— Eh, espèce de succédané ! cria MacGrown, s’arrachant à ses papiers.
Un personnage bien bâti, un sourire collé sur son visage de plastique, se planta aussitôt devant Charlie.
— Un cigare ! ordonna ce dernier.
Le robot, d’un geste servilement automatique, tendit au patron un cigare de grande marque, mais Charlie n’eut pas le temps de l’allumer. La porte du bureau s’ouvrit et deux malabars portant l’uniforme bleu ciel de la police apparurent sur le seuil.
— Charlie MacGrown ? demanda l’un d’eux, fixant l’ingénieur.
Charlie pâlit.
— Tout à fait, Messieurs, dit le robot d’un air important, arborant le même sourire figé.
— Vous êtes en état d’arrestation ! dit l’un des policiers. Il écarta le robot du coude et s’avança vers Charlie.
MacGrown regarda autour de lui d’un air impuissant. Il semblait vouloir retenir à jamais dans sa mémoire le luxe qui l’entourait. Celui-ci paraissait déjà s’évanouir dans l’air, éphémère comme un rêve…
— …Ainsi, MacGrown, vous refusez de reconnaître votre culpabilité ?
— Culpabilité de quoi ? interrogea imperturbablement MacGrown, sans faire attention aux reporters qui se démenaient autour de lui.
— D’avoir prolongé, en ayant recours à des procédés répréhensibles, le temps de sommeil des habitants de Tristown, ce qui a bouleversé la vie économique de la ville.
— Mais, messieurs les juges, je n’ai nullement cherché à prolonger le temps de sommeil. Je ne faisais qu’exécuter les commandes dont il a déjà été tant question ici. C’est la liberté d’entreprise…
— Alors, d’après vous, qui est le coupable ? l’interrompit le procureur. Qui a provoqué à Tristown la « maladie du sommeil », qui menace de gagner le pays tout entier ?
— Ce sont les fabricants de somnifères, dit MacGrown.
Un bruissement parcourut la salle.
— Pourtant, ne trouvez-vous pas étrange le fait, Charlie MacGrown, qu’avant l’ouverture de votre entreprise les somnifères n’étaient pas tellement populaires ? fit remarquer, caustique, le procureur.
La pause qui suivit fit retenir son souffle à tout le monde.
Le procureur entama son long réquisitoire à la fin duquel il fit :
— Toute la culpabilité du désordre retombe sur vous, Charlie MacGrown.
— Je déclare en toute responsabilité que je ne suis coupable de rien ! vociféra MacGrown. — Les jurés se regardèrent. — Sachez qu’au lieu de me juger vous devriez m’immortaliser de mon vivant ! poursuivit-il. Inscrire mon nom dans le Livre d’or des citoyens d’honneur de Tristown !
La salle bourdonnait comme une ruche. On n’entend pas tous les jours pareils propos ! Les flashes illuminaient le visage inspiré de MacGrown et son bras tendu.
— J’apportais la joie aux gens, tonnait MacGrown, insensible aux dénégations du procureur.
— Mais uniquement en rêve, parvint à placer ce dernier, quand MacGrown se tut un instant pour reprendre haleine.
— Oui, en rêve, reprit MacGrown. Mais à qui le tort s’ils n’en ont pas dans la réalité ?
— Assez ! glapit le procureur, mais MacGrown était lancé.
— Les gens se réfugiaient dans mes rêves pour se reposer ne serait-ce qu’un instant de leurs peines et de leurs soucis, du vacarme infernal et du rythme endiablé de leur vie. J’avais créé un atelier de joie…
— Joie illusoire ! cria le procureur.
— Mais vous ne pouvez pas leur en offrir d’autre ! dit MacGrown en montrant la salle d’un geste circulaire.
— Je demande que la séance soit levée ! hurla le procureur, mais le brouhaha général noya ses paroles.
Le procès dura cent vingt jours. Des centaines de témoins, clients de MacGrown, furent entendus ; le dossier se composait de dizaines de tomes. Les clients, eux, défendirent MacGrown sans réserve. Charlie lui-même démontra de façon convaincante que, dans la mesure de ses modestes forces, il avait corrigé une vie qui ne valait pas grand-chose, et qu’il ne méritait donc que des remerciements.
Le tribunal ne prit pas en compte ses arguments.
Puis, les avocats de MacGrown firent appel. Ce nouveau jugement fut contesté par les avocats de la partie adverse, qui avait à sa tête la puissante Tele-confort and C°.
Entrèrent en jeu des forces face auxquelles Charlie n’était qu’un pion.
Avant le verdict définif, l’établissement de MacGrown fut mis sous scellés. Charlie était depuis longtemps ruiné. Pour payer les frais de justice, il dut entrer comme commissionnaire à la Pharmaco and C°, qui l’avait défendu.
Les habitants de Tristown rencontrent souvent sa silhouette un peu voûtée. Il marche vite, évitant de regarder les passants. En bandoulière, il porte un gros sac de polyvinyle.