. Il vit du coin de l’œil Véda qui se levait lentement, les yeux de plus en plus dilatés. L’ouïe aiguisée de Dar Véter perçut la respiration haletante de la jeune femme.

— … du côté du carré 401, et l’astronef vient de sortir du, champ négatif, à un centième de parsec de l’orbite de Neptune. Le retard de l’expédition est dû à la rencontre d’un soleil noir. Pas de pertes en hommes! La vitesse du vaisseau, conclut le speaker, est d’environ cinq sixièmes de l’unité absolue. On l’attend à la station de Triton, dans onze jours!… Vous serez bientôt renseignés sur des découvertes remarquables!

La transmission continuait. Mais personne n’écoutait les autres nouvelles. On entourait Véda, on la félicitait. Elle souriait, les joues en feu, une inquiétude cachée au fond des yeux. Dar Véter s’était approché à son tour. Véda sentit la pression ferme de sa main devenue chère et indispensable, elle rencontra un regard franc. Il y avait longtemps qu’il ne l’avait plus regardée ainsi; elle connaissait la crânerie mélancolique qui perçait dans son ancienne attitude envers elle, et elle savait qu’à l’heure actuelle il ne lisait pas seulement la joie sur son visage…

Dar Véter lâcha doucement sa main et s’éloigna avec un sourire d’une sérénité inimitable. Les camarades discutaient vivement l’information. Véda, restée au milieu du groupe, observait Dar Véter à la dérobée. Elle vit Evda Nal qui l’abordait, rejointe l’instant d’après par Ren Boz.

— A propos, il faut trouver Mven Mas, il ne sait rien encore! s’écria Dar Véter. Venez avec moi, Evda Nal. Vous aussi, Ren Boz?

— Et moi, fit Tchara Nandi, en s’avançant, puis-je vous accompagner?

Ils sortirent vers le doux clapotis des vagues. Dar Véter s’arrêta, exposant sa figure à la brise, et poussa un grand soupir. S’étant retourné, il croisa le regard d’Evda Nal.

— Je pars sur-le-champ, répondit-il à sa question muette. Evda Nal lui prit le bras. On marcha quelque temps en silence.

— Je me demandais si s’était le meilleur parti? chuchota-t-elile. Oui, sans doute, vous devez avoir raison. Si Véda… Elle n’acheva pas, mais Dar Véter lui serra les mains d’un air entendu et les pressa contre sa joue. Ren Boz et Tchara leur emboîtaient le pas; le physicien s’écartait prudemment de sa voisine, qui, dissimulant un sourire narquois, le regardait en biais de ses yeux immenses. Evda eut un petit rire et offrit à Ren Boz son bras libre. Il s’y cramponna d’un geste rapace qui paraissait comique chez ce timide.

— Où chercherons-nous votre ami?

Tchara s’était arrêtée au bord de l’eau. Dar Véter distingua au clair de lune des empreintes humaines sur le sable mouillé. Elles étaient régulièrement espacées et symétriques au point qu’on les eût attribuées à une machine.

— Il est allé par là.

Dar Véter indiqua la direction des grands rochers.

— Oui, ce sont ses traces, confirma Evda.

— D’où le savez-vous? questionna Tchara, sceptique.

— Voyez la régularité de cette démarche: c’est celle des chasseurs primitifs… ou de leurs descendants. Or, il me semble que Mven, malgré son instruction, est plus près de la nature que nous autres… Vous aussi, peut-être, Tchara?

Evda s’était tournée vers la jeune fille.

— Moi? Oh! non. Et tendant le bras, elle s’écria: le voici!

Sur un rocher du voisinage, la puissante silhouette de l’Africain se dressa, brillant au clair de lune, telle une statue de marbre noir. Mven Mas gesticulait énergiquement comme s’il menaçait quelqu’un. Les muscles gonflés de son corps d’athlète roulaient sous la peau luisante.

— On croirait le génie de la nuit des contes de fées! chuchota Tchara, émue. Mven Mas les avait aperçus; il sauta du rocher et reparut habillé. Quand Dar Véter lui eut conté en peu de mots la nouvelle, il voulut voir aussitôt Véda Kong.

— Allez-y avec Tchara, dit Evda, nous resterons ici un moment…

Dar Véter esquissa un salut que l’Africain comprit. Une impulsion subite lui fit murmurer des paroles d’adieu désuètes. Dar Véter, touché, s’éloigna, pensif, en compagnie de la silencieuse Evda. Ren Boz piétina sur place d’un air embarrassé et suivit Mven Mas et Tchara Nandi…

Dar Véter et Evda atteignirent le cap qui séparait le golfe de la haute mer. Les feux en bordure des vastes radeaux circulaires de l’expédition maritime se voyaient nettement.

Dar Véter poussa dans l’eau un canot translucide et se campa devant Evda, encore plus massif et plus vigoureux que Mven Mas. Haussée sur la pointe des pieds, elle embrassa l’ami qui partait.

— Véter, je ne quitterai pas Véda, promit-elle, répondant à ses pensées. Nous retournerons ensemble dans notre zone pour attendre l’arrivée des astronautes… Quand vous serez établi, faites-le-moi savoir, je serai toujours heureuse de vous être utile…

Evda suivit longuement des yeux le oanot sur la mer argentée.

Dar Véter gagna le second radeau où les mécaniciens travaillaient encore, pressés d’achever l’installation des accumulateurs. Sur la demande de Dar Véter, ils allumèrent trois feux verts en triangle. Au bout d’une heure et demie, le premier spiroptère de passage stoppa au-dessus du radeau, dans un grondement de moteurs qui se répandait sur l’eau endormie. Dar Véter grimpa dans l’ascenseur qu’on lui avait descendu, se montra un instant sous la carène éclairée du vaisseau et disparut par la trappe. Le matin, il réintégrait son domicile non loin de l’Observatoire du Conseil. Il ouvrit les robinets de soufflage dans les deux pièces. Quelques minutes plus tard, toute la poussière amassée était balayée. Dar Véter tira le lit du mur et, après avoir réglé l’atmosphère de la chambre sur l’odeur et le clapotis de la mer, auxquels il était accoutumé, il s’endormit profondément.

Il se réveilla avec la sensation de ne plus goûter le charme de la vie. Véda était loin et le serait tous ces jours-ci… jusqu’à… mais il devait lui venir en aide, au lieu de compliquer les choses!

Une trombe d’eau fraîche électrisée s’abattit sur lui dans la salle de bain. Il y demeura si longtemps qu’il eut froid. Réconforté, il alla ouvrir les battants de verre de l’appareil et appela la station de placement voisine. Un jeune visage apparut sur l’écran. Le gars reconnut Dar Véter et le salua avec une légère nuance de respect qui était une marque de politesse raffinée.

— Je voudrais une besogne difficile et longue, déclara Dar Véter. Quelque chose qui nécessite un travail manuel: les mines antarctiques, par exemple!

— Pas d’emplois vacants! dit l’autre sur un ton de regret. Il en est de même pour les gisements de Venus, de Mars et même de Mercure. Vous savez bien que les jeunes affluent là où la tâche est la plus ardue…

— Oui, mais je ne peux plus me compter dans cette belle catégorie… Qu’avez-vous à nfe proposer? Il me faut une occupation immédiatement.

— Si vous tenez aux travaux miniers… il y a les terrains diamantifères de Sibérie Centrale, fit lentement le gars en consul/tant une liste invisible à Dar Véter. Et puis, nous avons les usines flottantes de denrées alimentaires, une station solaire de pompage au Tibet, mais c’est du travail facile. Les autres places ne le sont guère moins!

Dar Véter remercia l’informateur et demanda de lui réserver les mines de diamants, jusqu’à ce qu’il eût réfléchi.

Il débrancha la station de placement et prit la Maison de la Sibérie, vaste centre d’information géographique. On relia son télévisophone à une machine mnémotechnique à enregistrements récents, et il vit défiler d’immenses forêts. L’ancienne taïga marécageuse, où des mélèzes clairsemés poussaient sur un sol toujours gelé, avait cédé la place aux géants sylvestres, cèdres sibériens et séquoias d’Amérique, dont l’espèce était jadis presque éteinte. Les grands troncs rouges formaient une clôture superbe autour de collines aux sommets bétonnés. Des tuyaux en acier de dix mètres de diamètre sortaient d’en-dessous et franchissaient les lignes de partage des eaux pour rejoindre les rivières qu’ils engouffraient dans leurs gueules en entonnoir. Les pompes énormes mugissaient sourdement. Des centaines de mètres cubes d’eau se précipitaient dans les profondeurs des brèches diamantifères, y tourbillonnaient en rugissant, érodaient la roche et ressortaient en laissant des dizaines de tonnes de diamants sur les grilles des chambres de lavage. Dans de longues salles inondées de lumières, des gens surveillaient les cadrans mobiles des trieuses. Les pierres scintillantes s’égrenaient par les trous calibrés des caisses de réception. Les opérateurs des stations de pompage surveillaient sans cesse les indicateurs des machines qui calculaient la résistance variable de la roche, la pression et le débit d’eau, l’approfondissement du front de taille et l’éjection des particules solides. Dar Véter se dit que si la vue riante des bois ensoleillés ne convenait pas à son humeur actuelle, le travail concentré aux pompes ferait son affaire. Il débrancha la Maison de la Sibérie. Un signal d’appel retentit aussitôt, et l’informateur de la station de placement reparut sur l’écran.

— Je voudrais savoir ce que vous avez décidé. Nous venons de recevoir une offre de place aux mines sous-marines de titane sur la côte occidentale de l’Amérique du Sud. C’est ce que nous avons de plus difficile pour le moment… mais il faut s’y rendre d’urgence!

Dar Véter s’alarma.

— Je n’aurai pas le temps de passer l’examen à la prochaine station de l’Académie de Psychophysiologie du Travail.

— Les épreuves annuelles nécessitées par votre ancien travail vous en dispensent.

— Envoyez la communication et donnez les coordonnées! repartit vivement Dar Véter.

— Point KM 40, station 6L, ramification sud n° 17, branche ouest de la Voie Spirale. Je lance un avertissement.

Le visage sérieux disparut de l’écran. Dar Véter rassembla ses menus effets personnels, enferma dans un coffret les pellicules où étaient enregistrées les images et les voix de ses amis, ainsi que ses propres pensées. Il enleva du mur la reproduction chromoréflexe[28] d’un vieux tableau russe, prit sur la table une statuette en bronze de l’actrice Bello Gai, qui ressemblait à Véda Kong. Tous ces objets et quelques vêtements furent emballés dans une caisse en aluminium dont le couvercle portait des chiffres et des signes linéaires en relief. Dar Véter composa les coordonnées qu’on lui avait indiquées, ouvrit une trappe dans le mur et y poussa la caisse. Elle disparut, entraînée par un ruban sans fin. Puis il inspecta son logement. Bien avant l’époque de l’Anneau, il n’existait déjà plus de personnes chargées spécialement de l’entretien des locaux. Ces fonctions étaient remplies par les habitants eux-mêmes, ce qui exigeait de leur part un soin et une discipline irréprochables, ainsi qu’un aménagement judicieux des logis et des édifices publics, l’automatisme de la ventilation et du nettoyage.

L’inspection terminée, Dar Véter abaissa un levier situé à la porte, pour prévenir la station immobilière que ses deux pièces étaient disponibles, et s’ea fut… La véranda vitrée de plaques laiteuses était échauffée par le soleil, mais la brise marine rafraîchissait comme toujours le toit en terrasse. Les passerelles piétonnes, jetées entre les bâtiments en treillis, semblaient flotter dans l’air et inviter à la promenade, mais Dar Véter ne s’appartenait plus. Le tuyau de la descente automatique le conduisit à la poste magnéto-électrique souterraine, d’où un wagonnet actionné aux ondes l’emmena vers la gare de la Voie Spirale. Dar Véter n’alla pas vers le détroit de Behring, où passait l’arc de jonction de la Branche ouest. Par cet itinéraire, le voyage jusqu’à la 17e ramification sud durait près de quatre jours. Dans les zones habitées Nord et Sud, circulaient des spiropteres de marchandises qui traversaient les océans et reliaient par le chemin le plus court les branches de la Voie Spirale. Dar Véter suivit la branche centrale jusqu’à la zone Sud, dans l’espoir de persuader le chef des transports aériens qu’il était un colis express. Sans compter qu’il gagnait trente heures. Dar Véter pourrait voir le fils de Grom Orm, président du Conseil d’Astronautique, qui l’avait choisi comme mentor.

Le garçon était devenu grand et devait entreprendre l’ann’ée prochaine ses travaux d’Hercule. En attendant, il travaillait au Service de Surveillance dans les marais d’Afrique Occidentale.

Quelle tâche séduisante, pour un jeune, d’être au Service de Surveillance, de guetter l’apparition des requins dans l’océan, des insectes nuisibles,des vampires et des reptiles dans les marécages tropicaux, des microbes morbifiques dans les zones peuplées, des épizooties ou des incendies dans les régions steppiques et forestières, de déceler et d’anéantir les fléaux terrestres du passé, qui resurgissaient de façon mystérieuse dans les coins perdus de la planète! La lutte contre les formes nocives de la vie se poursuivait sans trêve. Les micro-organismes, les insectes et les champignons réagissaient aux nouveaux moyens de destruction en produisant des espèces nouvelles qui défiaient les composés chimiques les plus meurtriers. Ce n’était qu’après l’Ere du Monde Désuni qu’on avait appris à utiliser les antibiotiques puissants, sans engendrer des espèces dangereuses et résistantes de microbes.

«Si Dis Ken est employé à la surveillance des marais, songeait Dar Véter, c’est qu’il devient un travailleur sérieux dès son jeune âge…»

Le fils de Grom Orm, comme tous les enfants de l’Ere de l’Anneau, avait été éduqué hors de sa famille, dans une école située au bord de la mer, dans la zone Nord. C’est là qu’il avait subi les premières épreuves à la station de l’APT. En confiant un travail aux jeunes, on tenait toujours compte des particularités psychologiques de l’adolescence: exaltations, sentiment très fort de la responsabilité, égocentrisme.

L’immense wagon filait sans bruit ni secousses. Dar Véter monta à l’étage, sous le toit translucide. Tout en bas, de part et d’autre de la Voie, passaient en vitesse des bâtiments, des canaux, des bois et des montagnes. Les usines automatiques alignées aux confins des zones agricole et forestière, faisaient étinceler au soleil leurs coupoles diaphanes. Les contours nets et sévères des machines géantes se voyaient à travers les murs de cristal.

Au-delà du monument à Ginn Kad qui inventa un moyen avantageux pour la fabrication du sucre synthétique, la Voie s’engagea dans les forêts de la zone agricole des tropiques. Les plantations s’étendaient à perte de vue, groupant des arbres de toutes nuances, formes et hauteurs. Dans les allées étroites et aplanies qui séparaient les massifs de verdure, rampaient des récolteuses mécaniques, des machines de pollinisation et de contrôle; d’innombrables fils s’entrecroisaient en un brillant réseau. Jadis, le symbole de l’abondance était le champ de blé mûr… Mais dès l’Ere de l’Unification on avait compris le désavantage économique des cultures annuelles; le transfert de toute l’agriculture dans la zone tropicale dispensa l’humanité de semer et de soigner chaque année, au prix de grands efforts, des herbes et des arbustes délicats. Les arbres, végétaux vivaces qui épuisent moins le sol et résistent mieux aux intempéries, étaient devenus les principales plantes agricoles, bien avant l’Ere de l’Anneau.

Des arbres à pain, à baies, à noix, portant des milliers de variétés de fruits et donnant jusqu’à un quintal de masse nutritive par pied… D’immenses vergers dont la superficie mesurait des centaines de millions d’hectares, entouraient la Terre d’une ceinture double, vraie ceinture de Gérés, déesse mythologique de la fécondité. A l’intérieur se trouvait la zone équatoriale, océan de forêts humides, qui fournissait à la planète le bois blanc, noir, violet, rosé, doré, gris à reflets soyeux, dur comme l’ivoire ou tendre comme la pulpe d’une pomme, lourd comme la pierre ou léger comme le liège. On obtenait là quantité de résines diverses, moins chères que les synthétiques et possédant de précieuses qualités industrielles ou médicinales.

Les cimes des géants sylvestres parvenaient au niveau de la Voie: la mer verte bruissait maintenant de tous côtés. Dans les tréfonds ombreux, au milieu de charmantes clairières, se dissimulaient des maisons sur pilotis métalliques et des machines en forme d’araignées monstrueuses, qui réussissaient à transformer ces fourrés de quatre-vingts mètres de haut en piles régulières de troncs et de planches.

Les célèbres montagnes de l’Equateur se montrèrent à gauche. Sur l’une d’elles, le Kenya, il y avait un poste de transmission du Grand Anneau. Là forêt refluait devant un plateau rocheux. Des constructions cubiques bleu ciel se dressèrent dans le voisinage.

Le train s’arrêta et Dar Véter descendit à la gare de l’Equateur, dont le vaste quai était dallé de verre glauque. Près de la passerelle qui dominait les cimes plates des cèdres bleutés, s’érigeait une pyramide en aplite[29] blanche du fleuve Loualaba. Son sommet tronqué supportait la statue d’un homme en combinaison de travail de l’Ere de l’Unification. Il levait de sa main gauche vers le ciel pâle de l’Equateur un globe étincelant, muni de quatre antennes d’émission. Le corps rejeté en arrière, comme pour lancer le globe dans le ciel, exprimait l’effort exalté que semblaient lui communiquer les personnages en costumes étranges, groupés autour du piédestal. C’était un monument aux constructeurs des premiers satellites de la Terre, qui accomplissaient des miracles d’ingéniosité et de labeur. Le duvet argenté des leucodendrons d’Afrique encadrait la pyramide lisse comme la porcelaine, qui réverbérait l’éclat aveuglant du soleil. Dar Véter regardait toujours avec émotion les visages de ces statues. Il savait que les hommes qui avaient construit les premiers satellites et atteint le seuil du Cosmos étaient des Russes, ses admirables ancêtres qui avaient entrepris l’édification de la société nouvelle et la conquête du Cosmos… Cette fois encore, il se dirigea vers le monument, pour examiner les traits des héros d’autrefois en les comparant à ses contemporains et à lui-même. Deux silhouettes sveltes sortirent de sous les arbres, s’immobilisèrent, puis l’un des jeunes gens s’élança vers le voyageur. Mettant son bras sur l’épaule massive de Dar Véter, il examina à la dérobée les traits familiers du visage énergique: nez prononcé, menton volontaire, lèvres égayées d’un sourire inattendu qui contrastait avec l’expression grave des yeux d’acier sous les sourcils joints…

Dar Véter regarda, d’un air approbateur le fils de l’homme illustre qui avait bâti des stations dans le système planétaire du Centaure et qui présidait depuis plus de quatre triennats le Conseil d’Astronautique. Grom Orm devait avoir au moins cent trente ans, trois fois plus que Dar Véter, tandis que son fils était presque un enfant.

Dis Ken appela son camarade, un gars aux cheveux noirs.

— Tor An, mon meilleur ami, le fils du compositeur Zig Zor.

— Nous travaillons tous deux dans les marais, poursuivit Dis, nous voulons faire nos exploits ensemble et ne jamais nous séparer.

— Tu t’intéresses toujours à la cybernétique de l’hérédité? s’enquit Dar Véter.

— Oh, oui! Tor, qui est musicien comme son père, a fait de mon goût une passion. Lui et son amie… ils veulent se consacrer au domaine où la musique aide à comprendre l’évolution de l’organisme vivant, c’est-à-dire étudier la symphonie de sa structure.

— C’est plutôt vague, remarqua Dar Véter, les sourcils froncés.

— Je ne suis pas encore très fort, avoua Dis, confus. Peut-être que Tor saura mieux s’expliquer.

L’autre jeune homme rougit, mais soutint le regard scrutateur de Véter.

— Dis parle des rythmes de l’hérédité. L’organisme vivant, issu de la cellule maternelle, s’enrichit d’accords moléculaires. La spirale paire initiale se développe dans un plan analogue au développement de la symphonie musicale, autrement dit au fonctionnement logique de la machine à calculer électronique…

— Tiens! fit Dar Véter avec un étonnement outré. Mais alors, vous réduisez toute l’évolution de la matière organique et inorganique à une sorte de symphonie colossale?…

— Dont le plan et le rythme intérieur obéissent aux lois fondamentales de la physique. Il suffit de comprendre le programme et l’origine de ce mécanisme lyrico-cybernétique, affirma Tor An d’un ton péremptoire.

— Qui a trouvé ça?

— Mon père Zig Zor. Il vient de publier sa treizième symphonie cosmique en fa mineur, de tonalité chromatique 4,75 mu.

— Je l’écouterai sans faute! J’aime la couleur bleue… Maïs vos projets immédiats sont les travaux d’Hercule. Vous connaissez les sujets?

— Les six premiers seulement.

— Bien sûr, les six autres sont donnés après l’exécution des précédents.

— Nettoyer et rendre visitable le niveau inférieur de la grotte de Kon-i-Gout en Asie Centrale, commença Tor An.

— Tracer une route jusqu’au lac Mental, à travers la crête aiguë de la montagne, enchaîna Dis Ken, rénover le verger d’arbres à pain en Argentine, déceler la cause de l’apparition de grandes pieuvres dans la région de l’exhaussement récent qui s’est produit près de la Trinité…

— Et les exterminer!

— Cela fait cinq. Et le sixième? Les deux gars hésitèrent.

— On nous a reconnu à tous les deux des dispositions musicales, déclara Dis Ken en rougissant, et… on nous charge de nous documenter sur les danses anciennes de l’île de Bali, d’en reconstituer la musique et la chorégraphie…

— Vous allez donc choisir des danseuses et créer une troupe? précisa Dar Véter en riant.

— Oui, avoua Tor An, les yeux baissés.

— Pas mal! Mais c’est là une tâche collective, de même que la route du lac?

— Oh, nous avons une bonne équipe. Seulement… ils voudraient, eux aussi, vous avoir pour mentor. Ce serait épatant!

Dar Véter mit en doute ses aptitudes quant à la sixième entreprise. Mais les gars, réjouis et sautillants, l’assurèrent que Zig Zor «en personne» avait promis d’en assumer la direction.

— Dans un an et quatre mois, je trouverai de là besogne en Asie Centrale, annonça Dar Véter en admirant les frimousses rayonnantes.

— Quelle veine que vous ne soyez plus directeur des stations, s’écria Dis Ken. Je n’espérais pas travailler avec un mentor pareil!…

Le garçon s’empourpra au point que la sueur perla sur son front, et Tor s’écarta de lui d’un air choqué. Dar Véter se hâta de venir au secours du gaffeur.

— Vous avez du temps devant vous?

— Oh, non! On nous a lâchés pour trois heures. Nous avons amené un fiévreux de notre station paludéenne.

— La fièvre n’est donc pas liquidée? Moi qui croyais…

— Elle reparaît très rarement et seulement dans les marais, intervint Dis, c’est pour ça que jious sommes là!

— Il nous reste deux heures. Allons en ville, je parie que vous tenez à voir la Maison du Nouveau?

— Non, non! Nous voudrions… que vous nous répondiez: nous sommes prêts, et c’est si important pour le choix de notre carrière.

Dar Véter consentit, et tous les trois se dirigèrent dans une salle du Foyer des Hôtes, rafraîchie par une brise marine artificielle…

Deux heures plus tard, un autre wagon emportait Dar Véter assoupi sur un divan de l’entrepont. II s’éveilla en gare de la Ville des Chimistes. Un immense bâtiment vitré en forme d’étoile à dix branches surmontait une houillère. Le charbon qu’elle fournissait était converti en remèdes, vitamines, hormones, soies et fourrures minérales. Les déchets servaient à la fabrication du sucre. Dans une branche de l’étoile on tirait de la houille des métaux rares: le germanium et le vanadium… Que de trésors enfermés dans cette roche noire!

Un ancien camarade de Dar Véter, qui était chimiste de la section pelletière, vint le voir à la gare. Il y avait jadis, à une station indonésienne de récolteuses de fruits de la zone tropicale, trois joyeux mécaniciens… Aujourd’hui, l’un était chimiste en chef d’un grand laboratoire d’usine; le second, resté arboriculteur, avait inventé un moyen ingénieux de pollinisation; le troisième — c’était lui, Dar Véter — revenait à la Terre, dans ses entrailles mêmes… L’entrevue des amis dura dix minutes à peine, mais ce contact direct était malgré tout bien plus agréable que les rencontres sur l’écran du télévisophone.

La suite du voyage ne fut pas longue. Le chef de la ligne aérienne latitudinale manifesta la bienveillance propre aux hommes de l’époque de l’Anneau et se laissa facilement convaincre. Dar Véter franchit l’océan et se trouva sur la branche ouest de la Voie, au sud de la ramification, au bout de laquelle il s’embarqua sur un glisseur.

De hautes montagnes bordaient la mer. Au bas des pentes, des murs en pierre blanche étayaient des remblais couverts de pins parasols et de widdringtonies dont la verdure bronzée et bleuâtre alternait en allées parallèles. Plus haut, les rochers nus présentaient des crevasses sombres, où l’eau des cascades rejaillissait en embruns. Sur les terrasses s’échelonnaient des maisonnettes orange et jaune d’or, à toitures gris-bleu.

Un bas-fond artificiel s’avançait loin dans la mer, terminé par une tour. Cette construction battue par les vagues se dressait au bord du talus côtier qui tombait dans l’océan à un kilomètre de profondeur. Au pied de la tour, descendait à pic un énorme tuyau de béton qui résistait à la pression des abysses. Il s’enfonçait dans une montagne sous-marine composée de rutile — oxyde de titane — presque pur. Tout le traitement du minerai se faisait sous le fond marin. On montait à la surface les lingots de titane pur et les résidus. Les flots jaunes balançaient le glisseur au débarcadère de la tour. Dar Véter profita d’un moment favorable pour sauter sur la plate-forme. De là, il grimpa sur la galerie abritée, où plusieurs personnes au repos étaient venues l’accueillir. Les travailleurs de cette mine qui lui semblait si isolée, n’étaient pas les sombres anachorètes qu’il avait imaginés sous l’effet de sa propre humeur. Des visages affables, quoique un peu las, lui souriaient. Cinq hommes et trois femmes: il y avait aussi du personnel féminin.

Dar Véter s’accoutuma en dix jours à son nouveau travail.

L’exploitation avait son réseau électrique: dans de vieilles mines du continent, se cachaient des générateurs d’énergie nucléaire de type E — on disait autrefois second type — qui ne donnait pas de radiations nuisibles et convenait de ce fait aux installations locales.

Un système très complexe de machines se déplaçait dans les entrailles de la montagne sous-marine et creusait la tendre roche brun-rouge. Le secteur le plus difficile était à l’étage inférieur, où se faisaient l’extraction et le concassage automatiques. On y recevait des signaux du poste central, situé en haut, et qui assurait la surveillance générale des dispositifs de coupe et de morcellement, le contrôle des variations de résistance et de ténacité du minerai, la vérification des tables de lavage. La vitesse de l’extraction et du concassage dépendait de la teneur en métal du minerai. Or, l’exigùité de l’espace protégé contre la mer empêchait de confier tout le soin du réglage aux robots.

Dar Véter était devenu mécanicien du groupe inférieur de machines. Son service quotidien avait lieu dans la pénombre des caveaux pleins de cadrans, où la pompe d’aération luttait à grand-peine contre la chaleur accablante, aggravée par la pression due aux inévitables fuites d’air comprimé.

Leur journée finie, Dar Véter et son jeune aide prenaient le frais sur la terrasse; après le bain et le repas, chacun regagnait sa chambre dans une maisonnette de la côte. Dar Véter tâchait de se remettre à l’étude des mathématiques cochléaires, mais il s’endormait de plus en plus tôt et ne se réveillait qu’à l’heure de la relève. Il se sentait mieux, d’un mois à l’autre. Son ancien contact avec le Cosmos semblait oublié. Comme tous les mineurs, il avait plaisir à voir démarrer les radeaux chargés de titane. Depuis la réduction des fronts polaires, les tempêtes terrestres avaient nettement faibli et une grande partie du trafic maritime se réalisait au moyen de radeaux remorqués ou automoteurs. Quand le personnel de la mine fut remplacé par un nouveau contingent, Dar Véter prolongea son séjour, avec deux autres enthousiastes des travaux miniers.

Rien n’est éternel en ce monde changeant: la mine marqua un temps d’arrêt pour les réparations courantes des machines d’extraction et de concassage. Dar Véter pénétra pour la première fois jusqu’au front de taille, par-delà le bouclier, où seul un scaphandre spécial lui permettait de braver la chaleur, la haute pression et les gaz toxiques qui fusaient par les fissures. Sous la lumière éblouissante, les parois de rutile scintillaient comme le diamant et jetaient des feux rouges, tels des yeux furibonds dissimulés dans le roc. Il régnait là un silence de mort. La perforatrice électrohydraulique et les énormes disques, émetteurs d’ondes ultra-courtes, s’étaient immobilisés après des mois d’activité. Des géophysiciens qui venaient d’arriver, s’affairaient dessous, installant leurs appareils pour vérifier les contours du gîte.

Là-haut, resplendissaient les jours calmes de l’automne méridional. Dar Véter, parti en excursion dans les montagnes, sentait vivement la solitude de ces masses rocheuses qui s’élevaient depuis des millénaires, entre mer et ciel. L’herbe sèche bruissait; le murmure du ressac s’entendait à peine. Le corps fatigué réclamait le repos, mais le cerveau captait avidement les impressions du monde qui semblait neuf après ce long et pénible travail souterrain.

L’odeur des falaises chauffées et des herbes du désert rappela à Dar Véter l’îlot de la mer lointaine qui recelait le cheval d’or. Une puissante voix intérieure lui promettait un avenir heureux, d’autant plus heureux qu’il serait lui-même meilleur et plus fort.

Qui sème la faute récolte la manie. Qui sème la manie récolte le caractère. Qui sème le caractère récolte le destin.

C’était un vieux dicton qui lui était revenu à la mémoire… Oui, la plus grande lutte de l’homme est la lutte contre l’égoïs-me. Il ne faut le combattre ni par les maximes sentimentales ni par une morale aussi belle qu’inefficace, mais par la notion dialectique que l’égoïsme est non pas un produit des forces du mal, mais l’instinct de conservation de l’homme primitif, qui a joué un grand rôle dans la vie sauvage. Voilà pourquoi les individualités fortes sont souvent caractérisées par un égoïsme difficile à vaincre. Cette victoire est cependant une nécessité, peut-être la principale nécessité du monde contemporain. C’est pour cette raison qu’on consacre tant d’efforts et de temps à l’éducation et qu’on étudie avec soin l’hérédité de chaque homme. Dans le grand mélange des races et des peuples, qui a créé la grande famille de la planète, se manifestent subitement des traits issus des profondeurs de l’hérédité. Il se produit parfois de singulières aberrations, qui remontent aux temps funestes de l’Ere du Monde Désuni, où l’expérimentation imprudente de l’énergie nucléaire détériorait l’hérédité d’un grand nombre de personnes… Autrefois on n’établissait que la généalogie des conquérants qui se disaient nobles pour se mettre au-dessus des autres. Mais aujourd’hui, nous comprenons l’importance de cette étude pour la vie, le choix d’une profession, le traitement des maladies. Dar Véter lui-même avait une longue généalogie, désormais inutile… L’étude des ancê«très était remplacée par l’analyse directe de la structure de l’organisme héréditaire, devenue particulièrement importante depuis que la vie humaine était prolongée. A partir de l’Ere du Travail Général, on vivait jusqu’à 170 ans, et voici que l’on comptait dépasser 300…

Un roulement de cailloux arracha Dar Véter à ses méditations. Deux personnes descendaient la pente: l’opératrice de la section d’électro-fonderie, femme timide et taciturne, excellente pianiste, et un petit homme alerte, ingénieur du service externe. Tous deux rouges d’avoir marché vite, ils saluèrent Dar Véter et s’apprêtaient à continuer leur chemin, lorsqu’il les arrêta, subitement assailli par les souvenirs.

— Il y a longtemps que j’ai quelque chose à vous demander, dit-il à l’opératrice. Je voudrais entendre la treizième symphonie cosmique en fa mineur bleu. Vous avez joué beaucoup de morceaux pour nous, mais pas cette œuvre.

— Celle de Zig Zor? s’informa la femme, et comme il faisait un signe affirmatif, elle se mit à rire.

— Il n’y a guère de musiciens qui puissent l’interpréter. Le piano solaire à triple clavier est trop pauvre, et il n’existe pas encore de transposition… Je doute qu’il y en ait jamais. Pourquoi ne réclameriez-vous pas l’audition de son enregistrement à la Maison de la Musique Supérieure? Notre poste est universel et bien assez puissant!

— Je ne sais pas m’y prendre, bredouilla Dar Véter, je n’ai…

— Je m’en occuperai ce soir! promit la musicienne et elle tendit la main à son compagnon pour repartir.

Le reste de la journée, Dar Véter fut obsédé par le pressentiment d’un événement capital. Mven Mas avait sans doute été dans le même état d’esprit, la première nuit de son travail à l’observatoire du Conseil. L’ex-directeur attendait avec une étrange impatience onze heures, temps fixé par la Maison de la Musique Supérieure pour la transmission de la symphonie.

L’opératrice d’électro-fonderie installa Dar Véter et les autres amateurs dans le foyer de l’écran hémisphérique, face à la grille d’argent du résonateur. Elle éteignit, expliquant que la lumière empêcherait d’apprécier le coloris de cette composition qui, ne pouvant être jouée que dans une salle spécialement aménagée, se trouverait, en l’occurrence, limitée par les dimensions de l’écran.

L’écran dégageait une faible lueur, on entendait dans la nuit le murmure étouffé de la mer. Tout à coup, un son s’éleva, très lointain, et si intense qu’il en semblait matériel. Il grandit, ébranlant la pièce et le cœur des auditeurs, puis tomba, de plus en plus grêle, et s’éparpilla en millions d’éclats cristallins. De petites étincelles orangées piquetèrent l’ombre. C’était comme le coup de foudre primitif, qui avait fondu des millions d’années auparavant les combinaisons simples du carbone en molécules plus complexes, devenues la base de la matière organique et de la vie.

Puis ce fut un flot de sons agités et incohérents, un chœur puissant d’énergie, d’angoisse et de désespoir, illustré de vagues fulgurations pourpres et écarlates.

La succession de notes brèves et perçantes esquissa un mouvement giratoire, et une spirale floue de feu gris s’enroula en haut. Subitement, le tourbillon du chœur fut transpercé de notes longues, fières et sonores, pleines d’impétuosité.

Une tache de feu, aux contours estompés, se zébrait de raies bleues, très nettes, qui filaient dans les ténèbres, par-delà la spirale, et sombraient dans la nuit d’horreur et de silence.

Ténèbres et silence, telle était la fin de la première partie.

Les auditeurs, un peu ébahis, n’avaient pas prononcé un mot que la musique reprit. Des sons puissants, accompagnés de rutilances multicolores, s’abattaient en larges cascades, toujours plus graves, toujours plus assourdis, et les feux superbes mouraient à un rythme mélancolique. Quelque chose de mince et de violent palpita dans les cascades, et les feux bleus remontèrent en une ascension rythmée.

Dar Véter, émerveillé, perçut dans les sons bleus une complication graduelle des rythmes et des formes, qui rendait on ne peut mieux la lutte primitive de la vie contre l’entropie… Ressauts, barrages, filtres retenant la chute de l’énergie aux niveaux inférieurs. La retenir pour un instant et vivre à cet instant! Les voilà, les voilà, les premiers remous de l’organisation si complexe de la matière!

Les flèches bleues se réunirent en sarabande de figures géométriques, de formes cristallines et de grilles qui se compliquaient proportionnellement aux combinaisons des tierces mineures, s’éparpillaient et se regroupaient tour à tour pour se dissoudre d’un seul coup dans la pénombre grise.

La troisième partie débuta par une lente répétition de notes graves, au rythme desquelles s’allumaient et s’éteignaient des lanternes bleues qui s’engloutissaient une à une dans l’abîme de l’infini et de l’éternité. Le flux des basses menaçantes s’amplifiait, s’accélérait, se changeait en une mélodie saccadée et lugubre. Les lumières bleues, telles des fleurs penchées sur de minces tiges de flamme, dépérissaient sous l’assaut de notes cuivrées et s’éteignaient au loin. Puis les rangs de feux ou de lanternes se resserraient, leurs tiges devenaient plus épaisses. Par une piste aux bords ardents qui se perdait dans la nuit impénétrable, les voix claires de la vie s’envolaient dans l’immensité de l’univers, animant de leur magnifique chaleur la morne indifférence de la matière mobile. La route noire se transformait en une coulée de flamme bleue où des paillettes multicolores dessinaient des arabesques de plus en plus capricieuses.

Les combinaisons subtiles des courbes harmonieuses et des surfaces sphériques étaient aussi belles que les quartes contradictoires, dont la succession faisait croître rapidement la complexité de la mélodie qui résonnait, de plus en plus forte et large, dans la rumeur sourde du temps…

Dar Véter, pris de vertige, ne pouvait plus suivre les nuances de la musique et de la lumière; il ne saisissait que les grandes lignes de cette œuvre impressionnante. L’océan bleu de notes limpides chatoyait, débordant de joie, de puissance, d’éclat. La tonalité s’éleva, la mélodie tournoya en spirale ascendante, toujours plus vite, et s’arrêta net, dans un éblouis-sement…

La symphonie était terminée. Dar Véter comprenait enfin ce qui lui avait manqué durant ces longs mois. Il lui fallait travailler plus près du Cosmos, de la spirale ininterrompue du progrès humain. Au sortir de la salle de concerts, il alla droit au bureau vidéophonique et appela la station centrale de placement de la zone Nord. Le jeune informateur qui avait dirigé Dar Véter sur la mine, le reconnut et parut heureux de le revoir.

— Le Conseil d’Astronautique vous a appelé ce matin, mais je n’ai pas pu établir le contact. Je vais vous mettre en communication.

L’écran s’obscurcit et se ralluma, présentant l’image de Mir Om, premier secrétaire du Conseil. Il semblait grave, triste même.

— Un grand malheur! Le satellite 57 a péri. Le Conseil vous confie une tâche très difficile. Je vous envoie un plané-tonef ionique. Soyez prêt!

Dar Véter resta sidéré devant l’écran éteint.

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