3 LE NOVICE

Harlan était depuis plusieurs semaines au 575e siècle avant qu’il ne rencontre Brinsley Sheridan Cooper. Il avait eu le temps de s’habituer à son nouvel environnement et à la netteté glacée du verre et de la porcelaine. Il apprit à porter l’insigne de Technicien sans trop de répugnance et à ne pas envenimer les choses. Pour cela, il dérobait aux regards ledit insigne en le tournant du côté d’un mur ou en le dissimulant derrière un objet quelconque qu’il tenait bien en évidence.

Les gens souriaient avec dédain de le voir faire et devenaient plus froids comme s’ils le soupçonnaient de vouloir surprendre leur amitié sous de faux prétextes.

Le Premier Calculateur Twissell lui apportait quotidiennement des problèmes à résoudre. Harlan les étudiait et rédigeait ses analyses en projets qui étaient récrits quatre fois, ce qui ne l’empêchait pas de remettre la dernière version à contrecœur.

Twissell semblait apprécier son travail et hochait la tête en disant : « Bien, bien. » Puis de ses yeux bleus de vieillard il lançait un regard aigu et rapide à Harlan et avec un mince sourire il disait : « Je ferai analyser cette hypothèse par le Computaplex. »

Il appelait toujours l’analyse une « hypothèse ». Il ne révélait jamais à Harlan le résultat du test du Computaplex et Harlan n’osait lui poser de question. On ne lui demandait jamais de mettre une de ses propres analyses en pratique et il en éprouvait un certain découragement. Cela signifiait-il qu’on ne confiait pas ses déductions au Computaplex, qu’il n’avait pas choisi l’élément de base qu’il fallait pour procéder à un Changement de Réalité, qu’il n’avait pas l’art de voir quel Changement Minimum Nécessaire s’imposait dans une situation donnée ? (Ce n’est que plus tard qu’il devint suffisamment sophistiqué pour employer les initiales C.M.N.)


Un jour, Twissell entra dans son bureau avec un individu timide et gauche qui osait à peine lever les yeux pour croiser le regard d’Harlan.

Twissell dit : « Technicien Harlan, je vous présente le Novice B.S. Cooper. »

Harlan le salua d’un « Bonjour » machinal, jaugea l’homme du regard et ne fut pas impressionné. C’était un garçon de petite taille, avec des cheveux noirs et une raie au milieu. Il avait un menton étroit, des yeux bruns d’une nuance indéfinissable, des oreilles plutôt grandes et il se rongeait les ongles.

Twissell dit : « Voilà le garçon à qui vous aurez à apprendre l’Histoire Primitive.

— Grand Temps ! » dit Harlan avec un intérêt soudain accru. « Bonjour ! » Il avait presque oublié.

Twissell dit : « Vous conviendrez avec lui d’un emploi du temps, Harlan. Si vous pouviez trouver deux après-midi par semaine, je pense que ce serait parfait. Utilisez votre propre méthode d’enseignement. Je vous laisse les mains libres. Si vous aviez besoin de microfilms ou de vieux documents, dites-le-moi, et s’ils existent dans l’Éternité ou dans n’importe quelle partie du Temps qu’on puisse atteindre, nous les obtiendrons. D’accord ? »

Selon son habitude, il fit apparaître une cigarette allumée qui sembla jaillir du néant et l’air s’empuantit de fumée. Harlan toussa et, d’après la grimace que fit le Novice, il était évident que ce dernier en aurait fait autant s’il avait osé.

Après le départ de Twissell, Harlan dit : « Eh bien, asseyez-vous. » Il hésita un moment, puis ajouta d’un ton décidé : « Mon petit. Asseyez-vous, mon petit. Mon bureau n’est pas grand, mais vous y serez chez vous chaque fois que nous travaillerons ensemble. »

Harlan était dévoré d’impatience. Ce projet était le sien. L’Histoire Primitive était quelque chose qui lui appartenait en propre.

Le Novice leva les yeux (en fait pour la première fois) et dit d’une voix hésitante : « Vous êtes Technicien. »

L’excitation et l’ardeur de Harlan tombèrent presque d’un coup.

« Et alors ?

— Rien, dit le Novice. Simplement, je…

— Vous avez entendu le Calculateur Twissell s’adresser à moi comme à un Technicien, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur.

— Pensiez-vous que la langue lui avait fourché ? Qu’il disait quelque chose de trop péjoratif pour être vrai ?

— Non, monsieur.

— Vous semblez avoir du mal à vous exprimer, pourquoi ? » demanda Harlan brutalement et au moment même où il disait cela, il se sentit un peu honteux.

Cooper rougit. « Je ne suis pas très bon en Intertemporel Standard.

— Pourquoi ? Depuis combien de temps êtes-vous Novice ?

— Moins d’un an, monsieur.

— Un an ? Quel âge avez-vous, Grand Temps ?

— Vingt-quatre physio-années, monsieur.

Harlan écarquilla les yeux. « Êtes-vous en train d’essayer de me dire qu’ils vous ont pris dans l’Éternité à vingt-trois ans ?

— Oui, monsieur. »

Harlan s’assit et se frotta les mains. C’était tout simplement impossible. L’âge d’admission à l’Éternité était de quinze à seize ans. Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Twissell essayait-il à nouveau de le mettre à l’épreuve ?

Il dit : « Asseyez-vous et reprenons depuis le début. Votre nom en entier et votre temps d’origine ? »

Le Novice balbutia : « Brinsley Sheridan Cooper, du 78e siècle, monsieur. »

Harlan s’adoucit presque. Ce n’était pas très éloigné. À dix-sept siècles seulement de sa propre époque. Presque un voisin temporel.

Il reprit : « Vous intéressez-vous à l’Histoire Primitive ?

— Le Calculateur Twissell m’a demandé de l’apprendre. Je n’en sais pas grand-chose.

— Qu’étudiez-vous en dehors de cela ?

— Les mathématiques. Les principes et la technique du voyage temporel. Pour l’instant, je n’en suis qu’aux principes de base. Au 78e siècle, j’étais un Contrôleur de Compteur de Vitesse sous vide. »

Il n’était pas nécessaire de demander en quoi ça consistait. Il pouvait s’agir d’un système de nettoyage par aspiration, d’une machine à calculer ou d’un système de peinture au pistolet. N’importe quoi, en somme. Harlan n’était pas particulièrement intéressé.

Il demanda : « Avez-vous quelques connaissances d’Histoire ? Sur une époque ou un sujet particuliers ?

— J’ai étudié l’Histoire Européenne.

— De l’ère politique qui vous concerne, je suppose ?

— Oui, je suis né en Europe. Bien entendu, on nous a appris surtout l’Histoire moderne. Après les révolutions de 54, je veux dire de 7554.

— Très bien. La première chose que vous ayez à faire, c’est de l’oublier. Ça ne veut rien dire. L’Histoire qu’on essaie d’apprendre aux Temporels varie avec chaque Changement de Réalité. On ne s’en rend d’ailleurs pas compte. Dans chaque Réalité, l’histoire est la seule qui soit. C’est justement ce qui est si différent dans l’Histoire Primitive. C’est ce qui fait sa beauté. Christophe Colomb et Washington, Mussolini et Hereford, tous existent. »

Cooper sourit faiblement. Il passa son petit doigt sur sa lèvre supérieure et, pour la première fois, Harlan remarqua comme un duvet qui pouvait passer pour un embryon de moustache.

Cooper dit : « Je n’arrive pas tout à fait… à m’y habituer depuis que je suis ici.

— Vous habituez à quoi ?

— À être à cinq cents siècles de mon temps d’origine.

— J’en suis presque aussi loin moi-même. Je suis du 95e siècle.

— Ce n’est pas la même chose. Vous êtes plus âgé que je ne le suis et, d’une certaine manière, je suis pourtant de dix-sept siècles plus âgé que vous. Je pourrais être votre arrière-arrière-arrière-grand-père.

— Où est la différence ? Supposez que vous le soyez.

— Eh bien, il faut le temps de s’habituer à cette idée. » Il y avait une trace de rébellion dans la voix du Novice.

« Il en est ainsi pour chacun d’entre nous », dit Harlan d’un ton froid, et il se mit à parler des Primitifs. Trois heures s’étaient déjà écoulées et il était encore en train d’expliquer pourquoi il y avait des siècles avant le premier siècle.

(« Mais est-ce que le premier siècle n’est pas le premier ! » avait demandé plaintivement Cooper.)

Harlan termina en donnant un livre au Novice ; ce n’était pas un très bon livre, en fait, mais il lui servirait d’introduction. « Je vous donnerai de meilleurs documents à mesure que nous progresserons », dit-il.

Au bout d’une semaine, la moustache de Cooper était devenue une ligne broussailleuse un peu plus fournie qui lui donnait dix ans de plus et accentuait l’étroitesse de son menton. En fin de compte, décida Harlan, cette moustache ne lui allait guère.

Cooper dit : « J’ai fini votre livre.

— Quelles conclusions en avez-vous tirées ?

— En un sens… » Il fit une longue pause, puis il reprit : « À certains égards, le Primitif tardif ressemblait assez au 78e siècle. Cela m’a fait penser à mon époque, voyez-vous. À deux reprises, j’ai songé à ma femme. »

Harlan explosa : « Votre femme !

— J’étais marié avant de venir ici.

— Grand Temps ! Ont-ils amené votre femme aussi ? » Cooper secoua la tête. « Je ne sais même pas si elle a subi un changement l’année dernière. Si c’est le cas, je suppose qu’elle n’est pas réellement ma femme maintenant. »

Harlan se ressaisit. Évidemment, si le Novice avait vingt-trois ans quand il avait été admis dans l’Éternité, il était tout à fait possible qu’il ait été marié. Une chose sans précédent conduisait à une autre.

Qu’est-ce qui se passait ? Une fois que des modifications venaient bouleverser l’ordre établi, il n’y avait qu’un pas à franchir pour que tout se mette à aller de travers. L’Éternité constituait un tout d’un équilibre trop délicat pour supporter la moindre modification.

Ce fut peut-être sa colère devant cette violation des principes de base de l’Éternité qui fit s’exprimer Harlan avec une dureté involontaire : « J’espère que vous n’avez pas l’intention de retourner au 78e siècle pour vous renseigner au sujet de votre femme ? »

Le Novice leva la tête et son regard était ferme et assuré. « Non. »

Harlan s’agita, mal à l’aise. « Bon. Vous n’avez pas de famille. Rien. Vous êtes un Éternel et ne pensez jamais à qui que ce soit que vous ayez connu dans le Temps. »

Les lèvres pincées, Cooper répliqua d’un ton bref qui fit ressortir son accent : « Vous parlez comme un Technicien. »

Les poings d’Harlan se crispèrent de part et d’autre de son bureau. Il dit d’une voix rauque : « Que voulez-vous dire ? Que je suis un Technicien et que je procède ainsi aux Changements ? Donc que je les défends et que j’exige que vous les acceptiez ? Écoutez, mon petit, il n’y a même pas un an que vous êtes ici ; vous ne pouvez pas parler l’Intertemporel ; vous êtes complètement déphasé par rapport au Temps et à la Réalité, mais vous croyez tout connaître et pouvoir critiquer les Techniciens.

— Je m’excuse, dit Cooper d’un ton hâtif, je ne voulais pas vous offenser.

— Qui vous parle d’offense ? Vous vous contentez d’entendre tous les autres parler, n’est-ce pas ? Ils disent : « Froid comme un cœur de Technicien », hein ? Ou bien : « Un trillion de personnalités changées – juste un bâillement de Technicien. » Ou quelque autre formule du même genre. Quel est votre sentiment là-dessus, monsieur Cooper ? Êtes-vous à ce point influencé par l’opinion commune que vous fassiez chorus ? Cela fait-il de vous un grand homme ? Un rouage important de l’Éternité ?

— J’ai dit que je m’excusais.

— D’accord. Je veux simplement que vous sachiez que je suis Technicien depuis moins d’un mois et que je n’ai personnellement jamais procédé à un Changement de Réalité. Maintenant, reprenons notre travail. »

Le lendemain, le Premier Calculateur Twissell convoqua Harlan à son bureau.

Il lui dit : « Est-ce que ça vous dirait d’aller procéder à un C.M.N., mon garçon ? »

Ça ne pouvait pas mieux tomber. Toute la matinée, Harlan avait regretté d’avoir nié lâchement toute participation personnelle au travail de Technicien et de s’être écrié de façon puérile : « Je n’ai encore rien fait de mal, aussi ne me condamnez pas. »

Il semblait donc admettre qu’il y avait quelque chose de répréhensible dans le travail d’un Technicien, mais que lui-même était au-dessus de tout reproche pour la simple raison qu’il était trop nouveau dans la partie pour avoir eu le temps de se comporter en criminel.

À présent, il n’allait pas laisser passer l’occasion de racheter sa conduite. Ce serait presque une pénitence. Il pourrait dire à Cooper : « Oui, à cause de quelque chose que j’ai fait, des millions de gens ont de nouvelles personnalités, mais c’était nécessaire et je suis fier d’en être la cause. »

Aussi Harlan dit-il d’un ton enthousiaste : « Je suis prêt, monsieur.

— Bien, bien. Vous serez heureux de savoir, mon garçon (une bouffée et le bout de la cigarette brasilla) que chacune de vos analyses s’est avérée d’une précision remarquable.

— Merci, monsieur. (C’était des analyses maintenant, pensa Harlan, pas des hypothèses.)

— Vous avez du talent. Un fameux talent, mon garçon. J’attends beaucoup de vous. Commençons par ce problème du 223e siècle. La conclusion de votre rapport, où vous dites qu’une fois coincé l’embrayage d’un véhicule présenterait une fourche suffisante sans effets secondaires appréciables, est parfaitement correcte. Voulez-vous procéder au blocage ?

— Oui, monsieur. »

Ce fut là la véritable initiation d’Harlan à la Technicianité.

Après cela, il n’était plus seulement un homme portant un insigne vermeil. Il avait manipulé la Réalité. Il avait tripoté un mécanisme durant quelques brèves minutes enlevées au 223e siècle et il en résulta qu’un jeune homme ne put arriver à temps à une conférence sur la mécanique à laquelle il avait eu l’intention d’assister. Par voie de conséquence, il ne se spécialisa pas dans l’étude du rayonnement solaire et l’exploitation d’un procédé extrêmement simple fut retardée d’une dizaine d’années – qui constituèrent une période critique. Ce qui fait que, chose assez curieuse, une guerre qui, dans la précédente Réalité, avait éclaté au 224e siècle fut tout simplement annulée.

N’était-ce pas là une bonne chose ? Qu’importaient quelques modifications de personnalité ? Les nouveaux individus ainsi conditionnés participaient pareillement de l’humain et avaient le même droit à l’existence. Si certaines vies étaient raccourcies, un plus grand nombre étaient allongées et rendues plus heureuses. Une grande œuvre littéraire, un monument de l’intelligence et de la sensibilité de l’Homme ne fut jamais écrit dans la nouvelle Réalité, mais plusieurs exemplaires n’en furent-ils pas conservés dans les archives de l’Éternité ? Et de nouveaux chefs-d’œuvre ne virent-ils pas le jour ?

Pourtant, cette nuit-là, tenaillé par l’angoisse, Harlan resta éveillé pendant des heures et quand, enfin, il s’endormit comme une masse, il lui arriva une chose qui ne lui était pas arrivée depuis des années.

Il rêva de sa mère.

En dépit de cette défaillance lors de sa première intervention, une physio-année fut suffisante pour faire connaître Harlan à travers l’Éternité comme le « Technicien de Twissell » et – ceci avec une pointe de jalousie – « le Gars extraordinaire » et « Celui-qui-ne-se-trompait-jamais ».

Ses rapports avec Cooper devinrent presque cordiaux. Mais ils ne furent jamais complètement amis. (Si Cooper avait pu se résoudre à faire des avances, Harlan aurait bien pu ne pas savoir comment y répondre.) Néanmoins, ils travaillèrent bien ensemble et l’intérêt de Cooper pour l’Histoire Primitive crût au point de rivaliser presque avec celui d’Harlan.

Un jour, Harlan dit à Cooper : « Écoutez, Cooper, cela vous gênerait-il de revenir demain ? Je dois me rendre cette semaine au 3000e siècle pour vérifier une Observation et l’homme que je désire voir est libre cet après-midi. »

Une lueur d’envie s’alluma dans les yeux de Cooper : « Est-ce que je peux venir avec vous ?

— Vous en avez envie ?

— Pour sûr. Je ne suis jamais entré dans une cabine temporelle, excepté quand on m’a amené ici du 78e siècle et je ne savais pas alors comment ça se passait. »

Harlan utilisait habituellement la cabine du Puits C, qui était selon une coutume non écrite, entérinée par l’usage, réservée aux Techniciens tout au long de la succession infinie des siècles. Cooper ne montra aucun embarras à être conduit là. Il pénétra dans la cabine sans hésitation et prit place sur le siège plastique qui épousa parfaitement son corps.

Quand Harlan, toutefois, eut activé le Champ et imprimé à la cabine un mouvement en avant, le visage de Cooper se crispa en une expression de surprise presque comique.

« Je ne sens absolument rien, dit-il. Y a-t-il quelque chose qui ne va pas ?

— Tout va bien. Vous ne sentez rien parce que vous ne bougez pas réellement. Vous êtes projeté le long de l’extension temporelle de la cabine. En fait, dit Harlan en prenant un ton didactique, à ce moment précis, vous et moi ne sommes plus de la matière en dépit des apparences. Une centaine d’hommes pourraient utiliser cette même cabine en se déplaçant (si l’on peut dire) à différentes vitesses dans chacune des deux directions temporelles, passant de l’une à l’autre et ainsi de suite. Pour la simple raison que les lois de l’univers ordinaire ne s’appliquent pas aux stations temporelles ! »

Cooper esquissa un sourire et Harlan pensa avec un certain malaise : « Le gars suit des cours de génie temporel et il en sait plus que moi. Pourquoi ne pas me taire et cesser de me rendre ridicule ? »

Il se tint silencieux et examina Cooper d’un air sombre. La moustache du jeune homme avait atteint son plein développement depuis des mois. Les coins en retombaient de chaque côté de sa bouche « à la Mallansohn », comme disaient les Éternels – parce que sur la seule photographie reconnue pour authentique de l’inventeur du Champ Temporel (et encore s’agissait-il d’une épreuve médiocre et mal centrée) celui-ci portait exactement la même. C’est pour cela qu’elle était assez populaire parmi les Éternels bien qu’elle allât à peu d’entre eux.

Cooper regardait défiler les chiffres correspondant aux siècles parcourus. Il demanda : « Jusqu’à quelle époque du futur cette cabine peut-elle aller ?

— On ne vous l’a pas appris ?

— On a tout juste mentionné l’existence des cabines temporelles. »

Harlan haussa les épaules. « Il n’y a pas de fin à l’Éternité. Le puits de projection temporelle a un rayon d’action illimité.

— Jusqu’où êtes-vous allé ?

— Je n’ai jamais été aussi loin qu’aujourd’hui. Le Docteur Twissell est allé au 50000e siècle.

— Grand Temps ! murmura Cooper.

— Et cela n’est rien. Certains Éternels ont dépassé le 150000e siècle.

— À quoi cela ressemble-t-il ?

— À rien du tout, dit Harlan d’un air morne. Des formes de vie multiples, mais aucune n’est humaine. L’homme a disparu.

— Mort ? Exterminé ?

— Je crois que personne ne le sait exactement.

— Est-ce qu’on ne peut pas faire quelque chose pour changer cela ?

— Eh bien, à partir du 70000e siècle… », commença Harlan, puis il s’interrompit brusquement : « Au diable tout ça ! Parlons d’autre chose. »

S’il y avait un sujet à propos duquel les Éternels étaient presque superstitieux, c’était les « Siècles Cachés », la période s’étendant entre le 70000e siècle et le 150000e. C’était une question qu’on abordait rarement. Le peu qu’il en savait, Harlan le devait à son étroite collaboration avec Twissell. Cela se réduisait au fait que toute incursion temporelle dans les milliers de siècles compris entre ces deux dates était impossible pour les Éternels. La barrière existant entre le Temps et l’Éternité était infranchissable. Pourquoi ? Personne ne le savait.

Se fondant sur quelques remarques que Twissell avait faites en passant, Harlan pensait qu’on avait essayé d’introduire des Changements de Réalité dans les siècles immédiatement antérieurs au 70000e, mais faute d’Observation adéquate sur la période s’étendant au-delà, on ne pouvait pas faire grand-chose.

Une fois, Twissell s’était mis à rire et il avait dit : « Nous y arriverons un jour. En attendant, nous avons largement de quoi nous occuper avec 70 000 siècles sur les bras. »

Cela ne semblait pas très convaincant.

« Que devient l’Éternité après le 150000e siècle ? » demanda Cooper.

Harlan soupira. Décidément, il était dit qu’on ne changerait pas de sujet. « Rien, dit-il. Les Sections sont là, mais au-delà du 70000e siècle, il n’y a d’Éternels nulle part. Les Sections continuent à exister pendant des millions de siècles jusqu’à ce que toute vie ait disparu et même après, jusqu’à ce que le soleil devienne une nova et encore après cela ! Il n’y a aucune limite à l’Éternité. C’est pourquoi on l’appelle l’Éternité.

— Le Soleil devient vraiment une nova, alors ?

— Bien entendu. L’Éternité ne pourrait pas exister s’il n’en était pas ainsi. Cette nova constitue notre source d’énergie. Savez-vous quelle énergie il faut pour établir un Champ Temporel ? Le premier Champ de Mallansohn avait un rayon d’action limité à une seconde, tant vers le passé que vers le futur et il pouvait tout juste contenir une tête d’allumette ; et pour arriver à ce résultat, il fallut utiliser l’énergie fournie en un jour par une centrale thermonucléaire. On mit près d’un siècle pour installer un Champ Temporel de l’épaisseur d’un cheveu et l’envoyer assez loin dans le futur pour qu’il capte l’énergie émise par la Nova, afin qu’on puisse construire un Champ assez grand pour contenir un homme. »

Cooper soupira. « Je voudrais bien qu’on ne me fasse plus apprendre d’équations et faire de la mécanique appliquée et qu’on commence à me parler un peu de ce qui est intéressant. Si j’avais vécu à l’époque de Mallansohn…

— Vous n’auriez rien appris. Il vivait au 24e siècle, mais l’Éternité n’a commencé que vers la fin du 27e. Inventer le Champ est une chose et mettre en place l’Éternité en est une autre, vous savez, et les contemporains de Mallansohn n’avaient pas la moindre idée de ce que son invention signifiait.

— Il était en avance sur son époque alors ?

— De loin. Non seulement il inventa le Champ Temporel, mais il décrivit les relations de base qui rendirent l’Éternité possible et prédit presque chaque aspect de celle-ci, sauf le Changement de Réalité. Il n’en était d’ailleurs pas loin… Mais je crois que nous sommes arrivés, Cooper. Après vous. »

Ils sortirent.

Harlan n’avait encore jamais vu le Premier Calculateur Laban Twissell en colère. On disait toujours qu’il était incapable de la moindre émotion, qu’il était devenu un robot sans âme et qu’il s’était identifié à l’Éternité au point d’avoir oublié le chiffre exact de son siècle d’origine. On disait que, tout jeune, son cœur s’était atrophié et qu’il avait à la place un ordinateur de poche semblable à celui qu’il portait toujours sur lui.

Twissell ne faisait rien pour démentir ces rumeurs. En fait, la plupart des gens pensaient qu’il y croyait lui-même.

Aussi, au moment même où Harlan eut à supporter le poids de sa colère, il s’étonna que Twissell pût se livrer à une telle manifestation. Il se demanda si, lorsqu’il se serait un peu calmé, il se rendrait compte avec un certain sentiment de honte que son cœur, soi-disant froid comme une calculatrice électronique, n’était qu’une simple masse de muscles et de valvules nullement à l’abri d’un bouleversement émotif.

Twissell lui dit entre autres, d’une voix grinçante de vieillard : « Par le Père Temps, mon garçon, faites-vous partie du Comité Pan-Temporel ? Faites-vous la loi ici ? Est-ce vous qui me dites ce qu’il faut faire ou moi ? C’est vous qui décidez des incursions temporelles dans cette Section ? C’est à nous de venir vous demander l’autorisation maintenant ? »

Il entrecoupait sa mercuriale de « Répondez-moi », puis se remettait à le harceler de questions indignées.

Il conclut en disant : « Si jamais vous outrepassez encore vos droits de cette manière, je ferai de vous un plombier et pour de bon. Est-ce que vous me comprenez ? »

Pâle et mal à l’aise, Harlan répondit : « On ne m’a jamais dit qu’il ne fallait pas emmener le Novice Cooper dans la cabine. »

L’explication n’arrangea pas les choses. « Et vous croyez que cette double négation constitue une excuse, mon ami ? On ne vous a jamais dit de ne pas l’enivrer. On ne vous a jamais dit de ne pas lui raser les cheveux. On ne vous a jamais dit de ne pas l’embrocher à une courbe de Tav effilée. Père Temps, mon garçon, qu’est-ce qu’on vous a dit de faire avec lui ?

— On m’a dit de lui enseigner l’Histoire Primitive.

— Alors faites-le. Et tenez-vous-en là. » Twissell laissa tomber sa cigarette et la piétina d’un geste rageur comme si c’était le visage de son plus mortel ennemi.

« J’aimerais vous faire remarquer, Calculateur, dit Harlan, que beaucoup de siècles n’ayant subi aucun Changement de Réalité ne sont pas sans ressembler par certains côtés à des périodes déterminées de l’Histoire Primitive. Mon intention avait été de l’emmener faire une sorte de voyage d’étude jusqu’à ces époques, en prenant bien soin de créer une distorsion spatio-temporelle.

— Quoi ? Allez-vous finir par comprendre, espèce d’idiot, que vous devez me demander l’autorisation avant de faire quoi que ce soit ! Ce que vous dites là est hors de question. Contentez-vous de lui enseigner l’Histoire Primitive. Pas de voyages d’étude. Ni d’expériences de laboratoire. La prochaine fois, vous changerez la Réalité rien que pour lui montrer comment on procède. »

Harlan passa sur ses lèvres sèches une langue qui ne l’était pas moins, murmura d’un ton froissé quelques mots en signe d’obéissance et reçut finalement l’autorisation de se retirer.

Il lui fallut des semaines avant que le souvenir de l’humiliation reçue commençât à s’estomper.

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