LE VOYAGE

32

Marc traversa la zone duty-free de l’aérogare 2D de Roissy-Charles-de-Gaulle. Cigarettes, bouteilles d’alcool, sucreries : les denrées étaient entassées en murailles, comme en prévision d’un siège. Il découvrit d’autres boutiques, franchit les effluves des parfums, ignora les vêtements chics, les équipements technologiques, les gadgets inutiles. Il songeait à un sas de consommation, aux lumières trop violentes, où les vitrines surchargées vous ordonnaient d’acheter jusqu’au délire, comme si c’était pour la dernière fois.

Il s’installa dans la salle d’embarquement, tapotant légèrement le cartable qui contenait son ordinateur. Il avait mis deux jours à se résoudre au départ. Après le message de Reverdi et son effet d’exaltation, il s’était dégrisé brutalement, prenant la mesure des véritables enjeux du voyage. Tout le dimanche, il avait ruminé. Parfois, il grelottait de frousse et pensait à tout abandonner. La seconde suivante, il éprouvait une chaleur bienfaisante — la satisfaction d’avoir réussi à prendre au piège un meurtrier redoutable. Au fond, que risquait-il ?

C’était le choix de la première destination qui l’inquiétait. Pourquoi la Malaisie ? Reverdi n’allait-il pas demander à Élisabeth de venir le visiter à la prison de Kanara ? Impossible : ce n’étaient pas les règles du jeu. Il s’agissait plutôt de suivre le fil de la vérité, mais à rebours, en commençant par la fin. Là où tout s’était achevé pour Reverdi.

Peu à peu, il remonterait jusqu’à la source de la « ligne ».

Le mardi, il s’était enfin décidé : il s’était inscrit en liste d’attente sur le vol du lendemain de la Malaysian Airlines. Puis, à dix heures du matin, il s’était risqué à envoyer son premier e-mail à Reverdi, d’un cybercafé du quartier. Il avait annoncé son départ mais n’avait donné ni sa date d’arrivée exacte, ni les coordonnées de son vol, prenant encore d’inexplicables précautions.

Durant cette dernière journée, il avait attendu une réponse — en vain. Sans doute recevrait-il des consignes à Kuala Lumpur. Il était maintenant sûr que Reverdi l’enverrait à Papan, au sud-ouest du pays, où il avait été arrêté. La voix de l’hôtesse retentit dans la salle : on embarquait.

Il retrouva avec plaisir le logo de la Malaysian Airlines — ce seul signe lui rappelait ses années de reportages. Puis les hôtesses, sans doute chinoises, dont le teint très pâle contrastait avec leur robe turquoise. Les couleurs, les sourires : tout prenait déjà un goût d’Asie, suave et doucereux. Marc se blottit à sa place, près du hublot, et sentit aussitôt la fatigue s’abattre sur lui. La compression de ses tympans, au moment du décollage, l’acheva.

L’avion n’avait pas atteint son altitude de croisière qu’il dormait déjà.

Quand il se réveilla, tout était immobile. Dans la pénombre, on ne percevait plus que le chuintement du système de pressurisation et le bruit lointain des réacteurs. Marc lança des regards autour de lui. Les passagers, sous leur couverture, évoquaient des cocons monstrueux, avec des pansements sur les yeux. Marc se passa la main sur le visage : il sortait lui-même d’un cauchemar effrayant.

En s’excusant à voix basse, il bouscula ses voisins et partit se rafraîchir dans les toilettes. Il s’observa dans la glace puis murmura : « d’Amico », « Prokofiev », « La Fontaine »… Depuis combien de temps n’avait-il pas fait ce rêve ?

Il ne s’agissait pas d’un rêve, il le savait, mais d’un souvenir.

Il retourna s’asseoir et se prépara à affronter sa propre mémoire.


1976. Lycée Jean-de-la-Fontaine.

Marc venait d’intégrer une classe pilote, où les élèves partageaient leur temps entre l’enseignement classique et la pratique de la musique. Dans ce lycée traditionnel, ils ressemblaient à des objecteurs de conscience, qui auraient dit « non » à la physique et à la géographie au profit de l’harmonie et du contrepoint. Une autre différence les marquait : pour la plupart, ils étaient de sexe masculin. Or, La Fontaine était un lycée de jeunes filles. Mais surtout : ils étaient pauvres. C’était leur grande singularité dans ce repaire de filles de famille, situé dans les beaux quartiers du 16e arrondissement. Marc, seize ans, comprit tout de suite que son chemin jusqu’au bac ressemblerait à une mise en quarantaine, où il faudrait oublier toute velléité de drague — les jeunes héritières les toisaient, lui et les siens, comme des clochards qui auraient forcé les portes du palais.

Il s’en moquait : il était plutôt intéressé par les différences qui régnaient à l’intérieur même de leur classe. Comme sur un clavier de piano, il y avait, parmi les élèves, les touches blanches et les touches noires. Les notes pleines, majeures et sans mystère, et les notes altérées, mineures, tourmentées. Il y avait les musiciens qui appartenaient à la lumière, à la simplicité, et ceux qui appartenaient à la douleur — les oiseaux blessés.

Les premiers avaient choisi la musique comme ils auraient choisi la fonction publique. Ils étaient pour la plupart fils de musiciens d’orchestre et avaient opté eux-mêmes pour des instruments d’ensemble — basson, alto, trombone… Les autres, les poètes, jouaient du piano, du violon, du violoncelle. Ils se rêvaient concertistes, compositeurs, révolutionnaires — et suicidés.

Les touches blanches n’étaient pas moins douées que les touches noires. Au contraire. La musique coulait sous leurs doigts avec évidence. Pour eux, l’oreille absolue, le sens de l’harmonie, la virtuosité allaient de soi, comme la faculté de respirer ou de marcher. Les touches noires jouaient avec passion, mais manquaient souvent de technique. En un sens, et c’était cela le plus étrange, les touches blanches « étaient » la musique. Elle ne leur posait aucun problème. Encore moins d’angoisse.

Les touches noires étaient l’ombre de la musique.

Bien sûr, Marc appartenait à la partie sombre de la classe. Il s’était lié avec les éléments les plus obscurs. Grégoire Debannier, homosexuel exubérant, spécialiste de la musique de la Renaissance, qui racontait avec complaisance ses frasques sexuelles dans les toilettes du Palace puis, sans aucune raison, entonnait une chanson de Clément Janequin. Éric Chausson, colosse aux orbites basses, cancre, rugbyman, mais aussi bouddhiste et sorcier. Une brute rivée sur son silence, dont les doigts épais ne cessaient de feuilleter des petits « Que sais-je ? » consacrés à la spiritualité et qui pouvaient égrener, avec la plus pure légèreté, les arpèges des Impromptus de Schubert. Philippe Manganeau, qu’on aurait pu prendre pour une touche blanche, tant son allure était banale, mais qui était pourtant l’un des plus rebelles. Avec ses lunettes d’écaille, ses chemises écossaises et ses parents assureurs, il vivait ses origines bourgeoises comme une maladie génétique. Il caressait son violon à la manière d’un terroriste qui caresse sa bombe avant l’attentat. Et quand il parlait de tout larguer, chacun savait qu’il serait le premier à le faire, parce qu’il avait absolument « tout » à perdre et qu’il s’en réjouissait d’avance.

Mais le plus noir d’entre tous, le vrai prince des ténèbres, c’était d’Amico. Marc ne se souvenait plus de son prénom, seulement de ses origines italiennes et de sa grosse tête flamboyante à chevelure noire. Au départ, d’Amico était violoncelliste. Mais il s’était spécialisé dans les instruments à cordes exotiques : guitare péruvienne, balalaïka, viole mongole… À ses yeux, la musique possédait une vocation cabalistique, qui révélait le sens secret de l’univers. Marc se souvenait de ses questions matinales, en cours de maths : « Comment exprimer le Mal ? murmurait-il. Par le chromatisme. Les demi-tons expriment le glissement vers Thanatos… » Ou sa passion pour la quinte altérée, surnommée « la quinte du diable ». Lorsque d’Amico composait, il s’agissait toujours d’aubades « maléfiques », d’oratorios dédiés aux « spectres » ou de cantates « diffamatoires », qui accumulaient les ruptures, les dissonances.

D’Amico participait à toutes les matières avec enthousiasme. Il multipliait les interventions, se portait toujours volontaire pour les exposés. Marc le revoyait encore, debout sur l’estrade, faisant écouter à la classe stupéfaite le finale du Deuxième concerto pour piano de Prokofiev, en mimant, joues gonflées et paumes ouvertes, la corne de brume qui couvrait les staccatos du piano. Ou encore, en cours de lettres, déclamer un exposé sur Howard Phillips Lovecraft, en répétant, index dressé, coulant un regard noir vers la professeur, comme si elle était personnellement responsable de ce qu’il assenait : « Lovecraft était éboueur ! É-bou-eur ! Personne ne l’a jamais compris ! »

L’adolescent avait réussi à se faire détester de tous, à l’exception de Marc. Sa fébrilité, son comportement imprévisible, ses réflexions absurdes suscitaient l’incompréhension et la haine. Des détails aggravaient sans cesse le malaise qu’il provoquait : lorsqu’il éclatait de rire, c’était toujours trop fort, et comme à moitié, s’arrêtant en suspens. Lorsqu’il essayait d’être drôle, il tombait à côté et s’énervait à la manière d’un enfant incontrôlable. Il multipliait les habitudes bizarres. Il portait des bottines de mauvais cuir, dont il ne fermait jamais les fermetures Éclair. Lorsqu’il se mouchait, il contemplait longuement sa propre morve, avant de replier son mouchoir avec soin. Plus inquiétant, d’Amico ne se séparait jamais d’un rasoir — un objet ancestral, à manche de corne, piqué à son père, coiffeur à Bagnolet. Souvent, on pouvait le voir, dans un coin de la cour, trancher lentement les pages de son livre fétiche Le Moine, de Matthew Gregory Lewis. Les jeunes héritières l’avaient surnommé Jack l’Éventreur.

Finalement le rasoir fut le seul élément qui trouva sa cohérence. Près de trente ans après les faits, Marc s’interrogeait encore : aurait-il pu prévoir ce qui s’était passé ? Aurait-il dû percevoir la signification de cette arme, qui ne quittait jamais le violoncelliste ? La véritable question était : combien de temps un corps humain met-il pour se vider de son sang ?

Marc, lui, avait mis un cours entier — quarante-cinq minutes — à s’inquiéter de l’absence de son meilleur ami. Il avait pris le chemin de l’infirmerie et s’était arrêté, par réflexe, dans les toilettes, au bout du couloir du troisième étage. Il avait longé les lavabos, poussé plusieurs portes, puis aperçu les bottines ouvertes, dans la dernière cabine. D’Amico baignait dans un carré de sang, tête contre la cuvette. Au lieu d’assister au cours de géographie, il avait préféré s’ouvrir les veines. Par bravade — mais une bravade dans son style, c’est-à-dire inintelligible —, il s’était placé lui-même le manche du balai des toilettes dans la bouche.

Ce geste avait une explication : Marc l’apprit plus tard par Debannier, le spécialiste de la Renaissance. Il avait initié l’Italien aux plaisirs homosexuels et ce dernier avait apprécié l’expérience. Trop, sans doute. À l’idée d’annoncer cette métamorphose à ses parents — un coiffeur macho et une mère bigote —, il avait préféré descendre définitivement du train.

L’explication sonnait creux. Marc le savait : d’Amico n’aurait pas craint d’avouer son homosexualité à ses parents. Au contraire : il ne manquait jamais une occasion de les scandaliser. D’ailleurs, il en était sûr : le balai dans la bouche leur était destiné, « personnellement ». Alors pourquoi ce suicide ? La seule explication que Marc avait pu trouver — et c’était bien la signature de d’Amico —, c’était qu’il n’y en avait pas. Une fois de plus, il s’agissait d’un acte incohérent. Qui donnait au personnage son ultime non-sens.

L’autopsie avait conclu que d’Amico, assis sur la cuvette, s’était évanoui en perdant son sang. Il avait glissé et s’était brisé la nuque sur le rebord de faïence. L’hémorragie s’était arrêtée. Il n’y avait donc pas eu autant de sang que dans le cauchemar récurrent de Marc. En vérité, il n’en avait aucun souvenir. Lorsqu’il avait découvert le corps de son ami, Marc s’était évanoui. Il s’était réveillé une semaine plus tard, la tête vide. Il ne se rappelait ni la scène, ni même les quelques heures qui l’avaient précédée. C’était cette amnésie rétroactive qui l’obsédait. Il était certain d’avoir parlé à d’Amico avant la classe. Que s’étaient-ils dit ? Marc aurait-il pu prévoir — empêcher — ce suicide ? Pire encore : avait-il eu au contraire un mot malheureux qui avait précipité l’acte du musicien ?

Le signal lumineux s’alluma dans la cabine.

Ils étaient en train d’atterrir.

Il boucla sa ceinture et sentit qu’une nouvelle détermination le saisissait. L’importance de sa mission lui apparut de nouveau. Il se rapprochait du tueur. Il se rapprochait de la vérité de la mort. Confusément, il espérait que ce voyage le libérerait de ses propres hantises.

33

Klia. Kuala Lumpur International Airport.

Une sorte d’immense centre commercial, sur plusieurs niveaux, où la température ne devait pas excéder quinze degrés. Lorsqu’on atterrit en Asie du Sud-Est, on s’attend à une chaleur suffocante. Mais c’est souvent un froid polaire qui vous attend, à hauteur de la fournaise qui rôde au-dehors.

Marc récupéra son bagage et s’orienta à vue, repérant un train intérieur qui le propulsa dans un autre satellite par lequel, après une longue marche, il put enfin accéder à la touffeur tropicale.

Le choc fut de courte durée. Une température sibérienne l’attendait dans le taxi. Se carrant dans son siège, il retrouva la Malaisie qu’il connaissait. Il était venu à deux reprises. La première fois pour réaliser une série de reportages sur les familles de sultans qui règnent sur le pays à tour de rôle. La seconde pour couvrir, en 1997, le tournage du film Entrapment, avec Sean Connery et Catherine Zeta-Jones, qui racontait un braquage au sommet des tours Petronas, les plus hautes de Kuala Lumpur — et du reste du monde.

À dominante verte, la ville flamboyait à l’horizon. Sur un plateau cerné de collines et de forêts, ses tours de verre se dressaient comme les pièces d’un échiquier géant. Flammes de schiste, lames de glace, flèches translucides : à cette distance, elles miroitaient dans le soleil et évoquaient des flacons de parfum ou de lotion d’après-rasage.

À l’intérieur de la ville, on découvrait des avenues larges et boisées, toujours aérées. Rien à voir avec les mégapoles asiatiques surchauffées, fourmillantes, accablées de misère et de pollution. Kuala Lumpur était une cité résidentielle géante, qui respirait l’opulence. Elle arborait ce vernis artificiel propre aux villes américaines, où tout est neuf, propre, bien peigné — mais où tout sonne creux, factice. Seuls les mosquées à dôme coloré et les anciens bâtiments coloniaux anglais donnaient un grain de réalité à ce décor, rappelant qu’il y avait eu une vie ici avant la croissance économique et la fièvre moderne.

Marc donna au chauffeur les noms d’avenues du centre : Jalan Bukit Bintang, Jalan Raja Chulan, Jalan Pudu, Jalan Hang Tuah… C’était là que se situaient les grands centres commerciaux, les hôtels de luxe, mais aussi, dans les rues perpendiculaires, les petites « guest-houses » à prix raisonnables. Dans une impasse, il dénicha, entre deux salons de massage, un hôtel à sa mesure.


Il avait à peine posé son sac qu’il branchait son ordinateur portable sur la prise téléphonique pour consulter ses messages. Un e-mail de Reverdi l’attendait.

Objet : KUALA — Reçu le 22 mai, 8 h 23.

De : sng@wanadoo.com

À : lisbeth@voila.fr


Mon Élisabeth,

Tu dois maintenant être arrivée à Kuala Lumpur. Une ville trop neuve, mais dans laquelle on peut facilement trouver ses marques, prendre ses habitudes, comme dans un bel appartement moderne.

Je veux d’abord te souhaiter la bienvenue et te dire bonne chance. J’espère, au plus profond de moi-même, que tu réussiras à atteindre « notre » objectif. Mais je veux aussi te rappeler, une dernière fois, les règles de l’échange. Tu n’auras droit à aucune question. Tu devras te débrouiller avec les strictes informations que je te donnerai. Tu n’auras pas droit non plus à l’erreur : à la moindre conclusion fausse, tu n’auras plus jamais de mes nouvelles.

Mais je suis confiant : tu m’as déjà prouvé ton intelligence — et ta détermination. Alors, lis bien ce qui suit. Ton premier indice concerne le « Chemin de Vie ».

À Kuala Lumpur, il y a moyen de trouver les photographies de Pernille Mosensen — je parle, bien entendu, des images « après » sa transformation. Trouve ces photos, Élisabeth, et contemple-les.

Tu découvriras le Chemin de Vie.

La route qu’il trace dans la nudité du corps.

Mais attention, tu devras observer des clichés du corps rincé. Absolument nettoyé. C’est essentiel. La vérité n’apparaîtra que sur la pureté de la peau.

Bonne chance.

Marc eut l’impression que la climatisation avait baissé de plusieurs degrés. Il était entré dans le jeu. De combien de temps disposait-il ? Reverdi ne donnait aucun délai. Mais Marc savait qu’il devait aller vite. Démontrer l’efficacité d’Élisabeth. Et stimuler l’intérêt de son correspondant.

Il réfléchit à sa première mission. Accéder au dossier médicolégal de Pernille Mosensen et aux clichés du corps. Reverdi insinuait que ce dossier se trouvait à Kuala Lumpur. Pourtant, le crime s’était déroulé à Papan et l’instruction se déroulait à Johor Bahru, la capitale de la province de Johore.

Il décrocha le téléphone et appela son contact, au bureau de l’AFP de KL : une journaliste nommée Sana. Après lui avoir brièvement expliqué les raisons de sa présence en Malaisie — un reportage exclusif sur l’affaire de Papan —, il aborda le sujet de l’autopsie. Sana confirma ses craintes : tout s’était passé à Johor Bahru. « Aucune chance de trouver des documents à KL ? » Sana eut un rire ténu, qui lui rappela Pisaï, la journaliste du Phnom Penh Post. Compte tenu de l’importance du cas, un comité d’experts avait été nommé. L’un d’eux était Mustapha Ibn Alang, médecin légiste à Kuala Lumpur, une célébrité qui tenait une chronique judiciaire dans le News Straits Times. Un personnage haut en couleur qui, selon Sana, avait la « langue bien pendue ». Marc sut qu’il tenait son homme. Après avoir noté ses coordonnées, il promit à la journaliste de l’inviter à déjeuner durant son séjour et raccrocha.

Il composa aussitôt le numéro et tomba, comme il s’y attendait, sur un répondeur. Il prit sa voix la plus grave et sollicita une interview, en laissant les coordonnées de son hôtel.

Il reposa le combiné. Les dés étaient jetés. Il était, officiellement, en reportage à Kuala Lumpur. Son nom allait apparaître, à la périphérie de l’affaire. Cette présence menaçait-elle sa manipulation ? Pas du tout. C’était toute la perfidie de son imposture : Élisabeth Bremen recueillait les premiers indices et Marc Dupeyrat menait l’enquête…


Après une douche tiède, son excitation retomba, laissant la place à la nausée du décalage horaire. Il s’affala sur le lit et alluma la télévision. Il n’y avait rien d’autre à regarder : sa chambre, minuscule, ne possédait pas de fenêtres.

Il se mit à zapper. Un kaléidoscope des différentes réalités de la Malaisie défila. Une chaîne montrait un conseil des Sultans : des hommes au teint d’or sombre, trônant autour d’une table ovale, portant médailles, tuniques moirées et turbans scintillants. Une autre laissait la parole à un grand chef cuisinier chinois, qui rappelait, rictus aux lèvres, que tout ce qui se consommait, se vendait ou s’achetait en Malaisie, était d’origine chinoise. Une autre chaîne offrait des images d’une fête fastueuse, où de magnifiques Eurasiennes, moulées dans des robes signées Dior ou Gucci, côtoyaient des femmes portant le tudung, le voile malais.

La sonnerie du téléphone le tira d’un gouffre noir. Il s’était endormi. À l’écran, des pirates à l’air canaille montaient à l’abordage d’un vaisseau anglais.

— Allô ?

— Morcdoupéro ?

— What ?

— Mister Doupéro ?

Marc reconnut enfin son nom. Le réveil de la table de chevet indiquait 17 heures 10. Il avait dormi plus de trois heures. Il répondit en anglais :

— C’est moi.

— Docteur Alang. Vous m’avez laissé un message.

L’accent était traînant, presque américain. Marc se leva d’un bond et coupa la climatisation qui produisait un raffut d’enfer, puis il se présenta en détail, concluant sur son intention de l’interviewer.

— Vous n’êtes pas le premier, man.

— Je sais, mais…

— L’instruction est en cours. Je ne peux rien dire.

— Bien sûr, mais…

Il éclata d’un rire tonitruant :

On peut toujours se voir. Je vous attends au polo-club de Sengora.

— Où ?

Il épela à toute vitesse le nom du club.

— À tout de suite, man.

Marc n’eut pas le temps de répondre : l’autre avait déjà raccroché.

34

Dans le crépuscule, Kuala Lumpur était rose et bleue. Les tours incandescentes brûlaient à feu doux, telles des mosaïques de braises, alors que d’autres blocs, vert translucide, paraissaient prêts à les éteindre de leur fraîcheur.

Marc avait indiqué au chauffeur, phonétiquement, le nom du polo-club. Son regard se fixait, à l’horizon, sur les tours Petronas, vers lesquelles ils se dirigeaient. À cette distance, elles évoquaient deux épis de maïs géants surmontés d’antennes colossales. Ils longèrent un hippodrome. L’atmosphère de rêve se renforçait encore. Tout semblait piqué de parcelles d’or, de brouillard rose. Mais le plus étrange était l’absence de contraste entre les buildings bleutés et les collines verdoyantes. À cette heure, les deux fronts échangeaient leurs couleurs, à la manière de flux liquides. Les immeubles prenaient une teinte végétale et les forêts se creusaient de reflets de verre, de flaques d’argent.

Le taxi stoppa le long d’une rangée d’arbres. Marc se retrouva dans une sorte de brousse. Des barrières de bois délimitaient un vaste corral. Le nom du polo-club était indiqué sur un panneau, style Far West. Au-delà, des bâtiments de rondins se découpaient dans la poussière grise, laissant entrevoir, par endroits, le miroir vert du champ de courses.

Il pénétra dans l’enclos. Ses pieds s’enfonçaient dans le sable. L’air se chargeait d’effluves de crottin et de transpiration chevaline. Malgré l’aspect délabré des écuries et la puanteur, Marc sentait qu’il évoluait maintenant dans le monde des nantis. Il aperçut un manège couvert où des enfants vêtus de polos Ralph Lauren se cambraient sur leur selle, des box où des pur-sang patientaient, les sabots emmaillotés de chaussettes. De vraies loges d’artistes. Où était donc le spectacle ?

— Tu es le Frenchie ?

Marc se retourna. Un homme mince, aux épaules étroites, en blouse blanche, sortait d’une écurie. Cheveux longs et noirs, moustaches tombantes de bandit mexicain. L’homme s’avança, en ôtant des gants de caoutchouc ensanglantés :

— Alang. (Il lui serra la main.) Salut, man.

Mustapha Ibn Alang ressemblait à sa voix. Un pur Malais, tendance moderne. Un teint doré, des traits chafouins, un regard noir, effilé, sous des sourcils touffus. C’était la coupe de cheveux qui valait le détour : en pétard sur le front, en longue vague huilée sur la nuque. Alang ressemblait à un rocker des années soixante-dix, tendance « glitter ». Il fourra ses gants dans les poches de sa blouse, couverte de sang elle aussi :

— Tu me prends en pleines heures sup, prévint-il de son accent traînant. On brise aujourd’hui les mâchoires des jeunes chevaux, pour le polo. Ça me change de mes cadavres !

Il partit d’un nouvel éclat de rire. Ses dents claires traversèrent son visage sombre rappelant une noix de coco qui éclate. D’un coup, son expression rusée, clandestine, devint franche, altière, éblouissante. Marc se souvint des paroles de la journaliste : « Un personnage haut en couleur. » Oui, il avait bien devant lui une star de KL. Le sol se mit à trembler.

— Le match commence. Une mousse au club-house, ça te dit ?


Le club-house était une longue terrasse surélevée, sous un auvent de palmes. Un bar tropical, en bois noir, trônait au centre. Une forte odeur de bière chauffée par le soleil planait.

Au loin, sur le terrain de polo, les cavaliers partaient furieusement dans une direction, puis revenaient tranquillement, comme calmés de leur colère passagère. Marc s’approcha de la tribune. À cette distance, les chevaux ressemblaient à des petits caramels à moitié sucés et les joueurs à des particules blanches tressautantes. Au-dessus, le ciel était sublime : longs nuages mauves, rouges, argentés, déployés sur l’horizon verdoyant comme des princesses alanguies au bord d’un bassin de nénuphars.

Alang revint avec deux chopes. Il présenta à Marc des aristocrates septuagénaires, des fils à papa qui jouaient aux mauvais garçons, en blouson de cuir, des belles Chinoises, très sexy dans leur tenue de polo de cuir fauve. Musclées, trempées de sueur, elles représentaient l’exact contraire des quelques Malaises en tudung, immobiles et grasses, qui grignotaient leurs pâtisseries d’un air boudeur, ignorant ouvertement le match.

Marc regarda sa montre — une heure était déjà passée. Il avait l’expérience des interviews. Au premier coup d’œil, il devinait le profil de son interlocuteur : bavard impénitent, qui vous ensevelissait de détails inutiles, taciturne à qui il fallait arracher chaque mot, ou encore champion de la digression, qui mettait des heures pour en venir au fait. Alang appartenait à cette dernière catégorie. L’entrevue menaçait de durer une partie de la nuit. Comme pour confirmer ses inquiétudes, le légiste demanda :

— T’as dîné ?


Fracassé par le décalage horaire, Marc espérait un petit restaurant européen, discret et retiré. Alang l’emmena au Hard-Rock Café, en plein centre-ville. Un lieu hurlant, mal éclairé, où les odeurs de sauce barbecue tournaient en cyclones.

Ils s’installèrent dans un box, entourés de trophées rock : la guitare d’Éric Clapton, les lunettes d’Elton John, le spencer de Madonna… Marc lançait des regards incrédules autour de lui. Les serveurs, tablier rouge et crayon derrière l’oreille, couraient entre les tables, tenant en équilibre des montagnes de tacos et de cheeseburgers. La clientèle était diverse : adolescents braillards, vêtus de panoplies américaines, mères de famille voilées, régnant sur des rangées d’écoliers déjà trop engraissés, Occidentaux éméchés coulant des regards goguenards vers le bar.

C’était là-bas que se situait le clou du spectacle : des jeunes femmes beaucoup trop effrontées pour être honnêtes. Des Chinoises, des Thaïes, des Birmanes, des Indiennes… Des peaux bronze, cuivre, porcelaine, des yeux qui variaient à l’infini les lignes asiatiques, et des corps, d’une souplesse exquise, qui se déhanchaient sur les bons vieux tubes FM.

— Elles ne sont pas au menu.

Marc se tourna vers Alang. La musique faisait trembler les couverts :

— Quoi ?

— Je dis : elles ne sont pas au menu, mais je peux aller leur parler au dessert.

Marc se sentit rougir. Il plongea le nez dans sa carte.

— Quel âge tu as ? hurla le légiste.

— Quarante-quatre ans.

— Moi, quarante-six. Tu aimes le rock ?

— Quoi ?

Marc n’entendait pas la moitié des mots. Alang s’approcha. Son œil brillait de malice :

— Tu sais ce qu’on est en train d’écouter ?

— Sweet Home Alabama. Lynyrd Skynyrd.

— Pas mal. Et tu sais ce qui leur est arrivé ?

— La moitié du groupe s’est tuée, dans un accident d’avion, en 1977.

— Je vois que j’ai affaire à un connaisseur. Le rock, c’est ma passion. Je prépare une encyclopédie, en anglais, pour l’Asie du Sud-Est.

Marc sentit un danger se rapprocher. Alang planta ses coudes dans la table. Il portait une chevalière et une gourmette en or :

— Qu’est-ce que tu dirais d’un petit quiz ?

Marc comprit tout à coup que sa coiffure était la réplique exacte de la coupe de David Bowie, période Diamond Dogs.

— Qu’est-ce qu’il y a à gagner ? demanda-t-il.

— Si tu réussis le test, tu me demandes ce que tu veux.

— Sur le dossier Reverdi ?

— Tout ce que je sais là-dessus. Aucune censure.

Marc possédait une culture musicale prodigieuse. Si le piano l’avait lâché jadis, lui n’avait jamais oublié sa première passion. Et si sa spécialité était la musique classique, il connaissait aussi à fond l’univers du rock.

Il but sa bière d’un trait et prononça :

— J’attends les questions.

Tout y passa. L’origine des yeux vairons de David Bowie ? Une bagarre avec un camarade d’enfance qui paralysa sa pupille gauche. Le nom du chanteur soul qui, après être tombé de scène, était devenu pasteur, croyant voir dans sa chute un « signe de Dieu » ? Al Green. Le nom du musicien qui s’était imposé au sein d’un groupe célèbre en virant le batteur en plein concert afin de prendre les baguettes à sa place ? Keith Moon, batteur légendaire des Who…

Deux heures plus tard, ils sortirent dans la touffeur de la nuit. Marc vacillait. Il n’avait pas touché à son assiette. Les bières accumulées, les questions d’Alang, la proximité des prostituées, tout cela avait transformé sa tête en fournaise.

Sur le trottoir, un Indonésien au regard éteint leur donna des cartes de visite. Marc crut à une publicité pour un service de livraisons de pizzas mais le document était au nom de MONSIEUR RAYMOND. Elle précisait : « toutes les filles qu’il vous faut ! » Il suffisait de commander par téléphone.

— Viens, dit Alang en balançant la carte à terre. Je connais beaucoup mieux.

Ils reprirent la voiture d’Alang. Ils traversèrent des quartiers en construction, longèrent des terrains vagues, plongèrent dans une ruelle, puis stoppèrent sous un néon rouge qui indiquait « El Nino ». Même éméché, Marc mesurait l’absurdité de la situation. Le deuxième round du quiz allait se dérouler au fond d’un bar mexicain. En pleine capitale malaise.

Marc tenait ses promesses : il était imbattable. Quel chanteur destroy s’était présenté comme candidat à la mairie de San Francisco avec pour slogan « Apocalypse now » ? Jello Biafra, le leader des Dead Kennedys. Quel compositeur mettait à l’amende ses propres musiciens, en cas de fausses notes ? James Brown. Quel artiste avait failli mourir étouffé, lorsqu’il était enfant, agressé par un malfaiteur dans sa maison ? Marilyn Manson.

À deux heures du matin, après plusieurs tequilas, Marc tenta de revenir au sujet qui l’intéressait. En guise de réponse, Alang glissa un regard de connaisseur sur les petites Philippines déguisées en Mexicaines qui s’endormaient près des bouteilles. Les enceintes diffusaient une version mariachi de Hey Joe !, chanté par Willy de Ville.

— Par hasard, demanda-t-il, tu connais le métier de sa femme ? Je veux dire : à Willy ?

— Elle est sorcière. Sorcière vaudoue, en Louisiane.

Le légiste leva son verre minuscule :

— Man, vraiment, tu me plais.

— Parlons de Jacques Reverdi…

— Patience. On a toute la nuit.

Ils se retrouvèrent dans une boîte de jazz, saturée de fumée. Au fond de la salle, brillaient les reflets fauves d’une contrebasse et les éclats d’une laque de piano. Passaient aussi quelques robes rouges de putes chinoises. Marc commençait à se demander qui était Alang. Pourquoi lui consacrait-il toute cette nuit ? Il se prit à redouter un projet homosexuel…

— Tu te souviens de Peter Hammill ? demanda le légiste à son oreille.

Marc n’en pouvait plus, mais il acquiesça : Hammill était le leader d’un groupe-culte des années soixante-dix, Van Der Graaf Generator. Un auteur-interprète unique, au timbre déchirant, surnommé le « Jimi Hendrix de la voix ».

— Tu connais ses albums solos ? Ceux qu’il a enregistrés après la séparation du groupe ?

Marc ne répondait plus. L’autre enchaîna :

— Tous ces albums ne parlent que d’une chose, man : son divorce. (Alang enserra son épaule, dans une solidarité d’ivrognes.) Je vais te dire : un divorce, on s’en remet jamais…

Marc comprit enfin à qui — ou à quoi — il devait sa nuit de cauchemar. Alang était un homme abandonné, une plaie ouverte qui refusait de cicatriser.

Ce fut à quatre heures du matin, dans une boîte techno, au sous-sol d’un grand hôtel, qu’il demanda enfin :

— Qu’est-ce que tu veux savoir au juste ?

Marc avait préparé une série de questions qui devaient l’amener, progressivement, et en finesse, aux photos du corps nettoyé de Pernille Mosensen. Mais après les heures qu’il venait de vivre, et le taux d’alcool qui coulait dans ses artères, il dit simplement :

— Je veux voir le corps de la victime.

— Ça fait longtemps qu’elle est enterrée au Danemark.

— Je parle des photos. Les photos du corps. Rincé.

Dans l’obscurité lacérée d’éclairs stroboscopiques, Alang se pencha vers lui :

— Qui t’a filé le tuyau ?

En une seconde, Marc dessoûla. Une sonde de glace le traversa de part en part. Une découverte essentielle était là, à portée de main.

— Personne, mentit-il. C’est juste pour… compléter mon dossier.

Alang se leva, en frappant le dos de Marc :

— Alors, tu vas pas être déçu du voyage !

35

C’était un dessin.

Un réseau rigoureux de blessures.

Au premier coup d’œil, Marc comprit ce que Reverdi voulait montrer à Élisabeth. Les entailles étaient nombreuses, mais parfaitement ordonnées. Un véritable schéma d’anatomie, constitué d’incisions horizontales, qui partaient des tempes, creusaient la gorge, au-dessus des clavicules, puis se déployaient le long des bras — biceps, plis du coude, poignets… Sur le torse, le motif reprenait sous les aisselles, contournait les poumons puis s’étrécissait aux hanches. Les plaies descendaient ensuite, dans la région génitale puis sur les jambes.

La série rappelait les pointillés des patrons qu’utilisent les modélistes dans les métiers de la couture, pour indiquer les lignes où l’on doit tailler, couper, coudre…

Jusqu’ici, on avait parlé des vingt-sept coups de couteau et évoqué la sauvagerie du meurtre. Comme tout le monde, Marc avait supposé une violence anarchique, un désordre barbare. Le cadavre nettoyé montrait au contraire les traces d’un acte soigné, méthodique.

Malgré l’heure et la nausée, Marc avait retrouvé toute sa lucidité. Ces photographies changeaient totalement la donne. Reverdi n’était pas un tueur compulsif, agissant sous l’emprise d’une crise. Il avait pris son temps pour dessiner ce motif abominable — et le supplice avait duré des heures.

— La voie du sang, man.

Marc leva les yeux. Ils se trouvaient dans le bureau d’Alang, au General Hospital de Kuala Lumpur. Quelques mètres carrés encombrés de dossiers, et déjà glacés par la climatisation. On entendait au loin le chant des muezzins. Vendredi matin : toute la ville vibrait de prières.

Le médecin, affalé dans son fauteuil, croquait une barre au chocolat. Il répéta :

— La voie du sang. Reverdi a suivi le réseau des veines.

Marc songea : « le Chemin de Vie ».

— Explique-moi, demanda-t-il.

— Alang se leva et contourna le bureau. Il tendit sa barre chocolatée vers le cliché, répandant des graines de sésame sur le papier brillant :

— À la base du cou : veines jugulaires. Sous les aisselles : veines axillaires. Dans l’entrejambe : veines iliaques. Dans les cuisses : veines fémorales… Je pourrais te donner tous les noms. Il a transpercé chaque veine importante. En revanche, il a soigneusement évité les artères.

— Pourquoi ?

Le légiste retourna s’asseoir. Son détachement coïncidait avec le froid du bureau :

— Parce qu’il l’a saignée. Vivante. Et qu’il voulait que son plaisir dure. S’il avait tranché les artères, le sang aurait jailli en quelques giclées énormes et basta. Les veines sont soumises à moins de pression. Le sang y coule plus lentement. C’est pour ça aussi qu’il a contourné le cœur et les poumons. Il voulait que la machine fonctionne jusqu’au bout.

— Concrètement, comment a-t-il fait ?

Alang mima avec sa friandise :

— Il a placé son couteau de plongée à l’horizontale, puis il a tranché chaque veine, coupant la route au flux sanguin. Exactement comme nos planteurs, qui incisent l’écorce de l’hévéa pour recueillir le latex. Je te le répète : ce fils de pute a pris son temps. Il voulait la voir se répandre, s’écouler, se vider. Dans la cabane, les infirmiers ont dû mettre des bottes pour arriver jusqu’à elle.

Marc passa à un autre cliché. Le gros plan d’une incision noirâtre, légèrement croûtée :

— Il faut des connaissances médicales pour effectuer un tel… dessin ?

— Plutôt, ouais. Reverdi a fait un vrai boulot d’anatomiste. Je ne sais pas où il a péché ces connaissances…

— Il était professeur de plongée. Il a fait du secourisme.

— Alors, ça peut coller. Les veines, c’est le premier truc qu’on apprend dans les urgences. À cause des piqûres, des perfusions.

Marc regarda de plus près la photographie de l’entaille. Ce qu’il avait pris pour une croûte n’en était pas une :

— Ces traces noires, autour de la blessure, on dirait une brûlure…

— Exact. Reverdi a brûlé, ou simplement chauffé les plaies.

— Pourquoi ?

— Toujours pour la même raison. Pour éviter que le sang ne coagule. Comme un chauffe-plat, qui préserve la fluidité des graisses. Encore une fois, il bande pour le sang qui s’écoule.

Cette réflexion lui rappela un autre détail :

— Dans la cabane, on n’a pas retrouvé des traces de sperme ?

— Rien du tout. Le camarade n’a pas envoyé la sauce.

C’était une des originalités de Reverdi. Fondamentalement, les tueurs en série substituent la mort à l’amour. Le meurtre remplace pour eux l’acte sexuel. La plupart du temps, ils jouissent sur la scène du crime, avant, pendant, ou après la mise à mort. Mais l’apnéiste semblait se contrôler. À moins qu’il ne recherche encore autre chose.

— Le vrai mystère, ajouta Alang, c’est le nombre des entailles. Plus de la moitié d’entre elles étaient inutiles.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Imagine la scène.

Alang ouvrit les mains, comme s’il écartait les rideaux d’un théâtre :

— Il entaille d’abord les tempes, puis la gorge. Le temps qu’il parvienne aux hanches, la victime est déjà exsangue. Les premières plaies ont déversé tout le sang du corps. Pourquoi alors continuer à l’inciser ?

Marc suivit sur le premier cliché l’arborescence des blessures, parfaitement symétriques, jusqu’au bout des doigts.

— Pour la beauté du geste, proposa-t-il. Il a voulu percer chaque membre, chaque partie de la même façon.

— Peut-être. Mais les autres plaies coulaient toujours. Tout ça a dû finir en vraie boucherie. Je ne sais même pas comment il a pu s’y retrouver.

Marc eut un éclair :

— Peut-être a-t-il fait des garrots ?

— On y a pensé, mais cela aurait laissé des traces différentes. Des hématomes. Non, il y a là un mystère.

Marc tenta de rassembler ses idées. Plus il en apprenait, plus Jacques Reverdi apparaissait comme un meurtrier complexe, raisonné. Un homme qui suivait un objectif secret.

— Vous avez rédigé un rapport officiel ?

— Bien sûr. Tout est entre les mains de la Haute Cour de Johor Bahru.

— Je n’avais jamais entendu parler de tout ça.

Alang sourit :

— Heureusement qu’on ne dit pas tout aux journalistes. Surtout aux étrangers. Il y a autre chose que tu ignores.

Le médecin, toujours avachi dans son fauteuil, ouvrit avec nonchalance un dossier et saisit une liasse de feuillets agrafés.

— Les analyses toxicologiques de la victime. Le sang de Pernille Mosensen était sucré.

— Quoi ?

Alang se redressa. Feuilletant rapidement la liasse, il pointa un passage surligné en vert :

— Le taux normal de glucose dans le sang est d’un gramme. On est ici à un gramme trente.

— Pernille Mosensen était malade ?

— On a tout de suite pensé au diabète. Mais on s’est renseignés : elle était en pleine forme. Non, ce sucre est lié au meurtre.

Marc sentit ses muscles se tendre sous sa peau :

— De quelle façon ?

— On pense qu’il lui a fait bouffer des produits sucrés juste avant de l’assassiner. Les analyses ont révélé aussi des traces de vitamines, d’oligo-éléments. Un vrai festin.

Une vision infernale lui traversa l’esprit : Pernille refusant d’engloutir des friandises, des pâtes de fruits, du chocolat. Sa bouche tordue, ses dents serrées, alors que sa salive trop sucrée débordait de ses lèvres.

— Cela rend-il le sang plus… fluide ?

— Non. On est arrivés à une autre conclusion.

Alang laissa passer quelques secondes. Il ménageait son suspens. Il cueillit un scalpel sur le bureau, qu’il devait utiliser comme coupe-papier, puis le pointa vers Marc :

— Reverdi a changé le goût de ce sang. Il voulait qu’il soit plus doux, plus suave…

— Tu veux dire… ?

— On pense qu’il en a bu, ouais. C’est un vampire, man. Un fêlé qui aime le sang sucré. À Papan, il a été interrompu, mais je suis sûr qu’il y en a eu d’autres et alors, il a eu droit à sa pinte. Quand les pêcheurs l’ont surpris, il était en transe. Il n’avait même pas l’air de piger ce qui se passait. Reverdi a de véritables crises de… transformation. Il devient une créature. Un vampire. Un monstre de film.

Marc fit mine d’acquiescer mais il n’y croyait pas. Trop gros, trop vulgaire. Et quel lien avec le Chemin de Vie ? Il passa à un autre chapitre :

— Vous avez contacté les autorités du Cambodge, pour comparer ces données avec celles concernant Linda Kreutz ?

Alang plaça ses pieds sur le bureau :

— Bien sûr. J’ai même parlé avec le toubib qui a pratiqué l’autopsie, à Siem Reap. Le type est moins catégorique sur le tracé des blessures. Le corps était détérioré par son séjour dans la flotte. Mais le Khmer est d’accord avec nous sur les incisions. Notre DPP, le Deputy Public Prosecutor, va peut-être aller à Phnom Penh.

Marc songeait à l’avocat allemand et aux deux autres victimes supposées, en Thaïlande. Si on avait pu retrouver leurs corps, on aurait sans doute surpris le même motif sur leurs chairs. La signature de Reverdi. Le tracé de sa folie.

Il se leva. Des brûlures acides lui travaillaient l’estomac — il n’avait rien mangé depuis plus de vingt heures.

— Je peux garder les photos ?

— Non.

— Merci.

Alang rit :

— Tu ne crois pas que tu pousses un peu, non ? J’ai déjà beaucoup trop parlé.

Marc ne répondit pas. Le légiste soupira, puis ouvrit un tiroir :

— On peut dire que je t’ai à la bonne.

Il posa sur la table une cassette vidéo VHS.

— Cadeau. La première interview de Jacques Reverdi, quand il est arrivé à l’hôpital psychiatrique d’Ipoh. La chef de service est une copine. Un vrai scoop. Même le DPP ne l’a pas vue.

Marc sentit la sueur de son visage se cristalliser. Il attrapa la cassette et demanda, d’une voix tremblante :

— Reverdi… Il parle du meurtre ?

— Il est en état de choc.

— Il en parle ou non ?

Marc avait haussé la voix. Alang esquissa une moue désinvolte :

— Oui et non. C’est étrange.

— Qu’est-ce qui est étrange ?

— Tu te feras une idée par toi-même.

Marc se pencha au-dessus du bureau :

— Je veux ton avis. Qu’est-ce qui est étrange ?

— Il parle du meurtre comme s’il en avait été le témoin, et non l’auteur. Comme s’il avait assisté à l’opération sans y participer. C’est encore plus terrifiant que tout le reste. Reverdi a l’air d’un innocent. Un innocent venu du fond des âges.

— Du fond des âges ?

Pour la première fois, Alang quitta son ton sarcastique :

— Du fond de sa propre enfance.

36

— Comment vous appelez-vous ?

Pas de réponse.

— Comment vous appelez-vous ?

Pas de réponse.

— Comment vous appelez-vous ?

— Jacques… (Une hésitation, puis :) Reverdi.

Marc avait secoué le Chinois de l’hôtel pour récupérer un magnétoscope. Il contemplait maintenant les plus récentes images de l’assassin de Pernille Mosensen. La bande indiquait, en bas de l’écran : « February 11th, 2003. »

Crâne rasé, amaigri, vêtu d’une chasuble de toile verte, l’apnéiste était sanglé aux accoudoirs d’un fauteuil en acier, à l’extrémité d’une table. Sa voix était pâteuse, comme alourdie par les médicaments. Invisible à l’écran, un psychiatre l’interrogeait, en anglais.

— Savez-vous de quel crime on vous accuse ?

Pas de réponse. Reverdi ne semblait pas écouter : traits creusés, teint gris ; malgré le bronzage, sa peau se confondait avec ses cheveux ras, couleur de pierre. Il se tenait cambré sur son siège, muscles contractés. À la fois hébété et tendu comme un arc.

— De quel crime, Jacques ?

Marc se penchait sur l’écran pour mieux distinguer les yeux de Reverdi, mais la caméra était placée en hauteur. La qualité de l’image, médiocre, n’arrangeait rien. Tout ce qu’il vit — ou crut voir —, ce furent des pupilles dilatées, concentrées sur un point imaginaire.

Vous êtes accusé du meurtre de Pernille Mosensen. L’apnéiste tendit le cou, comme si son col le démangeait. Il attendit longtemps avant de répondre, en anglais :

— C’est pas moi.

— Vous avez été surpris sur le lieu du crime, auprès de la victime.

Silence.

La femme venait de recevoir vingt-sept coups de couteau. La voix du psychiatre n’était ni grave, ni aiguë — et aggravait le malaise. Reverdi parut déglutir. Ou réprimer un sanglot.

Marc s’attendait à contempler un monstre. Un masque d’épouvante. Il ne voyait qu’un fou. Grand. Beau. Et tragique. La voix reprit, toujours entre deux timbres :

— C’était votre couteau, Jacques. Silence.

— Vous étiez couvert du sang de cette femme. Silence, puis :

— C’est pas moi.

Marc ferma plusieurs fois les paupières pour rompre la fascination qu’il ressentait. Il observa le décor de la scène. Une pièce ensoleillée et dépouillée, qui aurait pu être une cellule de prison ou un bureau administratif, n’importe où sous les Tropiques. Seul, sur le mur de droite, un panneau vitré, destiné à visionner les radiographies, rappelait qu’on était dans un hôpital. Le médecin insistait :

— Vos empreintes étaient sur le couteau.

Reverdi s’agitait sur son siège. Ses poignets entravés se soulevaient, par saccades. Les veines jaillissaient sur le dos de ses mains. Il murmura :

— Pas moi. Quelqu’un d’autre.

— Qui ?

Pas de réponse.

— Qui d’autre aurait pu commettre ce meurtre ?

Reverdi conservait son regard fixe, vitreux, mais son corps s’animait de plus en plus. Comme si la démangeaison se renforçait. Dans un coin de l’image, deux infirmiers apparurent brièvement. Deux colosses, prêts à bondir — la tension montait. L’apnéiste répétait, d’une voix engluée :

— … autre… Quelqu’un d’autre.

— Quelqu’un d’autre… à l’intérieur de vous ?

— Non. Dans la chambre.

— La chambre ? Vous voulez dire… la cabane ?

Le médecin parla plus fort. Marc comprit enfin pourquoi ce timbre le troublait : c’était la voix d’une femme.

— La hutte était fermée de l’intérieur, Jacques. Personne n’était avec vous.

— La pureté. C’est la pureté.

— Quelle pureté ? De quoi parlez-vous ?

Ses avant-bras se levèrent d’un coup. Ses liens claquèrent. Les veines de ses mains semblaient près de fissurer la peau.

— Jacques ?

La psychiatre haussa encore le ton — sa voix frémissait :

— Qui, Jacques ? Qui était avec vous ?

Pas de réponse. Claquements des sangles.

— Quand on vous a découvert, vous étiez seul.

Pas de commentaire.

— Seul dans la cabane. Avec une femme lacérée de blessures.

Pas de commentaire.

— Pourquoi avez-vous fait ça, Jacques ?

— Cache-toi.

L’ordre avait été murmuré, en français. Un chuchotement à peine perceptible.

— Quoi ? demanda la psychiatre, en anglais. Qu’avez-vous dit ?

Reverdi dressa le cou. Les veines de sa gorge saillirent comme des racines arrachées à la terre. Ses lèvres s’ouvrirent. Une voix d’enfant en jaillit, affolée :

— Cache-toi. Cache-toi vite !

— Jacques, de quoi parlez-vous ? Qui doit se cacher ?

La femme avait compris la phrase française. L’apnéiste se cambra encore. Il releva le menton et toisa la spécialiste, mais à la manière d’un homme ivre, qui ne distingue plus rien.

— Cache-toi vite, papa arrive !

Le médecin se pencha. Son bras apparut dans le cadre : elle prenait des notes sur un bloc. Elle était voilée. De son autre main, elle fit un signe explicite à l’un des infirmiers : se tenir prêt pour une injection.

Elle reprit en français, avec un fort accent :

— Jacques, que dites-vous ? Expliquez-vous !

En guise de réponse, Jacques Reverdi ferma les paupières. Un rideau sur son théâtre intérieur.

— Jacques ?

Aucune réponse. Son visage s’étira, se creusa, pâlit. Ses orbites devinrent des trous noirs. Ses lèvres s’effilèrent comme des câbles.

La psychiatre jeta son bloc et se précipita. Elle plaça deux doigts sur la gorge de Reverdi et se mit à hurler en langue malaise. Branle-bas de combat dans la pièce. Un infirmier attrapa un masque respiratoire, un autre une seringue. Marc ne comprenait rien.

Alors, la femme en tudung empoigna la tête de Reverdi et lui cria en français :

— Respirez, Jacques. RESPIREZ !

Un infirmier passa devant l’objectif, bouscula la caméra — tout se brouilla.

Écran noir.

Marc stoppa le magnétoscope, puis appuya sur la touche de rembobinage. Il était en sueur. Pour ne pas perdre un mot de la bande, il n’avait pas mis la climatisation. Il était sidéré par ce qu’il venait de voir. Une fenêtre ouverte sur la folie du tueur.

Les dernières secondes, surtout, le bouleversaient. L’apnée. Reverdi se réfugiait dans l’apnée. C’était une fermeture, une carapace qui le protégeait du monde extérieur.

Cela allait même plus loin. En retenant sa respiration, Reverdi se préservait non seulement du monde extérieur, mais aussi de lui-même. De ses voix intérieures. Submergé par un souvenir, ou une hallucination, il avait cessé de respirer. « Cache-toi vite, papa arrive. » Qu’est-ce que cela signifiait ?

Marc s’assit sur son lit et réfléchit encore. Le père était le grand absent du destin de Reverdi. Né de père inconnu : les biographies ne mentionnaient jamais la moindre figure paternelle. Pourtant, le tueur avait prononcé cette phrase incompréhensible — d’une voix de petit garçon : « Cache-toi vite, papa arrive ! » Comme si tout à coup, il revivait une émotion précise…

Marc regarda sa montre : huit heures du matin. Soit une heure du matin à Paris. Il chercha dans son agenda électronique les coordonnées personnelles de l’archiviste du Limier. Jérôme. L’homme ne dormait pas.

— T’as vu l’heure ? marmonna-t-il.

— Je suis en voyage.

— Où ?

— Malaisie.

Jérôme ricana :

— Reverdi ?

— Si tu en parles à Verghens, je…

— Je ne parle à personne.

Il disait vrai. Enfoui dans ses archives, l’archiviste ne s’exprimait que lorsqu’on le sonnait. Marc prit son ton le plus doux :

— Je me demandais… Tu pourrais vérifier quelque chose pour moi ?

— Dis toujours.

— Je voudrais que tu cherches dans le dossier Reverdi — il est bien né de père inconnu ?

— Oui. On a seulement l’identité de la mère. Monique Reverdi.

Pas une hésitation. La mémoire de Jérôme valait tous les ordinateurs. Marc continua :

— Tu pourrais contacter la DDASS, pour identifier le père ?

— On n’ouvrira jamais le dossier pour nous.

— Même avec tes contacts ?

— Je peux essayer. Mais les chances sont faibles.

— Y a-t-il aussi un moyen de savoir si Reverdi a lui-même fait cette démarche pour connaître le nom de son père ?

Jérôme rit une nouvelle fois :

— Ça, c’est dans mes cordes.

— Envoie-moi un mail quand tu auras l’info.

Marc le remercia et raccrocha. À cet instant, la nausée se rappela à son souvenir. Son corps n’avait plus aucun repère temporel, son organisme avançait en crabe, entre la nuit qu’il avait manquée et celle qui se déroulait en France. La faim aiguisait encore son malaise. Il aurait dû manger, ou s’écrouler, mais la petite voix d’enfant, terrifiante, revint tinter à ses oreilles. Il revit le visage minéralisé, au bout des veines tendues de la gorge. Il avait besoin d’un café.

L’hôtel ne disposait pas de service d’étage. Marc descendit au rez-de-chaussée, où était installé un distributeur d’eau brûlante. Pas de sachet de Nescafé. Il dut se rabattre sur le thé — un pauvre Lipton sans saveur, qu’il fit infuser très longtemps. En jouant au pendule avec son sachet, il tentait d’ordonner ses pensées.

Le voyage promettait d’être efficace. Moins de vingt-quatre heures qu’il était en Malaisie et il accumulait déjà les découvertes. La technique de la saignée. Le nouveau profil de Reverdi, le « tueur organisé ». La quasi-certitude que Linda Kreutz avait subi le même supplice. Le détail du sucre, qui orientait les soupçons vers un éventuel vampirisme…

Et maintenant cette voix d’enfant qui laissait deviner un traumatisme paternel. Encore une fois, Marc revit le visage creusé, figé de Reverdi qui ne respirait plus. Le secret du tueur était de l’autre côté de ce masque.

À cette idée, il songea à Élisabeth. Il allait presque oublier d’écrire à Reverdi. Il balança le sachet dans la poubelle et remonta l’escalier. Dans sa chambre, il brancha la clim à fond et se mit au travail, tout en engloutissant deux parts de cake qu’il avait piquées près de la machine.

En quelques minutes, il trouva les mots, les tournures, la « musique » de l’étudiante. Après la nuit qu’il venait de passer, après ces heures d’investigation dans la peau de Marc Dupeyrat, cela tenait du prodige. Le plus étrange était qu’il prenait un ton enjoué : malgré le sujet, malgré la violence, l’étudiante était fière de ses découvertes.

Élisabeth raconta « sa » rencontre avec le médecin légiste. Le corps rincé de Pernille. Le réseau des veines : le Chemin de Vie. Au fil du message, Marc opéra une censure. Il n’écrivit pas un mot sur les autres indices. Le sucre. L’apnée. Le père.

Le système fonctionnait toujours à deux vitesses.

Élisabeth ouvrait le chemin, Marc approfondissait.

Il envoya son e-mail. Il éprouvait un sentiment de puissance. Pour l’instant, il contrôlait la situation. Mais il ne pouvait étouffer son trouble face à son étrange parcours : s’incarner dans une femme pour s’identifier à un homme. Être Élisabeth pour devenir Reverdi. Il y avait vraiment de quoi devenir schizophrène.

À cette idée, il s’endormit, tout habillé, sur son lit.

37

Quand il se réveilla, il ne savait plus où il était. Bien que la lumière fût toujours allumée, sa chambre sans fenêtre ne lui présentait aucun repère. Seul le vacarme de la climatisation lui donnait l’impression d’être plongé au fond d’un réacteur d’avion.

Il regarda sa montre : seize heures. Il s’assit sur le lit et se saisit le front à deux mains. La migraine lui enserrait la tête. Sa langue lui paraissait énorme. Il murmura : « Un café. » Mais à l’idée de descendre au rez-de-chaussée et d’actionner la machine, sa nausée se réveillait déjà. Il leva les yeux et vit son ordinateur, posé sur le guéridon. À tout hasard, il connecta son modem.

Objet : KUALA 2 — Reçu le 23 mai, 11 h 02.

De : sng@wanadoo.com

À : lisbeth@voila.fr


Ma Lise,

Tu me confortes et me réconfortes.

Parmi tous ceux qui ont tenté de m’approcher, de m’écrire, de m’interroger, je t’ai choisie. Aujourd’hui, je m’en félicite. J’étais certain que tu serais digne de ta mission.

Tu as trouvé le Chemin de Vie. Tu sais ce qu’il recherche et ce qu’il aime contempler. Tu as donc compris que nous nous placions, Lui et moi, au-delà d’une frontière sacrée.

La frontière du sang.

Nous évoluons sur un territoire peu fréquenté, Lise. Un territoire dangereux, où nous faisons jeu égal avec Dieu. Je t’ai déjà parlé du passage de la Bible de Jérusalem où le Seigneur rappelle que le sang, c’est l’âme. Dans le même chapitre, au verset 6, il est dit : « Qui verse le sang de l’homme, par l’homme aura son sang versé. » Seul Dieu a le droit de le faire couler. Celui qui transgresse cette loi devient le rival du Seigneur.

Celui dont tu suis les traces a franchi ce pas. Il a défié Dieu — et assume cet outrage. Si tu veux le comprendre, tu dois chercher encore. Le rituel comporte d’autres règles. Des étapes très précises. Tu dois saisir comment, exactement, Il procède. Comment Il prépare la mise à nu de l’âme…

Tu dois trouver les « Jalons d’Éternité ».

« Qui Volent et Foisonnent… »

Prends de l’altitude, ma Lise. Cherche dans le ciel. Et souviens-toi de cette vérité : il n’y a qu’une façon de contempler l’éternité ; la retenir, pour quelques instants.

Mon cœur est avec toi.

JACQUES

Un café.

Un putain de café en urgence.

Il descendit les escaliers en se tenant aux murs. Les Jalons d’Éternité. Qui Volent et Foisonnent. Reverdi devenait de plus en plus mystérieux. Et Marc pressentait que ce vocabulaire hermétique allait empirer. À mesure que le meurtrier ouvrirait les portes de son univers, les termes deviendraient de plus en plus ésotériques — et incompréhensibles.

Le ravitaillement en Nescafé avait été effectué. Il se bricola un liquide brunâtre et se demanda, après l’avoir goûté, s’il ne préférait pas le thé de ce matin. Tout en tournant sa barrette en plastique, les mots de Reverdi circulaient, à contresens, dans sa tête. « Cherche dans le ciel. » « Prends de l’altitude. » Il se dit que ces mots, derrière leur résonance métaphorique, possédaient peut-être une signification concrète.

Il remonta l’escalier en quelques enjambées. Il s’empara de la carte de la Malaisie et scruta les altitudes. Dans ce pays à fleur de mer, les sommets n’étaient pas légion. Il repéra les Cameron Highlands, une région de montagnes qui se déployait à environ deux cents kilomètres au nord de Kuala Lumpur, et qui dépassait les 1 500 mètres d’altitude. Le nom lui disait quelque chose. On lui avait déjà parlé de cette station résidentielle, offrant hôtels de luxe et terrains de golf. Marc feuilleta son guide et trouva confirmation de ses souvenirs.

Reverdi lui désignait-il cette direction ? Un professeur de plongée n’avait rien à faire en pleine montagne. Une idée lui vint pour vérifier son hypothèse. Peut-être y avait-il eu un meurtre, ou une disparition, dans ces hautes terres ?

Il appela les archives du News Straits Times. La voix à l’appareil — une femme — était avenante. Marc appelait pour connaître les horaires et modalités de consultation, mais il décida de tenter sa chance par téléphone. Il se présenta et résuma sa requête, sans indiquer le lien avec Reverdi. Avait-on signalé, ces dernières années, un meurtre dans les Cameron Highlands ? Ou simplement une disparition ?

De mémoire, l’archiviste ne voyait pas. Elle lui demanda de rester en ligne. Il entendit le claquement des touches d’ordinateur, puis elle reprit l’appareil : il n’y avait rien. Pas trace d’un meurtre, ni du moindre fait divers dans les Cameron Highlands, depuis au moins huit ans. Pour une recherche antérieure, il fallait se déplacer pour consulter…

Marc raccrocha après quelques formules de politesse. Inexplicablement, sa conviction se resserra d’un tour. Reverdi avait chassé dans ces sommets. Il avait laissé les traces de ces mystérieux « jalons ». En hauteur. Il décida de partir dès le lendemain matin.

À ce moment, les gargouillis de son ventre lui rappelèrent qu’il achevait sa deuxième journée à jeun. Ce n’était plus de la distraction, mais une grève de la faim. Il prit sa clé et claqua la porte de sa chambre.

La lumière du jour, ce fut comme de placer sa tête entre deux cymbales résonnantes. Quant à la chaleur, elle produisit sur lui un effet immédiat. Marc sentit fondre sa peau, au point d’avoir aussitôt les doigts fripés de sueur. Il avait l’impression d’évoluer dans un sauna, tout habillé.

Dans la rue de son hôtel, les terrasses de restaurant dégorgeaient sur les trottoirs, jusqu’à inonder la chaussée — les voitures, roulant au pas, devaient contourner les tables, et éviter que les fourchettes ne rayent leur carrosserie.

Marc commanda un « fried rice », le grand classique de la cuisine chinoise. Il adorait ces riz qui recèlent plein de surprises. Crevettes, légumes, amandes, oignons, fragments d’omelette… Tout cela était cuit, fondu, saisi, dans la même vague dorée. Cameron Highlands.

Il se répétait ces syllabes à chaque bouchée. Il était certain qu’un indice l’attendait là-bas.

38

Jalan Ruching.

La route des Chats.

Selon son plan, c’était la voie à suivre pour sortir de la ville.

Tôt le matin, Marc avait loué une voiture — une Proton, le véhicule standard de Malaisie, avec conduite à gauche. Il dépassa les grands immeubles du centre et mit le cap vers le nord. Les faubourgs de la ville n’en finissaient pas, alternance de parcs et de quartiers résidentiels. Marc fixait au loin les collines qui flottaient dans la lumière naissante.

Il trouva l’autoroute, l’Express 1, et plongea dans un nouvel univers, composé de vergers sombres, aux troncs parfaitement alignés dans la terre rouge : les hévéas. Il roula ainsi, toujours plein nord, durant cent cinquante kilomètres, croisant de temps en temps des pitons rocheux, des temples indiens aux décorations de fête foraine, des mosquées aux dômes de céramique verte.

Un paysage idéal pour réfléchir.

Le matin même, il avait reçu un message de Jérôme. L’archiviste n’avait rien trouvé : pas d’information sur l’identité du géniteur de Reverdi, ni aucune trace d’une demande personnelle de Jacques à la DDASS, concernant ses origines. Une impasse.

Il prit la sortie 132, en direction de la ville de Tapah, puis emprunta une nationale à double sens, où chacun se comportait comme si la voie était à sens unique. Au loin, les collines prenaient de l’ampleur, de la majesté, jusqu’à devenir des montagnes.

Marc aperçut le panneau CAMERON HIGHLANDS. Il allait s’engager dans cette voie quand un autre nom le fit piler, IPOH : 20 KILOMÈTRES. La ville où se trouvait l’hôpital psychiatrique de Reverdi. Là même où avait été tournée la cassette vidéo.


Marc s’attendait à un institut à l’anglaise : portail de pierre, pelouses impeccables, bâtiments blancs. Il découvrit un pénitencier gigantesque, une ville dans la ville, entourée de fils barbelés, cernée par une voie ferrée et dotée de sa propre gare.

Il était treize heures. Malgré le jour, un samedi, l’activité semblait battre son plein. Le personnel soignant rentrait de déjeuner. Marc dut attendre de longues minutes que la meute des cyclistes, motocyclistes, conducteurs et piétons s’engouffre sous le haut porche de ciment — une rentrée d’usine à la chinoise.

Il suivit le mouvement et trouva bientôt le centre administratif, qui constituait un quartier à part entière. En attendant un responsable, il contempla par les fenêtres le campus, vaste plaine jalonnée de bâtiments gris et de champs cultivés. Il devinait qu’on pratiquait ici un genre de psychiatrie libérée, où les patients vivaient en communauté et devenaient agriculteurs ou artisans.

Enfin, le directeur le reçut. Un Indien au visage indolent et aux gros yeux de laque. Marc s’expliqua : la France, l’enquête, Reverdi. Au bout d’un long silence, l’homme appela par téléphone le Dr Rabaiah Mohd Norman, le médecin qui avait soigné Jacques Reverdi.

Quelques minutes plus tard, la porte s’ouvrit sur la femme que Marc avait aperçue sur la cassette. Elle était vêtue d’une longue robe beige et était coiffée d’un tudung de même teinte. L’ensemble lui donnait l’allure d’une statue de glaise dont seule, la tête aurait été modelée.

La psychiatre s’avéra pleine de malice. Elle ne cessait de décocher des traits d’humour, appuyant ses paroles d’un large sourire, qui révélait des dents éclatantes et chevalines.

— Je vous propose un tour du propriétaire, dit-elle. Nous parlerons en chemin.

Ils sillonnèrent le site, avec la voiture de Marc. Ils croisèrent des fermes, des cultures, des terrains de jeu. Une immense liberté planait sous le soleil. Le Dr Norman donnait des chiffres — il y avait ici deux mille patients, soixante-cinq par pavillon, cinquante par unité agricole…

— Nous arrivons dans le quartier de sécurité.

Ils pénétrèrent dans un enclos sous haute surveillance : miradors, poteaux coudés, fils barbelés et barreaux à toutes les fenêtres. Un véritable camp de concentration. Sauf que les barreaux étaient peints en vert et qu’ils offraient une grande variété de motifs, rappelant les croisées ciselées d’une mosquée.

Près du parking, Marc aperçut les premiers patients, errant sur la pelouse : noirs, tannés, tondus. Ils portaient tous une chasuble verte — celle de Reverdi dans la cassette — et semblaient plus noirs encore sous le soleil éblouissant. Des traits plats, un regard sans relief, comme enfoncés par la lumière.

À l’intérieur, le bâtiment s’ouvrait sur une grande cour. Tout autour, une galerie bordée d’arcades donnait accès à des couloirs, des bureaux, des salles. Tout était en ciment peint, écaillé, usé de soleil, de pluie, de chaleur.

Ils suivirent l’un des couloirs, où le panneau FORENSIC WARD se répétait. Marc ne se souvenait plus du sens exact du mot, mais cela avait à voir avec la médecine légale. Ils tombèrent sur un bureau : une simple table de bois, posée contre le mur, précédée par un long sillage de dossiers jaunis, entassés sur le sol.

Un patient était interrogé par un médecin, sous la surveillance d’un gardien. Assis de part et d’autre de la table, leurs rôles étaient sans équivoque : blouse blanche d’un côté, menottes de l’autre. Le Dr Norman, toujours tout sourire, échangea quelques mots en langue malaise avec le médecin, puis se retourna :

— Un nouveau venu. Un Algérien. Il paraît qu’il parle français.

Elle se pencha et dit au détenu en anglais, désignant Marc :

— Ce monsieur vient de Paris. Vous pouvez parler français avec lui, si vous voulez.

— No way, répondit l’Algérien d’un air buté.

Il avait un visage osseux. Ses prunelles se perdaient au fond de ses orbites. Marc remarqua qu’il portait aussi des chaînes aux pieds. La psychiatre tourna les talons :

— Comme vous voudrez, c’était juste pour vous détendre.

Marc lui emboîtait le pas quand il entendit « patron… ». Il pivota au mot français. L’Algérien lui souriait, offrant une belle collection de dents de travers. Ses yeux brûlaient au fond des arcades. Il fit un signe de tête vers la psychiatre :

— Celle-là, quand je lui aurai tranché la chatte, on se la bouffera ensemble. (Il lui fit un clin d’œil.) Tu la préfères crue ou cuite ?

Marc repartit sans répondre. « Crue ou cuite » ? Il rejoignit la spécialiste qui obliquait déjà vers la gauche. Ils découvrirent un réfectoire, puis s’enfoncèrent dans un nouveau couloir aux cellules verrouillées. Tout était désert. Au bout, un gardien leur ouvrit une nouvelle porte.

Ils entrèrent dans une grande salle, plongée dans la pénombre — les rideaux étaient tirés. Marc battit plusieurs fois des paupières avant de détailler les lieux. Un immense dortoir, surplombé de lents ventilateurs, contenant, au bas mot, cinquante lits, disposés contre les murs. La paix, la quiétude, se renforçait ici. Une télévision marchait, quelque part, à bas régime. Des hommes dormaient. D’autres sillonnaient l’allée centrale, traînant les pieds. Ils ne portaient plus de tuniques vertes, mais des vêtements ordinaires.

— Ils attendent leur libération ? hasarda Marc.

— Au contraire, ceux-là ne sortiront jamais. Ils ont été frappés par l’amok.

— Le quoi ?

— L’Amok. C’est ainsi qu’on appelle en Malaisie la folie meurtrière. Le jeune que vous voyez là-bas, en tee-shirt blanc, a crevé les yeux de sa petite fille pour qu’elle ne regarde plus la télé. L’autre, là-bas, a tué sa femme, l’a débitée en quartiers et a balancé ses morceaux par la fenêtre du quatrième étage. Cet autre, au fond, a…

— Je crois que j’ai compris.

Le sourire de Norman s’élargit, toutes dents dehors :

— Vous êtes très fort. Cela fait vingt ans que j’y travaille et je n’ai toujours pas compris.

Ils avancèrent encore. Elle serrait des mains, lançait des sourires, inclinait son voile, très à l’aise. Une véritable ambassadrice de l’Unesco. Au bout de la salle, un rideau dissimulait une autre pièce. Un atelier d’informatique, où plusieurs écrans remplaçaient les lits alignés. Un canapé de tissu reposait dans un angle : ils s’y assirent côte à côte. Les patients les regardaient, sans oser s’approcher, dessinant un grand cercle autour d’eux.

— Depuis mon doctorat, poursuivit la psychiatre, je travaille sur le phénomène de l’amok. En Occident, il y a longtemps que vous avez remplacé les notions de possession ou de sorcellerie par des termes comme « hystérie » ou « schizophrénie ». En Malaisie, les choses ne sont pas si simples. Tout le monde s’accorde à dire que l’amok correspond à une crise de démence, au sens le plus médical du terme. Mais chacun pense aussi que les démons jouent un rôle dans l’affaire.

Elle eut un geste ample :

— Nous associons toujours psychiatrie et croyance. Il n’est d’ailleurs pas dit que cela soit moins efficace qu’une vision strictement clinique. Dans la mesure où un patient croit aux diables qui le possèdent, on peut dire qu’ils existent, non ? La raison n’est qu’un certain réglage de la lucidité. Tout est vrai, puisque tout est perception…

Marc ne suivait plus très bien, mais il se laissait bercer par cette voix douce, ce sourire perpétuel. Il en oubliait presque Reverdi. Les regards appuyés des patients le ramenèrent à la réalité :

— C’est ici qu’il était… détenu ?

— Jacques ? Les derniers jours, oui.

Elle prononçait son prénom à l’anglaise : « Jack. »

— Selon vous, il a été frappé par l’… amok ?

— Il a agi sous l’effet d’une crise, c’est certain. Pourtant, je pense qu’il n’a jamais perdu le contrôle. Sa raison n’était pas aliénée.

— Il était conscient de ses actes ?

— Je dirais plutôt qu’il a agi sous l’effet d’une de ses consciences.

— Il est schizophrène ?

Elle leva les deux paumes, comme pour dire : « Pas si vite. »

— Nous avons tous plusieurs personnalités. Plus ou moins accentuées.

— Mais peut-on dire que le Reverdi qui a tué Pernille Mosensen est le même que l’homme qui est devenu champion du monde d’apnée ?

Elle s’enfonça dans le canapé, posant un regard détaché sur les patients, toujours immobiles :

— La conscience humaine n’est pas un noyau unique. C’est plutôt une roue. Un champ de possibles. Une loterie qui tourne et s’arrête, de temps à autre, sur un chiffre. Le meurtre est un des chiffres de Jack.

Marc décida de jouer franc-jeu avec le Dr Norman. Il évoqua la cassette. Le sourire de la psychiatre disparut :

— Qui vous l’a donnée ?

Il ne répondit pas. Elle enchaîna :

— Alang, n’est-ce pas ? Je me demande pourquoi notre meilleur expert en pathologie criminelle est cet olibrius… (Elle lui lança un coup d’œil oblique.) Quelles sont vos conclusions ?

— Mes conclusions ?

— Oui : qu’avez-vous pensé de cette scène ?

Le moment idéal pour tester ses hypothèses :

— Je crois que Reverdi se protège par l’apnée.

— Exact. Mais de quoi ?

— Des autres. Et aussi de lui-même. De sa folie.

Le sourire de la spécialiste réapparut :

— Vous avez raison. Jack utilise l’apnée comme une carapace. Contre les personnalités qui l’assaillent. Contre sa schizophrénie.

— C’est vous qui utilisez le mot maintenant.

— Je voulais tout à l’heure relativiser vos convictions. Mais il est clair que Jack est torturé par des personnalités distinctes. Elles veulent prendre la place du Jacques Reverdi qu’il s’efforce d’être. Le Reverdi officiel. Vous connaissez son histoire, n’est-ce pas ?

— Par cœur.

— C’est l’histoire d’un homme volontaire. Un bloc qui a toujours obtenu ce qu’il voulait. Jack a suivi une ligne absolument droite. Cette droiture est inversement proportionnelle à la menace d’éparpillement qui le hante.

Marc était convaincu de la justesse de ce diagnostic. C’était une évidence qui l’éclairait peu à peu.

— Maintenant, continua-t-elle, parlons de l’apnée. J’ai étudié cette discipline. J’ai voulu comprendre pourquoi Jack s’était persuadé que cette attitude le protégeait. Il y a bien sûr l’autonomie physique. À ce moment-là, il n’a plus besoin du monde extérieur.

Mais il y a autre chose, de plus profond. Savez-vous ce qui se passe dans l’organisme quand on ne respire plus ?

Marc sentait les regards dilatés des amoks posés sur eux.

— Eh bien, le sang n’est plus oxygéné, il…

— Le corps est en danger. Contrairement à tous les clichés de plénitude et de sérénité, l’apnée provoque une tension, un état d’alerte. L’organisme se concentre sur lui-même. Un réflexe de vasoconstriction survient dans les membres supérieurs et inférieurs. Le sang, avec sa réserve d’oxygène, reflue vers les organes vitaux : le cœur, les poumons, le cerveau. On ne peut imaginer concentration plus forte. L’homme, littéralement, devient un noyau dur. Centré sur ses forces vitales. C’est exactement ce que cherche Reverdi. Il fait bloc contre ses démons intérieurs… Mais je crois qu’on peut aussi étendre ce phénomène aux meurtres.

Marc tressaillit :

— Aux meurtres ?

— Rappelez-vous ce qu’il a fait à la jeune Danoise. Il a saigné la pauvre fille. Je pense que dans ces moments-là, la scène du crime devient une sorte d’expansion de lui-même. Il déplie son être dans cet espace et y provoque un afflux de sang, pour mieux se protéger. Exactement comme lorsque l’hémoglobine reflue vers le cœur et les poumons, au sein de son corps.

— Comment pouvez-vous être certaine de cela ?

— J’ai une autre question pour vous, se contenta-t-elle de répondre. Vous souvenez-vous de ses dernières paroles, sur la cassette ?

Marc n’hésita pas. Il prononça en français :

— « Cache-toi vite, papa arrive. »

Elle hocha lentement sa tête voilée :

— C’est peut-être un souvenir. Un traumatisme. Ou peut-être une hallucination. Je n’ai pas obtenu de réponse sur ce sujet. Mais il y a une certitude. Son comportement de défense est déclenché par l’arrivée symbolique du père. Voilà l’ultime menace : la personnalité paternelle. Il craint que cette personnalité se glisse en lui. Il a peur de devenir son père.

La psychiatre ordonnait des éléments essentiels, comme un puzzle, mais pas de la façon dont Marc l’aurait fait. Il rétorqua :

— D’après mes informations, Jacques Reverdi n’a pas connu son père. Comment pourrait-il craindre sa venue ? Ou son influence ?

— C’est exactement ce que je veux dire : ce qui compte, c’est son absence. Car alors, la figure paternelle peut revêtir tous les visages, toutes les personnalités. Cette présence polymorphe est la source de la schizophrénie de Jack. Il a peur d’être son père. C’est-à-dire n’importe qui, n’importe quoi. Au moment de ses crises, son être devient un point d’interrogation, une faille béante.

Marc comprit tout à coup où Norman voulait en venir :

— Vous pensez que ces figures potentielles pourraient être négatives ?

— Elles sont toujours négatives.

— Elles pourraient être criminelles ?

La psychiatre se recula contre l’accoudoir du canapé, pour s’éloigner de Marc et mieux le contempler :

— Jacques Reverdi est convaincu que son père était un criminel. Il tue quand il ne parvient plus à se défendre contre cette certitude. Quand l’apnée ne parvient plus à le protéger. Son père entre alors à l’intérieur de lui-même. Il se diffuse dans son « moi » comme un poison dans le sang.

— Je ne comprends pas. Vous venez de dire que le meurtre était au contraire un rite de protection.

Elle prit un ton ironique :

— C’est tout à la fois, mon cher… (Elle prononça ces dernières syllabes en français.) Jack appelle le sang de sa victime pour renforcer sa forteresse, comme un enfant qui dressait des murailles de sable face à la mer. Mais il est déjà trop tard. La vague est là. Elle détruit tout. Son acte criminel est la preuve que « papa » est arrivé… Chacun de ses meurtres est un mélange de panique et de résignation. De révolte et d’acceptation.

Marc prit le temps de réfléchir. Ces conclusions cadraient avec ses propres hypothèses, jusqu’ici mal définies. À cet instant, il comprenait une autre vérité, évidente lorsqu’on suivait la chronologie de Reverdi. Jusqu’à l’âge de quatorze ans, il avait été protégé contre cette menace par sa propre mère. Quand elle s’était suicidée, le jeune homme nu, sans protection, avait été assailli par la figure menaçante du père… Il résuma cette hypothèse à voix haute. La psychiatre confirma :

— Il y aurait aussi beaucoup à dire sur la disparition de la mère… C’est le deuxième traumatisme qui fonde la personnalité de Reverdi. Cette trahison — car Jack considère ce suicide comme une trahison — a été l’étincelle qui a allumé sa pulsion criminelle.

Un frisson saisit Marc :

— Vous voulez dire qu’il tue depuis l’adolescence ?

— Non. Le passage à l’acte demande toujours un temps de mûrissement. Vous êtes un spécialiste. Vous connaissez ces chiffres : les tueurs en série commencent en général leurs sinistres exploits à l’âge de vingt-cinq ans. Je pense que le profil de Jack suit cette règle. L’absence du père et la trahison de la mère ont « mûri » en lui, comme une tumeur, jusqu’à le transformer en prédateur. Il tue autant pour ressembler à son père que pour se venger de sa mère. Il hait les femmes. Toutes des traîtresses. Il veut les voir « saigner ».

Ce terme rappela à Marc un autre fait : Monique Reverdi s’était ouvert les veines. « Jack » reconstituait la trahison initiale. Il conclut :

— Pourquoi l’avez-vous libéré ? Je veux dire : pourquoi avez-vous renvoyé dans une prison classique un tel… malade ?

— Parce qu’il me l’a demandé. Quand il est sorti de sa crise hallucinatoire, c’était sa seule préoccupation. Retourner auprès de criminels ordinaires. Surtout ne pas rester chez les fous. Je n’avais aucune raison de lui refuser cela. Après tout, il n’a plus que quelques semaines à vivre.

— Vous l’avez libéré comme ça, sans traitement, sans assistance ?

— Non. Il suit une médication à Kanara, et un de nos psychiatres se rend là-bas, une fois par semaine.

Le Dr Norman regarda sa montre et se leva. Le rendez-vous était terminé. Ils marchèrent vers la porte. Les amoks les suivaient toujours de leurs grands yeux allumés. Sur le seuil, la psychiatre lui demanda :

— Je peux vous poser une question… personnelle ?

Il fit un signe positif de la tête, tentant de sourire, mais l’angoisse lui paralysait la face.

— Avez-vous eu des contacts avec Reverdi ?

— Non, mentit Marc. Il refuse toute interview.

Elle lui prit les mains :

— Si jamais vous réussissez à l’approcher, à lui parler, tenez vos promesses. (Elle ajouta un sourire, comme pour atténuer l’avertissement.) Ne le trahissez jamais. C’est la seule chose qu’il ne pourrait pas vous pardonner.

39

Il haïssait le football.

On lance une balle à un chien, pas à un homme. Il regardait, assis sur les gradins bricolés du stade, les autres détenus disputer un match. Ils gueulaient, frappaient, couraient après la « baballe ». À dix heures du matin, alors que le soleil pesait déjà des tonnes. De vrais connards.

Par réaction, Jacques songea à sa propre discipline. Rien à voir avec ce sport de rase-mottes. L’apnée offrait la clé de l’univers, qui n’était pas, comme beaucoup le pensaient, au fond de la mer, mais ailleurs.

D’ordinaire, il n’invoquait jamais ses souvenirs de plongée. D’abord pour n’éprouver aucune mélancolie. Mais aussi pour ne pas souiller les profondeurs au contact de la surface. Pourtant, aujourd’hui, il était d’humeur radieuse et, les yeux fermés, il se laissa aller au jeu de la réminiscence. Malgré lui, il inclina la tête brièvement, donnant le signal pour qu’on libère la gueuse.

La seconde suivante, il était dans l’eau.

Un bouillonnement de bulles l’entoura. Puis la grande masse bleue, immobile, apparut, traversée de bancs de poissons — des nuages d’écailles et de lumière. Un coup d’œil vers le bas : l’horizon sans fin s’ouvrait sous ses pieds. Mais le poids de la gueuse l’entraînait déjà vers d’autres sensations.

Moins dix mètres. La pression devenait omniprésente. Un kilo supplémentaire par centimètre carré, tous les dix mètres. Durant une épreuve de no limits, le plongeur lesté descend à la vitesse de deux mètres à la seconde. Le fond l’aspire littéralement. L’océan se referme sur lui.

Moins vingt mètres. Jacques ne cessait de souffler dans son pince-nez, pour compenser la pression qui augmentait toujours. Étreinte implacable, traversant la peau, agissant sur chaque muscle, chaque organe. À moins vingt-cinq mètres, les poumons se réduisaient à deux poings serrés, dans lesquels l’air était totalement comprimé.

Moins trente mètres. La lumière s’éloignait. Le bleu gagnait en intensité. En solidité. Aucune peur pourtant. Aucun malaise. Au contraire : la masse de l’eau répartissait les dernières parcelles d’oxygène à travers tout le circuit sanguin. L’organisme était nourri, assouvi, équilibré. Les artères et les veines formaient une seule et même sarbacane dans laquelle la mer soufflait sans discontinuer, à travers l’épiderme. Le corps fonctionnait en circuit fermé. En indépendance totale.

Moins cinquante mètres. L’indigo. Pour parvenir à cette frontière, cela n’avait pris que quelques secondes, et désormais, le temps ne comptait plus. On croit toujours que le temps de l’apnéiste est sous haute tension, à fleur de panique. C’est faux : l’apnée place en dehors du temps.

Moins soixante mètres. Son cœur battait maintenant à vingt pulsations par minute, pour soixante-dix en temps normal. Limiter l’agitation du corps… Réduire la consommation d’oxygène… Vivre seulement de soi… En autarcie totale, dans l’ombre et le froid…

Il écoutait l’océan, dans une relation d’intimité complète. Une autre idée reçue : le silence de la mer. À cette profondeur, la masse sans limite des fonds compressait, cristallisait chaque son, au point de le transformer en un objet matériel, translucide, aux arêtes de verre.

Moins quatre-vingts mètres. Le ventre de la mer. Au bout de la plongée, il y avait le record. Au fond de l’obscurité, il y avait la plaquette à saisir. Celle de la limite. Celle de l’interdit. Ensuite, il serait temps de lâcher la gueuse et d’ouvrir le parachute pour remonter. Mais à côté du record à battre, il y avait un autre acte à accomplir.

Moins cent mètres. Les ténèbres, enfin. Les vastes régions du néant. À ce moment, son état était souverain. Il n’était ni perdu, ni menacé de dissolution. Il s’était trouvé au contraire. Dans cette solitude unique, il était temps d’ouvrir la porte.

De passer de l’autre côté de la mer.

Pas question de se tromper, de chercher dans l’obscurité qui l’entourait. La porte n’était pas là. Les yeux devaient au contraire se tourner vers l’intérieur. Au fond de soi. Tel était le secret du plongeur : l’ultime porte, celle qui donnait sur la lumière, se trouvait au plus profond de sa conscience…

Soudain, il ouvrit la bouche pour respirer l’air ensoleillé. Il était proche de la syncope, tant son souvenir avait été violent. Il cligna les yeux pour découvrir avec stupeur son environnement. La plaine pelée et jaunâtre, qu’on appelait ici le « stade ». Les barbelés, les miradors, les bancs de bois gris, qui servaient de tribunes. Et ces abrutis qui couraient toujours après le ballon.

Il sourit. Aujourd’hui, il les contemplait avec tendresse. Il les aimait. Tous. Sans exception. Son souvenir l’avait réconcilié avec le temps présent.

Et surtout, il était auréolé par une autre présence.

Élisabeth.

Depuis qu’il avait reçu son message, il était transcendé.

Il discernait une logique secrète dans son destin. À quelques semaines de sa propre mort, au terme du chemin, il avait enfin rencontré l’amour. Cette femme était différente. Elle possédait une part d’innocence, bien sûr, mais aussi de vraies ténèbres, qui lui permettaient de le comprendre, lui. Et d’avancer sur ses traces, sans crainte ni préjugé.

D’instinct, il devinait qu’il pouvait l’aimer, telle qu’elle était. Il n’était pas nécessaire de la purifier, comme les autres. Elle acceptait sa propre noirceur. Elle pressentait, déjà, la Couleur du Mensonge. Voilà pourquoi elle était digne de lui. Voilà pourquoi elle allait comprendre son œuvre.

En quelques heures, elle avait réussi à voir les images du dernier sanctuaire — le corps de Pernille Mosensen. Elle avait deviné ce qui s’était passé. Elle soupçonnait déjà les prémices du rituel. Ce qu’il recherchait à travers son patient travail. Il ne doutait plus qu’elle réussirait à cheminer jusqu’au bout de la vérité.

Dans quelques jours, elle identifierait les Jalons d’Éternité.

Puis les étapes suivantes.

Jusqu’à Lui.

Il se félicitait aussi — sur un mode mineur — de l’efficacité de leur système de communication. Il n’avait eu aucune difficulté à utiliser l’agenda électronique miniature. Il avait d’abord songé à le brancher sur un téléphone portable, mais les matons se livraient à une traque sans merci des cellulaires. Il était donc revenu à sa première idée. Dénuder les fils de la ligne téléphonique intérieure de l’infirmerie puis, parmi ce réseau, trouver les câbles extérieurs sur lesquels connecter sa machine. De cette façon, il passait des appels indétectables. Des connexions qui, officiellement, n’existaient pas.

Ensuite, il avait ouvert une adresse e-mail, gratuite, sur un serveur de grande envergure — Wanadoo. Personne, à l’exception d’Élisabeth, ne connaissait cette adresse. Il pouvait envoyer et recevoir des messages en toute discrétion, parmi les millions de connexions du réseau. Un acte de romantisme clandestin, technologique — et invisible.

Les prisonniers braillaient toujours, s’efforçant d’envoyer la balle dans des buts de fortune. Ils beuglaient en malais, en chinois, en anglais. Une bouillie de langues à l’image de leur cerveau. Par contraste, ses pensées et ses désirs lui parurent d’une pureté exquise.

Il laissa divaguer son esprit. Et appela un autre souvenir. Celui d’un film en noir et blanc qu’il avait vu à la cinémathèque de Marseille, adolescent. Pickpocket, de Robert Bresson. L’histoire d’un homme qui avait choisi de se situer au-dessus des lois. D’ordinaire, les actes d’un malfrat sont décrits comme des faits souterrains, cachés, inférieurs. Ici, le parcours du voleur était une quête élevée, transcendante, un chemin de grâce. En contemplant ces images, Jacques avait aussitôt compris que son destin serait identique. Et l’analogie se poursuivait aujourd’hui.

Dans le film de Bresson, le voleur croisait sur sa route une femme. Il ne voyait pas aussitôt en elle la figure aimée. Il s’obstinait sur sa voie solitaire. Mais dans la dernière scène, alors qu’il était arrêté, il murmurait à sa compagne, à travers le treillis du parloir : « Oh, Jeanne, pour aller jusqu’à toi, quel drôle de chemin il m’a fallu prendre… »

Il fouilla dans sa poche, sortit la photo d’Élisabeth et répéta : « Pour aller jusqu’à toi, quel drôle de chemin il m’a fallu prendre. »

Il s’aperçut qu’il avait parlé à voix haute. Il regretta aussitôt cette faiblesse. Aucune de ses pensées ne devait franchir la frontière de ses lèvres. Son monde occulte était comme une grotte rupestre, dont les peintures se corrodent au contact de l’air.

Le banc craqua à ses côtés. Éric venait de s’asseoir. Reverdi glissa la photo dans sa poche.

— Il faut que je te parle.

Jacques songea au trafic des médicaments, qu’il avait repris à son compte, à l’infirmerie.

— Ne t’en fais pas pour les médocs. Je te filerai ta com.

— Sympa. Mais j’suis venu te parler d’autre chose.

— Quoi ?

— De Raman.

Jacques soupira : le salopard en chef était le leitmotiv de toutes les conversations. Le démon qui peuplait tous les esprits.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?

Le bec-de-lièvre prit un air de conspirateur, et s’approcha. Les os de son visage étaient incurvés, comme s’ils avaient été enfoncés à coups de marteau.

— Le bruit court qu’il a le sida.

— Il y a un mois, tous les Chinois avaient le SRAS.

— Je déconne pas, Reverdi. Il a subi une prise de sang, comme nous tous. Ses résultats étaient positifs. Il est en train de les contaminer.

— Qui ?

— Les mômes du bâtiment E. Les mineurs.

Reverdi soupira une nouvelle fois. À Kanara, tout le monde semblait penser qu’il n’y avait que lui, le « grand Jacques », pour se dresser contre Raman. Par réflexe, il songea à Élisabeth. Pas question de bouger. Il devait rester un prisonnier modèle et vivre, par l’esprit, auprès de sa bien-aimée.

— C’est pas mes oignons.

— Ce sont des mômes. Il les force à le sucer. Il les encule sans préservatif. Cet enfoiré va tous les tuer.

— Je ne peux rien faire.

Éric se pencha encore. Son haleine diffusait une puanteur de décomposition. Jacques imagina sa langue sous la forme d’une charogne. Le gnome dit, mi-sérieux, mi-ironique :

— T’es le maître ici, Reverdi. Tu peux pas laisser faire ça sur ton territoire.

La flatterie était grossière mais le mot « maître » provoqua un déclic. Il s’en voulut d’être encore sensible à ce genre de vanités. Surtout dans ce royaume de dégénérés. Pourtant, Éric avait raison : il était écrit que le gardien devait mourir. Depuis l’instant où il l’avait obligé, lui, à racler la sueur des murs. À la seconde exacte où il l’avait forcé à s’agenouiller. Aucun être humain qui l’avait humilié ne pouvait rester vivant.

Dès lors, pourquoi ne pas accélérer le mouvement et sauver quelques gosses ? Une idée l’éclaira. Il allait intégrer Élisabeth à sa décision : « Quand elle aura identifié les Jalons, se dit-il, je lui offrirai la peau de Raman. »

— Attendons quelques jours, dit-il. On ne peut pas agir comme ça.

40

En Malaisie, les Cameron Highlands étaient célèbres. Impossible de feuilleter un guide sans tomber sur un long passage consacré à cette région. Pour tous les Malais, ces terres faisaient figure de paradis, parce qu’elles s’ouvraient sur un miracle : la fraîcheur. À plus de 1 500 mètres d’altitude, on échappait aux moussons humides et aux saisons brûlantes. Au-dessus des brumes, il y avait le froid.

Les Anglais, les premiers, avaient colonisé ces sommets, bâtissant des manoirs, taillant des terrains de cricket, plantant des champs de thé — et interdisant tout accès aux Malais. Puis, une fois les colonisateurs évacués, les riches autochtones avaient pris leur place, construisant à leur tour des hôtels de luxe, déployant des parcours de golf, creusant toujours et encore les gigantesques forêts primaires.

Car, avant d’atteindre ces verts paradis, il y avait la jungle.

Marc roulait maintenant sous de hautes voûtes de feuilles. Il suivait des virages en lacets bordés, à droite, par les falaises couvertes de lianes et, à gauche, par des précipices d’émeraude. La route ne cessait de monter en épingles à cheveux et on discernait, en contrebas, le fil d’asphalte de la route parcourue.

Marc savourait cette première rencontre avec la forêt dense. Il avait stoppé la climatisation de sa Proton et roulait fenêtres ouvertes, afin de sentir la fraîcheur qui s’accentuait à chaque virage. Parfois même, il fermait les yeux, planant littéralement, cherchant à mettre un nom sur les parfums qui venaient à sa rencontre. En réalité, il improvisait, répétant comme une prière les noms qu’il avait lus dans son guide : palmiers, cocotiers, tualangs, orchidées, rafflésies…

À d’autres moments, des bribes de son entrevue avec le Dr Norman venaient le secouer de sa béatitude. « Ne le trahissez jamais. C’est la seule chose qu’il ne pourrait pas vous pardonner. » La trouille le prenait alors, beaucoup plus fraîche que les hautes terres. Il se répétait les questions : y avait-il danger, oui ou non ? Reverdi pouvait-il deviner la combine ? En mettant les choses au pire — son imposture dévoilée —, que risquait-il ? Le tueur était sous les verrous — et virtuellement condamné.

La route montait toujours. Les premiers signes de l’Empire britannique apparurent. D’abord, les plantations de thé. Des terrasses, en paliers ordonnés, exhalant dans l’air des senteurs humides, presque moisies. De loin, ces cultures ressemblaient aux étages de royaumes anciens, enclavés dans le grand vert. Parfois, les champs étaient bruns, compacts, taciturnes. D’autres fois, ils brillaient comme des petits pains de mousse, légers, luminescents.

Puis des hôtels se présentèrent. Manoirs blancs aux colombages noirs, fenêtres à vitraux colorés et cours de graviers gris, dans le plus pur style « british ». Aussitôt après, la jungle primaire se refermait, intacte. À croire qu’on avait rêvé. Puis, de nouveau, un terrain de golf apparaissait. Ou un hôtel de luxe, avec sa piscine turquoise…

Marc devait avoir dépassé 1 500 mètres d’altitude quand il découvrit les premiers villages de huttes. Cela aussi, les guides en parlaient : les Orang-Asli, littéralement, le « peuple des origines ». Des hommes des bois, en pagnes, qui survivaient sarbacane à la main, entre les chantiers immobiliers et les voyageurs en 4 x 4.

Il ralentit, et comprit qu’ils ne composaient qu’une attraction touristique de plus. En fait de pagnes, ils portaient des tee-shirts Reebok et leurs sarbacanes avaient été remplacées par des antennes radio. Accroupis devant leurs cases, ils vendaient les produits de la forêt : miel, pousses de fleurs, scarabées ou scorpions épinglés sur des morceaux de carton.

À ce moment, un groupe surgit des coteaux de la jungle. Ceux-là tenaient d’autres instruments. Marc les rattrapa et observa la longue tige de bois qu’ils portaient sur l’épaule. Des filets à papillons. Sans doute une autre spécialité de la région…

Il freina brusquement.

« Cherche vers le ciel. »

« Des Jalons qui Volent et Foisonnent. »

Des papillons !


Dès la première ville, Ringlet, un coup d’œil dans les boutiques lui confirma son intuition : les papillons étaient la spécialité de la région. Il pénétra dans l’une des échoppes et se fit expliquer le phénomène : les Cameron Highlands avaient développé des espèces endémiques, liées à l’altitude, dont la beauté était unique au monde. Il reprit sa route. À Tanah Rata — deux milles mètres d’altitude —, il trouva un restaurant chinois et s’installa au fond de la salle. À quinze heures, le lieu était désert. Il commanda un café. Les papillons. Il ne parvenait pas à s’extraire cette idée de la tête. « Cherche vers le ciel. » « Des Jalons qui Volent et Foisonnent. » Cela pouvait coller.

Buvant à petites lampées une mousse brune aux relents javellisés, il imagina des pratiques meurtrières et perverses, à base de papillons. Reverdi lui apparut, déposant ces insectes sur les femmes ensanglantées, plaquant les ailes colorées sur les plaies, observant cette caresse palpitante sur les incisions.

Un détail lui revint. Le taux de glucose anormal. Reverdi avait forcé Pernille Mosensen à ingurgiter des aliments sucrés. Pour attirer les papillons ?

Il commanda un second café. Il lui vint à l’esprit une restriction. Cette hypothèse rappelait le roman de Thomas Harris, Le Silence des agneaux, où le tueur plaçait des chrysalides dans la gorge de ses victimes. Or, Marc en était certain, Reverdi ne subissait aucune influence. Jamais il ne se serait inspiré des crimes d’un autre. Et surtout pas issus d’un roman. D’une fiction qui, à ses yeux, avait valeur de chimère. Alors quoi ?

Assis dans la salle faiblement éclairée, il distinguait, au-delà de la terrasse, la rue principale de la petite ville. Le mélange des styles régnait toujours : des épiceries asiatiques, des bâtiments coloniaux et aussi, plus curieux, des chalets, des constructions montagnardes — Tanah Rata ressemblait à un village alpin.

Il se concentra sur les passants. Des écoliers, bringuebalant leurs cartables sur le dos. Des adultes nonchalants, multipliant les origines : Malais, Chinois, Indiens. Des touristes aussi, apportant leur propre note exotique. Il se concentra sur deux jeunes femmes, blondes et roses, portant des gros croquenots et d’énormes sacs à dos. Sa conviction revint en force.

Reverdi était venu ici.

Il avait chassé sur ces sommets.

Il se leva et paya.

Les papillons : il n’avait qu’à vérifier.


Il visita les ateliers d’encadrement, où les lépidoptères sont placés sous verre. Il posa ses questions dans l’indifférence générale. Les ouvriers chinois daignaient à peine lever les yeux de leur ouvrage. Il partit à l’assaut des serres d’élevage, aux alentours de la ville, où on cultive des plantes secrètes — les seules dont se nourrissent les chenilles des plus belles espèces. Nouvel échec. Chacun reconnaissait le portrait de Jacques Reverdi — mais pour l’avoir vu à la une des journaux. Il grimpa dans les hauteurs de la ville, sonnant aux portes des riches grossistes han, ceux qui exportent à travers le monde papillons, insectes et reptiles. Mêmes dénégations : personne n’avait jamais rencontré Reverdi.

À dix-huit heures, Marc se mit en quête d’un hôtel. Exténué, il refusait encore de s’avouer vaincu. Mais le crépuscule lui brouillait les idées. Le doute s’insinuait. Reverdi avait parlé de hauteur et il s’était précipité à la montagne. Ensuite, il s’était inventé un film à propos de ces papillons. Tout cela ne reposait sur rien…

Les hôtels de la ville étaient complets. Marc s’aventura dans les environs de Tanah Rata. Il découvrit un manoir en crépi blanc, avec créneaux revêtus de lierre, hautes cheminées et parasols sur la terrasse, à rayures blanches et noires. Le Lake House.

L’Indien à l’accueil demanda, avec un accent britannique exagéré :

— Nous allons chercher votre matériel ?

— Mon matériel ?

— Vous n’êtes pas chasseur ? Chasseur de papillons ?

— Pas du tout.

Le visage sombre se fendit d’un sourire servile :

— Excusez-moi. Nous avons déjà ici un Français. Un chasseur très connu. Alors, je pensais…

Marc fit le compte. Chasseur. Français. Forêt. Confusément, ce profil le rapprochait de Reverdi. Il décida de tenter sa chance. La dernière de la journée.

— Ce chasseur, il est rentré de sa journée ?

Le portier prit une expression narquoise :

— Il vient de partir, au contraire.

— À six heures du soir ?

— Monsieur, nous parlons de papillons nocturnes.

41

L’heure verte.

Ce fut le terme qui lui vint aux lèvres, lorsqu’il descendit de voiture. Il avait suivi les indications de l’Indien : emprunter la route jusqu’au panneau indiquant la « mission luthérienne », puis prendre en face le sentier qui s’enfonçait dans la végétation. Il avait roulé pendant trois cents mètres, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus avancer en voiture. Le chemin stoppait à flanc de colline, s’ouvrant sur une jungle foisonnante, en étages, qui se refermait également au-dessus de sa tête.

L’heure verte.

Le moment où l’ombre s’épanche sous les arbres. Où tout semble s’agencer pour que la forêt s’assoupisse, mais où elle s’éveille au contraire. Marc était transporté. Les bruits, autour de lui, devenaient assourdissants. Castagnettes en rafales, sifflements aigus, raclements sourds : des cohortes d’oiseaux, invisibles, s’excitaient sur leurs branches. Parfois, d’autres sons s’élevaient, simplement de passage : ronflement d’un vol de corbeaux, tintement d’un bec rieur, qui s’éloignait aussitôt entendu. Mais surtout, en toile de fond, résonnait le long cliquettement des herbes hautes, roseaux, palmes ou fougères, qui bordaient le sentier et l’invitaient, comme des vagues, à plonger dans leurs flots.

Il se mit en route. Le portier avait dit : « Attendez la nuit et repérez la lumière. » Le chasseur nocturne utilisait des projecteurs. Il descendit le flanc de la colline. La morsure du vent se précisait. Il releva son col de veste et s’enfonça encore.

Les herbes, les arbres s’agitaient, se creusaient, se déhanchaient, comme pris d’une excitation langoureuse au contact de l’ombre. Les odeurs s’élevaient, se vivifiaient. Tous les sens de la forêt étaient ouverts. Marc ne parvenait pas à identifier la cause de cet éveil. Qu’attendait la jungle ? Pourquoi s’animait-elle ainsi ?

Alors, la pluie survint.

D’abord quelques touches. Puis un clapotis régulier, qui couvrit les cris d’oiseaux. La forêt, assoiffée, asséchée par les heures brûlantes de la journée, vidée de ses essences par la fournaise, se réveillait pour boire.

Il descendait toujours. Un vieux court de tennis apparut parmi les feuillages. Toujours le même paradoxe : alors qu’il pensait avoir renoué avec la sève primitive du monde, il croisait les traces omniprésentes de la civilisation. Mais dans une version délabrée : des feuilles mortes, des lianes, des lierres avaient pris la place du filet et des marquages.

Il contournait l’esplanade quand la véritable averse commença. Marc avait renoncé à s’abriter. Au contraire, il s’avançait en bordure des précipices, pour admirer les paliers de jungle, qui miroitaient sous ses pieds. Les frondaisons ressemblaient maintenant à des rouleaux sombres, oscillant dans la pluie pour se résoudre en une écume verdoyante. Toute la végétation roulait, brillait, crépitait, révélant un vert qui n’était plus une couleur mais un cri.

Il descendit encore et rencontra une rivière. Il se retourna par réflexe : l’obscurité avait effacé son chemin. Plus de sentier, plus de court de tennis, plus de voiture… Juste un décor indistinct, comme si la nuit lui tournait le dos. « Repérez la lumière. » Il n’y avait pas le moindre signe de projecteur alentour.

Il choisit de traverser le cours d’eau, en suivant un gué de cailloux, qu’il apercevait vaguement dans l’ombre, à quelques mètres sur sa gauche. Quand il eut atteint l’autre rive, trempé jusqu’à la taille, les ténèbres avaient achevé leur œuvre. Il avança encore, à tâtons, se maudissant de n’avoir pas pris une lampe, quand une voix retentit :

— What’s going on ? Who is here ?

Stupéfait, Marc prononça quelques mots en français. Seul le silence lui répondit. Puis, d’un coup, alors que rien ne le laissait prévoir, un jet de lumière blanche éclaboussa les arbres, avec une violence de bloc chirurgical.

Marc se protégea les yeux. Clignant les paupières, il aperçut, environ dix mètres plus haut, un rectangle de lumière parfait, sans tache ni faille. En même temps, il perçut le ronflement du groupe générateur. Sur le drap — car c’était un drap blanc, tendu sur un cadre métallique —, se découpa une silhouette vêtue d’un poncho de pluie.

L’homme s’avança et dit en français :

— Mettez ça.

Il lui tendait des lunettes de soleil. Lui-même portait, sous sa capuche, des lunettes aux verres de mercure :

— Ma lumière est très forte en UV. Autant se protéger.

Marc chaussa ses lunettes et contempla le piège qui se couvrait déjà d’insectes.

— On ne sait pas pourquoi la lumière les attire. On suppose qu’ils prennent les étoiles comme points de repère et qu’ils se jettent sur la moindre source lumineuse. Ça les rend dingues. Ils ont plusieurs milliers d’yeux, vous savez ? Qu’est-ce que vous faites là ? Ça vous intéresse, les papillons ?

Marc l’observa. Masqué par sa capuche et ses lunettes d’argent, son visage était peu visible. Mais ses traits paraissaient brillants, musclés, comme lavés par la pluie.

Marc décida de parler franchement :

— Je suis journaliste. Spécialisé dans les faits divers. J’enquête sur Jacques Reverdi.

Le chasseur émit un sifflement d’admiration :

— Vous devez être acharné pour être remonté jusqu’à moi.

Marc se réchauffa sous ses frusques trempées. L’homme connaissait donc Reverdi. Il demanda d’un ton naturel :

— Quelles étaient vos relations ?

L’entomologiste s’approcha de la toile tendue. Le rectangle était déjà assombri d’insectes, grésillant, se cramponnant au drap avec leurs petites pattes adhérentes.

— On s’est croisés plusieurs fois, dit-il en saisissant avec précaution un papillon gris. Les guêpes, les abeilles, les moustiques formaient autour de lui un nuage bourdonnant.

— Où ?

— Ici. Dans la forêt.

— La nuit ?

— La nuit, oui. Il rôdait. Comme moi.

Marc frissonna. Reverdi lui apparut : élancé, silencieux, à l’affût. Il ne savait pourquoi, il le « voyait » en combinaison de plongée. Une peau noire, à la fois mate et brillante. Une panthère.

— Il chassait les papillons ?

— Je ne pense pas, non. Je ne l’ai jamais vu avec le matériel.

Une forte odeur d’ammoniaque se distilla dans l’air détrempé.

Le chasseur venait de saisir un bocal en plastique. Il plongea le lépidoptère à l’intérieur. Marc crut à une hallucination : le papillon criait. L’homme referma le bouchon de liège en souriant :

— C’est un sphinx. Une des plus importantes espèces nocturnes. Celui-là, c’est un Acherontia atropos. Un sphinx « tête-de-mort ». On l’appelle comme ça à cause du motif sur ses ailes. Il crie et n’hésite pas attaquer les ruches pour piller le miel. Vous vous souvenez du Silence des agneaux ? C’est le papillon que le tueur place dans la gorge de ses victimes.

Le Silence des agneaux, encore une fois. Non, décidément, il ne sentait pas cette piste. La folie meurtrière de Reverdi était unique. Marc agitait les mains pour écarter les insectes.

— L’ammoniaque…, murmura le chasseur. Ça les rend stones avant l’exécution.

Il sortit une seringue. Malgré lui, Marc détourna la tête. Sur le drap, des tourbillons de bestioles rivalisaient avec les rafales de l’averse.

— Selon vous, insista-t-il, qu’est-ce qu’il cherchait dans la forêt ?

L’homme referma son bocal sur sa victime puis glissa le tout sous son poncho :

— Je ne sais pas. Un insecte particulier, sans doute. Un truc rare.

— Il ne vous en a jamais parlé ?

— Non.

— Vous n’avez aucune idée ?

— À un moment, j’ai cru qu’il travaillait sur certaines espèces diurnes, dont la chenille se nourrit de bambous.

— Pourquoi ?

— Parce que je l’ai surpris plusieurs fois parmi ces arbres. Mais en réalité, il cherchait autre chose. Je n’ai jamais su quoi.

— Comment était-il ? Je veux dire : en général ?

Le chasseur n’eut aucune hésitation :

— Sympa. On buvait des coups à l’aube, à l’hôtel. Il disait qu’il n’avait pas besoin de lumière pour « voir » la forêt. Qu’il ne respirait plus quand il approchait sa proie. Il était spécial… Mais plutôt cool. (Il s’arrêta et parut réfléchir.) C’est vrai ce que racontent les journaux ?

Marc ne répondit pas — les engins volants redoublaient leurs assauts. Il luttait contre une irrésistible envie de fuir à toutes jambes. L’homme enchaîna, comme si ses pensées étaient naturellement revenues à sa discipline :

— À mon avis, il bluffait : ce n’était pas lui qui chassait.

— Qui d’autre ?

— Les Orang-Asli. De vrais experts. Il devait leur montrer les bêtes qu’il cherchait et ils partaient en quête.

— Je pourrais les interroger ?

— Non. Ils ne parlent pas anglais. Et la plupart sont bourrés du matin au soir. Quant à retrouver exactement ceux qui bossaient pour Reverdi…

— Il y a une autre solution ?

Le chasseur repéra un autre sphinx sur sa toile foisonnante.

— Allez voir Wong-Fat. C’est un des marchands han.

Marc battait toujours des bras. Une neige noire virevoltait autour de sa tête :

— Je les ai tous rencontrés aujourd’hui. (Il soufflait, crachait pour éviter d’avaler un insecte.) Aucun ne connaissait Reverdi.

— Celui-là le connaît. Il connaît tout le monde. C’est un cador. Il vit dans les hauteurs de Tanah Rata. Une grande villa sur pilotis : vous ne pouvez pas la rater.

Il sentait l’impatience de l’homme qui ne cessait d’observer son piège. Mais Marc avait une dernière question :

— Les papillons sont-ils attirés par le sucre ?

— Non. Le sel, plutôt.

— Le sel ?

— Je connais ici des sources salines où on peut voir de splendides concentrations. Ça vous intéresse ?

La scène qu’il avait imaginée — les papillons suçant le sang sucré des femmes — s’évanouit.

— Non, merci.

Il ôta ses lunettes de soleil et les lui rendit. Alors seulement, il prit conscience que la lumière électrique avait baissé. Quand son regard tomba sur le projecteur, derrière le drap, il vit que la lampe était entièrement couverte d’insectes. Une carapace noire, mouvante, s’agglutinait sur le verre brûlant. Le visage du chasseur grouillait aussi de rides animées et brunes.

Il balbutia quelques paroles de remerciement et dévala la pente.

42

La maison de Wong-Fat avait un air de villa californienne. Une bâtisse sur pilotis, en bois brun, dressée au sommet de la colline qui domine la ville. En sonnant, Marc aperçut, en contrebas, les câbles téléphoniques qui traversaient le ciel, le ruban de la route qui s’affinait au fil de la descente. Il songea à San Francisco et ses rues abruptes.

Le portail s’ouvrit. On le fit attendre dans un petit jardin gris. Juste une dalle de ciment, accotée à une piscine turquoise pas plus grande qu’un puits. Seul, un arbre avait poussé près du grillage d’enclos. Ses racines fissuraient la pierre jusqu’à se glisser sous une balancelle rose. Le chasseur de papillons avait raison : Marc n’avait pas visité ce marchand.

Des boîtes métalliques étaient alignées le long des murs. Des boîtes de conserve, des pots de peinture qui grondaient, vibraient et avaient une fâcheuse tendance à avancer toutes seules. Marc n’avait aucune difficulté à imaginer ce qui grouillait là-dedans. La nuit précédente, après son expédition forestière, ses rêves avaient été peuplés de guêpes et de bourdons. Il y avait aussi des bouteilles remplies de miel, des bocaux contenant de la cire d’abeille.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Le ton était hostile. Wong-Fat s’encadrait dans les portes vitrées, près de la balancelle. Il devait avoir une soixantaine d’années mais il portait son âge à la chinoise : pas de rides, pas de cheveux blancs. Un visage grêlé comme la peau d’une orange. Rien qui trahisse quoi que ce soit de sa personne.

Marc s’excusa — on était dimanche — et expliqua, toujours dans son plus bel anglais, les raisons de sa visite. L’enquête. Le Limier. Jacques Reverdi.

— Je ne dirai rien.

Cela avait le mérite d’être clair. Quelques secondes passèrent ainsi, dans un silence ponctué de craquements, de bourdonnements provenant des boîtes. Marc était à court d’idées — et aussi d’énergie. Il dit sans conviction :

— Écoutez… J’ai parcouru douze mille kilomètres et…

— Pas un mot sur cet homme. Au revoir, monsieur.

Les grondements autour d’eux s’amplifièrent, comme si les insectes sentaient la colère de leur maître. Marc effectua un geste de lassitude et tourna les talons. Puis, dans un sursaut, il revint sur ses pas :

— Je vous en prie. C’est très important pour moi.

— Je n’ai rien à vous dire. Si je devais parler, ce serait à la police de mon pays.

Marc sentit une nuance souterraine dans l’intonation. Durant ses interviews, il écoutait les timbres, les inflexions des voix. Un discours subliminal était toujours perceptible. Ainsi, le marchand d’insectes voulait dire exactement le contraire. Parler à la police : c’était la dernière chose qu’il souhaitait. Marc tenta un coup de bluff :

— Alors, allons-y ensemble. Vous parlerez au poste de Tanah Rata.

L’homme lui lança un regard furieux.

— Au revoir.

Il se dirigea vers le portail et attrapa la poignée de la grille. Marc le rejoignit, mais pour lui barrer la route :

— Très bien. J’y vais seul et je reviens avec eux.

Les doigts se crispèrent sur les barreaux.

— Qu’est-ce que vous voulez au juste ?

La voix était moins agressive.

— Tout ce que vous savez sur Reverdi. Ce qu’il vous achetait et pourquoi. Je vous jure que ça restera entre nous.

— Entre nous ? Un journaliste ?

Le soleil était déjà haut. Marc se plaça dans l’ombre de l’arbre.

— J’en parlerai seulement dans mon article. Sans citer mes sources.

— Quelle garantie pouvez-vous me donner ?

— La garantie du bon sens. Mes lecteurs sont français. Ils s’intéressent à Jacques Reverdi, pas à Wong-Fat. Votre nom ne dirait rien à personne.

Le marchand ne lâchait pas la grille, mais son corps se détendit. Marc avait l’intuition qu’il ne bougerait plus. Tout se passerait ici, en quelques minutes. Il attaqua aussitôt :

— Qu’est-ce que vous avez vendu à Reverdi ?

— Je ne peux pas le dire.

— Vous avez peur d’être accusé de complicité ?

Wong-Fat le regarda, avec étonnement.

— Il ne s’agit pas de ça. Pas du tout.

— Que craignez-vous alors ?

L’homme observait intensément le sol. L’ombre des feuillages, au-dessus d’eux, dansait sur ses traits grêlés.

— C’est à cause de mon fils.

— Votre fils ?

Marc ne comprenait rien.

— Mon fils… (Il désigna la maison, la piscine, les boîtes qui frémissaient encore.) Pas un scorpion, pas un papillon que je n’aie vendu pour lui. Pour lui offrir le meilleur. Les écoles privées. La faculté de droit, en Grande-Bretagne…

Il s’arrêta. Les bestioles, dans leur prison, semblaient aussi se calmer. À l’unisson avec leur maître.

— Mon fils. Un bon à rien. Un homme mauvais.

— Mauvais ?

Son visage paraissait crispé sur cette idée. La légèreté des ombres contrastait avec la fermeté de ses traits. Marc jeta un œil sur les branches : elles étaient constellées de longs insectes verts, en forme de brindilles. Inexplicablement, le nom de ces bestioles lui vint au bord des lèvres : des phasmes. D’où sortait-il cette connaissance ?

Wong-Fat répéta :

— Des pulsions mauvaises.

Marc ne voyait pas le lien avec Jacques Reverdi. Mais il fallait laisser aller la confession.

— Nous sommes dans un pays où certaines choses sont plus faciles qu’ailleurs… Pour quelques ringgits, on peut satisfaire beaucoup de désirs. En Thaïlande, c’est pire. Une poignée de bahts et tout est possible.

L’homme s’arrêta. Ses paroles étaient tournées vers lui-même. Marc était fasciné par les sillons des phasmes qui défilaient sur ses traits.

— À son retour d’Angleterre, mon fils partait de plus en plus souvent vers le nord, à la frontière thaïe. Une fois, je l’ai suivi. J’ai repéré chaque bordel où il se rendait. J’ai interrogé les tauke — les Chinois qui tiennent ce genre d’établissements. Sur les goûts, les préférences de mon fils. Ce que j’ai appris m’a fait horreur.

De nouveau, le silence, avec, au fond, un pianissimo de timbales, de faibles roulements de caisse claire.

— Au début, il cherchait simplement des vierges… (Il eut un bref sourire, une sorte de tic.) C’est odieux, mais dans nos régions, c’est classique. Surtout avec le sida. Et puis, chez les Han, les vierges passent pour une source de jouvence. Mais ce n’était pas ce qui intéressait mon fils. Pas du tout.

Les insectes dessinaient toujours un croquis de terreur sur son teint bistre :

— Il buvait leur sang. (Il planta ses yeux dans ceux de Marc comme pour braver son jugement.) Il les déflorait et buvait leur sang.

Marc songea au soupçon d’Alang : Reverdi en vampire. Il se rappela aussi les renseignements qu’il avait demandés à Élisabeth : le sang des règles, de la virginité. Non. Il n’y croyait pas. Wong — Fat continuait, emporté par son élan :

— J’ai découvert des choses plus immondes encore. Il demandait aux autres filles de lui garder les préservatifs usagés. Il exigeait qu’on lui pisse dessus. Qu’on ligature son sexe, pour qu’il ne puisse pas jouir. Il faisait subir aux gamines des choses que je n’oserai pas vous répéter. Je me suis rendu compte qu’il volait des scorpions, des serpents, pour ses séances. Des fillettes de dix ans. Il terrifiait tous les bordels de la frontière. Et c’est moi qui payais ça !

Nouveau silence. Le soleil devenait insupportable. Le marchand ne semblait pas s’en rendre compte.

— Quand je suis rentré à Tanah Rata, je l’ai empoigné. Les mots ne venaient pas. Je lui ai craché au visage. Il m’a souri et m’a dit : « Continue, j’adore. » Je me suis mis à le frapper. À le cogner de toutes mes forces.

Wong-Fat avala un sanglot, avec difficulté. Marc pressentait qu’il n’était pas fréquent de voir un Chinois pleurer.

— Je ne pouvais plus m’arrêter. J’ai frappé, frappé… Une haine incroyable se libérait. À croire que je l’avais toujours haï.

Il sourit tout à coup, admirant le paysage dévasté de sa vie :

— Quand j’ai réussi enfin à m’arrêter, il était couvert de sang. J’ai entendu quelque chose d’aigu, de ténu… Il pleurait. Mon petit garçon pleurait. Je me suis précipité. Toute ma haine m’avait quitté. Je l’ai pris dans mes bras et là, j’ai cru mourir : il riait. Il riait !

Wong-Fat s’arrêta, puis envoya un coup de pied dans une boîte de chicorée qui traînait là : le couvercle s’ouvrit et libéra de gros tricornes, qui s’envolèrent dans un ronflement d’hélicoptère.

— Ce salopard était recroquevillé sur sa propre jouissance. J’ai vu ses mains : il avait les deux poings serrés sur son entrejambe. Il se touchait pendant que je le tabassais.

Il fixa Marc de ses yeux noirs, aux contours jaunâtres :

— Je suis un homme simple, monsieur. J’ai toujours vécu avec les insectes. Tout ce que j’ai gagné, c’est grâce à eux. Comment je pourrais comprendre des déviations pareilles ? Je l’ai chassé. C’est un monstre.

Il y eut un long silence. Marc ne voyait toujours pas la raison de cette confession. Il s’aperçut qu’un phasme trottinait sur sa main. Il ne bougea pas, de peur d’interrompre les confidences :

— Et Reverdi ? Quel est le lien avec votre fils ? Ils se connaissent ?

— Mon fils est aujourd’hui avocat, à Kuala Lumpur.

— Et alors ?

— Mon fils est l’avocat de Jacques Reverdi. Il a été soi-disant commis d’office. Mais je sais qu’il a payé pour avoir l’affaire. Il est fasciné par ce tueur.

La révélation explosa dans son esprit. Comment n’avait-il pas fait le rapprochement ? Lui qui avait envoyé ses plis à « Jimmy Wong-Fat » ? Le vampire était le défenseur de Jacques Reverdi. Soudain, un malaise le saisit : Jimmy était le seul être humain, avec lui et Reverdi, à connaître l’existence d’Élisabeth. Cette fois, il secoua son bras, pour se débarrasser des insectes.

— Il est allé à Reverdi comme un disciple va à son maître, conclut le Chinois. Pour se perfectionner dans le domaine du mal. Je ne veux pas qu’on sache que moi aussi, je connaissais cet assassin. Cela pourrait aggraver les soupçons sur mon fils.

Marc sentit que le marchand avait terminé ses aveux. Sans lui révéler l’essentiel.

— Pouvez-vous au moins me dire ce qu’il vous achetait ?

Le négociant nia de la tête et ouvrit la grille :

— Non. Je veux oublier tout ça. Maintenant que je sais que Reverdi est un tueur, je devine ce qu’il fait aux filles.

— Quoi ?

L’homme cracha par terre :

— Laissez tomber. Ça dépasse l’entendement.

La vérité était là, toute proche, mais il savait déjà qu’il ne l’obtiendrait pas.

— Je vous en prie… Qu’est-ce qu’il vous achetait ? Répondez-moi. Sinon, je vais voir les flics, je…

— Allez voir qui vous voudrez. Je m’en fous. Au fond, je n’attends plus qu’une chose : qu’on pende Reverdi. Au plus vite. Avant qu’il n’ait fait de mon fils un tueur.

43

La route prenait feu dans le crépuscule.

Marc roulait pied au plancher, ne se préoccupant plus de tenir ni sa gauche ni sa droite. Submergé par son sentiment de défaite. Reverdi lui avait bien indiqué la direction des Cameron Highlands. C’était là-bas qu’un secret était à découvrir. Mais il l’avait manqué. Il n’avait pas découvert les « Jalons d’Éternité ».

Un voyage pour rien.

Et des conséquences sans retour.

« Tu n’auras droit à aucune erreur », avait écrit Reverdi. Marc sentait brûler un goût d’amertume dans sa gorge. Il frappa son volant et se concentra sur la route.

Les forêts s’approfondissaient, la ligne de l’horizon flambait. Le paysage entier devenait une liqueur rose, lourde, languissante. Dans ce tableau, les voitures, flèches de métal surchauffé, filaient, vibraient, en images accélérées, saccadées. On était dimanche soir : un retour de week-end, version fulminante.

À la sortie de l’autoroute, aux environs d’Ipoh, sur la nationale qu’il avait déjà repérée à l’aller pour ses dangers, le chaos culminait. Alors que le paysage perdait toute précision, les voitures fonçaient sans prudence. Elles doublaient sur la droite, sur la gauche, au centre, mordant les bas-côtés, klaxonnant pour se frayer un passage qui n’existait pas — qui ne pouvait pas exister.

Cramponné au volant, Marc braquait en retour, évitant de justesse les collisions. Bientôt, la poussière ocre s’assombrit au point de devenir noire. La circulation se ralentit. Tout le monde dut rouler au pas. Des flaques d’huile sur la chaussée : un accident. Une fumée noirâtre laissant échapper, par convulsions, une vision de l’enfer.

Une voiture avait déboîté, sur la droite, et percuté un camion, qui fonçait en sens inverse. Elle brûlait maintenant, encastrée sous la calandre du semi-remorque. Impossible de ne pas imaginer le conducteur, tranché en deux. On ne voyait rien, mais le sang, les flammes, l’odeur faisaient foi. Comme tous les autres, parvenu au niveau de la scène, Marc plissa les yeux dans cette direction, redoutant ce qu’il pourrait voir…

Les secours n’étaient pas encore arrivés mais plusieurs automobilistes marchaient le long de la chaussée, cramponnés à leur téléphone portable. Marc avançait toujours. Il crut, avec soulagement, avoir dépassé la zone menaçante, quand il aperçut une forme sombre reposant dans l’herbe.

Un bras.

Un bras sectionné, projeté à plus de vingt mètres de l’impact.

Quelques conducteurs l’avaient remarqué, mais personne n’osait y toucher. Dans ce détail horrifique, Marc vit un présage. Il fallait qu’il abandonne l’enquête — dans le cas peu probable où l’enquête ne l’abandonnerait pas d’elle-même. Un danger planait. Il fallait qu’il stoppe cette machination. Qu’il rentre à Paris aussi vite que possible.

À cet instant, il saisit la raison de sa peur. L’idée, encore confuse, que Jacques Reverdi n’était pas seul. Que son avocat, le gros pervers, pouvait constituer un instrument de vengeance à l’extérieur de la prison. Que se passerait-il si le tueur découvrait la combine ? S’il lançait son « chien » à la poursuite de l’imposteur ?

Il accéléra sans se retourner.


Il retrouva sa chambre d’hôtel à vingt-deux heures.

Sans air ni fenêtre. Il brancha l’air conditionné à fond et vida ses poches dans le vacarme de la ventilation. Il avait encore dans la gorge l’odeur de chair grillée. Il se sentait sale, souillé, imprégné de mort et de poussière.

Il déposa sur le guéridon ses clés, les cartes de visite du Dr Norman, des marchands d’insectes qu’il avait rencontrés, puis une carte qu’il ne reconnut pas, écrite en idéogrammes chinois.

Il la retourna : le verso était rédigé en alphabet latin.

La carte de « Monsieur Raymond », qu’on lui avait donnée sur le trottoir du Hard-Rock Café. Marc lut la ligne sous les coordonnées téléphoniques : « Toutes les filles qu’il vous faut. »

Pourquoi pas ?

Pour effacer le goût de la mort, il avait besoin d’un traitement de choc.


Tout de suite, elle plut à Marc.

Petite, athlétique, elle évoquait une enfant gymnaste. Ses cuisses bombées, ses seins busqués soulevaient une fine robe de mousseline noire. Sa présence diffusait une énergie sensuelle, une force de désir, qui coupait le souffle, asséchait la gorge.

Mal à l’aise, elle s’assit dans l’unique fauteuil de la chambre et se planqua derrière sa mèche. Son visage cadrait avec le caractère fruste du corps : traits rudes, pommettes saillantes, yeux en chas d’aiguille. « La beauté d’un poignard », pensa Marc. Mais il fantasmait : c’était une simple frimousse de paysanne déguisée en pin-up.

— Where do y ou come from ?

— Miam-Miam.

— I’m sorry. I didn’t get the name. Where do y ou come from ?

— Miam-Miam.

Il lui fallut un bon moment pour saisir qu’elle venait du Myanmar, nouveau nom de la Birmanie. Il paya d’avance et les malentendus redoublèrent. Il rêvait d’ôter lui-même sa robe ou, mieux encore, lui remonter doucement jusqu’en haut des cuisses. La Birmane se déshabilla en quelques gestes, comme dans un vestiaire de filles avant une compétition de natation.

Elle lui désigna la douche. Marc sourit, imaginant déjà ses caresses à travers la vapeur, sa longue chevelure lui frôlant le torse. La professionnelle se coiffa d’un bonnet de douche puis se mit en devoir de lui laver la verge comme elle aurait gratté la rouille sur une vieille grille.

Lorsqu’ils rejoignirent le lit, la gymnaste se plaça à califourchon sur son ventre, plaçant ses mains sur sa poitrine. Enfin, les massages… Marc ferma les yeux, attendant que les petites pincées de plaisir ponctuent son corps, puis que la langue vienne huiler ses muscles jusqu’à atteindre le sexe. Au lieu de cela, il eut droit à quelques coups de poing dans les côtes, puis, rouvrant les yeux, il l’aperçut qui farfouillait dans son sac. Elle en extirpa un préservatif dont elle déchira l’enveloppe d’un coup de dents, comme le sachet d’une seringue. Chaque geste était bref, précis, « pro ».

Marc avait espéré un Kama-Sutra torride.

Il subissait une visite médicale.

Quelques minutes plus tard, pourtant, la jouissance vint. Brève comme une boulette de riz avalée d’un trait. La jeune fille fit mine de dormir, afin d’éviter de parler en anglais, qu’elle ne connaissait pas.

Marc, sans faire de bruit, se releva et s’assit près du guéridon. Il installa près de lui la lampe de chevet et rabattit l’abat-jour vers le mur. Puis il ouvrit son ordinateur. Il ne pouvait plus attendre. Il devait écrire à Reverdi. Avouer son échec et trouver le moyen d’obtenir la clémence du tueur.

Ses velléités de rentrer à Paris avaient déjà disparu. Sa crainte de Jimmy également. Il n’y avait aucune raison qu’il soit découvert. Ou de craindre un fils à papa détraqué.

Il commença sa lettre, sans hésitation. Il n’avait qu’à écouter son cœur : sa déception, son amertume, sa rage à bien agir, qui s’étaient soldées par une impasse. Emporté par son propre style — c’est-à-dire celui d’Élisabeth —, il/elle supplia Reverdi de lui accorder une nouvelle chance.

Au bout d’une demi-heure, Marc se sentit mieux. Comme réconforté, dans la peau de cette jeune femme qui ne voulait pas être abandonnée. Même si chaque mot lui faisait mal, même si chaque syllabe le renvoyait à son échec, il savourait cette relation intime, cette liaison spirituelle, où il pouvait parler, à mots ouverts, de ce qui était sa seule préoccupation : le secret d’un assassin.

Il entendit la porte claquer.

Il vit la chambre, les murs aveugles, le lit défait. Miam-miam s’était envolée. Il était si absorbé par sa lettre qu’il ne l’avait même pas entendue se lever, s’habiller, saisir son sac…

Il mit encore quelques secondes pour saisir la sinistre vérité. En cet instant, il préférait écrire à Jacques Reverdi plutôt que de refaire l’amour avec cette prostituée. Il préférait être Élisabeth Bremen plutôt que Marc Dupeyrat.

44

L’axe était un des restaurants les plus « tendance » de Paris. Khadidja en avait déjà entendu parler, et elle redoutait le pire. Mais au premier coup d’œil, elle apprécia l’architecture. Un grand espace blanc, épuré, où s’alignaient une rangée de compartiments ouverts. Sur le mur opposé, un comptoir étroit courait, accentuant encore les perspectives du lieu.

Ces lignes claires lui rappelaient l’un de ses vieux rêves. Elle espérait un jour pouvoir visiter une chapelle, située à Ibaraki, au Japon, dont elle avait vu des photos. L’architecte, Tadao Ando, avait creusé dans le mur du fond deux axes, vertical et horizontal, par lesquels le soleil pénétrait et dessinait une croix. Khadidja adorait cette idée : une croix de lumière pure. Lorsqu’elle aurait l’argent nécessaire, elle se l’était juré, elle irait au Japon, se recueillir dans cette chapelle. C’était son but secret.

En fait de chapelle, Vincent rota :

— Désolé. Petit SOS de mon organisme.

Il se hissa sur la pointe des pieds :

— Je sais pas ce qu’ils foutent, là, à nous faire attendre…

Ils se tenaient dans le vestibule, faiblement éclairé. Il régnait dans cette antichambre l’impatience ordinaire des restaurants branchés, où chacun attend, fébrile, sa table, craignant d’être mal placé ou, pire encore, refoulé. Khadidja se sentait insouciante au contraire. Elle aurait pu dîner n’importe où avec Vincent. Elle était seulement curieuse de savoir ce qu’il souhaitait « fêter » ce soir.

Ils furent placés à l’une des meilleures tables. Un compartiment de caillebotis, qui sentait bon la résine.

— Je te préviens, avertit Vincent en ôtant sa veste, ici, c’est frugal. Plutôt du genre « Anorexiques Anonymes ».

Khadidja l’appréciait de plus en plus. Gros, large et sans gêne, il paraissait prendre un vrai plaisir à emmerder tout le monde. Sa chemise était toujours maculée de taches. De larges auréoles décoraient ses aisselles. Et il diffusait une odeur qui ne devait rien aux fragrances raffinées vantées par les magazines. Dans le milieu de la mode, Vincent était un constant pavé dans la mare. Mais un pavé en pierre ponce, qui éclaboussait et refusait de couler.

Khadidja lut la carte avec soin, se régalant des associations de mots, de genres, et même de langues. Les noms d’épices croisaient ceux des salades paysannes. Les viandes les plus classiques se saupoudraient de sucre et de saveurs douces. Des poissons de la Baltique rencontraient des légumes tropicaux.

Elle-même appartenait à cette culture métissée. Elle n’avait jamais foutu les pieds au Maghreb mais elle agrémentait son look ordinaire — veste et jean — d’éléments ethniques, tendance Sahara. Lourds bijoux d’argent, tuniques moirées, parfum entêtant mêlant le jasmin et le musc… Elle s’était même teint les doigts au henné.

— T’as choisi ? demanda Vincent.

— Je n’y comprends pas grand-chose.

— Tu veux que je t’explique ?

— Non. Je m’en fous.

Vincent ricana :

— Plus snob que les snobs, hein ?

— Je garde mes distances, c’est tout. Je viens de Gennevilliers. Une cité qu’on appelait « La Banane ». Tu vois le genre. Je tente ma chance dans ce métier pour gagner ma vie. Pas pour changer de peau.

Vincent porta un toast — il avait déjà commandé un cocktail glacé, couronné de fines pépites de sel :

— À La Banane !

À cet instant, Khadidja nota un détail qu’elle n’avait jamais remarqué. Vincent portait une marque à l’annulaire de la main gauche.

— Tu as été marié ?

Machinalement, Vincent regarda ses doigts. Une ombre passa sur ses traits. Il hocha lentement la tête.

— Un mauvais souvenir ?

— Disons que je me suis brûlé à ce jeu-là.

Khadidja ne dit rien. Elle devinait que Vincent allait développer la confidence. Il ajouta, en effet :

— Pour moi, le mariage, ç’a été un genre d’incendie chimique.

Elle joua l’ironie, pour désamorcer la gravité qui s’installait :

— Original, comme métaphore.

— Pas une métaphore, une expérience… pratique. (Il ne quittait pas son ton sérieux.) Au fil des années, entre un homme et une femme, tout brûle, tout se consume. Je veux dire : ce qu’ils ont de meilleur. Un jour, ils se réveillent parmi les cendres.

— Mais pourquoi « incendie chimique » ?

— Parce qu’il reste entre eux les matériaux les plus durs, les pièces non inflammables. La haine. L’amertume. La rancœur. Et la peur. Quand j’étais reporter, j’ai couvert pas mal de catastrophes. Des crashes. Des explosions d’usines. Il reste toujours des carcasses noirâtres, des machins incorruptibles, qui refusent de cramer. Ce genre de tableaux me rappellent mon mariage.

Le garçon arriva. Ils commandèrent. Lorsqu’il eut disparu, Vincent regarda le fond de son verre. Il le faisait tourner en suivant ses reflets circulaires.

— J’ai compris au moins une chose, murmura-t-il. Les femmes portent l’amour en elles.

— Comme les hommes, non ?

— Non. Elles ont le feu sacré. Elles « croient » en l’amour, comme les intégristes croient en Dieu. Quelle que soit la fille que tu rencontres, quelle que soit son attitude, son insouciance apparente, son indépendance, elle conserve toujours en elle, parfois très profondément, ce feu sacré.

Elle frémit à ces évocations répétées du feu. À croire que Vincent faisait exprès d’user de cette image. Mais elle se sentait aussi en complicité. Il poursuivait :

— Comme ces bonnes femmes dans l’Antiquité qui veillaient sur un brasier qui ne devait jamais s’éteindre.

— Les vestales.

— C’est ça. (Il lui fit un clin d’œil.) Il faudrait plus de mannequins dans ton genre.

Le sommelier arriva, d’un pas de trique. Vincent lui prit la bouteille des mains et lui fit signe de décamper.

— Chaque femme est un temple, répéta-t-il, en remplissant leurs verres. Avec cette flamme à l’intérieur. Qui ne s’éteint jamais.

Khadidja était étonnée par la tournure de la conversation. Évoquer ces figures antiques avec le « roi du flou » : Paris recelait de sacrées surprises. Elle demanda, malgré elle :

— À l’époque, comment tu t’en es sorti ?

Il vida son verre d’un trait :

— Grâce à l’alcool. (Il gloussa pour lui-même.) Non, je déconne. Grâce à un pote, avec qui j’ai fait équipe pendant plusieurs années. On était paparazzis. Un tandem d’enfer.

Khadidja devinait la suite. Son cœur s’accéléra.

— Ton copain rouquin ?

— Lui-même. Marc Dupeyrat. Celui qui t’a tapé dans l’œil.

— Je le trouve plutôt… bizarre.

— C’est le moins qu’on puisse dire. Lui aussi a vécu une expérience singulière.

— Encore une affaire de « feu sacré » ?

— Bien pire que la mienne.

La gravité de Vincent s’accentua encore. Le dîner devenait carrément funèbre. Khadidja croisa ses bras sur la table et planta son regard dans l’œil de son interlocuteur :

— Tu en as trop dit ou pas assez, mon petit père…

Il tenta de rire et nia de la tête, secouant ses cheveux longs :

— Oublie tout ça : on est là pour faire la fête.

— On la fera après.

— Ça m’étonnerait qu’on ait encore la pêche.

— Je prends le risque.

Vincent renifla fortement, regarda si le serveur n’arrivait pas avec les plats — mais bien sûr, personne n’était en vue. Alors il dut attaquer :

— C’est arrivé avant que je le connaisse. En 1992. Il travaillait sur un sujet plutôt chaud, concernant la mafia sicilienne. Il devait passer plusieurs semaines là-bas. Il a demandé à sa fiancée de le rejoindre.

La gorge de Khadidja se serra :

— Comment elle s’appelait ?

— Sophie. Pour lui, ce trip en Sicile était une sorte de voyage de fiançailles. Il comptait l’épouser peu après.

Elle baissa la tête pour dissimuler son désarroi — chaque mot la blessait :

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— La fille a été assassinée.

Khadidja releva les yeux. Vincent souriait tristement, en remplissant de nouveau son verre. Il but une goulée et fit claquer sa langue :

— Ils s’étaient installés à Catane, une des grandes villes de Sicile. Un jour, en fin d’après-midi, alors que Marc revenait de visiter la prison des mineurs de Bicocca, il a découvert son corps dans la pension qu’ils habitaient.

Khadidja comprenait maintenant la raison de la personnalité étrange de Marc. Un traumatisme originel. Cela aurait pu créer un lien avec elle-même, mais non : cette histoire isolait Marc, totalement. Un veuf hermétique, fermé sur son chagrin.

— C’était un contrat de la mafia ?

— On n’a jamais su, mais ce n’était pas leur style. Plutôt l’œuvre d’un cinglé. Le genre « tueur en série ».

— Qu’est-ce qu’il lui a fait ?

— Je crois qu’on s’aventure sur un très mauvais terrain. Pas du tout le genre de sujet pour un dîner aux chandelles.

— Raconte-moi.

— Tu es certaine de vouloir les détails ?

— J’ai le cœur bien accroché, crois-moi.

Vincent se voûta sur son siège et scruta la bouteille de vin, dont les reflets noirs évoquaient maintenant une lampe magique. Il reprit d’une voix profonde :

Marc n’a jamais voulu me donner les détails. Mais j’étais comme toi : je voulais en savoir plus. Alors, j’ai téléphoné à des collègues paparazzis italiens, qui possédaient eux-mêmes des contacts avec les carabiniers, en Sicile. En une semaine, j’ai eu toutes les informations. J’ai même récupéré le dossier complet de l’instruction. Tu sais, en Italie, les paparazzis sont…

— Qu’est-ce que tu as découvert ?

— Le pire. La pauvre fille est tombée sur un psychopathe.

Il s’arrêta, hésitant encore. Il empoigna la bouteille et remplit une fois de plus son verre. Après une gorgée, il reprit :

— D’abord, il l’a sérieusement cognée. Puis il l’a bâillonnée et attachée sur le lit de la chambre avec les cordes des rideaux. Il est parti dans la cuisine et a trouvé des gants en caoutchouc. Il a fouillé dans l’armoire et a piqué les baskets de Marc, en caoutchouc également. Ensuite, il a déniché une rallonge électrique, dont il a dénudé la prise femelle. Il a branché la prise mâle sur le secteur puis il a torturé sa victime. Il l’a pénétrée avec son câble de 220 volts. Il l’a sodomisée, toujours avec sa rallonge. Il lui a retiré son bâillon et l’a forcée à sucer les fils sous tension. D’après le rapport d’autopsie, ses gencives étaient complètement brûlées. Comme ses organes génitaux.

Vincent but encore un coup. Il était emporté malgré lui par ses confidences :

— Ce n’est pas tout. Le salopard a continué son carnage. À ce stade, elle devait être morte. J’espère en tout cas. Après les électrochocs, le tueur a trouvé dans la cuisine un couteau de pêcheur, avec une lame courbe, qu’on utilise pour trancher les filets emmêlés. Il lui a ouvert le ventre, au pubis jusqu’au larynx. Il a sorti les entrailles et les a répandues à travers la chambre.

Les plats arrivèrent. Beaucoup trop tard. Vincent continua de sa voix rauque :

— Quand Marc est rentré chez lui, il a découvert le spectacle. Les viscères figés sur le parquet. La bouche noire, gonflée en un rictus abominable. Les baskets, ses propres baskets, dans la mare coagulée.

Khadidja demeurait muette. Elle évoluait en cet instant dans un espace de non-être. Elle ne chutait pas : elle volait, légère, au-dessus des gouffres de néant. Enfin, au bout d’un siècle, elle entendit sa voix demander :

— Comment il a réagi ?

— Il n’a pas réagi. Il est tombé dans le coma. Pendant trois semaines. Quand il s’est réveillé, il ne se souvenait plus de rien. Il parlait de Sophie au présent. Pour qu’il accepte la réalité, cela a pris encore des mois. Il a été soigné dans une clinique spécialisée, à Paris. Le grand jeu. Mais il n’a jamais retrouvé la mémoire. Tout ce qu’il sait sur cette affaire, c’est ce qu’on lui a raconté.

— On lui a donné les détails ?

— Il s’est chargé de les trouver. Il est retourné en Sicile. Il a harcelé les flics italiens. Il a mené sa propre enquête. Sans résultat. À Catane, au pays de l’Omerta, il n’avait aucune chance. Alors il est devenu obsédé par la pulsion criminelle elle-même. Il a d’abord tenté d’étouffer cette obsession en s’agitant, comme moi, dans la presse people puis, des années plus tard, il s’est lancé dans les faits divers. C’était sa seule voie possible.

— Mais pourquoi ?

— Pour comprendre. Comment un homme avait pu faire ça à sa femme.

— Khadidja ne parvenait plus à former la moindre pensée. C’était horrible : elle était jalouse d’une morte. Vincent se força à rire — le vin lui alourdissait la voix : — Ne fais pas cette tête. À sa façon, Marc a trouvé son équilibre. (Il rit à nouveau.) Précaire, certes, mais il s’en sort tout seul, sans psy ni pilules. C’est déjà pas si mal. Même si à mon avis, sa thérapie est risquée.

Khadidja fut traversée par une autre interrogation :

— Où est-il en ce moment ? Il m’a parlé d’un voyage…

— À mon avis, il bricole quelque chose du côté de Jacques Reverdi.

— Reverdi ?

— Tu lis pas les journaux ? Le type qui a zigouillé une touriste, en Malaisie. Un ancien champion d’apnée. Il est en attente de son procès. Je suis presque sûr que Marc s’est mis dans la tête de récupérer ses confessions. C’est son rêve : pénétrer, rien qu’un instant, le cerveau d’un tueur.

Khadidja n’avait plus de questions. Elle était effondrée. Par pure contenance, elle attrapa sa serviette, et découvrit une enveloppe cachée dessous, sans doute glissée par Vincent.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une surprise. Ton premier contrat. Dommage qu’on ait foutu en l’air l’ambiance.

Khadidja y jeta un bref coup d’œil, puis sourit :

— Si c’est une blague, c’est pas drôle. Il y a marqué : « tarif quarante ».

Vincent leva de nouveau son verre :

— C’est ça qu’on était censés fêter ce soir, ma douce. Pour toi, la vie va devenir une vaste blague.

45

— Viens. Y a urgence.

Éric l’attrapa par l’épaule. Le geste même impliquait une situation grave : jamais il n’aurait osé poser la main sur Reverdi, à moins de circonstances exceptionnelles. Jacques lâcha ses haltères et suivit le Français. Il était treize heures. La prison était écrasée par la chaleur.

Ils franchirent la cour en trottinant — le ciment brûlait sous leurs pieds nus. Autour d’eux, les ombres étaient si denses, si brèves, qu’elles semblaient plantées dans le sol. Ils reprirent leur souffle à l’abri du réfectoire, accroupis le long du mur.

— Où tu m’emmènes, là ?

Éric ne répondit pas. Les deux mains en appui sur les genoux, il désigna d’un signe de tête le bâtiment C. Encore cinquante mètres à parcourir sous le soleil.

Le diablotin reprit sa course. Reverdi l’imita, à contrecœur. Ils avançaient en levant haut les pieds, tentant d’effleurer seulement le sol. Quelques secondes plus tard, ils étaient de nouveau à l’ombre. Éric regardait plus loin encore — le terrain de football puis, au-delà, la lisière des marécages. La plaisanterie avait assez duré :

— Où on va ? rugit Reverdi. Merde !

Éric s’élança de nouveau, sans répondre. Jacques lui emboîta le pas, ravalant sa colère. Ils franchirent un portail cerné de fils barbelés, puis atteignirent le stade. Sur deux cents mètres, il n’y avait plus trace d’un seul abri, excepté les buts abandonnés, qui ressemblaient dans cette solitude à des potences.

Ils ne parvenaient plus à courir — la chaleur les broyait, transformait leurs membres en poudre fine. Mais ils marchaient toujours d’un pas rapide, haussant les talons, rappelant la démarche mécanique des athlètes de marathon. Un nain et un géant, portant le même tee-shirt blanc, le même pantalon de toile informe. « Un vrai duo de comiques », se dit Jacques, les dents serrées.

Finalement, cette course absurde le distrayait. Depuis deux jours, il ruminait l’échec d’Élisabeth. Il ne décolérait pas. Dans un geste de fureur, il avait même failli déchirer sa photographie. Comment avait-elle pu faillir ? Comment avait-elle pu se rendre aux Cameron Highlands sans y trouver l’indice ? Il s’était trompé : cette fille ne valait pas mieux que les autres.

Ils atteignirent l’extrémité du terrain puis dévalèrent une pente de ciment, chauffée à blanc. Éric prévint :

— On y est.

— Où ?

Il tendit le doigt. Reverdi distingua de grosses canalisations, au bout du terrain. Des toiles enchevêtrées étaient tendues le long du béton. Au-delà, c’étaient les barbelés inextricables. Puis, plus loin encore, les marécages…

— Le quartier des sidéens.

Reverdi sentit une coulée glacée dans son dos. On lui en avait déjà parlé. Une fois, des matons, gantés, masqués, avaient ramené à l’infirmerie un cadavre de cette zone. À Kanara, le sida était encore considéré comme une lèpre. Les gardiens n’osaient même pas frapper les séropositifs. Le directeur avait regroupé les « malades » dans un même bloc. Mais le jour, ils se retrouvaient ici. À la frange. Exclus parmi les exclus.

Ils s’approchèrent. Malgré lui, Reverdi éprouvait un mélange de curiosité et d’appréhension. Les malades en phase terminale ne passaient pas par l’infirmerie. Ils étaient directement transférés à l’Hôpital Central. Dans quel état étaient ceux-là ? Il imaginait des corps rachitiques, privés de défenses immunitaires, frappés par toutes sortes de maladies…

Il se trompait. Les habitants des lieux ressemblaient à des prisonniers standard : calcinés, hirsutes, vêtus de loques. Et en pleine forme. Certains jouaient aux cartes, d’autres s’agglutinaient près de braseros, au pied des tuyaux. Il régnait ici une animation débordante, insouciante.

À l’écart, un grand feu bouillonnait de fumée noire, autour duquel une dizaine de détenus s’agitaient, le visage enturbanné d’un tee-shirt. L’odeur était insoutenable.

— Ils fabriquent du meth.

Reverdi connaissait cette drogue. Une saloperie très facile à produire, avec des dissolvants, des produits amaigrissants, des liquides à déboucher les chiottes… Un vrai nectar. Cette production ne présentait qu’un seul problème : le risque d’explosion. Personne ne voulait manipuler une mixture aussi instable. Mais ici, la drogue avait trouvé ses artisans. Des mecs déjà condamnés qui ne craignaient pas de voler en éclats sur le ciment.

Éric se dirigea vers l’entrée des canalisations. Reverdi suivit. Le choc de l’ombre, après le soleil, lui fit l’effet d’un coup de marteau. Il dut s’arrêter : il ne voyait plus rien. Peu à peu, ses yeux s’habituèrent à l’obscurité. C’était une véritable avenue, cylindrique, peuplée comme un couloir de métro aux heures d’affluence. Des groupes étaient assis, collés à la sphère. Des tentes en haillons étaient installées. Éric s’avança, écartant les oripeaux. Des flammes vacillaient, dans une forte odeur de pétrole. Des hommes étaient accroupis, en posture animale. D’autres étaient allongés, grelottant sous des chiffons. Reverdi ne savait pas si ces gars avaient le sida, mais ils étaient tous en manque.

Il retrouvait les fantômes qui venaient mendier à l’infirmerie n’importe quel médicament, pour soulager leurs souffrances. Ils revenaient ensuite ici, dans ces tuyaux abandonnés. À trafiquer leurs pilules. À se faire des fixes d’eaux usées. À se contaminer les uns les autres avec des seringues usagées. Il ne se posait plus de questions sur les motivations d’Éric. Quelqu’un se planquait dans ce mouroir.

Ils enjambèrent des corps inertes. Jacques repérait des signes familiers. Veines boursouflées et dures ; membres bleuis d’hématomes ; visages crevés d’os. Il remarquait aussi des mains sans doigts, des pieds sans orteils. Un classique dans les prisons : les héroïnomanes, enfoncés dans leur trip, perdaient toute sensibilité. Pendant qu’ils planaient, les rats venaient leur dévorer les extrémités. Ils se réveillaient plus tard, rongés comme des jambons à l’os.

Reverdi réalisa qu’ils étaient parvenus dans une sorte de « salle de conseil ». Des hommes, immobiles, étaient assis en tailleur, autour d’un feu central, les yeux fixes. Seules leurs mâchoires s’activaient. Elles mastiquaient, inlassablement. Ces bouches semblaient possédées par un démon, alors que le reste du corps était mort.

— Le dross, souffla Éric. Le déchet de la pipe d’opium. C’est tellement dur qu’on peut plus le fumer. Alors, ils le mangent. Ils le mâchent jusqu’à pouvoir l’avaler et en tirer quelques effets…

Reverdi sentit une nouvelle vague de fureur le saisir.

— J’en ai plein le cul de ta visite guidée. Tu vas m’expliquer ce qu’on fout là !

Le bec-de-lièvre lui servit un sourire noyé de sueur. Une tête de poisson baignée de graisse :

— T’énerve pas. On est arrivés.

— Mais où, putain ?

Éric désigna le fond du tuyau, sur sa gauche. Une ombre grelottait, recroquevillée, les genoux ramenés contre le torse. Reverdi se pencha. C’était Hajjah, le fils à papa qui claquait l’argent de maman pendant que papa croyait lui infliger une « vie à la dure ». Il était méconnaissable. La peau sur les os. Le regard creusé. Il ne cessait de renifler.

Éric murmura :

— Il a voulu jouer au plus fin : traiter en direct avec les Chinois. En représailles, Raman a convoqué son père et lui a tout raconté. Le fric en douce. La dope. Tout. Le père a coupé, vraiment, les ponts. Hajjah a rien pris depuis cinq jours. Et il est couvert de dettes.

Reverdi se souvint que le môme, mû par un pressentiment, était déjà venu lui demander de l’aide.

— Tu peux me dire ce que j’en ai à foutre ?

— S’il paye pas, les Han vont lancer les Philippins sur lui…

Jacques tourna les talons sans répondre. Éric l’attrapa par son tee-shirt. Cette fois, Reverdi le plaqua contre la paroi voûtée.

— N’insiste pas, souffla-t-il, sinon…

— Y a que toi qui puisses faire quelque chose, implora le nain. Négocie avec les Chinois. Qu’ils lui accordent un délai… Son père va finir par raquer…

Il noua son poing pour lui faire définitivement avaler son bec-de-lièvre, mais à cet instant, il eut un flash qui le stoppa net. Sur le visage d’Éric, se superposaient les traits magnifiques d’Élisabeth. Ses pupilles noires, légèrement asymétriques. Son sourire pâle, à peine inscrit sur sa peau brune. Pourquoi se mentir ? Il l’aimait. Il en était fou : il ne pouvait pas l’abandonner.

Il baissa la main et relâcha Éric, qui glissa sur le mur incurvé. Il venait de prendre une décision. Il n’allait pas donner une chance à Hajjah, mais à sa bien-aimée. Il allait lui donner un nouvel indice. Si elle réussissait, alors il sauverait le môme…

— Ma réponse dans deux jours, dit-il en jetant un regard au gosse immobile.

46

Le vert était la couleur de Kuala Lumpur.

Le gris était celle de Phnom Penh.

Les grandes avenues étaient bordées d’immeubles plats, à un seul étage, couleur de ciment. Les arbres, aux frondaisons si larges qu’elles se touchaient au-dessus de l’asphalte, étaient gris eux aussi. Sur la chaussée, des milliers de vélos, de mobylettes, de cyclo-pousse n’offraient pas plus de couleur. Et toutes les silhouettes qui les chevauchaient, masquées d’un sarong, flottaient sur leurs selles comme des drapeaux de cendre.

En débarquant à Phnom Penh, à 17 heures, Marc avait dû régler sa montre : une heure de moins qu’à Kuala Lumpur. En réalité, il avait régressé d’un siècle ou deux. Finies les grandes tours de verre, les galeries commerciales, la frénésie de consommation. Le rêve asiatique adoptait ici un profil beaucoup plus modeste — les frêles épaules khmères. Le développement économique balbutiait. On revenait ici dans l’Asie intime, ancestrale, foisonnante.

Dans son taxi, Marc exultait. Ce matin encore, il pensait que tout était fini. Reverdi ne donnait plus de nouvelles. Le contrat était rompu. Tout le lundi, il avait hésité sur la suite des opérations : retourner aux Cameron Highlands ? Continuer l’enquête en solitaire ? Rentrer à Paris et s’avouer vaincu ? Il ne parvenait pas à accepter sa défaite.

Le mardi après-midi, il avait capitulé. La mort dans l’âme, il avait appelé la compagnie Malaysian pour connaître les horaires des vols de retour puis il avait effectué une réservation.

Le lendemain, consultant sa boîte aux lettres pour vérifier sa réservation, il avait découvert un message de Reverdi.

Un e-mail hyper-sibyllin, mais qui signifiait que le contact était renoué. L’assassin avait simplement écrit :

« Cambodge. »

Marc avait bouclé son sac et filé à l’aéroport, en quête d’un avion pour Phnom Penh. Il avait réussi à embarquer à seize heures — un record de rapidité. Moins d’une heure plus tard, il atterrissait dans la capitale khmère. Durant le vol, il avait soupesé ce simple mot comme une pépite d’or. Reverdi lui donnait une nouvelle chance. Une nouvelle voie pour identifier les Jalons d’Éternité.

« Cambodge ».

Il le plaçait sur la piste d’un autre de ses meurtres.

Linda Kreutz.

Février 1997.

Angkor.

Les doigts serrés sur son sac, Marc s’enfonçait maintenant dans la ville morne. Il était déjà venu ici, une fois, en 1994, pour réaliser un reportage sur la famille royale. Il se souvenait du caractère atone de la ville. Le grand gris qui recouvrait tout. Pas seulement les murs, mais aussi les âmes. Vingt ans après, le Cambodge était toujours en état de choc, assourdi par le génocide des Khmers rouges. C’était un pays cerné par les fantômes, où on parlait à voix basse, où chacun survivait avec ses blessures, et ses morts.

Par la vitre du taxi, Marc surprenait pourtant une secrète effervescence. Les bâtiments n’avaient aucun caractère, mais les commerces regorgeaient de couleurs, de détails, d’écritures ourlées. Étoffes, paillettes, matériel hi-fi entreposés sur les trottoirs… Même feutrée, même assourdie, la vie était là. Elle débordait et, paradoxalement, semblait plus réelle qu’à Kuala Lumpur. À la différence de la capitale malaise, où tout était lisse, ordonné, climatisé, les matières et les hommes retrouvaient ici leur texture, leur relief, leur sensualité.

Dans le soir, les avenues viraient peu à peu au crème, au beige, au rose, accusant leurs trottoirs de latérite, leurs franges de terre piétinés par des pieds nus. Les bâtiments paraissaient s’évaporer en une nuée de poussière rouge, révélant leur chair de brique.

L’air se couvrait de pigments, se fragmentait en milliards de particules. Et, au bout des avenues, le soleil paraissait attirer à lui ces nuages pourpres, abandonnant à l’obscurité des silhouettes vides, des ombres mortes… Dans ce creuset rougeoyant, même les mobylettes, traits noirs enracinés au sol, semblaient s’envoler, rouler vers le ciel, montant à l’assaut des nuages.

Alors, le Palais Royal apparut.

Des toitures étincelantes, des ornements ciselés, des flèches miroitantes, entourés par de hauts murs aveugles, jaune safran. Ces bâtiments ressemblaient à une flottille d’or, aux mâts dressés, aux voiles gonflées, rentrant lentement au port, à l’intérieur de l’enceinte.

Marc était arrivé. Non pas qu’il comptât dormir au palais, mais dans l’hôtel situé juste en face. Le Renaksé, l’hôtel des Occidentaux, aussi décrépit que son voisin était clinquant. Marc avait séjourné ici lors de son premier voyage.

L’édifice possédait un vrai charme. Situé au fond d’un parc, abrité par de grands arbres secs, il s’ouvrait en deux galeries ajourées, aux carrelages crème et chocolat, qui donnaient accès aux chambres. Des grands fauteuils d’osier ponctuaient la terrasse centrale, incitant à la rêverie tropicale.

Le temps qu’il remplisse sa fiche, au comptoir, Marc aperçut, installés dans ces fauteuils, quelques spécimens d’Occidentaux qui cadraient bien avec le décor. Pas des touristes ordinaires ; plutôt des routards, des journalistes épuisés, ou encore des salariés d’ONG, nombreuses dans ce pays en reconstruction, qui paraissaient toujours débordés et inutiles.

Marc se glissa dans la galerie, redoutant de rencontrer une vieille connaissance ou d’avoir à entamer une conversation. Sa chambre était lugubre. Grande, vide, sombre, elle était seulement dotée d’un lit de bois noir, sous un ventilateur en panne. Les fenêtres, qui donnaient visiblement sur les cuisines, étaient obstruées par des volets verrouillés. La température devait s’élever ici à plus de trente-cinq degrés.

Il haussa les épaules : il ne comptait pas rester à Phnom Penh. Son enquête l’amènerait forcément sur les traces de Linda Kreutz, à Siem Reap, près des temples d’Angkor.

Son enquête…

Mais par quoi commencer ?

Il n’attendait plus de message. Il savait qu’Élisabeth était à l’épreuve : elle devait progresser seule. Toutefois, il brancha son ordinateur et se connecta à la ligne téléphonique. Il avait reçu un nouveau signe. Reverdi avait simplement écrit :

« Cherche la fresque. »

47

Marc se réveilla à neuf heures du matin. Il jura : il venait de rater le vol pour Siem Reap. Il allait devoir passer une journée à Phnom Penh en attendant l’avion du soir. Comment s’occuper ? Cette nuit, il avait réfléchi à l’ordre de Reverdi : « Cherche la fresque. » Le jeu de piste reprenait de plus belle. Et il n’avait pas de doute sur le lieu où il devait chercher : les temples d’Angkor, qui comptaient des milliers de bas-reliefs et d’ornements. Cela promettait.

Après un petit déjeuner frugal, il décida de tirer profit de ces quelques heures dans la capitale et d’en revenir aux bonnes vieilles méthodes. Celles qu’un journaliste français utiliserait pour avancer dans son enquête. Après quelques coups de téléphone, il prit une « mobylette-taxi » et se rendit au principal journal francophone de la ville : Cambodge Soir.

Ses locaux se situaient dans une rue de terre battue, au cœur du centre-ville. Un immeuble gris, marqué d’humidité, agrémenté d’un écriteau bleu et blanc, dans le style des anciens panneaux de rues parisiens.

Après avoir demandé à voir le rédacteur en chef et donné sa carte de visite, il fit les cent pas dans le hall : une pièce sombre, de ciment nu, où étaient entreposées des mobylettes empestant l’essence. Au fond, sous un escalier, s’ouvrait une salle plus obscure encore, dont la seule fenêtre était bouchée par des paquets de journaux. Marc s’avança, intrigué par ce capharnaüm.

Une salle d’archives.

Durant sa carrière, il en avait vu de nombreuses mais celle-ci battait tous les records de désordre et d’abandon. Chaque mur était tapissé de casiers, d’où débordaient des liasses de papier sale. Des journaux si vieux, si détériorés, qu’ils rappelaient plutôt des lianes mortes qu’une mémoire imprimée. Le centre de l’espace était encombré par un tas d’ordinateurs cassés, mêlés à des fauteuils brisés, cul par-dessus tête, et à des livres tachés de cambouis.

Inexplicablement, cet espace sinistre lui rappela une autre salle d’archives, pourtant beaucoup plus propre, qu’il avait arpentée en Sicile. Après la mort de Sophie, il y était retourné pour y trouver des photos du corps — tel qu’il l’avait découvert mais dont il ne se souvenait plus. Il revoyait encore ces clichés : la bouche carbonisée, le ventre ouvert, les viscères sur le sol. Mais il les revoyait avec la netteté du papier glacé. Impossible de se souvenir du moindre détail… réel.

— Vous êtes là pour Reverdi ?

Marc se retourna. Une silhouette se découpait à contre-jour, dans l’encadrement de la porte. La question l’étonnait : le raccourci avec l’affaire de Papan lui paraissait un peu rapide.

— Je ne suis pas le premier ? hasarda-t-il.

— Ni le dernier, je le crains, dit l’homme en s’approchant. Son arrestation a réveillé les curiosités.

Il tendit sa main, au-dessus des ordinateurs fracassés :

— Rouvères. Rédacteur en chef.

La main avait à peu près la consistance des liasses qui les entouraient. Marc ne pensait pas qu’une telle caricature puisse encore exister. Rouvères était un parfait spécimen d’épave coloniale, comme on en trouve dans les romans d’aventures du siècle dernier. Il aurait pu être un planteur ruiné, un trafiquant d’objets d’art, ou un ancien officier d’Indochine…

Il n’était pas si âgé pourtant, mais les années d’alcool avaient compté double, voire triple. Un vieillard de cinquante ans, au cuir gris, au crâne clairsemé, sur lequel quelques cheveux planaient en brume vague. Marc nota qu’il avait la braguette ouverte, et que les boutons de sa chemise étaient attachés de travers. Un beau modèle de Français d’exportation.

Marc se présenta puis attaqua, le plus largement possible :

— Qu’est-ce que vous pouvez me dire sur cette affaire ?

— Beaucoup de choses, dit Rouvères avec un sourire de vanité. Je suis sans doute le meilleur spécialiste du dossier à Phnom Penh. Malheureusement, je ne peux pas passer ma vie à renseigner les visiteurs.

— Donc ?

Rouvères accentua son expression satisfaite :

— Je répondrai à trois questions. À vous de choisir. Comme dans les contes pour enfants. (Il dodelina de la tête, en détachant les syllabes.) Je serai le « bon génie » de la lampe.

Le bon génie avait de telles poches sous les yeux que Marc éprouva la soudaine envie de les percer avec une seringue, rien que pour voir quel élixir elles contenaient. Ce n’était pas difficile à deviner : whisky ou cognac…

Il se concentra pour trouver la bonne question, la plus efficace. Il demanda sur une impulsion :

— Je voudrais voir une photo.

— Une photo ?

— Un portrait de Linda Kreutz. Lorsqu’elle était vivante.

Sa demande était absurde — il avait déjà vu le visage de la victime et cela n’apporterait rien. Mais il avait envie de mieux la connaître.

— Aucun problème.

Rouvères enjamba les vieux PC et les sièges éventrés, comme un pêcheur muni de grandes bottes dans un marigot. Il réussit à atteindre le mur opposé où s’élevait une armoire métallique. Il l’ouvrit et révéla des étagères chargées d’enveloppes kraft.

Il feuilleta l’amoncellement puis en extirpa un cliché. Marc resta debout pour contempler le portrait. Il se souvenait de la première photographie, dénichée par Vincent, à moitié effacée et comme écrasée par les grains de l’imprimerie. Cette fois, il tenait un vrai tirage, net et en couleurs, de format 21 x 29,7.

Linda Kreutz posait avec un jeune moine drapé d’orange vif. Le même sourire les liait l’un à l’autre, comme un ruban soyeux autour de deux fleurs. Elle portait un large sarouel, des sandales de cuir, un débardeur blanc. Un look touchant de jeune baba cool.

Mais c’était son visage qui suscitait un vrai élan de tendresse.

Des traits pâles, laiteux, saupoudrés de taches de rousseur. Sa chevelure rousse vaporeuse mangeait sa figure et lui donnait l’air d’un petit animal caché, à la fois espiègle et craintif. Elle avait aussi, à cet instant, une expression épanouie, heureuse. Marc se prit à imaginer les rêves de cette jeune fille qui, à vingt-deux ans, avait claqué la porte de la maison familiale, à Hambourg. Elle était sans doute partie vers l’Asie en quête d’aventure, de mysticisme, mais aussi du grand amour…

Rouvères commenta de sa voix grasse :

— C’est une photo qu’on a retrouvée parmi ses affaires, dans son hôtel, à Siem Reap.

Tout à coup, Marc comprit que son expression radieuse était dirigée vers l’objectif. Vers celui qui avait pris la photo. En un frisson, il se dit que l’image avait peut-être été saisie par Reverdi lui-même, parmi les ruines d’Angkor.

— J’attends votre deuxième question, prévint Rouvères.

Marc devait choisir cette fois une question utile. Il songea à s’orienter vers sa propre énigme : les Jalons d’Éternité. Mais il se ravisa : ces termes constituaient son avantage, un atout personnel, même s’il ne parvenait pas à les déchiffrer. Pas question d’en parler avec un inconnu.

Il se rappela le dernier ordre de Reverdi : « Cherche la fresque. » Ce terme n’évoquait peut-être pas un véritable ornement, peint ou sculpté, mais plutôt le dessin des blessures. Le tueur lui soufflait de se pencher sur les plaies de Linda Kreutz, afin qu’il comprenne cette fois la signification des « jalons »… Avant même de mieux considérer cette hypothèse, il ordonna :

— Parlez-moi des blessures.

— Soyez plus précis dans votre question.

— Les blessures de Linda Kreutz. Étaient-elles symétriques ? Pouvait-on repérer une sorte de… dessin sur le corps ?

Rouvères parut réfléchir, toujours enfoui à mi-jambes parmi les ordinateurs fracassés et les sièges crevés.

— Le corps avait séjourné plusieurs jours dans le fleuve, dit-il enfin. Il était en très mauvais état.

— L’eau n’a pas pu effacer les blessures elles-mêmes.

— L’eau, non. Mais les anguilles, oui.

— Les anguilles ?

— Le corps de Linda était truffé d’anguilles d’eau douce. Elles s’étaient glissées à l’intérieur du ventre, en passant par la bouche, le sexe, mais aussi les plaies. Le corps, puisque vous tenez aux détails, était… éventré de l’intérieur. Dernière question ?

Encore une impasse. Il n’avait plus qu’une seule possibilité pour soutirer à l’ivrogne une révélation. Rouvères parut sentir l’embarras de Marc. Il fouilla dans ses liasses et attrapa plusieurs numéros de Cambodge Soir :

— Tenez, dit-il en tendant les journaux. C’est la série d’articles que j’ai consacrés au sujet. La découverte du corps. L’arrestation de Reverdi. Les faits convergents de l’enquête. Tout y est. Avant de griller votre dernière chance, lisez tout ça. Pourquoi ne pas revenir demain ?

Marc n’avait pas le temps. Il saisit les exemplaires et les regarda intensément, comme si un simple coup d’œil pouvait lui permettre d’en intégrer le contenu. Il lui vint une idée :

— Donnez-moi une réponse, ordonna-t-il.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Une réponse de votre choix. Celle qui m’avancerait vraiment.

Rouvères eut un large sourire. Ses poches sous les yeux se ridèrent :

— Vous trichez, mon vieux.

— Faites comme si je vous avais posé la question.

Le rédacteur se cambra légèrement en arrière, comme pour mieux considérer la proposition. Après un long silence, il murmura :

— Le vrai mystère, dans cette affaire, c’est : pourquoi Reverdi a-t-il été libéré ? Les éléments du dossier démontraient sa culpabilité. Alors, pourquoi un non-lieu ?

Marc ne s’attendait pas à cette orientation juridique. Il se souvenait des explications de l’avocat allemand. L’incompétence des juges. Le procès bâclé. La situation politique. Il risqua :

— À cause du contexte cambodgien, non ?

— Oui. Mais pas seulement. Reverdi a été innocenté grâce à un témoignage.

— Vous voulez dire : un alibi ?

— Non, une caution morale. Une personnalité importante est venue plaider sa cause.

Il n’avait jamais entendu parler de ça :

— Qui ?

— Une princesse. Un membre de la famille royale.

— La princesse Vanasi ?

Le nom avait éclaté sur ses lèvres. De toutes les figures princières qu’il avait rencontrées, elle était celle qui l’avait le plus marqué. Une légende vivante. Rouvères eut un sourire admiratif. Marc expliqua :

— J’ai réalisé un reportage sur la famille royale, il y a quelques années.

Rouvères hocha la tête, agitant ses mèches filandreuses :

— Elle a connu Reverdi sur le site d’Angkor, lors d’une campagne de réhabilitation. Elle est venue témoigner. Elle a décrit un homme dévoué, cultivé, généreux. Ce portrait a inversé la tendance au tribunal. Cela équivalait à une amnistie royale. Allez la voir : son point de vue est plutôt… inattendu.

48

Quatorze heures.

À l’ouverture des portes du Palais Royal, Marc paya son ticket pour la visite. La meilleure des couvertures : la peau du touriste anonyme. Il avait même acheté un sac, une sorte de gibecière, pour accentuer son apparence inoffensive.

Il n’avait pas le choix. Il avait omis de signaler un détail à Rouvères : il était grillé auprès de la famille royale. Comme toujours, lors de la publication de son reportage, il n’avait pas tenu ses promesses de discrétion. Son nom risquait de traîner sur la liste noire du service du protocole. Il avait donc imaginé un plan audacieux pour rencontrer la princesse, qui vivait dans la partie privée du palais.

Marc suivit la troupe, au fil d’une étroite allée à ciel ouvert, jusqu’à la grande ouverture de l’enceinte royale : une esplanade immense, tapissée de pelouses, ponctuée de temples et de pavillons dorés, dont le soleil paraissait saupoudrer les toits d’un pollen de lumière.

Il dépassa les autres touristes, qui s’arrêtaient devant chaque pagode, et rejoignit une galerie ajourée.

À l’abri du soleil, il se rapprocha des tours du pavillon Chanchaya, où il avait l’espoir de surprendre la princesse. Un mur d’enceinte cloisonnait cette partie. Il chercha un passage, une ouverture, suivant toujours la galerie.

Il aperçut une double porte de bois entrouverte, barrée d’une chaîne : deux soldats montaient la garde. Marc s’abrita à l’ombre d’une colonne et s’arma de patience. Il était certain qu’un relâchement dans la surveillance se présenterait.

S’asseyant contre le pilier, il fit mine de lire son guide. Il laissa aller ses pensées. Il ne voulait plus cogiter sur l’enquête : trop de questions, pas assez de réponses. Il ne savait même pas pourquoi il tentait de rencontrer la princesse Vanasi. Par simple plaisir, peut-être.

Il ferma les yeux et se remémora le personnage.

Sa première rencontre avait été un moment inoubliable.

Vanasi avait été élevée par sa grand-tante, la reine Sisowath Kossomak, responsable de la troupe de « danse céleste ». Grandissant auprès du pavillon Chanchaya, où s’entraînaient les danseuses, la petite fille s’était passionnée pour cette discipline et avait montré des dons uniques. À seize ans, elle était devenue à son tour la première danseuse du ballet. Beaucoup plus qu’une artiste : une figure divine, qui jouait le rôle d’intercesseur entre la famille royale et les dieux. À cette époque, on la surnommait Apsara, du nom de la principale divinité de la cosmogonie khmère.

Puis le premier coup d’État était survenu, en 1970, la contraignant à l’exil. D’abord en Chine, ensuite en Corée du Nord, pendant que les Khmers rouges prenaient le pouvoir et massacraient la moitié de la population de son pays. Des années plus tard, elle était revenue à la frontière de la Thaïlande, dans les camps de réfugiés, pour enseigner la danse auprès de son peuple. Dans les années quatre-vingt-dix, sa famille avait pu rentrer à Phnom Penh. C’était alors qu’elle avait connu Reverdi.

Le nom du tueur interrompit ses souvenirs. Machinalement, il tendit le regard vers le portail. Une heure était passée. Les deux gardes n’étaient plus là. Attrapant son sac, il bondit et pénétra dans les jardins interdits.

Le nouveau parvis était couvert de buissons fleuris. Le léger chuintement des arroseurs remplaçait le murmure des touristes. Le pavillon Chanchaya n’était qu’à cinquante mètres.

Il se dirigea vers le gigantesque auvent de pierre, surplombé de flèches et de cornes d’or. Montant les marches, il éprouva le même choc que la première fois. L’espace, ouvert au vent et au soleil, était absolument vide : une simple surface de marbre, striée par l’ombre oblique des fines colonnes, abritée par un plafond peint, représentant les dieux et les démons de la danse khmère. On percevait, au-delà de la terrasse, la rumeur du trafic qui courait en contrebas, sur le boulevard Charles-de-Gaulle.

Marc avança. Au fond, un autel supportait un grand bouddha, troublé par la fumée des bâtons d’encens. Une odeur de cuivre, alliée aux senteurs âcres du bois de santal, planait dans la lumière pigmentée. Il s’approcha encore : au pied de la statue, les coiffes métalliques des danseuses reposaient sur des trépieds. Tout semblait baigner dans la miséricorde mordorée du bouddha.

Un bruissement retentit sur sa droite.

Elle était là, accoudée à la balustrade, le regard tourné vers la circulation.

Frêle, minuscule, drapée dans une longue étoffe bleue. Marc se souvenait que le bleu était une teinte royale. La princesse était la seule personne à pouvoir porter cette couleur dans l’enceinte du palais. Mais ce qui frappait, c’était la texture du tissu — une soie dure, lamée d’or, dont chaque pli cassait, diffusant un éclat rare, presque réticent.

Marc toussa. Elle jeta un regard par-dessus son épaule et ne manifesta aucune surprise.

— Votre Altesse, dit-il en français, esquissant une révérence ridicule. Je me suis permis de… Enfin, je ne sais pas si vous vous souvenez de moi… Je suis journaliste. Je m’appelle…

— Je me souviens de vous.

Elle se tourna complètement et s’appuya contre la rambarde, les deux mains croisées dans le dos.

— Vous nous aviez promis un long article dans le Figaro Magazine. Nous nous sommes retrouvés dans Voici, avec la liste des dépenses journalières de notre famille. L’article s’intitulait : « Vie de château au Cambodge. »

Elle parlait un français parfait, sans le moindre accent. Marc s’inclina de nouveau :

— Il ne faut pas m’en vouloir. Je…

— J’ai l’air de vous en vouloir ? Pourquoi êtes-vous revenu ? Un autre article sur ma vie privée ?

Marc ne répondit pas. Vanasi était la même que dans son souvenir. Des traits d’écorce, impassibles. Des yeux très noirs, à peine bridés. Son expression était grave, lointaine. Mais ses prunelles sombres étaient aussi traversées par un éclair — une ligne de foudre entre les nuages. Quelque chose d’exalté qui paraissait soulever légèrement ses sourcils.

— J’enquête sur Jacques Reverdi, dit-il en devinant qu’il devait aller droit au but. Vous avez témoigné en sa faveur au procès.

Elle confirma de la tête. Elle paraissait de moins en moins surprise. Il enchaîna :

— Je reviens de Malaisie, où il est emprisonné pour le meurtre d’une jeune femme. Sa culpabilité ne fait aucun doute. Et je crois qu’elle ne faisait pas de doute non plus ici, au Cambodge.

Elle conserva le silence, regardant distraitement les jardins, derrière Marc. Il tenta de la provoquer :

— S’il n’avait pas été libéré en 1997, une femme serait encore vivante, en Malaisie.

Elle finit par esquisser quelques pas, le long du balcon. Sa robe descendait jusqu’à ses pieds. Elle paraissait glisser sur le marbre.

— Vous vous souvenez de mon histoire, n’est-ce pas ?

La question n’appelait aucune réponse.

— J’ai tout eu puis tout perdu… (Elle ébaucha un sourire, sa main caressait la balustrade.) En un sens, cela faisait bonne mesure. J’ai été princesse, danseuse étoile, créature divine. J’ai connu les fastes royaux, la vie de star. Puis j’ai subi l’exil. La tristesse de Pékin. L’hallucinant régime de la Corée du Nord, où mon oncle tournait ses films.

Marc se souvenait de ce détail inouï. En dehors du pouvoir politique, le prince Sihanouk n’avait qu’une seule autre passion : le cinéma. Il tournait des films, des mélodrames romantiques, il enrôlait de force ministres, généraux, ainsi que les ambassadeurs occidentaux pour camper les « étrangers ». Vanasi continuait :

— J’ai découvert la folie meurtrière. Le génocide des Khmers rouges. Je n’étais pas là pour le voir, mais je savais ce qui se passait ici. L’exode. La famine. Les travaux forcés. Les nourrissons tués à la baïonnette, les hommes et les femmes massacrés à coups de bâton, abandonnés dans les marécages. En 1979, je suis retournée dans les camps, à la frontière thaïe. Je voulais être près de mon peuple.

On a raconté que j’étais revenue pour enseigner la danse, réveiller les mentalités, sauver notre culture. C’est faux : j’étais revenue, simplement, pour mourir avec les miens. Nous étions près d’un million, perdus dans la jungle, sans soins ni nourriture. Qui se souciait à ce moment de la danse khmère ?

C’est seulement plus tard, dans les années quatre-vingt-dix, que je suis revenue au Cambodge et que je me suis concentrée sur la sauvegarde de notre culture, notamment à Angkor. Jacques Reverdi travaillait avec les démineurs.

Elle s’arrêta puis prononça d’un ton rêveur :

— Durant des soirées entières, il me parlait de l’apnée. De ses plongées en mer profonde, de la mémoire des coraux, de l’intelligence des mammifères marins. Il était aussi passionné par l’architecture des temples. C’était un être… rare.

Marc songeait aux blessures ordonnées de Pernille Mosensen. Aux anguilles qui s’étaient glissées dans les plaies de Linda Kreutz. Comment cette femme pouvait-elle s’aveugler à ce point ?

Elle ajouta d’une voix sèche :

— Il a suffi que je vienne raconter cela au procès pour faire tomber les accusations. Il n’y a rien de plus à dire.

— C’est surtout votre présence, je crois, qui a pesé dans la balance. Le fait que vous vous déplaciez, en personne, pour prendre sa défense.

— Non. Les charges ne tenaient pas. Il n’y avait pas de preuves directes. On ne peut condamner un homme tant qu’il subsiste le moindre doute.

— Et maintenant, qu’en pensez-vous ?

Elle tendit son regard vers le boulevard. Le brouhaha de la ville montait dans la lumière.

— Je ne peux imaginer que ce soit lui.

— Votre Altesse, c’est un flagrant délit. Il a été surpris à Papan près du corps.

— Alors, il n’était pas seul.

Marc tressaillit :

— Quoi ?

— Il y a un autre homme.

Le souffle coupé, Marc s’appuya contre une colonne. Elle s’approcha, haussant la voix :

— Quelqu’un lui dicte ses actes. Ou agit à sa place. Une âme damnée qui possède une emprise totale sur lui. Personne ne peut m’ôter cette idée de la tête. Jacques Reverdi ne peut être le seul coupable.

Marc était sidéré. Sous son crâne, la blancheur du soleil se transformait en éclair bleuté, révélant soudain des gouffres jusqu’ici plongés dans l’obscurité. Il se souvint que Reverdi avait toujours préféré parler de l’assassin à la troisième personne. Et si ce « Il » existait vraiment ?

Il songea de nouveau au grand absent de l’histoire : le père de Jacques. Et s’il vivait encore ? S’il était un assassin, comme le supposait le Dr Norman, mais dans la réalité, et non dans l’imaginaire de l’apnéiste ?

Marc balaya ces hypothèses. Il fallait qu’il s’en tienne à ses pistes — et aux messages de Reverdi lui-même.

Vanasi se dirigeait vers les jardins. Marc courut pour la rattraper.

— Votre Altesse… une dernière question.

— Quoi ?

— Savez-vous pourquoi Reverdi s’intéresse aux papillons ?

Elle s’arrêta net :

— Les papillons ? Qui vous a dit cela ?

— Eh bien, je… Il me semblait qu’en forêt, il…

— Les papillons ? Jamais de la vie. Jacques était passionné par les abeilles.

— Les… abeilles ?

— Les abeilles et le miel. Un miel très rare, surtout. Je ne me souviens plus du nom.

Marc fut frappé par plusieurs images. Les Aborigènes, accroupis au bord de la route, présentant leur miel dans des bouteilles de Coca-Cola. La terrasse de Wong-Fat, où des flacons abritaient le liquide mordoré. La vérité était sous ses yeux et il n’avait pas su la voir.

« Les Jalons qui Volent et Foisonnent. »

« Cherche du côté du ciel. »

Les abeilles.

Le miel.

Il demanda, la gorge sèche :

— Où achetait-il ce miel ? Je veux dire : ici, au Cambodge ?

— Je ne suis pas sûre… À Angkor, je crois. Il y a là-bas un apiculteur célèbre. On le surnomme « le maître d’or ».

Les points se reliaient comme une figure géométrique parfaite.

Le miel.

Angkor.

Linda Kreutz.

Marc salua précipitamment la princesse et partit au pas de course, serrant sa gibecière contre lui. Un bref instant, il fut tenté de passer au-dessus de la balustrade et d’atterrir directement sur le boulevard.

49

Vol domestique, direction Siem Reap.

En complète surchauffe.

Quarante minutes dans les airs, les yeux rivés sur son bloc, à écrire ses conclusions. Ou plutôt ses hypothèses.

Le tueur était passionné par le miel. Or, le sang de Pernille Mosensen était anormalement sucré. Il y avait fort à parier que Reverdi faisait ingérer à ses victimes des quantités importantes de miel. Pourquoi ? Il n’aurait su le dire, mais il pressentait que cette substance jouait un rôle purificateur dans la cérémonie.

Lointainement, planaient encore dans sa tête les paroles de Vanasi sur la « rareté » de Reverdi. Son discours panthéiste. Le miel appartenait à cet univers. Il nota : « Ne boit pas le sang de ses victimes. Leur donne du miel pour les purifier, les rapprocher de la nature. Le sang sucré enveloppe la victime comme le liquide amniotique protège le fœtus. » L’apnéiste se profilait de plus en plus comme un « tueur écologiste ».

Écologiste.

Et mystique.

Marc captait, dans la nature même du miel, une proximité, une parenté avec une certaine poésie religieuse, très ancienne, qu’il connaissait bien pour l’avoir étudiée durant sa maîtrise. Une poésie qui pouvait revêtir un double sens érotique. Le grand exemple, c’était le Cantique des Cantiques. Marc griffonna, dans un coin de sa page, une citation de l’œuvre :

« Vos lèvres, ô mon épouse, sont comme un rayon qui distille le miel. »

Il connaissait par cœur ce texte biblique, qui ne cessait de recourir aux métaphores liquides : le sang, le vin, le lait, le miel… Et aussi aux parfums issus de la nature : myrrhe, lis, encens… Reverdi, de la même façon, célébrait son union avec sa victime grâce à des éléments essentiels, primordiaux.

C’était un acte d’amour.

Une cérémonie à la fois cosmique et érotique.

Marc écrivait d’une main tremblante. « Se renseigner aussi sur les processus physiologiques liés au miel. » Quelle quantité fallait-il ingurgiter pour que le sang atteigne le taux de glucose de celui de Pernille Mosensen ? Combien de temps prenait sa digestion ? Reverdi retenait-il ses victimes prisonnières durant des jours ? Ou seulement quelques heures ?

Il lui restait surtout à découvrir pourquoi Reverdi associait les termes de « jalons » et d’« éternité ». Quel lien les abeilles possédaient-elles avec l’infini ?

Une chose était sûre : ces mots dissimulaient un acte de cruauté. Le miel donnait naissance à une torture spécifique. Wong-Fat, le marchand d’insectes, avait dit : « Maintenant que je sais que Reverdi est un tueur, je devine ce qu’il fait aux filles. » Or, le Chinois ignorait le détail du sang sucré, non publié par la presse. Il avait pourtant compris la fonction du miel dans le sacrifice. Pourquoi ?

Le contact du train d’atterrissage sur le tarmac s’infiltra dans ses os comme un rayon de mort.


Siem Reap était la suite logique de Phnom Penh.

Du moins d’après ce qu’il pouvait en voir, en pleine nuit. Grands arbres aux frondaisons lasses ; poussière grise qui, dans la lumière des phares, prenait une teinte argentée ; bâtiments plats, compacts et austères.

Dans le centre de la ville, il s’arrêta dans le premier hôtel venu. Le Golden Angkor Hôtel. Quinze dollars la nuit. Petit déjeuner compris. Air climatisé. Et une propreté sans faille.

Quand Marc pénétra dans sa chambre, il apprécia les murs clairs, le lino impeccable, l’odeur javellisée. Il songea à une galerie d’art contemporain. Avec l’énorme ventilateur au plafond en guise de sculpture exposée.

Un espace pur.

Un espace de réflexion.

Tout ce qu’il lui fallait.

Il reprit le fil de ses pensées, étendu sur le lit. Les questions continuaient à tourner, inlassablement, sous son crâne. Mais d’abord, devait-il écrire un e-mail à Reverdi ? Non. Mieux valait attendre Angkor et la rencontre avec l’apiculteur. Alors seulement, Élisabeth démontrerait qu’elle avait su exploiter sa deuxième chance.

Il éteignit la lumière. D’autres idées venaient le tarauder. Comme cette théorie du deuxième homme. Vanasi avait réussi à instiller le doute dans son esprit. Marc ne pouvait exclure l’idée d’un complice.

De nouveau, l’énigme du père vint se poser. Était-il possible qu’il existe, quelque part, un père criminel, qui ait influencé, voire formé, ou même aidé, Reverdi dans ses turpitudes ? La danseuse royale avait dit : « Il n’est pas le seul coupable. » Et le Dr Alang lui avait soufflé, à propos de la cassette vidéo : « Il parle du meurtre comme s’il en avait été le témoin, et non l’auteur. » Marc entendait encore la petite voix de Reverdi devenu enfant : « Cache-toi vite, papa arrive… »

Marc secoua énergiquement la tête. Non. Impossible. Il devait abandonner cette théorie absurde. Il s’était déjà pris une suée en imaginant l’avocat détraqué, le dénommé « Jimmy », devenir le bras armé de Jacques. Il n’allait pas maintenant inventer un père diabolique, qui pourrait être sur ses traces…

Il remisa tous ses délires dans un coin de sa tête et ferma les yeux sur cette pensée rassurante :

Jacques Reverdi était seul.

Et lui était deux, avec Élisabeth.

50

Le lendemain matin, Marc loua un scooter : les ruines d’Angkor étaient situées à cinq kilomètres. Il traversa Siem Reap, vaste ville de province qui ne possédait pas de traits particuliers, puis atteignit un barrage à péage qui marquait l’entrée du site archéologique.

Avant d’entrer, Marc s’offrit un petit déjeuner asiatique : un grand bol de nouilles tièdes, saupoudrées de pièces de bœuf et de lamelles de carottes froides. Revigoré, il paya sa dîme aux gardiens ensommeillés. Au passage, il se renseigna sur l’apiculteur. Les hommes hochèrent la tête, pouce en l’air : « Honey very good… »

Marc reprit la route. Elle était absolument droite, à travers la brousse grise. Sans ramification ni tournant : juste une piste bitumée, taillée dans la forêt, pour vous emmener « là-bas ».

Il croisa quelques paysans à vélo, enfouis sous des bottes de palmes ; des cahutes où on vendait l’essence dans des bouteilles de whisky ; des éléphants se préparant à une rude journée de promenades touristiques. Il contemplait surtout les grands arbres argentés, dont il avait lu, encore une fois, les noms dans son guide : banians, fromagers, bananiers…

Un virage le surprit. Plutôt un angle droit, qui se brisait contre un fleuve immobile, nappé de nénuphars. Marc s’arrêta, et scruta les eaux stagnantes. Pas de panneau. Aucun passant. Il sentit, pure intuition, que quelque chose se profilait sur la gauche, derrière la ligne des arbres, après le premier méandre du fleuve.

Il passa une vitesse et prit cette direction. La route s’asséchait, s’empoussiérait. Des petites feuilles venaient racler le sol. La vibration du moteur se mêlait à leurs frottements sur l’asphalte. Marc ne cessait de lancer des regards vers la rive d’en face, sentant qu’une présence allait jaillir.

Alors, tout à coup, il vit, coiffant la surface des nénuphars et la frange verdoyante des feuillages, les tours légendaires d’Angkor Vat. Cinq épis de maïs, aux contours ciselés, disposés en éventail, qui étaient devenus, dans la mémoire collective, le symbole absolu des temples nés dans la jungle.

D’abord, Marc n’y crut pas. Comme toujours, face à un tableau trop célèbre, il ne trouvait pas ses repères. Il ne reconnaissait pas l’image qu’il avait en tête. Tout cela sonnait faux. Désaccordé. Puis, presque aussitôt, le sentiment contraire le saisit : une familiarité naturelle s’épanouit dans sa conscience. Comme s’il avait toujours vécu auprès de ces édifices.

Il ne s’arrêta pas. D’après son plan, le chemin était encore long pour atteindre le Bayon, autre temple majeur, près duquel l’apiculteur entretenait ses ruches. Il suivit la piste, toujours droite, toujours nue, au fil du fleuve.

Au bout de dix minutes, un portail monumental apparut, au bout d’un pont de pierre, cerné de guerriers et de dragons. Une lourde ogive, construite de blocs vert-de-gris, surmontée d’un immense visage placide, dont la sagesse et la douceur semblaient sortir de ses lèvres souriantes, à la manière d’une buée vaporeuse.

De l’autre côté, ce n’était pas la ville, mais encore la forêt. Marc roulait toujours. Les dimensions du site étaient vertigineuses. La jungle, haute, aérée, semblait ne plus finir. Cheveux au vent, respirant l’air ensoleillé, Marc savourait le paysage. Il admirait les hauts futs cendrés, les frondaisons immenses, qui s’ouvraient devant lui comme des mains, en signe d’accueil.

Bientôt, au bout de la route, les arbres parurent s’immobiliser. Marc crut à un effet de la lumière. Mais non : à mesure qu’il approchait, les cimes refusaient de s’éloigner ; les feuilles ne bougeaient plus. Elles dessinaient maintenant des traits, des courbes, des ornements. De la pierre. Le premier temple, taillé à même la forêt, était en vue. Des tours et des terrasses se creusaient au fond des frondaisons. Marc révisa encore son impression. Des visages. Des visages à fleur de jungle… Chaque trait de latérite, chaque bloc de grès révélait un front, un regard, un sourire. Le temple venait à lui comme une procession de dieux, calme et lente.

Il était arrivé. Le Bayon, surnommé la « forêt des visages ». Marc en fit le tour. Sur le troisième côté, il repéra, en haut des marches, un mur sculpté. Il stoppa son scooter et s’approcha, enjambant les centaines de blocs écroulés, épars sur le sol.

Cette façade était d’une complexité extraordinaire : plusieurs terrasses s’étageaient, supportant chaque fois des dizaines de visages, variant les expressions, les regards, les couronnes. Dans les niches, des danseuses apparaissaient, des guerriers se découpaient. Tout était taillé, travaillé, ciselé.

Marc, portant toujours sa gibecière de touriste, songeait aux artistes qui avaient sculpté ces merveilles. Il avait l’impression de pénétrer dans leur cerveau. Comme si chaque détail, chaque encoignure révélait un aspect de leur conscience, de leur exigence, de leurs obsessions. Cette réflexion lui rappela Reverdi et son empire nocturne.

« Cherche la fresque. »

Voilà le lieu qu’il désignait. Il s’agissait de ces bas-reliefs en marche, dont les soldats « regardaient » le domaine de l’apiculteur.

Oui, il en était sûr, le miel n’était plus loin.

51

Marc découvrit la ferme, à cinquante mètres, dans l’axe du bas-relief, derrière un groupe de hauts fromagers. Deux bâtiments sales, disposés en forme de L, dont les toits étaient couverts de feuilles mortes. Un panneau annonçait fièrement : LABORATOIRE DE FORÊT. Sur la gauche, des dizaines de boîtes de bois surélevées : les ruches. Tout autour, bourdonnaient des nuages d’abeilles.

Des gamins, aux allures de chats sauvages, dansaient, tournaient, s’agitaient entre les rangées, rivalisant de rapidité avec les insectes. Marc aperçut, au milieu de la horde, une silhouette qui n’était pas plus haute que les autres, mais qui semblait beaucoup plus âgée. Le « maître d’or ». À le voir, le surnom paraissait exagéré. Un squelette rabougri, la tête enveloppée d’un sarong usé, rougi de latérite. Par-dessus, il portait un chapeau de paille, qui maintenait devant sa figure un lambeau de filet de ping-pong vert.

L’homme s’avança vers Marc, écartant son voile sur un visage cuit et raviné. Les enfants l’accompagnaient. L’un portait des croquenots sans lacets, un autre était enroulé dans une veste de faux tweed, bouclée avec une ficelle, un autre encore était vêtu d’un imper sur son torse nu. Ils portaient tous le même filet vert devant les yeux. Los Olvidados, version asiatique. Parvenus près de Marc, ils soulevèrent en un seul mouvement leur visière et révélèrent le même regard de malice.

Marc se présenta, en langue anglaise. L’apiculteur dut percevoir son accent et répondit en français. Un français de la vieille école.

— Je suis enchanté, monsieur… Je m’appelle Som.

Son visage, en forme de pomme de pin, brillait d’un reflet narquois. Les mômes autour de lui ne cessaient de piailler, de le bousculer. Il éclata de rire — la moitié de ses dents étaient en or.

— Et voici fils et petits-fils. Passé un certain âge, vivre sans enfants, c’est devenir tout sec. Il y a beaucoup de tristesse à vivre que pour soi-même. Vous trouvez pas ?

Marc acquiesça sans conviction. Les derniers gamins qu’il avait vraiment approchés reposaient dans des tiroirs d’acier inoxydable, au fond d’une morgue. Meurtres. Pédophilie. Inceste. La sarabande habituelle.

Pour éviter toute question sur sa propre famille, il parla aussitôt de la mort de Linda Kreutz — il ne cessait d’agiter les bras pour chasser les abeilles. La scène lui rappelait les Cameron Highlands : il tournait dans le même cercle.

— Cette jeune femme…, grimaça l’apiculteur. Vraiment, c’est bien triste. Mais que de bruit autour d’elle ! Savez-vous combien d’assassins sont encore en liberté au Cambodge ?

Marc prit une mine de circonstance. Il s’attendait à l’incontournable lamentation sur le génocide khmer mais il se trompait : Som n’était pas un rabat-joie. Il ôta ses gants et demanda :

— Vous venez interroger moi sur Jacques Reverdi ?

Son français présentait quelques lacunes, mais pas son esprit. Marc fit « oui » de la tête, remarquant que les mains du vieux, tachées de latérite, offraient toute la gamme des rouges et des bruns — de l’ocre à l’orange, en passant par différents carmins. Les abeilles et les enfants avaient disparu. Les oiseaux s’en donnaient maintenant à cœur joie.

— Je ne peux rien vous dire sensationnel, continua-t-il en frappant ses gants sur son bras. J’aimais beaucoup Jacques. Il venait me voir quand il travaillait sur le chantier du Ba-Phuon.

Marc n’était pas prêt à écouter de nouveaux éloges :

— Vous savez peut-être qu’il a été pris en flagrant délit de meurtre, en Malaisie ?

Le vieil homme secoua vigoureusement son chapeau de paille. Chacun de ses mouvements distillait une odeur sucrée, légèrement écœurante :

C’est vrai. Mais j’ai du mal à y croire. Surtout la méthode. Si sauvage. Jacques est un homme très réfléchi, très… (il tourna ses doigts rouges vers sa poitrine)… intérieur.

Marc ne souhaitait pas évoquer, encore une fois, les multiples personnalités du tueur. Il prit un ton ferme :

— Écoutez…

— Non. Vous. Écoutez. Jacques, grand homme, pour la méditation. L’apnée avait apporté à lui calme de l’esprit. Vous savez comment on pratique méditation ?

— Non.

Le vieillard fit tourner son index en hauteur :

— Ce soir, dans votre chambre, observez ventilateur. Les pales tournent si vite qu’on peut pas les distinguer. Le cerveau humain, pareil. Nos pensées vont trop vite. Impossible de les démêler.

Il ralentit son geste :

— Mais arrêtez le ventilateur. Regardez chaque pale qui se précise, retrouve sa forme… Faites pareil avec esprit. Détachez chaque idée. Observez-la sous tous ses angles. Voilà le rôle de la méditation. Transformer la pensée en objet fixe…

Marc soupira :

— Quel rapport avec Reverdi ?

— Il était le champion. Le maître. Pouvait isoler une idée, la considérer sous tous ses aspects. L’apnée lui a donné pouvoir.

Marc fut distrait par un bruit étrange, qui persistait sous les cris des oiseaux. Un bruissement languissant qui, il le comprenait maintenant, se poursuivait depuis son arrivée.

Il tourna la tête et aperçut, derrière lui, à la droite des ruches, une muraille de petites feuilles serrées, très vertes, très légères, qui se creusaient et ondulaient comme des vagues. Des bambous. Ce « laboratoire de forêt » comportait une bambouseraie.

Fuyant ce murmure, il s’approcha d’un comptoir, où reposaient des bouteilles et des bocaux, poisseux et dorés. Il devait revenir à l’objet de sa visite :

— C’est ce miel que Reverdi vous achetait ?

L’apiculteur sautilla auprès de lui.

— Non. Ça, miel pour manger. Jacques achetait miel pour soigner.

— Pour soigner ?

De sa main rouge, il saisit un petit flacon :

— Miel très rare, qui referme les plaies. (Il écrasa son index sur son pouce.) Coagule le sang. Comment vous dites en français ? Hé-mo-sta-tique.

Marc lui prit la fiole des mains. Elle était gluante. Des abeilles volaient encore autour.

— Ce miel permet de coller des chairs blessées ?

— Le meilleur pour cicatriser. Reverdi l’achetait pour les blessures de coraux. D’habitude très longues à cicatriser. Avec ça, pas de problème… Mettez sur plaie. Le miel sèche, les vaisseaux et la peau se referment. En quelques secondes. Rien de mieux !

Marc avait l’impression de chuter à l’intérieur de lui-même.

Il scrutait les reflets du verre comme le fond d’un creuset d’alchimiste. Les paroles de Wong-Fat cinglaient sa mémoire : « Maintenant que je sais que Reverdi est un tueur, je devine ce qu’il fait aux filles. » Et il avait ajouté : « Ça dépasse l’entendement. »

Marc faillit éclater de rire.

Et d’effroi.

Oui : ça dépassait l’entendement.

Marc venait de comprendre, lui aussi, l’atrocité du rite.


Modus operandi.

Roulant à fond sur son scooter, Marc faisait le point sur sa découverte.

En guise de point de départ, la réflexion du Dr Alang : pourquoi l’assassin avait-il pratiqué vingt-sept blessures pour saigner un corps qui, au bout de la dixième entaille, était complètement vidé ?

Réponse : parce que le sang n’avait pas encore coulé.

Reverdi, après avoir pratiqué chaque incision, refermait aussitôt les chairs, à l’aide du miel hémostatique. Il creusait ainsi chaque blessure, la clôturant avec le liquide qui s’asséchait aussitôt. Lorsqu’il avait achevé son œuvre, il libérait le sang en une seule fois.

Comment ?

Avec une flamme.

En approchant une bougie ou un briquet, il liquéfiait le miel qui avait collé les chairs. Alors, les plaies s’ouvraient et le sang s’écoulait en un seul mouvement.

Marc possédait la preuve de cette dernière manœuvre. Les marques de brûlures qu’il avait lui-même remarquées sur les images. Alang supposait que l’utilisation du feu visait à empêcher le sang de coaguler. Il se trompait : la chaleur servait à fluidifier le miel.

À cet égard, un autre mystère se levait : la présence du sucre dans le sang. Depuis le début, Alang imaginait que ce sang avait été enrichi de sucre, par l’intermédiaire d’aliments, à l’intérieur du corps. Mais c’était l’inverse qui s’était produit : le sucre et le sang s’étaient mélangés à l’extérieur de la chair, lorsque le miel avait fondu, se diluant avec l’hémoglobine qui s’écoulait des plaies !

Marc serrait son guidon. La route se brouillait devant ses yeux. Il possédait désormais toutes les réponses aux questions de Reverdi. Il comprenait chaque terme, chaque virgule de son langage ésotérique.

Des Jalons qui « Volent et Foisonnent » ?

Des blessures couvertes de miel, « habitées », symboliquement, par les abeilles.

Des Jalons « d’Éternité » ?

Des entailles qui s’ouvraient sur la mort, avec un temps de retard.

Reverdi n’avait-il pas écrit, en guise d’indice : « Il n’y a qu’une façon de contempler l’éternité ; la retenir, pour quelques instants » ?

Oui : grâce au miel, Reverdi retenait la mort.

Il retenait le liquide vital pour mieux le libérer, en une seule fois.

Et transformer sa victime en fontaine de sang.

52

Dans sa chambre, la lumière de midi se projetait sur les murs blancs avec une violence insoutenable. Il ferma les doubles rideaux d’un seul geste. La pénombre le calma. Les tissus bruns ne diffusaient plus qu’un halo orangé — une teinte de thé. Il saisit son ordinateur dans son cartable mais, au moment où il l’ouvrait, il fut frappé d’une hallucination.

Sur le mur qui faisait face à son lit, il vit, comme sur un écran de cinéma, la scène du meurtre de Linda Kreutz. Il s’écroula sur le lit et ne quitta plus des yeux la projection terrifiante.


La cérémonie de Jacques Reverdi.

C’était une cabane.

Une hutte au toit de palmes, aux cloisons tressées. Au fond, dans l’ombre, la jeune femme était attachée sur une chaise, nue. Elle s’agitait mais ne parvenait pas à bouger d’un centimètre, ni à déplacer sa chaise, solidarisée au sol. Elle tentait aussi de crier, mais un bâillon la réduisait au silence. Seuls, ses cheveux vaporeux remuaient sans bruit, comme un étendard désespéré.

Marc n’aurait su dire pourquoi, mais il « voyait » des bougies, posées devant elle, sur le sol, en arc-de-cercle. Le point de vue se déplaça latéralement et Reverdi apparut dans le champ, nu lui aussi, assis en tailleur, de l’autre côté des flammes palpitantes. Il paraissait en état de dévotion — de prière.

D’un bond, il se leva. Un couteau de plongée se matérialisa dans sa main droite, devenant, par le reflet des cierges, une tige d’or. Il posa sa pointe sous la clavicule droite de Linda. La peau, compressée par les liens, se bombait et semblait inviter la lame. Il l’enfonça sans effort.

Marc étouffa un gémissement.

Reverdi maintint l’arme dans la chair et, de son autre main, approcha un pinceau luisant de miel. Il en badigeonna le contour de la blessure. Alors seulement, il tira, très lentement, le couteau, tout en peaufinant l’obturation de quelques touches sucrées. Lorsqu’il sentit que le miel s’asséchait et soudait les lèvres de la plaie, il l’extirpa complètement.

Indifférent aux hurlements muets de la femme, à ses contorsions inutiles, il passa à la blessure suivante. Un nouveau Jalon d’Éternité, le long du Chemin de Vie. Puis il passa à une autre encore…

Sur le mur, Marc voyait tout. La lueur mordorée de la cabane. L’ombre vacillante du tueur, sur les parois tressées. Les deux corps nus, ruisselants de sueur, se faisant face dans un subtil mélange de sensualité et de religiosité.

Marc ne savait plus s’il dormait ou s’il était éveillé. Il n’avait plus conscience du temps. Tout à coup, il constata que le corps était prêt. Couvert d’incisions, brillant de miel, mais sans la moindre goutte d’hémoglobine — prêt à crever, dans tous les sens du terme.

Lentement, Reverdi posa son arme et son pinceau, puis saisit une des bougies. Avec précision et dextérité, il caressa chaque plaie de sa flamme, faisant fondre les traces de miel. Chaque fois, quelques bulles d’or se formaient à la surface de l’entaille puis, au bout d’une seconde, les chairs s’entrouvraient, le sang perlait. Tout cela allait si vite que le meurtrier semblait tenir dans sa main un éclair, un zigzag de lumière.

Alors, à la manière d’une digue craquant sous la puissance d’une crue, le corps de Linda Kreutz s’ouvrit. Bouche étouffée sur un cri d’effroi, la jeune Allemande écarquilla les yeux en voyant se répandre son propre sang. Sa peau bronzée devenait le territoire d’une inondation hallucinante. Nervures, ruisseaux, rivières… Le suc s’écoulait, le corps tout entier s’assombrissait, se répandait sur les lattes du sol, transformant la hutte en une terrifiante boîte de Pandore.

Marc se rua dans les toilettes. Il vomit sa peur, son dégoût, la puissance de sa vision. Il vomit sa proximité avec le tueur. Il vomit le tueur, qui l’habitait désormais. Les spasmes le soulevaient du sol. Il s’étouffait, suffoquait, rendait l’âme…

Il tomba à genoux, posant le visage, de côté, sur la cuvette. La fraîcheur de la faïence lui parut bienfaisante, au-delà de toute limite. Mais son visage flambait encore. Les vaisseaux sanguins de ses tempes, qui avaient éclaté, lui semblaient fourmiller à la surface de sa peau. Sans quitter sa position, il tendit le bras vers le lavabo et trouva, à tâtons, le robinet. Il fit couler l’eau et laissa sa main dessous.

De longues minutes passèrent ainsi, où le froid, peu à peu, se répandit dans son organisme. Enfin, il parvint à se lever. Il s’aspergea le visage puis regagna la chambre. La chaleur lui parut paroxystique. Il brancha l’air conditionné, le ventilateur mécanique, et s’aperçut seulement à cet instant, à travers les rideaux, qu’il faisait nuit.

Son délire avait duré tout l’après-midi.

Il décida de prendre une douche.

Pour retrouver complètement ses esprits.


Trente minutes plus tard, Marc était allongé sur son lit, lavé, peigné — et l’esprit clair. Ou à peu près. Vingt heures. S’il avait été raisonnable, il serait sorti pour engloutir quelque chose, une bonne plâtrée de riz, par exemple. Mais à l’idée précisément d’avaler quelque chose, la douleur de son estomac se réveilla. Non : il avait mieux à faire. Il devait maintenant écrire.

Au monstre.

Au bourreau.

Il alluma son ordinateur, connecta le modem et s’installa sur le lit. Il fallait développer les conclusions d’Élisabeth, dans les moindres détails. Elle avait réussi, elle avait compris la vérité. En échange, son « bien-aimé » devait maintenant lui donner de nouveaux indices Marc ne devait plus lâcher le tueur. C’est pourquoi il décida d’y aller à fond.

Objet : ANGKOR — Envoyé le jeudi 29 mai, 20 heures.

De : lisbeth@voila.fr

A : sng@wanadoo.com


Mon amour,

J’ai failli te perdre et j’ai cru devenir folle. Tu es revenu à moi et c’est maintenant comme une lumière qui m’emplit de nouveau, m’inonde de bonheur.

Mais ton absence a eu une vertu positive. Elle a créé en moi un déchirement qui a balayé les dernières scories de mon esprit et m’a permis de voir au fond de mon âme. Lorsque j’ai cru que tu m’avais abandonnée, j’étais nue, perdue, comme arrachée à moi-même. J’ai su alors que le sens de ma vie était de te suivre… jusqu’au bout.

Désormais, je sais que cette quête est le voyage inespéré qui donnera un sens à ma vie. Une quête qui m’enrichit, m’exalte, me purifie, et tisse entre nous un lien unique.

Mon amour : tu m’as offert une nouvelle chance et je l’ai saisie à pleines mains. J’ai suivi ton ordre. J’ai suivi tes mots.

J’ai trouvé la fresque à Angkor. J’ai parlé avec le « maître d’or », l’apiculteur qui maîtrise l’élevage des abeilles et la culture du miel que tu utilises.

Enfin, j’ai trouvé la voie. J’ai déchiffré la signification des « Jalons d’Éternité »…

Marc écrivit plus d’une heure, sur ce même ton passionné. Il donna les moindres circonstances de sa quête — évoquant même son passage à Cambodge Soir, sa rencontre avec la princesse Vanasi. Il ne voulait rien cacher de ses victoires. Il savait que Reverdi imaginerait la belle Élisabeth, aux allures de Khadidja, en train d’arpenter les rues de Phnom Penh, le parvis du Palais Royal, les ruines d’Angkor Thom…

Ensuite, il raconta ce qu’il imaginait : les entailles suivant les veines, la cicatrisation spontanée au miel, l’ouverture à la flamme.

Quand il eut achevé son long message, il l’envoya sans le relire. Il ne voulait rien retoucher — en conserver la spontanéité. Plus que jamais, il s’étonnait de sa capacité à endosser la peau d’Élisabeth. Ce ton enflammé, cette admiration amoureuse lui venaient naturellement. Et il préférait ne pas trop descendre en lui-même pour savoir où il péchait ces mots troubles…

Mais il y avait pire : la crise d’hallucination qu’il avait subie dans l’après-midi. Durant quelques heures, il avait été Reverdi.

Son profil devenait de plus en plus confus. Cinquante pour cent Élisabeth. Cinquante pour cent Reverdi. Où était le véritable Marc ?

Trois heures du matin.

Il ne dormait toujours pas. Dans l’obscurité, les mains croisées derrière la nuque, il observait son ventilateur qui tournait inlassablement. Les paroles de l’apiculteur lui revenaient : « Les pales tournent si vite qu’on ne peut pas les distinguer. Le cerveau humain, pareil. Nos pensées vont trop vite. Impossible de les démêler. »

Pour se distraire, il tenta, mentalement, d’isoler une partie de l’hélice. S’il y parvenait, peut-être qu’une nouvelle idée lui apparaîtrait. Le vieillard avait dit : « Transformer la pensée en objet fixe. »

Soudain, il se redressa : une évidence venait de le saisir. Il devait faire part au monde des résultats de ses recherches. Il ne pouvait garder une telle quête, une telle exploration, pour lui.

Un livre.

Il devait écrire un livre.

Un document qui raconterait son aventure. Un témoignage unique sur sa descente aux enfers. Il fallait qu’il diffuse son expérience, qu’il révèle aux autres le secret qu’il était en train de mettre à nu. Il isolait, tel un chercheur scientifique, un virus maléfique. C’était une date dans l’histoire de la connaissance humaine !

À cet instant, son sang se figea. En vérité, il ne pourrait rien publier. Même après l’exécution de Reverdi. Pour une raison élémentaire : il serait aussitôt inculpé pour « dissimulation de preuves » et « entrave à la justice ». On comprendrait qu’il avait mené son enquête, en toute discrétion, qu’il avait réussi à obtenir des informations essentielles mais qu’il avait suivi le procès sans bouger, sans offrir la moindre contribution.

On condamnerait ses méthodes abjectes — son imposture, ses mensonges. Et son indifférence à l’égard des familles des victimes. Pas une fois, il n’avait envisagé de livrer des renseignements aux parents sur la disparition de leurs enfants…

Un salopard de journaliste, une ordure cynique, qui méritait un châtiment : voilà les distinctions auxquelles il aurait droit.

Sans compter qu’il avait déjà été condamné à deux reprises, en 1996 et 1997, pour « harcèlement », « violation de vie privée » et « vol par effraction ». Il n’avait échappé que de justesse à la taule. Cette fois, il écoperait d’une peine de prison ferme.

Il essaya de se détendre, d’accepter cette déception. Il se concentra encore sur le ventilateur et tenta, une nouvelle fois, d’arrêter mentalement le mouvement et de visualiser une des v pales. À mesure que son attention se focalisait, il sentit une autre idée affleurer à son esprit. Une pensée encore confuse, mais qui pouvait le sortir du tunnel…

Alors, d’un coup, il sut.

Un roman.

Il devait écrire un roman de fiction, qui raconterait la vérité, sans que personne le sache. Il lui suffirait de se démarquer des faits officiels, révélés par les médias, et tout le monde croirait à une histoire imaginaire. Oui. Il allait écrire un roman qui allait sonner furieusement « vrai » parce que tout, ou presque, y serait vrai.

Une vague s’ouvrit en lui. Quelque chose d’enfoui, d’enterré dans son cœur depuis des années. Ses rêves déçus de romancier. Ses espoirs étouffés d’écrivain. Depuis combien d’années avait-il renoncé à écrire une œuvre littéraire ? Depuis combien de temps ce projet était-il remisé dans le fatras de ses désillusions ?

Mais aujourd’hui, c’était décidé.

Son histoire allait faire l’objet d’un thriller implacable.

Un thriller écrit de l’intérieur.

Sous la dictée d’un assassin.

53

Jacques Reverdi contemplait le corps d’Hajjah Elahe Tengku Noumah, membre de la famille royale du sultanat de Perak.

Le môme venait d’être retrouvé mort dans sa cellule.

À trois heures du matin, lors d’une ronde.

Deux « volontaires » avaient été appelés pour transporter le cadavre. Reverdi était de l’équipe. Ils l’avaient installé dans la salle de consultation de l’infirmerie, en attendant son transfert à la morgue de l’Hôpital Central. Le Dr Gupta, mal réveillé, avait demandé à Jacques de veiller le corps, puis était reparti se coucher.

Les premières constatations s’orientaient vers le suicide. Le jeune aristocrate s’était pendu dans sa cellule, avec le câble de son téléviseur. Pendu : Reverdi était d’accord. Mais certainement pas de son plein gré. On avait découvert le gamin à genoux sur le sol, les vertèbres cervicales brisées, le câble fixé aux canalisations du lavabo.

Qui se pendait à genoux, à la seule force de sa volonté ?

Un homme comme Jacques, peut-être, mais pas un gosse comme Hajjah.

Un fils de famille dont le moindre effort avait été noyé dans la gélatine du fric. Dès qu’il avait été seul avec le corps, Reverdi avait palpé ses membres inférieurs. Les articulations des jambes étaient molles — brisées. La scène était facile à imaginer. Les Philippins, commandités par les Chinois, avec la bienveillance de Raman, avaient surpris Hajjah dans sa cellule. Ils l’avaient bâillonné et lui avaient garrotté le cou avec le fil de la télévision qu’ils avaient fixé aux tuyaux. Ensuite, ils avaient tiré sur ses jambes, à l’horizontale, de toutes leurs forces, jusqu’à lui craquer les vertèbres.

Sous les ongles de la victime, Reverdi avait également remarqué des traces de peau. Le gamin avait tenté de se défendre, tandis que les salopards l’écartelaient. Quelle chance avait-il contre des tueurs qui auraient liquidé n’importe qui pour un paquet de cigarettes ?

Une fois, Hajjah lui avait demandé sa protection.

Il avait répondu « on verra ».

Une autre fois, Éric avait imploré son aide. Il avait répondu « on verra ».

On voyait maintenant.

Et il n’avait pas levé le petit doigt pour défendre le gamin.

Il n’en éprouvait aucun remords. La prison n’est pas fondée sur un système d’entraide ou de solidarité. C’est un monde où les intérêts personnels cohabitent, sans se mêler. À l’occasion, ils peuvent s’accorder sur un objectif commun mais la règle est de ne jamais sortir de son propre cercle d’existence. Une logique de rats, où l’intelligence ne s’applique qu’à sa survie immédiate.

Pourtant, maintenant, tout était différent.

Profitant de cette veillée funèbre, entouré de bocaux de formol et de désinfectants, Jacques avait consulté, dans l’infirmerie déserte, sa boîte aux lettres électronique, en utilisant son agenda miniature.

Une merveille l’attendait : Élisabeth avait trouvé la voie. Elle avait compris la signification des Jalons d’Éternité. Et elle utilisait maintenant un langage de pur amour.

Jacques avait rédigé un message à son tour, libérant lui aussi sa parole et donnant de nouvelles instructions. Chaque fois, il éprouvait une appréhension vague. Avait-il raison de lui faire confiance à ce point ? Ces mots, ces faits, jusqu’à aujourd’hui, n’étaient jamais sortis de sa conscience…

Mais il n’avait pas le choix.

C’était le seul chemin pour s’unir à Élisabeth.

Une heure plus tard, on le ramena à sa cellule, avant le premier appel.

Il se dirigea vers sa salle de bains et attrapa sa brosse à dents.

À l’extrémité du manche, enfouie parmi les poils, il avait enfoncé une lame de rasoir. Une arête meurtrière totalement invisible. Il passa doucement son index sur la lame. Il était temps de venger Hajjah. Et d’offrir son tribut de sang à Élisabeth.

54

Dimanche 1er juin, Thaïlande.

Treize heures.

L’île de Phuket cachait bien son jeu.

L’aéroport modeste, les échoppes de souvenirs, les cabanons peints des agences de tourisme : tout respirait un parfum tropical et insulaire. Un modèle de destination exotique.

En réalité, Phuket était une des zones les plus chaudes de la Thaïlande. Un haut lieu du tourisme sexuel. Marc savait qu’il pénétrait dans un nouveau cercle des enfers. Après la Malaisie et ses blessures en pointillés, le Cambodge et ses plaies soudées au miel, qu’allait-il découvrir en Thaïlande ?

Le samedi matin, quelques heures après avoir envoyé son message, il avait reçu une réponse.

Objet : TAKUA PA — Reçu le 31 mai, 8 h 30.

De : sng@wanadoo.com

A : lisbeth@voila.fr


Mon amour,

J’attendais avec impatience que tu retrouves ta route. « Notre » route. Cette ligne qui nous unit, tendue sous le monde des apparences et l’univers médiocre des hommes.

Lise, mon amour, tu as su renouer ce lien. Tu as même choisi de libérer notre langage et je t’en suis reconnaissant. Pour moi aussi, ce silence a été une véritable blessure…

Tes découvertes nous autorisent maintenant à nous rapprocher encore. Il n’y aura bientôt plus de limites dans notre union.

Mais auparavant, tu dois franchir la troisième étape. Tu dois t’orienter vers la Thaïlande. Plus précisément une île du Sud-Est…

Marc avait manqué la navette du matin à Siem Reap et avait dû patienter jusqu’au soir pour regagner Phnom Penh. Là, il s’était de nouveau installé au Renaksé et avait attendu le lendemain matin pour prendre un autre vol, en direction de Bangkok. Aussitôt qu’il avait atterri, sans quitter l’aéroport, il avait emprunté un nouvel avion vers Phuket, aux environs de onze heures du matin.

Un autre terrain de chasse du tueur : l’apnéiste avait exercé là-bas durant des années. Ses indications étaient de plus en plus précises :

À Phuket, loue une voiture et remonte la côte vers le nord. Traverse le pont et gagne le continent, en direction de la frontière birmane. Lorsque tu parviendras à Takua Pa, tu recevras de nouvelles consignes.

Très important : tu dois maintenant louer un téléphone cellulaire, sur lequel tu connecteras ton ordinateur, afin de pouvoir recevoir mes messages n’importe où sur ta route.

En conclusion, Reverdi présentait le nouvel indice à découvrir :

La méthode n’est pas tout, mon amour. Un rite a besoin d’un espace particulier. Un lieu sacré où chaque geste revêt un sens supérieur, où chaque mouvement est un symbole.

Tu te diriges maintenant vers un de ces lieux. La Chambre de Pureté. Maintiens le cap. Tu vas bientôt pénétrer dans l’espace même du Secret…

Le Chemin de Vie.

Les Jalons d’Éternité.

Et maintenant, la Chambre de Pureté.


Reverdi le guidait, tout simplement, vers une scène de crime. Marc était en ébullition : il sentait, physiquement, qu’il se rapprochait du tueur, qu’il pénétrait dans son royaume.

À cinquante mètres de l’aéroport, abrité sous des palmiers, Marc repéra les agences de location de voitures. De simples kiosques de bois blanc. Il choisit une Suzuki Caribbean, un genre de jeep décapotable, couverte d’une toile bleue, dotée de l’air conditionné. Il loua aussi un téléphone portable et ouvrit un abonnement, sur le même contrat.

Le patron de l’agence l’accompagna jusqu’à sa voiture et le mit en garde contre la mousson. Elle commençait dans le Nord. Marc faillit lui répondre qu’il ne craignait pas la tempête.

Il roulait au contraire vers l’œil du cyclone.


Au fil de la route, il ne cessait de penser à son roman. Durant ces deux derniers jours, il avait déjà ordonné ses notes autour d’une trame policière. Rien de plus facile : son voyage était déjà, en lui-même, un roman policier. Depuis qu’il avait eu cette idée, il n’avait plus éprouvé le moindre doute. Ce projet le confortait dans sa quête, sur tous les fronts. Le travail de fiction lui permettrait de mieux s’identifier, par l’imaginaire, au tueur. Dans ses notes, il avait déjà commencé à écrire « je », lorsqu’il prenait le point de vue de l’assassin.

Marc se prenait aussi à caresser des mirages moins désintéressés. Et s’il écrivait un best-seller ? Il rêvait tout à coup de succès, de gloire, d’argent…

Il atteignit Takua Pa à dix-sept heures. Une ville de province, plate et poussiéreuse, avec quelques réservoirs d’eau en guise de repères. Situé à l’intérieur des terres, cet ancien comptoir portugais n’avait rien à voir avec les stations touristiques qu’il avait croisées toute la journée. Il n’y avait pas ici un seul étranger, et il dut tourner longtemps pour trouver un hôtel.

Enfin, derrière l’unique station-service, il découvrit un bloc blanchâtre, décrépit, qui ressemblait à un hôpital recyclé. Le seul palace de Takua Pa. À l’intérieur, l’analogie se renforçait encore : longs couloirs gris, portes étroites, fenêtres grillagées. Un véritable asile. Marc paya d’avance et accéda au quatrième étage.

La nuit tombait. Il alluma l’ampoule nue qui constituait l’éclairage de sa chambre. Une simple cellule, sans mobilier, ni décoration. Un lieu de passage où on ne pouvait rien voler ; pas même un souvenir.

Il connecta son ordinateur : pas d’e-mail. Il se décida à dîner dehors. Près de la pompe à essence, il trouva quelques tables en terrasse et avala son fried rice habituel. Lorsqu’il remonta dans sa chambre, il n’était que dix-neuf heures. Toujours pas de message. Il s’allongea et détailla la carte de la côte thaïe. La frontière birmane était encore à deux cents kilomètres. Où Reverdi l’emmenait-il ?

Marc rouvrit son ordinateur et plongea dans ses brouillons. Il affina son synopsis. La seule différence avec sa propre aventure était que, dans le roman, l’assassin n’était pas encore sous les verrous. L’enquêteur, plus malin que Marc lui-même, obtenait ses résultats à force d’investigations, sans l’aide ni les conseils du tueur, dont on suivait parallèlement les « exploits ».

À vingt-deux heures, il ferma son clavier, après avoir vérifié encore sa boîte aux lettres, puis il éteignit. Sa dernière vision fut une colonne de fourmis qui montait le long du mur.

La sensation suivante fut une main qui lui saisissait l’épaule. Confusément Marc songea au gars du comptoir, au rez-de-chaussée, mais il n’avait pas demandé à être réveillé. Il tourna la tête et vit une bougie dans la main de l’homme. La cire qui ruisselait sur ses doigts serrés était du miel. Il se retourna d’un seul mouvement : Reverdi se penchait sur lui. Visage émacié, crâne rasé, torse nu. Il lui souriait, en murmurant : « Cache-toi vite, papa arrive ! »

Marc tomba du lit.

Un cauchemar.

Juste un cauchemar.

Il regarda sa montre. Quatre heures quarante-cinq.

Il ouvrit son ordinateur. Le message était arrivé.

Objet : KUALA — Reçu le 2 juin, 4 h 10.

De : sng@wanadoo.com

À : lisbeth@voila.fr


Mon amour,

Tu es maintenant à Takua Pa. Je profite d’une garde à l’infirmerie (je suis monté en grade ici) pour t’écrire les nouvelles directives.

Dès que tu liras ces lignes, reprends la route. Toujours plein nord. Jusqu’à Khuraburi. Là, roule jusqu’à la sortie de la ville : sur ta droite, tu verras une agence de tourisme, Jinda Tours. C’est la seule qui organise le voyage, en bateau, vers une île du large : Koh Surin.

Prends un billet aller et retour pour la journée. Pas de nuit sur place. Pas de visite guidée sous-marine. Un détail : ne donne pas de faux nom. Ne cherche pas à rester discrète. Souviens-toi toujours de cette règle : moins tu te caches, moins on te voit.

Une fois sur l’île, quitte le groupe et pars de ton côté. La Chambre de Pureté ne sera plus loin. À toi de la découvrir. Pénètre à l’intérieur et observe chaque détail. Alors tu comprendras mieux ce qui s’est passé, réellement, dans cet espace soustrait au monde. Mon cœur est avec toi.

JACQUES

Marc ferma son cartable et son sac puis descendit au rez-de-chaussée. Il faisait encore nuit. Le hall de l’hôtel était désert. Le gardien sommeillait dans l’ombre. Il sortit sans un bruit et rejoignit sa voiture.

Il partait comme un voleur. Un voleur de secrets.

55

Deux heures plus tard, Khuraburi apparut dans l’aurore. La ville avait déjà un pied dans la mangrove. Ses maisons basses paraissaient glisser vers les eaux, sous les palétuviers. Au bout de l’artère principale, Marc trouva l’agence. Il n’était que sept heures du matin, mais tout paraissait déjà cuit par le soleil.

Marc s’inscrivit pour le départ de huit heures. Aussitôt, on l’installa dans un car, avec d’autres Occidentaux, qui surgissaient par petits groupes, mal réveillés, hagards.

Il y avait des Suédois, des Allemands, des Américains, et des Thaïs. Coup de chance, aucun Français en vue : Marc redoutait d’avoir à s’expliquer sur son périple. En même temps, il avait le sinistre sentiment que son secret était apparent — comme une tache de naissance sur son visage.

Au bout de quelques kilomètres, ils atteignirent l’embarcadère. Un grand Speedboat, blanc et lisse, les attendait. Ils embarquèrent sous un ciel d’orage. Marc songea aux avertissements du loueur de voitures. Mais à mesure que le bateau glissait parmi les méandres des marécages, le soleil réapparaissait. Ils rejoignirent la mer sous un éclat dur et sans faille. La mousson serait pour une autre fois.

Installé à la poupe du navire, Marc réfléchissait au post-scriptum du message de Reverdi. Une sorte de conseil supplémentaire :

Lise, mon amour, lorsque tu chercheras la Chambre de Pureté, lorsque tu marcheras dans la forêt, n’oublie jamais d’observer, de capter chaque détail autour de toi. À mesure que tu t’approcheras de la Chambre, un autre signe t’attend. Quelque chose sans quoi rien ne serait possible…

Souviens-toi des « Jalons qui Volent et Foisonnent ». Il y aura, dans la jungle, un autre mouvement à saisir. Une respiration, un frémissement qui annoncera l’imminence de la Chambre…

Le rite est vivant, mon amour. Il n’est jamais lettre morte. Cherche le mouvement, au sein de la végétation, et tu découvriras la Chambre…


Marc n’aimait pas l’allusion aux Jalons qui avaient failli lui coûter l’enquête. Il n’était pas prêt à buter encore contre une énigme végétale ou animale. Que désignait Reverdi ? Une nuée d’insectes ? Un vol d’oiseaux ? Une rivière ?

Il pressentait que le tueur intégrait son rite à la forêt et le considérait comme un élément parmi d’autres de la nature. Un acte vivant, organique, qui s’insérait dans le biorythme de la jungle. Peut-être même en faisait-il une condition sine qua non à l’équilibre de la faune et de la flore. Marc se souvenait d’un tueur en série, aux États-Unis, Herbert Mullin, qui pensait empêcher des tremblements de terre par ses meurtres et déchiffrait le degré de pollution de l’air dans les viscères de ses proies.


Au bout de deux heures de traversée, ils parvinrent à Koh Surin. Une île d’émeraude, posée sur un bleu de violence. Tout paraissait d’une virginité originelle. Hors de l’homme.

Pourtant, en mettant le pied à terre, Marc découvrit la catastrophe. Des centaines de touristes campaient sur la plage, dans des tentes alignées, à l’abri des arbres. Ils grouillaient comme des cafards, proliférant, saccageant la beauté qu’ils prétendaient admirer.

Marc s’était renseigné : Koh Surin était un parc national. Toute construction y était interdite. Les exploitants thaïs avaient contourné la loi en installant un gigantesque camping. Quelques baraques de bois offraient les services minimum. L’une d’elles portait les mentions, peintes à la main : DIVING, SCUBBA, SNURCKLING. Reverdi avait sans doute travaillé ici, en tant que moniteur de plongée…

Il attrapa sur un comptoir une carte de l’île et abandonna ses compagnons à leur programme — ils essayaient déjà masques et palmes en vue d’un « diving tour ».

Koh Surin était un fragment de terre, en forme de cacahuète, qui ne dépassait pas deux kilomètres de longueur. Il pouvait largement en faire le tour avant la fin d’après-midi et rejoindre son groupe pour le départ. Il remonta la plage vers l’est, croisant d’énormes racines de palétuviers, puis plongea sous les palmiers. Aussitôt, il découvrit un sentier, à flanc de coteau, qui permettait de suivre le rivage en hauteur, sous la végétation.

Il était onze heures. La forêt frémissait d’ombres et de lumière. Les feuilles, les lianes murmuraient des confidences d’eau et de sève, à travers les taches du soleil. De temps à autre, Marc apercevait la mer, en contrebas. À chaque crique, la couleur des flots changeait. Infusions légères de turquoise ou de jade. Profondeurs mentholées ou blocs de lavande, à l’épaisseur de gouache.

Parfois, Marc surprenait un groupe de Thaïs, qui se baignaient d’une manière originale : entièrement habillés, harnachés de gilets de sauvetage, ils portaient vaillamment masque et tuba, alors qu’ils n’avaient de l’eau que jusqu’aux genoux.

Toute l’île fourmillait d’un tourisme consternant, et pourtant, Marc éprouvait le sentiment d’une solitude totale. Il sut à cet instant qu’il coïncidait avec Jacques Reverdi. Son mode d’existence contradictoire. Solitaire et secret, dans des lieux trop fréquentés, toujours menacés par la civilisation.

Marc perçut un changement autour de lui. Une sorte d’allégement, de raffinement des sons. Et aussi une attention, une bienveillance qui s’orientaient vers lui. La jungle se penchait, l’entourait, le caressait… Il mit quelques secondes à comprendre : les bambous. Il se trouvait dans un grand buisson de graminées qui se balançaient dans le vent avec langueur. Par pure intuition, Marc s’enfonça parmi les feuillages : un sentier descendait vers la gauche, jusqu’au bord du rocher qui surplombait la mer.

Il n’avait pas fait vingt pas qu’il aperçut, enfoui sous les feuillages, un toit noir. Avec une certitude absolue, il sut qu’il avait trouvé la « Chambre de Pureté ». La hutte dans laquelle Jacques Reverdi avait vécu — et sans doute sacrifié l’une de ses victimes.

56

Un carré de planches et de palmes, posé dans une minuscule clairière. Au moindre souffle de vent, les feuilles des bambous léchaient ses murs, couvraient son toit. Marc tendit l’oreille : rien ne bougeait à l’intérieur. Il en fit le tour avec précaution : la porte, les fenêtres étaient scellées.

Il se décida à forcer l’ouverture.

La première sensation fut l’odeur de moisi. En même temps, il notait l’atmosphère très saine de l’espace. D’une façon ou d’une autre, la hutte avait été préservée des saisons des pluies.

Il fit quelques pas et scruta le décor. Des murs nus, un plancher de bois, une table et une chaise dans l’angle le plus éloigné, sur la droite. Une natte de raphia, racornie, sur la gauche. Pas de trace de sang. Aucun signe de violence. Marc distingua dans la pénombre, posé le long du mur, du matériel de plongée : ceinture de plombs, bouteille d’air comprimé, détendeur, veste de néoprène, lampe frontale…

Il était bien dans la tanière de Jacques Reverdi, moniteur de plongée.

Mais pourquoi « Chambre de Pureté ? »

Il marcha encore. Quelque chose ne cadrait pas dans cette case. Un détail ne coïncidait pas avec sa situation physique. Il referma la porte. Le noir total tomba sur lui. C’était impossible. Dans ce genre de paillotes, la lumière du soleil filtre toujours par une multitude d’orifices.

Il rouvrit la porte et observa les murs avec attention : les rainures entre les planches avaient été soigneusement bouchées avec du fil végétal. Du rotin ou du raphia. Il leva les yeux et suivit la jonction entre le toit et les cloisons — d’ordinaire, il y a toujours à cet endroit une bande ouverte, une aération naturelle. Ici, la ligne avait été calfeutrée par des feuilles de palmes croisées et serrées, une nouvelle fois, avec des liens de rotin. Marc baissa le regard. Incroyable : les espaces entre les lattes du plancher avaient été aussi obstrués avec du silicone. Il observa la porte et obtint confirmation du système : elle était aussi entourée de fibre végétale, de manière à ce qu’une fois fermée, elle ne laissât plus pénétrer la moindre parcelle d’air.

La Chambre de Pureté.

Reverdi avait soigneusement préparé sa cellule, afin qu’aucune scorie, aucune poussière ne puisse plus entrer.

Les lignes du dernier message lui revinrent en mémoire.

« Un rite a besoin d’un espace particulier. Un lieu sacré où chaque geste revêt un sens supérieur, où chaque mouvement est un symbole. »

Marc songea aux crises d’apnée de Reverdi, quand il se fermait au monde en cessant de respirer. Il reproduisait le même phénomène, à une autre échelle. La cabane calfeutrée devenait l’espace de son moi — de sa folie. Le prolongement de sa personne. Le Dr Norman avait dit : « … la scène du crime devient une sorte d’expansion de lui-même. Il déplie son être dans cet espace et y provoque un afflux de sang, pour mieux se protéger… »

Encore une fois, la psychiatre avait vu juste. Marc commençait à trembler, malgré la chaleur. Il se projeta, mentalement, à l’intérieur du corps de l’apnéiste, lorsqu’il ne respirait plus. Il imagina le sang convergeant vers ses organes vitaux. Des organes rouges, palpitants, des braises au fond de l’âtre… Le processus était identique dans cette chambre : le sang se concentrait en son centre, dans le carré de pureté.

Marc suffoquait. Malgré lui, il avait retenu sa respiration.

Il se dirigea vers la porte.

Sur le seuil, il se retourna.

Distinctement, la scène du crime se déroulait devant lui.

Jacques Reverdi était assis en position du lotus, yeux fermés, entouré de cierges, de bâtons d’encens, de flacons de miel. Le silence, la netteté semblaient circuler dans l’espace. Pas une poussière, pas une once d’air n’y pénétrait. Seul, le bruissement des bambous, au-dehors, se faisait entendre. À la manière de prières psalmodiées par des fidèles.

Jacques ouvrit les yeux et contempla la femme qui s’agitait sous ses liens. Elle était plongée dans l’ombre et ressemblait à une chrysalide de douleur, se tordant pour libérer un papillon de sang. Il se leva…

Marc se plaqua contre le chambranle. Il voulut fuir, mais n’y parvint pas. Il sentait la fournaise de la hutte. Il respirait les fumigations. Des odeurs venues de très loin, empreintes de terres arides et de jungles moites. Des vers du Cantique des Cantiques lui traversèrent la mémoire :

« Qui est celle-ci qui s’élève du désert comme une fumée qui monte des parfums de myrrhe, d’encens et de toutes sortes de poudres de senteur ? »

Reverdi enfonça une première fois son couteau, dans la gorge. Marc hurla : il venait de sentir, au bout de ses doigts, le heurt de la lame contre une vertèbre. Il sortit de la cabane et s’enfuit, en écrasant les bambous sous ses pas. Il lui semblait entendre les gémissements de la victime bâillonnée.

57

À dix-sept heures, Marc était à l’embarcadère de Koh Surin, prêt à repartir. Un touriste parmi les autres. Il ne tremblait pas. On ne lisait rien sur son visage. Sa performance l’étonnait lui-même. Nul n’aurait pu deviner l’expérience qu’il venait d’endurer. Il s’installa à l’avant du speedboat, comme à l’aller, et fixa la terre qui s’éloignait.

Le bateau, moteur en bas régime, contourna le flanc est de l’île. Marc suivait du regard la côte qu’il avait parcourue à pied. Il percevait même le bruissement des bambous dans le vent. Il sentit de nouveau les feuilles sur son visage, les vagues verdoyantes parmi lesquelles il avait « nagé ».

Une autre vérité lui apparut.

Quand il avait choisi cette direction, il avait cru agir à l’instinct. En réalité, il s’était souvenu, inconsciemment, des derniers mots de Reverdi : « Cherche le mouvement, au sein de la végétation, et tu découvriras la Chambre… »

Les bambous.

Voilà ce que le tueur lui avait désigné.

Il se remémora d’autres faits. La cabane de Papan, où Pernille Mosensen avait été tuée, était située au sein d’une forêt de bambous. Le chasseur de papillons, aux Cameron Highlands, avait surpris plusieurs fois Reverdi parmi ces graminées. Marc entendait aussi le bruissement qui avait accompagné sa rencontre avec l’apiculteur, à Angkor.

Reverdi tuait à l’ombre des bambous.

Marc était même convaincu que ces derniers jouaient un rôle dans le rite. Avaient-ils une valeur purificatrice ? Fallait-il les traverser pour se « laver » du monde inférieur ? Ou, au contraire, s’agissait-il d’une rencontre aggravante ? D’un fait déclencheur, qui lui rappelait un traumatisme et provoquait le désir de tuer ? Marc sentit de nouveau le frôlement des feuilles sur sa peau — étrange caresse qui évoquait celle de mains nonchalantes…

Le bateau naviguait maintenant en haute mer. Marc ferma les yeux et alla plus loin dans ses pensées. Il s’identifia à Jacques. Quand la forêt s’animait autour de lui, quand les ombres tremblaient devant lui, quand les feuilles venaient frôler ses tempes, alors il devenait fou. Son désir meurtrier affleurait pour éclore, telle une plante vénéneuse.

Marc ouvrit les paupières et regarda les autres passagers. Il ne reconnut personne. Il avait hâte d’être dans sa voiture, à l’abri, pour tracer jusqu’à Phuket. Là, il consignerait tout, dans son ordinateur, et l’insérerait dans la trame de son roman.

Il se fit la réflexion qu’il n’avait pas de titre pour son thriller.

58

« French Kiss », « Pinocchio » « Soï Cow-Boy »… Les noms des boîtes, inscrits en lettres de lumière, dansaient JL dans les flaques de pluie. Chaque façade affichait une originalité, une petite trouvaille. L’une brillait sous un fer à cheval. Une autre dessinait un anneau de Saturne. Une autre encore représentait l’entrée d’un sous-marin. Mais sur le seuil, il y avait toujours des femmes.

Des jeunes filles plutôt, portant des costumes plus ou moins en rapport avec le thème de la maison mère. Vestes à franges, uniformes fendus ou, plus simplement, strings et morceaux d’étoffe enflammant les corps. Toutes, elles dansaient au rythme d’une techno assourdissante. Parfois, elles se regroupaient pour faire la chenille, tournant le dos à la rue, jambes écartées, fesses hautes, évitant une rivière de glaçons lancés du bar. D’autres fois, elles venaient chercher le chaland en lui glissant la main entre les cuisses. Quelques-unes encore s’avançaient, secouant à deux mains leurs seins nus, le téton estampillé d’un cœur fluorescent.

Marc marchait, ses bagages à la main, ayant conscience de son allure incongrue. Il avait conduit tout l’après-midi. Malgré la pluie, malgré la nuit qui était tombée à six heures, il avait tenu sa moyenne. À vingt-deux heures, alors qu’il roulait au hasard à travers l’île, le long d’une route mal éclairée, il était tombé sur une véritable explosion solaire. Patang : le quartier le plus chaud de Phuket. Il n’avait pas résisté. Il avait garé sa Suzuki dans un parking surveillé, puis avait plongé dans la frénésie. En quête d’un hôtel. Et de nouvelles sensations.

Obscurément, il devinait que Reverdi avait rôdé dans ces lieux.

Des odeurs de bouffe l’assaillaient. Ail, oignon, piment, coriandre… Les désirs, les appétits se mêlaient dans son organisme. Les filles elles-mêmes, dorées et fines, lui rappelaient des petites sucreries caramélisées. Malgré le poids des sacs, malgré sa fatigue, son érection montait : les jeunes Thaïes possédaient une véritable force magnétique. Pas à cause de leur costume suggestif ou leurs manières d’allumeuses, mais au contraire parce que, quoi qu’elles fassent, elles recelaient toujours une touche d’innocence, une parcelle de pureté à avilir. Petits museaux de chat, paysannes farouches dont les pommettes hautes supplantaient le maquillage et les accoutrements aguicheurs. C’était précisément ce « reste de rizière » qui était excitant.

Il observait aussi les Occidentaux. Les jeunes, en groupes, canettes de bière à la main, dissimulant leur gêne derrière des rires goguenards ; les vieux, solitaires, nageant ici comme des requins en eaux paisibles ; les routards, épuisés, posant sur cette sarabande un regard blasé. Mais au fond de tous ces yeux, il y avait toujours le même désir nu. Le même appétit, cru et vil, pris la main dans le sac…

Marc s’intéressait surtout à une autre catégorie : les femmes étrangères. Épouses éberluées, mal à l’aise, au bras de leur mari ; jeunes filles sacs au dos, à la recherche d’un refuge bon marché, tentant de manifester leur colère contre ce « marché aux esclaves » par une expression courroucée. Toutes, elles semblaient perdues. Paumées. Coincées entre le désir des mâles, qui n’avait jamais été aussi clair, mais qui ne leur était pas destiné, et la haine des putes thaïes, qui les détestaient de se rincer l’œil ici comme les hommes.

Marc songea à Linda Kreutz, à Pernille Mosensen. Aux deux victimes présumées de Reverdi en Thaïlande. Sa conviction se renforça : le prédateur avait chassé ici. Ce quartier était une autre forêt, bien plus folle, plus inextricable que celle des Cameron Highlands ou d’Angkor.

Marc imaginait le tueur rassurant ses jeunes compagnes, les emmenant à l’abri de cet enfer, leur expliquant, d’un ton résigné, que « l’Asie, ça fonctionne ainsi ». Et déjà, de sa voix grave, apaisante, les séduisant, les hypnotisant… Il accéléra le pas, en quête d’un hôtel.

Au rapport.

Dans sa chambre, il évita de s’allonger, pour ne pas s’endormir aussi sec, et se força à écrire à Reverdi. Élisabeth avait la parole. Elle raconta le périple à Koh Surin, décrivit ses découvertes. Tout cela d’une traite, sans la moindre hésitation. Marc eut juste la force de connecter son modem sur la prise téléphonique et d’envoyer son message. Il n’était pas allongé qu’il dormait déjà.

Quand son couteau buta, une nouvelle fois, contre un os, il ouvrit les yeux. Il découvrit sa chambre traversée de flashes de lumières roses et bleues. La musique secouait les murs et le plancher. Il baissa les yeux : sa main était encore crispée sur une arme imaginaire. Deux heures du matin. Il n’avait dormi que trois heures. Et, bien sûr, il avait rêvé de meurtre. Des plaies croûtées et sucrées. Des chairs violentées par des crans de chrome. Le crime ne le quittait plus. N’était-ce pas ce qu’il avait espéré ?

Il tituba jusqu’à la salle d’eau et s’enfouit sous la douche. L’eau demeurait tiède dans les canalisations brûlantes. Face au miroir du lavabo, il s’observa. Bronzé, amaigri, hirsute : un voyageur qui serait resté trop longtemps au soleil et aurait brûlé tous ses repères. Qui était-il aujourd’hui ? Il eut recours à sa formule rituelle : cinquante pour cent Élisabeth ; cinquante pour cent Reverdi ; cent pour cent imposteur.

Son rêve, comme l’hallucination dans la cabane, avait été d’un nouveau genre. Traversé de sensations physiques réelles. Il n’imaginait plus les crimes, il les vivait. Que se passait-il ? Il n’avait pas d’explication, mais il décida de profiter de la proximité du rêve, fourmillant encore dans son corps, pour rédiger une partie de son roman. Noter les sensations précises, pathologiques, du tueur.

Écriture automatique.

Ses deux mains virevoltaient sur le clavier de l’ordinateur, sans passer par la réflexion ni la conscience. Un autre que lui-même décrivait son désir de meurtre, son plaisir de voir le sang couler, sa jouissance à faire souffrir. Dans un coin de sa tête, Marc laissait courir. Il gardait ses distances face à cet être imaginaire qui s’exprimait, maintenant, à sa place. Ne faisait-il pas à cet instant œuvre de romancier ? N’était-ce pas son rôle de prêter son cerveau, le temps de la rédaction, à son personnage ?

Soudain, il fit une découverte qui le glaça : il était en érection, alors même qu’il décrivait une scène de meurtre. Paniqué, il jeta un regard à la fenêtre : l’aube se levait.

Il enfila sa chemise, attrapa sa clé et bondit dehors, boutonnant sa liquette en descendant les marches. Il fallait qu’il perce l’abcès, qu’il apaise son corps, d’une façon ou d’une autre.

59

Dans les rues, il n’y avait plus l’ombre d’une jeune fille, ni le moindre charme à saisir. Il ne restait plus que quelques putes sur le retour. Pas des vieilles dames, non, des tapineuses sans âge, esquintées, épuisées, arborant un maquillage criard. Elles relevaient leurs jupes sur leurs cuisses grasses, au passage des derniers michetons, ou leur envoyaient des apostrophes d’une voix de corde. Dans la lumière, le spectacle paraissait blafard, abject, couleur de pus.

Marc se dirigea vers les bars qu’il avait repérés la veille. Fermés. Ou vides. Il marcha encore. Les éboueurs passaient des jets d’eau sur la chaussée. Des couples titubaient à la recherche de leur hôtel. Des mendiants apparaissaient. Des femmes partaient faire leur marché, portant leur bébé en bandoulière, indifférentes aux façades de stuc, aux enseignes éteintes. Le jour révélait toute la laideur, l’imposture du décor. La peinture s’écaillait. Les murs étaient marqués d’humidité.

L’esprit saturé par son désir, Marc ne voyait, dans ce délabrement, qu’un obstacle, un contretemps à sa satisfaction. Il avait beau croiser maintenant de vrais monstres — des putes faméliques, ou au contraire énormes, prêtes à exploser sous le soleil naissant —, des images fébriles se superposaient à cette réalité affligeante. Sillon d’ombre entre des seins gonflés, naissance de jeunes pubis, creux de fesses, ourlés et doux… Il avançait, accélérant le pas. Où étaient-elles ? Où étaient les filles ? Il devrait peut-être pénétrer dans les fonds de cour, les arrière-boutiques, monter dans les chambres…

Il entendit des rires graves sur sa droite. Accoudés à un bar, des flics thaïs devisaient, costume rutilant et arme au poing. Plus loin, dans un retrait de rue, il en aperçut d’autres, qui tabassaient un homme à coups de crosse. Oui : on levait le décor. Les rouages ignobles apparaissaient. Ceux qui permettaient à la vitrine de fonctionner, à la coulée occidentale de venir se griser et faire le plein de sexe chaque soir. Marc courait presque. Il était malade. Il devait trouver son remède…

Il vit encore quelques silhouettes malsaines, seins dressés et barbe naissante, de l’autre côté d’un carrefour. Des travestis. Il s’orienta dans leur direction, sans réfléchir. À cet instant, il fut stoppé par un spectacle qu’il n’attendait pas.

La mer.

Au détour de la rue, l’immensité était là, étincelante, paisible. Cette vision le figea. Rien de plus écrasant, de plus étranger à son vice que cette grandeur infinie, libre, indifférente. Alors, une autre présence anéantit définitivement ses velléités troubles.

Dans la rue claire, jonchée encore de papiers gras et de bouteilles vides, des jeunes filles sortaient des bordels, en douce procession. Elles n’avaient plus rien à voir avec les allumeuses déchaînées de la veille. Cheveux humides, sans maquillage, vêtues d’un simple sarong. Toutes, elles portaient un bol de riz, qu’elles déposaient sur la chaussée. Marc ne comprenait rien à ce manège, quand il les vit arriver.

Silhouettes drapées d’orange, crâne brillant, légers dans le vent matinal comme de délicats lampions de papier. Les moines. Certains portaient une ombrelle, d’autres avançaient à deux, bras dessus, bras dessous. Ils paraissaient irréels sur ce champ de bataille encore fumant. Ils se saisirent des offrandes, inclinant plusieurs fois la tête, alors que les jeunes filles étaient agenouillées, les deux mains jointes sur le front. L’heure de la prière et du pardon…

Marc resta dans le soleil, abasourdi.

Complètement dégrisé.


Pourtant, le serpent se tordait encore au fond de son ventre.

Dans sa chambre, la brûlure réapparut, dévorant son entrejambe. Sans hésiter, il fonça dans la salle de bains, rabattit la lunette de plastique et se masturba. Des images chaotiques éclatèrent dans son esprit. Vêtements arrachés, seins dévoilés, pubis à nu, offerts, envoûtants… De vrais morceaux de chair, suspendus dans sa tête comme des photos à peine sèches, fixées à des crochets de boucher. Il forçait des jeunes filles. Il les pénétrait, savourant leurs larmes, leur humiliation. C’était abject mais, très loin, dans les coulisses de son théâtre, il notait avec soulagement : pas de scènes de meurtre, pas d’images de blessures.

Au moins, il ne bandait plus pour le sang.

Enfin, la libération vint, en longues secousses fiévreuses. Il y avait dans ce jaillissement quelque chose de malade. La purge d’une plaie purulente. Il se sentit apaisé. Plus qu’apaisé : différent. Il n’avait plus rien à voir avec le cinglé qu’il était encore quelques secondes auparavant.

Comme tous les hommes, il connaissait de longue date cette sensation. Cette rupture totale, frontière radicale entre l’inflammation du désir et le brusque retour à la raison. Mais ce matin, la fracture possédait une violence inédite. Littéralement, il était un autre. Il regardait ses doigts tachés de sperme, hébété, et ne comprenait pas ce qui s’était passé.

Il en tira une conclusion à propos du tueur. Tout devait se passer de la même façon pour Reverdi : avant qu’il n’ait étanché sa soif de destruction, rien d’autre ne devait compter. L’univers entier devait être assujetti à son fantasme. Ensuite, après sa danse de mort, il devait sombrer dans un état de stupeur, d’incrédulité. À Papan, les pêcheurs l’avaient trouvé ahuri. Il semblait découvrir en même temps qu’eux le cadavre de Pernille Mosensen. Marc se rappelait aussi l’homme gris, sanglé à son fauteuil, dans la salle d’Ipoh, qui répétait : « C’est pas moi… » À cet instant, Jacques n’était pas sorti de son état de choc. Il devait ressentir une panique confuse à l’idée du crime commis. Et refuser l’idée qu’il en était l’auteur…

Finalement, les choses étaient peut-être plus simples que Marc ne l’imaginait. Jacques était seul, au sens propre comme au sens figuré. Il ne possédait pas de complice. Il ne souffrait pas de schizophrénie. Il subissait seulement des pulsions morbides qui, lorsqu’elles explosaient, exigeaient d’être satisfaites, sans discussion.

En revanche, lorsqu’il choisissait sa victime, lorsqu’il achetait son miel, lorsqu’il préparait sa Chambre de Pureté, passant ses liens de rotin dans le moindre interstice, il gardait la tête froide. Il mettait en place chaque détail de la cérémonie, sachant que la crise allait survenir, que l’appel irrésistible allait bientôt résonner. Un peu comme les ethnies primitives préparent l’autel du sacrifice, en attendant qu’un « tigre-dieu » ou un « King Kong » vienne réclamer son tribut de chair fraîche.

Voilà ce qu’était Reverdi : un simple fidèle.

Dévoué à ses propres démons.

Marc se leva de la cuvette et plongea une nouvelle fois sous la douche. Les yeux fermés, il demeura de longues minutes sous le jet tiède, attendant d’être lavé, corps et esprit, des derniers miasmes de sa transe. Il n’oubliait pas qu’avant son expédition dérisoire, sa première érection était née d’une scène de meurtre. Ensuite, il n’avait pas cherché à tuer, bien sûr : seulement à faire l’amour. Mais cela avait été la même folie, la même perte de contrôle… À quelle distance se tenait-il encore de la « ligne noire » ? Combien de pas encore pour la franchir ?

Il sortit de la douche et prit une décision. Il devait quitter l’Asie au plus vite, sous peine de perdre la raison. Il fallait en finir avec Reverdi. Découvrir son ultime secret et lâcher l’affaire avant qu’il ne soit trop tard. Rentrer à Paris. Achever son livre. Oublier le cauchemar et embrasser le succès.

Sur une impulsion, il attrapa son téléphone portable et composa le numéro de Vincent. Il voulait entendre une voix amie. Une voix réelle, « normale ». Pas de réponse. Il était deux heures du matin à Paris. Le géant dormait ou n’était pas encore rentré.

Alors, mû par une autre idée, inexplicable, Marc chercha dans son sac la photographie de Khadidja qu’il avait emportée pour mieux se conditionner, en cas de panne d’inspiration. Les larmes aux yeux, il admira ce visage magnifique, cet étrange regard qui lui avait toujours évoqué une dissonance musicale, puis il s’endormit d’un coup, serrant le cliché sur sa poitrine.

60

Dix heures du matin, sous le cagnard. Allongé au sommet d’un des murs de séparation des douches, les deux bras repliés contre le torse, Jacques Reverdi attendait. Raman ne résisterait pas. Malgré l’heure, malgré les risques…

Actuellement, le minet qui avait ses faveurs était un Indonésien du nom de Kodé, seize ou dix-sept ans, qui avait pris perpète pour avoir égorgé sa mère avec un fragment de tuyau d’échappement. Chaque jour, aux environs de dix-huit heures, le chef de la sécurité le rejoignait ici, alors que les autres détenus retournaient dans leurs cellules.

Reverdi sourit.

Aujourd’hui, les choses allaient se passer d’une manière différente.

Un grand liquide blanc, aveuglant, se répandait parmi les cabines à ciel ouvert, claquant sur la céramique en miroitements aigus. Chaque mur, chaque angle vibrait comme ces panneaux réfléchissants qu’utilisent les photographes. Jacques évitait de baisser les yeux sous peine d’être ébloui et de perdre l’équilibre.

Il demeurait immobile, dans l’axe du mur, ventre et visage collés contre l’arête, respirant l’odeur du mastic entre les carreaux. En caleçon, il ne sentait plus la brûlure du soleil. À ce stade, il était lui-même une fournaise. Une matière incandescente, dont la moindre parcelle était cuite, dont le moindre mouvement distillait des effluves de feu.

Quand les courbatures devenaient intolérables, il se remémorait son plan, et tout son organisme se coulait dans cette logique. Ses membres ankylosés s’ajustaient, se glissaient dans le projet, comme autant de cartouches dans une culasse de fusil.

Raman ne résisterait pas.

Reverdi était allé trouver Kodé. Il lui avait ordonné d’allumer le maton, après le petit déjeuner, et de l’attirer dans les douches — précisément dans cette cabine. Le gardien se méfierait, mais Reverdi pouvait compter sur le charme de la petite tantouze. En quelques semaines, il avait éclipsé tous les travelos du bâtiment D.

Jacques connaissait les manies de Raman. Il se déshabillait, ne gardant que ses chaussures à semelles de crêpe et sa matraque électrique. Avant d’enculer les mômes, il leur balançait de violentes décharges, afin de leur contracter les fesses au maximum et d’éprouver, au moment de la pénétration, une sensation de dépucelage. Il leur déchirait l’anus, savourant le sang qui coulait entre ses jambes et lubrifiait la pénétration, caressant leur peau encore frissonnante d’électricité…

Reverdi noua ses deux poings sur sa brosse-rasoir. Il avait amené des gants de crin, parce que Raman faisait l’amour à l’indienne, en s’enduisant le corps d’huile de sésame. Sous sa langue, il sentait aussi l’aiguille à points de suture et le fil chirurgical qu’il avait récupérés à l’infirmerie. D’un coup d’œil, il repéra, en bas, dans le carré de douche, le seau contenant les abats. Comme en écho à sa stratégie, il entendait les Chinois, au loin, s’agiter sur le seuil des cuisines : le principal chef des gangs han fêtait aujourd’hui son anniversaire. Depuis une semaine, lui et les siens mettaient au point un banquet, destiné à toute la communauté chinoise.

Reverdi sourit encore à l’idée du festin.

Il allait apporter sa petite contribution au menu.

Soudain, du bruit.

La lumière blanche se mit à vivre, à battre, le long des douches. Jacques banda ses muscles. Par réflexe, il eut un bref mouvement vers sa pelade, comme il aurait touché un fétiche, puis il enfila les gants. Il entendit des ricanements, ceux du môme. Aussitôt après, un cri de douleur. Raman venait de calmer son compagnon d’un coup de matraque.

La porte de la cabine s’ouvrit avec violence.

Kodé plongea tête la première contre le ciment, complètement nu. Reverdi pouvait voir ses cheveux briller d’huile de coco, ses muscles rouler sous sa peau comme des petites perles. Raman entra dans son sillage et referma la porte. À poil lui aussi, avec sa matraque et ses chaussures de crêpe. Jacques n’était qu’à cinquante centimètres de sa tête.

L’Indonésien s’était recroquevillé contre les carreaux, croupe dressée. Raman lui balança une série de coups dans les reins, les fesses, les cuisses. Chaque décharge l’envoyait valdinguer contre le mur et rehaussait encore son cul, tendu, vibrant, excitant. Le gamin hurlait.

Reverdi laissa faire. Après tout, cette « victime » avait tranché la gorge de sa mère, d’une oreille à l’autre.

Un coup.

Convulsion électrique.

Il contemplait, fasciné, le dos noir de Raman. Ses vertèbres jouaient sous sa peau luisante, à la manière de phalanges dans un gant de soie noire. Son corps était du fil de muscle. Une charpente de pure violence, qui exhalait en même temps une douce odeur de sésame.

Un coup encore.

L’égorgeur suppliait. Fesses serrées, tremblantes. Même Reverdi était ébranlé par ce spectacle d’humiliation sexuelle.

Quand il sentit monter en lui une érection, il sut qu’il devait agir.

Il déroula son bras sur la gauche et parvint à atteindre le mur d’en face. En appui sur les deux angles, il déploya son corps au-dessus de la cabine, l’enveloppant soudain d’une ombre géante. Raman, matraque en l’air, se retourna pour comprendre ce qui se passait.

Reverdi plongea. Il poussa le maton contre la paroi, lui plaqua sa lame de rasoir à la base du pubis et lui écrasa la main sur la bouche. L’homme se cambra, les yeux exorbités. Jacques ordonna au gamin :

— Get out.

Le gosse ne bougeait pas, secoué de spasmes.

— I said : GET OUT !

Il s’évapora. La porte rebondit contre les carreaux. Reverdi la referma du talon, sans lâcher prise. Lui aussi avait gardé ses chaussures : la matraque électrique déclenchait des étincelles sur le sol trempé. Il se félicita aussi d’avoir songé aux gants : le pervers dégoulinait d’huile.

Raman ne bougeait plus, respirant par les narines. Reverdi était frappé par la beauté de leur face-à-face : corps de bronze, corps de cuivre. Deux athlètes à la lutte — ou à l’amour. Pour le moment, l’ambiguïté tenait.

Il enfonça légèrement sa brosse-rasoir. Juste de quoi faire perler le sang. Il sentait contre son poing serré les muscles abdominaux du gardien : plus durs qu’un contrefort d’acier. Durant une seconde, il craignit que sa lame ne puisse pénétrer une telle carapace, mais la sensation tiède le rassura — le sang coulait déjà.

Les narines de Raman palpitèrent. Ses yeux injectés disaient : « Tu n’oseras pas. » Mais ses sourcils multipliaient les rides sur le front, hurlant le contraire. Le doute. L’incertitude. La panique. Il venait d’apercevoir les abats dans le seau.

Jacques sourit, à quelques centimètres de son visage.

Il sentait l’aiguille et le fil sous sa langue. Il demanda en malais :

— Tu te souviens de ce que je t’ai dit une fois ?

Raman tremblait, battant des paupières. Reverdi ajouta :

— Il vaut mieux être recousu mort que vivant.

En un seul geste, il plongea sa lame dans le pubis du Malais et la remonta jusqu’aux poumons.

61

Marc se réveilla à quatorze heures. La chambre était inondée de lumière. Ses draps étaient à essorer. Il n’avait aucun souvenir de ses rêves et s’en félicitait. Il tenait toujours la photo froissée de Khadidja dans sa main. Il la lâcha comme un objet sacré et aperçut, sur la chaise, face au lit, son ordinateur.

Sa bouée, sa borne, son seul repère.

Il tendit le bras et attrapa la machine.

Objet : RANONG — Reçu le 3 juin, 8 h 10.

De : sng@wanadoo.com

A : lisbeth@voila.fr


Mon amour,

Tu as pénétré dans la Chambre de Pureté et, sans le savoir, tu as pénétré « Son » cœur. Le cœur palpitant de l’Artisan Suprême. Une nouvelle fois, tu as compris l’indice. Une nouvelle fois, tu es entrée en intelligence avec Son Œuvre.

Lise, j’aime tes mots, tes déductions, tes conclusions. Ta manière de saisir et de décrire l’Indicible. De t’insinuer comme une eau claire dans Son Sillage.

Maintenant, il n’existe plus qu’un seul secret à découvrir. Les autres indices, les autres étapes n’étaient que des marches pour accéder à ce but.

La Couleur de Vérité.

Tel est le dessein de l’Œuvre : apercevoir, durant quelques fractions de seconde, la Couleur de Vérité, qui est aussi la Couleur du Men songe.

Si tu suis précisément mes instructions, tu pourras toi-même, sinon la contempler, du moins l’imaginer.

Désormais, la procédure de nos échanges doit se modifier. Pour des raisons que je t’expliquerai plus tard, il va y avoir ici, à Kanara, du grabuge. Je risque de ne plus pouvoir t’écrire ni te lire durant plusieurs jours.

J’associe donc à ce message plusieurs « documents joints », que tu devras consulter dans l’ordre chronologique. Attention : tu ne pourras lire chaque message qu’après avoir exécuté les indications du précédent. Cette condition est essentielle. D’ailleurs, tu ne comprendras leur signification qu’en respectant cette règle.

La Quête touche à sa fin, mon amour. Lorsque tu posséderas l’Ultime Connaissance, je serai, en un sens, libéré. Je serai nu devant toi Et tu seras revêtue de lumière.

Alors, nous pourrons nous unir.

Je t’aime.

JACQUES

Marc préférait ne pas s’attarder sur ces déclarations d’amour. Que voulait-il dire quand il promettait de s’unir à Élisabeth ? Il ne voulait pas non plus réfléchir aux nouveaux termes du jeu de piste : « la Couleur de Vérité », « la Couleur du Mensonge ». L’habituelle sauce ésotérique.

Il devait, simplement, s’en tenir aux ordres. Il ouvrit le premier document joint, rédigé sur le logiciel Word.


Où que tu sois à Phuket, retourne au centre de l’île et prends la 402. Oriente-toi vers l’aéroport. Tu trouveras sur cette route le Bangkok Phuket Hospital.

Au service des urgences, un bureau est ouvert à l’intention des prostituées et des toxicomanes. Ce service offre des soins gratuits ainsi que des objets de prévention — des préservatifs, mais aussi des seringues hypodermiques.

Va là-bas et récupère une seringue sous vide. Alors, seulement, tu ouvriras le deuxième document joint.

Un flux de glace reflua dans ses veines. L’évocation d’une seringue impliquait une injection — ou un prélèvement. Sur quoi ? Sur qui ? Il n’y avait pas mille réponses : Jacques Reverdi l’orientait maintenant vers l’une de ses victimes. Le prélèvement serait à effectuer sur un cadavre.

Au fond, il n’était pas étonné par ce dénouement. Il l’avait toujours pressenti. Son Initiation devait s’achever dans un des sanctuaires du tueur. Reverdi avait tué de nombreuses fois. Où étaient ces corps ? Comment les cachait-il ? La réponse était au bout des « documents joints », mémorisés dans son ordinateur. Il fut tenté de les ouvrir tout de suite — il y en avait sept — mais il se ravisa. Il devait suivre les règles. La stratégie du maître.

Il déboula à l’hôpital à quatorze heures. Le ventre vide, l’esprit enfiévré. L’acquisition de la seringue ne posa aucun problème. Pas une question, pas un formulaire à remplir. Le service était habitué à une clientèle déglinguée. Et Marc avait la tête de l’emploi. D’ailleurs, un médecin voulut l’ausculter. Il refusa mais demanda « somethingfor headache ». Il avait une migraine à fendre le crâne.

Marc avala son aspirine et embarqua la boîte, à titre de réserve. Sur le parking de l’hôpital, il lut le deuxième document.

Prends de nouveau la route du continent, direction Takua Pa. Cette fois, poursuis ton chemin. Direction Ranong, près de la frontière birmane. Il y a environ quatre cents kilomètres à parcourir. Soit dix heures de conduite.

N’hésite pas à t’arrêter pour dormir car tu devras parvenir aux environs de Ranong de jour. Pour repérer le signe, au bord de la route. Cherche le cercle, ma douce. L’œil dans la terre. Dès que tu l’apercevras, tu ouvriras le document suivant.

Sois patiente : tu ne cesses de t’approcher de moi…

Il roula plein nord.

Halluciné, tremblant, avec la seringue sous plastique qui roulait sur son siège passager. À la tombée de la nuit, il n’avait même pas atteint Takua Pa. Il s’arrêta dans un « resort », constitué de bungalows engrappés sur une colline, face à la mer. Il s’endormit à vingt heures, sans même avoir allumé son ordinateur.

À cinq heures, le lendemain, il était de nouveau au volant.

En pleine nuit, la route creusait la jungle noire. Peu à peu, la végétation devint grise, puis, à mesure que l’horizon s’éclairait, les murailles passèrent au bleu. Les lianes, les arbres, les feuilles prirent l’apparence d’une forêt d’épingles. De lentes vapeurs s’élevèrent des frondaisons — la canopée s’éveillait. Enfin, le bleu s’arracha de l’ombre pour devenir fraîcheur, fertilité, luxuriance. Le vert. Une pyrotechnie de feuillages et de cimes…

Marc ne quittait pas des yeux l’asphalte, cadrant en même temps l’horloge du tableau de bord. À dix heures, il dépassa Takua Pa. À midi, Khuraburi. Les panneaux annonçant Ranong se multipliaient. S’il ne lâchait plus l’accélérateur, il pouvait parvenir à la frontière birmane avant seize heures.

À cinquante kilomètres de Ranong, les voitures s’espacèrent. Plus l’ombre d’un car ni d’un touriste. La région retrouvait sa majesté primitive. À ce moment, la forêt chauffée à blanc semblait près de s’enflammer. Les sucs, les sèves, les résines s’évaporaient en parfums, essences, gaz inflammables… Pourtant, Marc grelottait dans sa voiture, la climatisation réglée à fond. Lorsqu’il essuyait la sueur de ses paupières, il avait l’impression de toucher du gel. « Cherche le cercle », se répétait-il. « L’œil dans la terre. » Il ne cessait d’observer les vallées qui se déroulaient en contrebas de la route. Que devait-il trouver ? Un panneau ? Une construction ? Une route ?

À vingt kilomètres de Ranong, il remarqua une canalisation béante, émergeant d’un coteau. Il ralentit. Le cylindre de béton ressemblait à un organe crevé, jaillissant d’un ventre ouvert. Marc nota qu’il s’était trompé d’échelle. L’objet était beaucoup plus loin qu’il n’avait cru : au fond du précipice. C’était un véritable chantier abandonné.

La première sphère, énorme, surplombait des coudes, des tronçons de métal enlisés dans la boue. Soudain, dans l’ombre des parois, des hommes apparurent, plus petits que des fourmis. Ils portaient tous des lampes frontales, encore allumées. Des mineurs. Marc comprit qu’il était arrivé. L’œil dans la terre : une mine. Il se gara au bord de la route et ouvrit le troisième document.

Après le cercle, tu prendras la première route à gauche. Au bout de cinq kilomètres environ, tu trouveras un embarcadère. Ne cherche pas de panneau : ce n’est même pas un port. Juste un ponton d’où partent les pêcheurs d’ambre, qui se risquent au-delà de la frontière birmane.

Là, trouve un marin et demande-lui de t’emmener à Koh Rawa-Ta. Même avec ton accent, il comprendra : c’est une des îles face au littoral. Sois généreuse : aborder Koh Rawa-Ta est difficile, à cause des coraux du rivage.

Lorsque tu seras en vue de l’île, ouvre, sur le bateau, le document suivant. Tu y découvriras les dernières instructions.

Je tremble en écrivant ces lignes, mon amour, parce que je t’imagine en train de les lire. Cela signifie que tu n’es plus qu’à quelques kilomètres de la Vérité.

Ma Lise, je te tends la main. Au-dessus des hommes. Au-dessus des apparences et des mensonges.

Au-dessus de la médiocrité et de la raison, je t’ai trouvée.

À toi de me trouver maintenant.

Marc ferma doucement le couvercle de son ordinateur. Il nota que, dans l’élan de la passion, Reverdi n’utilisait plus la troisième personne. Les masques tombaient. Le temps des distances, des précautions, était révolu. Il tourna la clé de contact et prit la route de l’île.

62

Lorsqu’il parvint à l’embarcadère, un orage couvait. Malgré lui, Marc sourit. Tout s’agençait parfaitement. Le rendez-vous qu’il avait manqué la veille, à Koh Surin, avec la mousson, allait survenir aujourd’hui, au moment de l’étape cruciale.

Le temps qu’il gare sa voiture, les premières pluies commencèrent. Non pas le déluge attendu, mais seulement quelques prémices. Ce que les Asiatiques appellent les « pockets rain ». « Poches de pluie » ou « pluies de poche » : Marc n’avait jamais compris.

L’appontement était misérable. Il ressemblait à un cimetière marin, le long d’un bras de mer. Barques à sec, rafiots rouillés, à demi enlisés dans une boue sombre, rongés de sel et de varech. De l’autre côté, quelques baraques aveugles se détachaient dans la mangrove, sur des pilotis hauts comme des cheminées d’usine. Tout était désert.

Il trouva pourtant un pêcheur, assis dans sa barque, qui réparait ses filets. Il avait un teint de jaguar, absolument noir. Marc prononça plusieurs fois le nom de « Koh Rawa-Ta ». L’homme l’attaqua à trois mille bahts. Marc négocia pour la forme. Il s’interrogeait surtout sur l’horaire. Il montra sa montre : dix-sept heures trente. Le pêcheur indiqua sur le cadran qu’ils atteindraient l’île à six heures. Soit, pratiquement à la nuit. Il n’aurait qu’une demi-heure pour trouver le dernier indice.

Mais il ne pouvait plus attendre. Pas question de patienter encore une nuit. Il courut chercher dans sa voiture un poncho de pluie, une torche électrique, son ordinateur — et sa seringue. L’homme l’aida à monter à bord et empocha deux mille bahts. Marc s’installa à la proue. C’était une barque typique de la région, très étroite, qui ne comportait qu’un moteur fixé sur une longue hampe au bout de laquelle tournait l’hélice.

Le pêcheur manœuvra. Ils suivirent le dédale des marécages puis atteignirent l’estuaire. L’eau était noire, comme contaminée par l’orage. Chaque remous, chaque secousse avait une épaisseur de mazout. Au sortir des marigots, les vagues se soulevèrent. Les flots prirent un ton brun-jaune, ferrugineux. Marc éprouvait le sentiment de traverser des ères immémoriales. Âge de bronze, âge de fer…

L’horizon ressemblait à un fil de plomb, tendu et noir. Toute la mousson semblait s’y concentrer, en une bande dure, compacte. Les nuages, couleur de sang caillé, étaient zébrés d’éclairs. Des rideaux de pluie assombrissaient encore le décor, par endroits, en zones de ténèbres.

Marc serrait son matériel sous son poncho. Autour du bateau, la mer retrouvait maintenant un ton indigo. Il jeta un coup d’œil vers le marin. Debout à l’arrière, comme un gondolier, il désigna une direction, d’un signe du menton, sur la droite. Dans l’air brouillé, venaient d’apparaître les îles solitaires.

Couvertes de jungle, elles ressemblaient à des émeraudes posées à fleur d’eau. L’homme tendit son doigt. Koh Rawa-Ta était celle du milieu. Comme pour souligner son geste, un éclair gicla du ciel et illumina, précisément, ce dôme de végétation.

Ils naviguèrent près de vingt minutes. Marc captait maintenant des détails : les pans de falaises grises, les arbres croulant sous les lianes, le liséré d’écume blanche qui marquait la frontière entre la mer et la terre. Le marin arrêta son moteur à deux cents mètres du rivage. Impossible d’approcher : plus assez de fond. Reverdi l’avait prévenu. Mais il devait exister une passe, un moyen d’accoster… Il était temps d’ouvrir le quatrième message. Tendant son poncho au-dessus de l’ordinateur, il cliqua sur l’icône.

Mon amour,

Tu es donc parvenue auprès de l’île. Il va falloir maintenant t’orienter à l’intérieur du joyau. Souviens-toi : à Koh Surin, tu as découvert la respiration qui entoure chaque Chambre de Pureté. Cherche ici le même souffle et tu trouveras le lieu…

Les bambous. Il devait débusquer une forêt de bambous sur Koh Rawa-Ta. Mais cela ne lui donnait pas le moyen d’accoster. Il continua à lire.

Lorsque tu auras découvert la Chambre, tu devras plonger dans son ombre. Là, quelque chose t’attend. Une église.

Tu dois trouver cette église, ma douce, et la traverser. Remonter la nef, le transept, l’abside… Jusqu’à trouver les croisillons où on respire les parfums d’encens. Alors, prélève avec ta seringue la pureté qui plane dans ces hauteurs. C’est ici que se trouve le Secret.

La Couleur de Vérité.

Qui est aussi celle du Mensonge.

Maintenant, mon amour, je ferme les yeux.

Et je t’imagine face au Secret.

Lorsque tu seras éblouie par cette lumière sombre, nous pourrons nous unir. Le Secret scellera nos âmes et nos corps, en une seule et même Grâce.

Je t’aime.

Sous son poncho, Marc étouffa un juron. Il ne comprenait rien au message. Pas l’ombre d’une indication pour aborder l’île. Quant aux considérations sur l’« église » et les « croisillons », cela battait tous les records d’hermétisme.

Ils s’étaient un peu rapprochés : cent mètres environ. Marc plissa les yeux et ne vit aucune clarté particulière parmi les feuillages : pas de bambous à l’horizon. Il fit signe au pêcheur qu’il voulait effectuer le tour de l’île. Le marin répondit par une grimace. Il ne cessait, avec le plat de sa paume, d’exprimer le manque de profondeur. Marc sortit mille nouveaux bahts. Le pilote les empocha. En maugréant, il fit gronder son moteur.

La barque chassa de l’arrière, effectua une boucle pour contourner l’île par la droite. Le marin suivit un itinéraire précis, parmi les coraux qui écorchaient les flots. Marc ne repérait toujours pas les petites feuilles. Seulement des bois serrés, bruns et denses, creusés parfois de cavernes. Il songeait à L’île des morts, le célèbre tableau de Böcklin. C’était la même présence morbide, le même recueillement secret, tapis au fond de la jungle.

La lumière ne cessait de décliner. Marc estima qu’il ne disposait plus que de quinze minutes. Ils longeaient maintenant une falaise, qui piquait droit dans la mer. Une plage apparut, aux palmiers si penchés qu’ils semblaient horizontaux.

Toujours pas de bambous.

La nuit tombait. La pluie redoublait. Le pêcheur fit un geste explicite : ils devaient rentrer. Marc lui répondit par un autre mouvement : continuez ! Le Thaï fit non de la tête et amorça sa manœuvre, sans attendre de réponse.

À cette seconde, un bruissement caractéristique vint frapper les oreilles de Marc. Un frôlement léger, foisonnant, languide. Le vent charriait le son puis le remportait aussitôt, tel un mirage sonore. Mais il en était certain : les bambous étaient là, quelque part, le long du récif.

Au moment où la barque tourna, se glissant entre deux grosses vagues, Marc aperçut le ruban vert clair, juste au-dessus de la plage, sur la droite. Les feuillages semblaient former, entre les palmiers durs, un nuage immatériel. Il hurla, tendant son index. Le pilote fit de nouveau « non » et poursuivit son demi-tour.

Sans hésiter, Marc serra dans sa poche la seringue sous vide puis ôta son poncho et plongea dans la mer. La fraîcheur de l’eau altéra sa respiration. Il eut l’impression de pénétrer dans la chair même de l’orage. Aussitôt, il fut emporté par le courant. Aspiré dans un couloir ménagé par les coraux. Il battait des bras, se cognant, se raclant le ventre, s’arrachant les coudes sur les concrétions. Mais un petit miracle était à l’œuvre : le courant l’emmenait vers le rivage… Il s’obligea à ne plus bouger : se fit léger, sentant les crêtes des coraux lui frôler le ventre.

Il échoua enfin et sortit de l’eau. Sous la lune, la plage paraissait aussi blanche que de la craie. À mesure qu’il s’éloignait du ressac, il percevait mieux le chant des feuilles. Leur cliquettement devenait assourdissant. Des rires de sorcières. Marc se retourna vers la mer — le marin était toujours là. Il semblait furieux. Pourtant, Marc était sûr qu’il l’attendrait.

Il se dirigea vers la forêt de bambous, qui surplombait la plage. Au bout de quelques pas, il repéra, plus distinctement, la forme qu’il avait cru discerner du bateau.

Une cabane sur pilotis, accotée à la falaise.

Un simple bungalow fermé, agrémenté d’une terrasse. Quatre mètres de largeur environ. Cinq de profondeur. L’antre d’un Robinson Crusoé. Ou juste une remise pour du matériel de plongée. Soudain, une angoisse inexplicable le saisit. Et si on l’attendait là-bas ? Si Reverdi lui avait donné rendez-vous avec quelqu’un d’autre ? En une seconde, ses hypothèses les plus cinglées déferlèrent : le père, l’avocat… Il se raisonna mais décida de faire d’abord le tour de la hutte.

Il alluma sa torche et se glissa entre la cloison et la falaise. Personne, bien sûr. Il inspecta la surface des murs. Un seul coup d’œil lui confirma ce qu’il savait déjà : la cabane avait été « traitée ». Chaque interstice avait été obturé avec des fils de rotin et du silicone.

Réapparaissant de l’autre côté de la cabane, il se rendit compte que la nuit s’était éclaircie. Il leva les yeux. Les nuages fuyaient. La lune pleine brillait comme un soleil froid. Le sable, miroitant, troué de pluie, évoquait maintenant une surface de nacre. Il éteignit sa lampe et se sentit mieux, en prise directe avec la lumière nocturne.

Il monta sur la terrasse. De nouveau, il constata le calfeutrage. Le pas de la porte. Les rainures de la fenêtre. La faille entre la cloison et le plancher. Tout était bouché. Un bref instant, il se dit que le cadavre était à l’intérieur, mais c’était impossible. Reverdi n’avait pas mis les pieds en Thaïlande depuis au moins six mois — il n’aurait jamais laissé pourrir un corps, même dans un espace protégé.

Marc se plaça face à la porte et l’attaqua à coups de pied. Ses gestes étaient entravés par ses vêtements mouillés. La porte céda. Il l’arracha complètement de ses gonds afin que l’éclat de la lune pénétrât à l’intérieur. La paillote était vide, ou presque. Une bouteille d’air comprimé. Un détendeur blanchi de sel. Des plombs. Une lampe frontale. Aucune signe de lutte ni de violence. Aucune trace de sang ou de cire de bougie. Aucun objet suspect. Le repaire inoffensif d’un homme sauvage.

Qu’était-il censé trouver ici ? « Lorsque tu auras découvert la Chambre, tu devras plonger dans son ombre. Là, quelque chose t’attend. Une église. » Il suivait maintenant le raisonnement du tueur. En sacrifiant ses victimes, il croyait les purifier. Elles devenaient elles-mêmes des espaces sacrés. Des « églises ».

Il frappa le sol du talon. Pas de double fond dans le plancher. Il songea à l’élévation sur pilotis du bungalow. La solution était plus simple : Reverdi avait enterré le cadavre dans le sable, sous la case.

Il ressortit et plongea sous les fondations. À quatre pattes, il observa la surface, les feuilles mortes, les pilotis, mangés par les buissons — rien à signaler. Sans hésiter, ni même réaliser ce qu’il faisait, il commença à creuser, à mains nues.

Très vite, il trouva le meilleur mouvement pour déblayer — glisser les deux bras dans le sable, les croiser en les ramenant, à la manière d’une pelleteuse, derrière lui. De temps à autre, il changeait de position, s’asseyant dans le trou et repoussant les monticules des deux talons.

Il se retrouva dans une vraie fosse, à bout de souffle. Il creusa encore, tête la première, sentant les crabes lui frôler le front, trottiner le long de ses bras. Lorsqu’il fut parvenu à un mètre de profondeur, il se redressa et se dit qu’il délirait. Il n’y avait pas de corps ici.

Soudain, il se pétrifia. À ses pieds, le trou avait bougé. Les ténèbres brillaient, dessinant des mouvements luisants. Un sifflement jaillit, puis deux, étouffés par les micas. Des serpents. Marc bondit en arrière et tenta de remonter à la surface. En vain. Les bestioles se faufilaient entre ses pieds. Blanchâtres. Sinueuses. Abominables. Il s’immobilisa. Les serpents disparurent sans le mordre : un miracle. Il chuchota :

— Les gardiens du temple.

Aucun doute : le nid avait été placé par Reverdi lui-même. Une ultime mesure de protection à l’encontre des éventuels visiteurs. Mais comment avait-il pu prendre le risque de tuer Élisabeth ? Marc pressentait sa logique de cinglé : il l’offrait en sacrifice au destin. Si elle était l’Élue, les serpents l’épargneraient. Sinon, il n’y aurait rien à regretter…

— Putain de salopard, murmura Marc.

Ce piège lui redonna du nerf. Il démontrait qu’il y avait bien quelque chose enfoui là-dessous. Après avoir sondé la fosse, pour s’assurer que la voie était libre, il creusa de nouveau, les dents serrées, redoublant de rage. Arc-bouté, ahanant, il s’enfouissait dans le trou. Il avait du sable dans la bouche, dans les yeux, les oreilles. Toujours rien. N’en pouvant plus, il se remit debout, vacilla, puis se laissa tomber sur le cul.

Ce fut comme une décharge électrique.

Son poids n’avait pas produit le son mat attendu. Plutôt un froissement. D’un bond, il se retourna et déblaya avec frénésie. En quelques gestes, ses mains rencontrèrent un objet enveloppé de plastique. Il ne craignait pas le contact du cadavre. Au contraire, cette forme pâle, argentée, qui se dévoilait peu à peu, l’hypnotisait. Il parvint à dénuder le torse jusqu’aux hanches.

Sous le plastique, le cadavre était parfaitement conservé. Tête, épaules, hanches : tout se dessinait avec précision. La peau, très blanche, semblait immaculée, à l’exception des blessures noires qui marquaient, sous les plis transparents, le Chemin de Vie. L’ensemble avait un caractère de propreté aseptique.

Depuis combien de temps cette femme était-elle morte ? Elle aurait dû être rongée par les vers et les crabes. Reverdi utilisait sans doute une technique d’embaumement. Ou une méthode de protection imparable. Marc se souvenait d’un reportage qu’il avait effectué sur un « artiste anatomiste » allemand inventeur d’une technique de conservation des corps : « la plastination ».

Il dénuda complètement les jambes. Sans réfléchir, il remonta et écarta les flancs de sable, creusant un tunnel jusqu’à l’air libre. Puis il revint sur ses traces, s’allongea sur le ventre et attrapa le cadavre par les épaules. Ses mains glissaient sur le plastique, qui semblait huilé, enduit d’un baume de protection. Enfin, il parvint à saisir le corps et à le tirer jusqu’au-dehors. À cet instant, il éprouva la répulsion qu’il avait cru éviter.

C’était une femme, bien sûr.

Son visage était livide, osseux. Les yeux, luisant au fond des orbites, ressemblaient à deux billes de verre. Les lèvres trop fines étaient retroussées sur des gencives blêmes, dans lesquelles perçaient des petites dents cruelles, dessinant un rictus crispé. Marc pensa : « Un cadavre albinos. » Même les cheveux, sous le plastique, paraissaient décolorés.

Il traîna encore le corps jusqu’à l’extraire des feuillages qui entouraient les pilotis. Elle était très petite. Une dépouille d’enfant. Sa peau luminescente paraissait entretenir une complicité avec la lune. Marc s’assit dans le sable humide et observa l’enveloppe, plaquée sur le corps, scellée par de grosses agrafes. Soudain, il eut une idée démentielle.

Cette victime n’était pas embaumée : elle était lyophilisée.

Reverdi l’avait asséchée. Il en avait extrait toute l’eau et l’avait ainsi soustraite aux menaces de la décomposition. Puis il était parvenu à la placer sous vide, à la manière des aliments promis à une longue conservation. Marc n’imaginait pas de méthode précise mais il était certain que le tueur avait utilisé son matériel de plongée. Notamment le compresseur, pour envoyer, non pas de l’air, mais du vide sous le plastique.

Il était temps de procéder au prélèvement. Marc sortit la seringue de sa poche. Il s’agenouilla devant la femme, comme en prière, et se concentra encore sur les termes du tueur :

Tu dois remonter la nef, le transept, l’abside… Jusqu’à trouver les croisillons où on respire les parfums d’encens.


Marc imagina le plan d’une église et le superposa sur le corps. La nef était sans doute le buste. Mais l’abside ? Il croyait se souvenir que c’était la partie supérieure de l’église — l’arc de cercle où se trouve l’autel. Donc la tête. Quant au transept, cela devait être la partie intermédiaire, entre nef et abside : le thorax, où se trouvent les organes vitaux. Tout cela était vraiment vaseux. Mais où étaient les croisillons ? Ils étaient situés de part et d’autre de la nef. En un éclair, il eut la révélation : les poumons.

La suite du message confirmait cette option :

… où on respire les parfums d’encens…

Il devait piquer dans cette région. Afin de prélever les vestiges de l’atmosphère que la victime avait respirée au moment de mourir. Les traces physiques d’une matière volatile, les particules d’un pigment inhalé durant l’agonie.

Telle était l’apothéose.

Il se pencha et scruta la poitrine. Il n’avait aucune connaissance physiologique. Où étaient, exactement, les poumons ? Son aiguille serait-elle assez longue pour atteindre les alvéoles ? Il songea aux côtes. Il devait enfoncer son aiguille entre les côtes supérieures, sous les seins.

Il commença à palper le torse, à travers le plastique. Tout en manœuvrant, Marc comprenait un autre aspect du rituel. Reverdi ne calfeutrait pas la Chambre pour la protéger des agressions extérieures. C’était le contraire : il voulait empêcher que le parfum qu’il y avait répandu s’échappe au-dehors. Il voulait « envelopper » les corps avec un encens, une senteur, les transcender grâce à ces fragrances.

Marc se décida à piquer entre la première et la deuxième côte, en partant du haut de la cage thoracique. Mais il hésita encore : devait-il arracher l’enveloppe du cadavre ou piquer à travers ? Devait-il ôter le sachet de la seringue ou simplement le percer en enfonçant l’aiguille ? Il décida d’opérer à travers les membranes, sans rien toucher. Pour conserver le maximum d’aseptie.

Il ferma les yeux et planta l’instrument. La chair n’offrit aucune résistance. De la poudre friable. Il remonta la pompe. Il ouvrit les paupières et observa sa seringue. Il ne voyait rien — en tout cas aucune couleur dans le cylindre.

Lorsque le piston eut achevé sa course, il se pencha encore, afin d’extraire l’aiguille avec le maximum de précaution. Dans son mouvement, il s’appuya sur l’épaule gauche du corps. Le bras se brisa net. Marc hurla. Le plastique se déchira. Il aperçut le membre détaché, la poudre de peau et d’os qui se répandait parmi les plis transparents. Ce corps était tellement sec qu’il cassait comme du verre.

Marc comprit qu’il avait violé la mise sous vide : la décomposition du cadavre ne prendrait maintenant que quelques jours. Étouffant un gémissement, il glissa la seringue dans sa poche. Il poussa le corps jusqu’à sa tombe puis, en détournant la tête, il repoussa rapidement le sable par-dessus. Mentalement, il demanda pardon à cette inconnue dont les crabes allaient bientôt dévorer le visage.

63

— Nous avons un problème.

Jimmy Wong-Fat se tenait sur le seuil de la cellule.

Jacques se demandait par quel miracle il avait pu parvenir jusqu’ici. Depuis la découverte du corps de Raman, tous les bâtiments étaient bouclés. Aucun détenu n’était autorisé à sortir. Les visites étaient annulées jusqu’à nouvel ordre.

— Nous avons un problème.

Reverdi se redressa sur sa natte, invitant l’avocat à s’installer à ses côtés. Le Chinois resta debout.

— L’autopsie de Raman est terminée. Certains détails « techniques » font porter les soupçons sur vous.

— Quels détails ?

— Le fil qui a été utilisé pour coudre ses lèvres, ses yeux et son abdomen est d’origine chirurgicale. On ne trouve ce fil qu’à l’infirmerie.

— Je ne suis pas le seul à travailler là-bas. Ni le seul à avoir eu des problèmes avec cette ordure. Même ici, il faut des preuves pour accuser.

L’avocat ignora la réflexion :

— Il y a aussi le mystère des entrailles.

— Les entrailles ?

— Les viscères retrouvés dans le ventre de Raman. Ce n’étaient pas les siens.

— Non ?

— Les viscères d’un porc.

Jacques haussa les sourcils. Jimmy l’observait de ses yeux fendus.

— De porc ! Vous vous rendez compte de ce que ça signifie pour un musulman ? Le tueur a prélevé ses organes et placé dans son abdomen les tripes d’un cochon de lait. Ensuite, il a recousu les chairs !

Il songeait à la tête du légiste lorsqu’il avait pratiqué l’autopsie. Le musulman n’avait sans doute jamais contemplé d’aussi près des charcuteries. D’un ton détaché, il demanda :

— D’où venait ce… matériel ?

Wong-Fat se planta devant lui, jambes écartées. Il tenait toujours son cartable rouge, comme un petit animal familier :

— Des cuisines. Tout porte à croire qu’il s’agit des tripes du cochon de lait que la communauté chinoise avait fait rentrer dans la prison, pour fêter je ne sais quoi. Bon Dieu, cette bestiole avait déjà provoqué un scandale !

Reverdi aurait cru que la découverte de son châtiment l’aurait plus amusé. En réalité, il n’éprouvait rien : il ne pensait qu’à Élisabeth. Il avait hâte de reprendre contact avec elle. Il demanda pour la forme :

— On a retrouvé… enfin, « l’intérieur » de Raman ?

— Non. Et personne n’a remarqué que les tripes du cochon avaient disparu. Vous savez pourquoi, n’est-ce pas ?

— Je devine, oui.

— L’assassin a replacé les entrailles de Raman dans le corps de l’animal. Ce sont ses tripes que les Chinois ont bouffées avant-hier soir. Seigneur : des abats humains !

Jacques laissa aller sa nuque contre le mur. Il n’éprouvait rien, mais appréciait le timing parfait de l’opération. Les Chinois, commanditaires du meurtre d’Hajjah, avaient bouffé leur propre maître d’œuvre. Il murmura :

— La surprise du chef, en somme.

Jimmy pointa son index. La colère gonflait ses veines sous sa peau :

— Vous avez tort de rire. Tout le monde sait que c’est vous, Jacques. Vous seul pouviez oser un crime pareil !

Il demeura muet. L’avocat reprit :

— Avec le dossier que j’ai monté ! Tout est foutu. Qu’est-ce qui vous a pris ? (Il se pencha vers lui, brillant de sueur et d’incrédulité.) Vous vous moquez donc de mourir ?

D’un saut, Reverdi se leva et attrapa, à l’autre extrémité de la cellule, une des bougies qui brûlaient parmi des bâtons d’encens posés sur un cageot renversé. L’ensemble évoquait un autel de prière.

— Tu crois en la réincarnation ? demanda-t-il à Jimmy.

— Non.

Jacques saisit une autre bougie, éteinte, et s’approcha de l’avocat.

— Il existe une métaphore classique pour exprimer la transmigration de l’âme. (Il alluma le second cierge avec le premier.) Les corps se consument, mais la flamme, elle, passe simplement de l’un à l’autre. Elle est éternelle.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Reverdi sourit et lui plaça dans la main une des chandelles :

— Cela signifie que je ne mourrai pas. Je me réincarnerai.

Wong-Fat considéra la petite flamme entre ses doigts : il ne savait pas quoi en faire. Il la remit à sa place, sur le pupitre de dévotion. À cet instant, il remarqua la photographie fixée sur le mur, au-dessus des fumigations.

— Qui est sur la photo ?

— Ma femme.

Le Chinois tourna la tête :

— Quoi ?

— Nous ne sommes pas encore mariés. Mais je veux célébrer cette union avant d’être exécuté.

Jimmy observa le portrait. Il demanda, d’une voix étrange :

— C’est la fille des lettres ? La fille de Paris ?

— La loi malaise m’y autorise.

Jimmy se releva. Son expression avait changé : ses traits s’étaient creusés, ses lèvres tremblaient. Il paraissait bouleversé.

— Mais… vraiment, c’est sérieux ? Vous voulez vous unir avec…

Il ne put achever sa phrase. Jacques le dévisagea : l’obèse était au bord des larmes. C’était à hurler de rire. Il avait donc cru à une relation profonde. Complicité, amitié, voire plus, si affinités… Reverdi chuchota d’un ton réconfortant, comme pour le consoler :

— Ce n’est pas pour tout de suite : elle n’est pas encore prête.

— Pas encore prête ?

L’avocat reprit son ton professionnel :

— Mais de quoi parlez-vous, bon sang ?

Reverdi s’agenouilla près de la photographie. Il effleura de ses doigts le visage d’Élisabeth :

— Son initiation n’est pas terminée.

— Vous avez encore des contacts ? Je n’ai plus reçu aucune lettre, je…

Reverdi ferma les yeux :

— Je la sens qui vient. Elle se rapproche de moi… Il se remit debout et fixa Wong-Fat :

— Ce n’est plus qu’une question de jours.

64

Le cinquième message tenait en trois mots :« File à Bangkok. » Marc ne s’était pas fait prier. De la frontière birmane, il était reparti aussi sec et avait tracé toute la nuit, s’arrêtant seulement pour prendre de l’essence. Il avait roulé neuf heures d’affilée et atteint l’aéroport de Phuket à cinq heures du matin. Là, il avait dormi deux heures, recroquevillé dans sa Suzuki, serrant toujours sous son poncho sa seringue — son butin, son talisman. Il s’était réveillé, mi-glacé, mi-brûlant, juste à temps pour attraper le premier vol pour Bangkok.

Depuis son expédition sur l’île des morts, il était obsédé par le contenu de la seringue. Elle n’abritait, à l’œil nu, qu’un gaz volatil, légèrement teinté de lymphe et de particules rosâtres. La « Couleur de Vérité », vraiment ? Qu’avait-il prélevé au fond du poumon de la victime ? En quoi cet échantillon allait-il lui révéler la clé du rite ?

L’arrivée dans la capitale lui apporta un calme relatif. Il était heureux de retrouver la vie, la rumeur bourdonnante des voitures, l’indifférence familière des gratte-ciel. Sur l’autoroute, la mégapole lui parut même d’un bleu apaisant. C’était sans doute l’influence du ciel pur, qui se coulait dans les tours de verre.

Une fois dans la cité, il dut réviser son jugement. Bangkok craquait sous sa propre pression. Étouffée par ses constructions, son trafic, son souffle asphyxiant. Des immenses ponts de béton pénétraient dans les rues de force, écartant les immeubles, imposant un monde nouveau, aveugle et triomphant. L’asphalte était partout, recouvrant des quartiers entiers, figeant les ruelles. On semblait pressé ici d’enterrer le passé, comme s’il s’agissait d’un cadavre honteux.

Ballotté dans son taxi, Marc lisait les instructions du sixième document :

Dirige-toi vers l’hôpital de Siriraj. En venant de l’aéroport, longe la rive du fleuve en taxi jusqu’à trouver une station de bateaux-bus. Là, achète un ticket pour la station « Pran Nok », qu’on appelle aussi « Wang Lang ». Quand tu seras parvenue à cette station, ouvre le document suivant.

Marc paya le chauffeur et grimpa dans un bateau. Hagard, il contemplait les contrastes de la ville avec indifférence. Les baraques de bois brun, posées sur des îles verdoyantes, surplombées par des tours modernes. Les stupas et les pagodes plantés parmi des citadelles d’acier et de béton. Les barques en forme de feuilles croisant des hors-bord vrombissants… Tout cet univers lui paraissait fébrile, malade. Même les passagers, autour de lui, lui semblaient brouillés, terreux, pollués.

Pran Nok s’ouvrait sur un marché. La foule y était si serrée qu’on avait du mal à descendre du bateau. Marc trouva un banc reculé, dans l’espace grillagé de la gare, et ouvrit le septième document. Il songea au Septième Sceau de l’Apocalypse. Ce qu’il lut le sidéra, mais il n’avait plus le choix. Il se jeta dans l’agitation. Les trottoirs vomissaient leurs commerces jusque sur la chaussée. Les échoppes multipliaient les braseros, les gazinières, les plaques chauffantes, augmentant encore la touffeur de l’air. Marc croisa, dans le désordre, des crêpes parfumées, des vapeurs brûlantes, des pâtes translucides, aux couleurs fluorescentes, des brochettes grésillantes, des poissons aux peaux croûtées, aux chairs blanches…

Il atteignit l’hôpital Siriraj, mais le dépassa. Ce n’était pas sa destination finale. Reverdi lui indiquait un laboratoire d’analyses médicales, situé dans la même rue, quelques numéros plus loin. Il devait trouver là-bas un chimiste du nom de Kantamala, un militant écologiste qui effectuait en douce des analyses d’échantillons, accablantes pour les grandes compagnies industrielles.

Où Reverdi l’avait-il connu ? C’était sans importance et Marc avait d’autres chats à fouetter. Il devait maintenant jouer un vrai rôle face à l’expert. Il possédait les noms, les termes — et même les répliques à prononcer pour sa requête.

Il poussa la vitre teintée du laboratoire et découvrit, à l’intérieur, un comptoir aussi blanc qu’un bloc de banquise. Marc demanda Kantamala. Au bout de quelques secondes, il vit arriver un grand Thaï en blouse immaculée. Teint sombre, cheveux longs noués en une queue-de-cheval, expression hostile. L’homme se dérida quand Marc prononça le nom d’un écologiste anglais, donné par Reverdi.

Ils sortirent sur le trottoir. Kantamala alluma une cigarette. Une Kron Tip, la marque locale. Il demanda en anglais, sur un ton de conspirateur :

— Qu’est-ce qu’on a aujourd’hui ?

— Un mort. Empoisonnement.

Kantamala fronça les sourcils :

— Un… mort ? Où ?

— Je ne peux rien dire.

Le Thaï tirait sur sa cigarette avec avidité. Dans la rue saturée de pollution, cela ressemblait à un double suicide.

— J’ai besoin de précisions. Un mort, c’est chaud. J’ai pas l’habitude de…

— Je ne sais rien moi-même. Je crois qu’il s’agit d’une mine, près de Ranong…

Il improvisait mais le nom parut plaire à Kantamala.

— Ça m’étonne pas ! Ils utilisent du mercure là-bas et…

— En tout cas, c’est urgent. On attend les résultats pour ouvrir une procédure.

L’autre confirma de la tête. Crispé sur sa cigarette, il ne cessait de lancer des coups d’œil méfiants par-dessus son épaule.

— Mais ce mort, insista-t-il, qu’est-ce qui s’est passé ?

— J’en sais rien. Il a respiré un gaz. Quelque chose de pas clair.

— Qu’est-ce que t’as comme échantillon ?

Marc plaça sa seringue dans la main du chimiste.

— On a pratiqué une ponction dans ses poumons.

— Merde.

Marc prit un air résolu :

— Si c’est trop lourd pour toi, je… Kantamala balança sa clope :

— Reviens dans deux heures.


Marc se posta à la table d’un restaurant installé sur le trottoir, d’où il pouvait surveiller les vitres fumées du laboratoire. Ce poste d’observation le rassurait, comme si Kantamala avait pu fuir avec « sa » pièce à conviction.

Il commanda un thé. Il n’avait plus l’estomac assez accroché pour le café. À cet instant, il avait la tête vide. Épuisée par trop de réflexions, de découvertes, d’angoisse. Il laissa résonner dans sa conscience les vers du Cantique des Cantiques :

« Qui est celle-ci qui s’élève du désert comme une fumée qui monte des parfums de myrrhe, d’encens et de toutes sortes de poudres de senteur ? »

Il n’attendait plus que cela. Identifier le parfum ou l’encens que Jacques Reverdi avait utilisé. Alors, il en était sûr, un miracle se produirait. Cette dernière information bouclerait le cercle, donnerait sa cohérence à l’ensemble.

Il se disait cela, encore et encore, comme une prière. Mais sans conviction. La pollution, la chaleur, la fatigue le transformaient en somnambule.

Il se réveilla de sa litanie et regarda sa montre. Deux heures étaient passées, sans qu’il en ait eu conscience. Rien n’avait changé dans la rue. Le marché exhalait toujours ses odeurs intenables, les voitures dégageaient toujours leur gaz empoisonné. Les jambes flageolantes, Marc se dirigea vers le laboratoire.

— Tu te fous de ma gueule ?

Le chimiste paraissait furieux, clope au bec.

— Qu’est-ce que tu as trouvé ?

— Rien.

— Comment ça, rien ?

— Aucune trace de pollution, ni de substances étrangères.

— C’est pas possible… L’échantillon vient d’un poumon. Il…

— Ça, je veux bien te croire. Mais ton gars n’est pas mort empoisonné. Il est mort d’asphyxie.

Marc releva les yeux : l’homme flottait devant lui.

— Ta seringue contenait de la myoglobine, une molécule musculaire, qui fixe les gaz. Je l’ai analysée. Saturée à quatre-vingts pour cent de gaz carbonique.

Marc ne trouvait rien à répondre. Kantamala continua, pompant sur sa cigarette :

— Il n’y a pas eu intoxication. Ton mec n’a rien respiré. Rien du tout. Il est même mort de ça. Étouffé. Mais pas avec un oreiller sur la tête. Il n’y a aucune trace de traumatisme. Pas le moindre signe d’épanchement pleural : ce liquide jaunâtre qui apparaît autour du poumon après une mort violente. Non : ton mec est mort lentement, par manque d’oxygène, en respirant son propre gaz carbonique.

Toute la rue tanguait sous ses pieds. Le chimiste monta le ton :

— Je ne sais pas à quoi vous jouez mais je ne marche plus dans vos combines. Ce truc n’a rien à voir avec l’écologie. C’est un meurtre, tu piges ?

Marc recula vers la chaussée, parmi les voitures, les étals, les passants. Il était comme absorbé par l’hallucinante vérité.

L’arme du crime n’était pas le couteau.

Mais la cabane.

La Chambre de Pureté, qui agissait comme un étouffoir.

Telle était la marque de Reverdi.

Le maître de l’apnée tuait ses victimes en les privant d’oxygène.

65

Marc plongea dans la foule et remonta la rue Pran Nok jusqu’à la station des bateaux-bus. Il retrouva son banc, à l’ombre des grilles, et rassembla les derniers éléments. Il possédait, enfin, le modus operandi, dans ses moindres détails.

D’abord, le tueur séquestrait sa victime dans une hutte totalement calfeutrée. Il attendait, patiemment, qu’elle consomme la réserve d’oxygène de la Chambre. Combien de temps prenait ce supplice ? Au moins des heures. Peut-être même des jours…

Marc imaginait la femme bâillonnée, ligotée, respirant de plus en plus difficilement, sentant le poison carbonique emplir ses poumons. Jacques Reverdi l’observait. Il contemplait la mort à l’œuvre. Assis en tailleur, à l’autre bout de la case, savourant le spectacle de cette fille qui hurlait en silence, muselée, la gorge à vif…

À quel moment pratiquait-il les incisions ? Sans doute durant cette attente. Mais, contrairement à ce que Marc avait imaginé, il ne rouvrait pas aussitôt les plaies. Il laissait sa victime s’asphyxier, avant de la saigner.

Ici, l’hypothèse coinçait. Le seuil critique d’étouffement s’étirait sur des heures : comment Reverdi tenait-il ? Cette attente surpassait, et de loin, ses capacités d’apnéiste. En un flash, comme un ultime rouage qui prenait sa place, il revit la bouteille de plongée, dans le premier repère, puis dans le second. Il avait négligé ce détail mais les bouteilles avaient leur rôle à jouer. Pendant que sa victime agonisait, le tueur respirait de l’air comprimé, les lèvres serrées sur le détendeur.

À ce stade, la femme devenait une sorte de baromètre pour mesurer la composition de l’air. À mesure qu’elle s’agitait, suffoquait, Reverdi évaluait le vide de la pièce. Chacun de ses cris muets, de ses râles était comme un indice de la pureté en marche. Lorsque la victime n’était plus qu’à quelques secondes de mourir, alors, la Chambre était prête.

Reverdi pouvait passer à l’acte.

Il arrachait son masque et se mettait en apnée.

Telle était l’incroyable vérité : Reverdi ne craignait pas cet espace mortel car il pouvait rester plusieurs minutes sans respirer. La pureté de la hutte était « sa » pureté.

Encore une fois, Marc songea aux paroles du Dr Norman, à propos de la scène du crime, qui était une extension de la personnalité de Reverdi. Plus que jamais, la psychiatre avait raison. La Chambre de Pureté était devenue une projection de son corps. Son être, sa puissance s’étaient étendus jusqu’aux murs de la cellule.

La victime mourait, véritablement, dans le « royaume » de Reverdi. Au sein de sa forteresse : l’apnée.

Marc retourna à la scène. L’air sain n’existait pratiquement plus maintenant, les bougies tremblaient, la femme faiblissait.

Alors, avant le dernier souffle, Reverdi saisissait une chandelle et passait la flamme sur les plaies pour les ouvrir, en faisant fondre le miel séché. Dans le même temps, il ôtait le bâillon de sa victime, afin qu’elle puisse happer les dernières goulées d’air. Il y avait un vice extrême dans cette méthode car la bouche haletante et la flamme se disputaient les ultimes parcelles d’oxygène. Le cierge tuait la femme de deux manières distinctes : en faisant fondre le miel des blessures, mais aussi en lui volant de l’air…

Marc pratiqua un arrêt sur image. Pourquoi Reverdi tuait-il deux fois sa victime ? En l’asphyxiant et en la saignant ?

Il n’avait pas encore tout compris.

Il se concentra encore et emprunta les yeux du tueur. Il contemplait le sang qui giclait des bras, des cuisses, du torse (il notait, au passage, la raison d’être des lampes frontales qui jonchaient le sol des cases : dans une pièce privée d’air, les cierges finissaient par s’éteindre ; pour voir son œuvre jusqu’au bout, Reverdi devait utiliser l’électricité). Marc admirait, malgré lui, l’hémoglobine qui s’écoulait par ses multiples sources, à la manière de torrents de montagne. Ce corps supplicié devenait un glacier de sang, fondu au feu.

Il eut un nouvel éclair. Le rouge. Le rituel visait exclusivement à cela. Contempler la couleur écarlate, dans un espace absolument pur.

L’absence d’oxygène devait posséder un effet sur la teinte du sang. Une transmutation chimique devait se réaliser entre l’hémoglobine et le gaz carbonique.

Marc avait besoin d’un expert. Un seul nom lui vint à l’esprit : Alang, le légiste. Il tâtonna dans ses poches et trouva le téléphone portable qu’il avait loué à Phuket.

Le toubib décrocha aussitôt. Dès qu’il reconnut la voix, il éclata de rire. Cette spontanéité, cette gaieté transpercèrent Marc. Il faillit s’effondrer en larmes mais s’accrocha à ses propres mots :

— Je t’appelle pour un conseil. Une question à te poser.

— Moi aussi : un troubadour écossais, en manteau rouge, reconverti dans l’élevage de saumons ?

Marc soupira. Il s’extirpa de l’instant présent et réfléchit, remuant ses souvenirs musicaux. L’absurdité de la situation dépassait tout :

— Ian Anderson, du groupe Jethro Tull.

— Je t’adore. Qu’est-ce que tu veux savoir ?

Marc ferma les yeux. La chaleur le frappait à pleine violence. Un rideau de sueur s’agglutinait sur ses paupières.

— Imagine, je dis bien, imagine, qu’on fasse couler du sang dans une pièce totalement privée d’oxygène…

— Sois précis. Tu parles d’un sang stocké en laboratoire ou du sang d’un corps blessé ?

— D’un corps. D’une blessure.

— Cela concerne Reverdi ?

— Qui d’autre ? Les blessures s’écoulent dans une atmosphère confinée, sans oxygène.

— Je ne comprends pas : ta victime est déjà morte dans ce cas ?

Marc faillit hurler mais s’efforça au calme :

— Tout se passe en un seul mouvement : la victime perd son sang alors qu’elle suffoque. La scène se déroule dans une pièce sous vide, tu comprends ?

— Continue.

— Cette absence d’oxygène aurait-elle une influence sur la couleur du sang ?

— Plutôt, ouais.

— De quelle couleur serait-il dans ce cas ?

— Pas de couleur.

— Quoi ?

— Le sang serait noir. Parfaitement noir. C’est l’oxygène qui donne sa couleur rouge à l’hémoglobine. Sans lui, le sang devient très sombre. C’est pour ça que les veines, à la surface de la peau, sont bleues : peu oxygéné, le sang y est brunâtre. C’est pour ça aussi que le corps d’une victime asphyxiée est gris. Le phénomène est connu : on appelle ça la cyanose, du grec « kuanos », qui signifie : « bleu sombre ». À mon avis, dans ton cas, le sang serait particulièrement foncé.

Marc répéta, incrédule :

— Pourquoi ?

— Parce que l’hémoglobine n’aurait plus aucun contact avec des molécules d’oxygène, ni à l’intérieur du corps, ni à l’extérieur. Ce serait une pure désoxyhémoglobine. Un sang si sombre qu’il serait noir. En Malaisie, ce « sang noir » est l’objet de beaucoup de légendes. C’est la couleur même de la mort et…

Il n’entendait plus les paroles d’Alang. Il avait toujours possédé cette information. La gynécologue qu’il avait rencontrée, à l’époque de son enquête parisienne, lui avait dit : un sang sombre. Un sang veineux, peu oxygéné.

Le noir.

Le sang noir.

La quête de Jacques Reverdi.

Transformer chaque femme en fontaine de sang noir.

« La Couleur de Vérité, qui est aussi la Couleur du Mensonge. »

Marc raccrocha. Il vacillait, dans la blancheur du soleil. Des taches sombres dansaient sous ses paupières. Il était près de s’évanouir. La vérité le pénétrait comme un suc lent et trop riche, saturé d’évidences, de logique, de folie…

Il allait devoir s’habituer à cette démence.

Car c’était cette pulsion criminelle qu’il avait voulu contempler, droit dans les yeux.

Combien Reverdi avait-il tué de femmes pour s’émerveiller face au noir absolu ?

66

Fuir.

Fuir avec le secret.

Marc reprit un taxi et traversa Bangkok, en direction de l’aéroport. Il ne voyait rien, n’entendait rien, ne sentait rien. Assourdi par les battements de son propre cœur. Ses doigts s’enfonçaient dans son sac, à en blanchir ses jointures. Quitter ce pays. Quitter le cauchemar. Emporter son secret le plus loin possible.

Il retrouva la neutralité de l’aéroport avec soulagement. Il se dirigea vers le comptoir des classes économiques, puis se ravisa. Compte tenu de son état, et du trésor qu’il détenait, il décida de s’offrir un retour grand luxe.

Il s’orienta vers le guichet de la Cathay Pacific, une des plus prestigieuses compagnies aériennes asiatiques, et acheta un billet de première classe. Un violent coup de marteau sur sa tirelire : pas moins de cinq mille euros pour un simple retour. Mais tant pis — ou tant mieux : une manière d’écorner l’avance sur droits qu’il allait arracher aux éditeurs. Par réflexe, il serrait toujours son sac. Son ordinateur. Son livre. Son avenir.

Un tel billet donnait accès au salon VIP de l’aéroport. Un grand espace mordoré, tout en lignes et symétries strictes.

Marc vit dans ce lieu de rigueur un symbole. Le temps de l’ordre, de la structure, était venu. Il décida, en attendant son vol, d’écrire la trame définitive de son roman. Maintenant qu’il possédait son point d’arrivée, il lui était facile de tirer la ligne décisive.

Il se dirigea vers le bar et se prépara une assiette d’amuse-gueule. Il remplit aussi une coupe de champagne, puis fila droit dans le business-center, grande cage vitrée où s’ordonnaient des ordinateurs, des téléphones, des fax.

Il s’installa, brancha son ordinateur sur le secteur électrique. Avant de commencer le boulot proprement dit, il devait effectuer le ménage. Il se connecta avec son serveur « Voilà » et ouvrit la page d’accueil. En quelques manipulations, il clôtura son abonnement. Le programme lui demanda s’il était sûr de sa décision et lui signala qu’il avait un dernier message : sans doute l’ultime rendez-vous de Reverdi, au parloir de la prison de Kanara. D’un geste, Marc confirma la résiliation. Il effaça pour toujours le dernier message et son adresse e-mail.

Désormais, tout contact avec Élisabeth était impossible.

Élisabeth Bremen était morte.

Morte et enterrée.

Dans quelques semaines, ce serait au tour de Jacques Reverdi.

Jugé et exécuté.

Il ne resterait plus rien de cette passion épistolaire, de ce grand amour fictif. Plus rien, excepté un roman qui, si Marc s’appliquait un peu, pouvait devenir un succès.

Mais Élisabeth méritait des funérailles plus sérieuses. Il ferma son ordinateur, le glissa dans son cartable, puis partit aux toilettes, machine sous le bras, après avoir cueilli une boîte d’allumettes sur le comptoir du bar. Il verrouilla une cabine et fouilla dans la poche dorsale de son cartable. C’était là qu’il planquait, en manière de porte-bonheur, le portrait de Khadidja.

Il vérifia qu’il n’y avait pas de capteurs de chaleur au-dessus de lui puis, avec précaution, il maintint la photographie au-dessus de la cuvette et l’enflamma. Il contempla le feu qui mordait le papier brillant, rongeait le visage de la beurette. Il lui envoya un sourire, en murmurant :

— Adieu, Élisabeth…

Lorsque les derniers débris noirâtres atterrirent au fond de l’eau, il tira la chasse et se souvint d’une scène identique, vécue des années plus tôt. Lorsqu’il avait détruit, dans les toilettes d’un célèbre magazine, le certificat de décès de Lady Diana. À l’époque, ce petit brasier avait sonné son adieu à la princesse — et à son métier de paparazzi.

Aujourd’hui, son destin prenait encore une fois un tournant.

Il quittait Élisabeth et devenait écrivain…

De retour dans le centre d’affaires, il s’attaqua au plan du roman. Son propre calme l’étonnait. En réalité, c’était une paix de surface, frémissante. Sa nausée le taraudait toujours et son angoisse menaçait d’exploser, à chaque seconde, en un long cri. Il était le complice d’un assassin. Il était le seul être au monde à posséder son secret.

Un bref instant, il fut tenté de changer totalement de cap : retour en Malaisie, contact avec le juge, témoignage sur l’honneur, et lettres en guise de pièces à conviction… Cela ne dura pas. Il vida sa coupe de champagne et se mit à écrire. À quoi servirait d’éclairer ces crimes dans le cadre d’un procès réglé d’avance, alors qu’il pouvait en faire un splendide thriller ?

Il se concentra sur son synopsis. La rédaction du texte lui prit moins d’une heure. Sans le moindre retour en arrière. Enfin, il relut ses vingt pages avec satisfaction. Non : le mot était trop faible. Il savoura chaque mot avec une exaltation proche de la transe. Ses mains tremblaient. Son cœur bondissait par à-coups. Il était certain qu’il tenait une intrigue « énorme ». Une petite révolution. Il en était d’autant plus convaincu qu’il n’y était pour rien.

Il contemplait, sur la surface miroitante de son ordinateur, un pur diamant. La folie, toute en transparence, de Jacques Reverdi. Il l’avait trouvée, isolée, nettoyée — et il la contemplait maintenant sous tous les angles.

Dans son effervescence, Marc se dit qu’il pouvait, dès maintenant, appâter un éditeur. Il n’en connaissait qu’un, un spécialiste des faits divers pour qui il avait rédigé plusieurs textes.

Il chercha dans sa messagerie — la vraie, celle de Marc Dupeyrat — l’adresse électronique de son contact.

Il transforma son synopsis en message électronique et rédigea quelques lignes d’introduction, expliquant qu’au cours d’un voyage en Asie du Sud-Est, il lui était venu cette idée d’intrigue. Il achevait son message par la question : « Cela vous intéresse-t-il ? »

Il connaissait la réponse. Il s’apprêtait à envoyer l’ensemble du message quand il s’aperçut qu’il n’avait toujours pas de titre. Sans hésiter, il inscrivit, au début de son texte, en lettres capitales :

SANG NOIR
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