C’est en passant derrière les maisons que Roumata gagnait la chancellerie de l’évêque d’Arkanar. Il traversait furtivement les cours étroites des immeubles, s’emmêlait dans du linge mis à sécher, se glissait à quatre pattes entre les carrés de pommes de terre. Passant par les brèches des clôtures, il laissait à des clous rouillés des lambeaux de ses somptueux rubans et de ses précieuses dentelles. Il ne parvint cependant pas à échapper à l’œil vigilant de l’armée noire. Débouchant dans une ruelle étroite et tortueuse qui conduisait à une décharge, il tomba sur deux moines renfrognés et légèrement éméchés.
Il essaya de les éviter. Les moines tirèrent l’épée et lui barrèrent le passage. Roumata se préparait à faire de même, mais ils sifflèrent dans leurs doigts pour appeler du renfort. Alors que Roumata reculait jusqu’à l’étroit passage d’où il venait de sortir, un petit homme agile, au visage anodin, apparut soudainement. Après avoir bousculé le noble, il courut en direction des moines et leur dit quelque chose. Aussitôt ceux-ci relevèrent leurs chausses sur de longues jambes gainées de violet, partirent au trot et disparurent derrière les maisons. Le petit homme, sans se retourner, trottina à leur suite.
Je comprends, se dit Roumata. Un espion garde du corps. Et qui ne se dissimule guère d’ailleurs. Il pense à tout, l’évêque d’Arkanar ! A-t-il peur de moi, ou pour moi ? Voilà qui m’intéresse. Suivant du regard l’espion, il se dirigea vers la voie qui donnait sur l’arrière de l’ancien ministère de la Sûreté de la couronne. Il fallait espérer qu’il n’y aurait pas de patrouille.
La rue était déserte. Mais des volets grinçaient doucement, des portes claquaient, un bébé pleurait, on entendait des chuchotements craintifs. Un visage maigre, épuisé, noir de suie, émergea prudemment d’une vieille palissade. Des yeux creux, apeurés, se fixèrent sur Roumata.
« Je vous demande pardon, noble seigneur, je vous demande bien pardon. Sa seigneurie ne pourrait-elle me dire ce qui se passe en ville ? Je suis le forgeron Kikous, surnommé le Boiteux. Je dois aller à la forge et j’ai peur…
— N’y va pas, lui conseilla Roumata. Les moines ne plaisantent pas. Il n’y a plus de roi. C’est don Reba, l’évêque du Saint-Ordre, qui commande. Tu ferais mieux de rester tranquille. »
À chaque mot, le forgeron hochait la tête, ses yeux se remplissaient de tristesse et de désespoir.
« L’Ordre, alors… murmurait-il. Ah ! malédiction !… Je vous demande pardon, noble seigneur. L’Ordre, vous dites… C’est les Gris ou quoi ?
— Mais non, dit Roumata qui l’examinait avec curiosité. Les Gris sont hors de combat. Ce sont des moines.
— Ça alors ! dit le forgeron. Les Gris aussi… Mâtin ! Quel Ordre ! Les Gris sont battus, ça, c’est bien. Mais pour nous autres, seigneur, qu’est-ce que vous pensez ? On s’y fera à leur Ordre ?
— Pourquoi pas ? L’Ordre aussi a besoin de manger et de boire. Vous vous y ferez. »
Le forgeron avait repris courage.
« Moi aussi je pense qu’on se débrouillera. Je crois que le principal, c’est de n’embêter personne et alors, personne ne vous embête, hein ? »
Roumata secoua la tête.
« Non. C’est ceux qui ne font rien qui se font tuer.
— Ça, c’est vrai, soupira le forgeron. Mais que voulez-vous que je fasse, tout seul, avec huit morveux accrochés à ma blouse ? Ah ! Si seulement on avait tué mon patron ! Il était officier chez les Gris. Qu’en pensez-vous, noble seigneur, ils l’ont peut-être tué ? Je lui devais cinq pièces d’or.
— Je ne sais pas. C’est possible. Mais tu sais, forgeron, voilà à quoi tu devrais penser : tu es tout seul, eh bien, des tout seuls comme toi, il y en a peut-être dix mille dans la ville.
— Oui, et alors ?
— Eh bien, pensez-y ! » dit Roumata avec colère, et il poursuivit sa route.
Diable ! Il est incapable d’y penser. C’est encore trop tôt pour lui. Et pourtant, quoi de plus simple ? Dix mille forgerons en colère seraient capables d’en réduire plus d’un en bouillie. Mais c’est la colère qui leur manque, seule la peur est là. Chacun pour soi et Dieu pour tous.
Les buissons de sureau au bout de la rue remuèrent, et don Taméo en sortit en rampant. Apercevant Roumata il poussa un cri de joie, se mit debout, et, titubant, s’avança à sa rencontre en tendant des bras maculés de terre.
« Mon noble seigneur, s’écria-t-il, comme je suis content ! Je vois que vous allez aussi à la chancellerie ?
— Bien entendu, mon noble seigneur, répondit Roumata en esquivant adroitement ses embrassements.
— Me permettrez-vous de me joindre à vous, mon gentilhomme ?
— Ce sera un honneur pour moi, mon gentilhomme. »
Ils se firent de grandes salutations. Don Taméo, la chose était claire, avait en vain essayé de cesser de boire depuis la veille au soir. Il sortit de ses vastes culottes jaunes un flacon finement ouvragé.
« En voulez-vous, noble seigneur ? proposa-t-il courtoisement.
— Grand merci.
— Du rhum ! Du vrai rhum de la métropole. Je l’ai payé une pièce d’or. »
Ils arrivèrent au dépotoir, et, se bouchant le nez, avancèrent au milieu de tas d’ordures, de cadavres de chiens et de flaques nauséabondes où grouillaient des asticots. Dans l’air matinal, des myriades de mouches vertes vrombissaient.
« C’est bizarre, dit don Taméo en rebouchant sa bouteille, je n’étais jamais venu ici. »
Roumata se tut.
« Don Reba m’a toujours rempli d’admiration, dit don Taméo. J’ai toujours été persuadé qu’il finirait par renverser ce monarque insignifiant, qu’il nous tracerait des voies nouvelles, nous ouvrirait des perspectives éblouissantes. » À ces mots, il mit le pied, avec force éclaboussures, dans une mare verdâtre, et pour ne pas tomber, s’accrocha à Roumata. « Oui reprit-il, quand ils eurent rejoint la terre ferme. « Nous, les jeunes gentilshommes, serons toujours avec don Reba ! Elle est venue enfin la clémence tant attendue ! Pensez donc, don Reba, voilà une heure que je marche dans les rues et potagers sans avoir entrevu un seul Gris. Nous avons balayé la souillure grise de la surface de la terre. Comme il est doux de respirer librement dans Arkanar régénéré ! Au lieu de grossiers boutiquiers, de faquins, de marauds impudents, des serviteurs du Seigneur emplissent les rues. Quelques personnes de qualité se promènent déjà ouvertement devant leurs portes, je l’ai vu moi-même. Elles n’ont plus à craindre qu’un malappris les éclabousse avec sa charrette de fumier. Plus besoin de se frayer un chemin parmi d’anciens bouchers et merciers. Sous la bénédiction du grand Saint-Ordre, pour lequel j’ai toujours nourri le plus grand respect, et, je ne m’en cacherai pas, une chaude tendresse, nous parviendrons à une prospérité inouïe ; pas un vilain n’osera lever les yeux sur un noble, sans une autorisation signée de l’inspecteur de l’Ordre. J’ai sur moi un mémoire à ce sujet.
— Quelle horrible puanteur, déclara Roumata avec vigueur.
— Oui, affreuse, approuva don Taméo en fermant sa bouteille. Mais en revanche, comme on respire librement dans Arkanar régénéré. Et le prix du vin a diminué de moitié… »
Vers la fin du trajet don Taméo avait fini sa bouteille, il la jeta en l’air et s’échauffa. Il tomba deux fois, et la seconde, refusa de se nettoyer en déclarant qu’il avait beaucoup péché, qu’il était sale de nature et désirait se montrer tel qu’il était. Il ne cessait de citer à tue-tête des extraits de son rapport. « Ça, c’est fortement dit ! Prenez par exemple ce passage, nobles seigneurs : “Pour que les malodorants vilains…” Hein ? Quelle pensée ! » Quand ils atteignirent l’arrière-cour de la chancellerie, il s’effondra sur le premier moine rencontré et, inondé de larmes, le pria de lui pardonner ses péchés. Le moine, à demi étouffé, se débattait énergiquement, essayant de siffler pour appeler à l’aide, mais don Taméo se suspendit à ses chausses et ils chutèrent tous les deux sur un tas d’ordures. Roumata les laissa ; il entendit longtemps encore de plaintifs sifflements et les exclamations de don Taméo : « Pour que les malodorants vilains ! Bénédiction !… De tout cœur !… J’éprouvais de la tendresse, comprends-tu, de la tendresse, espèce de cul-terreux ? »
Un détachement de moines fantassins, armés de gourdins d’un aspect terrifiant, avait pris position sur la place, à l’ombre de la Tour Luronne, devant l’entrée. On avait enlevé les morts. Le vent du matin soulevait des tourbillons de poussière jaune. Sous le large toit conique de la Tour, des corneilles criaient et se disputaient : des corps étaient suspendus la tête en bas aux poutres en ressaut. La Tour avait été bâtie deux cents ans auparavant, par un aïeul du défunt roi, exclusivement pour des nécessités militaires. Les fondations, très solides, comportaient trois niveaux où étaient jadis conservées des réserves de nourriture en cas de siège. Puis la Tour était devenue une prison. Un tremblement de terre avait démoli toutes les couvertures à l’intérieur, et la prison avait été transférée au sous-sol. À une certaine époque, une des reines d’Arkanar s’était plainte à son seigneur et maître que les hurlements des suppliciés l’empêchaient de se distraire. Son auguste époux avait décidé qu’un orchestre militaire jouerait dans la Tour du matin au soir. C’était de cette époque que datait le nom actuel de la bâtisse. Elle n’était plus depuis longtemps qu’une carcasse de pierre vide, les chambres d’instruction se trouvaient dans les niveaux inférieurs des fondations et il y avait beau temps que plus aucun orchestre militaire ne jouait, mais les gens continuaient à l’appeler la Tour Luronne.
Habituellement, il n’y avait personne aux abords de l’édifice, mais à cette heure l’animation était grande. On y menait, on y traînait les Troupes d’Assaut dans leurs uniformes gris déchirés, des vagabonds en guenilles, des filles hurlantes, les gueux au regard farouche de l’armée de la nuit. On sortait de passages secrets des cadavres, tirés par des crochets, chargés sur des tombereaux et emportés hors de la ville. Un grand nombre de nobles et de bourgeois aisés qui faisaient la queue aux portes de la chancellerie regardaient avec effroi et gêne cette sinistre agitation.
On laissait entrer tout le monde, certains même étaient conduits sous escorte. Roumata se faufila à l’intérieur. L’air y était aussi irrespirable qu’au dépotoir. Un employé au visage jaunâtre et dont l’oreille en feuille de chou s’ornait d’une plume d’oie était assis à une grande table, encombrée de papiers. Le noble don Kehou, dont c’était le tour de parler et qui arborait d’arrogantes moustaches, déclinait son identité.
« Enlevez votre chapeau », fit l’employé d’une voix incolore, sans lever les yeux de ses papiers.
« La famille des Kehou possède le privilège de pouvoir rester la tête couverte devant le roi lui-même ! proclama fièrement Kehou.
— Personne ne possède de privilèges pour le Saint-Ordre », répliqua l’employé de la même voix incolore.
Don Kehou s’empourpra, grommela, mais ôta son couvre-chef. L’employé promenait un long ongle jaune sur sa liste de noms.
« Don Kehou… don Kehou… marmonnait-il, don Kehou… 12, rue Royale ?
— Oui, répondit don Kehou d’une voix épaisse et irritée.
— Numéro quatre cent quatre-vingt-cinq, frère Tibak. »
Le frère Tibak, assis à une table voisine, gros, cramoisi de chaleur, chercha dans ses papiers, épongea la sueur de son crâne chauve, se leva et lut d’une voix monocorde :
« Numéro quatre cent quatre-vingt-cinq, don Kehou, 12, rue Royale, pour avoir dénigré le nom de Sa Sainteté l’évêque d’Arkanar, don Reba, il y a deux ans, à un bal de la Cour, trois douzaines de coups de verges sur la partie charnue et découverte de son individu avec baisement de la chaussure de Sa Sainteté. »
Le frère Tibak se rassit.
« Passez par ce corridor, dit l’employé à la voix incolore. Les verges à droite, la chaussure à gauche. Au suivant… »
Au grand étonnement de Roumata, don Kehou ne protesta pas. Il avait dû entendre bien d’autres choses en attendant son tour. Il émit un grognement, retroussa dignement ses moustaches et se dirigea vers le couloir. Le suivant, qui était le gigantesque don Pifa, tremblotant de graisse, avait déjà ôté son chapeau.
« Don Pifa… Don Pifa… grommela l’employé en traînant son doigt sur la liste. 2, rue des Laitiers ? »
Don Pifa fit entendre un bruit de gorge.
« Numéro cinq cent quatre, frère Tibak. »
Le frère s’essuya et se leva.
« Numéro cinq cent quatre, don Pifa, 2, rue des Laitiers, n’est coupable de rien devant Sa Sainteté, en conséquence, pur.
— Don Pifa, dit l’employé, recevez le signe de la purification. Il se pencha, sortit d’un coffre, qui se trouvait près de lui, un bracelet de fer qu’il tendit au noble don Pifa. Le porter à la main droite et le présenter à la première injonction des soldats de l’Ordre. Au suivant… »
Don Pifa émit un bruit de gorge, et s’éloigna en regardant le bracelet. L’employé épelait déjà un autre nom. Roumata regarda la file d’attente. Il y avait là beaucoup de figures de connaissance. Certains étaient habillés aussi richement que d’habitude, d’autres étaient pauvrement mis, mais tous étaient couverts de boue et de saletés. Au milieu de la file d’attente, don Sera, pour la troisième fois en cinq minutes, proclamait très haut, de façon à être entendu de toute l’assistance : « Je ne vois pas pourquoi même une personne de qualité ne recevrait pas une paire de coups de verges de la part de Sa Sainteté ! »
Roumata attendit que son prédécesseur fût expédié dans le couloir (c’était un poissonnier bien connu qui avait eu droit à cinq coups de verges, sans baisement, pour une tournure d’esprit peu enthousiaste) puis il se mit devant la table, et sans façon, posa la main sur les papiers de l’employé.
« Je vous demande pardon, dit-il, il me faut un mandat de mise en liberté pour le docteur Boudakh. Je suis don Roumata. »
Le fonctionnaire ne leva pas la tête.
« Don Roumata… don Roumata… » Repoussant la main du jeune homme, il suivit de l’ongle sa liste.
« Que fais-tu, vieil encrier ? Il me faut une mise en liberté !
— Don Roumata… don Roumata… » Il était impossible d’arrêter ce robot. « 8, rue des Chaudronniers. Numéro seize, frère Tibak. »
Roumata sentit que, derrière lui, tous retenaient leur souffle. Lui-même, à vrai dire, n’était pas très à l’aise. Suant et cramoisi, le frère Tibak se leva.
« Numéro seize, don Roumata, 8, rue des Chaudronniers. Pour services spéciaux rendus à l’Ordre, a mérité la reconnaissance particulière de Sa Sainteté et reçoit le mandat de libération du docteur Boudakh, duquel il disposera à son gré. Voir feuille 6-17-11. »
L’employé trouva immédiatement la feuille sous ses listes et la tendit à Roumata.
« La porte jaune, premier étage, porte six, tout droit, à droite et à gauche. Au suivant… »
Roumata regarda le papier. Ce n’était pas une mise en liberté mais l’autorisation d’obtenir un laissez-passer pour le cinquième service de la chancellerie, où il devrait retirer une entrée au secrétariat des Affaires secrètes.
« Que m’as-tu donné, âne bâté ? Où est le mandat ?
— La porte jaune, premier étage, porte six, tout droit dans le couloir, à droite et à gauche.
— Je te demande où est le mandat ? gronda Roumata.
— Je ne sais pas, je ne sais pas, au suivant… »
À hauteur de son oreille, Roumata entendit un halètement. Quelque chose de mou et de chaud lui pressa le dos. Il s’écarta, don Pifa se poussa devant la table.
— Ça ne rentre pas », dit-il plaintivement.
L’employé lui jeta un regard vague.
« Le nom ? Le titre ?
— Ça ne rentre pas, répéta don Pifa en tirant sur son bracelet enfilé à grand-peine sur trois doigts boudinés.
— Ça ne rentre pas… » fit le fonctionnaire. Il tira à lui un gros livre d’aspect sinistre, à la couverture noire et graisseuse. Don Pifa le regarda, ahuri, puis il recula précipitamment, et sans dire un mot, se hâta vers la sortie. Dans la file, des voix s’élevèrent : « Dépêchez-vous ! Vite ! » Roumata s’écarta. « La voilà la fondrière, se disait-il. Vous allez voir !… » Le fonctionnaire scandait : « Si le signe de purification ne peut prendre place sur le poignet gauche du purifié, ou si le purifié n’a pas de poignet à proprement parler… » Roumata fit le tour de la table, plongea les deux mains dans le coffre aux bracelets, en prit autant qu’il put et partit.
« Hé ! Hé ! l’appela l’employé sans beaucoup d’émotion. L’autorisation !
— Au nom du Seigneur », dit Roumata d’un ton significatif en regardant par-dessus son épaule. L’employé et le frère Tibak se levèrent comme un seul homme et répondirent, pas très à l’unisson : « En Son nom. » La queue regardait Roumata avec envie et admiration.
Au sortir de la chancellerie, Roumata se dirigea lentement vers la Tour Luronne en faisant cliqueter les bracelets de sa main gauche. Il en avait pris neuf, mais n’avait pu en mettre que cinq au bras gauche, le restant était au bras droit. « Il voulait m’avoir à l’usure, l’évêque d’Arkanar, ça ne marchera pas. » Les bracelets tintaient à chaque mouvement. Roumata tenait, bien en vue, un imposant papier, la feuille 6-17-11, décorée de sceaux multicolores. Les moines, à pied ou à cheval, s’écartaient à la hâte devant lui. L’espion garde du corps surgissait çà et là dans la foule, à distance respectueuse. Roumata, repoussant sans pitié les gêneurs, s’engagea sous la voûte d’entrée, interpella d’un ton sans réplique le planton prêt à lui barrer le passage, et, sans pénétrer dans la cour, s’enfonça dans la pénombre en descendant l’escalier aux marches glissantes et délabrées, éclairé de loin en loin par des torches fumantes. Ici commençait le saint des saints de l’ancien ministère de la Sûreté de la couronne : la prison royale et les chambres d’instruction.
Les corridors voûtés étaient éclairés tous les dix pas par des torches nauséabondes, fichées dans des supports de fer rouillé. Sous chaque torche, dans un renfoncement, qui ressemblait à une grotte, se détachait en noir une petite porte au guichet grillagé. C’étaient les entrées des locaux de la prison, fermées de l’extérieur par de lourds verrous. Les couloirs étaient très animés, on se bousculait, on courait, on criait, on ordonnait. Des verrous grinçaient, des portes claquaient. Quelqu’un qu’on battait hurlait, un homme résistait désespérément pour ne pas être emmené, un autre était poussé dans une cellule déjà pleine à craquer, un prisonnier qu’on essayait de sortir s’accrochait à ses voisins et criait : « Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi ! » Les visages des moines qu’il croisait étaient soucieux jusqu’à en être cruels. Chacun se hâtait, chacun était occupé à d’importantes affaires. Roumata, qui essayait de s’orienter, suivait des corridors sans se presser et descendait de plus en plus bas. Les étages inférieurs étaient plus calmes. À en juger par leurs conversations, les élèves de l’École Patriotique y passaient leur examen de sortie. De vigoureux garçons, torse nu, en tablier de cuir, formaient des groupes aux portes des chambres de torture. Ils feuilletaient des manuels graisseux et de temps en temps venaient se désaltérer à un grand bac où était attaché un gobelet. Des chambres parvenaient des cris affreux, des bruits de coups, l’odeur de brûlé était pénétrante, et les conversations, les conversations !…
« Le brise-os a une vis en haut, tu sais, et elle s’est cassée. Est-ce que c’est ma faute ? Il m’a fichu à la porte. Espèce d’âne, qu’il m’a dit, va te faire administrer cinq coups sur le charnu et reviens…
— Il faudrait savoir qui fouette, c’est peut-être des étudiants. On pourrait s’entendre, on ferait une collecte, cinq sous par tête de pipe, et on les filerait…
— Quand il y a beaucoup de graisse, pas la peine de rougir la dent, de toute façon, elle refroidit. Il vaut mieux prendre les fers et détacher un peu de lard…
— Les brodequins du Seigneur, c’est pour les pieds, ils sont larges avec des lames aussi, mais les mitaines de la grande martyre, c’est avec des vis, c’est spécial pour les mains, tu comprends ?
— Quelle rigolade, les gars ! J’entre en passant, et qui je vois ? Fika le Roux, le boucher de notre rue. Il me tirait les oreilles, quand il avait trop bu. Tu vas voir, je me suis dit, je vais me payer une pinte de bon sang…
— Pekora la Lèvre a été arrêté par les moines ce matin, et il n’est toujours pas revenu, et on ne l’a pas vu aux examens.
— J’aurais dû me servir du moulin à viande, mais par bêtise, je l’ai travaillé au levier et je lui ai cassé une côte. Le père Kin m’a tiré les cheveux, et vlan, un coup de botte dans le coccyx. Je vous le dis les gars, j’en ai vu trente-six chandelles, j’ai encore mal. Pourquoi me gâches-tu le matériel, qu’il m’a dit. »
Regardez, regardez, mes amis, pensait Roumata en tournant lentement la tête de droite à gauche. Ce n’est pas de la théorie. Cela personne ne l’a encore vu. Regardez, écoutez, filmez… et appréciez, aimez, le diable m’emporte, votre époque, inclinez-vous devant ceux qui sont passés par là ! Regardez ces faces, jeunes, obtuses, indifférentes, habituées à toutes les cruautés, et ne faites pas les dégoûtés, vos aïeux ne valaient guère mieux…
Il attirait l’attention. Une dizaine de paires d’yeux experts le fixaient.
« Regardez, un noble… Il est tout pâle.
— Hé ! c’est qu’ils n’ont pas l’habitude les nobles, c’est bien connu…
— Il faut donner de l’eau dans ces cas-là, mais la chaîne est courte, il n’y arrivera pas…
— Bah ! ça lui passera…
— Il m’en faudrait un comme ça… Ceux-là, ils répondent toujours quand on leur demande quelque chose…
— Hé ! plus bas, les gars, il va nous tomber dessus… Vous avez vu tous ces bracelets… Et le papier.
— Il nous zieute… Partons, les gars, fuyons la tentation. »
Ils s’éloignèrent et se tapirent dans des coins d’ombre, où luisaient leurs yeux d’araignées. Bon, ça me suffit, pensa Roumata. Il allait attraper par ses chausses un moine qui passait en courant, quand il en aperçut trois, occupés sur place. Ils tapaient à coups de bâton sur un bourreau, coupable de négligence vraisemblablement. Roumata s’approcha d’eux.
« Au nom du Seigneur », dit-il doucement en remuant ses bracelets.
Les moines lâchèrent leurs gourdins et le regardèrent.
« En Son nom, dit le plus costaud.
— Allons, mes pères, conduisez-moi au surveillant de couloir. »
Les moines se regardèrent. Le bourreau se réfugia prestement derrière le bac.
« Et que lui veux-tu ? » demanda le costaud.
Roumata, sans rien dire, leva le papier à hauteur de ses yeux, puis laissa retomber son bras.
« Ah ! dit le moine. Aujourd’hui, c’est moi le surveillant.
— Parfait. » Roumata roula son papier. « Je suis don Roumata, Sa Sainteté m’a fait don du docteur Boudakh. Va me le chercher. »
L’autre glissa sa main sous son capuchon et se gratta bruyamment.
« Boudakh ? s’interrogea-t-il pensivement. Quel Boudakh ? Ça serait pas le corrupteur, des fois ?
— Non… dit un autre. Le corrupteur c’est Roudakh. On l’a libéré cette nuit. Le père Kin lui-même lui a enlevé ses fers et l’a fait sortir. Et moi…
— Sottises, sottises », fit Roumata avec impatience, en agitant son papier. « Boudakh. L’empoisonneur du roi.
— Ah ! fit le surveillant. Mais il est certainement sur le pal, à cette heure… Frère Pakka, va voir au douze. C’est toi qui le feras sortir ? demanda-t-il à Roumata.
— Bien sûr. Il est à moi.
— Alors donne-moi le papier. C’est pour le dossier. » Roumata le lui donna. Le surveillant le tourna et le retourna, examina les cachets, puis dit, admiratif :
« Y en a qui écrivent bien ! Toi, le don, reste là, attends un moment, nous avons à faire ici… Où est-il passé l’autre ? »
Les moines regardaient de tous côtés en cherchant le bourreau coupable. Roumata s’éloigna. Le bourreau fut retrouvé derrière le bac, allongé par terre et méthodiquement battu, sans cruauté superflue. Au bout de cinq minutes, le frère revint, traînant au bout d’une corde un vieillard maigre, aux cheveux tout blancs et vêtu de noir.
« Le voilà, ton Boudakh ! » cria de loin le moine, tout réjoui. « Et pas du tout empalé, il est vivant, le Boudakh, et en bonne santé ! Un peu faiblard, c’est vrai, il n’a pas dû manger depuis longtemps… »
Roumata alla à leur rencontre, arracha la corde des mains du moine et libéra du nœud coulant le cou du vieillard.
« Vous êtes Boudakh d’Iroukan ?
— Oui, dit le vieil homme en le regardant par en dessous.
— Je suis Roumata, suivez-moi et ne restez pas en arrière. » Roumata se tourna vers les moines. « Au nom du Seigneur », dit-il.
Le surveillant se redressa, laissa son bâton et répondit un peu essoufflé : « En Son nom. » Roumata regarda le vieillard qui s’appuyait au mur et tenait à peine debout.
« Je me sens mal, dit-il avec un sourire douloureux. Excusez-moi, noble seigneur. »
Roumata le prit par le bras et le conduisit. Quand les moines furent hors de vue, il s’arrêta, sortit d’un flacon un comprimé de sporamine qu’il tendit à Boudakh. Celui-ci le regardait, étonné.
« Avalez ça, vous vous sentirez tout de suite mieux. »
Boudakh, s’appuyant toujours au mur, prit le cachet, le regarda, le renifla, arqua ses sourcils épais, puis le mit précautionneusement sur sa langue pour le goûter.
« Avalez, avalez », dit Roumata en souriant.
Boudakh obéit.
« Mmm… Je croyais tout savoir sur les remèdes. Il se tut, attentif à ce qu’il ressentait. M-m-m-m… ! C’est curieux ! De la rate séchée du sanglier Y ? Pourtant non, cela n’a pas le goût de pourri.
— Partons », dit Roumata.
Ils suivirent le corridor, gravirent un escalier, passèrent un autre couloir, gravirent un autre escalier, et là, Roumata resta cloué sur place. Un rugissement familier retentissait sous les voûtes de la prison. Quelque part dans les entrailles de la Tour, le cher baron Pampa hurlait à pleins poumons, en déversant de monstrueuses malédictions sur Dieu, les saints, l’enfer, le Saint-Ordre, don Reba et bien d’autres choses encore. « Il s’est tout de même fait prendre, pensa avec remords Roumata. Je l’avais complètement oublié. Lui n’aurait pas fait ça… » Il ôta deux de ses bracelets, les mit aux maigres poignets du docteur et lui dit :
« Allez en haut, mais ne sortez pas de l’enceinte. Attendez-moi quelque part à l’écart. Si on vous ennuie, montrez vos bracelets et soyez insolent. »
Le baron Pampa rugissait comme un navire atomique dans le brouillard polaire. Un écho grondant roulait sous les voûtes. Les gens dans les couloirs s’arrêtaient et écoutaient pieusement, la bouche ouverte. Beaucoup conjuraient le mauvais sort en remuant le pouce. Roumata redescendit quatre à quatre les deux escaliers, culbutant des moines au passage. Il se fraya un chemin à travers la foule des élèves et ouvrit d’un coup de pied la porte d’une cellule qui fléchissait sous les rugissements. À la lumière mouvante des torches, il aperçut l’ami Pampa ; le magnifique baron était suspendu à un mur, les bras en croix, la tête en bas, nu. Son visage noircissait sous le sang qui affluait. Assis à une table bancale, le dos rond, le greffier se bouchait les oreilles, tandis que le bourreau, luisant de sueur, et qui rappelait vaguement un dentiste, choisissait des instruments cliquetants dans une cuvette métallique.
Roumata referma soigneusement la porte, s’approcha du bourreau et le frappa sur la nuque avec la poignée de son épée. Celui-ci se retourna, se prit la tête et s’assit dans la cuvette. Roumata tira son épée et d’un seul coup fendit la table chargée de papiers, où était assis le fonctionnaire. Tout se passait bien. Le bourreau, assis dans la cuvette, hoquetait faiblement, le fonctionnaire avait très lestement gagné à quatre pattes un coin où se cacher. Roumata s’approcha de Pampa qui le regardait à l’envers avec une joyeuse curiosité, saisit les chaînes qui tenaient les jambes du baron et, en deux secousses, les détacha du mur. Puis il posa soigneusement les jambes par terre. Le baron, soudain muet, resta un instant dans cette étrange pose, puis faisant un violent effort, libéra ses mains.
« Puis-je en croire mes yeux ? tonna-t-il en roulant des yeux injectés de sang. C’est vous, mon noble ami ? Enfin je vous trouve !
— Oui, c’est moi. Allons-nous-en, mon ami, ce n’est pas un endroit pour vous.
— De la bière ! Il y avait de la bière quelque part par là. Il arpentait la pièce en traînant des tronçons de chaînes et sans cesser de tonitruer. J’ai passé la moitié de la nuit à courir dans la ville ! Sacrebleu, on m’avait dit que vous étiez arrêté et j’ai tué une foule de gens ! J’étais persuadé que je vous trouverais dans cette prison. Ah ! La voilà ! »
Il s’approcha du bourreau et le souleva comme une plume en même temps que sa cuvette, sous laquelle il y avait un tonnelet. Le baron le défonça d’un coup de poing, s’en saisit et l’inclina au-dessus de sa bouche. Un flot de bière disparut dans son gosier. Il est magnifique, pensa Roumata avec tendresse. Un taureau ! Un taureau sans cervelle, voilà pour qui je le prenais. Mais il m’a cherché, il voulait me sauver, il est allé à la prison, lui-même… Sur cette maudite planète aussi il y a des hommes… Mais quelle chance tout de même !
Le baron vida le tonnelet et le lança dans le coin où tremblait bruyamment le gratte-papier. Il en sortit un couinement.
« Bon, dit le baron en s’essuyant la barbe du revers de la main. Maintenant je suis prêt à vous suivre. Ça ne fait rien si je suis nu ? »
Roumata s’approcha du bourreau et le sortit de son tablier au moyen d’une bonne secousse.
« Prenez ça en attendant.
— Vous avez raison, dit Pampa en nouant le tablier autour de ses hanches. Il serait gênant d’arriver nu chez la baronne… »
Ils sortirent, personne n’osait leur barrer le passage. Le couloir se vidait à vingt mètres devant eux.
« Je les écraserai tous ! rugissait le baron. Ils ont occupé mon château ! Un certain père Arima s’y est installé ! Je ne sais pas de qui il est le père, mais ses enfants, j’en fais serment, seront bientôt orphelins. Tudieu, mon ami, vous ne trouvez pas que les plafonds sont très bas ici ? J’ai le haut du crâne tout égratigné… »
Ils quittèrent la Tour. L’espion garde du corps apparut, puis se perdit dans la foule. Roumata fit signe à Boudakh de les suivre. La foule s’écartait devant eux. Certains criaient qu’un grand criminel d’État s’était évadé, d’autres disaient : « C’est lui, le Diable Nu, le célèbre bourreau-dépeceur d’Estor ! »
Arrivé au milieu de la place, le baron s’arrêta, clignant de l’œil au soleil. Il fallait se presser. Roumata jeta un regard autour de lui.
« Il y avait mon cheval, par là, fit le baron. Hé ! Là-bas ! Un cheval ! »
Il y eut du remue-ménage à l’endroit où étaient attachés les chevaux de la cavalerie de l’Ordre.
« Pas celui-là ! cria le baron. L’autre, là-bas, le gris pommelé !
— Au nom du Seigneur ! » dit tardivement Roumata en passant par-dessus sa tête la bandoulière de son épée droite.
Un petit moine craintif, au froc taché, mena le cheval au baron.
« Donnez-lui quelque chose, don Roumata, dit le baron, montant lourdement en selle.
— Halte ! Halte ! » criait-on de la Tour.
Des moines armés de gourdins arrivaient en courant. Roumata tendit l’épée au baron.
« Dépêchez-vous.
— Oui. Il faut se presser. Cet Arima va piller ma cave. Je vous attends demain ou après-demain, mon ami. Que dois-je dire à la baronne ?
— Je lui baise les mains. » Les moines étaient tout près. « Vite, vite…
— Mais vous, vous êtes en sécurité ? » demanda le baron, inquiet.
« Mais oui, que diable, oui ! En avant ! »
Le baron mit son cheval au galop et fonça sur les moines. Il y eut des chutes, des cris, un nuage de poussière s’éleva, les sabots claquèrent sur les pavés, le baron avait disparu. Roumata regardait les victimes, assises, qui secouaient la tête avec ahurissement, quand une voix insinuante murmura à son oreille :
« Mon gentilhomme, ne vous semble-t-il pas que vous allez un peu trop loin ?
Il se retourna, don Reba le fixait avec un sourire crispé.
« Trop ? répéta Roumata. J’ignore ce mot. » Il se rappela don Sera. « Je ne vois pas pourquoi un gentilhomme n’aiderait pas un autre gentilhomme en mauvaise posture. »
Des cavaliers les dépassèrent au galop, la pique en avant, à la poursuite du baron. Le visage de don Reba changea d’expression.
« Bon, dit-il. Ne parlons plus de cela… Oh ! mais j’aperçois le docteur Boudakh… Vous avez une mine superbe, docteur. Il va falloir que j’aie davantage mes prisons à l’œil. Des criminels d’État, même libérés, ne devraient pas quitter la prison sur leurs jambes, ils devraient être sur des civières. »
Boudakh, le regard égaré, fit un mouvement dans sa direction. Roumata s’interposa rapidement.
« À propos, don Reba, que pensez-vous du père Arima ?
— Du père Arima ? » Il leva les sourcils « C’est un magnifique militaire. Il occupe une place en vue dans mon évêché. De quoi s’agit-il ?
— En fidèle serviteur de Votre Sainteté, dit Roumata en s’inclinant avec une joie mauvaise, je m’empresse de vous informer que vous pouvez tenir pour vacant ce poste en vue.
— Mais pourquoi ? »
Roumata regarda le nuage de poussière jaune qui ne s’était pas encore dissipé. Don Reba suivit son regard. Une expression soucieuse se peignit sur son visage.
L’après-midi était déjà bien avancé lorsque Kira invita le maître de maison et son très savant ami à passer à table. Le docteur Boudakh, lavé, proprement vêtu, rasé de près, avait un air très imposant. Ses gestes étaient lents et empreints de dignité, ses yeux gris, pétillants d’intelligence, regardaient avec bienveillance et même avec indulgence. Il pria Roumata de lui pardonner son emportement, sur la place. « Mais vous devez me comprendre. C’est un homme effrayant, un monstre qui n’est venu au monde que par une inadvertance divine. Je suis médecin, mais je n’ai pas honte d’avouer qu’à l’occasion je le tuerais volontiers. J’ai entendu dire que le roi a été empoisonné et maintenant je comprends comment cela s’est fait. » Roumata se fit attentif. « Ce Reba est venu dans ma cellule et a exigé que je lui prépare un poison qui agisse au bout de quelques heures. Évidemment j’ai refusé, il m’a menacé de la torture, je lui ai ri au nez. Alors cette canaille a fait venir les bourreaux qui lui ont amené une douzaine de petits garçons et de petites filles. Il les a rangés devant moi, a ouvert mon sac à drogues et m’a dit qu’il les essaierait sur ces enfants jusqu’à ce qu’il trouve ce qu’il lui fallait. Voilà comment a été empoisonné le roi, don Roumata… » Ses lèvres se mirent à trembler, mais il se contint. Roumata, qui s’était discrètement détourné, hochait la tête. Je comprends, pensait-il, je comprends tout. Des mains de son ministre, le roi n’aurait pas pris même un concombre, et le misérable a mené au roi un charlatan à qui il avait promis le titre de guérisseur royal en échange de la guérison de Sa Majesté. Je comprends pourquoi don Reba jubilait quand je l’ai critiqué dans la chambre du roi. Il était difficile d’imaginer un moyen plus commode de présenter au roi un faux Boudakh. Toute la responsabilité retombait sur Roumata d’Estor, espion et conspirateur iroukanais. Nous sommes des enfants. L’Institut devrait organiser un cours spécial d’intrigue féodale, et les notations se feraient en rebas, et même mieux, en décirebas… D’ailleurs, bernique…
Boudakh devait être affamé, cependant il refusa poliment, mais fermement, de prendre de la nourriture carnée et n’accorda son attention qu’aux salades et aux gâteaux à la confiture. Il but un verre de vin d’Estor. Ses yeux devinrent brillants, ses joues rosirent. Roumata ne pouvait manger. Devant ses yeux, des torches grésillaient et fumaient, une odeur de chair brûlée pénétrait ses narines, sa gorge était nouée. Aussi, en attendant que son hôte se rassasie, restait-il debout près de la fenêtre, conversant lentement, poliment et tranquillement pour ne pas gêner son invité.
La ville revivait peu à peu. Les rues s’animaient, les voix étaient plus hautes. On entendait des coups de marteau et des craquements de bois : on retirait des toits et des murs toutes les sculptures païennes. Un gros boutiquier chauve poussait une charrette chargée d’un tonneau de bière, qu’il allait vendre sur la place deux sous la chope. Les habitants se faisaient à leur nouvelle vie. En face, le petit espion garde du corps, tout en se curant le nez, faisait la causette à une maigre bourgeoise. Des chariots, dont le chargement arrivait à la hauteur du premier étage, passèrent sous la fenêtre. Roumata ne comprit pas tout de suite ce que c’était, puis il vit des mains, des jambes, noires ou bleues, qui sortaient des bâches et recula vivement.
« Le propre de l’homme », disait Boudakh, tout en mastiquant lentement, « c’est son étonnante faculté d’adaptation. Il n’y a rien dans la nature auquel l’homme ne se fasse. Ni le cheval ni le chien ni la souris ne possèdent cette faculté. Dieu en créant l’homme savait, sans doute, à quel tourment il le vouait, aussi lui a-t-il donné d’immenses réserves de force et de patience. Il serait difficile de dire si c’est un bien ou un mal. Si l’homme n’avait pas cette patience et cette endurance, tous les braves gens auraient péri depuis longtemps, il ne resterait au monde que les méchants et les sans-cœur. D’un autre côté, l’habitude de supporter et de s’adapter fait des hommes du bétail privé de parole, que rien, si ce n’est l’anatomie, ne distingue des animaux et qui même les dépasse en faiblesse. Chaque jour nouveau engendre de nouveaux maux et de nouvelles violences. »
Roumata regarda Kira. Elle était assise en face de Boudakh et l’écoutait sans l’interrompre, la joue appuyée sur son poing fermé. Ses yeux étaient tristes, elle avait infiniment pitié des hommes.
« Vous avez sans doute raison, vénérable Boudakh, dit Roumata. Mais prenons, moi, par exemple. Moi, simple gentilhomme… » Le grand front de Boudakh se plissa, ses yeux s’arrondirent d’étonnement et de gaieté. « … j’aime énormément les savants. C’est la noblesse de l’esprit. Et je n’arrive pas à comprendre pourquoi, vous, les gardiens et les uniques possesseurs du grand savoir, êtes aussi passifs. Pourquoi vous laissez-vous mépriser, jeter en prison, envoyer au bûcher sans murmurer ? Pourquoi séparez-vous le sens de votre vie, la recherche du savoir, des exigences pratiques de la vie, de la lutte contre le mal ? »
Boudakh repoussa le plat de gâteaux vide.
« Vous posez d’étranges questions, don Roumata. L’amusant est que don Hug, le chambellan de notre duc, me posait les mêmes. Vous le connaissez ? Je le pensais bien… La lutte contre le mal ? Mais qu’est-ce que le mal ? Chacun est libre de l’entendre comme il veut. Pour nous, savants, le mal est dans l’ignorance, mais l’Église enseigne que l’ignorance est un bien et que tout le mal vient du savoir. Pour le laboureur, le mal, c’est les impôts et la sécheresse, mais pour le négociant en grains, la sécheresse est un bien. Pour l’esclave, le mal, c’est un maître ivrogne et cruel, pour l’artisan, c’est l’usurier âpre au gain. Quel est le mal contre lequel il faut lutter, don Roumata ? » Il regarda tristement ses hôtes. « Le mal est indestructible. Aucun homme n’est capable d’en diminuer la quantité dans le monde. Il peut améliorer son propre sort, mais toujours aux dépens des autres. Il y aura toujours des rois, plus ou moins cruels, des barons, plus ou moins barbares, et il y aura toujours un peuple, ignorant, admirant ses oppresseurs et haïssant ses libérateurs. Et cela, parce qu’un esclave comprend bien mieux son maître, si cruel soit-il, que son libérateur, car chaque esclave s’imagine très bien à la place de son maître, mais bien peu s’imaginent à la place d’un libérateur désintéressé. Tels sont les hommes, don Roumata, et tel est notre monde.
— Le monde se modifie sans cesse, Boudakh. Nous connaissons des époques où il n’y eut pas de rois.
— Le monde ne peut pas changer éternellement, objecta le docteur, car rien n’est éternel, même le changement… Nous ne connaissons pas les lois de la perfection, mais la perfection, tôt ou tard, s’obtient. Regardez, par exemple, l’organisation de notre société. Que l’œil est réjoui par ce système, précis, géométriquement juste ! En bas, les paysans et les artisans, au-dessus d’eux, la noblesse, puis le clergé, et enfin le roi. Tout a été prévu, quelle solidité, quel ordre harmonieux ! Qu’y a-t-il à changer dans ce cristal taillé sorti des mains du joaillier céleste ? Il n’est pas d’édifices plus solides que ceux de forme pyramidale, n’importe quel architecte compétent vous le dira. » Il leva un doigt sentencieux. « Le grain qui s’écoule d’un sac ne s’étale pas uniformément, mais figure une pyramide conique. Chaque grain s’accroche à l’autre en s’efforçant de ne pas tomber. De même pour l’humanité. Si elle veut former un tout, il faut que les hommes se tiennent les uns les autres en formant une pyramide.
— Vous pensez sérieusement que ce monde est parfait ? s’étonna Roumata. Après la rencontre avec don Reba, après la prison…
— Mais bien sûr, mon jeune ami ! Il y a beaucoup de choses qui ne me plaisent pas dans le monde et que je voudrais voir autres. Mais que faire ? Aux yeux des forces suprêmes, la perfection apparaît autrement qu’aux miens. Il ne sert à rien, pour un arbre, de regretter de ne pouvoir marcher, pourtant, il serait heureux de fuir à toutes jambes la hache du bûcheron.
— Mais s’il était possible de changer les prescriptions du Très-Haut ?
— Seul le Très-Haut en est capable.
— Mais tout de même imaginez que vous soyez Dieu… »
Boudakh rit.
« Si je pouvais imaginer que je suis un dieu, je le serais !
— Mais si vous aviez la possibilité de conseiller Dieu ?
— Vous avez une très riche imagination, dit avec satisfaction Boudakh. C’est bien. Vous savez lire et écrire ? Magnifique ! J’aurais grand plaisir à m’occuper de vous…
— Vous me flattez… Mais tout de même que conseilleriez-vous au Tout-Puissant ? À votre avis, que devrait faire le Tout-Puissant pour que vous puissiez dire : maintenant le monde est beau et bon ? »
Boudakh, souriant d’un air approbateur, se renversa sur le dossier de son fauteuil et croisa les mains sur le ventre. Kira le dévorait des yeux.
« Eh bien, je dirais au Tout-Puissant : “Créateur, j’ignore tes desseins, peut-être n’as-tu pas l’intention de faire les hommes bons et heureux. Veuille-le, c’est si simple ! Donne aux hommes du pain, de la viande et du vin à volonté, donne-leur le toit et le vêtement. Que disparaissent la faim et la misère, et en même temps, ce qui désunit les hommes.”
— Et c’est tout ?
— Vous trouvez que c’est peu ? »
Roumata secoua la tête.
« Dieu vous répondrait : “Cela ne sera pas profitable aux hommes. Car les puissants de votre monde prendront aux faibles ce que je leur ai donné, et les faibles resteront misérables.”
— Je demanderais à Dieu de protéger les faibles : “Mets à la raison les chefs cruels.”
— La cruauté est la force. Perdant leur cruauté, les chefs perdront leur force, et d’autres cruels les remplaceront. »
Boudakh cessa de sourire.
« Punis les cruels, dit-il fermement, pour que les puissants perdent l’envie d’être cruels envers les faibles.
— L’homme naît faible. Il devient fort quand il n’y a personne de plus fort que lui. Quand chez les puissants, les cruels seront punis, leur place sera prise par les plus forts des faibles. Cruels eux aussi. Il faudrait les châtier tous, et je ne le veux pas.
— Tu es plus à même de juger, Tout-Puissant. Fais alors simplement que les hommes possèdent toutes choses et ne se prennent pas les uns aux autres ce que tu leur as donné.
— Cela non plus ne sera pas profitable aux hommes, soupira Roumata. Car, lorsqu’ils recevront tout, sans efforts, de mes mains, ils oublieront le travail, ils perdront le goût de vivre, ils seront comme des animaux domestiques que je devrai nourrir et vêtir éternellement.
— Ne leur donne pas tout d’un seul coup, dit ardemment Boudakh, mais peu à peu, graduellement !
— Graduellement, les hommes prendront eux-mêmes tout ce qu’il leur faut. »
Boudakh eut un rire gêné.
« Oui, je vois, ce n’est pas si simple. Je n’avais pas pensé à ces choses jusqu’alors… Il me semble que nous avons envisagé toutes les possibilités, vous et moi. D’ailleurs… » Il se pencha en avant « Il y en a encore une autre. Fais que les hommes aiment par-dessus tout le travail et le savoir, que le travail et le savoir soient l’unique sens de leur vie. »
Oui, cela aussi nous avions projeté de l’essayer, pensa Roumata. Une hypno-induction de masse, une remoralisation positive. Des hypno-rayons sur trois satellites équatoriaux…
« Je pourrais faire cela aussi, dit-il. Mais faut-il priver l’humanité de son histoire ? Faut-il la remplacer par une autre ? Ne serait-ce pas la même chose que de faire disparaître cette humanité de la surface de cette planète et d’en créer une nouvelle à la place ? »
Boudakh, le front plissé, se taisait et réfléchissait. Roumata attendait. Dehors, des charrettes grincèrent tristement. Le docteur dit doucement :
« Alors, Seigneur, efface-nous de la surface de cette planète pour nous créer à nouveau, plus parfaits… ou mieux encore, laisse-nous aller notre chemin.
— Mon cœur est rempli de commisération, dit lentement Roumata. Je ne puis faire cela. »
Il vit les yeux de Kira. Elle le regardait avec effroi et espérance.