Isaac Asimov La fin de l’éternité

1

Andrew Harlan entra dans la cabine. Elle avait une forme rigoureusement circulaire et elle s’encastrait parfaitement dans un puits vertical composé de baguettes largement espacées qui luisaient dans un invisible brouillard à six pieds au-dessus de la tête d’Harlan. Il régla le système de commande et appuya sur le levier de départ qui fonctionna sans à-coups.

La cabine ne bougea pas.

Harlan ne s’attendait pas à ce qu’elle bougeât, il ne s’attendait à aucun mouvement ; ni vers le haut ni vers le bas, ni vers la gauche ni vers la droite, ni en avant ni en arrière. Et pourtant les espaces entre les baguettes s’étaient fondus en un néant gris qui était solide au toucher, bien que tout à fait immatériel. Il y avait la petite crispation stomacale, le léger vertige (peut-être tout subjectif), qui lui disaient que tout ce que la cabine contenait, y compris lui-même, se précipitait en avant à travers l’Éternité.

Il avait pris place dans la cabine au 575e siècle, base d’opérations qui lui avait été assignée deux ans auparavant. À l’époque, le 575e siècle avait été le point le plus avancé où il eût jamais voyagé. Maintenant, il remontait vers le 2456e siècle.

Dans des circonstances ordinaires, il se serait senti sans doute un peu désorienté devant cette perspective. Le siècle où il était né, le 95e pour être exact, était loin en arrière.

C’était un siècle où l’utilisation de l’énergie atomique était strictement réglementée ; on y appréciait assez un mode de vie rustique, le bois naturel était un matériau de construction fort prisé, on exportait certaines catégories de boissons alcoolisées à presque toutes les époques et on y importait des graines de trèfle. Bien qu’Harlan ne fût pas revenu au 95e siècle depuis qu’il avait commencé de suivre un entraînement spécial et avait fait ses premières armes dès l’âge de quinze ans, il éprouvait toujours ce sentiment de malaise quand il s’éloignait de son époque d’origine. Au 2456e siècle, il se trouverait à près de 240 000 ans de celle-ci et c’est là une distance assez considérable, même pour un Éternel aguerri.

En des circonstances ordinaires, il en aurait été ainsi.

Mais cette fois, Harlan était dans un état d’esprit qui ne lui permettait guère de penser à autre chose qu’aux documents qui lui alourdissaient la poche et à sa mission qui le remplissait d’appréhension. Il était un peu effrayé, un peu tendu, un peu troublé.

Ce furent ses mains qui, faisant d’elles-mêmes les gestes nécessaires, amenèrent la cabine au siècle convenu.

Il était étrange qu’un technicien, quelle qu’en fût la raison, se sentît tendu ou nerveux. L’Éducateur Yarrow l’avait dit une fois :

« Avant tout un Technicien doit être sans passion. Le Changement de Réalité qu’il introduit peut affecter l’existence de cinquante milliards de personnes. Un million d’entre elles ou plus peuvent l’être de façon telle qu’elles en acquièrent une nouvelle personnalité. Dans ces conditions, une tendance émotionnelle constitue un handicap certain. »

Harlan chassa de sa mémoire la voix sèche de son instructeur avec un mouvement de tête presque sauvage. À l’époque, il n’avait jamais imaginé qu’il aurait lui-même les capacités voulues pour jouer un pareil rôle. Que lui importaient dans le Temps cinquante milliards d’individus ? Un seul être comptait. Un seul.

Il se rendit compte que la cabine était immobile et, se hâtant de remettre de l’ordre dans ses pensées, il redevint l’homme froid et impersonnel qu’un Technicien devait être et sortit. Naturellement, la cabine qu’il quitta n’était pas la même que celle où il avait pris place, en ce sens qu’elle n’était pas composée des mêmes atomes. Il ne s’en préoccupa pas plus qu’un autre Éternel ne l’aurait fait. S’intéresser à la mystique du voyage dans le Temps, plutôt que s’en tenir au fait lui-même, était le propre du débutant et du nouveau venu dans l’Éternité.

Il s’arrêta à nouveau à la barrière infiniment mince de non-Espace et de non-Temps qui le séparait de l’Éternité dans un sens et du Temps ordinaire dans l’autre.

Il s’agissait pour lui d’une section entièrement nouvelle de l’Éternité. Il en avait, bien sûr, une vague idée, s’étant renseigné sur elle dans le Manuel Temporel. Pourtant, rien ne pouvait remplacer l’expérience directe et il se prépara au choc initial lors de l’intégration.

Il régla les commandes, ce qui était une opération fort simple au moment du passage dans l’Éternité (et beaucoup plus complexe lors du saut dans le Temps, type de passage comparativement moins fréquent). Il traversa la barrière énergétique et l’éclat de la lumière le fit loucher. D’un geste instinctif, il se protégea les yeux avec la main.

Un homme se tenait devant lui. Harlan ne le distingua tout d’abord qu’à travers une sorte de brouillard.

L’homme dit : « Je suis le Sociologue Kantor Voy. Je suppose que vous êtes le Technicien Harlan. »

Harlan hocha la tête et dit : « Père Temps ! Est-ce que cette espèce de décor n’est pas réglable ? »

Voy regarda autour de lui et demanda d’un ton conciliant : Vous voulez parler des couches moléculaires ?

— Évidemment », fit Harlan. Le Manuel en avait fait mention, mais il n’avait rien dit d’une telle débauche de lumière réfléchie.

Harlan prit conscience que le désagrément éprouvé s’expliquait aisément. La civilisation du 2456e siècle était basée sur l’utilisation de la matière, comme c’était le cas pour la plupart des siècles, aussi pouvait-il s’attendre à une intégration immédiate. Il n’avait pas à redouter le complet désarroi suscité en tout individu provenant d’une époque où la culture était basée sur l’utilisation de la matière par les tourbillons d’énergie du 300e siècle ou les champs dynamiques du 600e. Au 2456e siècle, conformément à l’idée qu’un Éternel se faisait habituellement du confort, la matière était utilisée depuis les murs jusqu’au moindre clou.

Bien sûr, il y avait matière et matière. Un individu originaire d’un siècle où la culture était basée sur l’utilisation de l’énergie aurait pu ne pas s’en rendre compte et ne voir dans toute matière que des variations mineures à partir d’une structure dense, lourde et barbare. Toutefois, pour Harlan, venant d’une époque axée sur l’utilisation de la matière, il y avait du bois, du métal (avec ses subdivisions en lourd et léger), des plastiques, des silicates, du ciment, du cuir, etc.

Mais une matière composée uniquement de miroirs !

Telle fut sa première impression du 2456e siècle. Chaque surface réfléchissait la lumière et étincelait. Tout semblait n’être que surfaces parfaitement polies : c’était l’effet d’une mince couche moléculaire. Et dans la réflexion sans fin de lui-même, du Sociologue Voy, de tout ce qu’embrassait son regard, détails ou vision d’ensemble, sous tous les angles, régnait la confusion. Une confusion et une nausée horribles !

« Je suis confus, dit Voy. C’est la coutume du siècle et la Section qui est assignée à celui-ci considère que le fait d’adopter les usages partout où la chose est possible constitue un excellent entraînement. Au bout d’un certain temps, vous vous y habituerez. »

Voy allait d’un pas rapide, au-dessus de l’image renversée d’un autre lui-même qui le suivait comme une ombre. Il parvint près d’un indicateur ultra-sensible dont il ramena au point zéro le cadran à graduation en spirale.

Les réflexions disparurent ; l’excès de lumière s’éteignit. Harlan sentit son monde reprendre pied.

« Si vous voulez venir avec moi à présent », dit Voy.

Harlan le suivit à travers des corridors vides qui, il le savait, avaient dû être quelques instants plus tôt une véritable débauche de lumière et de reflets, gravit un plan incliné, traversa une antichambre et pénétra dans un bureau.

Durant ce bref trajet, il n’avait rencontré âme qui vive. Harlan y était habitué et trouvait la chose tellement naturelle qu’il aurait été surpris, presque choqué, si la vision fugitive d’une silhouette humaine se hâtant avait frappé son regard. Sans aucun doute, la nouvelle s’était répandue qu’un Technicien arrivait. Même Voy gardait ses distances et quand, accidentellement, la main d’Harlan frôla sa manche, il se recula avec un sursaut visible.

Harlan fut un peu surpris d’en éprouver quelque amertume. Il avait cru que l’armure qu’il s’était forgée intérieurement était plus solide et qu’elle constituait une barrière plus efficace contre tout excès de sensibilité. S’il se trompait, si cette protection était devenue insuffisante, il ne pouvait y avoir qu’une seule raison à cela.

Noÿs !

Le Sociologue Kantor Voy se pencha en avant vers le Technicien d’une manière qui semblait assez amicale, mais Harlan remarqua machinalement qu’ils étaient assis face à face, de part et d’autre d’une table longue et assez large.

Voy dit : « Je suis heureux qu’un Technicien de votre réputation s’intéresse au petit problème qui nous concerne.

— Oui », dit Harlan avec la froideur impersonnelle qu’on attendait de lui. « Il présente certains aspects intéressants. » (Était-il assez impersonnel ? Ses motifs réels devaient sûrement être apparents, et la sueur qui perlait à son front devait laisser voir sa culpabilité.)

Il sortit d’une poche intérieure le diagramme du Changement de Réalité projeté. C’était l’exemplaire même qui avait été envoyé au Comité Pan-Temporel un mois auparavant. Lors de ses rapports avec le Premier Calculateur Twissell (le grand Twissell lui-même), Harlan avait eu quelque difficulté à mettre la main dessus.

Avant d’ouvrir le pli, en le posant sur la table où il se déroulerait et serait maintenu par un champ paramagnétique de faible intensité, Harlan s’arrêta une fraction de seconde.

La couche moléculaire qui recouvrait la table avait été amincie, mais non supprimée. Le mouvement de son bras arrêta son regard et l’espace d’un instant son propre visage se reflétant sur la table sembla l’examiner d’un air sombre. Il avait trente-deux ans, mais paraissait plus âgé. Il en était parfaitement conscient. Peut-être était-ce en partie son long visage et son front sombre au-dessus d’yeux plus sombres encore qui lui donnaient cet air rébarbatif et ce regard froid associés à la caricature du Technicien dans l’esprit de tous les Éternels. Peut-être était-ce simplement dû au fait qu’il avait conscience d’être un Technicien.

Mais sans plus attendre, il fit passer le pli de l’autre côté de la table et en vint au fait.

« Je ne suis pas Sociologue, monsieur. »

Voy sourit. « Cela paraît extraordinaire, dit-il. Quand on commence par exprimer son manque de compétence en un domaine donné, cela implique habituellement qu’une platitude en ce domaine va suivre presque immédiatement.

— Non, dit Harlan. Il ne s’agit pas d’une affirmation. Juste une requête. Je me demande si vous voudriez bien examiner ce bref exposé et voir si vous n’avez pas commis une petite erreur quelque part par ici. »

Voy prit aussitôt un air grave. « J’espère que non », dit-il.

Harlan avait un bras sur le dossier de son siège et l’autre sur ses genoux. Il ne fallait pas qu’il laisse ses mains tapoter nerveusement. Il ne devait pas se mordre les lèvres. Il ne devait rien laisser voir de ses sentiments.

Depuis que l’orientation même de sa vie avait été ainsi modifiée, il avait examiné les projets des Changements de Réalité à mesure qu’ils passaient à travers les rouages grinçants de la voie hiérarchique aboutissant au Comité Pan-Temporel. En tant que Technicien affecté personnellement au service du Premier Calculateur Twissell, il pouvait arranger les choses en faisant une légère entorse à l’éthique professionnelle. D’autant plus que Twissell avait porté une attention toute particulière à son propre projet, qui était d’une extrême rigueur. (Ses narines frémirent : à présent, Harlan avait quelque idée de la nature de ce projet.)

Harlan n’avait eu aucune certitude de trouver jamais en un temps raisonnable ce qu’il cherchait. La première fois qu’il jeta les yeux sur le projet de Changement de Réalité concernant la période allant du 2456e au 2781e siècle, Série Numéro V-5, il fut presque enclin à croire que sa faculté de raisonnement était faussée par son désir. Il avait passé toute une journée à vérifier et revérifier les équations et les relations, plein d’une incertitude fébrile, mêlée à une excitation croissante, et le fait qu’on lui ait du moins appris les principes de base des psychomathématiques le remplissait d’une amère gratitude.

Voy examinait à présent ces mêmes documents codés d’un œil moitié étonné, moitié ennuyé.

Il dit : « Il me semble, je dis bien il me semble, que tout est parfaitement en ordre. »

Harlan reprit : « Je vous renvoie particulièrement à la question des caractéristiques des relations amoureuses au niveau de Réalité qui a cours dans la société de ce siècle. C’est là de la sociologie et je crois que c’est de votre ressort. C’est pourquoi je me suis arrangé pour vous voir quand j’arriverais, plutôt que quelqu’un d’autre. »

Maintenant Voy fronçait les sourcils. Il demeurait poli, mais avec une certaine froideur. Il dit : « Les Observateurs affectés à notre Section sont hautement qualifiés. J’ai l’absolue certitude que ceux qui ont été désignés pour ce projet ont fourni des renseignements exacts. Avez-vous la preuve du contraire ?

— Nullement, Sociologue Voy. J’accepte leurs données. C’est le développement de ces données que je conteste. N’avez-vous pas un complexe à tension alternative travaillant là-dessus, si les données concernant les relations amoureuses sont prises en considération de façon correcte ? »

Voy le regarda fixement, puis un sentiment de soulagement l’envahit visiblement. « Bien sûr, Technicien, bien sûr. Mais cela se résout en une identité. Il y a un circuit de petites dimensions totalement autonome. J’espère que vous me pardonnerez d’utiliser un langage imagé plutôt que des expressions mathématiques précises.

— Je vous en sais gré, dit Harlan froidement. Je ne suis pas plus Calculateur que Sociologue.

— Dans ce cas, c’est parfait. Le complexe à tension alternative auquel vous faites allusion, ou le croisement à bifurcations multiples comme nous pourrions l’appeler, n’a pas d’importance. Les branches se rejoignent à nouveau et cela forme une route unique. Il n’était même nullement besoin de le mentionner dans notre rapport.

— Si c’est vous qui le dites, monsieur, je m’en remets à votre jugement plus éclairé. Toutefois, il y a encore la question du C.M.N. »

À ces initiales, le Sociologue fit la grimace ainsi qu’Harlan s’y attendait. C.M.N. – Changement Minimum Nécessaire. Le Technicien était un expert en la matière. Un Sociologue pouvait se considérer comme au-dessus de toute critique venant de non-spécialistes en tout ce qui concernait l’analyse mathématique du nombre infini des Réalités Temporelles possibles, mais en matière de C.M.N., le Technicien constituait l’autorité suprême.

Les estimations fournies par un ordinateur ne suffisaient pas. Le plus vaste Computaplex jamais construit, confié au plus doué et au plus expérimenté des Calculateurs, ne pouvait faire mieux que d’indiquer les limites entre lesquelles le C.M.N. pouvait être localisé. C’était alors le Technicien, par l’examen des données, qui décidait du point exact à l’intérieur de ces limites. Un bon Technicien se trompait rarement. Un Technicien supérieur ne se trompait jamais.

Harlan ne se trompait jamais. Il reprit :

« Maintenant, le C.M.N. (il parlait froidement, d’un ton calme, prononçant en syllabes précises le Langage Intertemporel Standard) suggéré par votre Section implique qu’un accident spatial, entraînant la mort dans des conditions assez horribles d’une douzaine d’hommes au moins, devra se produire.

— C’est inévitable, dit Voy avec un haussement d’épaules.

— D’un autre côté, dit Harlan, je suggère que le C.M.N. puisse être réduit au simple déplacement d’un container d’un rayon à un autre. Voyez ! » Il pointa son long doigt et d’un ongle blanc et soigné souligna légèrement une série de perforations.

Silencieux et tendu, Voy considéra la situation avec une attention inquiète.

Harlan reprit : « Cela n’altère-t-il pas la situation en ce qui concerne votre « bifurcation » quelque peu hâtive ? Est-ce que ça ne fait pas pencher la balance, en changeant une probabilité minime en une presque certitude et cela ne mène-t-il donc pas à…

— Pratiquement à l’E.O.D., murmura Voy.

— Exactement à l’Effet Optimum Désiré », corrigea Harlan. Voy leva un visage sombre, hésitant entre l’inquiétude et la colère. Harlan remarqua machinalement qu’il y avait un espace entre les incisives supérieures de l’homme, cela lui donnait l’air d’un lapin, ce qui n’était guère en accord avec la violence contenue de ses paroles.

« Je suppose que je vais avoir des nouvelles du Comité Pan-Temporel ? dit Voy.

— Je ne le pense pas. Pour autant que je sache, le Comité ignore tout. Du moins, le Changement de Réalité projeté m’a été transmis sans commentaires. » Il n’expliqua pas le mot « transmis », pas plus que Voy ne le questionna à ce sujet.

« C’est vous qui avez découvert cette erreur alors ?

— Oui.

— Et vous n’avez pas fait de rapport au Comité ?

— Non, je n’en ai pas fait. »

Voy parut soulagé, puis il se durcit : « Pourquoi ?

— Très peu de gens auraient pu éviter cette erreur. J’ai senti que je pouvais la corriger avant que le dommage ne soit fait. C’est ce que j’ai fait. Pourquoi chercher plus loin ?

— Eh bien, merci, Technicien Harlan. Vous avez agi en ami. L’erreur de la Section qui, comme vous le dites, était pratiquement inévitable, aurait fait mauvais effet dans le dossier et aurait paru injustifiable. »

Il se tut un instant, puis reprit : « Bien sûr, vu les altérations de personnalité qui seront produites par ce Changement de Réalité, la mort préalable de quelques individus n’a pas grande importance. »

Harlan pensa avec indifférence : « Il n’a pas l’air vraiment reconnaissant. Il doit m’en vouloir. S’il s’arrête de penser, il sera encore plus mortifié de se voir sauvé de la catastrophe grâce aux remontrances d’un Technicien. Si j’étais Sociologue, il me serrerait la main, mais il ne le fera pas à un Technicien. Il justifie la condamnation d’une douzaine de personnes à l’asphyxie, mais il ne voudrait pas toucher à un Technicien. »

Et sachant qu’il serait fatal de laisser croître le ressentiment de Voy, Harlan dit sans attendre : « J’espère que votre gratitude ira jusqu’à faire effectuer par votre Section un petit travail pour moi.

— Un travail ?

— Il s’agit d’un Bio-diagramme. J’ai sur moi toutes les données nécessaires. J’ai aussi les éléments pour un Changement de Réalité concernant le 482e siècle. Je désire connaître l’effet du Changement sur la structure de probabilité d’une certaine personne.

— Je ne suis pas tout à fait sûr, dit le Sociologue lentement, de bien comprendre. Vous êtes certainement en mesure de faire cela dans votre propre Section.

— Bien entendu. Toutefois, ce en quoi je suis engagé est une recherche personnelle et je ne désire pas qu’elle figure dans les archives pour le moment. Il serait difficile de mener cette affaire dans ma propre Section sans… » Il fit un geste vague et laissa la phrase en suspens.

Voy dit : « Ainsi vous ne désirez pas que cela passe par le canal officiel.

— Je veux que cela reste confidentiel. Je désire une réponse confidentielle.

— Eh bien, ma foi, cela est tout à fait irrégulier. Je ne peux donner mon accord. »

Harlan fronça les sourcils : « Pas plus irrégulier que mon attitude lorsque j’ai évité de rapporter votre erreur au Comité Pan-Temporel. Vous n’avez élevé aucune objection à cela. Si nous devons être strictement réguliers en un cas, nous devons l’être tout autant dans l’autre. Vous me suivez, je pense ? »

Il lui suffit de regarder Voy pour s’en convaincre. Celui-ci tendit la main : « Puis-je voir les documents ? »

Harlan se détendit un peu. Le plus difficile était fait. Il examina avec attention le visage de Voy tandis que celui-ci se penchait au-dessus des feuillets qu’il avait apportés.

Une seule fois le Sociologue parla : « À l’échelle du Temps, c’est là un Changement de Réalité minime. »

Harlan saisit l’occasion et joua son va-tout : « C’est exact. Beaucoup trop petit, je pense. C’est là que réside le problème. C’est en dessous de la différence critique et j’ai choisi un individu comme cas-test. Naturellement, il ne serait guère prudent d’utiliser les moyens dont dispose notre propre Section jusqu’à ce que je sois certain d’avoir raison. »

Voy ne réagit pas et Harlan se tut. Il était inutile d’aller trop loin et de se montrer imprudent.

Voy se leva : « Je passerai cela à un de mes Bio-programmateurs. La chose restera entre nous. Vous comprenez toutefois qu’il ne faut pas considérer cela comme constituant un précédent.

— Bien entendu.

— Et si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais assister au Changement de Réalité. J’espère que vous nous ferez l’honneur de procéder vous-même au C.M.N. »

Harlan approuva de la tête : « J’en prendrai l’entière responsabilité. »

Deux des écrans de la salle de projection fonctionnaient quand ils entrèrent. Les ingénieurs les avaient déjà réglés selon les coordonnées spatio-temporelles correctes, puis étaient partis. Harlan et Voy étaient seuls dans la pièce étincelante. (Le dispositif à couche moléculaire réfléchissante était manifestement en marche, mais Harlan regardait les écrans.)

Les deux images étaient immobiles. On aurait dit que toute vie en était absente car elles représentaient des instants mathématiques du Temps.

L’une d’elles était en couleurs naturelles qui brillaient d’un vif éclat et elle montrait la chambre des moteurs de ce qu’Harlan savait être un vaisseau spatial expérimental. Une porte se fermait et il n’y avait plus de visible dans l’entrebâillement qu’une chaussure luisante faite d’une matière rouge à demi transparente. Elle ne bougeait pas. Rien ne bougeait. Si l’image avait été assez nette pour qu’on pût distinguer les poussières en suspension dans l’air, on aurait vu qu’elles étaient immobiles.

Voy dit : « Pendant deux heures et trente-six minutes à partir de l’instant visualisé, cette chambre des machines restera vide. Ceci, dans la Réalité « normale ».

— Je sais », murmura Harlan. Il était en train de mettre ses gants et d’un coup d’œil rapide il mémorisait déjà la position du container (but de son intervention) sur son étagère, évaluait le nombre de pas pour y parvenir, cherchait le meilleur endroit où il faudrait le transporter. Il jeta un regard à l’autre écran.

Si la chambre des machines, qui se situait dans ce qu’on pouvait appeler le « présent » par rapport à cette Section de l’Éternité dans laquelle ils se trouvaient maintenant, était claire et en couleurs naturelles, l’autre scène, située, elle, à quelque vingt-cinq siècles dans « l’avenir », baignait dans une sorte d’éclat bleuté propre à toute vision du « futur ».

C’était un port spatial. Un ciel d’un bleu profond, des immeubles tout de métal se dressant sur un terrain bleu-vert. Au premier plan, il y avait un cylindre bleu d’une forme bizarre, avec un renflement à la base, et deux autres semblables dans le fond. La partie supérieure, qui allait en s’effilant, s’enfonçait profondément dans les œuvres vives du vaisseau.

Harlan fronça les sourcils. « Ils ont une drôle d’allure.

— Électro-gravitique, dit Voy. Le 2481e siècle est le seul à utiliser ce principe pour la navigation spatiale. Pas de combustible chimique ou nucléaire. Au point de vue esthétique, la forme en est harmonieuse. Il est regrettable que nous devions introduire ici une modification. Bien regrettable. »

Ses yeux se fixèrent sur Harlan avec une désapprobation visible.

Harlan serra les lèvres. Il était normal que Voy ne soit pas d’accord puisque Harlan était le Technicien.

En fait, un Observateur avait fourni des renseignements détaillés concernant l’usage de la drogue. Un Statisticien avait démontré que les récents Changements de Réalité avaient accru à tel point la consommation des stupéfiants qu’elle atteignait à présent le plus haut niveau jamais enregistré au cours de l’histoire humaine. Un certain Sociologue, probablement Voy lui-même, avait interprété les faits selon le profil psychiatrique d’une société. Finalement, un Calculateur avait établi le Changement de Réalité nécessaire pour ramener le taux de toxicomanie à un niveau raisonnable et il avait découvert, comme effet concomitant, que cela affecterait le système de propulsion spatiale électro-gravitique. Une douzaine, une centaine d’hommes appartenant à tous les échelons du Corps des Éternels avaient participé au projet.

Mais c’était à présent à un Technicien comme lui d’intervenir. Se conformant aux données que tous les autres avaient réunies pour lui, ce devait être à lui de déclencher le Changement de Réalité. Et tous les autres le regarderaient dès lors avec une désapprobation hautaine. Leurs regards voudraient dire : « C’est vous, non pas nous, qui avez détruit cette chose magnifique. »

Et pour cela, ils le condamneraient et l’éviteraient. Ils reporteraient leurs propres fautes sur ses épaules et le mépriseraient.

Harlan dit d’un ton dur : « Ce ne sont pas les vaisseaux qui comptent. Ce qui nous intéresse, ce sont ces choses-là. »

Ces « choses » étaient des êtres humains qui paraissaient des nains à côté du vaisseau spatial, de même que la Terre et la Société Terrestre semblent bien petites à l’échelle du vol spatial.

On aurait dit de petits pantins disposés en groupes. Leurs bras et leurs jambes minuscules étaient dressés dans des positions qui semblaient artificielles, figés dans un instant du Temps.

Voy haussa les épaules.

Harlan était en train de régler le petit générateur de champ fixé à son poignet gauche. « Faisons d’abord ce travail.

— Une minute. Je désire entrer en contact avec le Bioprogrammateur pour savoir combien de temps il devra vous consacrer. Je veux que ce travail soit fait, lui aussi. »

Il manipula habilement un petit curseur mobile et il écouta d’une oreille exercée le cliquetis significatif qui en résulta. (Une autre caractéristique de cette Section de l’Éternité, pensa Harlan, les codes sonores non verbaux. C’était astucieux, mais d’un raffinement inutile, comme les couches moléculaires.)

« Il dit que cela ne prendra pas plus de trois heures », dit enfin Voy. Soit dit en passant, il est vivement intrigué par le nom de la personne en cause : Noÿs Lambent. « C’est une femme, n’est-ce pas ? »

Harlan se sentit soudain la gorge sèche. « Oui. »

Les lèvres de Voy s’incurvèrent en un lent sourire. « Intéressant. J’aimerais la rencontrer, sans qu’elle me voie. Nous n’avons pas eu de femme dans cette Section depuis des mois. »

Harlan ne se sentit pas assez maître de lui pour répondre. Il regarda fixement le Sociologue, puis se détourna brusquement.

S’il y avait un point faible dans l’Éternité, il concernait les femmes. Il s’en était rendu compte sans erreur possible presque depuis ses débuts dans l’Éternité, mais il n’en avait fait l’expérience personnelle que le jour où il avait rencontré Noÿs pour la première fois. Tout avait été facile jusque-là, mais depuis lors il avait trahi le serment qu’il avait prêté en tant qu’Éternel et tout ce à quoi il avait cru.

Pourquoi ?

Pour Noÿs.

Et il n’éprouvait aucun remords. C’était justement cela qui le mettait mal à l’aise. Il n’avait pas honte. Il ne se sentait nullement coupable devant les crimes de plus en plus graves qu’il avait commis, parmi lesquels le dernier en date, la modification d’un Bio-diagramme confidentiel dans un sens non conforme à l’éthique professionnelle, prenait presque figure de simple infraction sans gravité.

Il irait jusqu’au bout et ne reculerait devant rien.

Pour la première fois, cette idée s’imposa clairement à lui. Et bien qu’il la repoussât avec horreur, il savait que, étant venue une fois, elle reviendrait…

Il était simplement conscient d’une chose : c’est qu’il ruinerait l’Éternité s’il le fallait.

Le pire, c’est qu’il savait qu’il avait le pouvoir de le faire.

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