Mardi

3

« Fait chaud, déclare le père Ioannis.

— Plus qu’hier, approuve Georgios Ferentinou.

— Bien plus, surenchérit Lefteres le confiseur. On va dépasser les trente-huit.

— Chaud comme l’enfer, conclut Constantin. Pardonnez-moi, mon père.

— L’enfer est bien plus chaud encore », affirme le religieux.

Bülent leur apporte un bâtonnet sur lequel s’entortillent des simits.

« Qu’est-ce que tu célèbres, cette fois ? » demande Lefteres.

Il remue son thé et les cristaux de sucre se mettent à valser, deviennent indistincts.

« Volkan a réussi le test, non ? »

Lefteres lève les mains, au désespoir.

« Comment t’y prends-tu ?

— Je suis un entrepreneur dans l’âme, je sais d’instinct ce qui va marcher.

— Alors, je me demande ce que tu fais dans cette çayhane, lance le pamphlétaire.

— Je changerais d’activité si des sommes importantes étaient en jeu, répond Bülent. Mais il est encore possible que la réussite me fasse peur. C’est notre éternel défaut national. »

Constantin arrache un bout de simit.

« Du nouveau sur l’attentat d’hier, Ferentinou ?

— Pourquoi le lui demandez-vous ? veut savoir le père Ioannis.

— Vous n’étiez pas présent, déclare Lefteres. Mais notre bon docteur a brusquement été promu au poste de conseiller en matière de sécurité nationale. Il prenait son thé du matin quand quelqu’un a frappé à sa porte… un agent du MIT.

— En premier lieu, je ne suis pas un conseiller en sécurité nationale, le reprend l’intéressé. J’ai simplement accepté de participer à un groupe de réflexion gouvernemental. Ils cherchent des gens dont les idées sortent des sentiers battus, vu que celles orthodoxes ne semblent rien donner. Et je ne suis que professeur.

— Ce qu’il veut dire, c’est qu’ils sont incapables de prévoir quand un tram va sauter, résume Lefteres pendant que Bülent aligne les verres vides sur son plateau.

— Dites que je suis naïf si ça vous chante, mais une des premières caractéristiques d’un groupe de réflexion sur la sécurité ne devrait-il pas être, eh bien, disons… sa sécurisation ?

— Tout ce que je peux vous dire, c’est que je fais partie du Groupe de Cadiköy. Ce n’est pas un secret.

— Tu vas aller à Cadiköy ? demande Lefteres.

— Oui, cet après-midi. Qu’est-ce que ça a d’étrange ?

— J’essaie de me remémorer la dernière fois où tu es allé au-delà de Taksim.

— Ils vont m’envoyer une voiture », déclare Georgios Ferentinou.

Mais le pamphlétaire l’a piqué au vif. Cela fait désormais des années qu’il a laissé son univers se réduire jusqu’au moment où il a été aussi confortable qu’un vieux costume. Les Istanbul spectraux de sa pièce blanche ont remplacé les noms merveilleux de la ville réelle : la rue d’un Millier de tremblements de terre, la ruelle du Poulet qui croyait savoir voler, l’avenue de la Barbe broussailleuse, la rue de Nafi aux cheveux d’or.

« Alors, qu’espérais-tu trouver en allant farfouiller à côté de la boutique de Kenan, hier ? l’interroge Bülent.

— Le jeune Durukan dit avoir été pris en chasse par un robot.

— Tu l’autorises toujours à te rendre visite ? demande Constantin.

— Tu te ridiculises, Georgios, lui reproche Lefteres.

— En tout cas, j’ai vu quelque chose, déclare Bülent. L’oiseau-robot de ce gosse, et un autre. J’ai cru que c’était un pot de fleurs ou une antenne satellite qui s’était détachée d’un toit, un truc comme ça.

— Ce garçon a envoyé son robot jeter un œil dans Necatibey Cadessi, après l’explosion de cette bombe, explique Georgios. Il a découvert qu’il n’était pas le seul à avoir dépêché un observateur sur les lieux et, plus important, que l’autre espion avait pris quelqu’un en filature. Il tentait d’en apprendre plus quand un troisième bot l’a repéré et attaqué. Il s’est replié et a été poursuivi jusqu’ici, avant d’inciter son adversaire à effectuer une manœuvre qui lui a été fatale.

— C’est bien ce que j’ai vu, dit Bülent.

— Pourriez-vous revenir en arrière ? demande le père Ioannis. Vous avez dit que ce bot suivait quelqu’un ?

— Oui, une personne que vous connaissez aussi bien que moi. »

Tous retiennent leur respiration.

« Un des jeunes gens qui se sont installés dans le tekke, précise Georgios.

— Alors, j’espère que c’était un bot de la police et que les autorités vont venir expulser ces squatters, déclare le père Ioannis. Ces deux-là n’ont fait que nous attirer des ennuis, depuis qu’ils ont emménagé ! C’est eux qui ont versé de la pisse dans mon église, j’en suis certain. Il faut les chasser, ce secteur a toujours été ouvert à toutes les communautés.

— Eh bien, je vais vous apprendre quelque chose, ajoute Bülent en se penchant par-dessus le comptoir comme si c’était une chaire. Le plus jeune, il voit des djinns.

— Pas étonnant, avec tout ce qu’il fume ! grommelle Constantin.

— Alors, qu’est-ce que vous dites de ça, bande de mécréants… Tout le monde sait que son frère aîné, Ismet, n’a pas son pareil pour chercher des réponses dans le saint Coran. Et Hafize, la femme qui travaille pour Erkoç Hanim à la galerie d’art – juste au-dessous de chez toi, Georgios –, a décidé d’aller le voir afin qu’il la conseille vu qu’elle estimait pouvoir être enceinte. Et voilà que Necdet la regarde et le lui dit tout net : « Tu attends un bébé. » Comment pouvait-il le savoir ? me demanderez-vous. Eh bien, sachez qu’il avait vu son karin la tête en bas dans le sol, avec un gros ventre rebondi. Un karin.

— Pour un entrepreneur-né qui sait flairer les tendances du marché, je te trouve d’une crédulité sans bornes », lance Constantin.

Le père Ioannis lève la main. « Un cadi et à présent un faiseur de miracles… Il ne manquait plus que ça ! Lefteres…

— Je ne peux intervenir qu’à la demande, déclare le confiseur.

— La bombe a dû ébranler quelque chose dans sa tête, marmonne Constantin.

— Ce jeune homme est à bord du tram où a lieu l’attentat et sitôt après il voit des djinns et des karins », résume Georgios en s’éventant avec un menu. Le soleil a haussé un sourcil argenté au-dessus des appartements d’Ismet Inönü. Sous peu, sa chaleur se déversera sur la place Adem Dede et chassera les vieillards qui devront se chercher un abri. « Can Durukan a été poursuivi d’un toit au suivant par un robot qui l’avait surpris pendant qu’il étudiait la scène. Ce robot a été détruit, mais quelqu’un s’est chargé de faire disparaître toute trace de sa présence.

— Et cette bombe… Il y a quelque chose qui cloche, à son sujet, marmonne Bülent. Attentat suicide égale martyr en vidéo. C’est la règle. La mort d’un saint outré de voir la Turquie se prostituer dans les bras d’un Occident dépravé. On trouve les images sur le Net avant même d’avoir eu le temps de dire Inch’Allah.

— C’est toi, le spécialiste de la question, rappelle Lefteres.

— J’en ai regardé un bon nombre. J’ai pour habitude de leur donner une note. J’ai d’ailleurs eu une idée d’émission pour la télé. Les gens envoient leurs vidéos, les spectateurs votent et le vainqueur gagne une mission suicide.

— Puisse Dieu vous pardonner, déclare le père Ioannis. Ce n’est même pas spirituel.

— Je trouve bizarre que les organisateurs de cet attentat aient chargé des robots de s’assurer que personne n’immortaliserait leur exploit.

— Ils surveillaient autre chose, soutient Constantin en faisant claquer sa canne sur les pavés.

— Une chose qu’ils devaient suivre de près, sans être vus ou repérés. Et sans doute ont-ils craint que ton jeune ami ait remarqué ce qui les intéressait.

— Absolument », approuve Georgios Ferentinou. Il se penche en avant et réunit ses doigts, un geste machinal datant de l’époque où les cercles dans lesquels il entamait des débats comportaient plus de participants que quelques vieux Grecs et un propriétaire de çayhane. « Voyons voir ce que nous savons. Une bombe de faible puissance, pas d’autres victimes que la fanatique. Aucune vidéo de son martyre. Les organisateurs – ou d’autres personnes, ce n’est pas à exclure – laissent un robot sur les lieux. Peut-être veulent-ils enregistrer la suite, mais quand quelqu’un vient jeter un œil, cet appareil le prend en chasse et tente de l’identifier. C’est effectivement très intriguant.

— Nous suggérerais-tu de jouer aux détectives amateurs ? » demande Lefteres. Il se lève du tabouret bas en craquant de toutes parts puis serre la main de ses amis. « Tu oublies que nous sommes une bande de vieux Grecs et un propriétaire de çayhane. »

Le père Ioannis les laisse à son tour.

« Quoi que ça puisse signifier, ça nous retombera dessus, comme toujours, grommelle-t-il. Que Dieu et Sa Mère nous protègent.

— À quelle heure cette voiture doit-elle passer te prendre pour t’emmener à Cadiköy ? veut savoir Constantin.

— Dans l’après-midi.

— Alors, tu as tout ton temps. »

Constantin tire le plateau de backgammon rangé sous la table et le déplie.

« Tu sais que je te bats toujours, lui rappelle Georgios.

— C’est exact. » Constantin place les jetons sur les pointes et ouvre le cornet en cuir des dés. « Mais j’ai pensé que tu serais ravi d’avoir un prétexte pour passer un peu plus de temps en ma compagnie.

— Pourquoi donc ? Je te vois chaque jour que Dieu fait !

— Peut-être as-tu quelque chose à me demander ?

— Qu’est-ce que je pourrais souhaiter savoir ?

— Où il te serait possible de rencontrer Ariana Sinanidis, par exemple. »

Un semblant de mouvement retient l’attention de Georgios. Une sorte de petit singe en plastique décampe sur ses coussinets adhésifs le long d’un câble tendu entre la maison des derviches et les appartements d’Ismet Inönü, s’élève le long du mur, franchit une gouttière et disparaît. Bülent apporte du thé sur son plateau instable.

« Lance ces dés, bon sang ! » grommelle Georgios Ferentinou.


Devenu l’Enfant détective, Can patrouille sur les toits d’Eskiköy. De son poste d’observation, sur la rambarde de la terrasse des appartements d’Ismet Inönü, il baisse le regard sur la place Adem Dede. M. Ferentinou s’y trouve, avec son vieil ami, le mauvais coucheur que Can n’aime pas. Il y a aussi Bülent qui s’est accoudé au comptoir pour lire quelque chose sur son ceptep. Au-dessous de lui, la Géorgienne sort sur sa véranda pour ramasser sa lessive. Elle fume et sa télé hurle. Elle ne remarque pas l’Enfant détective. Il faut dire qu’il est passé maître du déguisement, un personnage aux mille facettes. Il voit aussi la simplette – celle qui travaille là où s’entassent tous ces vieux livres morts – déverrouiller les portes de la boutique. Elle a toujours un air furtif, et elle se faufile à l’intérieur aussi discrètement que si elle venait de commettre un crime.

Singe se tourne jusqu’au moment où les coordonnées de la caméra correspondent à celles enregistrées dans le journal du GPS pendant la poursuite de la veille. Deviens Rat ! ordonne l’Enfant détective. Singe explose et la multitude de Bitbots qui le composent se reconstitue en rongeur discret et prudent qui renifle, furète et analyse le toit pour y chercher des indices. Quel genre d’indices ? Tous les trucs que les experts en criminologie des feuilletons télévisés découvrent en passant une pièce au peigne fin, ces bouts de n’importe quoi qu’ils rangent dans une pochette en plastique après s’être munis d’un masque et de pincettes. Des indices. Un paquet de cigarettes vide n’est pas un indice. Un billet de loterie en partie déchiré, une culotte tombée depuis longtemps de la corde à linge et devenue grise et terreuse après être restée des années sur le toit. Rat va renifler tout ce qui se trouve sur la terrasse. Les mouettes qu’il dérange s’élèvent en exprimant leur mécontentement par des cris puis reviennent se poser. Rat se perche sur ses petites pattes à ressort au bord de la rambarde afin de goûter l’air. Il y a M. Ferentinou qui joue au tavla avec cet insupportable Égyptien. Can voit sa maman aller sortir sa petite voiture gris métallisé du garage de la ruelle des Teinturiers. Bulle de gaz, qu’il l’appelle. L’Enfant détective dispose donc d’une dizaine de minutes pour jeter les bases de cette affaire avant de devoir enfiler son uniforme bleu et son gros sac à dos. Réfléchis, Rat, réfléchis. Bülent pose des soucoupes contenant du lait pour les chats d’Adem Dede. Il les nourrit parce que Aykut, son concurrent du côté opposé de la place, les a en horreur. Réfléchis, Rat, réfléchis. L’Enfant détective clique pour afficher le journal du GPS. C’est ici que Singe a bondi dans les airs, ici que le robot chasseur a fait un piqué et volé en morceaux. Regarde, regarde bien et concentre-toi ! L’Enfant détective effectue quelques mouvements dans le champ haptique et Rat se métamorphose en Serpent, un serpent bizarroïde capable d’aller n’importe où. Les murs ne sont pas un obstacle pour son intelliventre adhésif. Il descend, en sondant toute chose. Les yeux de Can se déplacent sur une mosaïque de cinq écrans de données, à la recherche de ce qu’il a négligé, une chose si petite et insignifiante que l’équipe de nettoyage a pu l’oublier. Ceux qui pilotaient le bot chasseur doivent être gros, âgés et lents. L’Enfant détective est pour sa part jeune, rapide et éveillé. Son cerveau est naturellement syntonisé sur la recherche d’indices visuels qui échappent à la plupart des gens. Il s’est reprogrammé de cette façon pour compenser le fait de vivre dans un monde où tout est feutré, totalement filtré, déclare M. Ferentinou.

Là ! Qu’est-ce que c’est ? Dans une gouttière, sur le côté du magasin de Kenan. Une chose orange, petite et coupante. Serpent suit en ondoyant le mur des appartements d’Ismet Inönü. Serpent n’a pas de mains et Can le reconfigure en Singe pour lui permettre de prendre le machin orange dans la boue séchée et craquelée. En trois bonds, Singe se retrouve sur l’appui du balcon de la maison des derviches et lâche son butin dans la main de l’Enfant détective. Un éclat de plastique, un bout de la coquille du robot chasseur. Il a dû voler très loin du point d’impact. On peut y lire NG428. Can le serre dans son poing, si fort qu’il se blesse. Dieu est bon, Dieu est infiniment bon !

Fais ce que font les experts. Étiquette-le. En prendre quelques clichés en haute résolution sur son ceptep est rapide. Il ne lui reste qu’à l’ensacher… dans la pochette du déjeuner sur laquelle il écrit : PIÈCE À CONVICTION, avant de la ranger dans son cartable. Can noue la cravate bleue de son uniforme quand Maman entre et lui demande par gestes : Es-tu prêt ? On peut y aller ?

« Prêt et paré au départ », lui répond l’Enfant détective.


« Un karin ! » déclare Mustafa en buvant son café matinal rituel dans les immenses cuisines du Centre de sauvetage commercial Levent. « C’est pas un truc qu’on voit tous les jours. »

Un sujet régulièrement abordé en ce lieu est le talent que ses deux gardiens possèdent et qu’ils pourraient développer pour acquérir l’équivalent de superpouvoirs. Celui de Mustafa, c’est de changer de spécialité du jour au lendemain. Le golf urbain, c’est complètement démodé. Les djinns, voilà un thème plein d’avenir.

Necdet, dont les superpouvoirs sont désormais incontestables – le voici devenu Celui qui voit les djinns – est certain que Mustafa sait plus de choses sur ces entités qu’il n’en apprendra jamais ; leurs hiérarchies et catégories, leurs manies et leurs faiblesses, et la formulation des ordres grâce auxquels un cheikh vraiment à la hauteur peut leur imposer ses volontés. Le Guide des Djinns, Ifrits et Membres inférieurs de la Création du Feu, par Mustafa Bagli.

« Tête en bas et dans la terre, voilà qui est plein d’intérêt. » Mustafa prend la cafetière en cuivre pour servir deux petites tasses d’un breuvage écumeux et granuleux. Ce café est à la fois corsé et excellent – un autre domaine où il excelle, un savoir acquis lorsqu’il s’est passionné pour les sacs de café que les Ottomans avaient abandonnés en battant en retraite aux portes de Vienne, lorsque l’empire était à son apogée. « C’est une interprétation nord-africaine, et plus particulièrement cairote. Dis-moi, si tu baisses les yeux, est-ce que tu vois quelque chose sous mes pieds ?

— Non, mais tu as un machin sur l’épaule. »

Et Mustafa manque renverser son café.

« Décris-moi ce… ce que tu vois.

— Ça ressemblerait à une main, si une main faisait penser à un crabe en argile.

— En argile, dis-tu ?

— En argile ou en pierre, un peu comme ce super-héros américain constitué de bouts de rocher. »

Necdet juge préférable de ne pas mentionner les yeux qui le lorgnent entre chaque doigt.

« Le personnage de BD dont tu parles doit être Benjamin Grimm, autrement dit la Chose. Tu vois, il existe différentes descriptions des karins. On dit également que ce sont des créatures de terre et non de feu, et qu’ils se juchent comme les anges et les démons sur les épaules des mortels.

— Je te signale qu’il tapote la tienne du bout des doigts. »

Cette fois, la tasse de café de Mustafa tombe sur un des carreaux de moquette grise. Après avoir épongé ce qu’il a renversé, Mustafa s’éloigne dans les allées de postes de travail inoccupés poussiéreux vers l’endroit où Necdet s’est assis pour se plonger avec un air absent dans la consultation d’un site spécialisé dans le colportage de rumeurs.

« Elle est toujours là ? demande Mustafa. Je parle de cette chose, cette main, sur mon épaule ? »

Necdet ne tiens pas à décrire à Mustafa ce qu’il y voit, aussi se contente-t-il de marmonner un « Ouais » passe-partout.

Mustafa tire un siège prélevé dans le box voisin.

« Ça m’intéresse. Ça m’ennuie de le dire, vu que je suis un rationaliste bon teint doublé d’un Européen qui vit avec son temps tout autant qu’un bon Turc, mais nous semblons vivre une période de récidive mentale. Tout indique que chaque action suscite une réaction égale et opposée, autant dans le monde spirituel que dans le monde physique. Quand nous nous débarrassons enfin de notre étiquette d’homme malade de l’Europe, de l’image du Turc éternel barbare, voilà que les facettes les plus primitives et superstitieuses de la religion populaire d’Anatolie viennent montrer le bout de leur nez dans nos villes. Djinns, cheikhs, cadis qui diffusent leur version personnelle de la charia, derviches et tout le toutim. Action, réaction. C’est un nuage de déraison. Une islamiste se fait sauter le caisson dans un tram et tu découvres un djinn assis sur le sèche-mains, tu rencontres un karin sous le perron de ta maison et tu vois la main de Ben Grimm sur mon épaule.

« Je ne prétends pas savoir de quoi il retourne – c’est de toute évidence une sorte d’hallucination post-traumatique – mais je peux te garantir que quand cette femme enceinte en parlera, la moitié du quartier rappliquera pour te demander des prières, des lectures du Coran et des guérisons miraculeuses. Ça n’en finira plus. Ton frère pourra continuer de réclamer un Islam populaire correspondant à l’époque actuelle – ce qui est à mon humble avis ce que font déjà les soufis de la vieille école – mais je peux t’affirmer qu’il n’y a pas un seul imam, ou encore un cadi, qui refuse de s’en mettre plein les poches quand le fric tombe du ciel. Il y a un sacré magot à se faire et, pour être sincère, j’estime que tu as besoin d’un bon coach. Ce qu’il te faut, c’est une campagne de marketing bien ciblée. Des trucs valables, inventifs, accompagnés de projets et de visions à long terme. Une stratégie d’investissement. Sors de ce trou pourri. Façonne-toi un avenir radieux.

— Quand tu parles d’un coach, c’est à toi que tu penses.

— Eh bien… oui.

— Tu es responsable d’un Centre de sauvetage commercial que personne n’a jamais utilisé.

— C’est exact, mais je ne manque pas de sens des affaires pour autant. »

Necdet ne peut le nier. Le spa du Dr Poisson, Fish-pédicure pour victimes américaines du psoriasis ; les Roses de Turquie, Noisettes de Santé et de Bonheur, société alimentaire du futur ; Faites votre trou dans une grotte de Cappadoce et, tout récemment, le Golf urbain, sont autant de projets certes fantasques mais attribuables à Mustafa.

Mustafa qui va prendre l’appel matinal de Suzanne Chewing-gum. Elle l’informe d’une directive imposant de couper les climatiseurs vu que le prix du gaz a atteint de nouveaux sommets sur les micromarchés. Mustafa rétorque, avec bon sens, que si le Centre de sauvetage commercial a besoin d’air conditionné c’est à cause de la chaleur rejetée par les centaines de postes de travail qui tournent à vide. Il suffirait d’arrêter les ordinateurs pour que tous les problèmes posés par le coût de l’énergie soient résolus d’un coup. Une solution simple. Brillante.

Necdet subit l’assaut inopiné d’une onde de panique primale, le grondement d’un glissement de terrain à l’intérieur de sa tête, et tous les lieux et les personnages vus au cours de son existence le fuient en rebondissant et en se broyant les uns les autres pour devenir de plus en plus petits et se réduire à un voile de poussière qui entre en expansion dans toutes les directions. Necdet regarde une fois de plus Mustafa, qui s’adresse par écran interposé à Suzanne Chewing-gum. Il connaît bien cet homme. Il peut par ailleurs se représenter Ismet qui se trouve quelque part à l’extérieur de ce refuge souterrain. Il se représente son visage, entend sa voix et prononce son nom. Il sait qu’il n’est pas seul, qu’il est entouré par les frères du tarikat qui viennent chaque jeudi après-midi débattre de nouvelles règles extraites du Coran et des hadith, mais il ne voit pas leurs traits et ignore leurs noms. À bord du tram, n’y avait-il pas une femme qui a perdu la tête ? Il l’a revue sous forme de vision, flottant devant lui alors qu’il tentait de s’extraire de la foule avant que la police ne vienne lui poser des questions auxquelles il ne souhaitait pas répondre. Cela devait s’être passé la veille mais le visage, le lieu, le moment et même le chapelet de détonations assourdies du collier d’explosifs, tout cela est aussi brumeux que de lointains souvenirs de souvenirs. Que redoutait-il tant de la part des représentants de l’ordre ? Qu’a-t-il fait, où est-il allé, avant qu’Ismet ne lui offre le refuge du sous-sol de la maison des derviches où la poussière danse dans les rayons de soleil ? Il l’a oublié. Il ne se souvient que d’un tourbillon de djinns.

La peur enfle et devient absolue. Elle le paralyse, l’empêche de s’exprimer. C’est la panique propre à une perte incommensurable, une impuissance totale. Puis Necdet entend la musique d’une flûte solitaire et fait pivoter son siège de bureau vers le point d’origine de ces notes. Des djinns filent dans les airs, comme de la fumée ou de l’eau qui s’écoule dans le lit d’un torrent invisible. Ils changent constamment de forme et de taille, grains de poussière qui deviennent des oiseaux, créatures qui nagent dans les airs et se transforment en foulards et voiles de feu argenté torsadés. Ce sont des choses d’un monde différent, autres que vivantes. Il sait qu’il est censé les suivre. Toujours plongé en pleine conversation avec Suzanne, Mustafa ne le voit pas s’éclipser de son box pour se laisser emporter par le flux.

Le torrent de djinns s’engouffre sous la porte du placard. Évidemment. Il tourbillonne autour des balais de crin ou à franges, des seaux et des pelles à poussière, du cylindre trapu du robot lustreur qui a cessé de fonctionner le jour où Mustafa a voulu le transformer en bar à cocktails autoguidé. Il coule sous une autre porte pour pénétrer dans le réduit du compteur électrique et du tableau des disjoncteurs. L’énergie captive en ce lieu surexcite les djinns qui entrent en ébullition et tombent en déliquescence, basculant de l’état gazeux à celui liquide avec des projections et des panaches argentés, mais Necdet les suit vers une grille de ventilation encastrée dans la partie basse d’un mur. Le fluide spirituel se déverse à travers ses mailles, attiré par la flûte qui poursuit ses appels.

La grille est fixée par des chevilles en plastique qui, de piètre qualité comme tout le reste, cèdent à la première traction. Necdet insère sa tête et ses épaules dans le passage obscur ainsi dégagé et sent un courant d’air frais aux senteurs de pierre et de terre profonde. Le fleuve de djinns s’écoule autour de lui. Il a l’impression que des chats le frôlent. C’est fascinant et enivrant, et il ne peut s’empêcher d’avancer. La lumière papillote et il se retrouve dans un puits de maintenance juste assez large pour un homme, cerné de conduites et de câbles, de tuyaux et de fils. Ce passage descend toujours, de plus en plus bas, et les odeurs de terre et d’humidité deviennent plus fortes. La condensation fait briller les parois et goutte des conduites. L’air est presque froid, ici. L’écume des djinns clapote autour de ses pieds, comme s’il était dans des rapides. Il y a une porte, à l’extrémité du tunnel, et les djinns coulent au-dessous comme de l’eau dans un bief. Le battant s’ouvre au premier contact… sur les ténèbres et un temps révolu. En cillant dans cette obscurité profonde, il est informé par des sens plus intimes que celui de la vision qu’il se trouve dans un milieu appartenant à une autre époque. Environnement minéral. Eau qui goutte. Un courant d’air lui apprend qu’il a un dôme au-dessus de la tête. Des échos laissent supposer qu’il y a ici des piliers. Il prend conscience qu’un certain temps s’est écoulé depuis qu’il entend ces sons. Les djinns s’étalent en étranges flaques à ses pieds. Un photon après l’autre, ses yeux s’accoutument au semblant de clarté. Il est dans un caveau soutenu par des colonnes. Il ne saurait faire une estimation de ses dimensions, car ce qu’il voit va se perdre dans les ténèbres et les piliers se succèdent à perte de vue. Niches, dômes, coupoles. C’est un lieu très profond, et ancien. Il discerne devant lui un objet bas et massif qui lui rappelle la fontaine du jardin de la maison des derviches, là où il va s’asseoir pour fumer ses joints. Ses souvenirs reviennent. Cette reconnaissance en entraîne une autre et il discerne enfin la silhouette assise sur le couronnement du monument.

Necdet sursaute en voyant le flot de djinns s’écouler vers les pieds de l’inconnu, se regrouper autour de lui et le nimber de lumière alors qu’une paix intérieure incommensurable l’envahit. La robe, la longue barbe, les yeux verts si pénétrants, le turban assorti nonchalamment enroulé autour de sa tête. Comment Necdet pourrait-il avoir peur de lui ? C’est le très ancien, le Saint vert, plus vieux qu’Allah, plus vieux que le Christ et sa mère Marie, plus vieux même que Yahvé. S’il porte à présent la robe verte d’un soufi, c’est parce qu’il a donné à l’Islam la couleur de la vie. Il est le vert des flots du Tigre et de l’Euphrate, de la source anatolienne d’Hattousa et Çatalhöyük. Il est Hizir, Khidr, Al-Khidir, à la fois saint, prophète et ange. Il est l’eau, il est la vie. Il est l’aide qui dépasse la compréhension, celui qui vous écarte de devant le tram qui arrive, celui qui gonfle votre airbag ou vous traîne hors de l’épave de l’avion. Il est l’employé de parking récalcitrant, ce fonctionnaire borné exaspérant qui vous a fait rater le décollage de l’appareil qui va se crasher.

Mais Necdet ressent malgré tout de la peur car Hizir est imprévisible comme l’eau, privé de règles comme une loi supérieure. Hizir peut bénir, Hizir peut tuer. Il est à la fois création et destruction, sécheresse et inondation. Et le voici qui regarde Necdet.

Dis-le.

Dire quoi ? Mais Necdet connaît la réponse. Tout enfant qui est allé dans une medersa saurait de quoi il s’agit. Il l’a pour sa part appris lors de l’enseignement religieux, assis à côté d’Ismet, pour réciter ces mots jusqu’au moment où ils étaient aussi familiers que les battements de son cœur. Après quoi il allait avec son frère vers le terrain de foot poussiéreux et ses cages affaissées. Ismet jouait. Ismet était un défenseur central valable. Necdet restait sur le talus pour veiller sur leurs vestes et regarder les convois de camions gravir l’autoroute en direction du pont. Necdet n’était pas un passionné de football. Courir après un ballon ne l’intéressait pas. Il avait appris à lire les différents alphabets des inscriptions sur les bâches et il pouvait dire que ce camion venait de Russie, cet autre de Syrie, cet autre de Géorgie et ce dernier, eh bien, c’était facile parce qu’en arabe. Une autre chose qui le dépassait : s’asseoir sur le sol le vendredi après-midi pour dodeliner de la tête en lisant ces mots écrits dans la langue de Dieu. Pourquoi Dieu ne s’exprimait-il pas comme tout le monde ? S’il était omniscient, pourquoi ne disait-il pas ce qu’il avait à dire aussi bien en turc qu’en arabe ? Il s’était contenté de fermer les paupières pour s’isoler des fenêtres et du soleil dans le ciel poussiéreux jusqu’au jour où, sans seulement y réfléchir, presque sans en avoir conscience, il avait levé la main pour demander :

« Ça rime à quoi, tout ça ? »

Si tous ses camarades en avaient été outrés, l’imam était un homme patient, un fidèle pratiquant des sports télévisés.

« Ça rime au fait qu’un jour on te le demandera. Peut-être demain, peut-être quand viendra la fin du monde et que tu comparaîtras devant Dieu. Mais quel que soit l’instant, que répondras-tu ? »

Une autre réminiscence du passé. Les djinns se déplacent au pied du Saint vert, projetant des ombres étirées sur le dôme de l’ancienne citerne. Encore, insiste Hizir. Dis-le.

L’assaut des souvenirs le fait tituber et il recule.

Il entend les claquements des cloueuses, le moteur de la tronçonneuse qui s’emballe pour tailler les poutres du toit. Tous les oncles sont venus participer à la construction de la maison. Ils se mettent à l’ouvrage au coucher du soleil, conformément à la loi. Parpaings et mortier. Une rangée après l’autre. Des fenêtres en plastique à double vitrage, car ce qu’ils érigent n’a rien d’un taudis. Vers minuit, le toit commence à s’élever et les oncles tendent la bâche en plastique qui se cabre face au vent pendant que le père de Necdet se déplace précautionneusement sur les solives avec son pistolet afin d’étanchéiser les joints. Il prend son temps, conscient qu’il ne peut y avoir une maison sans toit solide, mais il garde un œil rivé sur l’horizon. Si la toiture est terminée avant le lever du soleil, nul ne pourra raser cette maison. Telle est la loi. Sous les bretelles des autoroutes, derrière les zones industrielles, sur les collines érodées et les vallées balayées par des crues soudaines, des quartiers complets se sont épanouis comme des fleurs après une averse. Des villes – les gecekondus – bâties sur les fondations de ce règlement et de l’espérance.

Les femmes assises dans les voitures préparent le repas et le thé sur la cuisinière à gaz qui sera fièrement poussée dans la cuisine flambant neuve. Elles bavardent, rient, écoutent la radio et gardent un œil sur les enfants.

Ce souvenir est si ancien que Necdet se demande si ce n’est pas une anecdote qu’on lui a racontée et qu’il s’est appropriée. Il ne fait aucun doute qu’il était alors très jeune. Sa sœur cadette, Kizbes, était encore plus petite et elle sautait sur les genoux de sa mère à l’arrière du pick-up. Ismet, plus vieux que lui de seulement deux ans mais assez solide pour effectuer un travail d’homme, courait de tous côtés afin d’apporter des recharges de clous pour la cloueuse ou des cartouches de mastic, s’il ne nettoyait pas le mortier des truelles. Necdet voulait en faire autant, bénéficier de l’attention des grands, se sentir utile. Quand il vit la cloueuse posée derrière le pick-up d’oncle Soli, il la prit et la leva vers le ciel nocturne. Des Dang ! Dank-a-dang-a-dank, ponctuaient l’impact des gros clous dans divers objets. C’était magnifique, la machine qui se découpait sur le halo lumineux de la grande Istanbul, ses crépitements, la façon dont elle unissait de façon définitive, inaltérable, deux éléments jusqu’alors séparés.

« Hé, arrêtez-le ! Faites-lui lâcher ce machin ! » avait crié oncle Soli, pas assez vite, pas assez fort, car Necdet avait roulé sur le flanc et – avec un autre dang ! – pressé la détente pour envoyer un clou de dix centimètres fixer au sol le pied de tante Nevval.

Des maisons en espalier qui se succèdent sur le flanc de la colline, des toits en plastique progressivement remplacés par des tuiles rouges comme les gecekondus acquièrent officiellement un statut de faubourg. Le dôme en aluminium de la nouvelle mosquée resplendit sur le côté de l’autoroute, bâtie – comme l’école religieuse attenante – avec l’argent des Saoudiens. Tante Nevval qui remonte lentement de l’arrêt des dolmus en s’appuyant sur la canne qui lui est nécessaire depuis qu’elle a reçu ce clou dans le pied, une bénédiction car Necdet a compris qu’il faut verser du sang en sacrifice pour qu’une maison reste debout. C’est le lieu où il a vécu, avant de venir se réfugier dans la maison des derviches, cette banlieue étouffante et poussiéreuse qui s’étend comme une centaine d’autres le long de l’autoroute qui mène en Anatolie. Là-bas, Istanbul est presque mythique, c’est le point d’origine des camions et d’arrivée des cars et des dolmus. Basibüyük, à la fois cœur et foyer.

« C’est quoi, ça ? s’exclame Necdet. C’est vrai, c’est réel, c’est quoi ? Sors de ma tête, homme vert ! Dehors, dehors, dehors ! »

Hizir soutient son regard et lève un doigt.

Dis-le.

La fille en feu jaillit de la maison, court dans la rue. Il n’y a rien de plus combustible qu’un tee-shirt en polyester. Il se liquéfie en gouttes ignées, fumantes, qui tombent sur son jean, ses chaussures. Elle garde les mains levées pour se donner des tapes, se battre. Elle hurle, des sons que Necdet n’aurait jamais cru pouvoir s’élever de la gorge d’un humain. Elle est ceinte de flammes, désormais, et les cris s’interrompent, faute d’oxygène. Kizbes s’effondre mais les hommes sont là, et ils oublient leur thé pour se précipiter, la faire rouler dans la poussière. Etyen, le voisin de gauche, est allé chercher un extincteur dans son pick-up ; Semih, le voisin de droite, demande une ambulance bien que Basibüyük soit très éloigné des hôpitaux et des services d’urgence. Les femmes s’occupent de Kizbes, à présent. Elles découpent le vêtement là où le polyester a fusionné avec la peau. Les cris de sa sœur sont épouvantables. La moitié de ses cheveux ont brûlé. Necdet, qui regarde la scène de la fenêtre de la cuisine, trouve tout cela plein d’intérêt. Mais voilà que son père monte à pas pesants du bas de la colline, de la station-service où il lave les cars. Il ne s’arrête qu’une minute près de l’attroupement de femmes qui entourent Kizbes, puis il se précipite dans la maison pour agripper Necdet et le traîner à l’extérieur, en pleine lumière. Son père et tous les hommes du voisinage lui font descendre la colline en lui donnant des coups de pied. Il se dégage de leur prise et s’enfuit sur l’autoroute. Il court et les camionneurs klaxonnent, les voitures zigzaguent pour l’éviter. Un car frôle son talon. Il peut voir les expressions des passagers. Vitesse et folie le conduisent au-delà de ce barrage de bolides d’acier. Certains des garçons les plus intrépides de Basibüyük tentent leur chance sur l’autoroute – les brutes qui n’ont toujours eu pour lui que du mépris – et il s’enfonce dans le labyrinthe de maisons et de venelles du versant sud de la vallée.

« Pourquoi me montres-tu ces choses ? lui demande Hizir sans le quitter des yeux.

— Pourquoi me regardes-tu ainsi ? Je n’ai rien fait ! »

Les djinns qui illuminent le Saint vert tourbillonnent autour de ses pieds.

« Je n’ai rien fait. C’est un accident. Elle fumait, elle a laissé tomber sa cigarette. » Hizir hausse un sourcil. « Elle faisait exprès de m’énerver, d’accord ? Elle me tapait sur le système, à traîner constamment sur mon chemin, je ne pouvais pas me retrouver seul. Elle était toujours là, où que j’aille ! Elle voulait des choses que je n’avais pas, et elle refusait de me croire quand je le lui disais ! »

Cependant, il n’avait rien éprouvé. Paralysé, il avait été comme paralysé. Il avait regardé Kizbes s’embraser avec indifférence, un détachement absolu. Les cris de sa sœur n’étaient que les crissements d’une machine qui se casse. Il avait assisté à cette scène comme à travers une vitre, comme s’il voyait à la télévision un reportage tourné sur un lointain champ de bataille. Son propre père l’avait roué de coups de pied en devant repousser les autres hommes et adolescents, lorsqu’il gisait sur le sol. Necdet savait qu’il en garderait d’épouvantables séquelles mais il ne sentait rien. Il avait encaissé ces coups en arborant un doux sourire. Il n’avait pas jeté la cigarette sur sa sœur parce qu’elle l’énervait, parce qu’elle l’exaspérait. Non, il n’avait pas agi sous le coup de la colère. Kizbes s’était simplement trouvée au mauvais endroit lorsqu’il s’était demandé si les femmes étaient ou non inflammables.

Necdet se dissimula quatre nuits chez Ümit, son dealer attitré. Les parents d’Ümit se méfiaient de celui qui avait fait cramer sa sœur, et même Ümit semblait le craindre. Mais il savait qu’un type capable de faire des choses pareilles n’hésiterait pas à le balancer aux flics s’il lui refusait son hospitalité. Le cinquième jour, Ismet – comme toujours dévot et dévoué – était venu lui proposer un marché. Il l’emmènerait avec lui du côté européen de la ville, et les frères de l’ordre islamique qu’ils avaient fondé en ligne pourvoiraient à ses besoins. Il l’éloignerait de la pente glissante de la paresse, des petits trafics de cannabis, des journées passées sur un tabouret à côté de la porte pour regarder passer les véhicules sur l’autoroute. Il lui apporterait une vie rangée, de la stabilité, de la quiétude, de la bienséance et une vie spirituelle. Il avait le choix entre cette solution et vivre tel un loup dans les collines. Necdet savait qu’il ne serait pas accueilli à bras ouverts, s’il regagnait Basibüyük. Kizbes survivrait. Elle était toujours à l’hôpital. L’imam avait organisé une collecte. Si ses cheveux ne repousseraient jamais comme avant, au moins pourrait-elle dissimuler certaines cicatrices sous une perruque, mais les marques brillantes de son visage la défigureraient à jamais. Il allait de soi qu’elle pouvait renoncer à se trouver un mari.

Hizir le Saint vert baisse le doigt et regarde ailleurs.

« Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans ma tête, s’écrie Necdet avant de marteler ses tempes avec ses poings. Entre là, entre là, entre là ! Pourquoi est-ce que je ne ressens rien ? Il n’y a rien, là-dedans. Seulement du bois. Rien de réel. »

Hizir daigne enfin s’intéresser à lui. Un vague sourire à peine esquissé, sanctifié et détaché du monde, incurve imperceptiblement ses lèvres.

Mais tu n’es pas exempt d’émotions. Tu ressens de la colère et, peut-être, une sorte d’engourdissement et d’hébétude. Soit tu te sens dépassé par les événements soit tu n’as pas toute ta tête et tu vois des choses que nul n’oserait imaginer. Ce qui a été le plus positif dans toute ton existence, Necdet Hasgüler, c’est l’arrivée de ce saint soufi et de sa légion de djinns. Hizir, celui qui aide par-delà le monde mais dont les présents peuvent être très dangereux. Il t’offre une enfance. La voici, accepte-la même si c’est une abomination. Tu as été un monstre ? Tu dois désormais te demander si tu peux te fier à ces souvenirs. Est-ce ce que tu as vraiment été ou ce que tu imagines avoir été ? Est-ce que ce sont de vrais souvenirs ou le fruit de ton imagination malade ? À l’intérieur de cette citerne de pierre, près des flots qui sont son cœur et son sang, Hizir va-t-il faire de lui un être différent, un nouveau Necdet ?

Dis-le, oui. Dis-le. Dis-le, au nom de Dieu, qui t’a créé à partir d’un caillot de sang.


Four crasseux, bouffe captive, fumée de cigarette absorbée par la tapisserie, sac d’aspirateur qui déborde. Les climatiseurs installés par le concierge sur les appuis de fenêtre, les plans de travail et l’eau croupie des citernes apportent une puanteur écœurante de mouroir. Cet appartement vide et bruyant, avec une épaisse couche de poussière sur les stores, les lattes du plancher terreuses, le pigeon mort qui se décompose sur le balcon, tous les relents propres à la solitude masculine. Il y a des sachets de thé instantané dans le placard poisseux de la cuisine. Les lettres et les catalogues tombés par la fente de la porte d’entrée ont été repoussés contre le mur. Une tache d’humidité pèle sous la fenêtre du balcon. Sur la tapisserie de la chambre, un ovale plus sombre que le reste marque l’emplacement qu’ont occupé des cheveux gras au-dessus des contours spectraux d’une tête de lit. Le matelas est taché, les toilettes sont brunies par le calcaire. Une substance grisâtre a fusionné avec les carreaux de la cuisine.

Leyla ravale des nausées.

« Il a laissé deux mois de loyer impayé », lui déclare le concierge, un petit troglodyte au ventre rebondi. Leyla croyait cette sous-espèce éteinte depuis des décennies, ces fureteurs domestiques vénaux que sont les kapicis. Celui-ci a empoché une poignée de billets pour les conduire, elle et Yasar, jusqu’à cet appartement du huitième étage. Les ascenseurs de l’immeuble Kemal ont cessé de fonctionner bien avant que Mehmet Ali signe son bail. Les habitants qu’ils ont croisés sur les paliers et dans la cage d’escalier les ont foudroyés du regard. Tous avaient des enfants et une télé qui beuglait dans le séjour. Au troisième étage, Leyla s’est débarrassée de ses chaussures de travail à hauts talons devenues insupportables sur ces degrés de béton érodés. « Êtes-vous des amis, des parents ?

— Simples relations d’affaires, répond Leyla. Il y a longtemps que vous n’avez plus de ses nouvelles ?

— Depuis février.

— Ne faut-il pas attendre qu’une personne soit décédée, avant de brader tous ses biens ? »

Le kapici hausse les épaules. « Décision du proprio. Ce type lui devait pas mal d’argent. Ce qu’il a récupéré ne remboursera qu’une petite partie de la dette. Vous êtes certains de ne pas avoir des liens de parenté avec lui ?

— Ses dettes ne nous concernent pas, lance Yasar depuis le coin cuisine.

— Il faudra pourtant que quelqu’un paie.

— On peut jeter un œil ? » demande Leyla.

Le concierge ne semble pas avoir entendu et allume une cigarette avec nonchalance. Leyla pèle vingt euros de son sac. La réputation de vénalité des kapicis d’Istanbul n’est plus à faire et elle a eu tort de croire qu’il suffirait de frapper à sa porte pour que leur cousin les reçoive et leur offre du thé et des pâtisseries. Mehmet Ali est parti en abandonnant tous ses biens derrière lui, ce qui est déconcertant. Le retrouver va réclamer un vrai travail de détective, alors que Leyla n’a toujours pas vu l’ombre du contrat que doit préparer cette vipère de Zeliha. Après avoir conclu qu’il n’y a pas pire employeur que la famille, Leyla s’agenouille et examine les fissures des lattes du plancher, lorgne sous les plinthes, se dresse sur la pointe des pieds pour étudier les hautes étagères, va sonder les recoins des penderies. Un vieux caleçon qui a été utilisé comme chiffon à poussière et des enveloppes en cellophane de paquets de cigarettes. Le parfum floral du désodorisant lui donne la migraine. Elle en gardera le souvenir des jours durant. Elle soulève le couvercle de l’immonde réservoir de la chasse d’eau.

L’autre moitié de ceci, a déclaré Yasar dans la voiture de société de la Ceylan-Besarani, une citadine Peugeot cabossée à jamais bloquée en conduite manuelle depuis que l’autodrive a chopé un virus. Yasar a tout lâché pour fouiller ses poches et Leyla a saisi le volant de la main gauche pour leur faire contourner l’arrière d’un car longue distance aux rideaux de dentelle fermés. Leyla a pris le magnifique Coran en argent miniature, pas plus gros que son pouce, et Yasar a repris pour sa part le volant.

« C’est ancien.

— Ça vient de Perse. De l’argent authentique. »

Leyla tourne l’objet en tous sens et la sensation de viol que lui inspire la page nue, le saint Coran coupé en deux, lui rappelle qu’elle n’est jamais allée plus loin que Demre.

« Comment se fait-il qu’il n’y en ait qu’une moitié ?

— Une vieille histoire s’y rapporte. Tout donne matière à des anecdotes, chez nous.

— Raconte-la-moi. J’adore nos histoires de famille.

— Ça remonte au début du XXe siècle, la Première Guerre mondiale. Mon arrière-arrière-etc.-grand-père Abdelkader – nous avons dû apprendre son nom par cœur, comme s’il était le père de la nation ou un autre personnage de ce genre – s’est retrouvé à Çanakkale. Çanak Bayiri, la colline où Mustafa Kemal s’est fait un nom. Tous savaient, même à Istanbul, que ça équivalait à une condamnation à mort. Le Coran était un vieil héritage de famille, et lorsqu’elle a appris qu’Abdelkader allait être envoyé au front, sa mère est allée voir un bijoutier juif pour lui demander de le débiter en deux. Je parle du Coran, bien entendu. Toujours d’après cette histoire, aucun musulman n’aurait accepté de commettre un tel sacrilège. Elle lui a remis la partie de devant et a gardé l’autre, en partant du principe qu’un Coran est indivisible et que Dieu ferait le nécessaire pour que les deux moitiés soient de nouveau réunies.

— Est-il rentré chez lui ? A-t-il survécu ?

— Oh, oui ! Grand-grand-père Abdelkader était de la trempe dont on fait les survivants. Il a rapidement compris que le meilleur moyen de garder sa tête sur ses épaules consistait à se tenir le plus loin possible de Kemal et de ses hommes, qui ne rêvaient pour leur part que de mort et de gloire. Il a vécu jusqu’à quatre-vingt-huit ans et est tombé raide au cours du réveillon du Nouvel An.

— Tu devrais être fier de lui. J’assimile tous ceux qui se sont trouvés à Çanakkale à des héros.

— Il est le seul membre de cette unité à être rentré chez lui sans une égratignure.

— Grâce à ce Coran.

— Je l’attribuerais plutôt à son instinct de conservation. »

Leyla lorgne dans le réservoir. Rien n’est enveloppé dans six préservatifs et du papier bulle, au fond de la cuve. Tant mieux ! Elle n’a aucun désir de plonger la main là-dedans.

« Viens voir ça ! »

L’appel discret de Yasar lui parvient de la cuisine. Il a ouvert un tiroir de couverts. Les déménageurs du propriétaire ont expédié couteaux et fourchettes dans une salle des ventes mais laissé un assortiment de fioles en plastique vides. Ce tiroir en est plein. Yasar ouvre les autres. Tous ont le même contenu. Yasar en lève une entre le pouce et l’index.

« Nanos.

— Vous êtes sûrs qu’il n’est pas de votre famille ? insiste le concierge.

— Nous n’avons aucun lien de parenté, ment Leyla.

— Alors, je peux vous dire ce que je pense de lui. Ce n’était pas quelqu’un de bien, ce Mehmet Ali. Il recevait toutes sortes d’individus, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Pas du genre qu’on aime voir près de chez soi, voyez. C’est un immeuble occupé par des familles respectables, ici. Des Bulgares. Mauvais, tous autant qu’ils sont, les Bulgares. Ils vous poignardent à la première occasion. Et aussi des Géorgiens, des Russes…, c’est une nation de gangsters. Et des femmes. Vous voyez le genre. Il y avait des sacs, sortis de l’arrière de camionnettes. Il passait son temps à acheter et vendre, acheter et vendre. Des cartons et des cartons de fioles en plastique vides. Je sais ce que ça signifie. J’ai passé la totalité des lieux à l’aspirateur, un de ces machins antiallergiques. Vous savez, pour les gens qui ne supportent pas la poussière. Je ne voudrais pas que cette cochonnerie tombe entre les lattes du plancher et se répande sur les circuits électriques et hydrauliques. Dieu nous protège, si ça contaminait la vermine !

— Vous auriez des rats mutants hyperintelligents, déclare Yasar. Cool. »

Les nanos effraient toujours autant Leyla Gültasli. En dépit du fait qu’ils sont devenus sans danger, respectables et omniprésents, elle les imagine rampant en elle comme les parasites qui – selon les légendes – ont envahi et creusé des galeries dans le corps des redoutables Vieux de la montagne, au point qu’il n’en subsistait qu’une masse grouillante de vermine. Elle compare les nanos à des cendres qui circulent dans les veines, à ce que doivent éprouver ceux qui s’injectent des drogues et qui se sentent intérieurement souillés, d’après ce qu’on lui a raconté. Au lycée, elle a systématiquement refusé les nanos et affronté les examens et les devoirs avec un esprit nu, même si cela la désavantageait par rapport à ses camarades plus concentrés, éveillés et experts en reconnaissance de formes. Ce n’est que pour ses derniers examens qu’elle a finalement cédé à la tentation – il y avait toujours quelqu’un qui connaissait quelqu’un capable de procurer ce dont on avait besoin, un machin hyperefficace – et la fiole est remontée jusqu’à elle en suivant la filière habituelle, peut-être depuis le plan de travail de cette cuisine, pour se retrouver sur sa table de chevet où elle exsudait d’épouvantables cauchemars. Et le matin de la première épreuve, Leyla a retiré son bouchon pour aller verser les nanos, minuscules et fluides comme de l’eau, dans les toilettes. Elle a tiré deux fois la chasse, par précaution. C’est ainsi qu’elle a offert aux poissons du pont de Galata la possibilité de se concentrer, s’éveiller et devenir des champions de la reconnaissance de formes. La perspective de se sentir pleine de poussière et de cendres lui était insupportable.

« Savez-vous qui a acheté tout ça ?

— Faudra le demander…

— … au propriétaire, je sais. Je peux avoir son téléphone ? »

Le concierge hausse les épaules et Leyla se sépare d’un autre billet de vingt euros. Son dernier cousin désormais solitaire est niché dans la doublure de soie. Elle prend une nouvelle note mentale à l’attention de Zeliha : on arrive à tout avec des petites coupures.

Leyla retire une fois de plus ses chaussures. L’escalier est plus traître à la descente qu’à la montée.

« Yasar. » Il trottine avec empressement deux marches derrière elle. Hors du bureau, ce macho agressif est doux comme un agneau. Leyla a grandi avec ses nombreux frères et elle connaît la mentalité des jeunes mâles, leur compétition incessante. Elle se demande comment Yasar et Aso ont pu mettre sur pied une affaire qui marche. Si ce n’est qu’elle ne marche pas. C’est d’ailleurs la raison de sa présence. Qui peut utiliser des demi-Corans en tant que reconnaissance de dette ? « Deux choses. Premièrement, j’ai obtenu un rendez-vous avec l’Agence européenne de financement des technologies émergentes pour cet après-midi. Ils ont une procédure rapide, même si je ne saurais dire à quel point. » Elle y travaillait depuis trois heures du matin, pour progresser par cliquetis dans le dédale byzantin des fonds d’investissement, des bourses et prêts divers, des aides à la création d’entreprise et des programmes de développement européens. Ce matin-là, en utilisant son ceptep dans la rame de métro, elle avait obtenu à force de suppliques de se voir attribuer une annulation de dernière minute. « J’aimerais y aller avec Aso. Tu es un concepteur génial, Yasar, mais tu as le look et la tenue d’un batteur de groupe heavy metal.

— Bordel…

— Il te suffirait de passer chez un coiffeur et de t’acheter un costume, note bien.

— Ça, jamais !

— Alors, c’est Aso qui viendra. Deuxièmement, j’aimerais disposer de la puce de la voiture. Tu es le pire des conducteurs que je connaisse.

— Tu sais conduire ?

— Évidemment, j’ai mon permis.

— Tu l’as passé à Demre. On ne circule pas de la même façon, à Istanbul.

— La puce ! »

En fait, personne ne va pouvoir conduire. La Peugeot a été hissée à l’arrière d’une grosse dépanneuse rouge couverte de maximes religieuses édifiantes. Leyla va tapoter la portière du conducteur, qui baisse sa glace, mais c’est son passager qui se penche pour s’adresser à elle.

« Vous cherchez Mehmet Ali. » L’inconnu a une tête en forme de suppositoire, une face de nourrisson, des yeux porcins et des lèvres pincées par une moue. Sa voix est basse et douce. « Nous le cherchons, nous aussi.

— Qui êtes-vous ? Le proprio ? J’ai expliqué au kapici que nous ne sommes pas de la même famille. Rendez-moi ma voiture.

— Non, je ne suis pas le propriétaire. Est-ce qu’il lui doit du fric, à lui aussi ? Ça m’étonnerait pas. C’est justement le kapici qui m’a averti. Je suis un ancien associé de Mehmet Ali. Il est mon débiteur. Des sommes importantes.

— Je ne vois pas en quoi ça me concerne. Rendez-moi ma voiture.

— Si, ça vous concerne. Et je compte sur vous pour m’en informer immédiatement, si vous apprenez où il se cache. »

Où est Yasar ? Leyla n’a que trop conscience de se dresser sur le côté du camion, avec ses talons à la main et très peu d’options qui s’offrent à elle. Son unique avantage, c’est que ce type ignore qu’elle ne cherche pas Mehmet Ali pour lui réclamer de l’argent. En fait, ce n’est pas cet homme qui l’intéresse mais sa moitié d’un Coran miniature.

« Topons là », dit-elle.

La surprise de l’homme à tête de suppositoire et face de nourrisson paraît authentique, mais le conducteur de la dépanneuse enfonce un bouton. Un treuil couine et la Peugeot redescend de la plate-forme. Elle roule un peu plus loin que la rampe avant que le câble du treuil ne la retienne.

« Dites-moi seulement comment vous joindre, ajoute Leyla.

— Je n’y tiens pas, fait le suppositoire pendant que son acolyte met le contact. On vous gardera à l’œil. »

Leyla attend que la dépanneuse rouge ait disparu à l’angle de la rue pour se tourner vers Yasar.

« Donne-moi la puce. Donne-moi la puce de contact. La puce de contact. »

Il la lui remet, avec docilité. Il est terrifié et Leyla ne saurait dire si c’est à cause d’elle ou de l’incident qui vient d’avoir lieu. C’est en tremblant de colère et de peur rétrospective qu’elle se glisse derrière le volant et expédie ses chaussures à hauts talons à l’arrière. Elle peut conduire ce tas de ferraille nu-pieds. « Je pilote et tu me guides. Réunion de famille. Tout de suite. Se faire piquer notre bagnole par des truands, c’était pas prévu au programme. »


Les vieilles maisons ottomanes de Kuzguncuk descendent la rue sous des arbres au feuillage abondant. Leurs murs de bois sont peints de couleurs vives et audacieuses : jaune chrome, bleu outremer, pourpre et rose. Les étages sont en surplomb, des vieillards et des chats observent le monde en restant assis dans les ombres. Des écrans de bois peint ajouré abritent les balcons du dernier étage. Tous ceux qui ont suffisamment de bon sens pour ne pas travailler montent là-haut, pour y chercher de vagues courants d’air. Les vieillards et les chats manquent de jugeote.

Ayse gravit lentement la côte entre les maisons bariolées. La pente est raide, la journée très chaude, les bottes trop serrées, les pavés pleins d’embûches pour les talons. Les hommes âgés la regardent par-dessus leurs verres, surpris de découvrir qu’il y a plus insensé qu’eux. Elle cherche une maison bleue, bleue comme un bleuet. Une sorcière citadine y vit, une urbomancienne, une psychogéographe. Ayse aime ce quartier, sa vallée verte abritée qui l’entoure comme un châle. Elle a pendant un temps envisagé d’installer sa galerie d’art à Kuzguncuk. Le pont du Bosphore est à un kilomètre au nord, la voie express franchit la crête au début de la vallée et on peut entrevoir des ferries entre les maisons penchées et les branches festonnées de guirlandes électriques, mais rien ne vient déparer le charme embaumé de Kuzguncuk. Cependant, son isolement est aussi son principal inconvénient : elle serait restée assise des jours complets à attendre que la porte tinte. Des curieux, des promeneurs, des gens qui veulent tuer le temps et découvrent par hasard un objet à même de les tenter. Qui voudrait ouvrir une boutique en priant pour que la clientèle tombe du ciel ? Eskiköy est certes un vieux quartier sale et surpeuplé, mais c’est le cœur du secteur des antiquaires. Kuzguncuk est l’idéal pour ceux qui aiment flâner, les historiens de l’esprit des lieux, les psychogéographes.

La maison bleue est la dernière de l’alignement, adossée au grillage derrière lequel des arbres de Judée gravissent les flancs escarpés de la vallée. Ayse secoue le carillon à vent suspendu à côté de la porte d’entrée. Un visage apparaît dans une ouverture en forme de cœur du paravent du balcon ; une femme entre deux âges avec de longs cheveux bouclés en bataille, une face de crapaud, des yeux brillants.

« La porte est ouverte, monte ! »

Il est bien connu qu’il a fallu fermer le poste de police de Kuzguncuk faute de crimes. Selma l’urbomancienne porte un ample pyjama de soie et des bagues d’orteil. Des coussins et des traversins bordent trois côtés du balcon, le transformant en immense divan. Ayse retire ces instruments de torture que sont ses bottes à la mode. Il n’y a pas un souffle de vent, même sur ce balcon, mais on y trouve du thé et du halva au sésame.

« Les Juifs, ma chère ! Ce sont eux qui font le meilleur des halvas. » Les restes d’une communauté juive survivent à Kuzguncuk, avec des Grecs et des Arméniens. Églises, mosquées et synagogues se font face, ici. Selma Özgün s’est fixé pour but d’approfondir ces choses, d’en déterminer les raisons. Urbomancienne. Sorcière citadine. C’est cette femme qui a appris à Ayse la calligraphie ottomane classique dite du divan, mais elle a découvert qu’il était possible d’avoir une existence plus agréable en se promenant dans les rues de la ville pour dresser ses plans mentaux, noter comment l’histoire a été attirée par certains emplacements, une superposition de strates de vies incluses dans une cartographie de signifiants, définir les contours d’une géographie spirituelle bâtie autour de nombreux dieux et théismes, compiler une encyclopédie de la façon dont l’espace a façonné l’esprit et l’esprit a façonné l’espace pendant les trois millénaires écoulés depuis la fondation de la reine des cités. Il s’agit là d’une discipline itinérante, comme celle des derviches péripatéticiens. Elle avance à la vitesse de ses pas, qui correspond au cheminement de l’histoire, et à cette allure – lors des interminables déambulations qui caractérisent cette science – liens et relations finissent par apparaître. Étranges similitudes entre des immeubles séparés, comme s’il se produisait une dérive des continents à l’échelle urbaine. Les rues correspondent à de vieux besoins ataviques. Les rails des tramways suivent d’anciens cours d’eau, les propos des dieux et des empereurs sont gravés dans la pierre. La géographie humaine, cartes du cœur, marchés aux poissons éloignés de la mer, quartiers dans lesquels des commerces se sont fossilisés ou ont péri en une génération pour renaître de leurs cendres des décennies plus tard. Lignes de démarcation subtiles, étranges transitions entre les spécialités des restaurants : cuisine égéenne ici et orientale là, sites maudits où tous les commerces ont périclité alors qu’un concurrent se trouvant à deux portes de là va prospérer, rues où les occupants des numéros pairs courent dix fois plus de risques de se faire cambrioler que ceux des numéros impairs. Ayse a appris tout cela dans le cadre de longues marches nocturnes effectuées dans la cité en compagnie de Selma Özgün, apparemment au hasard, toujours foisonnantes de buts cachés et d’intentions secrètes. Ce sont les Stambouliotes disparus qui fascinent le plus Selma Özgün : les Grecs, les Juifs, les Arméniens et les Syriens, les Roms et les Russes, les vestiges du vieil empire, et à présent les nouveaux venus de l’intérieur des terres du nouvel empire européen qui se sont inconsciemment approprié les quartiers, les rues, les vies et les voix des fantômes déplacés.


Articles et études de Selma Özgün :

Une liste des épaves du Bosphore.

Épidémie de suicides contagieux.

Carte homosexuelle d’Istanbul, de l’époque des janissaires à nos jours.

Les lignes de désir, ces chemins que les humains tracent de façon spontanée sur les terrains en friche.

Regroupements géographiques des souhaits et nécessités dans les petites annonces des forums en ligne.

Évolution des populations de poissons isolés dans des citernes et des bassins romains vers la perte de toute pigmentation, la mollesse et la disparition des organes de la vision.


Aujourd’hui, Selma Özgün vernit les ongles de ses orteils. Elle souffle en raison de l’effort réclamé pour se pencher en avant et passer le pinceau minuscule, car cette femme a une conformation de paysanne.

« On m’a invitée à participer à un groupe de réflexion gouvernemental débile », annonce Selma Özgün en avançant ses orteils pour qu’ils sèchent au soleil, la meilleure des méthodes. « J’ai tenté de leur dire qu’ils commettaient une erreur ridicule – moi, par tous les saints ! – mais ils n’ont pas voulu entendre raison. Une voiture va passer me prendre. Je fais donc le nécessaire pour que mon apparence justifie le mal qu’ils se donnent. Ça se présente comment, à la galerie ? Vends-tu toujours ces évangiles arméniens d’origine plus que douteuse ?

— Ils sont d’une authenticité absolue.

— C’est tout le problème. » Selma n’a jamais dissimulé qu’elle assimile Ayse à une contrebandière, une voleuse, une mercenaire de la calligraphie, une pilleuse de tombes à la Jimmy Choo. « Et quel vent t’a poussée jusqu’en Asie, ce beau matin ?

— La recherche d’un homme mellifié.

— Les œufs de l’oiseau Roc, les épées du Prophète, les lanternes des djinns… Y a-t-il d’autres choses inexistantes que tu voudrais trouver ?

— J’ai reçu la visite d’un client convaincu que ça n’a rien d’un mythe. »

Selma Özgün retire ses pieds honteusement exhibés de la vue du public. Même dans ce quartier nonchalant, compréhensif et multiculturel qu’est Kuzguncuk, tous la considèrent aussi excentrique qu’une Anglaise.

« Et qui est ce client ?

— Secret professionnel.

— Secret professionnel, mon cul ! Dis-le-moi. »

Selma Özgün assimile tout transfert de données d’une paume à l’autre à un viol de l’intimité et c’est pourquoi Ayse écrit le nom de son client sur une carte. Selma Özgün met les lunettes de lecture suspendues à son cou par une chaînette en or.

« Non, ça ne me dit rien du tout, ma chérie. Est-il d’Iskenderun ?

— Il le devrait ? »

Selma Özgün soupire.

« Sans doute s’agit-il de la momie d’Iskenderun. Elle fait parler d’elle tous les dix ou quinze ans. Tu n’es pas la première à t’y intéresser, loin de là. Il existe toute une filière qui s’est développée autour de l’homme mellifié d’Iskenderun. C’est une des grandes légendes d’Istanbul, avec les Joyaux perdus d’Aya Sofya. Des gens ont bâti toute leur carrière, publié des bibliothèques complètes de foutaises et gaspillé des fortunes quant à elles bien réelles pour tenter de mettre la main sur cette momie sans qu’un seul d’entre eux puisse seulement humer une bouffée de miel.

— Et je ne suis que la modeste propriétaire d’une galerie d’art réputée pour savoir dénicher des perles rares. »

Selma Özgün prend la double théière en cuivre et les ressert.

« D’après Ergün Sas, de l’université de Bogazici, l’homme mellifié d’Iskenderun serait un certain Haci Ferhat. Les Ferhat étaient des négociants prospères d’Alexandrette, une famille dont la fortune a spectaculairement fondu à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Ergün Sas a trouvé les preuves d’une succession de querelles théologiques et de jugements de la charia entre l’imam local et un derviche itinérant connu sous le nom d’Hirsute de Cappadoce qui se considérait être un légaliste, au-dessus du statut religieux de l’homme mellifié. L’Hirsute finit par le déclarer haram, la raison pour laquelle les Ferhat subissaient les foudres divines. Non content de ne pas être enseveli comme il convient, Haci Ferhat se fit enfermer dans un sarcophage païen et – chose la plus exécrable de toutes – sa momification eut pour conséquence indirecte de le soustraire au Jugement dernier. Cette malédiction ne pourrait être levée que s’il sortait par lui-même de cet objet impie pour se soumettre enfin aux volontés de Dieu.

— Tout indique que cet Hirsute de Cappadoce avait du flair pour reconnaître les objets de valeur.

— Ce qui n’a pas dû échapper aux membres de la famille Ferhat. Mais ils ont néanmoins remis l’homme mellifié à l’Hirsute qui leur a récité quelques sourates, les a proclamés halal et a foutu le camp en emportant leur proche parent. Le principe est simple, ma chérie… Tu trouves le derviche et tu récoltes l’homme mellifié d’Iskenderun en prime. Le voyage d’Haci Ferhat en compagnie de ce derviche et la façon dont il est arrivé à Istanbul… voilà où les théories se télescopent. Sunnites et chiites sont de la petite bière, comparés aux chasseurs d’homme mellifié. Nous avons là une meute de vieillards acariâtres qui ne supportent pas qu’on critique leurs théories. Un individu auquel tu peux accorder ta confiance passe ses journées à pêcher du pont de Galata, et tous le connaissent sous le nom de Rouge. Il est complètement fêlé mais il est sincère et sans parti pris. C’est le plus grand spécialiste de l’homme mellifié d’Iskenderun qu’on trouve à Istanbul. Tu ne pourras pas le rater, mais dis-lui que c’est moi qui t’envoie si tu ne veux pas qu’il ne te parle que de poissons. Moi, je ne recherche pas la vérité mais au contraire les merveilleux mensonges qui ont façonné cette ville. À ce sujet…»

Selma Özgün se lève avec difficulté. Elle a grossi et perdu une grande partie de sa souplesse, depuis qu’Ayse l’a vue pour la dernière fois à l’occasion de l’inauguration d’une galerie à l’automne, quand la Tempête du Bélier en rut charriait de la poussière sur les dalles du sol. L’époque des grandes pérégrinations erratiques dans Istanbul doit se terminer. Les futurs pèlerinages de Selma Özgün s’effectueront sans doute dans les cités du souvenir.

La montée de l’escalier est plus pesante que sa descente. Selma Özgün pose un petit bocal contenant un fluide ambré sur la table.

« Prends. »

Ayse lève le bocal vers la lumière. Petits grains et paillettes flottent dans l’or liquide. Le fluide est épais, sirupeux lorsqu’elle l’incline. Elle retire le couvercle rouillé et l’odeur confirme ses suppositions.

« C’en est ?

— Que penses-tu que ce soit ?

— Je peux goûter ?

— Si je te dis qu’il a cinq siècles et que je l’ai payé trois mille nouvelles livres turques, cela modifiera-t-il son goût ? »

Sans hésiter, Ayse y plonge un doigt puis le lève à sa bouche.

« Alors ?

— C’est bien du miel.

— J’ai par ailleurs pu l’acheter à l’épicerie du coin », ajoute Selma Özgün avant d’en prélever une cuillerée qu’elle dissout dans son thé. Les paillettes tourbillonnent : fragments de fleurs et d’abeilles ou squames et lambeaux de chair humaine. Elle vide son verre en portant un toast. « À la vie éternelle ! Eh bien, ma chérie, il est évident que tu as pris ta décision et que je n’y peux rien changer. J’avoue redouter un peu ce qui adviendra si tu le retrouves. C’est un trésor inestimable, une des merveilles du monde. J’estime que les légendes devraient rester des légendes, faute de quoi elles deviennent simplement l’histoire alors que le cours naturel des choses va de l’histoire à la légende. Cependant, je pense que tu es la mieux placée pour y parvenir. »

Elles entendent une très grosse voiture au moteur presque silencieux s’arrêter dans le cul-de-sac. Selma Özgün lorgne la rue par les jours du paravent.

« C’est le type du ministère qui vient me chercher. Finis ton thé et prends ton temps, mais tire la porte derrière toi en partant. Bonne chance, ma chérie. »

Elle étreint Ayse, dépose un baiser sur ses joues. Les ongles de ses orteils brillent, alors qu’elle descend en oscillant les marches. Ayse se rassoit sur le divan et regarde Selma se tasser dans le véhicule. Elle finira son thé mais ne s’attardera pas, car elle a juste le temps de trouver ce Rouge au milieu de tous les pêcheurs de Galata avant d’aller rejoindre Adnan sur les quais.

4

« C’est moi que vous venez chercher ? » demande Georgios Ferentinou au conducteur de la voiture arrêtée devant chez lui. La carrosserie, les glaces et le costume de l’homme sont noirs. La chaleur s’élève en miroitant des courbes du véhicule. Le chauffeur vient lui ouvrir la portière. En serrant son attaché-case contre sa poitrine, Georgios tapote délicatement les garnitures comme pour s’assurer que le cuir sur lequel il va s’asseoir n’est plus vivant, semblant craindre de le souiller. La berline est silencieuse et confortable. Georgios voit par-dessus son épaule la façade de la maison des derviches disparaître derrière l’angle de la rue des Poulets volés. Il vient de larguer les amarres de son univers miniature. Le conducteur met son clignotant à droite pour s’engager dans Inönü Cadessi.

« On ne pourrait pas prendre de l’autre côté, par le ferry ? » demande Georgios.

Docile, le conducteur met le clignotant à gauche.

Le dernier véhicule gouvernemental noir qu’a pris Georgios a tourné à droite pour traverser le Bosphore, se rendre en Asie.


La pièce était couleur poumon de grand fumeur. La nicotine imprégnait l’épaisse couche de peinture brillante. Georgios estimait que son index aurait été teint en marron, s’il l’avait humecté de salive pour le passer sur la paroi. Les trois hommes présents de l’autre côté de la table à tréteaux fumaient sans interruption, de façon machinale, une succession d’écrasements de mégots, de tapotements de paquets pour dégager une nouvelle cigarette et de rotations de la molette d’un briquet jetable. Les filtres usagés allaient grossir le monticule qui s’élevait au centre du cendrier Efes. Des éléments de la stratégie d’intimidation, au même titre que l’odeur ; la fumée de tabac mêlée aux huiles et phénols de la peinture militaire et aux relents persistants de l’eau de Javel. On pouvait imaginer que la Javel avait été utilisée pour masquer d’autres puanteurs : urine, vomi, sang et excréments, qu’elle couvrait sans pour autant les faire disparaître.

« Je vous aiderai dans la mesure de mes moyens », déclara Georgios. La chaise était assez éloignée de la table pour que ce meuble ne lui offre aucune protection psychologique. « Je tiens à répéter que je suis un bon citoyen. »

Les hommes levèrent les yeux en fronçant les sourcils de leurs notes dactylographiées. Ils lisaient les pages, se désignaient des lignes.

« Vos parents », demanda celui du milieu pendant que celui de droite retirait le capuchon d’un stylo-bille bleu et le positionnait au-dessus d’un papier millimétré. La peur de Georgios Ferentinou croissait. Il n’avait pas connu pareille frayeur de toute son existence. Elle se manifestait au niveau de ses testicules et de son intestin, cette angoisse dont il ne pourrait plus jamais se débarrasser.

« Ils ont quitté le pays », répondit-il.

Et Stylo-bille se mit à écrire, ce qu’il fit pendant une vingtaine de minutes, sans s’arrêter. Les hommes, la pièce, la succession ininterrompue de cigarettes, l’odeur qui en dissimulait d’autres et la peur que son avenir ne dépende entièrement de ce qui se passait en ce lieu absorbaient les mots de Georgios comme une éponge absorbe les liquides. Il s’était toujours promis de rester de marbre face à l’intimidation, de ne jamais céder lors d’un interrogatoire. Mais tout lui échappait. Il était en leur pouvoir. Trop jeune pour avoir connu les émeutes de 1955 qui avaient chassé la moitié de l’ancienne population grecque d’Istanbul – les derniers enfants de Byzance – loin de leur cité, les récits de cette nuit de septembre avaient terrifié son enfance : incendies, viols, hommes circoncis de force dans les rues, barbes des prêtres arrachées, homme qui utilisait un marteau pour réduire des perles en poussière dans un magasin pillé d’Istiklâl Cadessi, aveugle à leur valeur et à leur beauté. Les menaces de 1980 s’étaient dissimulées sous le rideau d’une boutique taguée, une église profanée par des excréments, un avis d’expulsion scotché sur la porte du cabinet dentaire du père de Georgios. Ses parents avaient obtempéré. Par dépit, le nouveau gouvernement les avait déchus de leur citoyenneté.

Et il se retrouvait dans cette pièce couleur fumée de cigarettes pour ouvrir son cœur à ces trois membres des services de renseignements, comme s’il avait pour eux de tendres sentiments. Combien de traîtres avait-il rencontrés ? Eh bien, il y avait Arif Hikmet de la faculté, et Sabri Iliç le rédacteur de la rubrique économique du Hürriyet, ainsi qu’Aziz Albayrak… Non, ce dernier faisait partie de l’organisme de planification nationale et il ne pouvait par conséquent être suspecté de double jeu. Il y avait aussi Recep Gül le mathématicien, ainsi que Devlet Sezer l’écrivain. Les noms s’alignaient sur le bloc-notes de Stylo-bille. Tout le jour, Georgios avait débité des réponses balbutiantes. À sept heures du soir, ils posaient leurs stylos et croisaient les mains.

« Je peux y aller ? demanda poliment Georgios Ferentinou.

— Une dernière question, répondit son interrogateur principal. Connaissez-vous Ariana Sinanidis ? »

Une pièce teinte en jaune par la fumée à Üsküdar, en Asie, de l’autre côté du Bosphore, un lieu vers lequel l’a conduit une grosse voiture noire.


C’est malgré lui que Georgios Ferentinou soupire en voyant du pont de Galata le paysage urbain de Sultanahmet, la profusion de dômes et de minarets qui surplombent la Corne d’Or. D’Aya Sofya et la mosquée Bleue jusqu’à Süleymaniye et Sultan Selim tout paraît attendre quelque chose, comme une sainte armée qui bivouaque. Il y a un mois que le ramadan a pris fin mais les banderoles sur lesquelles on peut lire des exhortations spirituelles sont toujours tendues dans les hauteurs. Georgios sourit de la splendeur d’un des plus beaux points de vue sur cette grande cité, mais aussi parce qu’il ne saurait dire depuis combien de temps il n’a pu admirer cette parade architecturale, quand il a franchi le pont de Galata pour la dernière fois. Un tram passe et s’éloigne vers les quais bondés de monde d’Eminönü. Les odeurs de friture lui parviennent, malgré les filtres de la climatisation de cette berline de luxe, alors que l’Istanbul virtuelle de sa bibliothèque blanche est inodore. Ils descendent vers le ferry en cornant au milieu de la foule. Seules vingt minutes de traversée séparent l’Europe de l’Asie, mais Georgios emprunte en soufflant l’escalier pour monter sur le pont supérieur. Le chauffeur insiste pour l’accompagner. Georgios le soupçonne d’être armé. Tous les passagers ont gagné les hauteurs pour se soustraire à la chaleur, mais, cet après-midi-là, il n’y a pas un souffle de vent sur le Bosphore. Des femmes voilées utilisent de petits ventilateurs à piles. Une fille en minishort et bain de soleil prend la pose le long du bastingage, là où les camionneurs pourront admirer le galbe de ses jambes. Le ferry s’écarte et franchit la pointe du Sérail avant de modifier subtilement son allure et son cap pour passer sous la poupe d’un tanker russe qui traverse en vrombissant le Bosphore pour gagner la mer de Marmara. Georgios apprécie les calculs instinctifs incessants du capitaine qui tient compte de leurs vitesses relatives. La conscience n’est pas une condition de l’intelligence. Après avoir laissé les ponts derrière lui, le gros pétrolier a hissé ses voiles aériennes. Georgios abrite ses yeux avec sa main pour suivre les câbles jusqu’aux cerfs-volants gros comme des immeubles qui les tractent. Mille mètres plus haut souffle un bon vent. Vers le sud, là où la faille qui sépare les continents s’évase vers un horizon dégagé, un ciel pointillé par d’autres voiles aériennes.

Ariana a fui Istanbul au cours de la seconde vague d’arrestations. Georgios l’a accompagnée sur ces mêmes flots. Il se rappelle les mouettes en suspension au-dessus d’eux, leurs ailes semblant figées alors qu’elles changeaient de positions respectives ou se contournaient sans jamais fausser la symétrie de l’ensemble. Le ferry accosta là-bas, derrière ce long môle, à la gare d’Haydarpasa. Puis Georgios vit le camion de la gendarmerie garé à côté de la façade de style néo-Renaissance allemande et il trébucha sur les dernières marches. Les policiers s’étaient adossés à un mur pour fumer. Leur présence n’était pas prévue.

« Inutile de me suivre, lui dit-elle. Je vais m’en tirer. »

Un train pour Izmir, puis un autre ferry pour Le Pirée. Elle serait en sécurité, une fois dans la mer Égée. Il leva la main en geste d’adieu comme elle passait près des policiers qui ne relevèrent même pas la tête. Elle ne regarda pas une seule fois derrière elle. Il attendit qu’elle eût disparu dans la gare. Georgios prit conscience de ressentir cette peur depuis si longtemps qu’elle risquait de rester à jamais présente dans son haleine, sa démarche, son sommeil, ses lectures et ses bains. Il comprenait que ce qu’il éprouvait n’était pas un sentiment de perte mais de délivrance de cette peur. Le vide de l’absence ne viendrait que plus tard, et il serait épouvantable.

Pas de coups de téléphone, pas de lettre, lui avait-il dit. Georgios était certain que toute sa correspondance serait épluchée, et que sa ligne téléphonique personnelle était sur écoute, comme celles de l’université, mais il avait malgré tout espéré recevoir de ses nouvelles par l’entremise des réseaux d’expatriés. Or la disparition d’Ariana avait été totale, comme si elle était morte.

Le ferry passe devant Haydarpasa, qui a cessé d’être la porte de l’Asie depuis que les trains s’engouffrent directement sous la vase noire nauséabonde du fond du Bosphore. Le capitaine entame les manœuvres d’accostage et les moteurs s’emballent. Puis la voiture emporte Georgios sur la berge de la mer de Marmara, dans l’ombre du grand bol de béton qu’est le stade de Fenerbahçe, pour grimper dans un fouillis d’immeubles d’habitation et par-dessus la crête dans un pays des merveilles inattendu. Ici, dans une étroite vallée qui s’abaisse vers les flots, se dissimule un havre de paix. Ce paradis a les pieds calés sur la laide agglomération du rivage et l’autoroute de Bursa, mais sa tête est auréolée de verte splendeur. Georgios entrevoit des toits ottomans lenticulaires sensuels à travers la ramure des chênes méditerranéens et des citronniers écorcés. Un homme à casquette ouvre un portail en fer forgé trois fois plus haut que lui. Un autre, en tenue plus discrète, incline la tête et lève un doigt à son casque ceptep. Georgios remarque plusieurs individus à la fois arrogants et désinvoltes, aux vestes déboutonnées, le long de l’allée qui s’incurve. Du côté de la mer, des pavillons et des kiosques dévalent la vallée entre des jardins paysagers où abondent rhododendrons et azalées. On ne peut voir de ce cocon de verdure et de fraîcheur les cubes blancs tachés de moisissure des maisons qui s’alignent le long des crêtes. Ici, les climatisations absorbent des fragrances de cèdre et de pin d’Alep.

La maison est en revanche décevante. Le toit est une simple terrasse, les avant-toits sont trop massifs, les balcons saillent un peu trop, l’harmonie naturelle de l’architecture ottomane classique est ici gâchée par l’exagération. C’est la reproduction d’un petit palais de la fin de l’empire, le genre de lieu où les pasas s’isolaient pendant que leurs frères accédaient au trône en ces temps aux mœurs plus douces où les rivaux en matière de succession ne se faisaient plus systématiquement étrangler. L’homme d’affaires qui a fait construire ceci à la fin du siècle précédent était un nostalgique de l’apogée de l’empire.

Une femme en tailleur prélève un échantillon de l’odeur de Georgios à l’aide de sa baguette magique et s’assure que son nom figure sur la liste qu’on lui a remise, avant de lui accrocher une agrafe antivol et de l’escorter vers le haut des marches jusqu’au salon principal. Tout est ici occidental et kitsch à outrance : énormes chandeliers décorés de fruits et de feuilles dorés à la feuille, meubles aux pieds grêles de style Régence, chérubins, angelots, dieux romains et représentants mineurs du panthéon chrétien se bousculent au plafond avec désinvolture et œcuménisme sous les rayons d’un soleil généreux. Ils ont été peints ainsi qu’on peut s’y attendre lorsqu’on appartient à une culture qui n’a aucune tradition de représentation des personnages.

Le salon du haut est une reproduction miniaturisée de la galerie des Glaces de Versailles. La dorure se détache en squames des cadres des miroirs, eux-mêmes noircis et piqués partout où le tain s’est oxydé. Du clinquant bon marché. Un serveur propose à Georgios du café et des douceurs. Le salon est bondé d’hommes élégants qui ont formé de petits groupes. Ils s’entretiennent avec aisance et familiarité, comme s’ils se connaissaient de longue date, et ils n’ont aucune difficulté à tenir les soucoupes sur lesquelles tasses de café et baklavas conservent un équilibre précaire. Georgios les esquive, se sentant trop vieux et corpulent, conscient du fait que les coudes de sa veste sont lustrés et que sa chemise du dimanche le serre aux entournures.

Un personnage isolé retient le regard de Georgios qui contourne ces constellations d’individus pleins d’assurance. Son costume est gris et de confection, le col de sa chemise inconfortable, et ses manchettes accrochent constamment l’extrémité des manches de sa veste. Ayant identifié un égal en plein désarroi social, l’inconnu vient le rejoindre devant la baie vitrée qui donne sur les jardins, leurs massifs et leurs kiosques et les résidus d’une zone commerciale qui s’étend jusqu’à la mer. Les voiles aériennes des navires qui quittent le détroit emplissent le ciel comme des vols d’oiseaux migrateurs au plumage foncé.

« J’aimerais avoir de quoi m’essuyer les doigts, déclare-t-il.

— Je crois avoir vu des serviettes à côté de la porte, répond Georgios.

— Je voulais m’excuser par avance d’une poignée de main qui s’annonce poisseuse », ajoute l’homme.

Il approche de la trentaine, avec un soupçon de barbe taillée avec soin mais autrement évocatrice d’un mode de vie normal. Il a les yeux brillants d’un animal et un visage bruni par le soleil. Et si sa poignée de main est effectivement gluante, elle est ferme et caractéristique d’une vie au grand air.

« Emrah Beskardes.

— Georgios Ferentinou.

— Dire que j’ai entendu parler de vous serait mentir.

— Oh, nul ne parle de moi ! Pas depuis des lustres, en tout cas.

— Je puis vous garantir que c’est également mon cas.

— Vous êtes dans quelle branche ?

— La zoologie. »

Georgios n’est pas du genre à se moquer de la spécialité de qui que ce soit. Toutes les connaissances l’intéressent. La véritable sagesse découle des fuites qui se produisent entre les disciplines. « Je me suis spécialisé dans la diffusion des signaux au sein de tel ou tel groupe animal. »

Georgios hausse les sourcils. Il n’a pas perdu cette habitude révélatrice de curiosité intellectuelle. « Voilà qui doit être très utile.

— Pour être sincère, je me demande bien en quoi je pourrai contribuer à ce projet, avoue Emrah Beskardes. Même si la rémunération est valable. Je peux vous retourner la question ?

— Certainement, certainement. Je suis… J’étais… économiste. Domaine expérimental. Il y a un certain temps déjà que j’ai cessé d’enseigner. »

Un bruit inattendu interrompt les bavardages, et ce n’est pas le tintement de quelque horloge fantaisie en similor mais un homme en costume qui tapote sa tasse à café avec sa cuiller.

« Mesdames et messieurs, si vous voulez bien me suivre…

— Je présume que le moment est venu d’aller servir notre mère patrie », déclare Beskardes.

Il insère rapidement et discrètement l’embout d’un nano-inhalateur dans une narine et renifle. Il le tend à Georgios, qui décline la proposition. Que l’étiquette tienne toujours une place prépondérante dans un monde à ce point envahi par la technologie le fascine.

Le négociant qui s’est offert ce petit palais a dû dépenser la majeure partie de son pécule pour la façade, ce que voit le public. Le salon situé sur l’arrière est privé d’ornements et d’élégance avec ses pilastres rectangulaires, ses corniches craquelées, sa peinture dorée devenue moutarde ou caca d’oie. Les fenêtres surplombent des entrepôts, des garages, des panneaux solaires et la ligne électrique qui plonge dans la vallée entre les crêtes couvertes de constructions. Les organisateurs ont fait installer un demi-cercle de tables en face d’un écran en intellisoie à l’ancienne fixé contre le mur. Pas de téléchargement de ceptep, ici, rien à emporter. On trouve de l’eau plate et gazeuse, mais pas de carnets ou de stylos. Emrah Beskardes dessine une maison sur l’ardoise magique posée à l’emplacement qui lui a été attribué, avant de l’effacer avec un plaisir évident.

Les délégués prennent place et Georgios remarque qu’ils restent groupés en fonction du statut social apparu dans le grand salon. Il n’y a ici que trois femmes. Un grand échalas aux mains extrêmement longues se faufile entre les battants de la double porte et Georgios ressent alors deux sensations apparentées qu’il ne s’était pas attendu à retrouver un jour. Il perçoit un raidissement au bas de son ventre, des muscles depuis longtemps enfouis se souviennent qu’ils ont pour mission d’endurcir l’armure de son corps contre les agressions. L’autre est une lente contraction de ses testicules. Georgios connaît cet homme. La dernière fois qu’il l’a vu, c’était de l’autre côté de tables disposées de façon identique, également avec des bouteilles d’eau minérale gazeuse et plate, lors de la réunion où prendre sa retraite lui a été imposé… par cet individu, le professeur Ogün Saltuk, son ennemi de toujours.

Les ans ont été plus cléments envers vous qu’envers moi, estime Georgios en le regardant parcourir lentement la salle du regard. Nous étions des jeunes gens émaciés, concentrés sur le travail et la théorie. Vos cheveux sont tombés les premiers, mais vous avez eu la sagesse de les raser et votre barbe a conservé quelques traces de brun.

« Mesdames et messieurs, commence le professeur Saltuk. Je vous remercie d’être venus à cette réunion inaugurale du Groupe de Cadiköy. Croyez bien que j’en suis désolé si les méthodes employées vous ont fait penser au tout dernier James Bond, mais les expériences de ce genre doivent nécessairement avoir lieu derrière des portes closes, en toute discrétion, entre personnes directement concernées. Je suis conscient que certains d’entre vous ont eu très peu de temps pour s’y préparer et qu’ils sont venus de loin, et j’espère que leur hôtel est confortable. Je peux garantir que la question des frais sera réglée très rapidement. Mais passons aux présentations : je suis le professeur Ogün Saltuk de la section des sciences économiques de l’université d’Istanbul. » Il s’interrompt, le temps de boire une gorgée d’eau. Emrah Beskardes le dessine sur son ardoise magique, sous la forme d’un lézard. Saltuk reprend ses explications. « Nous avons été choisis en tant que représentants d’une vaste palette de disciplines différentes : économie expérimentale, physique des matériaux, épidémiologie, analyse politique et économique, histoire, psychogéographie. Nous avons même parmi nous notre écrivain national de science-fiction. » Il désigne de la tête un barbu grisonnant entre deux âges, un homme trapu à l’expression bienveillante.

« Et un zoologue, murmure Beskardes en effaçant son Saltuk reptilien.

— De nombreuses disciplines et horizons. Sans doute vous demandez-vous ce que nous avons en commun ? Je ne serai pas maladroit au point de rappeler quels sentiments nous portons à notre grand pays. Je sais que chacun de nous, à sa façon, tient énormément à cette grande nation, son passé, son présent et, oui, son avenir. Quelles que soient nos opinions politiques, nous sommes tous des citoyens conscients de leurs responsabilités.

« Au cours de nos cinq millénaires de civilisation, notre histoire a fréquemment été tributaire de notre position géographique. Nous sommes exactement à mi-chemin entre le pôle Nord et l’équateur. C’est le point de passage entre le Croissant fertile et l’Europe, entre l’Asie centrale enclavée, le monde méditerranéen et, au-delà, l’Atlantique. Peuples et empires ont prospéré ou disparu en ce pays. Même de nos jours, soixante pour cent de l’approvisionnement en gaz de l’Europe passe par le Bosphore ou dans les gazoducs se trouvant sous nos pieds. Nous avons toujours été le nombril du monde. Cependant, notre emplacement privilégié nous a valu d’être entourés d’ennemis historiques, au nord la Russie et au sud les pays arabes, à l’est la Perse et à l’ouest la Pomme rouge… l’Europe. »

La Pomme rouge, ce mythe de l’impérialisme ottoman. Du haut des remparts de sa forteresse d’Europe, à Constantinople, Mehmet le Conquérant voyait la sphère d’or que la statue de Justinien tenait dans sa paume ouverte, ce symbole de la puissance et des ambitions de Rome. Mehmet avait traversé l’Hippodrome croulant, les rues délabrées de la Byzance agonisante, et la Pomme rouge était devenue Rome elle-même. Un but à jamais inaccessible, car c’était le globe du soleil couchant.

« Nous sommes désormais coincés entre le pétrole arabe, le gaz russe et la radioactivité iranienne, et nous avons compris que l’unique moyen de croquer la pomme consistait à nous joindre à elle. »

C’est lamentable, se dit Georgios. De tels propos constitueraient une insulte à l’intelligence d’élèves de première année !

« Nous avons été réunis pour constituer un groupe de réflexion informel chargé de travailler en parallèle avec l’équipe Haceteppe d’Ankara. Pendant un temps, j’ai étudié avec le MIT le concept d’une recherche purement abstraite, mais la situation nous a forcé la main. Vous savez tous qu’il s’est produit hier un attentat à la bombe dans un tram de Beyoglu. Les informations dont il dispose ont incité le MIT à passer au niveau rouge en matière de sécurité. Je ne vous communiquerai pas les informations en question, c’est le principe même de la création de ce groupe. Vous avez peut-être entendu parler de mes recherches. J’ai écrit Un grand bond en avant. L’ignorance est-elle la clé du bonheur ? Un livre rédigé en anglais… Mais le principe, c’est qu’il devrait être possible de réaliser des progrès significatifs à partir d’un minimum d’informations à condition de laisser libre cours à nos intuitions. »

Je connais cette théorie, pense Georgios Ferentinou. Je la connais même très bien, et vous avez finalement découvert que la condition préalable à ce grand bond en avant est une écologie d’informations suffisante, riche et variée, sans données qui écrasent toutes les autres. Sans informations parfaites, ce mensonge économique, mais un paysage équilibré.

« Nous avons constitué un groupe comprenant les intellectuels les plus divers et originaux de toute la Turquie. Nous avons lancé le filet le plus loin possible, afin de garantir de la diversité. J’estime qu’un tel groupe peut, en ne disposant que de données minimales, avoir des idées et des intuitions inaccessibles aux membres du groupe Haceteppe. Penser librement est autorisé, ici. Tout est permis. La spéculation est vivement encouragée. Il y a une précision que je souhaite apporter, et c’est que lors de nos réunions vous ne devrez pas vous concentrer sur votre spécialité. Considérez que c’est un jeu, laissez-vous surprendre.

« Sans doute serez-vous heureux d’apprendre que nous n’aurons pas à mettre dès aujourd’hui nos méninges à rude contribution. C’est une simple réunion de présentation, l’occasion de faire connaissance, de nous familiariser avec nos domaines respectifs. Je vous invite à ne pas repartir tout de suite mais à bavarder entre vous. C’est le gouvernement qui règle la note. » Petits rires appréciateurs des universitaires les plus âgés. « Nous aurons quatre réunions, cette semaine. Vous comprendrez que je ne peux vous fournir de la documentation ou des instructions écrites, mais voici un mot avec lequel je vous invite à jongler. Laissez-le vagabonder librement dans votre esprit. » Les gestes de Saltuk sont ceux d’un présentateur de la télévision. Georgios remarque que son dentiste a blanchi ses dents, que leurs plombages sont irréprochables. Trop parfaites, elles ont un aspect artificiel qu’il trouve vaguement effrayant. Georgios se surprend à faire grincer les siennes. « Surtout, ne vous censurez pas, n’ayez pas peur. Le thème en question est… le gaz. »


La cloche sonne d’un bout à l’autre de la corbeille d’Özer. Les Intelligences Artificielles s’immobilisent autour d’Adnan comme autant de papillons qui replient leurs ailes. La séance est terminée. Un quart de million après règlement des marges, des transactions serrées. Adnan a utilisé l’iron condor, des options à vingt-quatre heures. Il s’agit là des préliminaires de Turquoise. Il a testé discrètement le marché pour maximiser la valeur du gaz iranien détourné. Adnan aime les options, le culot qui rapporte gros à court terme, les stratégies de couverture qui changent constamment quand les prix du marché approchent ceux d’exercice. Straddle et strangle, iron butterfly et iron condor, Adnan passe d’une stratégie à l’autre en anticipant les mouvements du marché. Que ce soit du gaz n’entre pas en ligne de compte, pas plus que s’il négociait des taxes carbone ou des oranges. Ce qui est matériel n’a aucune importance, seule la transaction compte. Les échanges, les contrats. Il y a même des marchés à terme se rapportant aux oignons. Le marché, c’est l’argent en mouvement constant. Le marché, c’est un plaisir sans fin.

Quand Adnan est revenu à Kas en costume sur mesure et Audi, marins pêcheurs, tenanciers de bars et restaurateurs lui ont balancé des vannes, mais sous leurs piques et plaisanteries se tapissait la prise de conscience qu’il était possible de quitter ce petit port, de se rendre à Istanbul, de s’enrichir.

Nul ici ne comprenait comment il s’y prenait.

« Tu vends des choses que tu ne possèdes pas pour pouvoir les racheter ensuite moins cher, quand le prix a baissé ? s’exclama son père. Comment de telles magouilles pourraient-elles être honnêtes ? »

Ils se trouvaient à bord du bateau amarré au quai. Adnan affronterait peut-être la mer dans l’éblouissement turquoise du soleil de la Méditerranée, mais pas ce jour-là.

« Une position courte, c’est une façon de couvrir ses paris », répondit-il.

Son père secoua la tête et leva les mains lorsqu’il tenta de lui expliquer les marchés à terme, les options, les contrats future, en précisant que chaque jour l’équivalent de dix fois la production économique de toute la planète changeait de mains.

« Il me semble que vous pourriez vous passer de nous, conclut son père. Banques, gestionnaires de fonds et compagnies comme Özer, tout ce qu’il vous faut c’est vos contrats et vos titres négociables. Vous n’avez aucun besoin de l’économie réelle. Elle semble plutôt constituer une gêne, pour vous.

— Je ne fais qu’acheter et vendre, p’pa.

— Oh, je sais, je sais ! Malgré tout, quand on me le demande, j’aimerais pouvoir dire la vérité sur les activités de mon fils. »

Adnan retire sa veste rouge et la lance à un de ses assistants en quittant la salle à grandes enjambées. Le vêtement est imbibé de sueur. Il a parfois tenté de calculer le volume de liquide qu’il perd, en ce lieu. Autant que pour un match de football, sans doute plus. Les footballeurs ne jouent que quatre-vingt-dix minutes, avec une mi-temps. Ils sont en short. Adnan est presque constamment déshydraté. Il apprécie la chaleur nerveuse, ces semblants de picotements. Ces sensations se marient à merveille avec les nanos et le premier verre lui fait toujours l’effet d’un coup de marteau.

Derrière la baie des Liquidations, Kemal lève les yeux, fronce les sourcils et lui adresse une étrange grimace.

« Où vas-tu ?

— J’ai un rendez-vous.

— Un rendez-vous ? Avec qui ? »

Adnan se penche, si près qu’il pourrait l’embrasser.

« Un chevalier blanc.

— Je croyais que c’était dans la soirée.

— La vedette passera nous prendre à dix-neuf heures pour nous emporter vers les îles des Princes, mais je dois auparavant obtenir de mon tailleur la meilleure chemise d’Istanbul, passer une heure chez mon barbier pour ne pas avoir une dégaine d’étudiant et autant de poils dans les narines qu’il y en a dans le cul d’un clebs. Je compte par la même occasion acheter un bijou à Ayse, parce qu’elle aime l’argent et que ça la met en valeur. J’aurai juste le temps de tout faire, avant d’aller là-bas.

— Tu ne vas donc rien vérifier, cet après-midi ? »

Kemal mâchonne sa lèvre inférieure. Il a pris cette manie, mais il est vrai qu’il est constamment tendu. Il prend des doses de plus en plus importantes de nanos pour assurer sa concentration. Il est le grand nerveux de la bande qui se réunit devant le comptoir du Prophète du Kebab, le troufion aux yeux exorbités qui finit par mitrailler tout ce qui bouge dans les films de guerre : Nervor, l’UltraLord de la gâchette.

« Pas aujourd’hui. » Adnan se fait un point d’honneur d’être présent quand les comptes sont apurés. Les Sarioglu n’ont jamais rien demandé à personne. « Alors, si tu as des cadavres dans ton placard, c’est le moment ou jamais de les faire disparaître. » Adnan assène une tape dans le dos de Kemal qui en cliquète presque.

« Va baiser ton chevalier blanc », lui lance Kemal. Mais l’ironie est grinçante, l’équivalent d’une poussière dans l’œil.

« Je n’y manquerai pas. Je te contacte. »

Et ce n’est pas la première fois qu’Adnan s’interroge sur la loyauté de son interlocuteur. Il passe en revue les détails de Turquoise, les sociétés fictives, les instruments financiers, la manipulation subtile du marché et les stratégies de couverture, tout à l’exception d’éventuelles positions de repli.


Grand-tante Sezen vit depuis si longtemps sur le balcon qu’elle est devenue un élément de son architecture. Nul ne se souvient du jour où elle a traîné son lit jusqu’à la petite plate-forme métallique d’où flotte un drapeau turc, mais au moins deux générations de mâles Gültasli sachant utiliser perceuses et postes à souder lui ont ajouté des paravents, un toit et des extensions et annexes afin qu’elle devienne un second logis agrippé comme une araignée à celui d’origine. On la trouve ici, été comme hiver. Elle considère que dormir ailleurs qu’en plein air nuit gravement à la santé. Grand-tante Sezen affirme ne pas avoir pris un rhume depuis trente ans, et elle peut voir Bakirköy s’écouler sous elle et les avions passer au-dessus pendant l’approche de l’aéroport, ce qu’elle apprécie d’autant plus qu’elle n’a jamais quitté le plancher des vaches et ne le quittera jamais. Elle observe les avions de ligne comme s’il s’agissait d’une espèce animale, une nouvelle branche de l’ornithologie.

De l’extérieur du bâtiment, sa présence emplit les lieux tant elle est corpulente, rustique. Cette femme est une lionne. Sa tête est ceinte d’une crinière de cheveux gris que peignent et démêlent chaque jour les femmes de la maisonnée. Elle ne parle guère et a peu de besoins. Ses yeux sont vifs, pénétrants, elle voit tout et devine le reste. Elle sait à peine lire et le monde extérieur lui parvient par l’entremise de sa famille nombreuse et bagarreuse en expansion constante et par la radio dont elle ne peut pas se passer, surtout depuis qu’un panneau photovoltaïque assure son alimentation. Elle n’a toutefois pas de temps à consacrer à la télévision. C’est la matriarche d’un soap opera du monde réel. Tout le monde l’adore.

Sous-tante Kevser est son grand vizir. Elle consulte, transmet et ordonne. Elle interprète les volontés de grand-tante Sezen. C’est elle qui lance les fatwas. Si elle dit que grand-tante Sezen approuve, cela devient halal, avec la priorité que confèrent les autorités supérieures. Si elle dit que grand-tante Sezen n’aime pas, c’est haram, condamné sans appel. Il est fréquent que sous-tante Kevser ne juge pas utile de déranger grand-tante Sezen pour des broutilles, il lui suffit de savoir – en fonction d’une connaissance aussi longue qu’approfondie de la matriarche – si elle donnerait ou non son aval. Sous-tante Kevser est maigre comme un fil, d’un entre deux âges indéterminé, aux cheveux courts et aux lunettes carrées, constamment agitée par une énergie nerveuse débordante. Elle n’est visiblement pas à son aise dans un fauteuil ou un divan. Elle ne s’est jamais mariée, et nul ne s’attend à ce qu’elle le fasse un jour. Elle cumule les fonctions de vizir et de gardienne.

« Ce type a pris ma voiture », proteste Leyla Gültasli.

Yasar lève un doigt. Sous-tante Kevser insiste pour que le protocole soit respecté, lors des conseils de famille. Grand-tante Sezen est inflexible sur ce point.

« Il convient de préciser que le véhicule en question appartient en fait à la société Ceylan-Besarani.

— Ce que je veux dire, c’est que j’ai accepté de trouver le financement d’une start-up nanotechnologique, rappelle Leyla. Personne ne m’a parlé de bandits prêts à faire main basse sur le véhicule de société ni de parents peu recommandables qui semblent avoir été des dealers de nanos avant de s’évanouir dans la nature en devant des sommes considérables. J’ignorais également l’existence de la moitié d’un vieil objet de famille qui fait office de reconnaissance de dette. »

Les Gültasli/Ceylan la regardent. Le conseil de famille est composé de sous-tante Kevser, oncle en chef Cengiz, cousin interne Deniz, tante Betül, Yasar et grand-tante Sezen restée sur son balcon où la radio gazouille comme un oiseau chanteur.

« Je suis une professionnelle et j’estime avoir droit à un minimum de respect. »

Plus un mot autour de la table, sous laquelle le moteur Honda est toujours posé sur un tapis de revues automobiles.

« Je refuse de continuer tant que vous ne m’aurez pas fourni des explications. »

C’est tante Betül qui rompt le lourd silence, la généalogiste de la famille.

« Mehmet Ali est un parent du côté des Yazicoglu par son arrière-grand-père Mehmet Pasa, qui est aussi votre arrière-grand-père, à toi et à Yasar, ce qui fait de vous des petits-cousins. Mehmet Pasa est le père de grand-tante Sezen. Son fils aîné, Hüseyin, a assumé la responsabilité de cette branche de la famille jusqu’à sa mort, il y a douze ans. Une fin prématurée, tous le regrettent. Son troisième fils n’est autre que Mustafa Ali, ton grand-père qui était conducteur d’autobus dans les années quarante et qui a épousé une Özuslus de Demre, après quoi sa fille cadette Fazilet a épousé Orhan Ceylan en 1973 et fondé une nouvelle branche de la famille à Zeytinburnu. Voilà quels sont vos liens familiaux, ce qui vous rend si proches. »

La famille d’abord et la famille toujours. Depuis qu’elle est descendue du car de Demre, Leyla a redouté que sa fuite vers Istanbul ne soit tolérée que parce qu’elle est censée n’être que temporaire. Un jour ou l’autre sa mère se cassera le col du fémur, son père fera un AVC. À Istanbul, un ceptep sonnera, un appel à l’aide sera lancé aux proches et elle finira ses jours en fourrant des cuillerées de purée dans la bouche de son père et en aidant sa mère à monter et descendre l’escalier. Ses frères ajouteront un étage à la maison déjà toute en hauteur, et elle disposera d’une cuisine et d’une chambre bien à elle, ainsi que d’un petit balcon d’où elle pourra contempler des toits en plastique évoquant les vagues d’une mer inaccessible. Mais elle ne sera pas libre. Les femmes de Demre ne le sont jamais. Elles ont des responsabilités. Une carrière professionnelle ? Ça sert à quoi, quand on est une femme ? Ces dernières n’ont pas de telles activités, ce serait contre nature. Pendant son enfance, il a toujours été sous-entendu que Leyla s’occuperait un jour de leurs parents. Avoir un mari et des bébés, ce serait pour ses sœurs.

Pour le douzième anniversaire de Rabia, sa cadette, Leyla lui a apporté un merveilleux présent, une chose trouvée sur le Net et qui a empli son cœur d’émerveillement : « Magique ! Céleste ! Lumineux ! » À la tombée de la nuit tous sont montés sur la nouvelle terrasse – Aziz venait d’ajouter un étage – et son père a allumé le petit tampon de coton imbibé d’essence. Ils ont formé un cercle autour du ballon en papier luminescent, le tenant précautionneusement comme indiqué dans la notice, doutant qu’un objet aussi fragile et inflammable puisse faire autre chose que s’embraser et se laisser fracasser par le vent. Puis, merveille des merveilles, son père l’a lâché et il a plongé en dansant vers le sol en béton avant de remonter et de prendre de l’altitude, un globe de lumière qui s’éloignait rapidement dans un ciel purpurin strié de nuages indigo. Magique ! Céleste ! Lumineux ! De plus en plus haut, jusqu’au moment où le vent des montagnes s’en est emparé pour l’emporter au-delà du sommet des grands hôtels russes et au-delà, au-dessus des flots noirs de la Méditerranée.

Encore ! Encore ! avait crié Rabia, et ils avaient lancé les trois autres montgolfières du lot, l’une après l’autre. Mais la magie avait disparu, elle n’avait opéré que la première fois et, alors que Leyla scrutait le ciel pour discerner le petit point lumineux contre les strates de nuages, elle avait pensé : Je serai comme ça. Je m’élèverai si loin et avec tant d’éclat qu’il sera impossible de me ramener vers les champs de tomates.

Mais la famille agrippe, la famille retient, la famille emprisonne… Et si elle a réclamé cette réunion dans le séjour de la maison des Gültasli, c’est en partie parce qu’on ne lui a pas tout dit au sujet de Mehmet Ali et du demi-Coran reconnaissance de dette, et aussi pour informer son entourage qu’il ne faut pas considérer sa collaboration comme acquise ou prendre envers elle trop de libertés. Elle est ici en tant que conseillère commerciale et non en tant que Petite Tomate au nez constamment fourré dans ses livres. Prenez-moi au sérieux, bordel !

Oncle supérieur Cengiz est le mâle dominant qui gouverne le monde extérieur des affaires et des tractations, alors que les femelles tiennent les rênes du monde interne du foyer et de la famille.

« Il nous a toujours attiré des ennuis, celui-là. Depuis le jour et l’heure de sa naissance. Camionneur, son père n’était jamais là pour lui inculquer le sens de la discipline. Il avait treize ans, quand sa mère est partie en emmenant sa petite sœur. Voilà ce qui cloche, dans ce pays. Les gens manquent de patience. Au premier problème, en cas de difficultés ou de mauvaise passe, les couples se séparent. Enfin, l’important c’est que son père ne pouvait pas s’occuper de lui parce qu’il passait trop de temps sur les routes. À l’époque, je travaillais avec son oncle Aziz Yazicoglu au magasin des pièces détachées. Comme il n’avait pas suffisamment de place pour prendre ce gosse, il s’est adressé à moi. J’avais une chambre inoccupée, depuis le mariage de Semih, et je l’ai pris à mon domicile. La pire erreur de toute mon existence. La police passait constamment à la maison. Tante Esma en était toute tourneboulée. Je me suis occupé de lui jusqu’à son service militaire. Je me disais que ça lui mettrait du plomb dans la cervelle. Enfin, ça a dû avoir un effet sur lui vu qu’à son retour il s’est pris un appartement et que personne n’a plus entendu parler de lui pendant six mois, jusqu’au jour où il est revenu en cabriolet avec un costard et une Natasha à son bras. Une Russe. Lui qui tapait tout le monde seulement six mois plus tôt, il avait des billets plein les poches. Ce n’est pas le genre de changement de statut qu’on obtient sans rien avoir à se reprocher.

— Il y a combien de temps ? veut savoir Leyla.

— Trois ans.

— Et vous ne lui avez pas demandé d’où venait cet argent ?

— Boursicotage, promotion immobilière et trafic de travailleurs clandestins. La plupart des salopards dans son genre se sont enrichis avec ça, après notre entrée dans l’Union européenne », marmonne oncle Cengiz.

Sous-tante Kevser se racle la gorge. Grand-tante Sezen a horreur des gros mots. À cause de Leyla, Cengiz Gültasli vient de se déconsidérer dans sa propre maison. Elle retient sa question suivante : Et vous le croyez ? Elle sait que si elle le demandait, elle le ferait passer pour un imbécile.

« Qui a songé à s’adresser à lui, pour cet emprunt ?

— Aucune banque ne voulait nous soutenir, rappelle Yasar.

— Et Aso ? Il ne connaît personne, il n’a pas de parents capables de vous financer ?

— Il existe des fonds kurdes de développement régionaux pour les start-up qui se lancent dans les nouvelles technologies. Le problème, c’est qu’on les trouve à Diyarbakir.

— Serais-tu en train de me dire que vous n’avez pas sollicité des financements régionaux parce que vous ne vouliez pas vous rendre au Kurdistan ?

— Je travaille avec un Kurde. Un Kurde est mon associé et, plus important encore, il est mon ami. Où je veux en venir, c’est que nous n’avons pas déposé un dossier parce qu’il n’existe aucune infrastructure adaptée. Istanbul est une ville nano, Ankara est une ville nano, Diyarbakir est une… ville tout court.

— C’est moi qui ai pris cette décision, intervient oncle Cengiz. Personne n’aurait financé ce projet, pas sans garanties impossibles à fournir… et je ne parle pas des taux d’intérêts proches de l’usure. Le pourcentage était raisonnable et ils avaient une option de rachat, dès qu’ils en auraient les moyens. La famille, il n’y a que ça de vrai, non ?

— C’était un passeur d’hommes, rappelle Yasar. Il faisait venir des clandestins de tous les pays en “stan”.

— Ce qui est certain, c’est qu’il s’est reconverti depuis dans le nano, déclare Leyla. Sa cuisine était pleine de fioles en plastique. Est-ce que quelqu’un a une vague idée de l’identité du voleur de voiture ? Le type auquel il doit de l’argent ? La famille pourrait-elle se mobiliser pour se renseigner ? Quelqu’un le sait forcément, non ? C’est important, car il a dit qu’il m’aurait à l’œil. Et s’il me surveille, il vous surveille tous. Ce type me fait froid dans le dos. »

Les hommes regroupés autour de la table marmonnent.

« Et personne ne sait quoi que ce soit sur Mehmet Ali ? Tout ce qu’on m’a dit, c’est qu’il détient un demi-Coran valant la moitié de la société. Dois-je chercher cet objet ou cet homme ? Est-il vivant ou mort, à Istanbul ou seulement en Turquie ?

— Il est vivant, affirme tante Betül. Je le saurais, dans le cas contraire. J’ai un don.

— Alors, aidez-moi. Vous ne voulez pas que ça sorte de la famille, et j’ai besoin de vous.

— Nous allons te donner un coup de main, déclare sous-tante Kevser. Nous sommes tes proches et tu pourras toujours compter sur notre soutien. »

Du balcon leur parvient la voix de grand-tante Sezen qui s’exprime avec toute l’autorité que confèrent les Écrits saints : « Le Coran veut retrouver son intégrité. »


Cela ne fait aucun doute, de toutes les personnes qui se trouvent sur le pont de Galata c’est Ayse Erkoç qui a les plus belles chaussures. Un détail qu’elle est d’ailleurs la seule à relever car les trams passent trop rapidement, la circulation est trop dense et masculine, les touristes sont trop sonnés par l’image qu’Istanbul – proche avec ses vues et ses merveilles – leur offre sur un décor de coucher de soleil doré. Les Stambouliotes adultes sont impatients de rentrer chez eux ; les adolescents sortis des nanobazars des passages souterrains, des tunnels et des armureries du côté de Beyoglu, sont bien trop paranos et incapables de s’exprimer ; les voleurs à la tire et cireurs de chaussures bidon se concentrent bien trop sur leurs arnaques pour remarquer la qualité de ce qu’elle a aux pieds. Quant aux hommes et aux très rares femmes qui se penchent sur la rambarde, avec leurs cannes à pêche dressées comme des moustaches de chat, rien ne pourrait distraire leur attention même si les chaussures en question étaient portées par le mahdi en personne. Ayse imagine momentanément que ces centaines de cannes sont des rames et que le pont est une galère qui largue ses amarres, un vieux ponton métallique qui remonte vers Balatkarabas, un dromon qui vire dans la Corne d’Or pour aller au-devant de grandes aventures. Entre les tabourets et les seaux en plastique destinés à recevoir les prises, les bocaux pleins d’asticots et de têtes de maquereaux, les boîtes à outils en plastique contenant hameçons et mouches, les gaules et les scions allongés sur le sol, se tapissent de nombreux pièges tendus aux chaussures de prix. Mais Ayse franchit ces obstacles avec souplesse et élégance. Seigneur, elles sont vraiment super, ces chaussures !

« Pourquoi cette robe, ma chérie ? lui a demandé sa mère quand Ayse se changeait une fois de plus dans le musée de son enfance.

— Je te l’ai expliqué hier soir, répondit-elle en enfilant ses chaussures.

— Tu serais donc passée, hier ? » Ayse voit Fatma Erkoç regarder Günes, sa fille zélée, qui le confirme de la tête. « Oh, oui ! Bien sûr. Jolie robe. C’est nouveau ?

— Nous allons dîner sur les îles des Princes avec Ferid Adatas. Un financier, un homme très riche. Un multimillionnaire. Ça va aller, comme ça ?

— C’est plus que suffisant, pour un multimillionnaire », répondit Fatma. Ayse déposa un baiser léger sur ses lèvres, où elle laissa une pellicule de rouge à lèvres d’un micron. « Oh, chérie, non, pas ces chaussures ! s’exclama-t-elle après le départ de sa fille. Le rouge, c’est pas une couleur pour une femme convenable ! »

Rouges, les chaussures. Rouge, le nom de l’homme. « Tu ne pourras pas le rater », a dit Selma Özgün. Rouge, le pêcheur grand spécialiste des hommes mellifiés, est vêtu de la tête aux pieds de la couleur dont il porte le nom. Une casquette du Galatasaray, un coupe-vent à la fermeture à glissière remontée jusqu’au cou malgré la chaleur qui règne sur le pont, bas de survêt aux genoux et aux fesses déformés. Seules ses chaussures détonnent, des contrefaçons de Converse All Star couleur blue-jean qui lâchent aux coutures et aux œillets. On les trouve également en rouge, se dit Ayse. L’homme est appuyé à la rambarde à côté de l’escalier du côté d’Eminönü, cigarette à la main, yeux bleus rivés sur sa canne, avec au-delà la Corne d’Or qui s’ouvre sur le Bosphore, les navires en transit et l’Asie. Son seau est vide. Du poisson serait superflu. Ayse s’étonne de n’avoir jamais remarqué ce pêcheur pourtant si voyant au milieu de ses compagnons aux tenues de vieillards si discrètes lors de ses innombrables traversées du pont de Galata. Combien de fois a-t-elle été la femme affairée et préoccupée qui ne redresse jamais la tête pour voir ce qui l’entoure ? L’invisibilité de ce qui est criard. L’œil est attiré par la couleur, pas par l’homme.

Ayse trouve un espace libre à côté de lui, le long de la rambarde. Des odeurs de poisson grillé lui parviennent des restaurants du niveau inférieur.

« Ça mord ? demande-t-elle.

— Pas une touche. Avec une chaleur pareille, ils restent au fond, là où l’eau est sombre et fraîche. Sont pas cons, les poissons. »

Ayse s’interroge sur la raison pour laquelle il est bredouille et tous les seaux alignés le long du trottoir sont vides. Le dernier des maquereaux n’a-t-il pas été péché il y a longtemps ? L’or légendaire de Byzance, immergé dans la Corne d’Or afin de le soustraire aux conquérants turcs, a certainement été récupéré pièce après pièce par des générations de pêcheurs du pont de Galata. C’est une activité professionnelle reconnue, à Istanbul.

« Selma Özgün vous salue bien.

— Comment va-t-elle ?

— Elle travaille pour le gouvernement.

— J’espère que la rémunération est valable.

— Elle participe à un groupe de réflexion. »

Rouge manque sourire. Son visage a été émacié et buriné par les éléments et les saisons, son menton couvert d’une barbe de quelques jours. Des cigarettes qu’il a laissées se consumer ont jauni ses doigts.

« Je m’appelle…

— Ayse Erkoç.

— Nous serions-nous…»

Elle tente de se le représenter rasé, pomponné, bien habillé et after-shavé.

« Non, je m’en souviendrais. La ville est petite, voilà tout. Nous vivons dans des microcosmes.

— Selma m’a dit que vous êtes le spécialiste de tout ce qui se rapporte de près ou de loin à Haci Ferhat. »

Rouge tapote l’épaule du pêcheur le plus proche et lui désigne le niveau inférieur. L’homme place un journal sur son tabouret et déplace les boîtes d’appâts. Le territoire qui borde la rambarde est âprement contesté et les heures d’occupation sont comptées. C’est seulement lorsqu’ils passent devant le drapeau turc géant qui couvre l’escalier et l’extrémité de la jetée qu’Ayse comprend pourquoi elle n’a jamais remarqué Rouge lors de ses traversées de la Corne d’Or. Un homme rouge à côté d’un drapeau rouge. Dissimulé aux yeux de tous. Il lève un doigt à l’attention du maître d’hôtel du premier des restaurants côté terre. L’homme fait un signe et de jeunes serveurs vont installer une table et deux tabourets au ras du trottoir.

« Ce sont les pires restaurants de tout Istanbul, déclare Rouge. Les prix sont exorbitants, le poisson est mauvais et le café exécrable, mais je peux d’ici surveiller ma ligne. » Il désigne de la tête les innombrables fils de pêche qui pendent devant eux. Ayse se demande comment il peut différencier le sien des autres. Peut-être n’est-ce qu’un élément de légende. On leur apporte du café, avec de l’eau et des pistaches grillées. Près des flots, dans l’ombre du pont, ils échappent à la chaleur ambiante. Il y a ici des tourbillons de fraîcheur.

« Avant de vous dire quoi que ce soit sur l’homme mellifié d’Iskenderun, je dois vous demander de bien me regarder. Que voyez-vous ? Un licencié qui a été diplômé avec mention ? Le meilleur de sa promotion ? Un grand universitaire, un spécialiste de l’histoire locale plein d’avenir, un homme qui va écrire pour des revues des articles sur les plaisirs secrets de la vie stambouliote ? Non, vous avez devant vous un clodo, un homme qui reste planté là avec sa ligne qu’il pleuve ou qu’il vente, un individu au visage fripé comme un vieux sac à main, un fantôme qui hante le pont de Galata. Vous voyez une vie gâchée. Tel est le visage et telle est la vie d’un imbécile qui a recherché l’homme mellifié d’Iskenderun. Ne vous laissez pas attirer par la douceur du miel. »

Trop tard, se dit Ayse. Selma Özgün m’a déjà permis d’y goûter.

« Ce n’est pas pour moi mais pour un client.

— Vous a-t-il réglée d’avance ?

— Il a versé un acompte.

— S’il aime jeter son argent aux mouettes !

— La plupart de mes clients n’ont pas de soucis financiers.

— Voilà qui est parfait. Vous allez pouvoir perdre du temps, de l’argent et du bonheur pour chercher l’homme mellifié. Si Selma vous a envoyée vers moi, elle a dû vous communiquer les éléments de base, vous parler des Ferhat, de la malédiction et de l’Hirsute de Cappadoce. C’est ensuite que les versions divergent et que tout devient pure spéculation. Toutes les théories m’inspirent de la méfiance. Ce sont des fondations bien fragiles sur lesquelles fonder des croyances. »

Rouge allume une cigarette qu’il déplace comme une baguette de chef d’orchestre, pour battre la mesure de ses paroles.

« Les théories se rapportant à la suite de l’histoire de l’homme mellifié d’Iskenderun entrent dans trois catégories principales, toutes géographiques. Je veux dire par là qu’elles dépendent du côté vers lequel l’Hirsute de Cappadoce est censé s’être rendu. Nous avons donc l’école du nord, l’école de l’est et l’école de l’ouest. Pour les tenants du Nord, Haci Ferhat a été emporté à Trébizonde, sur la berge de la mer Noire, et de là en Crimée dans le palais d’été des Putyatin, une famille princière descendant des anciens rois de Kiev. Il va de soi que pour eux ce n’est pas Raspoutine qui a guéri le Tsarévitch mais le miel du cercueil d’Haci Ferhat. Quand les Putyatin ont fui la révolution et se sont exilés à Istanbul, ils ont emporté l’homme mellifié avec eux. Fait déprimant, l’histoire est alors associée aux chasseurs d’Anastasia et théoriciens du Tsarévitch… et, s’il y a plus assommant que les passionnés de l’homme mellifié, ce sont ceux des Romanov. Des théories. Toujours des théories. »

Rouge se penche en avant, étudie sa ligne en fronçant les sourcils, se rassoit et boit avec nonchalance une gorgée de café.

« L’école de l’est postule que l’Hirsute de Cappadoce ne venait pas d’Anatolie centrale mais était un derviche errant originaire de Perse qui s’était temporairement joint à des communautés d’anachorètes du secteur de Nevsehir. Il serait reparti vers l’orient avec le cercueil. C’est là que l’histoire s’embrouille un peu, ce qui éveille mon intérêt car la vérité comporte toujours des zones d’ombre. L’école du nord s’en tient à une théorie logique, quoique enjolivée. L’école de l’est s’apparente à une compilation de diverses théories. La plupart concordent sur le fait que notre derviche aurait perdu le cercueil… au jeu ou suite à une mort naturelle, un assassinat, une attaque de voleurs, un rival qui l’aurait étranglé. Pour certains, les membres d’un ordre renégat d’alévis l’auraient récupéré. Ils se seraient transmis la momie au sein de leurs familles et elle ne serait arrivée à Istanbul que dans les années 1970, lors de leur exode massif vers l’occident. Les uns disent qu’elle est détenue par des chrétiens syriaques, l’Église arménienne ou des groupes plus anciens comme les nestoriens. Pour d’autres, les Kurdes auraient assassiné le saint homme pour voler la dépouille et l’emporter dans ce qui est de nos jours l’Irak et l’utiliser dans le cadre d’un rite yazidi blasphématoire. Ils sont censés récupérer tous les dix ans un peu de miel qu’ils utilisent pour guérir les malades et faire d’autres miracles. Les gens viendraient de toutes parts, des deux côtés de la frontière. Pour les tenants de cette version, le cercueil ne serait arrivé à Istanbul qu’en 2003, après l’invasion américaine. Les Kurdes l’auraient transféré jusqu’ici parce que c’était le dernier endroit où leurs adversaires songeraient à le chercher. Pour d’autres encore, des agents de la CIA l’auraient acheté fin 2001. Ils auraient exercé leurs activités à la frontière pendant des années, une économie virtuelle fondée sur le dollar. Haci Ferhat se serait retrouvé à Izmir quand nous avons refusé de laisser la flotte américaine se ravitailler, juste avant l’opération Restore Freedom. Bloqué aux douanes, à ce qu’on dit. Bon, j’aime tout particulièrement cette histoire parce qu’elle révèle comment une fable peut évoluer en fonction des événements du monde réel. Je ne peux malheureusement pas retenir cette possibilité. Cette histoire est trop connue et les douaniers sont bien trop corrompus pour que l’homme mellifié d’Alexandrette ait pu rester vingt-cinq ans dans un de leurs entrepôts. Haci Ferhat est allé à La Mecque – de nouveau – et à Médine, dans le monastère de Sainte-Catherine du Sinaï, à Jérusalem et même au sud jusqu’en Éthiopie, à Aksoum, où son histoire a fusionné avec celles de l’Arche d’Alliance. Vous remarquerez qu’il n’existe aucune école du sud. S’il y a eu des récits selon lesquels l’homme mellifié a été emporté de ce côté, ils ont été absorbés par les théories orientales il y a un demi-siècle. Il serait même allé aussi loin à l’est que le temple du Feu de Bakou. »

Rouge expédie le mégot de sa cigarette consumée dans les flots et en allume une autre. Un ferry se faufile dans l’espace qui sépare les niveaux inférieurs. La proximité des navires est agréable, en bas à la hauteur des vagues, estime Ayse. C’est une autre façon de voir les choses. Si elle avait des chaussures un peu moins classe, elle les retirerait et remonterait ses pieds près d’elle, sur le tabouret. C’est l’heure des belles histoires.

« Nous en arrivons à l’école occidentale. Ces récits tiennent la route. Leur base commune est la suivante : après avoir obtenu le cercueil, notre Hirsute de Cappadoce serait passé par Istanbul pour continuer vers l’ouest, aller dans les Balkans rejoindre un ordre de derviches installé dans ce qui est devenu la Bosnie. L’homme mellifié a acquis un statut de relique locale, un but de pèlerinage après que le Dede de ce tekke a vu du miel goutter du cercueil. C’est ainsi qu’est apparue la légende selon laquelle il suffisait d’appliquer un peu de ce miel sur les lèvres des soldats pour leur transmettre le courage, la force et l’invincibilité du Haci en personne. Les blessures cicatrisaient spontanément, les chairs se régénéraient. C’est de toute évidence une variante de la légende d’Hizir, mais n’oublions pas que les partisans locaux ont repoussé les Ottomans dans les années 1890, les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale et les milices serbes dans les années 1990. Chaque fois que les Bosniaques en ont eu véritablement besoin, du miel miraculeux a été exsudé par le sarcophage d’Haci Ferhat. Il va de soi que cette histoire tombe un peu trop à point et, naturellement, tous les musulmans engagés dans des batailles de Sarajevo à Islamabad se la sont appropriée. Moudjahidine pachtounes, lanceurs de pierres de l’Intifada palestinienne, kamikazes tchétchènes et même combattants kurdes ont dit bénéficier de la protection d’Haci Ferhat. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont l’école orientale s’imprègne des autres traditions. Je m’attends d’ailleurs à ce qu’elle absorbe totalement la théorie occidentale. Voilà quelles sont vos trois possibilités. Dans deux d’entre elles l’homme mellifié d’Iskenderun a terminé son voyage à Istanbul, dans la troisième il se trouverait dans un tekke de Bosnie.

— Vous n’avez pas précisé quelle est la bonne.

— C’est exact.

— Pouvons-nous en éliminer certaines ?

— Il n’existe aucun tekke portant le nom d’Haci Ferhat. On trouve en Bosnie plusieurs tekkes de la Chaîne d’or de Nakshabendi Hakkani, mais il s’agit d’un ordre qui ne vénère aucune relique. Les Kadiriliks sont bien implantés dans la totalité des Balkans, mais lire leurs archives est terriblement fastidieux et on n’y trouve nulle part une référence à un homme mellifié. Ce qui s’applique aussi aux Rif’ai, dont le noyau se situe en Albanie. Néanmoins, ils sont proches des Bektasis et des Alevis, et un homme mellifié a pu se retrouver en Anatolie. Il est également possible qu’Haci Ferhat soit devenu un saint local ou qu’il ait été christianisé par l’Église, mais compte tenu de l’importance de la légende – des soldats invulnérables et au courage sans égal ne passent pas inaperçus – nous devrions en avoir entendu parler. Les Serbes s’y sont d’ailleurs intéressés, à la fin de la guerre de Bosnie. Quand l’opération Deliberate Force de l’OTAN les a repoussés, un détachement de leurs forces spéciales placé sous le commandement du major Darko Gagoviac a été chargé de retrouver et de récupérer le corps d’Haci Ferhat.

— S’approprier une légende ?

— Mais c’est plus qu’une légende, non ? Cet officier et ses hommes ont forcé les portes de tous les couvents de derviches de Bosnie. Haci Ferhat était un prétexte. Leur mission consistait à tuer le plus grand nombre de soufis possible et de raser par le feu un maximum de tekkes. Ils n’ont rien trouvé, ce qui ne signifie pas qu’il n’y avait rien. À mesure que leurs agissements ont été connus, les derviches ont dissimulé leurs trésors. Rien ne filtre. Rien n’est connaissable. Je dois en conclure que si la théorie de l’école occidentale me séduit, elle est en fin de compte peu convaincante.

— Parlez-moi de l’école russe.

— Je la considère contestable pour des raisons radicalement différentes. Bon nombre de vieux Russes blancs ont soutenu avoir vu l’homme mellifié. Ce qui éveille aussitôt ma méfiance. Pourquoi eux plutôt que des Polonais, des Kashubiens, des Bulgares ou des Arméniens ? Canaliser l’histoire en lui faisant suivre le chemin de la révolution bolchevique est bien commode – ça sent à plein nez la manipulation historique. C’est le genre d’histoire qu’on invente a posteriori. Sans trop réfléchir. Si Haci Ferhat s’était retrouvé en Crimée, il aurait probablement été délogé par la guerre et serait arrivé à Istanbul soixante ans plus tôt, voire en France ou en Angleterre. C’est typique des Russes et de leur tendance à se mettre en vedette, je le crains. Ce qui fiche en l’air cette possibilité, c’est qu’aucune de ces histoires n’est apparue avant 1992 et la révolution blanche, quand a été publié à Moscou un livre intitulé Le Miel de Dieu : les Romanov et l’homme mellifié, écrit par un certain Dimitri Lebvedev, un ex-capitaine de porte-hélicoptères de la flotte de la mer Noire qui avait visiblement du temps à tuer.

— Mon père était commandant et il a servi dans notre flotte de la mer Noire, intervint Ayse.

— J’ai également fait mon service militaire dans la marine, déclare Rouge avant de désigner sa ligne. Trop de temps à tuer. »

Il se lève et va inspecter le fil. Des hameçons lancés du niveau supérieur passent au-delà d’Ayse pour aller s’enfoncer dans les flots paresseux. Un ferry émerge du paysage de navires et se dirige vers Rüstempasa.

« Ce serait donc une variante de l’école orientale.

— C’est en tout cas un labyrinthe dans lequel on peut aisément se perdre. Selma a dû vous mettre en garde, et je le fais à mon tour. Certaines personnes ont consacré des années entières – pour ne pas dire toute leur vie – à étudier l’homme mellifié. Bon nombre ont renoncé lorsqu’ils ont pris conscience que s’il était découvert ce ne serait sans doute pas grâce à leurs travaux, ce qui démontrerait que leurs efforts avaient été vains, qu’ils avaient gâché leur existence. Tant que la réalité n’entre pas en ligne de compte rien n’est plus facile que s’égarer dans l’imaginaire, à Istanbul. Les théories. Il ne faudrait jamais les confronter à l’empirisme. Si vous voulez aller plus loin, je peux vous indiquer la direction que j’ai montrée à tous ceux qui vous ont précédée. Vous en ferez ce que bon vous semble. Tout ce dont je dispose, ce sont des histoires. Et peut-être n’y a-t-il rien d’autre, ce qui serait déjà pas mal. Un colossal édifice imaginaire. Cependant, si rencontrer une femme qui dit être une descendante en ligne directe d’Haci Ferhat vous tente, il vous suffit de vous rendre à Beshun. Vous la trouverez au Marché égyptien. Le matin, seulement. Cherchez les lapins. Des lapins et des graines. Comme vous l’a conseillé Selma, précisez que c’est moi qui vous envoie. »

Il se lève, allume une autre cigarette et scrute de haut en bas sa ligne qui va se perdre au fond de l’eau.

« Allez, venez, salopards. Le soleil est parti et la fraîcheur du soir approche. Oh, au fait, ça ne vous ennuie pas de régler les cafés ? »

Comme annoncé, les consommations sont hors de prix. Pendant qu’Ayse ajoute à contrecœur quelques centimes de pourboire, elle remarque une embarcation plus petite que les autres, plus maniable et rapide, qui rattrape le ferry puis coupe devant son étrave pour gagner les débarcadères d’Eminönü. Elle n’a pas vu passer le temps, l’inclinaison de la lumière, l’étirement des ombres, l’or soutenu qui pare désormais les collines d’Asie. Son moyen de transport vient d’arriver.


« Nous préférons de loin les applications en ligne », déclare le représentant de l’Agence européenne de financement des technologies émergentes. Il est élégant et séduisant, mais il en est conscient, ce qui incite Leyla à inscrire ces attributs dans la rubrique des défauts, et il a une cravate en nanotissé dont les motifs changent toutes les vingt secondes. C’est également regrettable, mais moins ennuyeux. Le bureau regorge de nanogadgets et babioles en tout genre, une feuille d’intellisoie se plie et se déplie en un origami constamment renouvelé pendant que dans un plateau des grains d’intellisable s’assemblent en une succession de pagodes jamais identiques. Des fluides nano-imprégnés coulent vers le haut pour faire tourner un petit moulin, un tapis de sol change de texture et passe de fibres à fourrure, de plumes à écorce. Rien ne conserve sa forme plus de trente secondes, dans ce bureau qui semble pris de contractions.

« Je crois avoir visité cet endroit lors d’un trip sous acide », a murmuré Aso lorsqu’ils se sont assis devant le bureau qui a la bougeotte, pendant que Mete Öymen réunissait ses notes sur la Ceylan-Besarani. En costume et chemise, Aso est un porte-parole bien plus présentable que Yasar. Il a la prestance que confère une grande taille et il n’est pas trop gros, ce que Leyla juge indispensable en pareil cas. Donner une image positive de l’entreprise n’est pas chose facile. C’est d’ailleurs un domaine où Aso peut encore réaliser quelques progrès. En commençant par changer de chaussures, et passer par la case repassage.

« Internet prive de la spontanéité d’une rencontre face à face, déclare Leyla. La passion fait défaut. »

Alors que Mete Öymen semble considérer que tous les rapports autres que virtuels donnent des nausées. Il étudie l’écran en intellisoie.

« Les nanos, oui. Quatre-vingts pour cent des demandes qui nous sont adressées concernent des start-up dans ce domaine.

— Nous ne cherchons pas des fonds pour lancer une start-up mais pour réaliser un prototype et une étude de marché. »

Une fois de plus, Mete Öymen s’intéresse à l’écran.

« Vous ne nous aviez encore jamais contactés.

— Nous avons bénéficié d’un financement privé. Pouvez-vous intervenir rapidement ?

— Il nous faut généralement de six à huit semaines.

— Nous avons au mieux quatre jours devant nous.

— Je doute que ce soit réalisable.

— Au moins un accord de principe.

— La prochaine réunion d’attribution des fonds se tiendra vendredi. On peut toujours tenter. De combien auriez-vous besoin ?

— Un quart de million d’euros.

— Toute demande de financement supérieure à cent mille s’effectue par l’entremise du Fonds de développement de l’infrastructure technologique régionale européenne.

— C’est long ?

— Disons qu’il y a plus rapide. Il existe une procédure accélérée pour solliciter le FDITRE et, comme c’est un fonds structurel, il attire bien moins de postulants.

— Ce vendredi ?

— J’en doute. Il devrait en revanche être possible de diviser votre demande en deux, voire en trois, et de déposer des dossiers séparés dès l’instant où aucune des sommes ne dépasse cent mille.

— Jetez un coup d’œil à notre présentation. »

Aso transmet d’une poignée de main le code à Mete Öymen.

« Ce serait mieux sur votre ceptep. »

Byzance n’est pas morte, murmure-t-il à Leyla pendant que Mete Öymen assiste au ballet des molécules.

« Je ne saisis pas », avoue-t-il quand les motifs cessent de danser sur ses globes oculaires.

Leyla sent Aso se crisper. On se détend.

« Il s’agit d’une tête de lecture et d’enregistrement bio-informatique universelle. Elle permet de stocker des informations sur l’ADN non codant – l’ADN poubelle, comme on dit –, ce qui transforme chaque cellule en support de données.

— Et à quoi cela pourrait-il servir ? »

Aso bout de colère contenue. Leyla pose la main sur son bras.

« C’est une technologie qui va changer le monde, affirme-t-elle. Révolutionnaire. Plus rien ne sera jamais pareil, ensuite.

— Je crains que les révolutions se vendent mal, de nos jours. Je ne suis pas convaincu que ce soit commercialement viable, mais déposez une demande et nous la prendrons en considération. Il me faudra également vos derniers comptes vérifiés, les statuts de la société, une attestation de non-gage et un tableau de vos possibilités d’autofinancement, en espèces ou par d’autres moyens.

— Nous vous ferons parvenir tout ça.

— Si vous voulez que votre dossier soit étudié lors de la prochaine réunion, tout devra être sur mon bureau demain matin à l’ouverture. Je ne sais pas si ça vous laisse suffisamment de temps.

— Nous serons dans les délais, monsieur Öymen. »

Sa poignée de main révèle un manque de caractère évident et c’est sans dire un mot qu’Aso prend l’ascenseur. Il reste muet dans l’entrée puis dans la rue, alors qu’ils gagnent sous une chaleur caniculaire l’endroit où Leyla a pu garer la voiture, en maudissant le virus qui affecte son autodrive et l’empêche de se déplacer toute seule au cœur de la circulation avant de revenir les prendre à la demande. Il attend qu’ils aient bouclé leurs ceintures, que le moteur tourne et que Leyla reparte précautionneusement pour gronder un « Connard ! » si sonore que Leyla manque faire un écart et écraser un enfant qui rentre de l’école.

« Les révolutions se vendent mal, de nos jours ! Quel con ! Je ne suis pas convaincu que ce soit commercialement viable ! Pourquoi donc, monsieur Mete Öymen ? Parce que vous êtes incapable d’imaginer qu’il est possible de stocker la totalité des informations accumulées tout au long d’une vie ou parce que vous ne voyez pas pourquoi des gens voudraient échanger expertise, capacités et personnalités complètes comme des applications pour ceptep ? Les avantages des rapports télépathiques personnalisés d’esprit à esprit vous échappent peut-être ? Mais déposez une demande et nous la prendrons en considération. Vous seriez incapable de reconnaître son intérêt même si je gravais tous les points positifs sur votre front avec un laser, petit bureaucrate turc bêcheur pleurnicheur lâche et mesquin. Je prie les Turcs ici présents de bien vouloir m’excuser. Désolé. Je m’emporte. Je suis hors de moi. Je ne lui demande pas de comprendre ce que nous avons réalisé, seulement de saisir le concept, voir les possibilités, en être impressionné. C’est fascinant, merde ! C’est une métamorphose totale de l’humanité ! C’est l’homme version 2.0 !

— Je tente de conduire », rappelle Leyla. C’est l’heure de pointe et tous les Stambouliotes trépignent d’impatience de rentrer chez eux pour retrouver la fraîcheur de leur foyer, retirer leurs chaussures et leur veste, mettre la clim à fond. Aso n’est pas le seul à râler, dans les rues de la ville. Leyla fait glisser la petite citadine entre les véhicules immobilisés. Elle est en sueur, surplombée par les roues des camions qui broient les reflets sur le pare-brise.

« J’appartiens à un peuple passionné ! » s’emporte Aso. Il a tendance à s’exprimer par gestes, lorsqu’il est excité, et Leyla se penche pour esquiver sa main. « Je vais vous dire une chose, et c’est que nous savons reconnaître l’injustice quand nous y sommes confrontés – ce qui a été fréquent tout au long de notre histoire – et je dis que c’est une nouvelle injustice. Une injustice énorme, monstrueuse et farcie de merde !

— Il ne faut pas vous raconter des histoires », lui déclare Leyla avant d’insérer le véhicule argenté à trois roues entre deux dolmus dont les passagers comprimés paraissent encore plus abattus qu’eux. « Votre projet n’est pas en cause, pas plus que huit siècles de préjugés envers les Kurdes. Même si ce type estimait que c’est la chose la plus géniale dont il a entendu parler, même s’il considérait que c’est le bond le plus important que pourrait faire l’humanité depuis le jour où nos lointains ancêtres se sont pour la première fois dressés sur leurs membres postérieurs, ces fonds nous resteraient inaccessibles. Pourquoi ? Parce que nous sommes dans l’impossibilité de présenter l’acte de constitution de votre société.

— Nous avons notre moitié du Coran.

— Tiens donc ? Il va le regarder et vous demander de l’ouvrir à la page des statuts. Vous imaginez sa tête quand vous lui répondrez que l’autre partie accorde cinquante pour cent des parts à un dealer en nanos qui a, dans le meilleur des cas, jugé préférable de disparaître dans la nature ou, dans le pire des cas, est allé nourrir les poissons au fond du Bosphore. Il dira à coup sûr qu’il n’a pas de temps à perdre, et c’est pour ça que nous devons nous comporter en vrais professionnels.

— J’ai bien senti que ce projet lui déplaît », marmonne malgré tout Aso.

Leyla ne peut s’empêcher de glousser. Coincée entre une petite citadine merdique qui lui fait penser à une orange pelée et les énormes camions et autocars, tout en débattant de l’évolution d’une humanité nano-boostée, elle vient de se dire qu’elle pourrait être en train de mettre en place une campagne de marketing pour une gamme de nouveaux jouets.

« C’est propre aux Kurdes ?

— Quoi ?

— Contredire systématiquement ses interlocuteurs ?

— C’est propre aux Aso. »

Elle rit de nouveau.

« Vos rires sont adorables, déclare-t-il.

— Ah ! Vous faites trop de suppositions, monsieur Besarani. Au fait, avez-vous besoin de regagner directement le bureau ? »

Elle voit à la limite de son champ de vision un large sourire s’épanouir comme une nouvelle saison.

« Pourquoi cette question, mademoiselle Gültasli ?

— Parce que j’aimerais m’arrêter en chemin pour vous présenter à mes amis Chaussures, Chemise, Coiffeur et Manucure. Et, pendant que nous y sommes, je vous rappelle que j’attends toujours mon contrat de travail. »


« J’ai une surprise pour vous, les enfants », leur annonce Pinar Hanim. Can lève les yeux de son bureau et laisse errer son regard. Il n’a pas besoin de lire ce qu’elle dit sur ses lèvres et il ne garde pas constamment les yeux rivés sur le visage de porcelaine de sa maîtresse, ce qui irrite au plus haut point cette dernière. Elle n’a plus le droit de frapper ses élèves depuis l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, mais elle sait manier ostracisme, remarques cinglantes et sarcasmes comme un triple nunchaku dans une vidéo de kung-fu. Can lui prête attention, à présent. Une surprise ? Tous la dévisagent, et elle précise : « Un visiteur très particulier est passé nous voir. Entre, Bekir. »

Can reste assis bien droit à son bureau, au fond de la classe. Bekir, meilleur ami et rival, le seul que Can considère comme un égal et un frère, le seul autre élève de l’école Yildiz qui s’intéresse à la ville grouillante qui tournoie autour d’eux, aux autres agglomérations qu’elle contient et aux mondes qui s’étendent au-delà. Ils ont été boucaniers, criminels, super-héros et épouvantables casse-pieds. Ils ont toujours levé la main les premiers, avec la bonne réponse, généralement plus que juste puisqu’elle est bien plus approfondie que ce qu’a prévu Pinar Hanim, ces garçons bien trop intelligents relégués au fond de la classe. Il y a trois mois, Bekir est monté dans la voiture de ses parents qui l’attendaient devant le portail et il n’est pas revenu. Quand un tel événement se produit, il n’existe qu’une seule explication. Le camarade en question a été conduit à la clinique Gayreteppe. Ils rendent l’audition aux sourds, là-bas, ce qui brise leurs liens avec l’école Yildiz. Can est le seul enfant qui ne se sent pas concerné, dans cet établissement pour déficients auditifs. Ils savent réparer les oreilles, pas les cœurs.

« Bekir est revenu nous voir », annonce Pinar Hanim. Conscient de les avoir trahis, Bekir ne tient pas en place tant il est gêné. Il a renoncé à son identité au sein de la nation des sourds. « Dis bonjour, Bekir.

— Bonjour, répète l’enfant d’une petite voix.

— Bekir a quelque chose à vous dire, pas vrai ?

— Je suis allé chez le médecin. » Il n’a pas encore perdu le croassement propre aux victimes d’une surdité profonde qui ignorent quel est le timbre de leur voix.

Mais tous le savaient déjà.

« Et que s’est-il passé ? »

Tous le savent également.

« Ils m’ont rendu capable d’entendre.

— N’est-ce pas merveilleux, vous tous ? Applaudissez votre camarade. »

Les crépitements sonores sont l’équivalent de vaguelettes qui viennent clapoter contre les tympans de Can. Bekir lorgne le fond de la classe, pour le chercher du regard, lui transmettre un message : Eh, tu es là, ça va pas vrai ? On est toujours copains ? Tout va bien. Tu es comme moi, à présent, pense Can. Tu n’es pas sourd.

Il fait trop chaud pour sortir dans la cour de récré, ce jour-là, et les deux enfants s’assoient au fond de la classe pour utiliser le portable de Can. Le flux d’air frais et agréable du climatiseur agite la feuille de papier d’alu qui couvre son gobelet d’ayran.

« Qu’est-ce que tu fabriques ?

— Je résous une affaire de meurtre. »

Enfin, ce n’est pas vraiment un meurtre, mais il est incontestable que quelqu’un a perdu la vie.

« Cool ! Je peux voir ?

— Si tu veux. »

Bekir se dresse derrière son épaule.

« Qu’est-ce que tu envoies ?

— Un bout de bot.

— Quel bot ?

— Celui qui m’a pris en chasse.

— Tu as été pourchassé par un bot ?

— J’ai pu lui échapper de justesse, mais il a fait un plongeon et perdu un petit morceau, avec un numéro.

— Tu comptes le mettre sur bot.net ?

— J’ai un tas d’amis, sur bot.net.

— Tout ce qu’ils savent faire, c’est tchatter. Ils adorent ça, mais ils n’y connaissent rien. Si tu veux déchiffrer la signification d’un numéro de série, c’est là qu’il faut aller. »

Bekir se penche par-dessus Can pour utiliser le clavier. Une nouvelle page s’ouvre.

« Gladio.tr… Ça fait penser à ces types qui croient dur comme fer à l’État profond.

— Que sais-tu sur l’État profond ?

— M. Ferentinou m’en a parlé.

— Vu que ton Ferentinou est grec, c’est certainement un traître. Et même s’ils voient des conspirations partout, ça ne veut pas dire qu’ils sont nuls.

— Ils s’y connaissent en bots ?

— Dans tous les domaines.

— Je m’inscris où ?

— Ici. »

Tip tip tap. Il est en ligne. Deux minutes plus tard, le cliché passe de son ceptep au forum. Le voici devenu un tenant de la théorie du complot.

Sanglé dans Bulle de gaz pendant que M’man le ramène à la maison, Can colle son visage et ses paumes à la glace. Istanbul défile en un kaléidoscope de couleurs, de mouvements et de petites révélations : cascade de dômes d’une mosquée dans la perspective mouvante apparue entre deux tours de verre et d’acier contemporaines, homme qui pousse une charrette à bras vers le haut d’une ruelle abrupte surplombée de balcons, affiche de Semsi en pantalon moulant rouge pailleté : une image de la pop-star qui fascine Can chaque fois qu’il la voit. Il place ses lèvres et sa langue en contact avec le verre pour communier avec les vibrations du moteur, le grondement de basse de la ville. Des passants s’intéressent à lui. Regardez ! C’est l’enfant lèche-vitres ! Ce qu’ils ignorent, c’est qu’il est en réalité l’Enfant détective sous une de ses nombreuses identités d’emprunt.

Son ceptep vibre. Une réponse à son post. Un conspirationniste, un Loup gris, un dingue de bots, a identifié le bout récupéré et est remonté jusqu’à son code d’expédition.


« Tu as remarqué ? » demande Adnan Sarioglu à son épouse lorsqu’ils débarquent sur le quai particulier de Sedef. « Ils ont un petit sac sous le cul pour récupérer leur crottin ! Ils chient des perles ou quoi ? »

La vedette est un Riva italien d’un autre âge, acajou poli et cuir vert, luxueux, rapide et confortable. Adnan et Ayse ont pu voir la calèche qui les attendait sous les antiques becs de gaz ottomans alors qu’ils contournaient le phare puis redescendaient à l’horizontale dans les flots pour gagner en gargouillant le débarcadère.

« Ça rime à quoi, ce canasson ?

— C’est la loi, sur les îles. Tout véhicule à moteur est interdit.

— Qu’entends-tu par “la loi” ? Tout lui appartient, ici. S’il le voulait, il pourrait envoyer une Lamborghini chercher ses invités.

— Il n’y a que deux places, dans une Lamborghini », rétorque Ayse.

Le cocher l’aide à se hisser en dépit du handicap de ses hauts talons sur le marchepied étroit et périlleux de la voiture. Adnan fait glisser sa main le long de son mollet.

« Je sens une couture.

— Évidemment. »

Il monte s’installer à côté d’elle. La calèche danse sur les ressorts à lames de ses quatre roues et Adnan se carre contre les garnitures. Il inhale des odeurs de vieux cuir, de chevaux, de verdure et de musc. Les réverbères à gaz s’élèvent en s’incurvant sur la colline invisible, vers un amas de lumières qui se détachent du halo ambiant : la demeure de Ferid Adatas. Adnan entend vaguement de la musique. Billie Holiday.

Le cocher se hisse sur sa banquette et fait claquer son fouet. Les deux chevaux aux robes identiques partent dans un crépitement de sabots. La secousse du départ envoie Ayse contre Adnan. Ils gloussent, ce qui est fréquent depuis que le Riva a quitté Eminönü. Adnan a horreur des bateaux et des flots obscurs. Ayse sait qu’il se contenterait d’en rire, s’il était confronté à quelque chose qui l’angoisse encore plus.

Je suis à tes côtés, pense-t-elle. Tu n’es pas seul, ici. Je veillerai sur toi, je me charge de protéger tes flancs, repérer les tireurs embusqués. Nous formons une équipe solide, toi et moi.

Enfouie dans le cuir souple à capitons de la calèche, Ayse murmure : « Le cheval de gauche bande comme une bête.

— Il n’est pas le seul.

— C’est dû aux vibrations, au rythme particulier d’un véhicule tiré par des chevaux. C’est un des risques du métier de cocher, à ce qu’on raconte. »

Adnan bascule sur le côté, en riant de nouveau.

« Vise-moi ses dimensions. On croirait une lance d’incendie. Imagine-toi en train de trottiner avec un machin pareil qui se balance entre tes jambes. Un peu comme ça…»

Il prend la main de sa femme pour la diriger vers l’entrejambe du pantalon de son costume sur mesure que tend son propre sexe en érection. Ayse rit et écarquille les yeux en sentant les doigts d’Adnan glisser sur sa jambe puis remonter sous sa jupe, légers et provocateurs, un papillon électrique.

« Qu’est-ce que tu fais, sauvage d’Anatolie ?

— Simple vérification. » Adnan suit le tracé de la couture. Cuir, soie, doigt, soie, peau. Tissu, voilages et voiles. Elle a toujours trouvé la protection arachnéenne de la soie, du nylon, de la dentelle et de la gaze bien plus érotique que le contact direct de la peau sur la peau. La soie est un médiateur, le nylon transforme tout effleurement en caresse, un dérapage opportun de la main vers la bagatelle. Elle sent la main d’Adnan se crisper dans la zone aux sensations exacerbées où le bas cède la place à la chaleur de la cuisse nue. Tout devient direct, la transition d’un état au suivant, de la suggestion voilée à la promesse, à l’excitation. « Tu sais, cette couture remonte vraiment jusqu’en haut. La qualité est irréprochable. »

Oui, avec talon renforcé, mais je ne m’attends pas à ce que tu le remarques. La paume d’Adnan est chaude et dure sur le triangle de soie que tend son pubis.

« Quand l’affaire aura été conclue », murmure-t-elle.

Lorsqu’il pénétrera dans la demeure de leur hôte, Adnan sera devenu un pilier d’énergie et de charisme contenu. Tous les yeux seront rivés sur lui, tous attendront ses paroles. Ils ne vont pas à un dîner mais à la guerre.

Ayse se pelotonne contre lui, dans l’étreinte du cuir chaud comme leur peau.

La calèche s’arrête et oscille. Les chevaux piaffent sur les pavés, les harnais cliquettent. La maison est une combinaison géométrique subtile de plans et de niveaux intersectés, ce qui engendre de nombreuses façades qu’il est difficile d’appréhender au premier regard. Elle n’est guère accueillante car elle n’offre aucun accès apparent et les fenêtres se résument à d’étroites fentes horizontales. De la terrasse qui jaillit en porte à faux du flanc de la colline s’élèvent des conversations et la voix vagabonde de Billie Holiday. Le cocher déplie le marchepied. Son uniforme de style ottoman d’un autre âge, le véhicule et les chevaux, avec leur chasse-mouches un peu ridicule au-dessus des yeux, sont d’une incongruité merveilleuse face à une modernité aussi agressive. Adnan prend une profonde inspiration d’air nocturne. Thym, sauge, poussière et sel, miel et sueur.

« L’odeur me rappelle Kas. »

Un petit rectangle noir apparaît sur la blancheur immaculée du mur.

« Adnan ! » La poignée de main de Ferid Adatas est spontanée et aussi énergique qu’il ait en face de lui une femme ou un homme. « Madame Sarioglu, ravi de faire votre connaissance.

— Erkoç, le reprend Ayse. J’ai gardé mon nom de jeune fille.

— Oh, veuillez m’excuser ! Eh bien, je vous souhaite la bienvenue. Comment s’est passé le trajet ?

— Nous n’avons guère entamé notre capital carbone, déclare Adnan en désignant la calèche de la tête.

— Ce qu’on gagne en carbone est perdu en méthane », répond Ferid qui rit de son trait d’esprit.

Puis, alors qu’ils traversent la cour pavée, Adnan murmure dans la chevelure brune d’Ayse : « Je veux simplement te dire que tu es éblouissante, ce soir. Superbe. Je t’avertis que je me fiche de l’identité des autres invités mais je ne laisserai personne – je dis bien personne – t’approcher de trop près. »

Ayse lui pince les fesses.

Des rafraîchissements sont servis sur la terrasse. Les autres convives sont M. Munir Güney et son épouse, Nazat ; le général Barçin Çiller et son épouse, Tayyibe ; le professeur Pinar Budak et son mari, Ertem. Munir Bey est un membre éminent de la Commission européenne de Bruxelles. Un spécialiste du commerce et des tarifs douaniers. Le général Barçin Çiller est un militaire qui a récemment participé à la lutte contre les trafiquants qui opèrent à la frontière irakienne. Pinar Budak est professeur de littérature à l’université de Bogazici, une spécialiste de la poésie de divan féminine du XVIIIe siècle. Ayse mémorise chaque nom et visage pendant que Süreyya Adatas procède aux présentations. Les femmes s’occupent des femmes, les hommes des hommes. Tout repose sur les convenances, mais Ayse perçoit une stratégie sous-jacente : l’isoler d’Adnan. Süreyya Adatas l’a bloquée dans un angle de la terrasse. Istanbul miroite de l’autre côté des flots sombres de la mer de Marmara, ceinte par des voiles de lumière. Les ferries sont des constellations en déplacement rapide sur fond noir, les gros navires des feux verts et rouges aux mouvements très lents. Loin au-dessus de tout cela, mais sous les étoiles, les fanaux des voiles aériennes clignotent avec indolence.

Ayse pose son verre sur la rambarde en inox. L’air tourbillonne et danse sur la terrasse et, pour la première fois depuis des semaines, elle perçoit un peu de fraîcheur. Elle se penche sur la balustrade, pour mieux voir ce qui a retenu son attention au milieu des massifs.

« Ce ne sont pas des os ?

— Des os de chiens, madame Erkoç, lui répond Süreyya Adatas. Cette île a une histoire peu banale. Dans les années 1920, la municipalité s’est inquiétée de la prolifération de chiens errants qui terrorisaient la population. Ils attaquaient des femmes âgées, happaient des nouveau-nés dans leur berceau, égorgeaient des ivrognes qu’on retrouvait au petit matin à moitié dévorés dans les caniveaux. Après les avoir encerclés, les autorités ont estimé qu’ils étaient trop nombreux pour tous les éliminer et ils se sont contentés de les déposer sur ces îles, en laissant Dame Nature se charger du reste. Moins d’un an plus tard il n’en restait plus un seul. De nos jours, les jardiniers déterrent à tout bout de champ leurs ossements. »

Le repas est servi dans une longue salle à manger au dépouillement plein d’élégance. Une baie en verre fumé adoucit les lumières du rivage de la mer de Marmara qui évoquent des chapelets de lucioles, alors que les autres parois ont été creusées dans la roche. Ayse fait discrètement glisser le doigt sur la table et obtient la confirmation de ce que ses yeux et son nez lui ont déjà appris : le meuble a été sculpté dans un seul bloc de cèdre du Liban. Des lampes de mosquée sont suspendues au-dessus des têtes, ce qui paraît de prime abord étonnamment privé de recherche, puis les longues heures qu’elle a consacrées à l’étude du sens caché de certains écrits arabes lui permettent de déterminer ce qui s’y dissimule. Les petites flammes sont disposées de façon à reproduire les constellations lors de l’équinoxe de printemps.

L’attribution des places l’éloigné une fois de plus d’Adnan, autant que l’autorise l’étiquette. Ferid Adatas préside à une extrémité de la table, avec Ayse sur sa gauche. En face d’elle, Mme Çiller, l’épouse du général, a de larges mains de paysanne et des yeux pleins de sagesse. Ayse la trouve immédiatement sympathique. Sur la gauche d’Ayse se tient Ertem Bey, poète et critique littéraire bien considéré. En continuant dans le sens des aiguilles d’une montre autour du rectangle de cèdre viennent l’élégante et hautaine Mme Güney puis le général Çiller. Une caractéristique des militaires, se dit Ayse, c’est qu’ils peuvent porter le plus raide des uniformes avec grâce et distinction mais qu’il leur suffit d’enfiler un costume, et peu importe sa coupe, pour qu’il soit aussitôt froissé et chiffonné. Süreyya Adatas, débordante de charme et d’allure, est en face de son mari. Elle a Adnan sur sa gauche, en diagonale par rapport à Ayse. Adnan qui est à droite du professeur Budak, près de laquelle se trouve Munir, le membre de la Commission européenne, et les dames de la coterie de Ferid Bey. Eurocrate, militaire, artiste et capitaliste qui s’assume.

Ayse fait tourner son verre d’eau de quatre-vingt-dix degrés. Adnan poursuit son offensive de charme auprès de leur hôtesse et du général, mais elle sait qu’il a relevé son signal. C’était un simple test. Elle a établi ce code en prévoyant qu’ils seraient disposés de cette manière. Elle a tout répété avec Adnan à bord de la vedette. Verre, effleurement du lobe de l’oreille, demi-tour de l’alliance, caresse du collier et boucles d’oreilles redressées.

« Et celui-ci ? » Un doigt qui effleure distraitement des lèvres plissées en une moue.

« Arrête ça tout de suite ! »

« J’admire vos bijoux, madame Erkoç, déclare Ferid. Est-ce une croix grecque ?

— C’est une croix arménienne du XXe siècle », répond Ayse. M. Güney et M. Budak se redressent, aux aguets comme des suricates. Tout ce qui touche à l’Arménie est politiquement sensible. « Elle provient probablement de l’atelier de l’église de Saint-Hripsime.

— C’est adorable, déclare Mme Budak. J’aime moi aussi ces vieux objets traditionnels. Comment vous l’êtes-vous procurée ? Je n’ai jamais eu de chance, avec ce genre de choses. Le temps d’arriver, elles avaient déjà été vendues ou tout laissait supposer qu’il s’agissait de vulgaires copies bulgares ou kurdes.

— Un excellent moyen de s’en assurer, ce sont les grappes de raisin du pied de la croix. » Ayse se penche en avant. « Vous voyez, il devrait y avoir six grains sur l’une et cinq sur l’autre. Un par apôtre du Christ, moins le traître Judas. Les pointes forment trois boucles censées représenter la Sainte Trinité, même si leur origine est bien plus ancienne et remonte aux cultes solaires. Sans elles, c’est certainement un faux. Mais je dispose d’un avantage injuste en ce domaine, j’ai une galerie…

— Antiquités ? demande Güney.

— Non, répond Ayse en mesurant ses paroles. Je me suis spécialisée dans l’art religieux. Miniatures et calligraphie, principalement. Il n’empêche que je ne sais pas résister à une croix d’une telle beauté, lorsque j’en trouve une, ce qui est bien plus rare que je ne le voudrais.

— Eh bien, si cela m’arrive je ferai probablement appel à vos lumières », déclare Mme Çiller.

L’entrée est servie. Un plat minuscule et délicat comme un camée. Ferid Bey se penche au-dessus de son assiette pour s’adresser à elle sur un ton de confidence et Ayse le place aussitôt dans la catégorie des palpeurs, car il a posé légèrement ses doigts sur son poignet. « Ce que Tayyibe omet de préciser, c’est qu’elle est elle-même dans le commerce de tels bibelots. »

Ce ne sont pas des bibelots, voudrait répondre Ayse. Ce sont des noms et des aspects de Dieu, mais Mme Çiller intervient avec un « Oh, Ferid ! » d’exaspération.

Mme Çiller tapote le dos de la main de Ferid Adatas avec une cuiller. « Nous sommes en pleine reconversion dans l’immobilier. Ces nouveaux appartements à La Mecque, vous savez ? C’est un marché porteur. Le nombre de personnes qui souhaitent finir pieusement leurs jours dans le calme, et avec un balcon donnant sur la Grande Mosquée, vous surprendrait. Nous n’arrivons pas à satisfaire la demande. »

Une fois les assiettes emportées par un personnel aussi effacé qu’efficace, le général Çiller se penche sur la table pour dire à Güney : « Qu’est-ce que j’ai lu dans le Hürriyet ? Strasbourg voudrait morceler notre nation ?

— Il n’est pas question de la morceler. La France réclame l’application de la directive européenne 8182 qui réclame la création d’un Parlement kurde régional.

— Et ce ne serait pas un morcellement de notre nation, peut-être ? » Le général Çiller lève les mains, exaspéré. C’est un homme corpulent et carré, l’archétype du militaire, mais il se déplace avec légèreté et aisance. « Les Français qui piétinent l’héritage d’Atatürk ? Qu’en pensez-vous, monsieur Sarioglu ? »

Le piège ne pourrait pas être plus évident, mais Adnan redresse sa cravate. Ayse sait que ça signifie : Rassure-toi, je sais ce que je fais.

« Ce que je pense de l’héritage d’Atatürk, général ? Nous pouvons y renoncer. C’est le dernier de mes soucis. Atatürk, c’est le passé. »

Tous se raidissent, autour de la table. Brèves inspirations et hoquets de bon aloi. C’est de l’hérésie. Des gens se sont fait abattre dans les rues d’Istanbul pour bien moins que cela. Adnan a attiré sur lui tous les regards.

« Il est incontestable qu’Atatürk a été le père de la nation. Sans lui, la Turquie n’aurait jamais existé. Mais, tôt ou tard, les enfants doivent s’affranchir de la tutelle de leur père. Pour découvrir s’ils sont devenus des hommes, il leur faut s’éloigner et se débrouiller seuls. Nous sommes comme des écoliers qui ne cessent de parler de la force de leur père : mon papa est le plus fort, il a la voiture la plus rapide ou la plus grosse moustache. Quand quelqu’un nous résiste, nous insulte ou se contente de nous regarder de travers, nous nous éloignons en lançant : “Je vais le dire à mon père, je vais le dire à mon père !” Vient un temps où se comporter en adultes devient une nécessité. Nous devons démontrer que nous avons des couilles, si vous voulez bien pardonner l’expression. Nous savons tenir de beaux discours, parler d’une grande nation, d’un peuple fier, d’une union de nos nobles ethnies, tout le cinéma. Nous sommes imbattables pour vanter nos mérites, mais l’UE nous a répondu : Entendu, prouvez-le. La porte est ouverte, entrez et asseyez-vous, faites partie de notre communauté. Sortez de chez vos parents et installez-vous autour de notre table. Sortez de l’ombre du père de la nation.

« Et vous savez ce que cela nous a révélé ? C’est que nous sommes ce que nous prétendions être. Nous n’avons pas menti. Notre importance est incontestable. Nous débordons d’énergie. Notre économie s’étend jusqu’au sud de la mer de Chine. Nous avons de l’énergie, des idées et du talent à revendre. Prenez tout ce qui sort des cabanes en tôle des zones d’activité du secteur nano et des start-up en biologie synthétique. Tout est turc. Dans sa totalité. C’est le legs d’Atatürk. Peu importe que les Kurdes aient leur Parlement ou que les Français nous regroupent sur la place Taksim pour nous contraindre à demander pardon aux Arméniens. Nous sommes ce qu’Atatürk a fait de nous. La Turquie, c’est sa population. Atatürk a accompli son œuvre et il peut désormais reposer en paix. Les jeunes sont à la hauteur. Vraiment à la hauteur. Voilà pourquoi je crois qu’entrer dans l’UE est bien la meilleure chose qui nous soit arrivée, parce qu’elle nous a appris comment il convient d’être turcs. »

Le général Çiller abat son poing sur la table, ce qui fait sursauter les couverts.

« Par Dieu, par Dieu, il faut avoir de l’audace pour oser tenir de tels propos, mais vous avez absolument raison ! »

Puis arrive le plat de résistance. Les portions sont également congrues, mais bien présentées. Adnan capte le regard d’Ayse, qui retourne sa fourchette. N’insiste pas. Adnan laisse Çiller débiter à voix basse un interminable monologue qu’il ponctue avec son index. Mme Çiller interroge Ayse sur sa galerie.

« Elle se trouve dans un vieux tekke de Beyoglu reconverti. Je suis certaine qu’il doit y avoir quelques vieux mevlevis oubliés quelque part, et des djinns en quantité non négligeable. Que serait un tekke sans ses djinns ? Ce lieu sort incontestablement de l’ordinaire. Parfois, quand je regarde des fragments de la kabbale séfarade du coin de l’œil, je vois les mots se déplacer et se réordonner, le texte se réécrire. J’ai toujours énormément de peine à m’en séparer.

— Comment pouvez-vous travailler dans un endroit pareil ? demande Mme Çiller. Je serais morte de frayeur, à votre place. »

M. Budak décide d’intervenir. C’est un homme sec et sévère qui semble adorer les débats.

« Mais vous les vendez malgré tout. Vous n’êtes pas la conservatrice d’un musée, vous tenez un commerce.

— J’ai une clientèle de collectionneurs triés sur le volet.

— Oui, oui, je suis convaincu que ce sont des connaisseurs, des individus raffinés et érudits, mais vous traitez l’art religieux, des écrits sacrés, des artefacts culturels précieux aux yeux de leurs auteurs, comme de vulgaires produits de supermarché.

— Il existe une différence de taille entre un couvre-Coran et un pot de yoghourt.

— C’est où je voulais en venir. Vous appelez connaissance raffinée ce que j’assimile à de l’appropriation culturelle. Vous dites avoir des textes séfarades. De quel droit en faites-vous le commerce ? Tenez-vous compte des souhaits de la communauté concernée, des groupes et des cultures d’où proviennent les objets sacrés que vous vendez dans votre galerie ? Vous posez-vous seulement la question ? »

L’attention de toute la tablée est rivée sur ce Budak sec et tyrannique, mais Ayse le garde dans son champ de vision périphérique. Il s’agit d’un autre piège. Ertem Bey intervient en parlant de choc et de vénération, puis Pinar Budak prend la relève et rafle la mise.

« Sur un plan historique, sous le système ottoman des millets où chaque communauté religieuse et ethnique régissait dans une certaine mesure tout ce qui la concernait en restant sous l’égide du sultanat, le concept de possession et de propriété ne répondait pas à une définition précise, déclare-t-elle. Dans les communautés locales, c’était fondé sur un sens d’utilité plus que de valeur marchande. Que ce soit un bien ou un service, seul comptait l’intérêt commun, les aspects positifs pour un groupe donné. Je crois que les économistes ont appelé cela la valeur fondamentale, à l’opposé de la méthode dite du mark-to-market. N’est-ce pas, monsieur Sarioglu ?

— Je suis un trader et non un économiste, répond Adnan. Je ne parle pas d’argent, j’en gagne.

— Je ne suis pas non plus un économiste. Où je veux en venir, c’est qu’il existe entre la valeur individuelle et la valeur marchande ce que nous pourrions appeler une valeur sociale, une valeur en tant qu’atout partagé et élément d’union qui apporte une identité à une communauté donnée. Par conséquent, une icône grecque et une croix arménienne ont sur le plan social une importance que leur prix ne peut refléter. »

Sois prudent, Adnan, pense Ayse. Je sens que tu te hérisses, que tu t’apprêtes à voler à mon secours pour ne pas perdre ton statut de héros à mes yeux, mais je ne suis pas l’objet de cette attaque. Communiquer est naturel, pour le professeur Budak. Bien que douce, sa voix est puissante, pleine d’autodérision mais aussi d’assurance, et elle étouffe les autres conversations. Elle impose ses volontés à la tablée. Nul n’a remarqué que le plat principal a été remporté et remplacé par des cuillerées d’entremets.

« Il me semble que cette troisième voie historique, le fait de considérer l’économie sous un angle social plutôt que mathématique ou que produit de la psychologie individuelle, pourrait porter énormément de fruits dans le monde réel. Tout marché n’est-il pas en fin de compte un concept social ? Je ne peux contester l’incroyable vigueur de l’individualisme occidental, mais il a son prix. L’ombre du grand krach plane sur notre génération, mais nous sommes dans un marché en expansion et nous utilisons des instruments financiers interconnectés de façon encore plus complexe et délicate. Il est inévitable qu’arrivé à un certain stade tout s’effondre de nouveau. Les économies de marché privées de garde-fous font partie des armes de destruction massive les plus subtiles mais aussi les plus efficaces qui soient. Je ne peux m’empêcher de penser qu’une économie socialement modérée, une société qui tient compte des valeurs communes que sont la confiance et les obligations mutuelles, pourrait être le modèle du XXIe siècle. Ni un fruit de la haute finance ni une société à la mesure de l’homme, mais une structure située entre les deux, une chose à notre échelle, l’équivalent d’une identité culturelle partagée et des règles de propriété des nombreux composants de l’Empire ottoman. La valeur est liée à l’identité. Qu’en pensez-vous, monsieur Sarioglu ? »

Ayse sait interpréter la pâleur d’Adnan, ses lèvres pincées. Elle fait tourner son verre. Relax, trader.

« Ce que j’en pense ? Je vais vous le dire. Je suis l’argent. C’est aussi simple que cela. Je suis l’argent. Je manipule chaque jour des sommes plus importantes que le PNB de notre pays. Chaque jour. Bien plus d’argent que vous ne pourriez imaginer. Parce qu’il existe une vérité première, à son sujet. Lorsqu’il atteint un tel niveau, l’argent change de statut. Il devient une chose démesurée, indépendante, puissante et belle. C’est une tempête, une tornade. Je ne le possède pas, je ne le contrôle pas, car nul n’en serait capable. Il serait impossible d’en devenir le maître. Je ferme les yeux et je pénètre en lui, et il m’emporte pour un temps – seulement quelques instants car personne, je dis bien personne, ne résisterait plus de quelques secondes sans se faire déchiqueter –, mais quand je ressors de ce tourbillon et que j’ouvre les mains je constate que j’ai saisi et ramené une prise. Ce qu’on appelle le profit. Ce n’est pas un terme vulgaire, c’est la seule chose qu’on peut ramener du monde de la finance. Une simple poignée. Vous pensez que c’est ma motivation, que je fais cela par goût du lucre ? Non, j’exerce de telles activités parce que c’est beau. Beau et terrifiant à la fois. Je risque constamment de me faire débiter en menus morceaux, mais au cours des instants passés dans ce milieu je fusionne avec ces richesses. Vous pouvez parler de valeur fondamentale, de mark-to-market et d’utilité sociale, mais ce sont des mots sans importance parce que l’argent s’en fiche éperdument. Des règles simples, un jeu d’enfants – tu me donnes ceci maintenant, et moi je te donnerai cela plus tard – et tous s’affrontent sans que qui que ce soit puisse totalement appréhender la mêlée qui en résulte, car tout devient alors imprévisible et incontrôlable. Et c’est, à mes yeux, magnifique. L’argent. L’argent à l’état brut. Tout se résume à cela, et vous devriez vous féliciter qu’il y ait des gens tels que nous, et je parle autant de Ferid Bey que de moi-même, parce que nous affrontons quotidiennement ce milieu, nous y plongeons les mains pour en extraire ce qui permet au reste du monde de fonctionner. Et si ce cycle s’interrompait, s’il ralentissait, si l’argent perdait brusquement de son éclat, tout ce que vous connaissez actuellement prendrait fin. C’est pour cela que vos théories sont parfaites mais que l’argent n’en a cure. Et que je m’en fiche moi aussi parce que je suis l’argent. Parce que je fais tourner le monde. Je suis l’argent. »

Le silence est profond, autour de la table. Les serveurs en profitent pour remporter les cuillerées de sorbet et servir le dernier plat.


Les bruits du monde extérieur sont épouvantables, terrifiants. Necdet descend les marches donnant dans la ruelle des Teinturiers et ces sons acquièrent une force physique. Ils le repoussent vers le seuil de la boutique aux volets clos. Hizir est le maître des djinns et qu’il y en ait un aussi gros qu’un nuage accroupi à l’aplomb de la maison des derviches n’a rien de surprenant. Necdet colle sa joue contre le plâtre peint en rouge. Les sons rampent le long du mur, croissent et décroissent, tourbillonnent dans l’air étouffant du labyrinthe de venelles et de places d’Eskiköy, renvoyés en écho par les volets d’acier, les distributeurs de Coke enchaînés aux murs et les balcons qui se penchent au-dessus de la chaussée. Il est énorme, il est étrangement familier, il est terrifiant, il est réel.

Le Saint vert n’est pas contemplatif. Hizir s’est emparé de tout, de la totalité de ses souvenirs – bons et mauvais – afin de reconstituer ce que Necdet pense désormais être sa vie. Il a fait cramer sa sœur. Ismet l’a conduit au couvent des derviches pour le soustraire à la vindicte familiale.

« Que veux-tu que je fasse ? »

Le Saint vert a fermé les yeux et détourné le visage. Necdet estime qu’il a pu agir sous le coup de la folie. Couloir qui donne sur un couloir, tunnel sur un tunnel, l’emportant toujours plus loin dans les cryptes et les citernes plus anciennes que les trois villes qui se sont successivement dressées sur ces pierres. Il se retrouve à côté d’un conduit aussi gros que son corps qui émerge des ténèbres pour aller se perdre dans d’autres ténèbres. Ce tuyau bourdonne sous sa main et, lorsqu’il y colle son oreille, il entend à travers l’épaisseur de l’isolant les hurlements du gaz emballé. Il ne peut plus déterminer ce qui est réel, ce qui est imaginaire et ce qui se trouve dans le monde intermédiaire. Quand Mustafa remonte finalement jusqu’au point d’origine des sons et fait sauter les scellés de sécurité de la porte coupe-feu métallique que Necdet martelait de ses poings, il découvre ce dernier couvert de crasse, de poussière et de sang… mais avec une expression aussi radieuse que celle du Prophète. Necdet a été touché par la grâce. Il a été transfiguré.

Les bruits sont concentrés et amplifiés par les façades des maisons, quand Necdet suit lentement la ruelle des Teinturiers. La place Adem Dede est bondée de monde, principalement des femmes à la tête couverte d’un foulard mais aussi des jeunes mâles qui ont des vestes de cuir, une coiffure soignée et des chaussures cirées. Tous se tiennent face à la maison des derviches. Necdet voit la tête d’Ismet dépasser au-dessus d’un horizon de foulards. Sans doute se dresse-t-il sur les marches de la galerie d’art. Il discerne à présent les autres membres du groupe d’études islamiques de son frère. Les vestes font très classe, les chaussures également. Il s’agit d’un tarikat très élégant, constitué non de traîne-savates mais d’hommes qui travaillent. Un murmure aigu d’impatience s’élève de la foule. C’est le son qui l’a harcelé dans tout Eskiköy.

Bülent et Aykut assistent à la scène du seuil de leurs çayhanes respectives. Ils ont par prudence replié et rangé les tables et les chaises. Les Grecs qui prenaient leur thé chez Bülent ont préféré changer d’air. Aydin ferme son éventaire de journaux et de tickets de loto, avant de contourner en débitant un chapelet d’excuses le troupeau de femmes portant foulard et djellabas. Le dernier des simits de la journée, désormais rassis, est émietté et distribué aux pigeons. Tout le voisinage surveille les lieux du haut des balcons. Même la famille du jeune sourd a ouvert les volets pour lorgner la rue avec méfiance, craignant visiblement d’attirer l’attention. Il y a le gosse, qui regarde par-dessus la rambarde. Necdet lève les yeux et voit son robot jouet, l’oiseau, tourner au-dessus de la place. Certaines fenêtres sont closes. Il y a le gros Grec adipeux, évidemment. La Géorgienne que tous prennent pour une prostituée. Ne discerne-t-il pas derrière les rideaux un semblant de mouvement qui disparaît sitôt qu’il s’y intéresse ? Des détails. C’est comme s’il avait de nouveaux sens à sa disposition. Le monde est net, le monde est détaillé, le monde est cohérent. Il y a une inscription peinte sur la porte de la galerie. Quelque chose et le mot « idolâtres ». Mais il y a aussi la fille qui y travaille, celle dont il a vu le karin marcher sous terre, au dernier rang de la foule. Sans doute ne souhaite-t-elle pas que tous découvrent la nature de ses activités. Necdet aime bien la propriétaire de la galerie, surtout ses bottes et ses jupes. Elle aurait vraiment de la classe et n’hésiterait pas à extérioriser son plaisir.

Un mouvement sur sa droite. La foule se scinde car les femmes se rapprochent les unes des autres, pour former un bloc plus dense. Hizir est là, perché sur la margelle de la fontaine. À cet instant, la fille de la galerie se tourne et voit Necdet. Elle le désigne du doigt et des cris simultanés imposent le silence. Tous se tournent vers lui. Necdet ne tente pas de s’enfuir. Voilà pourquoi Hizir l’a attendu ici plutôt qu’ailleurs dans Istanbul. On ne peut aller à l’encontre de la volonté divine.

Ismet se fraie un passage dans la foule. Les jeunes membres du tarikat qui l’ont suivi de près forment une haie d’honneur autour de lui, avant de le guider vers le porche de la galerie d’art. Brûlez les idolâtres. Voilà ce qui a été écrit avec de la peinture argent. Têtes et visages, têtes et visages, têtes et visages et foulards. Sur les balcons, d’autres faces mais pas de foulards.

« Écoutez, écoutez, écoutez ! crie Ismet en levant les bras. Dieu nous a accordé un précieux présent, ici même à Eskiköy. En ce temps, dans ces rues, Dieu est toujours à l’ouvrage. J’ai suivi la voie qu’il m’a tracée et j’ai installé ici ce groupe d’étude afin d’apporter la justice – la véritable justice, la justice divine – à Eskiköy, et Dieu a béni notre œuvre. Il nous a offert un présent, un cheikh, notre cheikh ! »

L’enfant sourd de l’appartement quatre escalade la rambarde du balcon et sa mère le retient par le dos de son maillot de footballeur. D’où il se trouve, assis sur la fontaine, Hizir se contente d’observer la scène. Peut-être la juge-t-il amusante. Ismet garde les bras levés. Tous semblent attendre que Necdet dise quelque chose.

Je ne suis pas un cheikh, je suis un salopard. Je ne suis pas un saint, je suis un fainéant. Je ne suis pas un soufi, je suis le bourreau de ma frangine, la brebis galeuse de la famille.

Necdet se souvient de la fois où il a déjà vu cela. La foule massée dans Necatibey Cadessi, un mur de visages pendant qu’il fuit les drones de la police, l’homme au tee-shirt blanc qui le filme, juste avant qu’il se tourne et voie la tête de la femme et la lumière qui jaillit de son cou.

Hizir lève les yeux au ciel. Le nuage se déverse sur la place Adem Dede, et Necdet entend par ses sens aiguisés les vrombissements de moustiques des micropropulseurs.

« Partez d’ici ! crie-t-il. La police, les flics arrivent. Ils ont envoyé leurs bots ! »

Les visages ceints de foulards se tournent vers les microbots qui s’assemblent en drones de maintien de l’ordre gros comme des insectes. La foule se fragmente en femmes qui fuient avec les mains sur la tête et le visage, pour se protéger pendant que les flicbots bourdonnent et les mitraillent, cherchant de la peau à découvert pour la marquer avec leurs jets de teinture RFID. Des foulards volettent vers le sol, les femmes se dépouillent des djellabas qui préservent leur modestie, de tout ce qui a pu absorber les marqueurs et risque d’attirer les policiers jusqu’à leur porte. Il y a désormais un bruit différent, sur la place Adem Dede, un hurlement suraigu de panique. Tous évacuent les lieux en quelques secondes. Les balcons sont désertés, les volets fermés et verrouillés. Pavés, murs, façades des boutiques et voitures sont piquetés d’orange. Ismet entraîne Necdet au loin à l’instant où une salve de capsules éclabousse le volet de la galerie. Les lettres argentées du Brûlez les idolâtres se couvrent de pois. L’essaim d’insectes mécaniques grimpe en spirale loin au-dessus de la place et explose en grains d’intellipoussière. Des gémissements de sirènes s’amplifient. Necdet jette un coup d’œil par-dessus son épaule pendant que les jeunes membres du tarikat le poussent dans Günesli Sok. Hizir s’est entre-temps évaporé. Le Saint vert a été remplacé par un robot solitaire qui sort de derrière le rebord du bassin en se déplaçant comme une araignée pour gravir à vive allure le mur à pois, comme dans un cauchemar sans fin. Ce n’est pas un bot de la police, ce n’est pas non plus un des jouets du jeune sourd. Il s’agit d’un observateur inconnu.


Adnan a une théorie concernant les cigares. Ils symbolisent le sexe tranché d’un adversaire. C’est, pour un homme d’affaires, l’équivalent de l’éjaculation d’une bouteille de champagne sur le podium d’un grand prix de formule 1. Je t’émascule, mon ennemi.

Les Budak ont à peine attendu le café. La calèche les a emportés avec fracas vers le bas de la colline, à une allure de trot rapide frôlant le petit galop. Les Güney ont pris congé, lui sec et figé, elle souriante pour ne pas dire rayonnante. Adnan ne l’a-t-il pas entendue murmurer à Ayse : Très amusant, ma chère ? Mme Adatas guidait Ayse, le général et son épouse vers la grande salle et sa collection de mosaïques byzantines. Le verdict allait être rendu. Rien ne pouvait être anticipé, tout restait en suspens.

« Retournons sur la terrasse », lui proposa Ferid Adatas.

La nuit était toujours infiniment et incroyablement limpide. Tout semblait s’être figé, sur le point de s’effondrer. Adnan avait les nerfs à fleur de peau, il se sentait vivre, il percevait ses cellules, son épiderme et ses cheveux. Le moindre mouvement, la moindre inhalation, le moindre effleurement de la plus légère des pensées eût tout interrompu. « Je ne serais pas du tout surpris d’apprendre que vous avez reçu une invitation à dîner, déclara Adatas.

— Quoi, qui ?

— Pinar.

— Vous croyez ?

— Oh, oui ! Vous lui avez fait une forte impression. C’est une vieille trotskiste, mais elle respecte quiconque a une opinion bien arrêtée. Peu importe laquelle dès l’instant où l’intéressé est capable de la défendre. Il n’y a rien qu’elle aime autant qu’une bonne controverse. Tous ces sondages et coups d’aiguillon lui ont permis de déterminer si vous êtes un homme fort ou un simple sous-fifre de chez Özer. Elle va vous inviter à dîner, croyez-moi, et sachez qu’elle a une cave exceptionnelle. Notez bien qu’elle sera moins indulgente envers vous, la prochaine fois. Elle vous mettra en pièces. Non, elle est charmante, Pinar. Même si son mari est un vieux con moralisateur. Prenez un cigare. »

Ce fut à cet instant qu’Adnan sut qu’il avait gagné. Ce fut comme si toutes les étoiles du ciel tombaient du ciel à travers son corps, une douche ignée qui s’accompagnait de vertiges.

La fumée descend en dessinant des spirales dans toutes les cavités de son être. Il n’a encore jamais rien ressenti d’aussi exaltant.

— Votre main, monsieur Sarioglu. » Les données sautent d’une paume à l’autre, codées sur la conductivité naturelle de la chair. « C’est l’essentiel de notre accord.

— J’aimerais y jeter un œil.

— Vous baisseriez dans mon estime, si vous vous en absteniez. »

Adnan sort avec dextérité le ceptep de sa poche de poitrine et le place derrière son oreille. Le scripteur s’abaisse devant son œil.

« Échéance le 16.

— À prendre ou à laisser.

— Vingt-cinq pour cent.

— Vous vous attendiez à plus.

— Comme vous le dites, c’est le contrat…»

Mais ça représente deux millions et il n’en demande pas plus.

« Quand disposerai-je des fonds ?

— Dès que vous aurez remis ceci à mes avocats, avec les documents correspondants. »

La paperasserie n’est pas du ressort d’Adnan. Il est l’UltraLord des Tractations. C’est Kemal qui préparera dans le back-office les divers dossiers, l’échéancier, les transferts et les comptes bidon.

« Rien n’est sécurisé.

— Je suis chargé d’opérations de couverture. Que sont deux millions entre moi et Özer ? La mise est valable. Mille pour cent de gains ? Si nous sommes sur ma terrasse, c’est parce que je suis capable de reconnaître un pari qui en vaut la peine. Vos chiffres et vos propositions sont solides, autant qu’il est possible de l’être dans ce genre de transactions. Je vous ai déjà dit que votre audace m’impressionne – vendre du gaz iranien de contrebande – et Pinar est à mes yeux un bon juge du caractère, mais c’est de surcroît financièrement très intéressant. Tout en découle. »

Un bruit creux de sabots métalliques sur les pavés, la calèche est de retour, un des chevaux aux yeux dissimulés par un chasse-mouches garde une patte avant levée.

« Elle vous attend. Le général et Mme Çiller vont rester ici. Ce sont de vieux amis. N’allez pas penser que je veux me débarrasser de vous, mais j’ai conscience que vous aurez une matinée chargée. » Le rire de Ferid Bey évoque une détonation, puis il assène une tape dans le dos d’Adnan. « Et, s’il vous plaît, ne jetez pas le mégot du cigare. Nous sommes en pleine alerte incendie. »

Dans le vestibule, Adnan et Ayse échangent les derniers codes de la soirée. Ayse retourne ses mains, un geste d’interrogation.

Adnan serre imperceptiblement le poing.


Il se sent perdu. Il y a les rues, la brusque volée de marches et les ruelles innombrables, les jardins secrets et les cimetières oubliés, les boutiques et les petits lycées, les fontaines publiques au fond vaseux du monde de son enfance, mais Georgios reste comme paralysé au milieu de Soganci Sok et des filles serrées les unes contre les autres dans leurs minirobes estivales et chaussures aux couleurs vives, pendant que les garçons se faufilent près d’elles avec leurs cheveux dangereusement raidis par le gel et leurs maillots de marque sans manches. Entrez, venez passer du bon temps dans notre bar, lancent les bonimenteurs. Néons et enseignes en plastique, bannes et affiches, ados qui fument comme le veut de nouveau la mode, petites citadines à gaz et mobs. Une douzaine de musiques l’assaillent, des bribes et des fragments de rythmes personnels. Georgios a emprunté chaque matin cette rue pendant six ans, avec un sac sur le dos, l’équivalent du paquetage d’un soldat parti pour la classe de Göksel Hanim, mais les immeubles lui semblent à présent différents avec leurs façades en béton et non en bois fragile et inflammable comme dans le vieux quartier de Cihangir. Les luminaires pendent de guingois, le caniveau qui s’ouvre au centre de l’étroite chaussée est trop profond, et il devrait y avoir un étroit sok et une double porte verte très basse à son extrémité. Tout est géographiquement conforme, mais rien n’est familier.

Georgios arrête la mob d’un livreur de pizzas et lui montre le plan que Constantin lui a dessiné dans la çayhane, ce matin-là.

« Je cherche Maç Çok. »

Le jeune homme prend la feuille et l’étudié en fronçant les sourcils.

« Prenez à gauche dans trois rues puis descendez devant la mosquée d’Avril.

— Merci. »

Le môme a retiré le silencieux de sa mob et, lorsqu’il repart avec une tour de cartons à pizza qui se balance sur le porte-bagages, le vacarme fait penser à des échanges de coups de feu entre les immeubles. Georgios reste pétrifié dans Soganci Sok. Encore quelques pas et il arrivera à destination. Dans sa rue, à sa porte. Tout a été trop soudain, rapide et proche.

Leur groupe se réunissait tous les mardis à la meyhane Karakus de Dolapdere. Le lundi c’était les poètes, le mercredi les cinéastes d’art et d’essai, le jeudi les chanteurs compositeurs et le vendredi et le samedi les musiciens, mais le mardi était réservé à la Nouvelle Pensée : politique, philosophie, féminisme, théorie critique et… économie.

« Ma chérie, il faut absolument que tu écoutes ce jeune homme », affirma Meryem Nasi en soustrayant Georgios à la coterie de politiciens et d’experts réunis sur sa terrasse pour le conduire vers Ariana Sinanidis entourée d’une cour d’admirateurs. « L’économiste le plus brillant de ces trente dernières années. Il ébranle tous ces vieux dogmes gauchisants éculés.

— Un économiste ? » répéta Ariana, comme si c’était un synonyme du mot tortionnaire.

« Économie expérimentale, s’excusa Georgios. Une économie fondée sur des signes évidents. »

Les troupes antiémeute débarquaient des véhicules et s’alignaient sur la place Taksim, même si Georgios ne voyait en face d’eux aucun individu plus dangereux que des salariés qui regagnaient leur domicile. Au cours des semaines écoulées depuis que les généraux avaient chassé Süleyman Demirel, de telles démonstrations de force étaient fréquentes, l’idéal pour développer une sensation d’omniscience, faire croire que l’armée connaissait les intentions des gens du peuple avant même qu’ils n’en soient eux-mêmes conscients. Georgios baissa la tête et pressa le pas le long de la succession de boucliers, terrifié par la loi martiale.

Le café Karakus était un bar brunâtre enfumé tapissé de vieilles photographies d’intellectuels français et de poètes turcs. Un grand portrait d’Atatürk d’apparition récente trônait derrière le comptoir, avec juste à côté une photographie de plus modeste dimension du général Kenan Evren. Des tables avaient été regroupées près d’un désassortiment de chaises, une estrade et un microphone à un bout de la salle. Une musique très forte, du ska anglais, s’élevait d’un placard à balais transformé en cabine pour l’animateur. L’établissement était bondé, toutes les tables étaient occupées. Des jeunes gens en veste de treillis allemande, des jeunes femmes en jean serré et veste cintrée contre les murs. La fumée de cigarettes était à couper au couteau. Georgios hésita en ouvrant la porte et toutes les têtes pivotèrent vers lui. Sans doute eût-il fait demi-tour si Ariana Sinanidis ne s’était pas levée de la table la plus proche de la scène – au milieu d’une cour composée des jeunes hommes les plus séduisants et déterminés – pour venir l’accueillir.

« Soyez le bienvenu, entrez. Il y a un siège pour vous, là-bas. Nous sommes impatients de vous entendre. »

Mal à l’aise dans son costume, Georgios but un café qui alimenta encore sa nervosité et sourit plus qu’il ne l’aurait dû chaque fois qu’Ariana tentait de le faire participer aux conversations qui portaient sur le coup d’État, les disparitions, la façon avec laquelle les militaires s’étaient finalement retournés contre les Loups gris – leurs hommes de main si stupides qu’ils s’étaient crus invulnérables – mais à quoi aurait-il fallu s’attendre de leur part, de la CIA qui était derrière toutes ces machinations et de leurs valets de l’État profond.

Georgios entendit l’animateur prononcer son nom et s’avança jusqu’à la scène, accompagné par des applaudissements épars. Une fois là, il cilla sous le petit spot fixé au plafond qui transformait la fumée en un mur bleu lumineux et tout fut soudain plongé dans un silence total. Il débuta son intervention balbutiante en brassant les notes soigneusement prises sur des cartes postales, en cherchant ses mots. La salle était loin de lui, froide et peu réceptive. Mais la passion finit par le gagner et il oublia ses pense-bêtes pour parler de tout ce qu’il avait découvert dans l’économie, expliquer qu’il tentait d’extirper ce sujet de la mer morte des modélisations mathématiques pour en faire une science expérimentale empirique, par une accumulation d’hypothèses et d’éléments de preuve. Il soutint qu’il s’agissait de la plus humaine des sciences, car elle traitait du besoin, de la valeur et du coût. Il aborda le nouveau sujet de la non-linéarité, il déclara que la prédictibilité mathématique pouvait basculer dans l’aléatoire, le chaos, et que les catastrophes de Thom n’étaient qu’une brusque inversion d’état. Il parla de l’irrationalité des acteurs rationnels et des expériences dans le domaine économique, des attentes et des paradoxes, et du fait qu’il n’y avait pas de gagnants sans perdants. Il exposa ses espoirs pour une économie future plus proche du monde humain que de la modélisation, une économie située entre la psychologie, la sociologie et la physique émergente des systèmes non linéaires. Il poursuivit son exposé bien au-delà des dix heures du couvre-feu. Il les remercia tous d’être venus, de lui avoir accordé leur attention.

Puis les questions fusèrent. Il était en plein débat sur l’inéluctabilité de la lutte des classes avec un marxiste coiffé d’un béret du Che quand la police donna l’assaut. Des grenades lacrymogènes roulèrent entre les chaises en crachant leur venin. La porte défoncée s’abattit, les flics se ruèrent dans la salle avec leurs boucliers, leurs matraques et leurs masques à gaz. Une fille en chemisier au col à volants façon Lady Di s’effondra en perdant énormément de sang d’une vilaine blessure à la tête. Les clients grimpèrent sur la scène. Le Che se tourna avec témérité vers les assaillants, sa chaise levée. Un policier le déséquilibra d’un coup de bouclier puis le plaqua au sol avec sa lourde matraque noire. Les gaz opacifiaient l’atmosphère. Les hurlements étaient ininterrompus. À l’extérieur, quelqu’un utilisait un porte-voix pour donner des ordres inintelligibles. Le ressac emporta Georgios contre le mur, qu’il percuta violemment. Derrière lui, des cadres contenant des photos de Sartre et de Simone de Beauvoir se craquelèrent. Tous se ruèrent vers le comptoir, en espérant trouver une issue de secours. Un son grave s’éleva de la cuisine, le grondement d’une foule momentanément bloquée. Il y avait également des policiers, là-bas. Ariana mit cet instant de flottement à profit pour saisir Georgios par la main et l’entraîner vers la cabine de l’animateur.

« Il y a un escalier qui monte jusqu’au toit, là derrière. »

Elle le tira sur trois niveaux de caisses, de débarras et de pièces délabrées pour émerger sur une étendue asphaltée en pente douce. D’autres personnes avaient suivi leur exemple et tous se dispersaient entre les réservoirs d’eau et les antennes de télévision, pour fuir de toit en toit. Mais, au lieu de chercher à se mettre en sécurité, Ariana se rapprocha du bord pour voir ce qui se passait dans la rue.

« Ils vont te repérer ! l’avertit Georgios.

— Je m’en fiche ! »

Des camions et des camionnettes de l’armée barraient les deux extrémités du passage, hayons arrière abaissés, portières grandes ouvertes. Des soldats tiraient des hommes hors de la meyhane puis les poussaient dans les véhicules, mains menottées derrière le dos, voûtés et la tête basse. Les militaires entraient et sortaient avec assurance et aisance, rapidité et silence. Les femmes furent entassées dans les camionnettes. Autorisées à se relever, elles hurlèrent et crièrent de plus belle. Des chiens tenus en laisse retroussèrent leurs babines et aboyèrent, ce qui les incita à se taire. Toutes avaient entendu parler de ces femmes dévêtues et poussées dans une pièce où les attendaient des molosses entraînés à les violer. Il ne restait qu’à se suicider, en pareil cas. Se purifier était impossible, après une telle souillure. Quatre soldats emmenèrent le marxiste au béret dont la tête ballottait comme celle du Christ descendu de la croix. Du sang brillait sur les pavés. Il y avait de la lumière dans tous les appartements de Sirket Sok, et on pouvait discerner des silhouettes derrière les volets et les rideaux de toutes les fenêtres.

« Je sais que vous êtes là, bande de salauds ! s’emporta Ariana. Témoignez de ce que vous voyez, je vous en défie ! Mais en aurez-vous le courage ? Oh, non ! Pas dans Sirket Sok. D’ailleurs, c’est vous qui avez averti les autorités, sales fascistes ! »

Elle recula et cracha dans la rue, avec fureur.

« Viens, Ariana ! s’exclama Georgios. Ce n’est qu’une question de temps, avant qu’ils nous rejoignent. »

Mais elle continuait d’abreuver Sirket Sok d’insultes, sa robe enflée par le Meryem Ana Firtanisi, le vent de septembre. Georgios la trouvait si belle, une fière et ardente héroïne de la Grèce antique. Elle était Électre, elle était Némésis. Mais les militaires l’avaient entendue et ils sortirent de leurs véhicules des projecteurs portatifs pendant que d’autres faisaient glisser leur fusil de leur épaule, et Georgios resta paralysé par la peur jusqu’au moment où il se ressaisit suffisamment pour agripper le bras d’Ariana et l’écarter du bord du toit.

« Prends ma main ! »

Le sortilège était rompu. Il referma ses doigts sur les siens et l’entraîna sur une étendue de tuiles qui se craquelaient sous leur poids. Ils passèrent sous des citernes aux nombreuses fuites puis traversèrent des labyrinthes de linge mis à sécher et des jardins de géraniums en pots sur les terrasses de Dolapdere.

Deux jours plus tard il était présent place Taksim. On avait trouvé le cadavre d’un jeune homme à Karaköy, dans un de ces sombres courants du Bosphore qui retenaient dans des tourbillons ininterrompus les suicidés et les victimes d’exécutions extrajudiciaires. Son visage avait reçu tant de coups que ni sa mère ni son père n’auraient pu le reconnaître. Des mutilations attribuables à des hélices, selon la police. Les corps qui flottent entre deux eaux se font lacérer par leurs pales, tant les bateaux sont nombreux dans le secteur. Si ses parents avaient pu l’identifier malgré tout, c’était à son blouson camouflé des surplus de l’armée allemande et au béret rouge de révolutionnaire soigneusement plié dans sa poche.

Ce samedi d’octobre, trois cents personnes s’étaient réunies place Taksim pour défier la loi martiale. Six semaines plus tôt ils auraient été trente mille, ulcérés par le coup d’État. Mais la colère a une demi-vie. Les généraux venaient de former un nouveau gouvernement. Face à ces trois cents manifestants s’alignaient, phalange après phalange de soldats, douze rangées autour du mémorial d’Atatürk qui constituait comme toujours le but des manifestants. Mais Ariana lâchait déjà la main de Georgios – ils étaient entre-temps devenus amants – pour se porter en tête du cortège avec les leaders. La place était immense, le ciel bleu terne, les forces envoyées contre eux monstrueuses et implacables, mais Georgios sentit un cri jaillir de sa gorge et des larmes de fierté envahir ses yeux en raison de la juste colère d’Ariana, de sa ville, de ce qu’il osait enfin entreprendre, et il s’élança derrière elle. Il n’avait jamais été, et ne serait plus jamais, amoureux à ce point.

Il n’y a pas meilleurs guides que les livreurs de pizzas. Maç Çok est un portail bas sur le côté de Maç Sok, pas plus profond qu’une façade, pas plus large que sa double porte verte. Les fenêtres closes par des volets gravissent en zigzagant quatre niveaux. Il ne peut monter et frapper à la porte. Surgir à l’improviste serait impensable, après quarante-sept ans d’exil et de silence. Et si elle le surprenait avant qu’il n’ait décidé quoi lui dire ? Et si elle prenait la parole la première ? Et si elle ne disait rien ? Et si elle ne le reconnaissait pas ? Et si elle était devenue comme ce vieil immeuble, rébarbative et desséchée, instable et aux formes trompeuses ?

En face de Maç Çok se trouve un bureau de tabac éclairé par des néons et envahi par les bourdonnements d’une radio. Un ado assis sur un petit tabouret lit une revue de foot sous la chiche clarté que diffuse un distributeur de Coke. Georgios fouille dans les journaux et les magazines exposés en se sentant à la fois ridicule et coupable.

« Savez-vous si une femme a emménagé ici récemment ? Elle n’est pas originaire de l’Est mais d’Europe, d’Athènes. »

Le propriétaire de la boutique secoue la tête mais le jeune lecteur du magazine sportif lève les yeux. Quoi qu’il veuille dire, c’est désormais secondaire car Georgios vient de voir Ariana Sinanidis au milieu de la rue qu’elle suit en tenant dans chaque main deux sacs de la supérette locale. C’est elle, tellement elle, le doute n’est pas permis. Comment a-t-il pu craindre de ne pas la reconnaître ? Plus âgée, certes, mais pas plus vieille. Plus mince mais pas ridée… toujours aussi racée et mince. Elle ne se déplace pas en se dandinant mais avec grâce sur les pavés irréguliers, malgré ses hauts talons. Il n’y a pas une seule veine apparente sur les mains qui serrent les sacs en plastique. Elle n’a pas non plus changé de coiffure, au cours de ces quarante-sept dernières années. Ses cheveux sont lisses et longs, aussi lustrés que dans ses souvenirs. Son visage… Il n’ose le regarder trop longtemps car il craint d’attirer son attention. Elle paraît lasse et il voudrait aller à sa rencontre, l’aider à porter ses sacs. Le désir est tel qu’il s’accompagne de vagues nausées. Puis tout cela appartient au passé car Ariana a viré dans la petite entrée de l’étroite maison bancale.

L’ado lorgne Georgios qui règle l’eau minérale, une bouteille qu’il a machinalement fait tourner dans ses mains pour se donner une contenance. Puis il prend conscience que des larmes gouttent sur ses revers.


Le Riva fend en grondant les vagues noires, il rebondit et soulève des gerbes d’écume chaque fois qu’il claque dans un creux. Nuit profonde, eau sombre, machine rapide. Ayse se dresse dans le cockpit, calée contre l’encadrement de cuivre du pare-brise, rendue extatique par les ronronnements du moteur, les embruns qui atteignent son visage et le sel qui laque ses cheveux.

« Pouvez-vous aller plus vite ? »

Le pilote le confirme de la tête et met les gaz. L’ordinateur de bord synchronise les moteurs et la vedette se cabre plus encore. L’accélération est immédiate et foudroyante. Ayse imagine qu’ils laissent derrière eux deux sillages radioactifs. Clarté. C’est une nuit éblouissante. Sous le halo de la voûte céleste la ville se déploie de chaque côté comme des ailes de lumières, des superpositions d’alignements, strate après strate, successions de collines, feux individuels qui se fondent, un niveau après l’autre, en halos et scintillements. Ayse regarde par-dessus son épaule. Assis au milieu de la banquette arrière, Adnan a écarté les bras sur le dossier en une pose qui se veut nonchalante, alors qu’Ayse sait que ses doigts sont crispés sur la garniture de cuir.

Je t’aime, Adnan, pense-t-elle. Cette nuit radieuse. Tu as été audacieux et brillant, fascinant et magnifique… tout ce que j’ai toujours apprécié en toi.

« Laissez-moi piloter. »

L’homme fronce les sourcils.

« J’en ai l’habitude. »

N’est-elle pas la fille d’un officier de marine ? Son père lui a appris à diriger une vedette au cours de ces week-ends d’été où la ville devenait étouffante et qu’ils prenaient la D100 avec armes et bagages pour gagner leur résidence estivale de Silivri, au bord de la mer de Marmara. Ayse retrouve les odeurs des étés de son enfance dès que ses mains se referment sur les manettes des gaz : allume-barbecue, poussière salée et lotion après-soleil. Ils avaient un vieux bateau en fibre de verre à deux moteurs hors-bord privé de classe, rien de comparable à ce bijou en bois, fibre de carbone et moteurs dévoreurs de carbone, mais le capitaine Erkoç lui a appris à le dresser hors des flots. Ayse déconnecte la synchro automatique et pousse les poignées vers l’avant. Elle accorde le régime des moteurs sur le rythme de son corps. Tout n’est que vibrations. L’engin bondit. La fusion est à couper le souffle. Ayse secoue la tête, ses cheveux, les larmes dues à la vitesse qui glissent au coin de ses yeux. Elle fait suivre à la vedette emballée et bondissante une longue courbe autour de la pointe de Sarayburnu et son drapeau turc démesuré qu’éclairent des projecteurs orientés avec soin. La Corne d’Or s’ouvre devant elle ; les collines d’Istanbul, tapissées d’or, descendent de chaque côté. Voilà comment il convient de pénétrer dans la reine des cités. Elle jette un autre coup d’œil à Adnan. Elle l’a terrifié, mais aussi excité. Quoi, trader ? Ne suis-je pas bandante ?

Elle file entre les ferries et les navires de plaisance amarrés à Karaköy comme des murs de lumières puis redescend dans les flots, redevenue une simple mortelle. Elle amène en douceur le Riva vers son anneau, effleurant à pleine les pneus des défenses. Les moteurs gargouillent et se taisent, les flots redeviennent silencieux.

« Qui vous a appris à piloter comme ça ? » demande le pilote en lui donnant galamment la main pour l’aider à descendre.

« Mon père était capitaine de contre-torpilleur. »

L’homme la salue. De retour sur le plancher des vaches, Adnan retrouve son statut de héros. Il redresse sa veste, tire ses manchettes. Puis il pivote pour prendre Ayse dans ses bras, la soulever et la serrer contre lui, alors que les hauts talons raclent le béton et que leurs visages sont à portée d’haleine, de baiser.

« Je l’ai fait ! » rugit-il. Et Ayse sent l’odeur du vin qu’il a bu. « J’ai réussi, bordel ! » Il la fait tourner et, entre ses bras, Ayse voit les bateaux, les bus, les calèches et les minarets se brouiller. « Viens ! » ajoute Adnan en la laissant glisser vers le sol.

Mais il a gardé sa main dans la sienne et il s’élance au milieu des promeneurs nocturnes, entre les bâches sur lesquelles s’étalent des objets d’origine douteuse, pour s’engager dans la circulation et esquiver, danser et stopper camions et cars de touristes avec la main levée et la grâce des amoureux. Un tram les charge. Ayse crie, mais Adnan l’écarte de la trajectoire du tueur mécanique, slalome entre les scooters et les Volkswagen, plonge dans les ruelles séparant les échoppes adossées à la Nouvelle mosquée. Là, dans le renfoncement d’une porte, contre un rideau métallique peint en rouge que festonne une branche de glycine urbaine, Adnan l’attire contre lui. Elle le percute, une déclaration de guerre autant que d’amour, afin qu’il sente la puissance de son ventre, la force et la perfection de ses cuisses. Plus haut dans le passage, un jeunot en blouson d’aviateur se moque d’eux. Adnan beugle un rire paillard et entraîne Ayse dans les profondeurs de Sultanahmet. Ce n’est pas une cité favorable aux amants, cette vieille capitale ottomane.

Sur Hoca Pasa Sok, derrière une petite mosquée de quartier, elle le repousse dans l’embrasure d’une porte. Elle déboutonne son plus beau pantalon, celui qu’il met pour aller traiter les affaires importantes, avant de refermer sa main sur son sexe… gorgé de sang mais pas aussi rigide qu’elle le souhaiterait. Elle vient de décider de la suite quand quelqu’un fait la lumière derrière la grille qui surplombe la porte située de l’autre côté de la ruelle. Ayse laisse échapper un petit cri, rit et détale dans le labyrinthe de ruelles pavées qui montent vers Cagaloglu. Loin des artères principales, Sultanahmet est désert. Les façades aux rideaux baissés des boutiques irradient des souvenirs de la chaleur du jour. Ayse s’arrête au milieu d’une montée abrupte surplombée de branches d’amandiers poussiéreuses pour enjamber sa petite culotte. Adnan la rattrape, subtilise le triangle arachnéen et le colle à son visage.

« Voilà ce que j’appelle un bouquet divin. Un cru exceptionnel. »

Ayse récupère son slip, le fourre dans la bouche d’Adnan et est secouée par des rires hystériques en le voyant mâchonner le tissu avec des grondements de monstre hollywoodien. Une femme en tenue traditionnelle qui regagne son domicile à cette heure tardive traverse l’extrémité du passage. Elle s’arrête pour regarder Adnan et la culotte qui pend de sa bouche.

« Wouuuuh ! » rugit-il.

Il agite les mains et la femme prend la fuite, en s’emmitouflant dans sa djellaba pour se protéger de l’immoralité nocturne. Ayse et Adnan ont des crampes dues à leurs fous rires, lorsqu’ils pénètrent en titubant dans l’ascenseur du parking. La jupe d’Ayse est remontée autour de sa taille, et elle a refermé ses jambes autour des hanches d’Adnan et calé son dos contre le bouton d’appel d’urgence quand la cabine s’arrête en tintant au troisième niveau et que la porte s’ouvre sur un individu au teint maladif, au costume mal taillé et à la coupe de cheveux laissant à désirer. Il cille. Sa petite bouche reste ouverte.

« On monte ! » annonce Adnan. Adnan et Ayse sortent de la cabine et prennent place dans l’Audi. C’est le seul véhicule encore présent à ce niveau. « Deux millions d’euros ! » s’exclame Adnan. Les piliers écornés et le béton ciré par les pneumatiques lui renvoient en écho : « Deux millions d’euros ! » Il faudrait être pervers ou insensible à l’esprit maléfique des lieux pour s’envoyer en l’air dans un parking à étages désert. Mais Ayse laisse sa main reposer sur le sexe d’Adnan pendant qu’il descend en troisième les spirales de la rampe de sortie, le volant braqué à fond. Les pneumatiques crissent des protestations, les spectres des niveaux défilent. Il suffirait qu’il y ait une flaque d’huile pour qu’on y reste, se dit Ayse. Mais c’est impossible. Pas ce soir !

Dehors, de retour dans les rues, Adnan enclenche le pilote automatique. Ayse se rapproche en se tortillant pour écarter les cuisses, s’ouvrir à ses caresses. Elle le masturbe doucement, plus une simple excitation qu’autre chose, pendant qu’ils se faufilent entre les dolmus qui font la navette sur la 01. Ils approchent du pont lorsqu’elle sent le pouce d’Adnan s’éloigner de son clitoris. Le pilote auto se désenclenche. Le turbo hennit comme un cheval sauvage. L’accélération repousse Ayse dans les profondeurs du siège. Cette voiture est riche en sensations. Le pont qui les conduit en Asie est un arc de lumière. Loin au-dessus des flots noirs, entre deux continents. Il y a des navires, en contrebas. Des drapeaux turcs nimbés de lumière se dressent comme autant de balises le long des collines de la berge orientale. Lunes et étoiles, qui pendent mollement. La nuit n’offre aucun répit à la chaleur. Là en bas, là où les flots sombres rejoignent la rive lumineuse, se trouve le yali que convoite Adnan. Ton affaire nous permettra de l’acheter, mais la mienne nous donnera accès au yali de tes rêves, celui qui est situé derrière moi, du côté de l’Europe.

Elle fume. La circulation ne s’interrompt jamais. L’Audi double un camion après l’autre en remontant dans la gueule de la grande Istanbul. Ayse se tourne sur le côté pour regarder au-delà de la glace le défilé indistinct de magasins et de logements à loyer modéré. Elle entrouvre les lèvres pour articuler une syllabe, et la fumée coule de sa bouche comme de l’eau. Des minarets élancés, des petites coupoles argentées, des mosquées saoudiennes également à bas prix, étrangères et indifférentes. De jeunes oisifs qui traînent. En jogging. Trois véhicules de patrouille. La police a arrêté un camion transportant des Arméniens, et les types aux joues assombries par une barbe naissante et aux tenues couleur boue qui se redressent avec nervosité viennent de bien plus loin.

Adnan et Ayse sont apparemment les seuls que consume la passion dans tout Ferhatpasa, alors qu’ils traversent l’étendue de béton encore chaud qui sépare le garage du vestibule. Vedette, calèche, panorama miroitant d’une nuit illuminée, beaux atours, hauts talons et plusieurs millions d’euros : Ferhatpasa ne peut y croire. Ce qu’Ayse ressent est toujours aussi pressant, le désir que lui inspire Adnan n’a pas décru. Il a envie d’elle, lui aussi, mais Ferhatpasa est tellement terne et sec qu’il a tôt fait d’absorber tout cela.

Adnan détend ses jambes pour se débarrasser de ses chaussures dans l’entrée, puis il disperse veste, cravate, chemise sur le sol du séjour. Un homme devrait se dévêtir en débutant sous la ceinture. Elle n’a jamais pu le lui enseigner, à ce plagiste de Kas.

« Une minute. Ne débande pas. Je compte te baiser jusqu’à ce que tes couilles soient aussi ratatinées que des abricots secs. »

Un pipi rapide. Le corps a ses besoins. Le temps qu’elle se sente propre, douce et dépouillée de tout à l’exception des bas et des talons aiguille qu’il aime tant, il s’est affalé sur le ventre, les bras en croix, et il ronfle.

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