Brian Chaney Joliet, Illinois 6 novembre 1980

Si nous ouvrons une querelle entre le passé et le présent, nous nous apercevrons que nous avons perdu le futur.

Winston Churchill

IX

Chaney n’avait aucun pressentiment inquiétant.

La lumière rouge clignotante s’éteignit. Il leva la main pour libérer l’écoutille et l’ouvrit d’un geste vif. La lumière verte disparut. Chaney saisit les deux barres d’appui et fit une traction pour se mettre sur son séant, sa tête et ses épaules dépassant de l’ouverture. Il était seul, comme prévu. Il se hissa hors du véhicule et se laissa glisser sur la paroi glaciale ; ses pieds se posèrent sur l’escabeau. Chaney se dressa pour refermer l’écoutille d’un coup sec, puis jeta un regard sur les caméras de télévision. Il espérait que les ingénieurs de l’avenir qui utilisaient ces caméras de contrôle approuvaient son observance du rituel.

Chaney consulta sa montre : 10 h 03. C’était prévu. Il avait été catapulté moins d’une minute auparavant, après ses deux coéquipiers. Il chercha des yeux le calendrier et l’horloge fixés sur le mur pour y lire la date et l’heure : 6 nov 80 – 7 h 55. Un thermomètre, nouveau raffinement, indiquait la température extérieure : +1°

Chaney hésita. Que faire maintenant ? L’horloge ne donnait pas la bonne heure ; elle aurait dû marquer dix heures, avec une marge de huit minutes, il se promit de dire aux ingénieurs ce qu’il pensait de leur système de guidage.

Le premier départ pour cet essai sur le terrain avait été lancé à neuf heures et quelques minutes : celui du commandant Moresby, fort de son droit de priorité. Trente minutes plus tard Arthur Saltus avait suivi le commandant, et au bout d’une demi-heure Chaney était monté à son tour dans le rafiot pour être catapulté vers l’avenir. L’arrivée sur l’objectif devait théoriquement coïncider avec l’heure du départ, avec une marge d’erreur de huit minutes. Chaney comptait faire surface vers dix heures et être accueilli par ses compagnons. Ils devaient, suivant le programme, se réunir dans l’abri antiatomique, s’équiper et se rendre à la ville qui constituait leur objectif, dans des voitures séparées, afin de prospecter une zone plus étendue.

Katrina avait donné à chacun d’eux des instructions explicites, puis leur avait souhaité bonne chance.

Saltus lui avait dit :

— Vous n’allez pas nous accompagner jusqu’au véhicule pour nous dire adieu ?

— Je vous attendrai dans la salle de conférences, Monsieur.

L’aiguille de la pendule sauta à 7 h 56.

Chaney se décida. Contournant le véhicule, il ouvrit le coffre à vêtements et en sortit le costume qu’on y avait pendu tout fraîchement. Une petite surprise : ce costume avait été nettoyé et repassé, et il était accroché à son portemanteau dans un fourreau de papier fourni par la teinturerie. Et il en était de même des vêtements de Moresby et Saltus. Chaney vit son nom inscrit sur son fourreau, et il reconnut l’écriture de Katrina. C’était lui le premier arrivé : à lui le privilège de l’ancienneté !

Chaney déchira le papier et s’habilla rapidement car il faisait froid dans cette pièce. La chemise blanche qu’il trouva dans le coffre était neuve, et il regarda avec curiosité son col ondulé orné de motifs. Style 1980. Il remit le fourreau vide dans le coffre – message ironique.

Quittant la salle et son véhicule, Chaney parcourut à grands pas le couloir brillamment éclairé conduisant à l’abri antiatomique, gêné de sentir les caméras de contrôle observer ses moindres gestes. Le sous-sol, le bâtiment tout entier étaient enveloppés de silence. Les ingénieurs du labo évitaient tout contact avec lui comme il devait lui-même les éviter – mais ils avaient sur lui l’avantage : l’occasion leur était donnée d’examiner un curieux spécimen d’un passé vieux de deux ans, tandis qu’il ne pouvait que tenter des conjectures sur ce qui se trouvait derrière le mur. Leur porte était fermée. Chaney ouvrit celle de l’abri, ce qui déclencha l’allumage automatique des plafonniers. Il régnait dans la pièce un silence de mort.

Une pendule placée sur un établi indiquait 8 h 01.

Chaney entra à grands pas dans l’abri. Il s’arrêta, pivota sur lui-même et inspecta attentivement tout ce qui s’offrait à son regard. Il y avait bien là quelques bricoles nouvelles, mais à part cela cette pièce était exactement telle qu’il l’avait vue un ou deux jours auparavant. Il était attendu. On avait sorti du stock de matériel trois magnétophones ; ils étaient sur l’établi avec une boite fermée de cassettes vierges, deux appareils photo à porter sur l’épaule, une caméra pour Arthur Saltus et de quoi alimenter ces trois instruments, sur lesquels étaient posées trois enveloppes longues, et de nouveau il reconnut l’écriture de Katrina.

Chaney déchira la sienne, espérant y trouver un message personnel, mais elle ne contenait qu’un mot d’une froideur curieusement impersonnelle, plus un laissez-passer, des papiers d’identité à la date du 6 novembre, et une photo d’identité. Le bref message lui enjoignait de ne pas porter d’armes hors du Centre.

— Saltus, tu m’as évincé ! dit-il tout haut.

Il semblait bien, à en juger par le style de Katrina, qu’elle eût fait son choix au cours des deux années écoulées – à moins qu’il ne se fît des idées.

Chaney se prépara à sortir. Il trouva dans le magasin un gros pardessus et une casquette de casseur qui lui allaient bien, puis se munit d’un appareil photo, d’un magnétophone, de films de nylon et de cassettes. Il prit dans un coffret ce qu’il jugeait suffisant comme argent liquide (il y avait une dîme neuve rutilante et plusieurs pièces de vingt-cinq cents portant le millésime de 1980, avec les mêmes effigies que deux ans plus tôt) et il prit dans un tiroir un stylo, un carnet et une lampe de poche en état de marche. Il fit un dernier inventaire des lieux pour s’assurer qu’il ne s’y trouvait aucun autre objet pouvant lui être utile : il était prêt à partir.

La pendule indiquait 8 h 14.

Chaney griffonna un mot au dos de son enveloppe décachetée et le plaça contre la caméra : Arrivé de bonne heure pour une baignade. Vous chercherai en ville, foutus traînards. Traîtres sont les protons.

Il fourra les papiers d’identité dans sa poche et sortit de l’abri. Le couloir était toujours aussi vide et silencieux. Chaney grimpa les marches menant à la « porte des opérations » et, sans éprouver de surprise, lut sur une pancarte l’indication suivante :

PORT D’ARMES INTERDIT AU DELA DE CETTE PORTE. LA LOI FEDERALE PROHIBE LA POSSESSION DES ARMES A FEU SAUF AUX REPRESENTANTS DE L’ORDRE ET AUX MILITAIRES EN SERVICE ACTIF. DESARMEZ-VOUS AVANT DE SORTIR.

Chaney introduisit deux clefs dans les serrures jumelles et poussa la porte. Une sonnette retentit quelque part derrière lui. La porte coulissa sans effort dans ses glissières. Il sortit dans le froid glacial de 1980. Il était 8 h 19 par une triste matinée de novembre et l’air piquant semblait annoncer la neige.

Il reconnut une des trois voitures en stationnement près de la porte : celle que le commandant Moresby avait conduite peu de temps – ou deux ans – auparavant lorsqu’il avait houspillé Chaney et Saltus pour les amener de la piscine au labo. La clef de contact était en place. Il fixa un bon moment l’arrière du véhicule pour se convaincre qu’il était bien là où il devait être : Illinois 1980. Deux autres autos stationnant derrière la première paraissaient d’un modèle plus récent, mais la seule nouveauté qu’elles présentaient, extérieurement, c’était le tarabiscotage de leurs calandres et enjoliveurs de roue. Échantillon des goûts du public bassement flattés par Détroit.

Chaney ne monta pas en voiture immédiatement.

Marchant avec circonspection, redoutant vaguement une rencontre inattendue, il fit le tour du bâtiment où était logé le laboratoire. Il voulait reconnaître les lieux. Rien ne semblait changé. Il retrouvait les choses exactement comme il les avait connues : rues et trottoirs propres et bien entretenus – grâce aux soins journaliers des troupes en garnison à Elwood – pelouses bien soignées en vue de l’hiver, arbres maintenant dénudés. La porte principale était fermée, surmontée du signe conventionnel noir et jaune indiquant un abri antiatomique. Il n’y avait pas de sentinelle en faction. Impulsivement, Chaney essaya d’ouvrir la porte : elle était fermée à clef. Que fallait-il en conclure sur l’utilité de l’abri situé au sous-sol ? Achevant de faire le tour du bâtiment, il retrouva le parking. Derrière ce dernier, il y avait quelque chose de changé. Quoi, il fallut un moment à Chaney pour le discerner.

Ce qui, deux ans auparavant, n’avait été qu’une vaste pelouse était maintenant un jardin d’agrément ; ses fleurs étaient flétries par l’approche de l’hiver et l’on avait déblayé le terrain de la plupart de leurs restes, mais au cours des deux années écoulées quelqu’un – Katrina ? – avait fait planter un jardin dans un espace où ne poussait jusque-là que de l’herbe.

Chaney laissa un signal à l’intention du commandant Moresby. Il plaça une rutilante pièce neuve de vingt-cinq cents sur le seuil de la porte fermée à clef. Au bout d’un moment, il mettait sa voiture en marche et se dirigeait vers la grille d’entrée principale.

Le corps de garde était éclairé à l’intérieur et occupé par un officier et deux soldats portant l’uniforme habituel de la MP. La grille elle-même était fermée, mais pas à clef. De l’autre côté, la chaussée noire s’étendait au loin en direction de la grand-route et de la ville. Une ligne blanche avait été fraîchement peinte – ou repeinte – au centre de la route.

— Vous sortez du Centre, Monsieur ?

Chaney se retourna, tout saisi par cette question soudaine. L’officier était sorti du corps de garde.

— Je vais en ville.

— Oui, Monsieur. Puis-je voir votre laissez-passer et vos papiers ?

Chaney s’exécuta. L’officier examina attentivement les documents et la photo d’identité.

— Êtes-vous armé, Monsieur ? Y a-t-il des armes dans l’auto ?

— Réponse au deux questions : Non.

— Très bien, Monsieur. N’oubliez pas qu’il y a un couvre-feu à Joliet – six heures. Vous devrez être sorti avant cela des limites de la ville, ou bien y passer la nuit.

— Six heures, c’est enregistré. Est-ce la même chose à Chicago ?

— Oui, Monsieur, dit l’officier en le fixant. Mais il est impossible d’entrer à Chicago par le sud… à cause du mur. Vous allez donc à Chicago ? Il faudrait alors que je vous fournisse une escorte armée.

— Non, je n’y vais pas. C’était seulement pour savoir.

— Bien, Monsieur.

Il fit signe à un garde et la grille fut ouverte.

— Six heures, Monsieur, répéta l’officier.

Cet avertissement corroborait certaines prévisions du rapport de l’Indic : les grandes villes avaient pris des mesures sévères pour réprimer le désordre dans la rue, et il était vraisemblable que la plupart d’entre elles avaient imposé de rigoureux couvre-feux du crépuscule à l’aube. Si un voyageur était encore en ville au crépuscule, il lui fallait se réfugier dans un hôtel.

Ce qui intriguait Chaney, c’était l’allusion au mur de Chicago. Voilà qui n’avait été ni prévu ni recommandé. Un mur entre quoi et quoi ? Chicago avait posé des problèmes depuis le début de son peuplement par des immigrants du Sud, dans les années cinquante – mais ce mur ?

La route sinueuse d’Elwood le conduisit à la grand-route. Il s’arrêta à un stop et attendit de pouvoir s’infiltrer dans le flot des voitures empruntant l’itinéraire 66. De l’autre côté de la route stationnait une voiture de police, dont l’occupant regarda d’un œil soupçonneux la plaque minéralogique de Chaney, et ensuite son visage. Ce dernier fit un signe de la main et se glissa dans le trafic. Le policier s’abstint de le suivre.

Une seconde voiture de police stationnait aux approches de la ville, et Chaney fut surpris de voir que les deux hommes qui en occupaient les sièges arrière paraissaient être des gardes nationaux en uniforme. On apercevait leurs fusils, baïonnette au canon. Son visage et sa plaque de voiture eurent droit à une nouvelle inspection, puis ce fut au tour de l’automobiliste qui le suivait.

— Parole d’honneur, mes braves, ce n’est pas moi qui vais déclencher une révolution, dit-il en aparté.

La ville paraissait presque normale.

Chaney trouva un parking près du centre et, non sans mal, une place de stationnement. Il lui paraissait scandaleux d’avoir à payer vingt-cinq cents pour une heure, et c’est à contrecœur qu’il mit dans le parcomètre deux fois cette somme, sur les fonds fournis par Seabrooke. Un balayeur opérant face à une devanture fermée lui indiqua le chemin de la bibliothèque publique.

Il attendit sur ses marches l’heure de l’ouverture – neuf heures. Deux voitures de la brigade mobile passèrent et chacun de leurs conducteurs était flanqué d’un garde armé. Les gardes le dévisagèrent, comme aussi le balayeur et tous les autres passants.

Une employée de la bibliothèque lui dit :

— Bonjour. Les journaux ne sont pas prêts.

Elle n’avait pas terminé le travail quotidien consistant à tamponner le nom de la bibliothèque sur chaque exemplaire, et à fixer une baguette d’acier dans la pliure centrale. Un présentoir vide attendait les journaux. Déchiffrant un titre à l’envers, Chaney lut :


REJET DE LA DEMANDE DE MISE EN LIBERTE PROVISOIRE DES CHEFS DE L’ETAT-MAJOR INTERARMEES


— Ça ne presse pas, dit Chaney. Je voudrais consulter les annuaires du Commerce et de l’Agriculture des deux dernières années, et le compte rendu des débats parlementaires pour les six ou huit dernières semaines.

Quant aux journaux quotidiens, il savait que Saltus et le commandant les achèteraient aussitôt arrivés en ville.

— Toutes les publications officielles sont dans la galerie numéro deux, à votre gauche. Puis-je vous aider ?

— Non, merci. J’ai l’habitude.

Il trouva ce qu’il cherchait, et s’installa pour lire.

La chambre basse du Congrès délibère, disait le compte rendu, sur un projet de réforme fiscale. (Chaney rit en lui-même : ce texte datait d’exactement trois semaines avant l’élection. À certains égards le débat était une leçon d’obstruction parlementaire.) Une poignée de représentants des États riches en pétrole et en ressources minières font valoir (en un assaut soutenu et comme s’ils se battaient pour une noble cause) que la prétendue réforme ne ferait que pénaliser les pionniers de l’industrie prêts à risquer leur capital dans la prospection de richesses nouvelles. Le député du Texas rappelle à ses collègues que de nombreux puits du Sud-Ouest sont taris – leurs réserves de pétrole épuisées – et que ceux de l’Alaska n’atteindront que dans dix ans le rendement prévu. Le consommateur américain, dit-il, sera confronté à un grave problème de pénurie de pétrole et d’essence dans un proche avenir ; et en passant, il lance une pointe aux services d’utilité publique en faisant remarquer que leur promesse d’énergie produite à peu de frais par des réacteurs nucléaires n’a pas été tenue.

Le député de l’Oregon réussit à placer un plaidoyer en faveur de l’abrogation de la loi interdisant l’abattage des arbres. Non seulement, dit-il, ce sont des bûcherons clandestins qui s’en chargent, mais des étrangers profitent de l’occasion pour inonder le marché de bois à bas prix. Le Président fait valoir que ces remarques ne se rapportent pas au sujet en discussion.

Le Sénat, semblait-il, opérait au train d’enfer qui lui était habituel.

Le sénateur du Delaware discute sur le but d’une résolution tendant à améliorer le statut des Indiens d’Amérique. Il explique que sa résolution aura pour effet de donner force de loi à celle qui a été votée en 1954, selon laquelle le contrôle gouvernemental exercé sur les Indiens doit prendre fin, et leurs richesses leur être restituées. C’est au Bureau des Affaires Indiennes qu’il incombe de prendre les mesures appropriées, ce qui n’a pas été fait, et la situation des Indiens est aussi lamentable qu’elle l’a jamais été ; le sénateur conjure ses collègues de faire de cette nouvelle résolution un examen approfondi, espérant qu’elle sera votée promptement.

Le commandant militaire du Sénat expulse des tribunes plusieurs personnes qui troublaient la séance.

Le sénateur de la Caroline du Sud invective contre un phénomène qu’il appelle « la marée alarmante des ignorantins ». Cette marée qui déferle maintenant des universités dans la politique et l’entreprise, il en rejette la responsabilité ignominieuse sur une gauche radicale acharnée à « rénover » et à simplifier l’enseignement de l’anglais suivant les conceptions mal inspirées de professeurs du supérieur, et il préconise un retour aux disciplines plus rigoureuses d’une époque où tous les étudiants savaient lire, écrire et parler correctement l’anglais d’Amérique hérité de leurs ancêtres.

Le sénateur de l’Oklahoma fait insérer dans le compte rendu le texte complet d’une information diffusée par une agence de presse. Chose regrettable, les grands journaux américains l’ont passée sous silence ou l’ont reléguée aux dernières pages, ce qui est préjudiciable à l’effort de guerre.


GRINNELL VISITE LE THEATRE DES OPERATIONS

Saigon (AP) : Le général David W. Grinnell est arrivé à Saigon samedi afin d’évaluer les progrès réalisés par les Forces Spéciales d’Asie du Sud pour prendre une part plus importante à l’effort de guerre.

Grinnell, dont c’était la troisième inspection de la zone des combats en deux ans, a déclaré qu’il s’intéressait vivement à la mise en application du « Programme Civique Asiatique », et qu’il envisageait d’avoir des entretiens avec les hommes combattant dans les campagnes pour acquérir une connaissance directe de la situation.

L’Amérique s’est engagée à accroître ses effectifs militaires, dont la cheville ouvrière est constituée par les excellentes South Asian Spécial Forces (SASF), et la visite de Grinnell a engendré des rumeurs sur l’éventualité d’une nouvelle concentration des troupes dans les secteurs éprouvés du nord. Le chiffre des combattants américains en Asie du Sud est évalué officieusement à deux millions, chiffre que le commandement militaire se refuse à confirmer ou infirmer.

Interrogé sur l’arrivée de renforts, Grinnell a dit : « C’est au Président d’en décider en temps opportun. » Le général Grinnell s’entretiendra avec les chefs militaires et les fonctionnaires civils sur tous les fronts avant de regagner Washington la semaine prochaine.


Démoralisé, Chaney n’en lut pas davantage. Désireux de se plonger dans un sujet moins déprimant et qui lui était plus familier, il ouvrit un exemplaire du dernier annuaire du Commerce et y chercha les tableaux statistiques qui étaient sa spécialité.

Les marmottes humaines n’avaient rien changé à leurs habitudes. Un indice utile sur les déplacements de population : le chiffre annuel des déménagements d’un État à l’autre ; à nouveaux sites nouveaux rites. Comme il l’avait prévu, les courants de migrations continuaient à confluer vers la Californie et la Floride, et les tableaux statistiques révélaient un accroissement correspondant du tonnage des denrées périssables et des biens de production que ces États devaient importer d’ailleurs. Les expéditions d’automobiles (neuves et montées) en Californie avaient subi une baisse prononcée, et Chaney en fut surpris. Il avait supposé que le projet d’interdiction des automobiles dans cet État à partir de 1985 aurait pour seul effet d’accélérer le courant ; qu’on en ferait en quelque sorte provision. Mais les chiffres semblaient indiquer que les autorités avaient trouvé un moyen de décourager ce stockage et d’affaiblir le marché en même temps. Une taxation prohibitive, très vraisemblablement. Le succès de cette politique devrait intéresser New York City.

Chaney commença à prendre des notes.

Une cloche sonnait à coups réguliers près de la bibliothèque et ce bruit inattendu l’arracha au livre dans lequel il était plongé. Des hommes âgés abandonnèrent la lecture des journaux pour se hâter vers la porte, ce qui lui fit prendre conscience du temps écoulé. Il était midi.

Chaney remit à leur place les publications officielles, et il regarda la bibliothécaire d’un œil critique. C’était une jeune fille, et non plus la femme d’un certain âge qui avait été de service à l’ouverture. Il l’étudia un moment et décida de la meilleure façon de l’aborder sans éveiller ses soupçons.

— Excusez-moi.

— Vous désirez ?

La jeune fille, qui lisait la revue Teen Spin, leva les yeux.

Chaney consulta son carnet.

— Vous rappelez-vous de quand date le mur de Chicago ? Le tout début de cette histoire ? Je n’arrive pas à trouver la date exacte.

La jeune fille fixa le vide au-dessus de sa tête et lui dit :

— Je crois que c’était en août… non, non, dans la dernière semaine de juillet. J’en suis à peu près certaine : fin juillet.

Ses yeux s’abaissèrent sur Chaney.

— Nous avons les collections des revues d’information ; je peux aller vous les chercher si vous voulez.

Elle avait mis Chaney sur la bonne voie.

— Ne vous dérangez pas, dit-il. Je vais chercher moi-même. Où sont ces collections ?

Elle pointa l’index derrière elle.

— Quatrième galerie, près des fenêtres. Les revues ne sont peut-être pas dans l’ordre chronologique.

— Je me débrouillerai. Merci.

Avant même de prendre la direction indiquée, il vit la tête de la jeune fille se pencher sur son magazine.

Le mur de Chicago suivait exactement la route de Cermak. Partant de Burnham Park au bord du lac (où ce n’était qu’une clôture de barbelés), il s’étendait vers l’ouest jusqu’à Austin Avenue, à Cicero, où il se terminait finalement en un autre réseau de barbelés dans un quartier résidentiel habité par des Blancs. Le mur lui-même était bâti de ciment et de blocs de mâchefer ; de voitures sacrifiées ou volées, de carcasses d’autobus incendiés, de voitures de police sabotées, de camions à semi-remorque dégarnis et saccagés ; de meubles disposés en hauteur, de morceaux de béton, de briques, de débris, d’ordures, d’excréments ; il s’y trouvait deux cadavres entre Ashland Street et Paulina Street. Son édification remontait à la nuit du 29 juillet, troisième nuit d’une grande émeute au long de la route de Cermak ; et ensuite il avait été prolongé et renforcé délibérément jusqu’à devenir une barricade de vingt-cinq kilomètres coupant la ville en deux.

Les Noirs vivant au sud de la route de Cermak avaient commencé à l’élever au plus fort de l’émeute pour empêcher le passage des policiers et des pompiers ; et ils avaient ensuite bénéficié du concours de leurs adversaires de race blanche. Les cadavres étaient ceux de deux hommes qui avaient eu l’imprudence de vouloir traverser le mur.

Il était impossible de le franchir, ce qui rendait inutilisables les artères nord-sud croisant la route de Cermak. L’autoroute de Dan Ryan avait été dynamitée à la hauteur des 35e et 63e rues ; la ligne de Stevenson était coupée à Pulaski Road. D’après les reconnaissances aériennes du secteur, toutes ces rues importantes étaient bloquées, en tout cas rendues impropres à la circulation ; des incendies faisaient rage dans le quartier de South Halsted, où erraient des animaux qu’on avait lâchés de leurs parcs à bestiaux. Forces de police et patrouilles militaires faisaient des rondes au nord du mur, et c’était l’affaire des militants noirs au sud. Le gouvernement n’essayait pas de forcer l’obstacle, estimant sans doute que le temps travaillait pour lui. Le trafic routier et ferroviaire en provenance de l’est et du sud décrivait un vaste crochet pour contourner la zone dangereuse ; le trafic aérien civil était limité aux hautes altitudes. Des barrages étaient établis sur différentes routes.

Au nord du mur les émeutes avaient fait trois cents morts et au moins deux mille blessés. Le chiffre des pertes subies par l’autre camp n’était pas connu.

Dans la seconde semaine d’août les troupes avaient encerclé le sud de la ville et s’étaient retranchées pour en faire le siège ; il fallait une autorisation spéciale pour pénétrer dans la zone investie et seuls les réfugiés blancs pouvaient en sortir ; le nombre approximatif de ces réfugiés fut évalué à six mille, chiffre très inférieur, d’après les renseignements disponibles, à celui de la population blanche vivant en territoire rebelle. Jour après jour des commandos étaient lancés, sans grand succès, pour tenter de délivrer les familles blanches restées dans cette zone. Il était impossible d’y pénétrer par le nord mais les patrouilles opéraient en partant de l’ouest et du sud et leurs incursions vers le nord atteignaient parfois l’aéroport de Midway. Les réfugiés étaient relogés dans des banlieues de l’Illinois et de l’Indiana.

Le nord de Chicago avait été déclaré en état de siège, avec un rigoureux couvre-feu du crépuscule à l’aube. On tirait à vue la nuit, sur les contrevenants et ils étaient identifiés le lendemain, lorsqu’on pouvait évacuer leurs corps. Le sud de Chicago n’avait pas de couvre-feu mais les fusillades, nuit et jour, y étaient continuelles.

À la fin d’octobre, à une semaine des élections, la moitié nord de la ville était relativement calme ; on continuait à faire feu depuis le mur à la faveur de l’obscurité, mais ce n’était qu’un tir de harcèlement, et les forces de l’ordre avaient reçu une nouvelle consigne, ne tirer que lorsqu’elles étaient attaquées. Cette partie de Chicago continuait à être alimentée en eau mais l’électricité était rationnée.

Le matin du dimanche précédant l’élection, quelque deux cents Noirs sans armes s’étaient approchés du front tenu par l’armée à Cicero Avenue et avaient demandé asile au nord. Ils avaient été repoussés. Washington avait annoncé que le siège portait ses fruits et allait mettre fin à la rébellion. La faim et la maladie auraient raison du mur.

Chaney se dirigea à grands pas vers le présentoir à journaux. Les éditions du jeudi matin confirmaient les prévisions données la veille : le président Meeks l’avait emporté dans tous les États sauf trois. Sa victoire était un véritable raz de marée. Un éditorial de la presse locale applaudissait à sa réélection et déclarait qu’il était ainsi récompensé d’avoir su, lors de l’affrontement de Chicago, se montrer à la hauteur de la situation.


Brian Chaney sortit de la bibliothèque et s’arrêta sur ses marches sous un froid soleil de novembre. Il éprouvait un sentiment de peur, de désarroi, de désorientation. Une voiture de la police municipale vint à passer, avec un garde armé à côté du conducteur.

Chaney savait pourquoi ils le dévisageaient tous deux si attentivement.

X

Il errait sans but dans la rue, regardant les étalages des boutiques qui n’étaient pas barricadées de planches, et les automobiles en stationnement. Celles qui étaient visiblement les plus neuves ne se différenciaient guère des autres ; personnellement, Chaney était heureux de voir que les usines de Détroit s’éloignaient de la politique qui consistait à sortir des modèles nouveaux tous les ans, pour en revenir à la production plus équilibrée qui prévalait trente ans auparavant.

Chaney s’arrêta à la poste pour envoyer une carte à un vieil ami de l’Indiana Corporation, et constata que le prix du timbre avait augmenté de 10 cents. Il se promit de n’en pas souffler mot à Katrina. Elle lui reprocherait sans doute d’avoir pollué le futur.

Une devanture d’épicerie était entièrement recouverte d’affiches énormes annonçant de grosses réductions sur tous les articles : dix mille et une bonne affaire à réaliser. Poussé par sa curiosité de futurologue, Chaney entra dans la boutique. Les pommes se vendaient 25 cents les deux, le pain 45 cents la miche d’une livre, le lait 99 cents le demi-gallon, les œufs un dollar la douzaine, le bœuf haché 1 dollar 29 cents la livre. Le bœuf était bien lardé. Il se pencha sur le comptoir pour voir le prix de son steak favori : 2,49 la livre. Cédant à une impulsion, il paya 90 cents une petite boîte d’une nourriture appelée capsules lunaires : c’étaient des bonbons de trois parfums différents, enrichis de vitamines. Au dos de la boîte, une notice publicitaire : la NASA donnait ces capsules aux astronautes vivant sur la lune pour multiplier par trois la longueur de leurs sauts.

La boutique tirait fierté d’une certaine innovation.

Les clients y disposaient d’un salon meublé de fauteuils moelleux et d’un poste de télévision à grand écran. Chaney se laissa tomber dans un fauteuil. Il était curieux de voir ce qu’offraient les nouveaux programmes, mais il fut vite déçu. Il n’eut droit qu’à une interminable émission publicitaire sur les produits en vente dans la maison, sans le moindre intermède distrayant pour en rompre la monotonie. Il chronométra cette émission : vingt-deux réclames en quarante-quatre minutes, avant que le programme, enregistré sur une boucle sans fin ne recommence.

Une seule réclame lui fit une impression durable.

Une fille d’une grande beauté, magnifiquement bronzée, était étendue, nue, sur un nuage blanc teinté de rose ; un ruban de fumée ondulait et se lovait pour caresser amoureusement son corps safrané, le lécher de ses langues vaporeuses. La fille fumait une cigarette dorée. Elle était plongée dans un rêve indolent, les paupières closes, les cuisses animées parfois d’un mouvement langoureux, réaction euphorique à un baiser du nuage de fumée. C’était sans paroles, à l’exception de ce court message qui apparaissait sur l’écran toutes les deux minutes en dessous du nu : Montez au septième ciel avec Golden Marijane.

Chaney décida que les seins de la fille étaient un peu petits et plats pour son goût.

Lorsqu’il eut quitté la boutique pour retrouver sa voiture, il trouva sur son pare-brise un avis de contravention. Ayant dépassé la durée de stationnement autorisée, il était condamné à une amende : deux dollars s’il payait le jour même. Chaney griffonna quelques mots sur une page arrachée à son carnet et l’introduisit dans l’enveloppe destinée à recevoir les deux dollars ; et il glissa le tout dans une boîte fixée à un parcomètre voisin. Il espérait que la police locale apprécierait sa délicate attention.

Cela fait il sortit du parking et reprit le chemin d’Elwood. Il disposait de quelques heures avant le couvre-feu mais il en avait fini avec Joliet – et il en aurait bientôt terminé avec 1980. Le climat lui en paraissait plus froid et inhospitalier que ne le suggérait le thermomètre.

Une voiture de police de l’État, stationnant aux limites de la ville, observa son départ.


Le corps de garde était éclairé à l’intérieur et occupé par un officier et deux soldats de la police militaire – autre personnel mais mêmes formalités que le matin à sa sortie du Centre.

— Vous entrez au Centre, Monsieur ?

Le regard de Chaney alla se poser, au-dessus du capot de sa voiture, sur la grille qu’atteignait presque son pare-chocs avant.

— Oui, une idée comme ça.

— Laissez-passer et papiers d’identité, s’il vous plaît.

Chaney s’exécuta. L’officier examina les documents par deux fois et regarda attentivement la photo d’identité, pour la comparer ensuite avec la physionomie de Chaney.

— Vous êtes allé à Joliet ?

— Oui.

— Mais pas à Chicago ?

— Non.

— Vous êtes-vous procuré des armes pendant que vous étiez hors du Centre ?

— Non.

— Bien, Monsieur. (Il fit signe au garde, qui ouvrit la grille.) Passez, dit l’officier.

Brian franchit l’entrée d’Elwood et se dirigea vers le parking situé derrière le laboratoire. Les deux autres autos avaient disparu, tout comme aussi la pièce neuve de vingt-cinq cents.

Il vida ses poches et se délesta de ce qu’il dissimulait sous son veston, ce qui lui fit souvenir, à sa consternation, qu’il n’avait pas pris une seule photo : pas le moindre cliché flou de policeman à l’œil torve ou de balayeur ardent à la tâche. Cet oubli serait de nature à être accueilli assez fraîchement. Chaney mit une cassette dans le magnétophone, et ouvrit son carnet d’un geste sec ; il pensait avoir de quoi remplir haut la main deux ou trois bandes avec un compte rendu oral pour Katrina et Gilbert Seabrooke. Sa sténo personnelle était schématisée à l’extrême, indéchiffrable pour tout autre que lui-même – mais la longue expérience acquise dans son réservoir à matière grise lui permit de pondre un compte rendu résumant honorablement les notes prises sur les annuaires du Commerce et de l’Agriculture. Des jugements s’intercalaient dans le relevé des faits, des hypothèses savantes dans les statistiques, pour faire de l’ensemble ce que Seabrooke attendait : un aperçu solide du futur.

Sur la dernière bande il enregistra tout ce qu’il se rappelait du compte rendu des débats parlementaires ; puis, après une pause, demanda à Katrina si elle savait ce que faisait maintenant le général Grinnell. Très actif, ce vieux chef.

Chaney laissa son matériel sur le siège de la voiture, et en sortit pour se dégourdir les jambes. Il regarda le ciel vers l’ouest pour mesurer combien de temps il lui restait avant la tombée de la nuit – une ou deux heures environ. Sa montre marquait 6 h 38 mais elle avançait de deux heures sur celle du sous-sol ; il était encore loin de la limite de cinquante heures prescrite par les ingénieurs.

Poussé par la curiosité, le futurologue décida de faire un tour.

Marchant à grandes foulées souples, il prit le chemin familier de la caserne, mais, surprise, elle était dans l’obscurité et fermée par un cadenas. Voilà qui donnait à réfléchir. Le bâtiment était-il abandonné ?

L’avait-il quitté ? Moresby, Saltus et lui-même n’étaient-ils plus au Centre ?

Ce jour, cette heure, cet instant présent, se situait deux ans après les essais réussis du TDV, deux ans après que les animaux eurent cédé la place aux hommes dans cette machine à explorer le temps, deux ans après les premiers essais sur le terrain et la date prévue pour l’enquête sur Chicago. Tout ce travail était entièrement terminé – mission accomplie.

N’était-il pas raisonnable de supposer que l’équipe avait été dissoute, et que ses membres avaient réintégré leurs emplois respectifs en différents coins du globe. Moresby, Saltus, lui-même, étaient-ils maintenant occupés ailleurs ? (Au fait, la carte postale, il aurait aussi bien pu se l’envoyer à lui-même en l’adressant à l’Indic.)

Ni Gilbert Seabrooke ni Katrina n’avaient jamais fait la moindre allusion à de futurs projets prévus pour l’équipe ; Chaney avait supposé que leur mission prendrait fin après la réalisation de l’enquête sur Chicago, et il n’avait pas envisagé de rester à Elwood. Il ne pouvait imaginer qu’il en aurait jamais le désir. À une restriction près, naturellement. Il ferait bon accueil à l’idée d’un sondage dans la direction opposée : ce serait un pur enchantement que de fureter et fouiller dans la Palestine ancienne avant l’arrivée de la Dixième Légion Romaine – bien avant son arrivée.

Il se trouva dans la rue E.

La zone réservée aux loisirs ne semblait pas avoir subi le moindre changement. Le théâtre n’était pas encore ouvert, son parking était vide. Le club des officiers était déjà brillamment éclairé et l’on y jouait de la musique, mais tout près de là, le club réservé à la troupe était plongé dans l’obscurité et le silence. La piscine était fermée pour l’hiver, et sa grille cadenassée. Chaney regarda à travers la palissade mais ne vit qu’un patio désert, et une bâche tendue sur le bassin. Fauteuils, bancs, tables et parasols avaient été rentrés, et il ne subsistait là que des souvenirs se heurtant à la froide réalité de cette soirée de novembre.

Se détournant de ce spectacle, Chaney commença à errer sans but dans le Centre. Tout y paraissait parfaitement normal. Des automobilistes passaient, la plupart se rendant à la cantine ; il était la seule personne à pied. Le bruit d’un avion lui fit lever la tête et fouiller le ciel. L’appareil n’était pas visible – sans doute volait-il au-dessus de l’épais plafond de nuages – mais son vrombissement indiquait sa direction ; il empruntait un couloir aérien entre Chicago et Saint Louis, un couloir parallèle à la voie ferrée. Après quelques minutes, Chaney n’entendit plus rien, et il sentit quelque chose d’humide s’écraser sur son visage levé vers le ciel, une fois, deux fois, trois fois : les premiers flocons d’une neige dont il avait flairé la promesse dans l’air du matin.

Chaney rebroussa chemin.

Il y avait maintenant trois voitures en stationnement derrière le laboratoire. Ses compagnons étaient de retour. Aucun d’eux ne languissait dans une des prisons de Joliet, où l’on devait pouvoir se faire coffrer, se dit Chaney, avec une facilité dérisoire. Chaney leva le capot de la voiture la plus proche et posa la main sur le bloc moteur. Il était si chaud que sa peau en fut presque brûlée. Il ferma le capot d’un coup sec et ramassa l’attirail qu’il avait laissé sur le siège de sa propre voiture.

Il ouvrit la porte des opérations en faisant tourner les clefs jumelles dans leurs serrures. Une sonnette retentit dans le sous-sol tandis que la porte s’ouvrait en douceur.

— Saltus ! Hé là-bas… Saltus !

Le bruit douloureux le frappa, presque comme un impact physique. C’était comme si une bande compacte de caoutchouc lui frappait le tympan, ou comme un marteau ou un maillet écrasant un bloc d’air comprimé, puis rebondissant avec un soupir frémissant. Le véhicule était catapulté sur sa trajectoire temporelle vers sa base de départ. Ce bruit faisait mal.

Chaney entra précipitamment et referma la porte derrière lui.

— Saltus ?

Une silhouette puissante aux cheveux de sable entra par la porte ouverte de l’abri antiatomique.

— Où diable étiez-vous, civil ?

Chaney descendit les marches par volées de deux ou trois. Arthur Saltus l’attendait en bas, une poignée de films à la main.

— Là-bas, là-bas, riposta Chaney. Et puis j’ai vadrouillé par ici dans ces lieux déserts, épiant à travers les palissades, reniflant dans les fentes et jetant des regards furtifs par les fenêtres des maisons. Aucune trace de nous. Je crois bien que nous sommes partis d’ici, commandant. Nous avons été congédiés, et la caserne bouclée. J’espère que nous avons eu droit à des primes substantielles.

— Dites donc, civil, avez-vous bu ?

— Non, mais je boirais bien. Qu’y a-t-il en magasin ?

— Vous avez bu, dit Saltus sèchement. Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Nous vous avons cherché dans toute la ville.

— Pas dans la bibliothèque.

— Bon Dieu ! Ça ne m’étonne pas de vous, et nous n’y avons pas pensé. Un vrai rat de bibliothèque ! Que pensez-vous de 1980, M’sieur ?

— Pas grand bien, et ce sera encore pire lorsque j’y vivrai. Cette poule mouillée a été réélue, et le pays va à sa ruine. Il l’a emporté dans quarante-huit États, c’est un vrai raz de marée. Vous avez vu les résultats ?

— Je les ai vus, et à l’heure qu’il est William a annoncé la nouvelle à Seabrooke, qui téléphone au Président. Il va fêter ça ce soir. Mais moi, je ne vais pas voter pour lui, M’sieur… Je sais que je n’ai pas voté pour lui. Et si je suis aux États-Unis à cette époque – maintenant – je choisirai un des trois États qui ont voté pour l’autre type, le vieux Machin-chouette, l’acteur.

— L’Alaska, l’Utah, et Hawaii.

— Comment est-ce, l’Utah ?

— Sec, désert et resplendissant de radioactivité.

— Alors, disons Hawaii. Vous allez retourner en Floride ?

Chaney fit non de la tête.

— Je me sentirais plus en sécurité dans l’Alaska.

— Vous n’avez pas eu d’ennuis ? dit Saltus vivement.

— Nullement ; je marchais sans bruit et j’avais aux lèvres un sourire angélique. J’ai été poli envers une bibliothécaire timide. Je n’ai pas été insolent envers les flics, et je n’ai pas acheté de porc dans une épicerie. Mais quelqu’un, dit-il en riant, va devoir fournir des explications sur un certain ticket de parcomètre lorsque la police, renseignée par le numéro de ma voiture, viendra faire sa petite enquête dans ce Centre.

Saltus interrogea Chaney du regard, et ce dernier lui expliqua :

— J’ai eu une contravention pour avoir dépassé le temps de stationnement autorisé. Vous connaissez le système : deux dollars à mettre dans une enveloppe, et l’enveloppe dans une boîte spéciale. Je ne l’ai pas fait, Commandant. J’ai rompu une lance pour la liberté. J’ai mis dans l’enveloppe un message.

— Quel message ?

— « Nous triompherons. »

Saltus essaya vainement de réprimer un rire nerveux. Il dit au bout d’un moment :

— Seabrooke va vous saquer, M’sieur.

— Il n’aura pas ce plaisir. Je compte être loin d’ici quand viendra 1980. Vous avez lu les journaux ?

— Les journaux ! Nous les avons tous achetés sans exception ! William faisait main basse sur tous ceux qu’il trouvait… et commençait par y lire son horoscope. Il était lugubre ; la conjonction était mauvaise, disait-il – négative.

Se retournant, Saltus désigna les journaux étalés sur l’établi.

— J’étais en train de les photographier quand vous êtes arrivé, c’est plus vite fait que de les enregistrer au magnétophone ; je pourrai en tirer des épreuves grandeur nature quand nous serons de retour – ou encore plus grandes si ça leur fait plaisir.

Chaney se dirigea vers les journaux et se pencha pour examiner la page qui se trouvait sous l’objectif.

— Je n’ai lu que les résultats de l’élection et un éditorial.

Au bout d’un moment il cria, tout surexcité :

— Vous avez vu ? La Chine a envahi Formose, elle s’en est emparée !

— La suite ! Lisez la suite, dit Saltus. Ça, c’est arrivé il y a trois semaines, et c’est maintenant que ça va mal à Washington. Le Canada a avalisé officiellement la prise de Formose et prend sous son bonnet un projet visant à expulser Formose des Nations Unies et à donner le siège à la Chine. On parle de rompre les relations diplomatiques avec le Canada et de masser des troupes sur ses frontières. Ce sera un beau gâchis ! Je me moque bien des diplomates et des relations diplomatiques, mais je trouve que ce n’est vraiment pas le moment de nous faire un nouvel ennemi.

Chaney essayait de lire entre les lignes.

— La Chine, c’est certain, a besoin du blé canadien, et Ottawa, c’est non moins certain, a beaucoup de goût pour l’or chinois. C’est une épine au pied de Washington depuis trente ans. Vous collectionnez les timbres ?

— Moi ? Non.

— Il y a quelques années, les citoyens américains se sont vu interdire l’achat de timbres chinois à des marchands canadiens ; leur acquisition et leur possession étaient punies par la loi. Washington se ridiculisait, une fois de plus.

Chaney se tut et continua à lire le journal.

— Si cette information est sérieuse, Ottawa a fait une fameuse affaire ; le Canada vendra à la Chine assez de blé pour nourrir deux ou trois de ses provinces. Le prix au comptant n’a pas été rendu public, ce qui est significatif – la Chine n’a pas acheté que du blé. La reconnaissance diplomatique, et la position canadienne sur l’exclusion de Formose des Nations Unies étaient probablement incluses dans le contrat de vente. Voilà ce qui s’appelle faire du commerce !

— Les Chinois sont aussi de bons tireurs. Je ne peux pas les souffrir mais je ne les sous-estime pas.

Il tourna une page de journal et recadra.

— À quelle heure êtes-vous arrivé ce matin ? Par quel miracle étiez-vous en avance ?

— Je suis arrivé à 7 h 55. Je ne sais pas pourquoi.

— Ce vieux William était contrarié, M’sieur. Nous devions être ici avant vous et vous avez bousculé l’ordre hiérarchique.

— Je serais bien en peine de l’expliquer, dit Chaney sur un ton d’impatience. C’est comme ça et c’est tout. Ce gyroscope n’est pas aussi perfectionné que les ingénieurs veulent bien le prétendre. Ces protons de mercure, peut-être faut-il les régler, les recharger ou je ne sais quoi. Et vous, vous avez atteint l’objectif ?

— En plein dans le mille. William a manqué le sien de trois ou quatre minutes. Je parie que Seabrooke ne sera pas content.

— Et moi, je n’ai pas sauté de joie ; je comptais être accueilli par vous et le commandant. Je me demande ce qu’un long voyage nous réserve. Ces fameux protons, seront-ils seulement capables de trouver l’an 2000 ?

— S’ils en sont incapables, eh bien, nous serons perdus tous les trois dans le brouillard, sans boussole ; nous n’aurons plus qu’à nous catapulter jusqu’ici et leur dire, en fait de compte rendu : c’est raté.

Saltus manipula l’appareil pour photographier une autre page.

— Dites, vous avez vu les filles ?

— Deux bibliothécaires. Elles étaient assises.

— Vous avez raté quelque chose de sensationnel. Elles sont drôlement coiffées – ne me demandez pas comment – et leurs jupes sont si courtes qu’elles ne leur couvrent même pas la poupe. Non, tout de même, en novembre ! Elles portent presque toutes des bas longs pour avoir chaud aux jambes – mais le cul gelé – et la couleur des bas est généralement assortie à celle des lèvres : rouge, bleu, tout ce que vous voudrez. C’est la dernière mode, je suppose. Ah, ces filles !

Il manipula de nouveau l’appareil et tourna une page de journal.

— Je leur ai parlé, je les ai photographiées, j’ai réussi à me faire donner le numéro de téléphone d’une pépée, à inviter une jolie blonde au restaurant – ça ne m’a coûté que huit dollars pour nous deux. Pas trop cher, à tout prendre. Les gens d’ici sont exactement comme nous, M’sieur. Ils sont amicaux, et ils parlent anglais. Cette ville, c’était comme une douce escale pour des marins en permission.

— Pourquoi voulez-vous qu’ils soient différents de nous ? Ils ne sont qu’à deux années de nous.

— Je plaisantais, civil.

— Excusez-moi.

— Vous ne plaisantiez jamais dans votre réservoir à matière grise ?

— Si, bien sûr. Par exemple un mathématicien a voulu nous prouver que le système solaire n’existe pas…

— Par A + B ? dit Saltus, se retournant l’air tout étonné.

— Oui. Son raisonnement couvrait trois pages. Il prétendait que s’il se tournait vers l’est et récitait tout haut ces trois pages, tout s’en irait en fumée.

— Eh bien, j’espère qu’il ne va pas nous faire le coup ; oui, j’espère bien qu’il ne va pas essayer son système, histoire de voir si ça marche. J’ai une raison pour ça. Une bonne raison.

Saltus étudia le civil un long moment.

— Dites-moi, êtes-vous capable de la boucler ?

— Oui. Une confidence ? dit Chaney, sur ses gardes.

— Il ne faut même pas le dire à William ni à Katrina.

Chaney était mal à l’aise.

— Est-ce que ça a rapport à moi, à mon travail ?

— Non… vous n’avez rien à voir là-dedans, mais il faut me promettre de ne pas le répéter, quoi qu’il arrive. Moi-même, je n’en dirai rien à mon retour. C’est un secret à garder.

— Très bien. Je le garderai.

— Je me suis arrêté au greffe en passant et j’y ai consulté… les registres de l’état civil… ce que vous appelez des statistiques démographiques. Et j’ai trouvé ce que je cherchais. Cela datait de mars dernier, il y a huit mois. Mon certificat de mariage, dit Saltus avec un large sourire.

Ce fut, pour Chaney, comme un coup au creux de l’estomac.

— Katrina ?

— La seule et unique, la belle Katrina. Oui, M’sieur, je suis un homme marié ! Et cet homme marié vient de courir après les filles et même d’en inviter une à déjeuner. Quelle explication pourrais-je en donner ?

Brian Chaney se rappela le mot qu’il avait trouvé sur son appareil photo ; effectivement ce message lui avait paru froid, impersonnel, distant, même. Il revit la caserne aux portes cadenassées, ces lieux qui semblaient vides et déserts. Il les avait quittés, le commandant Moresby aussi. Il récita :

— « Pour remplir nos devoirs armons-nous de courage,

Dussions-nous n’y trouver pas le moindre avantage. »

De John Wesley, je crois.


Chaney détournait la tête pour cacher son émotion ; il ressentait une perte cruelle, et il se doutait que cela pouvait se lire sur son visage ; aussi voulait-il éviter d’avoir à s’expliquer à cet égard ou à biaiser péniblement. Il rangea les lourds vêtements qu’il avait portés au-dehors et remit en place la caméra et les films de nylon inutilisés. Il retira les cassettes du magnétophone, qu’il serra dans le magasin. Puis il eut l’idée de remettre ses papiers d’identité et son laissez-passer dans leur enveloppe décachetée – avec le mot de Katrina – et plaça l’enveloppe bien en évidence sur l’établi.

Saltus avait achevé son travail et retirait le film de son appareil. Il avait laissé les journaux en désordre sur l’établi.

Chaney en fit une pile ordonnée. Une fois qu’il eut terminé cette corvée, il remarqua le titre :


REJET DE LA DEMANDE DE MISE EN LIBERTE PROVISOIRE DES CHEFS DE L’ETAT-MAJOR INTERARMEES


— Qu’ont-ils fait ? demanda-t-il.

Saltus le regarda avec stupeur.

— Mais bon sang, qu’est-ce que vous avez foutu là-bas, vous le civil ?

— Je n’ai pas pris la peine de lire les journaux.

— Mais quoi ?… Vous êtes aveugle ? Ce n’est pas pour rigoler que les flics font des patrouilles dans la ville. Et que la police d’État est armée jusqu’aux dents.

— Non… c’est à cause de l’affaire de Chicago. À cause du mur.

— Bon sang de bon Dieu !

Arthur Saltus traversa la pièce à grands pas et vint se planter devant Chaney. Face à tant de naïveté, il perdait soudain patience.

— Pardonnez-moi de vous dire ça tout cru, mais on a parfois l’impression que vous n’avez jamais quitté votre tour d’ivoire de l’Indiana, que vous êtes resté dans les nuages. Vous n’avez pas l’air de savoir ce qui se passe dans le monde, tellement vous avez le nez fourré dans vos foutues statistiques. En garde, Chaney ! En garde avant d’être mis hors de combat. L’état de siège a été proclamé, dit Saltus en pointant son long index sur les journaux empilés. Les chefs de l’état-major interarmées sont le général Grinnell, le général Brandon et l’amiral Elstar, les têtes du complot. Ils ont essayé de jouer un tour au Président mais ils se sont fait prendre, ils… quel est ce mot français ?

— Quel mot français ?

— Pour dire qu’on s’empare du pouvoir.

Coup d’État, dit Chaney, abasourdi.

— C’est ça, un coup d’État. Ils sont entrés en force dans la Maison-Blanche pour y arrêter le Président et le Vice-président, et ils ont tenté de renverser le gouvernement par les armes. Notre propre gouvernement, M’sieur ! En Amérique du Sud on voit ça tous les jours, mais ici, dans notre pays, vous vous rendez compte ?

Saltus se tut et fit un effort visible pour se maîtriser. Au bout d’un moment, il dit :

— Vous m’excuserez, M’sieur. J’ai perdu mon sang-froid.

Chaney ne l’écoutait pas. Il se précipitait sur les journaux.

Ce n’était pas arrivé à la Maison-Blanche, mais à Camp David, résidence de campagne du Président.

Une panne d’électricité a plongé la région dans l’obscurité peu avant minuit, un lundi, veille de l’élection. Après la clôture de sa campagne en vue de se faire réélire, le Président prend l’avion pour Camp David afin de s’y reposer. Le système de secours prévu pour faire face à la coupure du courant ne fonctionne pas, et le Camp reste dans l’obscurité. Les deux cents hommes chargés de protéger la résidence se replient sur la petite ceinture de défense où ils doivent se regrouper en cas de situation critique, prenant ainsi position autour des bâtiments principaux occupés par le Président, le Vice-président et leurs aides de camp. Ils décident de ne pas se réfugier sous terre puisqu’il n’y a pas d’indice d’attaque armée. L’amiral Elstar se trouve parmi les personnalités présentes ; il débat avec le Président des opérations futures dans les mers d’Asie du Sud.

Trente minutes après le début de la panne, les généraux Grinnell et Brandon arrivent en voiture et sont autorisés à franchir la ligne de défense. Sur les ordres du général Grinnell les troupes font demi-tour sur place ; encerclant et isolant les bâtiments, elles semblent attendre des ordres. Les deux généraux pénètrent alors dans le bâtiment principal – l’arme haute – et informent le Président et le Vice-président qu’ils sont arrêtés par le commandement militaire, eux et tous les civils se trouvant dans ce secteur. L’amiral Elstar se joint à eux et annonce que les chefs de l’état-major interarmées assument le gouvernement des États-Unis pour une période de temps indéterminée ; il exprime son mécontentement sur la mauvaise gestion du pays par les civils et sur l’insuffisance de l’effort de guerre, et déclare que les chefs d’état-major ont été contraints à ce coup de force. Le Président semble accueillir ces nouvelles avec calme et n’oppose aucune résistance aux chefs militaires ; il demande à ses partisans d’éviter toute violence et de coopérer avec les officiers rebelles.

Les civils sont parqués dans une grande salle à manger et enfermés à clef. Aussitôt laissés à eux-mêmes, les aides de camp sortent des masques à gaz précédemment dissimulés dans cette salle ; les prisonniers mettent ces masques et se couchent sous les lourdes tables pour attendre les événements. Dehors on tire au mortier.

Le courant est rétabli à une heure juste. La fusillade cesse.

Des agents du FBI, portant eux aussi des masques à gaz, font irruption par la porte opposée et informent le Président que la rébellion est matée. Les chefs d’état-major et leurs troupes ont été capturés, sous le couvert d’un barrage de gaz, par un nombre non publié d’agents des services secrets, secondés par des officiers de police fédéraux. Les pertes subies par les troupes ont été réduites au minimum. Les chefs d’état-major sont indemnes.

Le Président et sa suite sont ramenés à Washington en hélicoptère, et le chef de l’État ordonne la remise en marche immédiate de toutes les chaînes de télévision pour annoncer la nouvelle de la tentative de coup d’État et de son échec. Le Congrès est convoqué en séance extraordinaire, et, sur la requête du Président, déclare le pays en état de siège. L’affaire est terminée.

Un porte-parole de la Maison-Blanche a fait savoir que le complot était connu de longue date, mais a refusé de révéler la source de cette information. Si on a laissé les choses aller aussi loin, a-t-il dit, c’est pour identifier les troupes sur lesquelles s’appuyaient les chefs militaires et connaître leur importance. Le porte-parole de la Maison-Blanche a déclaré que les rumeurs selon lesquelles ces troupes avaient été intoxiquées par des gaz psychotoxiques étaient dénuées de tout fondement, que les conjurés étaient accusés de haute trahison et incarcérés dans des prisons séparées, et qu’il se refusait à en préciser l’emplacement – tout ce qu’il pouvait indiquer c’est qu’elles se trouvaient dispersées à une certaine distance de Washington. Il s’est refusé, de même, à répondre aux questions relatives au nombre d’agents du FBI et d’officiers de police judiciaire ayant pris part à la répression, traitant par le mépris les rumeurs officieuses selon lesquelles il avait fallu mobiliser des milliers d’hommes pour mater le complot.

Seule information digne de foi : un grand nombre d’entre eux seraient restés dissimulés aux environs de Camp David plusieurs jours avant les événements. Mais tout ce que le porte-parole de la Maison-Blanche a accepté de reconnaître, c’est que les deux groupes de défenseurs avaient sauvé le Président et son entourage en témoignant d’un grand courage.


Brian Chaney ne s’aperçut pas que la lumière s’affaiblissait ; il n’entendit pas la douloureuse bande de caoutchouc lui claquer sur le tympan, ni le maillet massif écraser le bloc d’air comprimé, puis rebondir avec un doux soupir huileux. Il ne savait pas qu’Arthur Saltus l’avait quitté ; se retournant, il s’aperçut qu’il était seul.

Chaney parcourut des yeux l’abri et cria : « Saltus ! » Il n’y eut pas de réponse.

Il se dirigea à grands pas vers la porte et cria dans le couloir. « Saltus ! »

Des échos retentirent, puis ce fut le silence. Le lieutenant de vaisseau sortait du véhicule à sa base de départ.

— Écoute, Saltus, la voix qui te parle de la tour d’ivoire. Écoute-moi ! Combien veux-tu parier que le Président n’a pas risqué sa peau précieuse, sa peau à lui, sous une table de salle à manger ? Combien veux-tu parier qu’il a envoyé un sosie à Camp David. Ce n’est pas un héros au grand cœur, ce n’est pas un Bayard ; il ne pouvait pas être certain de l’issue du combat.

Chaney s’engagea dans le couloir.

— C’est nous qui l’avons prévenu, espèce d’idiot – c’est nous qui lui avons ramené la nouvelle. C’est nous qui l’avons informé du complot et de sa réélection. Tu t’imagines qu’il aurait eu le cran de risquer sa peau ? Sachant qu’il serait réélu le lendemain pour un nouveau mandat de quatre ans ? Tu crois cela, Saltus ?

Les caméras de contrôle le regardaient, sous les lumières crues.

Dans la salle des opérations, le TDV venait le récupérer avec un souffle d’air explosif.

Chaney tourna les talons et entra dans l’abri. Les journaux étaient empilés, le matériel bien rangé, les vêtements soigneusement pendus sur des portemanteaux. Il était revenu de sa mission et se préparait à quitter les lieux en ne laissant presque aucune trace de son passage.

Ses yeux tombèrent sur l’enveloppe décachetée contenant les instructions de Katrina, ses papiers d’identité, son laissez-passer. Ce message froid, impersonnel, distant – impassible, réservé. La femme d’Arthur Saltus lui donnant les instructions de dernière minute pour l’essai sur le terrain. Elle habitait toujours au Centre ; elle travaillait toujours pour le Bureau et son projet secret. Quant à son mari, à moins d’avoir été réaffecté à une unité combattante, il vivait avec elle.

Mais la caserne était dans l’obscurité, sa porte cadenassée.

Brian Chaney avait l’intime conviction qu’il était parti, que lui et le commandant avaient quitté le Centre. Il ne croyait pas aux boules de cristal, à la clairvoyance, aux intuitions ou prémonitions. Il laissait au commandant Moresby toutes ces balivernes, bonnes à mettre dans le même sac que les élucubrations de ses prophètes de pacotille. Et pourtant une conviction était ancrée dans son esprit.

Il n’était plus ici en novembre 1980.

XI

Chaney sentait qu’il y avait quelque chose de changé dans ses rapports avec ses collègues. Il n’aurait su préciser la nature de ce changement, la nuance était indéfinissable, mais elle était là.

Gilbert Seabrooke avait donné une réception le soir de leur retour pour célébrer le victorieux accomplissement de leur mission, et le Président les en avait félicités par un coup de téléphone. Il avait parlé d’une récompense, d’une médaille symbolisant la gratitude de la nation… condamnée pourtant à tout ignorer de cet exploit phénoménal. La seule réaction de Brian Chaney fut un merci poli ; il garda le silence. Seabrooke allait de-ci de-là, près de lui, alerte et vigilant.

Cette soirée ne fut pas aussi réussie qu’elle aurait pu l’être. Il y manquait cet élément indéfinissable de spontanéité, cette étincelle qui, une fois jaillie, transforme une réception banale en une partie de plaisir mémorable. Chaney se rappellerait cette fête, mais ce ne serait pas un souvenir exaltant. Il dédaigna le champagne en faveur du whisky, dont il but modérément. Le commandant Moresby paraissait renfermé, préoccupé, ruminant quelque problème personnel, et Chaney pensait qu’il songeait déjà au redoutable conflit politique qui allait s’engager dans deux ans. Moresby avait remercié le Président par un petit speech guindé et embarrassé, s’efforçant de lui assurer implicitement qu’il pouvait compter sur sa fidélité. Chaney s’était senti gêné pour lui.

Arthur Saltus avait dansé, monopolisant Katrina, allant jusqu’à faire la sourde oreille au conseil qu’elle lui chuchotait de la laisser accorder à Chaney et au commandant une petite partie de son temps. Chaney ne voulait pas, d’autorité, enlever à Saltus sa partenaire. Naguère, il l’aurait fait plus d’une fois sans se gêner – s’il s’était agi d’une soirée antérieure à son incursion dans le futur. Mais ce changement indéfinissable qu’il décelait chez les autres, il le percevait aussi en Kathryn van Hise. En ramenant de Joliet une masse de renseignements sur 1980, ils avaient bouleversé maintes perspectives, et le vernis superficiel de cette réception ne pouvait dissimuler cette altération du climat moral.

Un étranger était là : l’agent de liaison délégué par le sous-comité sénatorial. Chaney s’aperçut que cet homme l’observait à la dérobée.

La salle de conférences présentait son aspect habituel.

Le commandant Moresby étudiait une fois de plus une carte de Chicago et ses environs. Il traçait du doigt les principaux itinéraires et les voies détournées entre Joliet et la capitale de l’Illinois ; son doigt suivait aussi la voie ferrée traversant la banlieue de Chicago pour aboutir au vieux métro aérien. Arthur Saltus étudiait les photos qu’il avait ramenées de Joliet, avec une évidente prédilection pour une fille séduisante qui, au coin d’une rue, par grand vent, paraissait à la fois regarder vaguement le photographe et surveiller l’arrivée d’un car ou d’un autobus. Cette épreuve, par sa composition, révélait une main experte ; le sujet, pris à contre-jour, était nimbé de lumière solaire.

— M. Chaney ? dit Kathryn van Hise.

— Oui, Miss van Hise ? dit Chaney, ayant pivoté sur lui-même pour lui faire face.

— Les ingénieurs m’ont donné la ferme assurance que cette erreur ne se reproduira pas. Ils ont employé le temps écoulé depuis votre retour à reconstruire le gyroscope. La cause de l’incident était, paraît-il, une fuite de vide : ce défaut est éliminé. C’était là une erreur regrettable, mais je vous répète qu’elle ne se reproduira pas.

— Pourtant je ne demande pas mieux que d’arriver là-bas le premier. C’est ma seule façon de m’arroger les droits du plus ancien.

— Cela n’arrivera plus, Monsieur.

— C’est possible. Mais comment peuvent-ils en être sûrs ?

Katrina lui dit, épiant ses réactions :

— Vos prochains objectifs respectifs seront séparés d’une année, Monsieur, pour couvrir une plus longue période. Voulez-vous me proposer une date de votre choix ?

— Nous pouvons choisir ? demanda Chaney, trahissant sa surprise.

— Dans des limites raisonnables, Monsieur. M. Seabrooke vous invite à désigner tous les trois une date à votre convenance. Le projet initial de l’enquête doit être respecté, bien entendu, mais il ferait bon accueil à vos suggestions. Si vous préférez ne pas proposer de date, les ingénieurs le feront à votre place.

Chaney regarda le commandant, qui était assis à l’autre bout de la table.

— Qu’est-ce que vous prenez ?

— Le 4 juillet 1999, répondit Moresby promptement.

— Et pourquoi ?

— C’est une date importante, non ?

— Admettons. Et vous ? dit Chaney en se tournant vers Saltus.

— Mon anniversaire : le 23 novembre 2000. Un beau chiffre rond, n’est-ce pas ? En tout cas c’est ce que j’ai pensé. J’aurai cinquante ans ce jour-là, et je ne vois pas de meilleure façon de fêter ça.

Il ajouta tout bas, avec un air de conspirateur :

— Je pourrais emmener une bouteille. Faire les choses grandement.

Chaney réfléchissait. Que choisir ? Saltus intervint :

— Écoutez voir, M’sieur… n’allez pas dire à Seabrooke que vous voulez visiter Jéricho à la Saint-Jean il y a dix mille ans. Vous vous feriez flanquer à la porte. Suivez les règles. Que diriez-vous de Noël en l’an 2001. Ou du jour de l’an ?

— Non.

— Trouble-fête, rabat-joie. Qu’est-ce que vous choisissez ?

— Vraiment, ça m’est égal. Tout ce qu’on voudra.

— Choisissez une date, n’importe laquelle, insista Saltus.

— Eh bien, disons 2000+x. Qu’importe ?

— M. Chaney, qu’est-ce qui ne va pas ? dit Katrina anxieusement.

— Ça, dit Chaney, désignant les photos accumulées sur la table devant Saltus et la nouvelle moisson de polycopiés soigneusement disposés devant chaque fauteuil. Ça, c’est tout. Le futur ne semble pas très attrayant.

— Désirez-vous déclarer forfait ?

— Non, certainement pas. Je ne suis pas un lâcheur. Quand partons-nous ?

— Le lancement est programmé pour après-demain. Vous partirez à des intervalles d’une heure.

Chaney mélangea les papiers sur la table.

— Je suppose qu’il va nous falloir étudier ça maintenant. Que nous devons continuer sur notre lancée.

— Oui, Monsieur. Les renseignements acquis au cours des essais sont maintenant incorporés à notre enquête, et il convient d’en prolonger les différents éléments jusqu’à leur conclusion. Nous voulons connaître les solutions finales, naturellement, et ce sera à vous de suivre les pistes menant à ces faits nouveaux.

Kathryn van Hise hésita.

— Votre rôle dans l’enquête a été légèrement modifié, dit-elle à Chaney.

— En quel sens ? demanda-t-il, aussitôt sur ses gardes, soupçonneux.

— Vous n’entrerez pas dans Chicago.

— Ah ? Et que voulez-vous que je fasse ?

— Vous pourrez visiter toute autre ville qui soit accessible dans la limite des cinquante heures : Elgin, Aurora, Joliet, Bloomington. Vous avez le choix, mais Chicago vous est désormais interdit.

Il fixa la jeune femme avec un sentiment d’humiliation.

— Mais c’est ridicule ! Le problème de Chicago sera peut-être résolu et presque oublié dans vingt-deux ans.

— Oublié ? Pas si facilement, Monsieur. La sagesse commande de prendre le maximum de précautions. M. Seabrooke a décidé de vous interdire l’entrée de Chicago.

— Je démissionne…

— Si vous voulez, Monsieur. C’est très possible, et vous retrouverez votre contrat avec l’Indic.

— Non, je ne démissionne pas ! dit-il avec fureur.

— À votre aise.

Saltus s’interposa :

— Civil, asseyez-vous.

À sa surprise, Chaney constata qu’il s’était levé. Il s’assit, partagé entre un sentiment de frustration et une blessure d’orgueil humilié. Il croisa les doigts sur ses genoux et les serra de toutes ses forces, douloureusement. Il dit au bout d’un moment :

— Je regrette. Excusez-moi.

— Nous vous excusons, dit Saltus tranquillement. Et ne vous tourmentez pas pour ça. Seabrooke sait ce qu’il fait. Il ne veut pas que vous croupissiez nu et frissonnant dans une prison de Chicago, et encore moins qu’un corniaud quelconque vous épingle avec un flingot.

Le commandant Moresby dévisageait Chaney.

— Je ne vois pas très clair en vous, Chaney. Vous avez plus de cran que je n’imaginais, ou alors vous n’êtes qu’un pauvre imbécile.

— Je suis un pauvre imbécile quand je sors de mes gonds. C’est plus fort que moi.

Sentant que Katrina l’observait, il se tourna vers elle.

— Que veut-on que je fasse là-bas ?

— M. Seabrooke désire que vous passiez la plus grande partie du temps dans une bibliothèque pour y copier des documents intéressants. Vous serez muni d’une caméra appropriée ; votre mission sera de reproduire tous les textes de livres et de journaux se rapportant aux renseignements recueillis à Joliet.

— Vous voulez que je fasse l’historique des complots, des guerres et des séismes futurs. Que je copie tout… quitte à voler un livre d’histoire en cas de besoin.

— Vous pourrez en acheter un, Monsieur, et en photocopier les pages dans le sous-sol.

— Passionnant ! Comme équipée dans le futur, on ne fait pas mieux. Pourquoi ne pourrais-je pas rapporter le livre ?

— Il faudra que j’en demande l’autorisation à M. Seabrooke, dit la jeune femme après une hésitation. Cela me paraît raisonnable, si vous trouvez le moyen de compenser le poids supplémentaire.

— Katrina, je veux me promener, je veux voir ! Je ne veux pas perdre tout mon temps dans un trou.

— Vous pourrez, répéta la jeune femme, visiter toute autre ville qui soit accessible en respectant la limite de cinquante heures. Si la chose est sans risques.

— Je me demande comment est Bloomington, dit Chaney d’un air morose.

— Plein de filles ! répondit Saltus. Un port idéal pour marin en permission.

— Vous y êtes allé ?

— Non.

— Alors, qu’en savez-vous ?

— Je voulais vous remonter le moral, civil. C’est ma spécialité.


Il prit la photo de sa pin-up de Joliet et l’agita entre le pouce et l’index :

— Allez-y en été. C’est plus agréable.

Chaney le regarda. Il pensait à quelque chose, il évoquait un souvenir précis. Saltus lut dans sa pensée, et il rougit bel et bien. Il laissa tomber la photo et trahit son fugace sentiment de culpabilité en jetant un coup d’œil furtif à Katrina.

— Nous espérons que vous couvrirez un vaste champ d’informations, Monsieur.

— Je regrette de n’avoir que cinquante heures pour ce travail de recherche. Le faire convenablement prendrait des semaines ou même des mois.

— Vous aurez peut-être la possibilité de retourner sur le terrain à plusieurs reprises. Je poserai la question à M. Seabrooke.

Saltus : – Comment, Katrina, qu’est-ce que vous dites là ? Vous savez ce qui arrivera après l’enquête ? Ce que nous ferons ensuite ?

— Je ne peux pas vous donner une réponse satisfaisante, Commandant. Au stade actuel de l’opération, notre programme ne va pas au-delà du sondage sur Chicago. Cela parce que nous ne pouvons rien y ajouter avant de connaître le résultat des deux premières missions. Je ne pourrai vous donner une réponse définitive avant votre retour de Chicago.

— Mais à votre avis, est-ce que nous continuerons ?

— J’imagine qu’il y aura place pour d’autres enquêtes lorsque celle-ci aura été menée à bonne fin et ses résultats analysés. Ce n’est là que mon opinion personnelle, Commandant, ajouta-t-elle hâtivement. M. Seabrooke n’a pas encore mentionné la possibilité d’opérations futures.

— Et cette opinion me plaît, Katrina. Ça vaut mieux qu’un rafiot au sud de la mer de Chine.

— Et les objectifs secondaires ? Jérusalem et Dallas ? demanda Chaney.

— De quoi s’agit-il ? lança Moresby.

La jeune femme renseigna Moresby et Saltus. Chaney comprit qu’il avait été seul à être informé des deux programmes de remplacement, et il se demanda s’il n’avait pas éventé la mèche en les mentionnant. Katrina déclara :

— Les objectifs de remplacement sont en souffrance ; il est possible qu’on ne donne jamais suite à ces projets.

Elle regarda Brian Chaney et fit une pause.

— Les ingénieurs étudient maintenant une question relative au fonctionnement du véhicule ; il s’agit de savoir, semble-t-il, s’il peut opérer en marche arrière jusqu’à une date antérieure à la création de sa source d’énergie.

— Hé ! pas si vite. Traduisez.

— Cela veut dire que je ne pourrais pas visiter ce bon vieux Jéricho, lui dit Chaney. Pas d’électricité à cette époque. Je n’en suis pas sûr, mais je crois que Katrina a dit ceci : le TDV a besoin d’énergie tout au long de son trajet quelle que soit sa destination.

Moresby : – Mais ne nous avez-vous pas dit que les animaux cobayes ont été catapultés à un an ou plus dans le passé ?

— C’est exact, Monsieur, mais le réacteur nucléaire fonctionne depuis plus de deux ans. Jusqu’ici la limite d’incursion du TDV dans le passé était fixée au 30 décembre 1941 : il va peut-être falloir entièrement remettre en question cette donnée de principe. S’il s’avère que le véhicule ne peut opérer à une date antérieure à la création de sa source d’énergie, il faudra ramener sa limite d’utilisation dans le passé à une date arbitraire se situant à deux ans d’ici. Nous ne voulons pas perdre le véhicule.

— Il faudrait, dit Chaney, qu’un de ces brillants ingénieurs se mette sérieusement au travail – qu’il dresse un graphe des paradoxes, ou qu’il établisse une carte, ou n’importe quoi d’autre. Katrina, si vous continuez à tâtonner comme vous le faites, vous allez tôt ou tard vous trouver devant un mur.

Elle rougit et trahit une légère hésitation avant de répondre.

— L’Indiana Corporation a été pressentie à cet égard, Monsieur. M. Seabrooke a proposé que nous lui transmettions toutes les données dont nous disposons pour qu’elle les étudie de toute urgence. Les ingénieurs commencent à être conscients du problème.

Saltus regarda Chaney et dit : « Chîg ! »

Chaney lui adressa un large sourire et crut bon de s’excuser auprès de Moresby et de la jeune femme.

— C’est un vieux mot araméen, mais qui exprime exactement ma pensée. Je n’arrive pas à décider ce qui m’intéresserait le plus, dit-il après un moment de réflexion : rester ici et fabriquer des paradoxes, ou retourner là-bas les résoudre.

— Pas de chance, civil, dit Saltus. Pour un peu, je me serais porté volontaire. Je dis pour un peu. Je crois bien que j’aimerais être avec vous sur les remparts de Larsa et observer la crue de l’Euphrate ; je crois bien que j’aimerais… quoi ?

— Les remparts d’Our, pas de Larsa.

— Si vous préférez. En tout cas voir l’inondation, celle dont parle la Bible. Vous êtes un as du boniment, et vous seriez bien capable de me donner envie d’y aller avec vous. À quoi bon ? Je suppose que tout ça est tombé à l’eau… vous n’irez jamais dans le passé.

— Je ne crois pas que la Maison-Blanche autoriserait le sondage d’un passé aussi reculé, répondit Chaney. Elle n’y verrait aucun avantage politique, aucun profit immédiat.

— Chaney, vous parlez comme un imbécile ! dit sèchement le commandant Moresby.

— C’est possible. Mais si nous avions les moyens d’explorer le passé, je serais prêt à miser de l’argent sur certains objectifs politiques, et rien du tout sur d’autres. Que serait la carte de l’Europe, si Attila avait été étranglé dans son berceau ?

— Chaney ! Non, tout de même…

Mais Chaney s’entêtait.

— Que serait la carte d’Europe si Lénine avait été exécuté à la place de son frère aîné pour avoir participé au complot contre le Tsar ? Que serait la carte des États-Unis si George III avait été guéri de sa démence ? Si Robert E. Lee était mort dans son enfance ?

— Vous pouvez être sûr qu’on ne vous laissera pas mettre le pied dans le passé avec des idées de ce genre.

Sèchement : — Je ne compterais pas en être récompensé par une prime.

— Non, n’y comptez pas.

Kathryn van Hise vit dans cette impasse l’occasion d’intervenir.

— Messieurs, s’il vous plaît. Il vous reste à subir vos derniers examens médicaux. Je vais appeler le médecin pour l’informer de votre arrivée.

Chaney grimaça et claqua des doigts.

— À l’instant, dit-il.

Elle se tourna vers lui.

— M. Chaney, voulez-vous rester ici un moment ; j’ai besoin de renseignements supplémentaires sur les données de votre enquête.

— Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? dit Saltus, sa curiosité piquée.

La jeune femme feuilleta les polycopiés pour y trouver la transcription de l’enregistrement de Chaney.

— Certaines parties de ce rapport gagneraient à être précisées. Si vous voulez bien me dicter vos réponses, je les prendrai en sténo.

— Tout à votre service.

— Merci. Le médecin vous attend, messieurs, ajouta Kathryn van Hise se tournant à moitié vers les deux autres chronautes.

Moresby et Saltus se levèrent de table. Saltus lança à Chaney un coup d’œil d’avertissement pour lui rappeler une certaine promesse. Chaney y répondit par un signe de tête : promesse confirmée.

Les deux hommes quittèrent la salle de conférences.


Dans le silence laissé par leur départ, Brian Chaney regarda Katrina assise en face de lui. Elle attendait calmement, les doigts entrelacés sur la table.

Il se rappelait ses pieds nus sur le sable, l’intimité du short en delta et du corsage transparent, le livre qu’elle tenait à la main et son air désapprobateur. Il se rappelait le minuscule, l’ahurissant slip de bain, qu’elle avait porté à la piscine, et la façon dont Arthur l’avait monopolisée.

— C’était un peu voyant, Katrina.

Elle continuait à l’étudier, ne se décidant pas à prendre la parole. Il attendait d’elle une réplique, tout en retenant dans son esprit l’image de sa première apparition sur la plage. Elle lui dit enfin :

— Qu’est-il arrivé là-haut, Brian ?

Il cligna des paupières en l’entendant prononcer son prénom, pour la première fois.

— Beaucoup, beaucoup de choses… Tout est relaté dans nos rapports.

— Qu’est-il arrivé là-haut, Brian ? répéta la jeune femme.

Il hocha la tête.

— Seabrooke devra se contenter des rapports.

— Cela n’a rien à voir avec M. Seabrooke.

— Je ne vois pas ce que je pourrais ajouter, dit Chaney avec circonspection.

— Il est arrivé quelque chose là-haut. Je suis consciente d’un changement par rapport à la situation telle qu’elle se présentait avant les essais, et je crois que vous en êtes conscients, vous aussi. Quelque chose a créé une différence, une discordance assez difficile à définir.

— Le mur de Chicago, probablement. Et le putsch des généraux.

— Ce fut un choc pour nous tous. Mais quoi d’autre ?

Cherchant une échappatoire, Chaney ponctuait ses paroles de gestes.

— J’ai trouvé la caserne fermée, verrouillée. Je crois que le commandant et moi-même avons quitté le Centre.

— Mais pas le lieutenant de vaisseau Saltus ?

— Il est peut-être parti… je ne sais pas.

— Vous n’en avez pas l’air bien sûr.

— Je ne suis sûr de rien. Il nous était interdit d’ouvrir les portes, de regarder les gens, de poser des questions. Je n’ai pas ouvert de portes. Tout ce que je sais, c’est que notre caserne a été fermée… et je doute que Seabrooke nous fasse une place dans ses appartements.

— Qu’auriez-vous fait s’il vous avait été permis d’ouvrir les portes ?

— Je vous aurais cherchée, dit Chaney en souriant.

— Vous croyez que j’étais au Centre ?

— Sans l’ombre d’un doute ! Vous nous avez écrit un mot à chacun pour nous donner nos dernières instructions. Nous avons trouvé ce message au sous-sol, et j’ai reconnu votre écriture.

La jeune femme hésita.

— Avez-vous rencontré des preuves semblables établissant la présence au Centre d’une autre personne ?

Prudemment : — Non, votre message, et c’est tout. Pas le moindre indice à part ça.

— Pourquoi l’attitude du commandant Saltus a-t-elle changé ?

Chaney fixa la jeune femme, flairant un piège.

— Elle a changé ?

— Je suppose que vous l’avez remarqué.

— Peut-être. Je vois tout le monde sous un jour nouveau. Je me sens atteint de paranoïa ces jours-ci.

— Pourquoi votre attitude a-t-elle changé ?

— Tiens ? La mienne aussi ?

— Vous rusez avec moi, Brian.

— Je vous ai dit tout ce qu’il m’est possible de vous dire, Katrina.

Ses doigts entrecroisés s’agitaient nerveusement sur la table.

— Je discerne certaines restrictions mentales.

— Petite futée !

— Y a-t-il eu… une tragédie personnelle là-haut ? concernant l’un de nous ?

— Non, répondit Chaney promptement.

Il sourit à la jeune femme pour ôter à ce qu’il allait dire tout caractère blessant.

— Katrina, si vous voulez être sage, bien sage, vous allez cesser de me questionner. Je suis astreint à certaines restrictions mentales ; il est des questions auxquelles je suis décidé à ne pas répondre. Pourquoi ne pas en rester là ?

Elle le regarda, désappointée et déconcertée.

— Je veux partir, une fois notre enquête terminée. Je ferai tout ce qu’il faudra pour terminer le travail quand nous reviendrons de notre exploration, mais ensuite ne comptez plus sur moi. J’aimerais, si possible, retourner à l’Indic ; j’aimerais travailler à leur nouvelle étude, si l’on m’y autorise, mais je ne veux pas rester ici. Je n’ai plus rien à faire ici, Katrina.

Promptement : — Est-ce à cause d’une chose que vous avez apprise là-haut ? une chose qui vous éloigne d’ici, Brian ?

— Ah non, plus de questions !

— Vous allez me laisser dans cet état de curiosité insatisfaite ?

Chaney se leva et poussa son fauteuil vide contre la table.

— Tout vient à point à qui sait attendre. Et vous, Katrina, vous avez du temps devant vous. Deux ans à vivre encore, et vous connaîtrez les réponses à toutes vos questions. Je vous souhaite bonne chance, et je penserai souvent à vous dans mon réservoir à matière grise… si l’on me permet d’y retourner.

Un moment de silence, et puis :

— N’oubliez pas votre rendez-vous avec le docteur, M. Chaney.

— J’y vais.

— Dites à vos collègues de se trouver ici demain matin à dix heures pour recevoir les dernières instructions. Il s’agit d’analyser ces rapports. Le lancement est prévu pour après-demain.

— Allez-vous nous accompagner au sous-sol pour nous dire au revoir ?

— Non, Monsieur, je vous attendrai ici.

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