CHAPITRE X

Aux approches de la Capitale, Gorbovski demanda à s’arrêter. Dickson freina, le regarda d’un air expectatif.

— Je vais aller à pied, dit Gorbovski.

Il sortit. Aussitôt, il fut suivi par Marc ; puis il tendit la main et aida Alia Postachéva à descendre. Tout le long du trajet depuis le cosmodrome, le couple assis sur le siège arrière, s’était tu. Tous deux se tenaient par la main, très fort, comme des enfants, et Alia, les yeux fermés, enfouissait son visage dans l’épaule de Marc.

— Venez avec moi, Percy, dit Gorbovski. Nous allons cueillir des fleurs, la chaleur est tombée. Ce sera très profitable pour votre cœur.

Dickson secoua sa tête ébouriffée.

— Non, Leonid, fit-il. Disons-nous plutôt adieu.

Je reprends la route.


Le soleil qui pendait juste au-dessus de l’horizon — il faisait frais — paraissait éclairer un couloir auy murs noirs ; les deux Vagues — celle du nord et celle du sud — se dressaient déjà haut dans le ciel.

— Je vais rouler dans ce couloir, dit Dickson. Droit devant moi. Adieu, Leonid, adieu Marc. Toi aussi, petite, adieu. Allez … Mais avant, pour la dernière fois, je vais essayer de deviner ce que vous allez faire. A présent, c’est particulièrement simple.

— Oui, c’est simple, dit Marc. Adieu, Percy. Viens, ma chérie.

Avec un bref sourire, il jeta un coup d’œil sur Gorbovski, entoura de son bras les épaules d’Alia, et ils s’en furent dans la steppe. Gorbovski et Dickson les regardèrent s’éloigner.

— Un peu trop tard, dit Dickson.

— Oui, confirma Gorbovski. Mais quand même, je les envie.

— Vous aimez envier. Et votre envie est tellement contagieuse, Leonid ! Voyez-vous, moi aussi, j’éprouve ce sentiment. Je l’envie parce que quelqu’un pensera à lui dans ses dernières minutes, tandis que moi … Au fait, vous aussi, Leonid, personne ne pensera à vous.

— Voulez-vous que moi, je pense à vous ? demanda sérieusement Gorbovski.

— Non, ça n’en vaut pas la peine. (Dickson, plissant les paupières, regarda le soleil couchant.) Oui, dit-il. Ce coup-ci, à ce qu’il semble, on ne s’en sortira pas. Adieu, Leonid !

Il salua et partit, et Gorbovski se mit à marcher lentement sur la chaussée à côté d’autres gens qui se dirigeaient tout aussi lentement vers la ville. Pour la première fois au cours de cette journée folle, tendue et terrifiante, il se sentait très léger et très calme. Il ne lui fallait prendre soin de personne, il ne lui fallait plus rien décider ; tous ceux qu’il voyait étaient leurs propres maîtres et lui aussi. Il n’appartenait désormais qu’à lui-même ; il n’avait jamais été aussi indépendant de sa vie.

La soirée était belle et, sans ces murs noirs à droite et à gauche qui poussaient lentement dans le ciel bleu, elle aurait été tout simplement splendide : douce, limpide, avec juste ce qu’il fallait de fraîcheur, percée par les rayons rosâtres du soleil. Il restait de moins en moins de gens sur la chaussée ; plusieurs étaient partis dans la steppe comme Valkenstein et Alia, d’autres s’étaient arrêtés sur les bords du chemin.

Le long de la rue principale de la ville s’étalaient, de toute beauté, les taches multicolores des tableaux exposés par leurs peintres pour la dernière fois : près des arbres, des murs de maisons, des poteaux de transmission énergétique. Devant les tableaux se tenaient des gens, ils s’abandonnaient à leurs souvenirs, ils se réjouissaient doucement ; un homme — inlassable — provoqua une discussion, tandis qu’une femme mince et jolie pleurait à chaudes larmes, répétant à haute voix : « C’est dommage … Oh ! que c’est dommage ! » Gorbovski se dit qu’il l’avait déjà vue quelque part, mais ne réussit pas à se rappeler où.

Une musique inconnue se faisait entendre : dans le café ouvert à côté de l’édifice du Conseil, un homme tout petit, malingre, était en train de jouer de la choriole avec une passion et une fougue extraordinaires. Les gens attablés l’écoutaient sans bouger, d’autres l’écoutaient assis sur les marches ou sur les pelouses devant le café. Sur la choriole était fixé un grand carré de carton portant une inscription malhabile : « Arc-en-ciel lointain. » Chanson. Pas term.

Autour de la mine, il y avait foule et tous étaient occupés. L’énorme dôme du caisson en cours de construction lançait des reflets opaques. Une file de physiciens-zéro sortait du théâtre, traînant des dossiers, des paquets, des piles de boî*es. Gorbovski pensa immédiatement au dossier transmis par Malaïev. Il tâcha de se rappeler où il l’avait mis. Il lui sembla l’avoir laissé dans le poste de pilotage. Ou dans le sas ? Pas d’effort de mémoire. Aucune importance. Il fallait être totalement insouciant. Etrange, ces physiciens seraient donc encore en train d’espérer quelque chose ? Il est vrai qu’on peut toujours espérer un miracle. Mais ce qui est drôle, c’est que ce miracle était attendu par les gens les plus sceptiques et les plus logiques de la planète.

Assis près du mur du Conseil, devant l’entrée, les jambes allongées, se trouvait un homme dont la combinaison de pilote était déchirée, aveugle, le visage bandé. Un banjo étincelant, nickelé, reposait sur ses genoux. La tête rejetée en arrière, l’aveugle écoutait la chanson Arc-en-ciel lointain.

Le faux navigateur Hans sortit de derrière le dôme, portant un énorme sac sur l’épaule. En voyant Gorbovski il sourit et lança, tout en marchant :

— Ah ! c’est vous, commandant ! Comment vont vos ulmotrons ? Vous les avez eus ? Nous, on enterre les archives. C’est très fatigant. Une journée démente …

Apparemment, c’était la seule personne de tout l’Arc-en-ciel qui n’avait jamais su que Gorbovski était le vrai commandant du Tariel.

Matveï interpella Gorbovski d’une fenêtre du Conseil.

— Le Tariel est déjà sur orbite ! cria-t-il. On vient de se dire adieu. Chez eux, tout va bien.

— Descends, proposa Gorbovski. On marchera ensemble.

Matveï secoua la tête.

— Non, ami, dit-il. J’ai une montagne de choses à faire et si peu de temps … (Il se tut quelques instants, puis ajouta, déconcerté :) On a retrouvé Génia, et tu sais où ?

— Je devine, dit Gorbovski.

— Pourquoi l’as-tu fait ? dit Matveï.

— Parole d’honneur que je n’y suis pour rien, dit Gorbovski.

Matveï hocha la tête avec reproche et disparut au fond de la pièce ; Gorboski poursuivit son chemin.

Il arriva au bord de la mer, à une magnifique plage jaune aux parasols multicolores, aux chaises longues confortables, aux hors-bords et barques alignés devant un ponton bas. Il s’installa dans une des chaises longues, étira les jambes avec plaisir, croisa les mains sur son ventre et se mit à regarder à l’ouest le soleil couchant d’un pourpre profond. Les murs d’un noir de velours se penchaient à droite et à gauche et il s’efforçait de ne pas y prêter attention.

« A cet instant, j’aurais dû décoller pour Lalanda, pensa-t-il dans sa somnolence. Nous devrions être assis tous les trois dans le poste de pilotage, je leur raconterais quelle gentille planète c’était, l’Arc-en-ciel, comment je l’ai sillonnée tout entière en une journée. Percy Dickson se tairait, triturant les poils de sa barbe, tandis que Marc ronchonnerait que tout est vieux, ennuyeux et partout pareil. Demain, vers la même heure, nous serions sortis de la déritrinita-tion … »

Devant lui passa, tête baissée, la jeune femme d’une rare beauté, aux stries blanches dans ses cheveux d’or, qui avait interrompu de façon si propice sa conversation déplaisante avec Skliarov au cosmodrome. Elle marchait juste au bord de l’eau et son visage ne semblait plus sculpté dans la pierre ; il exprimait seulement une lassitude incommensurable, infinie. Elle s’arrêta à une cinquantaine de pas de lui, resta quelques secondes immobile, contempla la mer, puis s’assit sur le sable et appuya son menton contre ses genoux. Aussitôt, quelqu’un poussa un lourd soupir près de l’oreille de Gorbovski et, jetant un coup d’œil, il vit Skliarov. Skliarov aussi regardait la jeune femme.

— Tout est absurde, dit-il à voix basse. J’ai vécu une vie ennuyeuse, inutile ! Et le pire a attendu le dernier jour …

— Mon cher, dit Gorbovski, que peut-il y avoir de bon pendant notre dernier jour ?

— Vous ne savez pas encore que …

— Je le sais, dit Gorbovski. Je sais tout …

— Vous ne pouvez pas tout savoir … A la manière dont vous me parlez …

— C’est-à-dire ?

— Comme à un homme ordinaire. Tandis que je suis un lâche et un criminel.

— Allons, Robert, dit Gorbovski. Pourquoi lâche et criminel, voyons.

— Je suis un lâche et un criminel, répéta Robert, obstiné. Je dois même être pire que ça, parce que je considère que j’avais raison en agissant ainsi.

— Les lâches et les criminels n’existent pas, dit Gorbovski. Il m’est plus facile de croire à un homme capable de ressusciter qu’à un homme capable de commettre un crime.

— U ne faut pas me consoler. Je vous répète que vous ne savez pas tout.

Gorbovski tourna paresseusement la tête vers lui.

— Robert, dit-il, ne perdez pas votre temps. Rejoignez-la. Asseyez-vous à côté d’elle … Je suis très bien comme ça, allongé, mais si vous voulez, je vais vous aider …

— Tout se fait à rencontre de ce qu’on a désiré, dit Robert sur un ton angoissé. J’étais sûr de la sauver. Il me semblait que j’étais prêt à tout. Mais il s’est révélé que je n’étais pas prêt à tout … J’y vais, dit-il soudain.

Gorbovski le regardait marcher, d’abord à grands pas décidés, puis de plus en plus lentement, il le vit enfin s’approcher d’elle, s’asseoir à son côté, il vit aussi qu’elle ne s’écartait pas.

Pendant un temps, Gorbovski les observa, essayant de savoir s’il les enviait ou pas, puis il s’endormit pour de bon. Il fut réveillé par le contact d’un objet froid. Il entrouvrit un œil et vit Camille, son éternel casque biscornu, son éternel visage contrit et lugubre, ses yeux ronds qui ne cillaient pas.

— Je savais que vous étiez là, Leonid, annonça Camille. Je vous cherchais.

— Bonsoir, Camille, marmonna Gorbovski. Ça doit être très ennuyeux : tout savoir …

Camille traîna une chaise longue et s’assit à côté de Gorbovski dans la pose d’un homme dont la colonne vertébrale est brisée.

U y a des choses plus ennuyeuses que ça, dit-il. J’en ai assez de tout. C’était une erreur monumentale.

— Comment ça va, dans l’autre monde ? demanda Gorbovski.

— Il y fait sombre, dit Camille. (Il se tut quelques instants.) Aujourd’hui, je suis mort et je suis ressuscité trois fois. Chaque fois, j’ai eu très mal.

— Trois fois, répéta Gorbovski. Un record. (Il jeta un regard sur Camille.) Camille, dites-moi la vérité. Je n’arrive toujours pas à comprendre. Etes-vous un humain ? Ne vous gênez pas. Je n’aurai pas le temps de le répéter à qui que ce soit.

Camille réfléchit.

— Je ne sais pas, dit-il. Je suis le dernier de la Douzaine du Diable. L’expérience n’a pas réussi, Leonid. Au lieu de la sensation « on veut, mais on ne peut pas », on a celle de « on peut, mais on ne veut pas ». C’est insupportablement triste : pouvoir et ne pas vouloir.

Gorbovski écoutait, les yeux clos.

— Oui, je comprends, prononça-t-il. Pouvoir et ne pas vouloir, ça vient de la machine. Quant à la tristesse, elle vient de l’humain.

— Vous ne comprenez rien, dit Camille. Parfois, vous autres, vous aimez vous livrer à des rêveries sur la sagesse des patriarches qui n’ont ni désirs, ni sentiments, ni même sensations. Une intelligence dépourvue de chair. Un cerveau daltonien. Le Grand Logicien. Les méthodes logiques exigent une concentration absolue. Pour faire quelque chose dans la science, il faut, nuit et jour, se pencher sur le même sujet, lire sur le même sujet, parler sur le même sujet … Mais comment fuir son propre prisme psychique ? La faculté innée de sentir … Parce qu’il faut aimer, il faut lire sur l’amour, il faut avoir des collines vertes, la musique, les tableaux, l’insatisfaction, la peur, l’envie … Vous essayez de vous limiter vous-mêmes et vous perdez ainsi une énorme part de bonheur. Et vous ne savez que trop bien que vous la perdez. Alors, pour exterminer en vous cette conscience et mettre fin à ce dédoublement douloureux, vous vous châtrez. Vous arrachez de vous toute la partie émotionnelle humaine et ne gardez qu’une seule réaction au monde extérieur : le doute.

Camille se tut un moment.

— Et c’est là que la solitude vous guette, reprit-il. (Avec une angoisse horrible, il regardait la mer du soir, la plage qui se refroidissait, les chaises longues vides, projetant une triple ombre bizarre.) La solitude …, répéta-t-il. Vous m’avez toujours abandonné, vous autres, humains. J’ai toujours été un drôle d’oiseau inutile, importun et incompréhensible. Maintenant aussi, vous allez m’abandonner. Et moi, je resterai seul. Cette nuit, je ressusciterai pour la quatrième fois, tout seul, sur une planète morte, ensevelie sous les cendres et la neige …

Soudain, la plage s’emplit de bruit. Les expérimentateurs descendirent, leurs pieds s’enfonçant dans le sable, vers la mer : huit expérimentateurs, huit transportateurs-zéro non accomplis. Sept d’entre eux portaient sur leurs épaules le huitième, l’aveugle au visage bandé. L’aveugle, la tête rejetée en arrière, jouait du banjo et, tous, ils chantaient :

Semblable aux eaux sombres du soir,

Quand le malheur atroce et noir,

Semblable aux eaux sombres du soir,

Montait jusqu’à ton cœur,

Tu gardais la tête haute.

Tes yeux

Miraient la faille du ciel bleu,

Tu avançais sans peur …

Sans se retourner, toujours en chantant, ils entrèrent dans la mer, d’abord jusqu’à la taille, puis jusqu’à la poitrine, et puis ils nagèrent sur les traces du soleil couchant, maintenant sur leurs dos leur camarade aveugle. A leur droite, arrivant presque au zénith, il y avait un mur noir ; à leur gauche, arrivant presque au zénith, il y avait aussi un mur noir ; il ne restait qu’une faille étroite de ciel bleu marine et le soleil pourpre, ainsi qu’un sentier d’or fondu où ils nageaient ; bientôt, ils disparurent complètement dans les reflets miroitants, et, seul, continua à retentir le son du banjo et la chanson :

Tu gardais la tête haute.

Tes yeux

Miraient la faille du ciel bleu,

Tu avançais sans peur …

Загрузка...