La journée à Keats, capitale d’Hypérion, avait été chaude et pluvieuse. Même après l’orage, un tapis de sombres nuages continuait de flotter au-dessus de la ville, emplissant l’air de l’odeur salée de l’océan qui se trouvait à vingt kilomètres à l’ouest. Le soir venu, tandis que la grisaille du jour faisait place au gris du crépuscule, un double bang secoua la ville, se réverbérant sur le pic montagneux solitaire dont la silhouette dentelée se dressait au sud. Les nuages avaient pris un éclat bleu nacré. Trente secondes plus tard, un vaisseau couleur d’ébène perça la couverture de nuages et descendit doucement sur son panache de flammes de fusion, ses feux de navigation lançant leurs éclats rouges et verts dans le ciel plombé.
À mille mètres, les projecteurs d’atterrissage du vaisseau s’allumèrent, et trois faisceaux de lumière cohérente, montant de l’astroport au nord de la ville, verrouillèrent l’appareil sur un trépied de bienvenue vermeil. Le vaisseau tomba lentement jusqu’à trois cents mètres du sol, puis se déplaça latéralement, avec la sûreté d’une chope qui glisse sur un comptoir mouillé, jusqu’à ce qu’il arrive au niveau de la fosse de refroidissement qui l’attendait.
Des jets à haute pression arrosèrent la fosse et la base du vaisseau, faisant surgir des geysers de vapeur qui se mêlèrent aux rideaux de pluie fine balayant la plaine de bitume de l’astroport. Lorsque tout fut fini, le silence retomba, à l’exception du bruissement de la pluie et des cliquetis et craquements espacés du vaisseau en train de refroidir.
Un balcon sortit d’une coupée dans la muraille, trente mètres au-dessus de la fosse. Cinq silhouettes s’avancèrent.
— Merci pour la promenade, fit le colonel Kassad en se tournant vers le consul.
Celui-ci hocha distraitement la tête et s’appuya à la rambarde, en respirant l’air frais à grandes goulées. Des gouttelettes de pluie ruisselèrent sur sa barbe et sur ses sourcils.
Sol Weintraub souleva le bébé de son panier. L’enfant avait été réveillée, sans doute par le changement de température et de pression, ou par les bruits, les odeurs et les mouvements différents. Elle se mit à brailler. Il la berça et lui parla doucement, mais les glapissements continuèrent.
— Voilà une musique de circonstance pour célébrer notre arrivée, déclara Martin Silenus.
Le poète portait une longue cape mauve et un béret grenat incliné sur son épaule droite. Il but une gorgée du vin qu’il avait apporté avec lui du salon.
— Jésus à béquilles, cet endroit a vraiment changé ! s’écria-t-il.
Le consul, qui n’avait quitté Hypérion que depuis huit années locales, devait en convenir. Le port spatial se trouvait alors à neuf kilomètres des premiers faubourgs de la ville. Aujourd’hui, il était entouré de cabanes en bois, de tentes et de rues boueuses. De son temps, il n’y avait pas plus d’une arrivée par semaine, alors qu’il comptait aujourd’hui plus d’une vingtaine de vaisseaux sur le terrain. Le minuscule bâtiment de douane et d’administration avait été remplacé par une énorme bâtisse en préfabriqué. Une douzaine de fosses et de grilles destinées aux vaisseaux de descente avaient été ajoutées, un peu n’importe comment, à l’ouest, et les installations étaient partout encombrées de modules bâchés sous une toile de camouflage, qui pouvaient servir ; le consul le savait, aussi bien de station de commandement au sol que de baraquement. Une forêt d’antennes exotiques se dressait vers le ciel à partir d’un groupe de ces modules à une extrémité du terre-plein.
— Le progrès, murmura le consul.
— La guerre, fit le colonel Kassad.
— Mais ce sont des gens qu’il y a là-bas ! s’exclama Brawne Lamia, pointant l’index en direction des portes du terminal principal, à l’extrémité sud du terrain.
Un océan de couleurs ternes venait s’écraser, comme une houle silencieuse, sur le grillage qui marquait la séparation avec l’extérieur et sur le champ de confinement mauve.
— Bon Dieu ! Elle a raison ! fit le consul.
Kassad sortit ses jumelles, et ils observèrent à tour de rôle la foule de milliers de personnes qui se pressaient contre la barrière de grillage et le champ répulsif.
— Que font-ils là ? demanda Lamia. Que veulent-ils ?
Même à cinq cents mètres de distance, l’énergie aveugle qui se dégageait de cette foule était impressionnante. On voyait les silhouettes sombres des soldats de la Force en train de patrouiller juste à l’intérieur du périmètre. Le consul se rendit soudain compte que la bande de terrain nu qu’il voyait entre la grille, le champ de confinement et les sentinelles devait être minée, ou balayée par un rayon de mort, ou encore les deux à la fois.
— Que veulent-ils ? répéta Lamia.
— Ils veulent partir, dit Kassad.
Avant même que le colonel eût parlé, le consul avait compris la raison de la présence des tentes et des baraques autour du port spatial. Les habitants d’Hypérion cherchaient à fuir leur planète. Ils devaient s’agglutiner ainsi au grillage, silencieusement, chaque fois qu’un vaisseau se posait.
— En voilà un, en tout cas, qui ne risque pas de s’envoler, fit Martin Silenus en désignant du doigt une montagne basse située au sud, au-delà du fleuve. Ce bon vieux William Rex le Pleureur, que Dieu garde son âme impie.
Le visage sculpté du roi Billy le Triste était à peine visible à travers la pluie fine et l’obscurité grandissante.
— Je l’ai bien connu, Horatio, continua le poète ivre. Un homme jamais à court de plaisanteries. Pas une seule qui fût drôle. Un vrai trou du cul, Horatio…
Sol Weintraub se tenait en retrait à l’entrée du balcon, pour abriter son bébé de la pluie et écarter ses braillements de la conversation générale.
— Nous avons de la visite, fit-il en tendant le bras.
Un véhicule de sol au polymère de camouflage inactivé et un VEM militaire modifié par l’adjonction de souffleries de sustentation adaptées au faible champ magnétique d’Hypérion s’approchaient d’eux sur la piste mouillée.
Sans quitter des yeux un seul instant la montagne représentant le roi Billy à la triste figure, Silenus récita d’une voix douce, à peine audible :
Au plus profond des ombres d’une triste vallée,
Enfoui loin de l’haleine vivifiante du matin,
Loin de midi flamboyant et de l’étoile solitaire du soir,
Saturne aux cheveux gris était assis, muet comme une pierre,
Aussi immuable que le silence environnant son refuge.
Des forêts et des forêts s’étageaient à l’entour de sa tête,
Telles des nuées sur des nuées…
Le père Hoyt sortit sur le balcon, en se frottant les joues des deux mains. Ses yeux étaient hagards comme ceux d’un enfant émergeant du sommeil.
— Nous sommes arrivés ? demanda-t-il.
— Pour sûr, bordel de merde ! s’écria le poète en rendant les jumelles au colonel. Préparons-nous à affronter ces foutus marines.
Le jeune lieutenant ne parut nullement impressionné par le groupe, même après avoir passé dans son scanneur la plaquette que Het Masteen lui avait remise de la part du commandant du détachement de la Force. L’officier prit son temps pour examiner en détail chaque laissez-passer, les faisant attendre sous la pluie et lançant de temps à autre une remarque avec l’arrogance oisive de ces petits chefs qui viennent de se voir attribuer une parcelle de pouvoir. Puis ce fut le tour de Fedmahn Kassad, et il leva les yeux avec l’expression d’une belette effarée.
— Le colonel Kassad !
— En retraite, précisa ce dernier.
— Je suis vraiment désolé, mon colonel…, balbutia le lieutenant en rendant précipitamment les laissez-passer à tout le monde. Je ne me doutais pas que vous faisiez partie de ce groupe… C’est-à-dire… le commandant ne nous a pas… Mon oncle a fait campagne avec vous sur Bressia, mon colonel. Je veux dire que… Je suis navré… S’il y a quelque chose que mes hommes ou moi puissions faire pour…
— Repos, lieutenant, coupa Kassad. Dites-nous s’il y a un moyen de transport disponible pour nous rendre en ville.
— Euh… C’est que…
Le jeune marine voulut se gratter le menton, mais se rappela juste à temps qu’il avait son casque.
— C’est faisable, mon colonel, mais… la foule, là-bas, n’est pas commode, et ces foutus VEM ne fonctionnent pas très bien sur cette putain de… euh… Pardonnez-moi, mon colonel. Le problème, c’est que tous les appareils de transport au sol sont réservés au matériel, et il ne reste plus aucun glisseur de libre jusqu’à vingt-deux heures. Mais je me ferai un plaisir d’inscrire votre groupe sur la liste des prochains…
— Une seconde, fit le consul.
Un glisseur à la coque bosselée, arborant, sur le côté de la jupe, l’emblème géodésique doré de l’Hégémonie, venait de se poser à une dizaine de mètres de là. Un homme grand et maigre en descendit.
— Théo ! s’écria le consul.
Les deux hommes coururent l’un vers l’autre, firent mine de se serrer la main, mais se ravisèrent et se donnèrent joyeusement l’accolade.
— Bon Dieu ! fit le consul. Tu as une mine superbe, mon vieux Théo !
C’était vrai. Son ex-adjoint avait gagné six ans sur lui, mais il avait toujours ce sourire de jeune garçon, ce visage mince et cette tignasse rousse qui avaient incité plus d’une jeune créature célibataire – et quelques femmes mariées aussi – à postuler pour un emploi au consulat. La timidité qui faisait partie des points sensibles de Théo Lane était toujours là, elle aussi, comme l’attestait le geste inutile avec lequel il était en train de rajuster les lunettes archaïques à monture de corne qui représentaient sa seule affectation.
— Je suis ravi que tu sois de retour parmi nous, déclara-t-il.
Le consul se tourna pour faire les présentations, puis s’interrompit brusquement.
— Mon Dieu ! Mais le consul, c’est toi, maintenant ! s’exclama-t-il. Excuse-moi, Théo, je n’y pensais plus.
Théo Lane sourit en rajustant une nouvelle fois sa monture.
— Ce n’est pas grave, dit-il, d’autant plus que j’ai cessé de porter ce titre depuis quelques mois. Je suis maintenant gouverneur général. Le Conseil intérieur a réclamé – et obtenu – le statut officiel de colonie. Soyez tous les bienvenus sur la dernière planète en date de l’Hégémonie.
Un flou d’une fraction de seconde passa dans le regard du consul, puis il donna une nouvelle accolade à son ancien protégé.
— Toutes mes félicitations, Excellence.
Théo eut un large sourire, puis leva les yeux vers le ciel.
— Je crois que ça ne va pas tarder à tomber pour de bon, dit-il. Pourquoi ne pas faire monter tout le monde à bord du glisseur ? Je vous déposerai en ville.
Il se tourna en souriant vers le jeune officier.
— Lieutenant ?
— Euh… Oui, Votre Excellence ? fit l’officier en se mettant au garde-à-vous.
— Pourriez-vous faire charger les bagages de ces personnes dans mon appareil ? Nous aimerions tous partir avant qu’il ne pleuve.
Le glisseur suivit le ruban gris de la route du sud, à une hauteur constante de soixante mètres. Le consul occupait un fauteuil à côté du pilote tandis que le reste du groupe se détendait à l’arrière sur les sièges inclinables en mousse lovée. Martin Silenus et le père Hoyt semblaient dormir. Le bébé de Weintraub avait cessé de hurler en échange d’un biberon souple de lait maternel synthétique.
— Les choses ont bien changé, déclara le consul.
Collant la joue à la verrière ruisselante de pluie, il contempla le chaos qui régnait au-dessous d’eux. Des milliers de cabanes et d’abris de fortune couvraient les flancs des collines et des ravins le long des trois kilomètres de route qui séparaient le port spatial des premiers faubourgs. Des feux avaient été allumés çà et là sous des bâches humides, et le consul distingua des silhouettes couleur de boue qui allaient et venaient entre les cabanes de même couleur. De hautes clôtures bordaient l’ancienne route du port spatial, qui avait été élargie et rénovée. Sur deux files de chaque côté, les camions et les véhicules à effet de sol, pour la plupart militaires, vert kaki ou revêtus d’un polymère de camouflage inactivé, se déplaçaient lentement l’un derrière l’autre. Plus loin, les lumières de Keats, bien plus étendues que dans le souvenir du consul, envahissaient de nouveaux secteurs de la vallée et des collines.
— Trois millions, murmura Théo comme s’il avait lu dans la pensée de son ex-patron. Ils sont au moins trois millions, et il en arrive chaque jour.
Le consul écarquilla les yeux.
— Il n’y avait que quatre millions et demi d’habitants sur toute la planète quand je suis parti !
— Ce nombre n’a pas changé, mais ils veulent tous venir à Keats, embarquer sur n’importe quel vaisseau et foutre le camp d’ici. Certains attendent que nous construisions un distrans, mais la plupart pensent qu’il ne sera jamais prêt à temps. Ils ont peur.
— Des Extros ?
— En partie aussi, mais surtout du gritche.
Le consul écarta son visage de la verrière glacée.
— Il est donc descendu au sud de la Chaîne Bridée ?
Théo laissa entendre un petit rire sans conviction.
— Il est partout. Ils sont partout, plutôt. La plupart des gens d’ici sont convaincus qu’il y en a maintenant des douzaines ou même des centaines. On attribue au gritche des carnages sur les trois continents. Partout, en fait, à l’exception de Keats, de certaines parties de la côte de la Crinière et de quelques villes comme Endymion.
— Combien de victimes ? demanda le consul, qui ne tenait pas tellement à connaître la réponse.
— Vingt mille morts ou disparus au moins. Il y a aussi pas mal de blessés, mais on ne peut pas tout attribuer au gritche, n’est-ce pas ? fit Théo avec un rire sec. Le gritche, comme chacun sait, ne fait pas de blessés. Les gens se tirent dessus dans l’affolement général, ils tombent dans l’escalier, se jettent par les fenêtres ou se font piétiner par la foule. C’est la panique. Un putain de désastre.
En onze ans de collaboration avec Théo Lane, le consul ne l’avait jamais entendu utiliser un tel langage.
— Et la Force ne fait rien ? demanda-t-il. Est-ce sa présence qui éloigne le gritche des villes ?
— La Force se contente de contenir la foule en cas d’émeute, fit Théo en secouant la tête. Ces foutus marines ne s’intéressent qu’aux accès du port spatial et de la zone militaire de Port-Romance. Ils évitent tout affrontement direct avec le gritche. Ils se réservent pour les Extros.
— Et les FT ? demanda le consul, qui savait très bien que les Forces Territoriales, peu entraînées, n’étaient pas à la hauteur de cette situation.
— Parmi les victimes, huit mille au moins sont des FT, répondit Théo avec un haussement d’épaules. Le général Braxton a remonté la Route du Fleuve avec sa vaillante « Troisième Unité de Combat » pour « abattre le gritche dans sa tanière », et plus personne n’a jamais revu aucun d’eux.
— Tu plaisantes ? fit le consul.
Mais il lui suffisait de voir la tête que faisait Théo pour savoir que ce n’était pas le cas.
— J’aimerais savoir, reprit le consul au bout de quelques secondes de silence, comment tu t’arranges pour avoir le temps de venir nous accueillir ici.
— Je ne l’ai pas, dit le gouverneur général en tournant la tête pour regarder les autres passagers, à l’arrière, qui s’étaient assoupis ou se penchaient, l’air épuisé, aux hublots. J’avais besoin de te parler. Pour te dissuader d’y aller.
Le consul secouait déjà la tête, mais Théo lui saisit le bras et le serra très fort.
— Écoute d’abord ce que j’ai à te dire, bon Dieu ! Je sais que c’est difficile pour toi de revenir ici après… après ce qui est arrivé, mais merde, c’est ridicule de tout foutre en l’air sans raison. Laisse tomber ce stupide pèlerinage. Reste avec nous à Keats.
— Impossible… commença le consul.
— Laisse-moi te parler d’abord ! Premièrement, tu es le meilleur diplomate que j’aie jamais connu, et le plus apte à gérer cette crise. Nous avons besoin de tes compétences.
— Cela n’a rien à…
— Tais-toi un peu. Deuxièmement, toi et les autres, vous n’arriverez jamais à moins de deux cents kilomètres des Tombeaux du Temps. Nous ne sommes plus à l’époque que tu as connue, où ces cons de candidats au suicide pouvaient jouer au touriste pendant une semaine et puis changer d’avis et rentrer chez eux. C’est fini. Le gritche est sorti au grand jour. Et il ne rigole pas.
— Je comprends tout cela, mais…
— Troisièmement, j’ai personnellement besoin de toi ! J’ai supplié Tau Ceti Central d’envoyer quelqu’un d’autre ici. Lorsque j’ai appris ta venue… ça m’a permis de tenir le coup ces deux dernières années.
Le consul secoua la tête sans comprendre.
Théo vira en direction du centre de la ville, puis demeura quelques instants en vol stationnaire. Quittant ses commandes des yeux, il se tourna vers le consul.
— Je veux que tu prennes à ma place le poste de gouverneur général. Le Sénat ne dira rien, à l’exception de Gladstone, peut-être, mais il sera trop tard quand elle s’en apercevra.
C’était comme si quelqu’un venait de frapper le consul sous la troisième côte. Il se détourna pour regarder, au-dessous de lui, le dédale de ruelles et d’immeubles délabrés qu’était Jacktown, la Vieille ville. Quand il recouvra sa voix, il murmura :
— Je ne peux pas, Théo.
— Écoute, si tu…
— Je te dis que je ne peux pas ! Je ne réussirais pas mieux que toi si j’acceptais, mais ce n’est pas la question. Je ne peux pas parce qu’il faut que je fasse ce pèlerinage !
Théo rajusta ses lunettes puis regarda fixement droit devant lui, sans rien dire.
— Tu es de loin le plus compétent des diplomates des Affaires étrangères avec qui j’ai eu l’occasion de travailler, reprit le consul. Je me suis retiré depuis huit ans. Il me semble que…
Théo hocha sèchement la tête en l’interrompant.
— C’est au Temple gritchtèque que vous voulez aller ?
— Oui.
Le glisseur décrivit un large cercle et se posa. Le consul, perdu dans ses pensées, regardait dans le vide tandis que les portières latérales du véhicule se soulevaient pour s’escamoter dans leur logement et que Sol Weintraub s’exclamait :
— Oh mon Dieu !
Le groupe descendit pour faire face à une plaine de décombres calcinés occupant l’emplacement du Temple gritchtèque. Depuis que les Tombeaux du Temps avaient été fermés, quelque vingt-cinq années locales auparavant, pour cause de trop grand danger, le Temple gritchtèque était devenu l’attraction touristique la plus en vogue. De la largeur de trois pâtés de maisons, culminant à cent cinquante mètres au sommet de la flèche effilée de sa tour centrale, le temple principal de l’Église gritchtèque tenait en même temps de la cathédrale grandiose et impressionnante, de la pure plaisanterie gothique, avec ses courbes dentelées et ses arcs-boutants de pierre permasoudés à un squelette en fibres composites armées, de la gravure d’Escher, avec ses perspectives truquées et ses angles impossibles, et du cauchemar à la Jérôme Bosch, avec ses entrées de tunnel, ses chambres secrètes, ses jardins sombres et ses secteurs interdits. Mais, par-dessous tout, cet édifice appartenait au passé mystérieux d’Hypérion.
Il ne restait plus rien de tout cela à présent. Seuls des tas de pierres noircies rappelaient la splendeur passée du lieu. Des poutrelles de métal à moitié fondu sortaient des ruines comme les côtes de quelque gigantesque carcasse. La grande masse des décombres avait été engloutie par les souterrains, catacombes et galeries qui se trouvaient au-dessous de l’édifice âgé de trois cents ans. Le consul s’avança au bord d’une fosse et se demanda si, comme le disait la légende, les sous-sols étaient véritablement reliés à l’un des labyrinthes de la planète.
— On dirait qu’ils ont utilisé des claps pour raser cet endroit, fit Martin Silenus en se servant d’un terme archaïque désignant tout type de canon laser à amplification de puissance.
Le poète, qui semblait subitement dégrisé, rejoignit le consul devant la fosse.
— Je me souviens d’une époque où il n’y avait rien d’autre ici que le Temple et une petite partie de la Vieille ville, dit-il. Après la catastrophe au voisinage des Tombeaux, Billy a décidé de reconstruire Jacktown ici, à cause du Temple. Et maintenant, il ne reste plus rien. Bon Dieu !
— Non, déclara Kassad.
Les autres se tournèrent vers lui.
Le colonel se redressa à l’endroit où il s’était accroupi pour examiner les décombres.
— Pas des claps, dit-il, mais des charges creuses au plasma. Il y en a eu plusieurs.
— Et maintenant, tu veux toujours rester ici pour entreprendre cet inutile pèlerinage ? demanda Théo. Pourquoi ne pas venir plutôt avec moi au consulat ?
Il s’adressait au consul, mais avait étendu l’invitation à tout le monde.
Le consul se tourna vers lui. Pour la première fois, il voyait sous les traits de son ex-adjoint le gouverneur général d’une planète assiégée de l’Hégémonie.
— C’est impossible, Votre Excellence, dit-il. Pour moi, tout au moins. Je ne sais pas ce que décideront les autres.
Les quatre hommes et la femme secouèrent négativement la tête. Silenus et Kassad commencèrent à décharger les bagages. La pluie recommençait à tomber, sous la forme d’une légère bruine issue de nulle part. En cet instant, le consul remarqua la présence de deux glisseurs de combat de la Force qui tournaient au-dessus des toitures avoisinantes. L’obscurité grandissante et leur coque revêtue d’un polymère-caméléon les avaient très bien cachés jusqu’ici, mais la pluie révélait leurs contours.
Naturellement, songea le consul. Le gouverneur général ne se déplace pas sans escorte.
— Est-ce que les prêtres ont pu se mettre à l’abri ? demanda Brawne Lamia. Y a-t-il eu des survivants quand le Temple a été détruit ?
— Oui, répondit Théo.
Le dictateur de facto de cinq millions d’âmes condamnées ôta ses verres pour les essuyer sur un pan de sa chemise.
— Tous les prêtres du culte gritchtèque, avec leurs acolytes, ont pu s’échapper par les galeries. La foule assiégeait cet endroit depuis des mois. Son chef, une femme nommée Cammon, qui vient de quelque part à l’est de la mer des Hautes Herbes, a donné tout ce qu’il fallait comme avertissements à ceux du Temple avant de lancer ses DL-20.
— Que faisait la police ? demanda le consul. Et les FT ? La Force ?
Théo Lane sourit. En cet instant, il semblait avoir des dizaines d’années de plus que le jeune homme qu’avait connu le consul.
— Vous êtes tous restés en transit pendant trois ans, dit-il. L’univers a changé depuis. Les fidèles du gritche se font tabasser et immoler par le feu dans le Retz tout entier. Imaginez ce que cela peut donner ici. La police de Keats s’occupe uniquement de faire respecter la loi martiale que j’ai décrétée depuis quatorze mois. Les FT et elle ont assisté sans intervenir à la destruction du Temple. J’y étais moi aussi. Il y avait cinq cent mille personnes ici ce soir-là.
Sol Weintraub fit un pas en avant.
— Est-ce qu’ils sont au courant, pour nous ? demanda-t-il. Le pèlerinage…
— S’ils l’étaient, vous seriez déjà tous morts. On pourrait croire qu’ils accueilleraient favorablement tout ce qui serait de nature à apaiser le gritche, mais la seule chose qu’une foule déchaînée se dirait, c’est que vous avez été désignés par l’Église gritchtèque. Pour tout vous dire, il a fallu que j’use de mon droit de veto contre mon propre Conseil. Il s’était prononcé en faveur de la destruction de votre vaisseau avant même son entrée dans notre atmosphère.
— Pourquoi as-tu fait ça ? demanda le consul. Je veux dire, pourquoi as-tu mis ton veto ?
En soupirant, Théo rajusta ses lunettes.
— Hypérion a encore besoin de l’Hégémonie, et Gladstone bénéficie toujours du vote de confiance de la Pangermie, sinon de celui du Sénat. Sans compter que j’ai besoin de toi.
Le consul contempla sans rien dire les ruines du Temple gritchtèque.
— Ce pèlerinage était déjà terminé avant que vous ne soyez annoncés, reprit le gouverneur général Théo Lane. Veux-tu revenir au consulat avec moi, au moins en qualité de conseiller spécial ?
— Désolé, déclara le consul. C’est impossible.
Théo tourna abruptement les talons et, sans un mot de plus, grimpa dans son glisseur et décolla, suivi de son escorte à peine visible dans la bruine.
La pluie se mit à tomber plus fort tandis que le groupe se resserrait dans l’obscurité. Weintraub avait improvisé une capuche pour abriter Rachel, et le crépitement des gouttes d’eau sur le plastique faisait de nouveau pleurer le bébé.
— Que faisons-nous ? demanda le consul en regardant autour de lui dans la nuit à peine éclairée par les lumières des ruelles avoisinantes.
Leurs bagages étaient entassés en une montagne ruisselante. Il émanait du monde une odeur de cendre. Martin Silenus répondit, découvrant ses dents dans un large sourire :
— Je connais un bistrot…
Il se trouva que le consul connaissait aussi ce bistrot, Chez Cicéron. Il avait même vécu là pendant la plus grande partie de son séjour de onze ans sur Hypérion.
Contrairement à la plupart des appellations en vigueur sur cette planète, Cicéron n’était pas une allusion à un quelconque produit littéraire de l’époque préhégirienne. On disait que l’établissement portait le nom d’un quartier d’une ancienne ville de la Terre – certains parlaient de Chicago, USA, d’autres de Calcutta, AIS – mais Stan Leweski, le propriétaire, arrière-petit-fils du fondateur, prétendait être le seul à en connaître la véritable origine, et il n’avait jamais voulu révéler son secret à personne. Le local proprement dit, au cours de ses cent cinquante ans d’existence, avait éclaté, passant d’une simple salle au dernier étage sans ascenseur de l’un des immeubles les plus vieux et les plus croulants de Jacktown, en bordure du fleuve Hoolie, à quatre vieux immeubles de huit étages sur la berge du même fleuve. Les seuls éléments de Chez Cicéron qui n’avaient pas changé au fil des décennies étaient les plafonds bas, l’atmosphère enfumée et le brouhaha constant des conversations, qui donnaient une impression d’intimité au milieu d’un tourbillon de bruit et d’agitation.
Ce soir-là, pourtant, tout sentiment d’intimité était absent. Le consul et son groupe s’arrêtèrent avec leurs bagages à l’entrée qui donnait sur le chemin de Marsh.
— Par les larmes de Jésus ! s’écria Martin Silenus.
Chez Cicéron présentait l’aspect d’un champ de bataille occupé par des hordes barbares. Il n’y avait pas une seule table de libre, pas le moindre siège. C’étaient surtout des hommes qui étaient présents, et le sol était jonché de paquetages, d’armes, de rouleaux de couchage, de matériel de communication suranné, de rations et de toutes sortes d’objets hétéroclites accompagnant une armée de réfugiés… Une armée en déroute, peut-être. L’atmosphère de Chez Cicéron, riche, autrefois, des parfums mêlés des grillades, du vin, de la bière, des stims et du tabac détaxé, était à présent lourdement saturée d’un mélange d’odeurs corporelles, d’urine âcre et de désespoir.
À ce moment-là, l’énorme silhouette de Stan Leweski se matérialisa dans la pénombre de la salle. Ses avant-bras étaient toujours aussi épais, mais son front avait grignoté quelques centimètres sur la lisière de ses cheveux noirs clairsemés, et les rides étaient plus nombreuses autour de ses petits yeux ronds, présentement écarquillés à la vue du consul.
— Un revenant ! s’écria-t-il.
— Pas du tout !
— Tu n’es pas mort ?
— Comme tu vois.
— Merde alors ! déclara Stan Leweski.
Saisissant le consul par les bras, il le souleva aussi aisément que s’il s’agissait d’un bambin de cinq ans.
— Merde alors ! répéta-t-il. Tu n’es pas mort ! Mais qu’est-ce que tu fiches ici ?
— Je viens vérifier ta licence, fit le consul. Ça ne te dérange pas de me reposer par terre ?
Leweski le reposa délicatement sur ses pieds, lui donna un grand coup sur l’épaule et fit un large sourire. Puis il se tourna vers Martin Silenus, et le sourire se mua en un froncement de sourcils.
— Votre visage me paraît familier, dit-il, mais je ne crois pas vous avoir déjà vu ici.
— J’ai connu votre arrière-grand-père, fit Silenus. À propos, est-ce qu’il vous reste de cette fameuse ale préhégirienne ? Cette bibine tiède, typiquement britannique, qui avait un goût de pisse d’élan recyclée. Je n’arrêterais pas d’en boire.
— Plus rien, fit Leweski en se prenant le menton. Bon Dieu ! La vieille malle du grand-père Jiri ! Les vieux holos du satyre de l’ancienne Jacktown… Serait-ce possible ?
Il dévisagea longuement Silenus, puis le consul, avançant la main pour les toucher prudemment de son médius massif.
— Deux revenants, murmura-t-il.
— Six personnes exténuées, lui dit le consul tandis que le bébé se remettait à pleurer. Ou plutôt sept. Avez-vous de la place pour nous ?
Leweski tourna sur lui-même d’un quart de cercle, d’un côté puis de l’autre, les bras écartés et les mains à plat.
— Toutes les salles sont comme ça, dit-il. Plus une seule place de libre. Plus rien à boire, plus rien à manger. Plus de bière, fit-il en plissant les yeux à l’adresse de Silenus. Nous sommes devenus un hôtel sans lits. Ces gros cons des FT se sont installés ici sans payer, et ils boivent leur propre bistouille en attendant la fin du monde. Qui ne saurait tarder, à mon avis.
Ils se tenaient dans ce qui avait été autrefois la mezzanine d’entrée. Les bagages entassés se mêlaient aux équipements de toutes sortes qui jonchaient déjà le sol. De petits groupes de soldats se pressaient à travers la foule pour voir les nouveaux arrivants, en hochant la tête d’un air appréciateur quand ils détaillaient Brawne Lamia, qui leur jetait en retour des regards glacés.
Stan Leweski regarda le consul un long moment avant de murmurer :
— Je crois pouvoir vous trouver une table de balcon. Elle est occupée depuis une semaine par cinq de ces foutus commandos de la mort des FT. Ils n’arrêtent pas de raconter à tout le monde comment ils vont écraser de leurs mains nues les légions des Extros. Si vous voulez la table, je me ferai un plaisir de foutre ces merdeux dehors.
— D’accord, dit le consul.
Il faisait déjà volte-face pour s’éloigner lorsque Lamia posa la main sur son bras.
— Voulez-vous de l’aide ? demanda-t-elle.
Il haussa les épaules, puis sourit.
— Je crois pouvoir me débrouiller tout seul, mais ce n’est pas de refus. Venez.
Ils disparurent dans la foule.
Le balcon du deuxième étage offrait juste assez de place pour la table délabrée et six chaises. Malgré l’encombrement insensé des salles principales, des marches d’escalier et des paliers, personne ne leur avait disputé la place après que Leweski et Lamia eurent balancé les commandos de la mort, sans tenir compte de leurs protestations, par-dessus la balustrade, dans la rivière qui coulait neuf mètres plus bas. Un peu plus tard, Leweski s’était arrangé pour leur faire monter un pot de bière, une corbeille de pain et des tranches de rosbif.
Le groupe mangeait en silence, ayant eu plus que sa part de fatigue post-fugue, de faim et de dépression. L’obscurité du balcon était à peine adoucie par les lumières de l’intérieur ou celles des péniches qui passaient en bas sur le fleuve. La plupart des bâtiments sur les berges du Hoolie étaient plongés dans le noir, mais les nuages bas reflétaient d’autres lumières de la cité, et le consul put distinguer les ruines du Temple gritchtèque à cinq cents mètres de là en amont.
— Bon, fit le père Hoyt, qui avait visiblement récupéré des effets de la dose massive d’ultramorphine et se trouvait actuellement à mi-chemin entre la douleur et l’apaisement du sédatif. Que faisons-nous, maintenant ?
Comme personne ne répondait, le consul ferma à demi les yeux. Il refusait de prendre l’initiative en quoi que ce soit. Assis là sur le balcon de Chez Cicéron, il était trop facile de se laisser aller à reprendre les rythmes d’une existence passée où il boirait jusqu’au petit matin, contemplant les averses météoriques annonçant l’aube et le départ des nuages, puis regagnerait en titubant son appartement vide près de la place du marché, pour se lever quatre heures plus tard et se rendre au consulat, lavé, rasé, présentant une apparence à peu près humaine à l’exception de ses yeux injectés de sang et de la douleur insensée qui lui vrillait le crâne. Il faisait confiance à Théo, le discret et très efficace Théo, pour lui faire franchir sans encombre la matinée. Il faisait confiance à la chance pour l’amener jusqu’à la fin de la journée, à la bière de Chez Cicéron pour lui faire passer la nuit et à l’insignifiance de sa carrière pour le conduire jusqu’au bout de son existence.
— Prêts pour le pèlerinage ?
Le consul rouvrit brusquement les yeux. Une silhouette drapée d’une cape, à la tête encapuchonnée, se tenait sur le seuil du balcon, et il crut un instant qu’il s’agissait de Het Masteen. Mais il se rendit compte que cet homme était beaucoup plus petit, et que sa voix n’avait pas l’emphase de celle du Templier dans sa manière d’appuyer sur les consonnes.
— Si vous êtes prêts, il faut partir tout de suite, reprit la silhouette sombre.
— Qui êtes-vous ? demanda Brawne Lamia.
— Suivez-moi, fut la seule réponse.
Fedmahn Kassad se leva, baissant la tête pour ne pas se cogner au plafond, et se saisit de la main gauche d’un coin du capuchon qu’il tira en arrière.
— Un androïde ! s’exclama Lénar Hoyt, incapable de détacher son regard de la peau bleue et des yeux bleu sur bleu de l’homme.
Le consul était moins surpris. La loi hégémonienne interdisait, depuis un peu plus d’un siècle, de posséder des androïdes, et pratiquement aucun d’entre eux n’avait été biofabriqué pendant cette période, mais on les utilisait toujours comme main-d’œuvre dans les régions reculées des mondes non coloniaux comme Hypérion. Le Temple gritchtèque en avait beaucoup fait usage, conformément à la doctrine de l’Église gritchtèque, qui proclamait que les androïdes, étant exempts de tout péché originel, étaient spirituellement supérieurs à l’humanité et, incidemment, préservés du terrible et inéluctable châtiment gritchtèque.
— Suivez-moi vite ! répéta l’androïde en remettant son capuchon en place.
— C’est le Temple qui vous envoie ? demanda Brawne Lamia.
— Chut ! fit l’androïde en tournant furtivement la tête vers la salle, puis en faisant signe que oui. Dépêchez-vous, je vous en prie, chuchota-t-il.
Ils se levèrent tous, hésitant encore. Le consul vit Kassad défaire avec précaution la fermeture étanche du gilet de cuir qu’il portait. Il entrevit, en un éclair, le bâton de la mort passé à la ceinture du colonel. En temps normal, la seule pensée de se trouver à proximité d’une telle arme l’aurait bouleversé. Une seule fausse manœuvre, et toutes les synapses des personnes présentes sur ce balcon pouvaient être réduites en bouillie. Mais dans ces circonstances, il fut étrangement rassuré par ce qu’il avait vu.
— Nos bagages… commença Weintraub.
— On s’en occupe, fit l’androïde. Suivez-moi, maintenant.
Ils descendirent derrière lui et s’enfoncèrent dans la nuit, aussi las et passifs qu’un soupir.
Le consul dormit jusqu’à une heure relativement tardive. Une demi-heure après l’aube, un rayon de lumière se fraya un chemin à travers les lames du volet du hublot et forma un rectangle sur l’oreiller. Le consul se tourna dans son sommeil, mais ne se réveilla pas. Une heure plus tard, il y eut une forte secousse tandis que les mantas épuisées qui avaient tiré le chaland toute la nuit étaient remplacées par d’autres. Le consul continua cependant de dormir. Durant toute l’heure qui suivit, les allées et venues et les cris de l’équipage sur le pont, devant sa cabine, se multiplièrent, de plus en plus fort, sans le réveiller, et ce fut finalement la sirène retentissante des écluses de Karla qui le tira de son lourd sommeil.
Avec des gestes lents, ankylosé par les effets de la fugue comme s’il était drogué, il se lava du mieux qu’il put au-dessus du lavabo où il fallait pomper l’eau, puis revêtit un confortable pantalon de velours côtelé, une vieille chemise de toile et des chaussures de marche à semelles de mousse. Il grimpa ensuite sur le pont intermédiaire.
Le petit déjeuner était servi sur un long buffet à proximité d’une table épaisse qui pouvait s’escamoter dans les bordages du pont. Un auvent abritait l’endroit où l’on mangeait, et sa toile rouge et or claquait sous la brise que produisait leur passage. La matinée était splendide, claire et dégagée. Le soleil d’Hypérion rattrapait en vigueur ce qui lui manquait en grosseur.
Weintraub, Lamia, Kassad et Silenus étaient là depuis quelque temps déjà. Lénar Hoyt et Het Masteen se joignirent au groupe quelques minutes après l’arrivée du consul. Celui-ci se servit des toasts à la crème de poisson et du jus d’orange, puis se dirigea vers le bastingage. Le fleuve était large à cet endroit, au moins un kilomètre d’une rive à l’autre, et sa surface émeraude et lapis-lazuli reflétait la couleur du ciel. À première vue, le consul ne reconnaissait pas le paysage qui s’étendait de part et d’autre du fleuve. À l’est, des rizières de plantes-périscopes étalaient à perte de vue dans les lointains brumeux leur surface mouillée miroitante où se reflétait le soleil levant. Quelques huttes d’indigènes étaient visibles à la jonction des levées de terre des paddies, dont les murs à angle droit étaient renforcés de bois de vort blanchi ou de demichêne doré. À l’ouest, la rive du fleuve était couverte de buissons plats de gissen, de racines de tuviers et d’une sorte de fougère d’un rouge flamboyant que le consul était incapable d’identifier. Tout cela poussait autour de marais boueux et de lagunes en miniature qui s’étendaient, sur un kilomètre ou plus, jusqu’aux berges escarpées où des buissons bleus épineux s’accrochaient aux moindres interstices de la roche granitique.
Durant quelques secondes, le consul se sentit perdu, désorienté sur un monde qu’il croyait bien connaître. Puis il se souvint du coup de sirène des écluses de Karla, et comprit qu’ils s’étaient engagés dans un bras rarement fréquenté du fleuve Hoolie, au nord de la forêt de Doukhobor. Il n’avait jamais remonté cette partie du fleuve, ses voyages par voie aérienne ou fluviale l’ayant généralement conduit à suivre plutôt le Canal Royal qui passait à l’est des falaises. Il supposait qu’ils prenaient ce chemin détourné pour éviter un danger ou un obstacle quelconque sur la route normale de la mer des Hautes Herbes. D’après ses estimations, ils devaient se trouver en ce moment à environ cent quatre-vingts kilomètres au nord-ouest de Keats.
— Elle n’a pas du tout le même aspect à la lumière du jour, n’est-ce pas ? demanda le père Hoyt.
Le consul continua d’observer la rive sans répondre. Il n’était pas bien sûr d’avoir compris ce que Hoyt voulait dire. Puis il s’avisa qu’il parlait de la péniche.
Comme en un rêve étrange, ils avaient suivi le messager androïde sous la pluie pour monter à bord de la vieille péniche et emprunter le dédale de coursives et de cabines au sol en damier. Het Masteen les avait rejoints à hauteur des ruines du Temple, puis ils avaient laissé les lumières de Keats derrière eux.
Le consul gardait un souvenir flou et épuisé des heures qui avaient précédé et suivi minuit. Il supposait que les autres étaient aussi désorientés que lui. Il se rappelait vaguement sa surprise en découvrant que l’équipage de la péniche n’était composé que d’androïdes, mais tout avait été effacé par le soulagement qu’il avait éprouvé quand il avait enfin refermé la porte de sa cabine pour se traîner dans son lit.
— J’ai discuté un peu avec A. Bettik, ce matin, lui dit Weintraub en se référant à l’androïde qui leur avait servi de guide. Ce vieux sabot a toute une histoire.
Martin Silenus se leva pour aller se servir au buffet un supplément de jus de tomate, auquel il ajouta une dose de quelque chose qu’il gardait sur lui dans un flacon plat.
— Il ne date pas d’hier, c’est sûr, dit-il. Ce foutu bastingage a été poli par d’innombrables mains, le pont usé par des légions de pieds, le plafond noirci par la suie des lampes et les lits défoncés par des générations de baiseurs. D’après moi, cette péniche a plusieurs siècles. Les moulures et ces putains de boiseries rococo sont uniques. Avez-vous remarqué que sous les autres odeurs, les incrustations de bois dégagent encore un parfum de santal ? Je ne serais pas surpris si on me disait que ces trucs-là viennent tout droit de l’Ancienne Terre.
— C’est tout à fait le cas, fit Sol Weintraub tandis que le bébé Rachel, qu’il tenait aux bras, soufflait sur lui des bulles de salive dans son sommeil. Nous sommes sur le pont du fier Bénarès, construit et baptisé en l’honneur de la ville du même nom sur l’Ancienne Terre.
— Je ne me rappelle pas avoir jamais entendu parler d’une ville de l’Ancienne Terre appelée ainsi, fit le consul.
Brawne Lamia leva les yeux des restes de son petit déjeuner.
— Bénarès, également connue sous le nom de Varanasi ou Gandhipur, dit-elle. État libre de l’Inde. A fait partie de la seconde Sphère de coprospérité après la Troisième Guerre sino-japonaise. Détruite lors de l’Échange nucléaire limité entre l’Inde et la République soviétique musulmane.
— C’est exact, fit Weintraub. Le Bénarès a été construit quelque temps avant la Grande Erreur. Milieu du XXIIe siècle, à vue de nez. D’après A. Bettik, c’était à l’origine une barge de lévitation.
— Est-ce que les générateurs EM sont toujours là ? interrompit le colonel Kassad.
— Il me semble, répondit Weintraub. Près du grand salon, sur le pont inférieur. Vous verrez que le sol du salon est fait de cristal de lune transparent. Splendide quand on croise à deux mille mètres… mais sans objet, à présent.
— Bénarès… murmura Martin Silenus en caressant amoureusement de la main le bastingage poli par les ans. Je m’y suis fait entièrement dépouiller, autrefois.
Brawne Lamia posa bruyamment sa tasse à café.
— Vous n’allez pas nous dire, mon vieux, que vous êtes assez décrépit pour vous souvenir de l’Ancienne Terre ? Vous nous prenez pour des idiots ?
— Ma chère enfant, fit Martin Silenus en rayonnant, je ne vous prends pour rien du tout. L’idée m’a seulement effleuré qu’il serait amusant, en même temps qu’intéressant et fort édifiant, que tous ici nous échangions la liste des différents endroits où nous avons soit dépouillé les autres, soit été dépouillés par eux. Et puisque vous avez l’avantage injuste d’être fille de sénateur, je suis certain que votre liste serait beaucoup plus passionnante et bien plus longue que les nôtres.
Lamia ouvrit la bouche pour répliquer, mais fronça les sourcils et demeura muette.
— Je me demande comment ce vaisseau est arrivé jusqu’à Hypérion, murmura le père Hoyt. À quoi bon transporter une barge de lévitation sur un monde où l’équipement EM ne fonctionne pas ?
— Ce n’est pas si sûr, lui dit le colonel Kassad. Hypérion possède un champ magnétique, même s’il est faible et peu fiable quand il s’agit de maintenir un appareil en l’air.
Le père Hoyt haussa un sourcil, visiblement perplexe devant cette distinction.
— Hé ! s’écria soudain le poète en s’adossant au bastingage. Nous sommes tous là !
— Et alors ? demanda Brawne Lamia, dont les lèvres se pinçaient toujours en une ligne mince lorsqu’elle s’adressait à Silenus.
— Nous sommes tous ensemble. Pourquoi ne pas continuer de raconter nos histoires ?
— Je croyais, déclara Het Masteen, que nous devions faire cela après dîner.
Martin Silenus haussa les épaules.
— Déjeuner ou dîner, qu’est-ce que ça peut foutre ? Profitons de l’occasion. Nous n’allons pas mettre six ou sept jours pour arriver aux Tombeaux du Temps, je suppose ?
Le consul réfléchit quelques secondes. Un peu moins de deux jours pour arriver à l’endroit où le fleuve ne pourrait plus les porter. Encore deux jours, un peu moins, peut-être, avec des vents favorables, pour traverser la mer des Hautes Herbes. Certainement pas plus d’une journée pour franchir les montagnes.
— Non, dit-il. Nous ne mettrons pas tout à fait six jours.
— Très bien, fit Silenus. Reprenons nos récits. Sans compter que le gritche peut très bien décider de venir à notre rencontre avant que nous n’allions frapper à sa porte. Si ces histoires de coin du feu sont censées augmenter nos chances de survie, je dis qu’il faut se dépêcher d’entendre le plus de monde possible avant que les conteurs ne commencent à se faire réduire en bouillie pour les chats par ce broyeur-mixeur ambulant auquel nous sommes si pressés de rendre visite.
— Vous êtes dégoûtant, fit Brawne Lamia.
— Ma petite chérie ! sourit Silenus. Ce sont les paroles mêmes qui sont sorties de votre bouche la nuit dernière, après votre second orgasme.
Lamia détourna les yeux. Le père Hoyt se racla la gorge et demanda :
— À qui le tour ? De raconter son histoire, bien sûr.
Il y eut un silence pesant.
— C’est à moi, dit Fedmahn Kassad en sortant de la poche de sa vareuse blanche un morceau de papier sur lequel était tracé un grand 2.
— Ça ne vous dérange pas de commencer tout de suite ? demanda Sol Weintraub.
Kassad esquissa l’ombre d’un sourire.
— Je n’étais pas du tout pour, au début, dit-il. Mais s’il faut que la chose soit faite à l’heure, autant qu’elle soit faite avant l’heure.
— Hé ! s’écria Martin Silenus. Notre homme connaît même ses classiques préhégiriens !
— Shakespeare, murmura le père Hoyt.
— Non, répliqua Silenus. Lerner et ce putain de Lowe. Neil de mes deux Simon. Posten sodomisé par Hamel.
— Colonel, déclara gravement Sol Weintraub, il fait beau et personne ici ne semble rien avoir de plus pressé à faire durant l’heure qui vient. Nous vous serions très obligés de nous exposer les circonstances qui vous ont amené à participer à ce dernier pèlerinage gritchtèque sur Hypérion.
Kassad hocha lentement la tête. Le soleil était un peu plus chaud, la toile d’auvent claquait et les ponts du Bénarès craquaient tandis que l’ex-barge de lévitation remontait tranquillement le fleuve vers les montagnes et les marais hantés par le gritche.
C’est durant la bataille d’Azincourt que Fedmahn Kassad rencontra la femme qu’il allait passer le reste de sa vie à essayer de retrouver.
Par une matinée froide et humide de la fin du mois d’octobre 1415, on l’avait introduit comme archer dans l’armée du roi Henri V d’Angleterre. Les forces anglaises se trouvaient sur le sol français depuis août 1414 et battaient peu à peu en retraite depuis le 8 octobre devant des troupes françaises supérieures en nombre. Henri avait convaincu son Conseil de guerre que l’armée anglaise était capable de rejoindre Calais, où elle serait en sécurité, à marches forcées, avant les Français. Cette stratégie avait échoué. À l’aube de ce vingt-cinquième jour gris et bruineux d’octobre, sept mille Anglais, pour la plupart des archers, se massèrent face à une force de quelque vingt-huit mille hommes d’armes français sur une largeur d’un kilomètre de terrain bourbeux.
Kassad avait froid, il se sentait fatigué et malade, et il avait très peur. Avec les autres archers, il se nourrissait presque exclusivement de baies sauvages depuis huit jours que durait leur marche, et la majorité des hommes en ligne comme lui ce matin-là souffraient de diarrhée. La température ne dépassait pas douze degrés. Kassad avait vainement essayé, la nuit précédente, de trouver le sommeil à même la terre humide. Il était extrêmement impressionné par l’incroyable réalisme de l’expérience. Le Réseau Tactique Historique de l’École de Commandement Militaire d’Olympus était aussi différent par rapport aux stimsims traditionnelles que les polyholos comparés aux ferrotypes d’antan, mais les sensations physiques étaient si convaincantes, si réelles que Kassad appréhendait pour de bon d’être blessé au combat. On racontait que des élèves officiers, ayant reçu une blessure fatale dans une sim du RTH-ECMO, avaient été retirés morts de leur crèche d’immersion.
Kassad et le reste de l’archerie du flanc droit de l’armée d’Henri observaient sans rien faire les forces françaises depuis le début de la matinée lorsque des pennons s’agitèrent. L’équivalent d’un sergent du XVe siècle aboya ses ordres, et les archers, obéissant au commandement royal, marchèrent sur l’ennemi. Le front irrégulier des Anglais, qui s’étalait sur sept cents mètres d’une ligne d’arbres à l’autre, consistait en groupes d’archers comme ceux de la troupe de Kassad, mêlés à des groupes plus petits d’hommes d’armes. Les Anglais ne disposaient pas de cavalerie organisée. La plupart des chevaux que Kassad pouvait voir de son côté avaient pour cavaliers des hommes rattachés au groupe de commandement du roi, à trois cents mètres du centre, ou aux positions du duc d’York, beaucoup plus proches de l’endroit où se tenaient Kassad et les autres archers, sur le flanc droit. Ces groupes de commandement rappelaient à Kassad le QG mobile de l’état-major d’une unité terrestre de la Force, à l’exception de l’inévitable forêt d’antennes de communication, ici remplacées par des pennons et gonfalons qui pendaient au bout de leurs piques. Cible rêvée pour l’artillerie, se dit Kassad, pour se rappeler aussitôt que de telles notions militaires n’existaient pas encore.
Kassad avait constaté que les Français ne manquaient pas de chevaux. Il estima que chaque flanc de leur armée devait comporter six ou sept cents hommes montés, en plus d’une longue ligne de cavalerie derrière le front principal de leurs troupes. Il n’aimait pas beaucoup ces bêtes. Il en avait déjà eu sous les yeux des images et des représentations holos, naturellement, mais il n’en avait jamais contemplé en chair et en os avant cet exercice. Leur taille, leur odeur, les bruits que les chevaux faisaient entendre le rendaient nerveux, surtout dans la mesure où ces fichus quadrupèdes étaient revêtus d’une armure de la tête aux sabots, bardés de fer et entraînés à porter des hommes en armure maniant des lances de quatre mètres de long.
L’avance des Anglais prit fin. Kassad estimait que sa ligne de bataille se trouvait à deux cent cinquante mètres environ de la ligne française. Il savait, d’après l’expérience de la semaine passée, que les Français se trouvaient à portée de ses flèches, mais il aurait fallu, pour bander l’arc, se déboîter à moitié l’épaule.
Les Français criaient ce qu’il supposait être des injures. Il les ignora tout en s’avançant, avec ses compagnons silencieux, à quelques mètres de l’endroit où ils avaient fiché en terre leurs longues flèches, pour les avoir à portée de la main, et trouvèrent un terrain meuble pour y enfoncer leurs pieux. Ceux-ci étaient lourds et longs, environ un mètre cinquante, et cela faisait une semaine que Kassad traînait le sien. Ils les avaient rendus pointus aux deux extrémités. Lorsque l’ordre avait été transmis à toute l’archerie de couper de jeunes arbres pour en faire des pieux, quelque part au cœur de la forêt, après la traversée de la Somme, Kassad s’était vaguement demandé à quoi cela pourrait bien servir. Il détenait maintenant la réponse.
Un archer sur trois avait dans son équipement un lourd marteau d’armes, et les pieux furent enfoncés avec, selon un angle soigneusement étudié. Kassad sortit son grand couteau pour tailler de nouveau la pointe du pieu qui, malgré son inclinaison, lui arrivait presque à hauteur de poitrine. Puis il recula, à travers le hérisson de pieux acérés, pour attendre la charge des Français à côté de ses flèches.
Les Français ne chargèrent pas.
Kassad attendit. Son grand arc était bandé. Quarante-huit flèches étaient plantées en deux faisceaux à ses pieds, dont la position était parfaitement réglementaire.
Les Français ne chargeaient toujours pas.
La pluie avait cessé, mais une brise fraîche s’était levée, et la faible quantité de chaleur corporelle produite par Kassad au cours de la brève marche et de la corvée des pieux s’était rapidement dissipée. Les seuls bruits que l’on entendait maintenant étaient les frottements métalliques des armures des hommes et des bêtes, quelques rires et murmures nerveux occasionnels, ainsi que les piétinements sourds des sabots de la cavalerie ennemie qui se redisposait mais refusait toujours de donner l’assaut.
— Bordel ! s’exclama un yeoman aux cheveux grisonnants à quelques mètres de Kassad. Ces putains de salauds nous ont fait perdre toute notre foutue matinée. Qu’ils lèvent le cul du pot, s’ils ne peuvent pas chier !
Kassad hocha la tête d’un air approbateur. Il ignorait si l’autre s’était exprimé réellement en moyen anglais ou en simple standard. Il n’aurait su dire si l’archer grisonnant était comme lui un élève officier de l’école militaire ou bien un instructeur, ou encore un artefact créé par la sim. Il n’aurait pas su dire non plus si l’argot était authentique. Il s’en fichait, en fait. Son cœur battait très fort et ses doigts étaient moites. Il s’essuya les mains sur son pourpoint.
Comme si le roi Henri n’avait attendu que le signal du vieil archer, des bannières de commandement s’agitèrent soudain, des sergents hurlèrent leurs ordres et des rangées d’archers anglais levèrent leurs grands arcs, les bandèrent à un commandement et lâchèrent la corde au commandement suivant.
Quatre volées représentant plus de six mille flèches longues d’un yard, à la tête triangulaire, semblèrent former un nuage à trente mètres de haut puis retombèrent sur les Français.
Les hennissements aigus des chevaux s’élevèrent, accompagnés du crépitement de dix mille pots d’étain battus par des milliers d’enfants déments tandis que les hommes d’armes français se penchaient pour recevoir le gros de l’averse sur l’acier de leur bassinet ou de leurs plaques de buste et d’épaules. Kassad n’ignorait pas que, militairement, peu de dommages réels étaient ainsi causés, mais c’était piètre consolation pour le soldat français qui se retrouvait avec dix pouces de bois de flèche dans l’œil ou pour les dizaines de chevaux qui trébuchaient, vacillaient ou s’écroulaient les uns sur les autres tandis que leurs cavaliers luttaient pour arracher les dards des flancs des malheureuses créatures.
Les Français, cependant, ne chargeaient toujours pas.
De nouveaux ordres furent lancés. Kassad mit l’arc en position, banda, lâcha son trait. Puis encore et encore. Toutes les dix secondes, le ciel se noircissait. Son bras et son épaule étaient endoloris. Il ne ressentait ni exaltation ni colère. Il faisait simplement son travail. Les muscles de son avant-bras étaient en feu. De nouveau, les flèches volèrent. Puis encore. Cinq de ses premiers faisceaux de vingt-quatre flèches y étaient déjà passés lorsqu’un grand cri se propagea le long des lignes anglaises. Retenant sa respiration, l’arc bandé, il baissa les yeux pour regarder devant lui.
Les Français étaient en train de charger.
Une charge de cavalerie était quelque chose qui dépassait l’expérience de Kassad. La vue de douze cents chevaux en armure fonçant droit sur lui créait des sensations internes qu’il trouvait pour le moins déroutantes. La charge ne dura pas plus de quarante secondes, mais il découvrit que c’était largement suffisant pour que sa bouche devienne absolument sèche, que sa respiration commence à lui poser quelques problèmes et que ses testicules se rétractent entièrement. Si le reste de son corps avait pu trouver un endroit comparable où se recroqueviller tout entier, il aurait sérieusement envisagé de s’y réfugier aussi.
En l’occurrence, il était trop occupé pour penser seulement à prendre la fuite. Au commandement, sa ligne d’archers lâcha cinq volées successives sur les cavaliers lancés à l’attaque, réussit à placer une volée supplémentaire en libre tir et recula de cinq pas.
Les chevaux, en fin de compte, se montrèrent trop malins pour s’empaler délibérément sur les pieux, quelle que fût l’ardeur avec laquelle leurs cavaliers les poussaient à le faire. Mais la deuxième et la troisième vague de cavalerie ne purent s’arrêter aussi brusquement que la première, et il suffit d’un seul instant dément pour que montures et cavaliers s’écroulent pêle-mêle dans un concert de cris et de hennissements aigus. Kassad s’élança en hurlant, s’attaquant à tous les Français désarçonnés qu’il voyait, abattant son marteau d’armes sur tous ceux qui étaient à terre sur son passage, plantant son long couteau au défaut de toutes les armures quand il n’avait pas la place de faire des moulinets avec le marteau. Bientôt, avec l’archer grisonnant et un soldat un peu plus jeune qui avait perdu son bassinet, il forma une équipe redoutable qui s’attaquait systématiquement à tous les cavaliers démontés, sur trois côtés à la fois. Kassad se servait de son marteau d’armes pour faire rouler à terre le cavalier qui l’implorait à genoux, puis tous les trois lui sautaient dessus avec leurs lames nues.
Un seul chevalier français réussit à se remettre debout et à leur opposer son épée. Soulevant sa visière, il formula la demande honorable d’un combat singulier. Mais tandis que le vieil homme et le jeune tournaient autour de lui comme des loups, Kassad alla prendre son arc et lui planta, à dix pas, une flèche dans l’œil gauche.
La bataille se poursuivit dans la veine mortelle d’un opéra comique propre à tous les combats depuis les premiers affrontements à coups de cailloux et de fémurs sur l’Ancienne Terre. La cavalerie française réussit à faire volte-face et à battre en retraite juste au moment où la première vague de dix mille hommes d’armes chargeait à pied le centre des forces anglaises. La mêlée qui s’ensuivit rompit le rythme de l’attaque et, avant que les Français n’eussent le temps de reprendre l’initiative, les hommes d’armes d’Henri les tenaient au bout de leurs piques, et des milliers d’archers, dont Kassad, lâchaient des volées de traits meurtriers, à courte distance, sur l’infanterie française massée en rangs serrés.
Cela ne mit pas un terme à la bataille. Ce ne fut pas non plus nécessairement le moment décisif. L’instant crucial, quand il arriva, fut perdu, comme cela arrive régulièrement en de telles circonstances, dans le tourbillon de poussière de mille rencontres individuelles, fantassin contre fantassin, uniquement séparés par la distance des armes individuelles. Avant la fin de la bataille, quelque trois heures plus tard, des variations mineures de thèmes répétés allaient prendre place, des poussées inefficaces, contrées par des contre-poussées maladroites, se succéderaient, et il y aurait un moment moins qu’honorable où Henri ordonnerait que l’on mît à mort les prisonniers français plutôt que de les abandonner sur les arrières lorsque les Anglais durent faire face à une nouvelle menace. Mais hérauts et historiens, plus tard, s’accorderaient pour dire que l’issue s’était jouée quelque part au milieu de la confusion qui avait marqué la première charge de l’infanterie française. Les soldats français avaient péri par milliers, et la domination anglaise sur cette partie du continent continuerait de s’exercer encore un bon moment. L’ère des hommes d’armes en armure, des chevaliers et de tout ce que la chevalerie représentait était terminée, clouée dans le cercueil de l’histoire par une armée disparate de quelques milliers de paysans munis de grands arcs. L’ultime insulte faite aux nobles français qui avaient trouvé la mort – si tant est que les morts puissent être insultés plus avant – résidait dans le fait que les archers anglais n’étaient pas seulement des hommes du commun, commun au sens le plus vil du terme, le plus infesté de poux et de puces, mais étaient également de simples conscrits, des appelés, des grognards, des troufions, des GI’s, des bérets rouges, des techniciens de la mort, des Spets.
Tout cela, bien sûr, faisait partie de la leçon que Kassad était censé apprendre à l’occasion de cet exercice du RTH-ECMO. Mais il n’avait rien retenu du tout. Il était trop absorbé par un autre type de rencontre, qui allait bouleverser sa vie.
L’homme d’armes français passa par-dessus la tête de son cheval stoppé net, roula une fois sur lui-même et se releva aussitôt, avant que la boue ne retombe, pour courir vers l’abri des arbres. Kassad le suivit. Il se trouvait à mi-chemin de la ligne d’arbres lorsqu’il se rendit compte que le vieil archer et le jeune soldat n’étaient plus avec lui. Peu lui importait, après tout. L’adrénaline affluait, et l’appel du sang l’étreignait irrésistiblement.
L’homme d’armes, qui avait été désarçonné par son cheval lancé au galop et se trouvait empêtré dans une armure de soixante livres, aurait dû être pour Kassad une proie facile. Mais ce fut loin d’être le cas. Le Français, ayant jeté un seul coup d’œil en arrière, le vit arriver sur lui en courant, le marteau levé, le regard meurtrier. Il courut de plus belle et atteignit le bois avec une quinzaine de mètres d’avance sur son poursuivant.
Kassad ne ralentit que lorsqu’il eut pénétré assez profondément dans la forêt. Il s’appuya alors sur le manche de son marteau et considéra la situation. Les cris, les chocs et les commotions du champ de bataille lui parvenaient assourdis par la distance et la végétation. Les arbres, presque sans feuillage, laissaient encore tomber des gouttes de pluie du dernier orage. La forêt était tapissée d’une épaisse couche de feuilles mortes et de brindilles. L’homme d’armes avait laissé une piste de branches cassées visible sur la première vingtaine de mètres, mais elle devenait de plus en plus difficile à suivre avec la multiplication des sentiers d’animaux envahis par les broussailles.
Kassad progressait lentement, en s’efforçant de repérer le moindre bruit autre que ceux de sa respiration haletante ou de son propre cœur près d’éclater. Il s’avisa que, tactiquement parlant, ce qu’il était en train de faire n’était peut-être pas particulièrement prudent. L’homme d’armes portait une armure complète et tenait son épée à la main quand il avait disparu dans ces bois. D’un moment à l’autre, il pouvait se ressaisir, surmonter sa panique, regretter sa conduite peu honorable pour un chevalier et se souvenir de ses années d’entraînement au combat. Kassad, lui aussi, avait reçu un entraînement spécial. Il baissa les yeux vers son gilet de cuir et sa chemise de toile. Il tenait toujours son marteau à la main, et son poignard était passé à sa large ceinture. Il était entraîné à l’utilisation d’armes à haute énergie, capables de tuer dans un rayon allant de quelques mètres à des milliers de kilomètres. Il était qualifié dans le maniement des grenades au plasma, des claps, canons à fléchettes, soniques, armes sans recul sous gravité zéro, bâtons de la mort, fusils d’assaut cinétiques et autres gantelets à faisceau. Il possédait maintenant une bonne connaissance du grand arc anglais. Mais aucun de tous ces objets – pas même le grand arc – n’était à présent à portée de sa main.
— Merde ! murmura le deuxième lieutenant Kassad.
L’homme d’armes sortit des buissons comme un ours lancé à la charge, les bras levés, les jambes écartées, l’épée décrivant un arc de cercle plat visant à éviscérer Kassad. L’élève officier de l’ECMO essaya de faire un bond en arrière et de lever son marteau en même temps, mais il ne réussit tout à fait ni dans l’un ni dans l’autre. La lourde épée du Français lui arracha le marteau de la main tandis que la pointe émoussée de la lame éraflait le cuir, la chemise et la peau.
Kassad bondit de nouveau en arrière en beuglant, portant instinctivement la main au poignard de sa ceinture. Mais son talon droit s’empêtra dans les branches d’un arbre déraciné, et il tomba en jurant dans le fouillis de branchages tandis que l’homme d’armes fonçait sur lui, son épée taillant à droite et à gauche comme une machette démesurée. Kassad avait réussi à sortir son poignard au moment où le Français commençait à se frayer un chemin dans l’enchevêtrement des branches, mais que pouvait faire une pauvre lame de dix pouces d’acier contre une armure, à moins que le chevalier ne fût immobilisé, ce qui n’était présentement pas le cas ? Kassad savait qu’il n’aurait jamais aucune chance d’introduire sa lame à l’intérieur du cercle où opérait l’épée. Son seul espoir était dans la fuite, mais le gigantesque tronc derrière lui et l’enchevêtrement devant éliminaient cette option. Il ne tenait pas à se faire transpercer en tournant le dos au Français, ni à être embroché par-dessous en essayant de grimper. Il ne tenait à mourir d’aucune façon.
Il adopta la posture défensive du lutteur au couteau, qu’il n’avait pas utilisée depuis l’époque où il se battait dans les ruelles sordides des bas-fonds de Tharsis. Il se demandait comment la simulation allait traiter sa mort.
Une ombre apparut, surgie de nulle part, derrière le chevalier français. Le bruit du marteau de Kassad retombant sur l’épaulière d’acier de l’armure évoqua très précisément, dans l’esprit de ce dernier, celui qu’aurait fait un marteau-pilon en retombant sur le capot d’un véhicule EM.
Le Français tituba, se retourna pour faire face à la nouvelle menace et reçut le second coup de marteau sur son plastron. Le sauveur de Kassad était petit de taille. L’homme d’armes ne tomba pas. Il brandissait déjà son épée au-dessus de sa tête lorsque Kassad le frappa d’un violent coup d’épaule, par-derrière, à l’articulation de la genouillère.
Les branches craquèrent tandis que le Français en armure tombait lourdement. Le petit attaquant l’enjamba aussitôt, immobilisant son épée du pied et abattant à plusieurs reprises son marteau sur le heaume et son ventail. Kassad réussit enfin à s’extirper de l’enchevêtrement de branches et de jambes. Il s’assit sur les genouillères du chevalier abattu et commença méthodiquement à traverser l’armure avec son poignard aux articulations du bas-ventre, des côtés et des aisselles. Le petit combattant sauta alors à pieds joints sur le poignet du chevalier, et Kassad rampa vers l’endroit où le heaume s’articulait au reste de l’armure pour larder le Français de coups de poignard.
Il réussit enfin à introduire la pointe de son arme dans une fente du ventail, et un hurlement s’éleva tandis que le marteau retombait sur le manche du poignard, enfonçant les dix pouces de lame dans le défaut de l’armure comme un vulgaire piquet de tente dans le sol. Le chevalier souleva du sol, dans un dernier soubresaut, les soixante livres d’acier de son armure et Kassad, puis retomba inerte.
Kassad se laissa rouler sur le côté. Son sauveur tomba également près de lui. Ils étaient tous les deux couverts de transpiration et du sang du chevalier mort. Il regarda de plus près le visage de l’autre et vit qu’il s’agissait d’une femme, vêtue à peu près comme lui. Puis il laissa de nouveau retomber sa tête, haletant.
— Est-ce que… Est-ce que tout va bien ? réussit-il à dire au bout d’un moment.
Il ressentait maintenant le choc de la surprise. Elle avait les cheveux bruns et courts, tout au moins selon les critères actuellement en vigueur dans le Retz, avec, de part et d’autre de la raie, une frange qui naissait à quelques centimètres du centre de son front, sur le côté gauche, pour finir juste au-dessus de son oreille droite. C’était une coiffure de garçon appartenant à quelque époque révolue, mais elle était loin de ressembler à un garçon. Kassad se disait au contraire que c’était peut-être la plus belle femme qu’il eût jamais rencontrée. La structure osseuse de son visage était parfaite. Son menton et ses pommettes n’étaient ni trop ronds ni trop pointus ; ses grands yeux brillaient de vie et d’intelligence ; ses lèvres étaient douces et tendres. Kassad se rendit compte qu’elle n’était pas si petite qu’il l’avait cru. Sans être aussi grande que lui, elle était d’une taille supérieure à la plupart des femmes du XVe siècle. Et malgré sa tunique épaisse et son pantalon bouffant, il devinait la courbe douce de ses hanches et de sa poitrine. Elle paraissait plus vieille que lui de quelques années, peut-être la trentaine, mais c’est à peine s’il enregistra cette impression tandis qu’elle continuait de le dévisager de ses yeux enjôleurs aux profondeurs insondables.
— Vous n’avez pas de mal ? demanda-t-il de nouveau, d’une voix qui parut étrange même à ses propres oreilles.
Elle ne répondit pas. Ou plutôt, sa réponse consista à faire glisser ses longs doigts le long du torse de Kassad, défaisant au passage les lanières de cuir qui fermaient le gilet grossier. Elle fit de même avec la chemise, à moitié déchirée et couverte de sang. Puis elle se serra contre lui, ses doigts et ses lèvres contre son torse nu, ses hanches déjà en mouvement. De la main droite, elle chercha les cordons qui fermaient le devant de son pantalon et les défit aussi.
Kassad l’aida à retirer les vêtements qu’il avait encore sur lui, puis fit glisser ceux de la fille en trois gestes fluides. Elle ne portait rien sous sa chemise et son pantalon de toile rude. Il passa la main entre ses cuisses, par-derrière, contre la rondeur de ses fesses, et glissa les doigts entre les lèvres humides de la toison rêche. Elle s’ouvrit à sa caresse tandis que sa bouche happait la sienne. Malgré tous leurs mouvements quand ils s’étaient déshabillés, à aucun moment leur peau n’avait perdu le contact, et le membre dur de Kassad se frottait contre le ventre rond de la fille.
Elle roula alors sur lui, ses cuisses écartées au-dessus de ses hanches, son regard toujours rivé au sien. Kassad ne s’était jamais senti aussi excité de sa vie. Il haleta lorsqu’elle passa une main derrière elle pour le saisir et le guider en elle. Lorsqu’il rouvrit les yeux, elle se balançait lentement sur lui, la tête en arrière, les paupières closes. Il fit remonter ses mains le long de ses hanches, jusqu’au galbe parfait de ses seins, dont il sentit le bout durcir contre ses paumes.
Ils firent alors l’amour, passionnément. À vingt-trois ans standard, Kassad avait été amoureux une fois et avait connu plusieurs fois les plaisirs de la chair. Il pensait tout savoir de A à Z sur la question. Il n’y avait rien, dans son expérience antérieure, qu’il n’eût pu décrire d’une seule phrase accompagnée d’un éclat de rire à ses camarades d’escadron dans la soute d’un transport de troupes. Avec l’assurance tranquille et cynique d’un vétéran de vingt-trois ans, il était sûr qu’il ne connaîtrait jamais rien qui ne pût être ainsi décrit et oublié aussitôt après. Mais il s’était trompé. Jamais il ne pourrait communiquer en mots à qui que ce fût les impressions des quelques minutes qui suivirent. Jamais il ne se risquerait à essayer.
Ils firent l’amour dans le cercle soudain d’un rayon de lumière de cette fin d’octobre, sur un tapis de vêtements et de feuilles mortes, leur peau luisante lubrifiée par une pellicule de sueur et de sang. Elle ne cessait de regarder Kassad de ses grands yeux verts, qui s’élargirent légèrement lorsqu’il commença à accélérer le rythme, et se fermèrent à la même seconde que les siens.
Ils synchronisèrent alors leurs mouvements, portés par une vague soudaine de sensations aussi éternelles et inéluctables que le cours des planètes. Leur pouls s’accéléra, leur chair suivit les tropismes de ses propres liquides dans une pâmoison finale commune où le monde extérieur était réduit à rien du tout. Puis, toujours joints par le sens du toucher, au diapason de leurs battements de cœur et de l’excitation de leur passion assouvie, ils laissèrent la conscience réintégrer lentement leur chair de nouveau dissociée tandis que le monde se remettait à couler à travers leurs perceptions momentanément oubliées.
Ils demeurèrent quelque temps étendus côte à côte. L’armure du mort était glacée au contact du bras gauche de Kassad, dont la jambe droite touchait la cuisse chaude de la fille. Les rayons du soleil étaient une bénédiction. Des couleurs cachées remontaient à la surface des choses. Kassad tourna la tête pour la regarder tandis qu’elle appuyait la tête contre son épaule. Elle avait les joues roses, et la lumière de l’automne jouait sur les fils d’or de sa chevelure étalée sur le bras de Kassad. Elle souleva sa jambe pliée pour la poser sur la cuisse de Kassad, et celui-ci sentit renaître en lui un tourbillon d’excitation. Le soleil lui caressait le visage. Il ferma les yeux.
Quand il se réveilla, elle n’était plus là. Il était certain qu’il ne s’était pas écoulé plus de quelques secondes – une minute, peut-être, au maximum. Pourtant, le soleil avait disparu, la forêt avait perdu ses couleurs, et une brise froide agitait les branches nues des arbres.
Il remit en frissonnant ses vêtements déchirés rigidifiés par le sang. L’homme d’armes gisait toujours à ses pieds dans l’attitude impersonnelle de la mort, comme un objet qui aurait toujours fait partie du décor. Il n’y avait pas le moindre signe d’une présence féminine.
Fedmahn Kassad retourna en boitant vers le champ de bataille, à travers la forêt sombre et glacée.
La plaine était jonchée de corps, morts et vivants. Les morts étaient entassés par paquets comme les soldats de plomb avec lesquels il jouait quand il était enfant. Les blessés rampaient, aidés par des soldats valides. Çà et là, des formes furtives se frayaient un chemin parmi les morts. Près de la ligne d’arbres opposée à celle d’où il venait, un groupe animé de hérauts, anglais et français, tenait un conclave ponctué d’exclamations et de gesticulations. Kassad savait qu’ils étaient en train de décider du nom de cette bataille, afin d’accorder leurs archives. Il savait aussi que le nom choisi serait celui de la forteresse la plus proche, Azincourt, même si ce nom n’avait figuré jusque-là dans aucun plan de bataille ou de stratégie.
Kassad commençait à croire qu’il ne faisait pas du tout partie d’une simulation, que cette journée de grisaille était la réalité et que le rêve était son existence dans le Retz lorsque soudain toute la scène se figea, hommes, chevaux et paysage. La forêt sombre devint transparente comme une image holo en train de s’éteindre, et quelqu’un l’aida à sortir de sa crèche de simulation de l’École de Commandement Militaire d’Olympus. Les instructeurs et les autres élèves officiers discutaient et riaient, apparemment inconscients du fait que le monde avait à jamais changé.
Des semaines durant, après cela, Kassad passa chacune de ses heures libres à errer le long des remparts de l’école militaire pour observer les ombres du mont Olympus qui couvraient d’abord la forêt du plateau, puis les hautes terres, puis tout ce qui s’étendait à mi-chemin de l’horizon, puis la planète entière. Et pas une seule seconde il ne pensait à autre chose qu’à ce qui lui était arrivé. Il ne pensait qu’à elle.
Personne n’avait rien remarqué d’anormal dans la simulation. Personne d’autre que lui n’avait quitté le champ de bataille. Un instructeur lui avait même expliqué que rien ne pouvait exister au-delà du secteur limité de la simulation. Personne ne s’était aperçu de l’absence de Kassad. Tout se passait comme si la poursuite dans la forêt – et la rencontre de cette femme – n’avaient jamais eu lieu.
Mais Kassad n’en pensait pas moins. Il suivait régulièrement ses cours d’histoire militaire et de mathématiques. Il faisait le nombre d’heures requis au polygone et à la salle de gym. Il exécutait sans rechigner les marches disciplinaires sur le terrain de Caldera, bien qu’il fût rarement puni. D’une manière générale, le jeune Kassad devint un élève officier encore mieux noté qu’il ne l’était déjà. Mais durant tout ce temps il n’avait qu’une seule idée en tête.
Et il finit par la revoir.
Cela se passa, de nouveau, vers la fin d’une simulation du RTH-ECMO. Entre-temps, Kassad avait appris que ces exercices étaient un peu plus que de simples sims. Le RTH-ECMO faisait partie de la Pangermie du Retz, le réseau en temps réel qui supervisait toute la politique hégémonienne, fournissait des informations aux dizaines de milliards de citoyens avides de données et avait fini par acquérir une forme particulière de conscience et d’autonomie. Plus de cent cinquante infosphères planétaires mêlaient leurs ressources dans un cadre commun créé par quelque six mille IA de classe oméga pour permettre au RTH-ECMO de fonctionner.
— Le RTH ne simule pas à proprement parler, lui avait expliqué l’élève officier Radinski, le meilleur expert en la matière que Kassad eût réussi à faire parler. Il rêve, d’une manière aussi conforme que possible avec la réalité historique du Retz. Et le résultat dépasse largement la somme des parties en cause, car il introduit, à côté des faits réels, la notion d’intuition holistique, qui nous permet de faire partie intégrante du rêve.
Kassad n’avait pas trop compris cette explication, mais il était prêt à y croire. Elle était revenue.
Durant la première guerre entre les États-Unis et le Viêt-Nam, ils firent l’amour dans les instants de ténèbres et de terreur qui suivirent une embuscade contre une patrouille nocturne. Kassad portait une tenue de camouflage grossière, sans sous-vêtements à cause des risques, dans la jungle, d’attraper des champignons au scrotum. Il avait sur la tête un casque d’acier qui n’était guère plus perfectionné que ceux d’Azincourt. Elle était vêtue d’un kimono noir et de sandales, costume traditionnel des paysans du Sud-est asiatique – et du Viêt-Cong. Mais, très vite, ils n’eurent plus aucun vêtement sur eux tandis qu’ils faisaient l’amour debout dans la nuit, elle adossée à un arbre, les jambes enserrant sa taille, et que le monde explosait un peu plus loin à la lueur verdâtre des feux périphériques, sous les détonations en série des mines antipersonnel.
Elle vint à lui au deuxième jour de la bataille de Gettysburg, puis à Borodino, où la fumée de la poudre formait des nuages qui stagnaient au-dessus des tas de cadavres telles les vapeurs figées des âmes sur le départ.
Ils firent l’amour dans la carcasse éventrée d’un véhicule blindé de transport de troupes, près du bassin de Hellas, alors que la bataille de blindés à effet de sol faisait encore rage et que la poussière rouge du simoun menaçant commençait à crépiter sur la coque en titane.
— Dis-moi au moins comment tu t’appelles, avait-il murmuré en standard.
Mais elle s’était contentée de secouer la tête.
— Es-tu réelle… en dehors de la sim ? avait-il demandé en nippoanglais de l’époque.
Elle avait hoché affirmativement la tête tout en se penchant sur lui pour l’embrasser.
Ils étaient longtemps demeurés côte à côte, dans un endroit bien abrité, au milieu des ruines de Brasilia, tandis que les rayons de mort des VEM chinois jouaient comme des projecteurs bleutés sur les murs disloqués de céramique bleue. Pendant une bataille sans nom qui faisait suite au siège d’une ville-tour oubliée des steppes russes, il la retint par le bras dans le local bombardé où ils venaient de faire l’amour pour murmurer à son oreille :
— Je veux rester avec toi.
Mais elle lui posa un doigt sur la bouche en secouant doucement la tête.
Après l’évacuation de New Chicago, alors qu’ils se reposaient sur le balcon du centième étage où Kassad s’était embusqué pour assurer une couverture défensive désespérée à l’action d’arrière-garde du dernier Président des États-Unis, il avait posé la main sur la peau douce et chaude entre ses deux seins en disant :
— Nous ne pouvons donc pas nous retrouver… en dehors de ces exercices ?
Elle lui avait simplement effleuré la joue de la paume de sa main fine en souriant.
Durant sa dernière année à l’école militaire, les élèves officiers de sa promotion étant de plus en plus conviés à de vraies manœuvres sur le terrain, il ne participa qu’à cinq simulations du RTH. Sanglé dans son fauteuil de commandement tactique, il lui arriva ainsi de fermer les yeux, durant l’assaut aéroporté de tout un bataillon sur Cérès, et de sentir, entre les points primaires colorés de la matrice géographique corticale représentant les opérations tactiques sur le terrain, la présence de… quelqu’un qui cherchait peut-être à le rejoindre. Mais ce n’était qu’une impression.
Il ne devait plus la revoir avant son départ de l’école. Elle ne vint pas dans la dernière sim, celle de la grande bataille de Coal Sack, où la mutinerie du général Horace Glennon-Height fut écrasée. Elle ne vint pas non plus aux fêtes et aux défilés de la promotion, ni à la revue finale où le Président de l’Hégémonie les salua du haut de sa plate-forme de lévitation tout illuminée de rouge.
Les jeunes officiers n’avaient plus, au demeurant, le temps de rêver, occupés qu’ils étaient à se distransporter sur la Lune terrestre pour assister à la cérémonie du Massada, puis sur Tau Ceti Central, pour y prêter officiellement serment d’allégeance à la Force.
Le deuxième lieutenant Kassad, devenu le lieutenant Kassad, put alors passer trois semaines standard de permission dans le Retz, muni d’une plaque universelle de la Force qui lui permettait de se distransporter aussi loin et aussi souvent qu’il en avait envie. Après cela, on l’envoya à l’École Coloniale de l’Hégémonie sur Lusus, pour le préparer au service actif outre-Retz. Il était certain de ne plus jamais la revoir.
Il se trompait.
Fedmahn Kassad avait grandi dans un contexte de pauvreté et de mort précoce. Membre d’une minorité qui portait encore le nom de Palestiniens, il avait vécu, avec sa famille, dans les taudis de Tharsis, exemple vivant du stade ultime de déchéance auquel peut arriver un être humain dépossédé de tout. Chaque Palestinien du Retz et d’ailleurs portait en lui la mémoire culturelle d’un siècle de combats couronné par un mois de triomphe nationaliste juste avant que le djihad nucléaire de 2038 ne balaye tout. Ce fut alors le début de leur seconde diaspora, qui devait durer cinq siècles et les conduire, leur rêve ayant pris fin avec la mort de l’Ancienne Terre, sur des mondes déserts tels que Mars.
Kassad, comme tous les autres garçons des Camps de Regroupement de Tharsis-Sud, était obligé de se joindre à une bande ou de se résigner à être la proie de tous les prédateurs improvisés du camp. Il avait choisi les bandes. Avant d’atteindre l’âge de seize années standard, il avait déjà tué un rival.
Si Mars était réputée dans le Retz pour quelque chose, c’était pour ses parties de chasse dans Valles Marineris, pour son massif zen de Schrauder, dans le bassin de Hellas, et pour son École de Commandement Militaire d’Olympus. Kassad n’avait nul besoin de visiter Valles Marineris pour apprendre à être chasseur ou proie. Il n’éprouvait aucune attirance pour le gnosticisme zen, et il ne ressentait, adolescent, que mépris pour les élèves officiers en uniforme qui venaient de tous les coins du Retz pour entrer dans la Force. Avec ceux de sa bande, le jeune Kassad traitait les membres du Nouveau Bushido de pédés, mais il avait en lui, de longue date, une fibre d’honneur qui résonnait secrètement à l’évocation des samouraïs dont l’existence était organisée autour des notions de devoir, de dignité et de respect absolu de la parole donnée.
À l’âge de dix-huit ans, Kassad se vit offrir par un juge itinérant de la province de Tharsis le choix entre une année martienne de travail forcé dans un camp de la région du Pôle et l’engagement, en tant que volontaire, dans la brigade John Carter, qui se formait alors en vue d’aider la Force à écraser les rebelles du général Glennon-Height, dont les activités étaient en recrudescence dans toutes les colonies de classe 3. Kassad fut donc volontaire. Il s’aperçut que la discipline et l’hygiène de vie militaires lui convenaient parfaitement, même si la brigade John Carter ne mena jamais qu’une vie de garnison au sein du Retz et fut dissoute peu après la mort du petit-fils cloné de Glennon-Height sur la planète Renaissance. Deux jours après son dix-neuvième anniversaire, Kassad présenta sa candidature à la Force et fut refusé. Il ne dessoûla pas pendant les neuf jours qui suivirent, et se réveilla dans l’un des souterrains les plus profonds de Lusus, dépouillé de son implant persoc militaire (par quelqu’un qui, apparemment, avait suivi des cours de chirurgie par correspondance) et de sa plaquette universelle. Il n’avait plus accès au distrans, et sa tête explorait de nouveaux territoires de douleur.
Il travailla sur Lusus durant toute une année standard pour économiser un peu plus de six mille marks. Soumis à une gravité égale à 1,3 par rapport au standard terrestre, il eut amplement le temps de s’adapter aux conditions martiennes, de sorte que, lorsqu’il eut enfin de quoi se payer le passage pour Alliance-Maui sur un antique cargo à voiles solaires équipé de réacteurs Hawking bricolés, Kassad pouvait toujours être qualifié de grand et maigre selon les critères généralement en vigueur dans le Retz, mais cela ne l’empêchait pas de posséder une musculature qui donnait toute satisfaction en quelque lieu que ce fût.
Il arriva sur Alliance-Maui exactement trois jours avant le début de la sale et impopulaire Guerre des Îles. Au bout de quelque temps, le commandant interarmes de la Force sur le Site n°1 en eut tellement assez de voir le jeune Kassad faire antichambre devant son bureau qu’il l’autorisa à s’engager dans le Vingt-troisième Régiment d’Approvisionnement comme pilote auxiliaire d’hydroptère. Onze mois standard plus tard, le caporal Fedmahn Kassad du Douzième Bataillon d’Infanterie Mobile s’était déjà vu décerner deux Constellations du Mérite Militaire, une citation du Sénat pour sa bravoure durant la campagne de l’archipel Équatorial et deux médailles pourpres. De plus, il figurait sur la liste des postulants à l’école militaire de la Force, et fut renvoyé dans le Retz avec le convoi suivant.
Il rêvait souvent d’elle. Elle ne lui avait jamais dit son nom, elle ne lui avait même jamais parlé, mais il l’aurait reconnue sans hésitation au toucher et à l’odeur parmi dix mille autres dans l’obscurité la plus totale. Il avait fini par l’appeler Arcane.
Lorsque les autres élèves officiers allaient voir les putes ou se trouvaient des filles dans la population indigène, Kassad restait à la base militaire ou faisait de longues promenades à travers les cités étrangères. Il tenait secrète son obsession, car il savait très bien ce que cela donnerait dans un rapport psychologique. Parfois, durant un bivouac sous un ciel éclairé par des lunes multiples ou dans le ventre à gravité zéro d’un transport de troupes, il prenait conscience du caractère insensé de son histoire d’amour avec un fantôme. Mais il se souvenait alors du petit grain de beauté, sous le sein gauche, qu’il avait embrassé une nuit. Il avait senti palpiter le cœur d’Arcane sous ses lèvres tandis que la terre tremblait sous les coups des canons géants de Verdun. Et il se rappellerait toujours le petit geste d’impatience avec lequel elle avait ramené ses cheveux en arrière en soulevant légèrement la joue qui reposait sur sa cuisse. Les jeunes officiers continuaient donc d’aller en ville ou dans les huttes qui entouraient la base pendant que Kassad lisait des livres d’histoire, courait autour de l’enceinte militaire ou faisait des simulations tactiques sur son persoc.
Il ne fallut pas très longtemps pour que ses supérieurs le remarquent.
Pendant la guerre non déclarée avec les Libres Mineurs des Territoires Périphériques de Lambert, ce fut le lieutenant Kassad qui conduisit les troupes d’infanterie survivantes et les marines à travers le puits de mine de Peregrine, sur le vieil astéroïde, pour évacuer le personnel du consulat et les citoyens de l’Hégémonie qui s’étaient réfugiés au fond.
Mais c’est durant le court règne du Nouveau Prophète sur Qom-Riyad que le capitaine Fedmahn Kassad s’imposa à l’attention du Retz tout entier.
Le commandant du seul vaisseau de la Force Spatiale de l’Hégémonie qui se trouvât à moins de deux années de voyage du monde-colonie était à la surface en visite de courtoisie lorsque le Nouveau Prophète décida de dresser trente millions de chiites de l’Ordre Nouveau contre deux continents entiers de petits boutiquiers sunnites et quatre-vingt-dix mille résidents infidèles, ressortissants de l’Hégémonie. Le commandant du vaisseau et cinq de ses officiers supérieurs furent faits prisonniers. Des messages urgents de Tau Ceti Central affluèrent sur les mégatrans, réclamant que l’officier le plus gradé à bord de l’HS Denieve prît immédiatement des mesures pour régler la situation sur Qom-Riyad, libérer les otages et déposer le Nouveau Prophète, tout cela sans recourir à l’utilisation d’armes nucléaires dans l’atmosphère de la planète. Le Denieve était un vieux patrouilleur du système orbital de défense, qui ne possédait pas le moindre armement nucléaire susceptible d’être utilisé à l’intérieur ou à l’extérieur d’une quelconque atmosphère. Et l’officier le plus gradé à bord était le capitaine Fedmahn Kassad.
Le troisième jour de la révolution, Kassad posa l’unique bâtiment d’assaut dont disposait le Denieve dans la cour centrale de la grande mosquée de Mashhad. À la tête de trente-quatre combattants de la Force, il vit grossir la foule des fidèles en colère jusqu’à trois cent mille personnes uniquement retenues par le champ de confinement du vaisseau d’intervention et l’absence d’ordre d’attaque du Nouveau Prophète. Celui-ci n’était pas sur les lieux. Il s’était rendu dans l’hémisphère Nord pour célébrer sa victoire.
Deux heures après avoir posé son vaisseau, le capitaine Kassad sortit pour diffuser un bref communiqué. Il y disait qu’il était né et avait été élevé en tant que musulman, et que toutes les interprétations du Coran depuis l’époque des vaisseaux d’ensemencement chiites indiquaient sans équivoque possible que le Dieu de l’Islam n’excuserait ni ne permettrait jamais un massacre d’innocents, quels que soient les djihads proclamés par des hérétiques de pacotille comme leur Nouveau Prophète. Kassad avait ensuite donné trois heures aux dirigeants des trente millions de fanatiques pour lui remettre leurs otages et rentrer chez eux, sur le continent désert de Qom.
Au cours des trois premiers jours de la révolution, les armées du Nouveau Prophète avaient occupé la plupart des villes importantes des deux continents et pris plus de vingt-sept mille otages hégémoniens. Des pelotons d’exécution s’étaient occupés, jour et nuit, de régler les anciennes querelles théologiques. Selon les estimations de Kassad, au moins deux cent cinquante mille sunnites avaient été massacrés les deux premiers jours de l’occupation. En réponse à l’ultimatum, le Nouveau Prophète fit savoir qu’il mettrait tous les infidèles à mort immédiatement après son intervention télévisée en direct prévue dans la soirée. Il ordonna également que l’assaut soit donné contre le vaisseau d’intervention.
Évitant l’emploi d’explosifs trop puissants à cause de la grande mosquée, la Garde Révolutionnaire n’avait à sa disposition que des armes automatiques, des canons à énergie, des charges au plasma et les vagues d’assaut de ses fantassins. Le champ de confinement tint bon.
L’allocution télévisée du Nouveau Prophète commença un quart d’heure avant l’expiration de l’ultimatum de Kassad. Le Nouveau Prophète y disait en substance qu’il partageait l’opinion de Kassad sur le terrible châtiment qu’Allah réservait aux hérétiques, mais que ce châtiment s’abattrait sur les infidèles de l’Hégémonie. C’était la première fois que le Nouveau Prophète perdait son calme devant les caméras. Écumant de rage, il renouvela son ordre de lancer des vagues d’assaut humaines contre le vaisseau stationné dans la cour de la mosquée, et annonça qu’une douzaine de bombes à fission étaient assemblées en ce moment même dans la ville d’Ali, sur le site occupé du réacteur Énergie Pour la Paix. Avec ces bombes, les forces d’Allah deviendraient maîtresses de l’espace lui-même. La première bombe à fission serait utilisée ce soir même contre le vaisseau satanique de l’infidèle Kassad.
Le Nouveau Prophète se mit alors à expliquer en détail de quelle manière les otages de l’Hégémonie allaient être exécutés, mais l’ultimatum de Kassad expira au milieu d’une de ses phrases.
Qom-Riyad était, de par son propre choix et de par sa situation éloignée dans l’espace, un monde à la technologie primitive, mais pas assez, toutefois, pour ignorer l’infosphère. Les mollahs révolutionnaires à la tête de l’invasion n’étaient pas opposés au « grand Satan de la science hégémonienne » au point de refuser de connecter leurs persocs au réseau d’information global.
Le HS Denieve avait disséminé suffisamment de satellites espions pour que, à 17 h 29, heure locale centrale de Qom-Riyad, l’infosphère eût livré au vaisseau de l’Hégémonie les coordonnées de seize mille huit cent trente mollahs révolutionnaires, y compris leur code d’accès. À 17 h 29 mn 30 s, les satellites espions commencèrent à émettre leurs instructions de tir en temps réel à l’intention des vingt et un satellites de défense périphérique que le vaisseau d’intervention de Kassad avait laissés sur orbite basse. Ces armes de défense orbitale étaient si anciennes que la mission du Denieve consistait précisément à les ramener dans le Retz pour les y détruire sans danger. Mais Kassad leur avait trouvé une autre utilisation.
À 17 h 30 précises, dix-neuf de ces petits satellites amorcèrent l’explosion de leur noyau de fusion. Dans les nanosecondes précédant cette autodestruction, les rayons X ainsi produits furent concentrés, dirigés puis lâchés, sous la forme de seize mille huit cent trente faisceaux de particules invisibles mais non moins cohérentes. Les vieux satellites de défense n’étaient pas conçus pour un usage atmosphérique. Leur rayon de destruction efficace était de l’ordre du millimètre. Cependant, il n’en fallait pas plus. Ils ne franchirent pas tous les différents obstacles qui s’interposaient entre les mollahs et le ciel, mais quinze mille sept cent quatre-vingt-quatre d’entre eux y parvinrent quand même, ce qui n’était pas trop mal.
L’effet fut immédiat et spectaculaire. Dans chaque cas, le cerveau et les fluides cérébraux de la cible humaine entrèrent en ébullition, se transformèrent en vapeur et firent éclater en morceaux la boîte crânienne. À 17 h 30, le Nouveau Prophète était en plein milieu de son allocution diffusée en direct sur toute la planète, et, plus précisément, au milieu du mot : hérétique.
Durant près de deux minutes, les écrans de télévision et les écrans muraux de toute la planète montrèrent l’image du corps sans tête du Nouveau Prophète affaissé sur son micro. Puis Fedmahn Kassad intervint sur l’ensemble du réseau pour annoncer que la prochaine échéance se situait dans une heure et que toute action entreprise contre les otages se solderait par une démonstration encore plus sévère du déplaisir d’Allah.
Les otages furent libérés.
Cette nuit-là, en orbite autour de Qom-Riyad, Arcane rendit visite à Kassad pour la première fois depuis les sims de l’école militaire. Il dormait, mais cette visite fut un peu plus qu’un rêve tout en étant un peu moins que la réalité parallèle des simulations du RTH-ECMO. Ils étaient côte à côte sous une couverture légère, à l’abri d’une toiture à moitié défoncée. Sa peau était chaude et électrique, son visage n’était qu’un vague contour parmi les ombres de la nuit. Au-dessus d’eux, les étoiles commençaient à peine à disparaître dans la fausse clarté qui précède l’aube. Kassad se rendit compte qu’elle faisait des efforts pour lui dire quelque chose. Les lèvres douces formaient des mots juste en dessous de son seuil de perception auditive. Il prit un peu de recul pour essayer de mieux distinguer ses lèvres, mais, ce faisant, perdit tout contact avec elle. Il sortit du sommeil, dans son harnais de nuit, avec des traces humides sur la joue, et le ronronnement des systèmes de bord parvenait à ses oreilles comme la respiration étrange de quelque bête à demi éveillée.
Neuf semaines-vaisseau standard plus tard, Kassad fut traduit devant une cour martiale de la Force sur Freeholm. Il savait très bien, lorsqu’il avait pris sa décision sur Qom-Riyad, que ses supérieurs n’auraient pas d’autre choix que de le crucifier ou de le faire monter en grade.
La Force se targuait de pouvoir faire face à n’importe quel type de situation dans le Retz ou les mondes coloniaux, mais rien ne l’avait préparée vraiment à la bataille du continent Sud de Bressia, avec ses répercussions sur le Nouveau Bushido.
Le code d’honneur du Nouveau Bushido qui gouvernait la vie de Kassad avait évolué en fonction de la nécessité de survivre de la classe militaire. Après les atrocités de la fin du XXe et du début du XXIe siècles sur l’Ancienne Terre, où les chefs de guerre avaient engagé leurs nations respectives dans des stratégies qui prenaient des populations civiles tout entières comme objectif légitime tandis que les bourreaux en uniforme se réfugiaient à cinquante mètres sous terre dans des bunkers pourvus de tout, l’hostilité des civils survivants envers tout ce qui portait le nom de « militaire » avait été si forte que, durant plus d’un siècle, ce seul mot avait été synonyme d’appel au lynchage.
Dans son évolution, le Nouveau Bushido avait combiné les anciens concepts d’honneur et de vaillance avec la nécessité absolue d’épargner les populations civiles chaque fois que la chose était possible. Il avait également retenu comme souhaitable le retour au concept pré-napoléonien de guerre « non totale » à objectif bien défini, d’où tout excès devait être proscrit. Le Nouveau Bushido exigeait non seulement l’abandon de toutes les armes nucléaires et de toutes les campagnes de bombardement stratégique à l’exception des cas de nécessité absolue, mais il allait encore plus loin en demandant le retour au concept médiéval de la bataille rangée entre des forces limitées de soldats professionnels en un lieu et en un moment mutuellement convenus d’avance dans le but de limiter le plus possible toute destruction de biens publics ou privés.
Le code d’honneur du Nouveau Bushido fonctionna à peu près correctement durant les quatre siècles d’expansion post-hégirienne. Le fait que les technologies essentielles eussent été relativement figées durant trois de ces siècles joua en la faveur de l’Hégémonie, dont le monopole d’utilisation du distrans lui permettait d’utiliser ponctuellement les modestes ressources de la Force chaque fois que le besoin s’en faisait sentir. Même séparé du reste de l’univers par les inévitables années de voyage du déficit temporel, aucun monde colonial ou indépendant ne pouvait espérer tenir tête à l’Hégémonie. Des incidents tels que la rébellion politique d’Alliance-Maui, avec sa manière toute particulière de conduire une guérilla, ou encore les insanités religieuses de Qom-Riyad, avaient été réprimés rapidement et fermement, et tout excès commis à l’occasion de ces campagnes ne faisait que souligner l’importance de la stricte application du Nouveau Bushido. Cependant, malgré tous les calculs et toutes les précautions de la Force, personne n’avait réellement prévu ce qui se passerait lors de l’inévitable confrontation avec les Extros.
Les Extros constituaient la seule menace extérieure qui pesait sur l’Hégémonie durant les quatre siècles qui suivirent le départ du système Sol des ancêtres des hordes barbares, avec leur flotte archaïque de cités O’Neill dégoulinantes, d’astéroïdes déboulants et d’agricomètes expérimentales. Même après l’acquisition du réacteur Hawking par les Extros, la politique officielle de l’Hégémonie fut de les ignorer aussi longtemps que leurs essaims restaient dans les ténèbres interstellaires et limitaient leurs rapines au prélèvement de petites quantités d’hydrogène sur les géantes gazeuses ou de blocs de glace pour leur approvisionnement en eau sur des lunes inhabitées.
Les premiers raids des Extros sur le monde de Bent ou sur GHC en 2990 furent considérés comme des accidents présentant peu d’intérêt pour l’Hégémonie. Même la bataille rangée pour la conquête de Lee 3 fut traitée comme un problème ne dépassant pas le cadre du Service Colonial, et lorsque l’unité d’intervention de la Force arriva sur les lieux, six années locales après le début de l’attaque et cinq années locales après le départ des Extros, les exactions commises furent commodément oubliées en fonction du principe selon lequel aucun raid barbare ne saurait se reproduire dès lors que l’Hégémonie serait là pour montrer sa force.
Au cours des décennies qui suivirent l’épisode de Lee 3, la Force et les Extros s’affrontèrent dans des centaines d’escarmouches aux confins du Retz. Cependant, à l’exception de quelques étranges rencontres faites par les marines dans des endroits sans atmosphère et sans gravité, il n’y eut pas de véritables affrontements entre des armées de fantassins. Les rumeurs se multipliaient dans tout le Retz. Les Extros ne constitueraient jamais une menace pour les mondes de type terrestre en raison de leur adaptation, étalée sur trois siècles, à l’impesanteur. Les Extros avaient évolué pour devenir quelque chose de plus – ou peut-être de moins – que de simples humains. Les Extros ignoraient la technologie distrans ; ils ne la maîtriseraient jamais, et ne constitueraient par conséquent jamais une menace pour la Force.
Jusqu’à Bressia.
Il s’agissait d’un de ces petits mondes tranquilles et indépendants, qui se satisfaisait à la fois d’un accès commode au reste du Retz et des quelque huit mois de voyage qui l’en séparaient. Il s’enrichissait de plus en plus grâce au commerce des diamants, de la racine de bourre et de son inégalable café. Il refusait modestement de devenir une colonie à part entière, mais continuait de compter sur le protectorat de l’Hégémonie et sur son marché commun pour répondre à ses objectifs économiques en très forte expansion. Comme la plupart des autres planètes de cette catégorie, Bressia était fière de sa Force de Défense Autonome, qui comprenait douze vaisseaux-torches, un porte-croiseurs remis à neuf – racheté à l’Hégémonie, qui l’avait mis au rancart un demi-siècle auparavant – une cinquantaine de petits patrouilleurs orbitaux rapides, une infanterie de quatre-vingt-dix mille engagés, une marine planétaire respectable et tout un stock d’armes nucléaires dont le rôle était principalement symbolique.
La signature Hawking des Extros avait été détectée par les stations de surveillance hégémoniennes, mais interprétée à tort comme une nouvelle migration d’essaim qui passerait à plus d’une demi-année-lumière du système de Bressia. Au lieu de quoi, avec une seule correction de trajectoire qui ne fut détectée que lorsque l’essaim se trouva à l’intérieur du nuage d’Oört, les Extros fondirent sur Bressia comme un fléau de l’Ancien Testament. Sept mois standard au moins séparaient la planète de toute expédition hégémonienne de secours ou de représailles.
La Force de Défense Autonome de Bressia fut anéantie en moins de vingt-quatre heures de combat. L’essaim extro injecta alors plus de trois mille vaisseaux dans l’espace cislunaire de Bressia, et entreprit la réduction systématique de toutes les défenses planétaires.
Bressia avait été colonisée par d’austères pionniers venus d’Europe centrale lors de la première vague d’émigration hégirienne. Ses deux continents, très prosaïquement, portaient les noms de continent Nord et de continent Sud. Le continent Nord comprenait des déserts, une toundra d’altitude et six villes de moyenne importance, principalement peuplées d’exploitants agricoles de racine de bourre et de travailleurs du pétrole. Le continent Sud, au climat et à la géographie beaucoup plus souriants, abritait la grande majorité de la population planétaire, forte de quatre cents millions de personnes. C’était là, également, que se trouvaient les immenses plantations de café.
Comme s’ils voulaient faire une démonstration complète des horreurs de la guerre ancienne, les Extros lâchèrent sur le continent Nord un déluge de plusieurs centaines de bombes nucléaires sans retombées ainsi que des bombes tactiques au plasma. Il y eut ensuite les rayons de la mort et, pour couronner le tout, des virus modifiés. Seule une poignée de résidents parmi les quatorze millions en réchappa. Le continent Sud, par contre, ne fut pas bombardé, à l’exception de quelques missiles lancés sur des objectifs militaires, des aéroports et les installations portuaires de Solno.
La doctrine de la Force était que, s’il était possible de réduire une planète à partir d’une position orbitale, il était tout à fait impossible, par contre, d’envisager l’occupation militaire d’un monde industrialisé. Les problèmes de logistique, les dimensions de la zone à occuper et les effectifs inadéquats de l’armée d’invasion rendaient la tâche beaucoup trop difficile.
De toute évidence, les Extros n’avaient pas connaissance des manuels de théorie militaire de la Force. Vingt-trois jours après le début de l’attaque, plus de deux mille vaisseaux de descente et d’assaut s’abattirent sur le continent Sud. Le reste de l’aviation bressiane fut détruit dans les premières heures de cette invasion. Deux engins à charge nucléaire explosèrent bien dans la zone de rassemblement extro, mais les effets du premier furent déviés par des champs énergétiques et le second ne détruisit qu’une unité de reconnaissance qui était peut-être un leurre.
Les Extros, comme on devait s’en apercevoir bientôt, avaient effectivement changé au cours de ces trois siècles. Ils préféraient bien évoluer dans un environnement à gravité zéro, mais leur infanterie mobile était munie d’exosquelettes motorisés très performants, et il ne lui fallut que quelques jours pour amener ses troupes aux longs membres, en uniforme noir, à pied d’œuvre devant les cités de Bressia comme une armée d’araignées géantes.
Les dernières velléités de résistance organisée s’éteignirent le dix-neuvième jour de l’invasion. Buckminster, la capitale, tomba dans la même journée. Le dernier message mégatrans de Bressia à destination de l’Hégémonie fut coupé en pleine transmission une heure à peine après l’entrée des troupes extros dans la ville.
Le colonel Fedmahn Kassad arriva avec la Première Flotte de la Force vingt-neuf semaines standard plus tard. Trente vaisseaux-torches de la classe Oméga, assurant la protection d’un seul portier équipé d’un distrans, pénétrèrent le système à grande vitesse. La sphère de singularité fut activée trois heures après la descente. Dix heures plus tard, il y avait quatre cents unités de la Force en ligne à l’intérieur du système. La contre-invasion débuta vingt et une heures après.
Telle fut la réalité mathématique des premières minutes de la bataille de Bressia. Mais, pour Kassad, le souvenir de ces jours et de ces semaines n’était pas fait de mathématiques. Il était fait de la terrible beauté du combat. C’était la première fois qu’un vaisseau portier était utilisé à un niveau supérieur à celui d’une division, et il s’ensuivit une confusion qui n’était pas tout à fait inattendue. Kassad traversa à une distance de cinq minutes de lumière et tomba sur une pente de gravier et de poussière jaune, car la porte distrans du bâtiment d’assaut faisait face à un versant de colline escarpé rendu glissant par la boue et le sang des premiers escadrons qui venaient de passer. Il demeura quelques instants dans la boue, contemplant, au pied de la colline, un spectacle de pure folie. Dix des dix-sept bâtiments d’assaut équipés de distrans étaient en train de brûler au sol, dispersés parmi les collines et les plantations comme des jouets disloqués. Les champs de confinement des vaisseaux rescapés se rétractaient sous les assauts des missiles et des BCC, qui transformaient les zones d’arrivée en dômes de feu orange. Le viseur tactique de Kassad était en pièces. Son casque n’affichait qu’un impossible emmêlement de vecteurs de tir et de points rouges clignotants indiquant les endroits où les unités de la Force gisaient agonisantes, sur fond de brouillage extro générant des images fantômes en surimpression.
— Bordel de Dieu ! gémissait une voix sur son circuit primaire de commandement. Bordel de Dieu !
Là où les instructions de son groupe de commandement auraient dû se trouver, ses implants ne captaient plus qu’un grand vide. Un soldat l’aida à se relever. Il secoua son bâton de colonel pour en dégager la boue et s’empressa de s’éloigner pour laisser place au nouvel escadron qui allait arriver par le distrans. La guerre était bien partie.
Dès les premières secondes sur le continent Sud de Bressia, Kassad avait compris que le Nouveau Bushido était mort et enterré. Quatre-vingt mille fantassins de la Force, superbement armés et entraînés, s’avancèrent néanmoins au combat, espérant que l’affrontement aurait lieu sur un champ de bataille désert, tandis que les Extros battaient en retraite derrière des lignes de terre brûlée où il n’y avait que des mines et des cadavres de civils. La Force utilisa ses modulateurs distrans pour contourner les positions de l’ennemi et le forcer à accepter le combat, mais les Extros répliquèrent par des tirs de barrage d’obus nucléaires et au plasma qui clouèrent les fantassins de l’Hégémonie sous les abris des champs de force, donnant ainsi à leur propre infanterie le temps de se retirer sur des positions de défense préparées à l’avance aux abords des villes et des zones de rassemblement des vaisseaux de descente.
Aucune victoire spatiale ne vint compenser les revers du continent Sud. Malgré quelques belles manœuvres et quelques engagements féroces, les Extros demeurèrent maîtres de la situation dans un rayon de trois UA autour de Bressia. Les unités spatiales de la Force se replièrent, ne cherchant plus qu’à demeurer à portée de distrans et à protéger leur vaisseau portier.
La bataille, au lieu de durer deux jours au sol, comme l’avaient prévu les états-majors, s’étira sur trente jours, puis soixante. Les méthodes de guerre avaient régressé jusqu’au XXe ou XXIe siècle. Les sinistres campagnes se succédaient sur les ruines des villes et les cadavres de la population civile. Les quatre-vingt mille soldats hégémoniens du début furent décimés, renforcés par cent mille autres, et le massacre continuait toujours lorsque des renforts de deux cent mille hommes furent demandés. Seule l’obstination farouche de Meina Gladstone, soutenue par une douzaine de sénateurs tout aussi déterminés, maintint la guerre en vie et les troupes au casse-pipe tandis que des milliards de voix, dans toute la Pangermie et à l’Assemblée consultative des IA, réclamaient le désengagement.
Kassad n’avait pas tardé à comprendre le changement de tactique. Ses instincts de bagarreur des rues avaient pris le dessus avant que sa division ne fût totalement anéantie dans la bataille de Stoneheap. Alors que les autres commandants étaient paralysés par cette série de violations du Nouveau Bushido, Kassad, à la tête de son régiment, et bientôt de toute une division à la suite de la destruction nucléaire du centre d’opérations Delta, essayait de gagner du temps pour économiser ses hommes et préconisait l’emploi d’armes à fusion pour servir de fer de lance à sa contre-attaque. Lorsque les Extros se retirèrent enfin, quatre-vingt-dix-sept jours après que la Force eut « sauvé » Bressia, Kassad avait gagné le surnom à double tranchant de « Boucher de Bressia », et l’on murmurait que même ses propres hommes étaient terrorisés devant lui.
Mais pendant tout ce temps, Kassad continuait de la voir, dans des rêves qui étaient un peu plus et un peu moins qu’un songe.
Le dernier soir de la bataille de Stoneheap, dans le dédale noir des galeries où Kassad et son groupe de choc utilisaient des soniques et des gaz T-S pour nettoyer les derniers terriers des commandos extros, le colonel s’endormit au milieu des flammes et des cris, et sentit le contact de ses longs doigts sur sa joue ainsi que la douce pression de ses seins contre lui.
Quand ils étaient entrés dans la Nouvelle-Vienne, le lendemain matin de la frappe nucléaire spatiale ordonnée par Kassad, les troupes victorieuses suivant les sillons vitrifiés de vingt mètres de large jusque dans la cité dévastée par les missiles, le colonel avait contemplé sans broncher les rangées de têtes humaines soigneusement alignées sur les trottoirs comme pour souhaiter la bienvenue, de leur regard accusateur, aux troupes libératrices de la Force. Puis il avait regagné son VEM de commandement. Après avoir verrouillé les portes, il s’était couché en chien de fusil dans la chaude obscurité ionisée, imprégnée d’odeurs de caoutchouc et de plastique surchauffé. Il avait alors entendu sa voix qui lui murmurait des mots doux, couvrant le babillage de la radio et de ses implants de communication.
La nuit qui avait précédé la retraite des Extros, Kassad avait quitté la conférence de commandement, à bord du vaisseau amiral Brazil, pour se distransporter dans son QG des Indélébiles, au nord de la vallée de la Hyne. Là, il avait pris son véhicule d’état-major blindé pour grimper au sommet de la colline afin de contempler le bombardement final. La frappe nucléaire tactique la plus proche se situait à une distance de quarante-cinq kilomètres. Les bombes au plasma s’ouvrirent comme des fleurs orangées et sanguines disposées selon une grille parfaite. Kassad compta plus de deux cents colonnes dansantes de lumière verte tandis que les rayons des claps lacéraient le vaste plateau. Et sans même qu’il s’endorme, alors qu’il était adossé à la jupe évasée du VEM, secouant la tête pour chasser de sa rétine les pâles rémanences, il la vit de nouveau. Elle portait une robe bleu clair et s’avançait vers lui d’un pas aérien, au milieu des buissons de bourre calcinés de la colline. La brise soulevait l’ourlet du tissu diaphane de son vêtement. Ses bras et son visage étaient d’une pâleur presque transparente. Elle cria son nom – il eut l’impression de l’entendre de loin – au moment où la deuxième vague de missiles surgissait à travers la plaine qu’il dominait et où tout était secoué par un déchaînement de bruit et de flammes.
Comme c’est souvent le cas dans un univers apparemment gouverné par l’ironie, Fedmahn Kassad passa indemne au travers de quatre-vingt-dix-sept jours des pires combats que l’Hégémonie eût connus pour se faire grièvement blesser deux jours après le départ du dernier Extro dans son vaisseau d’essaim en déroute. Il se trouvait à l’intérieur du Centre Civique de Buckminster, l’un des trois seuls immeubles encore debout de toute la ville, occupé à répondre de manière laconique à une série de questions stupides posées par un médiatique du Retz, lorsqu’une bombe-piège au plasma, pas plus grande qu’un microrupteur, explosa quinze étages plus haut. Le souffle éjecta dans la rue, par une grille de ventilation, le médiatique et deux des collaborateurs de Kassad. L’immeuble s’écroula sur les autres.
Kassad fut médévacué jusqu’au QG de division, puis distransporté à bord du vaisseau portier en orbite autour de la deuxième lune de Bressia. On le ressuscita et on le maintint en vie pendant que les plus hauts militaires et politiciens de l’Hégémonie décidaient de ce qu’il convenait de faire de lui.
En raison des liaisons distrans et de la couverture médiatique en temps réel des événements de Bressia, Kassad était plus ou moins devenu une figure célèbre. Les milliards de personnes qui s’indignaient de la sauvagerie sans précédent de la campagne de Bressia auraient été heureux de voir le colonel Kassad traduit devant une cour martiale qui l’aurait condamné pour crimes de guerre. Mais la Présidente Gladstone, ainsi que beaucoup d’autres, considérait Kassad et les autres commandants de la Force comme des sauveurs.
Finalement, Kassad fut mis dans un vaisseau de la Force à effet de spin pour accomplir le lent voyage de retour au Retz. Comme, de toute manière, les interventions chirurgicales nécessaires pouvaient se faire en état de fugue, il paraissait sensé de grouper les blessés et les morts ressuscitables à bord de ce vieux navire-hôpital. Lorsqu’ils arriveraient dans le Retz, ils seraient tous rétablis et bons pour le service actif. Mais, chose très importante pour Kassad, il aurait accumulé dans l’intervalle un déficit de temps au moins égal à dix-huit mois standard, et il y avait de fortes chances pour que les controverses dont il était l’objet soient alors oubliées.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, il vit la silhouette obscure d’une femme qui se penchait sur lui. Un instant, il crut que c’était elle, mais il se rendit bientôt compte qu’il s’agissait d’un médecin de la Force.
— Est-ce que je suis mort ? murmura-t-il.
— Vous l’avez été. Vous vous trouvez à bord du vaisseau-hôpital Merrick. Vous avez fait l’objet de plusieurs procédures de résurrection et de rénovation, mais vous n’en gardez probablement aucun souvenir à cause des effets de la fugue. Nous allons maintenant passer au stade thérapeutique suivant. Vous sentez-vous capable de marcher ?
Il souleva un bras pour se cacher les yeux. Malgré la désorientation due à la fugue, il avait de vagues souvenirs des douloureuses séances de thérapie, des longues heures passées dans les bains de virus ARN et sur la table d’opération. Surtout la table d’opération.
— Quelle route faisons-nous ? demanda-t-il sans cesser de s’abriter les yeux. J’ai oublié comment nous allons regagner le Retz.
Elle sourit, comme si c’était une question qu’elle entendait chaque fois qu’il sortait de fugue. Ce qui était bien possible.
— Nous ferons escale sur Hypérion et sur Garden, dit-elle. Nous sommes actuellement sur le point de nous mettre en orbite autour de…
Elle fut interrompue par un vacarme de fin du monde. Des barrissements de trompette, des déchirures de métal, des hurlements de furies. Il se laissa rouler à bas de son lit, enroulant le matelas autour de lui dans sa chute sous une gravité d’un sixième de g. Une tornade balaya le pont, faisant voler plateaux, éprouvettes, literie, livres, infirmières, instruments de métal et innombrables autres objets divers dans sa direction. Hommes et femmes glapissaient, avec des voix de fausset de plus en plus aiguës à mesure que l’air quittait la cabine. Le matelas de Kassad heurta une cloison. Il regarda à travers ses mains crispées demeurées sur ses yeux.
À un mètre de lui, une araignée de la taille d’un ballon de football, dont les pattes s’agitaient frénétiquement comme des tentacules, était en train d’essayer de se forcer un passage à travers une brèche soudain apparue dans la cloison. Elle semblait s’acharner à battre de ses tentacules en folie les papiers et autres détritus qui tourbillonnaient autour d’elle. Puis elle pivota vers Kassad, et celui-ci réalisa qu’il s’agissait de la tête du médecin qui lui avait parlé. Elle avait été arrachée par la première explosion, et sa longue chevelure s’agitait frénétiquement en direction du visage horrifié de Kassad. Puis la brèche s’élargit, et la tête s’y engouffra.
Il se redressa juste au moment où l’axe des mâts de spin cessa de tourner et où le « haut » et le « bas » cessèrent d’exister. Les seules forces encore en action étaient les tornades, qui précipitaient tout vers les brèches de la cloison, et l’écœurant mouvement de tangage et de ballottement du vaisseau. Kassad s’efforçait de remonter le courant, en se halant vers la porte de la coursive où se trouvait l’axe de spin au moyen de tout ce qui pouvait lui fournir une prise. Il parcourut les derniers mètres en se propulsant d’un coup de talon. Un plateau de métal le heurta au-dessus de l’œil. Un cadavre aux yeux dégoulinants de sang faillit le repousser en arrière dans la salle de soins. La porte étanche battait inutilement contre le cadavre d’un marine en combinaison spatiale, qui l’empêchait de se refermer. Kassad se propulsa en direction de l’axe, dans lequel il s’introduisit tout en traînant le corps du marine derrière lui. La porte étanche se referma, mais il n’y avait pas plus d’air dans le puits de l’axe que dans la salle de soins. Quelque part, le hurlement d’une sirène devenait de plus en plus aigu et inaudible.
Kassad hurla aussi, essayant de se libérer de la pression qui menaçait de faire éclater ses poumons et ses tympans. L’axe de spin aspirait toujours de l’air. Il était entraîné, sur les cent trente mètres qui le séparaient du corps principal du vaisseau, en compagnie du cadavre du marine, qui semblait exécuter avec lui quelque macabre valse dans un puits sans fond.
Il lui fallut vingt secondes pour faire sauter les attaches de secours de la combinaison du marine, puis une minute pour l’en extirper et s’y introduire à sa place. Il mesurait au moins dix centimètres de plus que le mort et, bien que la combinaison fût en partie ajustable, elle lui faisait mal au cou, aux poignets et aux genoux. Le casque lui pressait le front comme un étau rembourré. Des gouttelettes de sang et d’une matière blanchâtre et humide maculaient l’intérieur de la visière. L’éclat de shrapnel qui avait tué le marine avait laissé un trou d’entrée et un trou de sortie, mais la combinaison s’était autoréparée de son mieux. Cependant, la plupart des voyants étaient au rouge, et Kassad n’obtint aucune réponse quand il demanda une évaluation des dommages. Le respirateur fonctionnait encore, mais avec un sifflement inquiétant.
Il essaya la radio. Rien, pas même un souffle. Il trouva le fil de raccordement du persoc, fiché dans un termex relié à la coque. Rien non plus. Le vaisseau eut à ce moment-là un brusque mouvement de tangage, et une succession de chocs métalliques se répercuta jusqu’à Kassad, qui fut projeté contre la paroi du puits de l’axe. L’une des cages de transport passa devant lui en culbutant, ses câbles sectionnés battant comme les tentacules d’une anémone de mer affolée. Il y avait des cadavres à l’intérieur, et d’autres ballottés dans les parties encore intactes de l’escalier en spirale qui faisait le tour du puits à l’extérieur. Kassad se propulsa jusqu’à l’extrémité du puits, et trouva toutes les portes étanches fermées. Le diaphragme du puits s’était également refermé, mais il y avait des brèches dans la cloison primaire par lesquelles on aurait pu faire passer un VEM civil.
Le vaisseau fit une nouvelle embardée, et tout fut secoué de plus belle à l’intérieur. Kassad se trouva animé, ainsi que tout ce qui se trouvait à l’intérieur du puits, par des forces complexes de Coriolis. Il se raccrocha à une poutrelle de métal tordue et se hissa à travers une brèche de la triple coque du Merrick.
Il faillit éclater de rire en voyant dans quel état se trouvait l’intérieur. Ceux qui avaient pris pour cible le vieux vaisseau-hôpital n’avaient pas fait les choses à moitié. La coque avait été éventrée avec des BCC jusqu’à ce que les joints de pressurisation cèdent, que les unités d’autopressurisation se désagrègent, que les détecteurs d’avaries soient saturés et que les cloisons intérieures s’effondrent. Le vaisseau ennemi avait alors déversé ses missiles, munis de charges militaires curieusement baptisées « mitraille » par les spécialistes de la Force, à l’intérieur de la coque. L’effet équivalait à peu près à celui qu’aurait pu produire une grenade antipersonnel explosant à l’intérieur d’un labyrinthe rempli de rats de laboratoire.
La lumière pénétrait par mille ouvertures, se transformant en rayon irisé partout où elle trouvait une base colloïdale suffisante dans les nuages flottants de poussières, de lubrifiants et de sang. De l’endroit où se tenait Kassad, secoué par les trépidations du vaisseau, il apercevait plus d’une vingtaine de cadavres, nus et déchiquetés, qui dansaient avec la grâce sous-marine trompeuse d’un ballet d’outre-tombe sous gravité zéro. La plupart des corps flottaient au centre d’un microcosme de tissus et de sang. Plusieurs regardaient Kassad de leurs yeux exorbités comme dans un dessin animé, et les mouvements lents et langoureux de leurs bras et de leurs mains semblaient lui faire signe de s’approcher.
Kassad se propulsa à travers les débris flottants jusqu’au puits de descente qui menait au cœur de manœuvre du vaisseau. Il n’avait pas vu d’armes jusque-là – apparemment, personne à l’exception du marine n’avait eu le temps de s’équiper d’un scaphandre – mais il savait qu’il devait y avoir une armurerie dans le cœur de manœuvre ou dans le quartier des marines à l’arrière.
Il s’arrêta devant le dernier joint de pressurisation déchiqueté. Il laissa échapper un rire, cette fois-ci, derrière sa visière. Le puits de descente s’arrêtait là. Il n’y avait plus de tronçon arrière. Plus de vaisseau. Le tronçon où il se trouvait – un puits d’axe et un module de soins – avait été arraché au vaisseau aussi aisément que Beowulf avait arraché un bras au corps du monstre Grendel. La dernière porte, non fermée, du puits de descente s’ouvrait sur l’espace. À quelques kilomètres de là, Kassad apercevait une douzaine d’autres fragments ravagés du Merrick, culbutant sur eux-mêmes dans la lumière éblouissante du soleil. Une planète vert et lapis grossissait, si proche que, lorsque Kassad se tourna vers elle, il fut pris d’un violent accès d’acrophobie qui l’obligea à s’agripper encore plus fort à l’encadrement d’une porte. Au même moment, une étoile se détacha du limbe de la planète, des lasers de combat crachèrent leur morse couleur de rubis, et un tronçon mutilé de vaisseau, à cinq cents mètres de lui, explosa dans l’abîme spatial, projetant autour de lui une pluie de particules métalliques vaporisées, de matières volatiles gelées et de points noirs dont Kassad s’avisa qu’ils devaient être des cadavres humains.
Il se hâta de retourner dans la sécurité relative des profondeurs de l’épave et considéra la situation. La combinaison du marine lui permettrait de survivre encore une heure au maximum. Déjà, il sentait l’odeur d’œuf pourri du respirateur déréglé. Il n’avait vu, en traversant l’épave, aucun compartiment étanche, aucun caisson d’air. Et même s’il découvrait un sas ou un compartiment susceptible de l’abriter, en quoi cela l’avancerait-il ? Il ignorait si la planète qu’il avait vue était Garden ou Hypérion, mais il était sûr que la Force n’occupait aucun de ces deux mondes. Il était également certain qu’aucune force de défense locale n’était capable de tenir tête à un vaisseau extro. Des jours s’écouleraient avant qu’une patrouille ne vienne explorer cette épave. Et il n’était pas impossible que l’orbite de la carcasse pourrie qui lui servait d’abri se dégrade peu à peu, précipitant ses milliers de tonnes de métal vers une atmosphère qui la consumerait avec tout ce qu’elle contenait. Les autochtones n’apprécieraient pas beaucoup cela, mais il était peut-être préférable pour eux de laisser un morceau de ciel leur tomber sur la tête que de faire quelque chose qui risquerait de mécontenter les Extros. Si la planète possédait des systèmes de défense orbitale, même primitifs, ou bien des BCC sol-espace, se disait-il avec un sourire sinistre, il serait plus intelligent pour eux de pulvériser l’épave que de s’attaquer au vaisseau extro.
Pour Kassad, de toute manière, cela ne ferait aucune différence.
Il serait mort longtemps avant que la carcasse ne pénètre dans l’atmosphère ou que les autochtones ne passent à l’action.
L’écran amplificateur du marine avait été fêlé par le shrapnel qui l’avait tué, mais Kassad fit descendre ce qu’il en restait à hauteur de sa visière. Des voyants rouges clignotèrent. Cependant, il restait assez d’énergie dans la combinaison pour afficher une vue amplifiée d’un vert pâle sur le fond craquelé. Kassad repéra ainsi le vaisseau-torche des Extros, à une centaine de kilomètres de là, avec ses champs de protection qui occultaient les étoiles à l’arrière-plan. Plusieurs objets furent lancés à ce moment-là. Un instant, Kassad fut persuadé que c’était le coup de grâce et qu’il n’avait plus que quelques secondes à vivre. Un sourire amer éclaira son visage. Puis il remarqua la faible vitesse des engins, et augmenta légèrement l’amplification. Les voyants rouges clignotèrent de plus belle, et l’amplification tomba en panne, mais Kassad avait eu le temps d’apercevoir les formes ovoïdes, effilées à l’arrière, hérissées de propulseurs et de bulles de cockpit. Chaque engin remorquait un enchevêtrement de six bras manipulateurs sans articulations. Les militaires de la Force appelaient ces vaisseaux d’abordage extros des « calmars ».
Kassad s’enfonça au cœur de l’épave. Il estimait qu’il ne disposait que de quelques minutes avant que les calmars n’arrivent jusqu’à lui. Combien d’Extros pouvait-il y avoir à bord de ces engins ? Une dizaine ? Vingt ? Pas moins de dix, en tout cas, et ils seraient puissamment armés, équipés de viseurs infrarouges et de détecteurs de mouvements. Ce seraient des commandos d’élite, l’équivalent des marines de l’Hégémonie, non seulement entraînés à se battre sous gravité zéro mais vivant depuis toujours en impesanteur. Leurs longs membres, leurs orteils préhensiles et leur prothèse caudale leur donnaient un avantage accru dans ce type d’environnement. Et des avantages, ils en avaient déjà bien plus qu’il ne leur en fallait pour affronter Kassad.
Il se tapit silencieusement au milieu des morceaux de ferraille tordus, en luttant contre la montée d’adrénaline qui le poussait à se précipiter, hurlant de peur, dans les ténèbres extérieures. Que cherchaient les Extros ? Des prisonniers. C’était une manière immédiate de résoudre son problème de survie. Il n’avait qu’à se rendre. L’ennui, c’était qu’il avait vu des holos des services de renseignement de la Force montrant l’intérieur des vaisseaux extros capturés dans l’espace de Bressia. L’un des vaisseaux contenait dans ses soutes de conservation plus de deux cents prisonniers. Et les Extros avaient dû avoir beaucoup de choses à demander à ces citoyens de l’Hégémonie. Peut-être était-ce dû à leur désir de ne pas s’encombrer de tant de bouches à nourrir et de tant de prisonniers à garder. Peut-être était-ce le fait de leur manière de procéder aux interrogatoires. Toujours est-il que les civils de Bressia et les militaires capturés de la Force avaient été trouvés écorchés vifs, éventrés et cloués sur des râteliers comme des grenouilles dans un laboratoire de biologie, leurs organes baignant dans des fluides nutritifs, leurs bras et leurs jambes amputés avec une précision chirurgicale, leurs yeux retirés, leur cerveau préparé pour l’interrogatoire à l’aide de rudimentaires contacts corticaux et de dérivations connectées directement à un appareillage de communication à travers des trous de trois centimètres de diamètre pratiqués dans la boîte crânienne.
Kassad se hala doucement en se laissant flotter parmi les débris enchevêtrés des faisceaux de câblage de la carcasse. Il ne tenait vraiment pas à se rendre. Il sentit le choc de l’accostage lorsqu’un engin extro au moins heurta la coque, stabilisant un peu l’épave. Utilise ta cervelle, se dit-il. Plus que d’une cachette, il avait surtout besoin d’une arme. Qu’avait-il vu, en se traînant tout à l’heure dans l’épave, qui pourrait éventuellement l’aider à survivre ?
Il s’immobilisa et resta agrippé, tout en réfléchissant intensément, à une longueur de câble de fibres optiques à nu. La salle de soins où il avait repris conscience, les lits, les caissons de fugue, l’appareillage médical de soins intensifs… presque tout cela avait été aspiré à travers la coque du module à effet de spin. Le puits de l’axe, la cage de transport, les corps partout… aucune arme dans tout cela. Presque tous les cadavres avaient été déshabillés par le souffle des bombes à mitraille ou par la décompression subite. Les câbles des cages élévatrices ? Non… ce serait trop long. Impossible de les sectionner sans outils. Des outils ? Il n’en avait vu nulle part. Bureaux éventrés le long de la coursive médicale. Salles d’imagerie. Caissons RM. Cuves CC béantes comme des sarcophages pillés. Au moins un bloc opératoire intact, mais à l’intérieur un fouillis d’appareils et de câbles flottants de toutes sortes. Le solarium, vidé de tout ce qu’il contenait lorsque les vitres avaient éclaté. Les salles d’attente. Les salles de repos du personnel. Les salles d’entretien. Les couloirs. Des cellules affectées à un usage indéterminé. Et encore des cadavres un peu partout.
Il ne demeura là que quelques secondes de plus, le temps de s’orienter dans le dédale de lumière et d’ombre, puis il se propulsa d’un coup de talon. Il avait espéré pouvoir disposer de dix minutes, mais ils ne lui en laissèrent même pas huit. Il savait que les Extros se montreraient méthodiques et efficaces dans leur fouille. Mais il avait sous-estimé leurs capacités sous gravité zéro. Il jouait sa vie sur l’espoir qu’ils ne seraient pas plus de deux à chaque ratissage. C’était la procédure standard des marines de la Force, qui ressemblait à celle des paras de l’armée de terre à qui l’on apprenait à progresser, dans les combats de rue, d’une entrée de porte à l’autre, l’un faisant irruption dans chaque pièce tandis que l’autre le couvrait. S’ils étaient plus de deux, si les Extros travaillaient par patrouilles de quatre, Kassad était probablement fini.
Il flottait au milieu de la salle d’opération n°3 lorsque l’Extro franchit la porte. Le respirateur de Kassad était en train de rendre l’âme. Il était immobile, aspirant par saccades haletantes un air vicié, lorsque le commando s’introduisit d’un bond, s’écarta de la porte et amena ses deux armes, d’un mouvement tournant, sur la silhouette désarmée d’un marine en combinaison cabossée.
Kassad avait escompté que l’aspect délabré de son costume spatial et de son casque lui ferait gagner une seconde ou deux. Derrière la visière maculée de sang, ses yeux étaient braqués vers le haut, comme aveugles, tandis que la lumière fixée sur la poitrine de l’Extro le balayait. Les deux armes du commando étaient un étourdisseur sonique, à la main, et un pistolet à faisceau serré, plus petit mais beaucoup plus mortel, qu’il tenait entre les longs « orteils » de son pied droit. Il leva d’abord le sonique. Kassad eut le temps de remarquer l’aiguillon de combat de sa prothèse caudale. Puis il appuya sur la commande qu’il tenait dans son gantelet droit.
Il lui avait fallu la presque totalité des huit minutes pour connecter le générateur de secours aux circuits de la salle d’opération. Une partie seulement des lasers chirurgicaux étaient encore en état de marche, mais il avait pu en mettre six en position. Les quatre plus petits couvraient la zone située juste à droite de la porte, et les deux lasers à sectionner les os avaient pour cible l’espace de droite. L’Extro avait fait un bond sur la droite.
La combinaison explosa. Les lasers continuèrent leurs cercles préprogrammés tandis que Kassad se propulsait en avant, passant sous les rayons bleus qui tranchaient maintenant à vide dans une bruine grandissante de fluides de réparation de la combinaison et de sang bouillonnant. Il arracha le sonique au passage juste au moment où le deuxième Extro bondissait dans la salle avec l’agilité d’un chimpanzé de l’Ancienne Terre.
Kassad appuya le sonique contre le casque de l’homme et fit feu. L’occupant de la combinaison s’affaissa. La prothèse caudale fit quelques soubresauts dus à des impulsions nerveuses incontrôlées. Utiliser un sonique à cette distance n’était pas la meilleure façon de faire un prisonnier. À bout portant, une décharge sonique transformait un cerveau humain en quelque chose qui tenait davantage de la bouillie d’avoine. Mais Kassad ne souhaitait pas faire de prisonniers.
Il se dégagea d’un coup de talon, agrippa une poutrelle et balaya de son sonique l’entrée du corridor. Quelques secondes plus tard, il put s’assurer que personne ne venait de ce côté.
Ignorant le premier cadavre, il extirpa le second de la combinaison intacte. Le commando était nu dans son scaphandre, et il constata que ce n’était pas un homme, mais une femme. Elle avait des cheveux blonds coupés court, des seins menus et un tatouage juste au-dessus de la ligne de toison pubienne. Sa peau était d’une pâleur extrême, et des gouttelettes de sang s’échappaient de son nez, de ses oreilles et de ses yeux. Kassad prit mentalement note du fait que les Extros utilisaient des femmes dans leurs commandos. Tous les cadavres ennemis trouvés à Bressia étaient de sexe mâle.
Il garda son casque et son bloc respirateur pendant qu’il enfilait la combinaison aux formes peu familières. Le vide fit exploser des vaisseaux sanguins dans sa chair. Des aiguilles de froid le figèrent tandis qu’il luttait pour refermer des attaches d’un modèle jamais vu. Malgré sa grande taille, il était encore trop petit pour ce scaphandre de femme. Il pouvait faire fonctionner les gantelets en étirant les bras, mais les moufles des pieds et le logement de la prothèse caudale étaient sans objet pour lui. Il les laissa pendre, inutiles, tout en retirant son casque pour fixer maladroitement le globe extro à sa place.
Plusieurs voyants, sur la corolle du casque, étaient allumés. Ses tympans endoloris lui faisaient entendre le sifflement de l’air qui s’engouffrait. Il faillit suffoquer lorsque d’épais miasmes l’assaillirent. Ce devait être la douce odeur du pays pour un Extro, supposait-il. Les pastilles com du globe susurraient des commandements codés dans un langage qui évoquait une bande audio en anglais archaïque passée à l’envers à grande vitesse. Kassad jouait sa vie, de nouveau, sur le fait que les unités extros fonctionnaient, sur Bressia, par équipes semi-autonomes, reliées uniquement par la radio vocale et la télémétrie de base, contrairement aux groupes d’opérations de la Force, unis par leurs implants à un réseau tactique. Si c’était un système de ce type qu’ils utilisaient ici, le commandant du groupe devait déjà savoir que deux de ses hommes (ou femmes) manquaient à l’appel. Il disposait peut-être même d’un système de surveillance des paramètres vitaux. Mais il n’était pas forcément en mesure de les localiser.
Kassad décida qu’il était temps de mettre fin aux conjectures et de quitter cet endroit malsain. Il programma la télécommande des lasers pour qu’ils soient activés dès que quelqu’un pénétrerait dans cette salle. Puis il s’enfonça, par petits bonds maladroits, dans le couloir. Se déplacer dans un de ces foutus scaphandres équivalait à essayer d’avancer dans un champ gravifique en se servant de son propre pantalon comme d’une paire d’échasses. Il emportait les deux pistolets à énergie et, n’ayant trouvé aucune ceinture ni boucle, aucun étui, aucune attache Velcro ni poche ni plaquette mag pour les maintenir, flottait comme un pirate ivre d’holofilm, une arme dans chaque main, rebondissant d’un mur à l’autre. À contrecœur, il abandonna derrière lui l’un des deux pistolets tout en essayant de se guider d’une seule main. Le gantelet lui allait comme une mitaine extra-large sur la main d’un enfant. Sa foutue queue ballottait de tous les côtés, heurtait la bulle de son casque, et il en avait, littéralement, plein le cul.
Deux fois, il se coula dans des fissures du couloir après avoir vu de la lumière au loin. Il était presque arrivé à la cassure de la coque d’où il avait observé l’arrivée du calmar lorsqu’il tomba nez à nez, au détour d’un corridor, avec trois commandos extros.
Son scaphandre d’Extro lui donna un avantage de deux ou trois secondes. Il tira presque à bout portant dans le casque du premier. Le deuxième lâcha une décharge sonique qui passa au-dessus de son épaule gauche une seconde avant qu’il ne loge trois rayons d’énergie dans la plaque de poitrine de l’Extro. Le troisième fit un bond en arrière, trouva un triple point d’appui pour s’élancer et disparut au détour d’une cloison déchirée avant que Kassad n’eût le temps de l’ajuster. Une pluie de jurons, de questions et de commandements rauques fit résonner le casque de Kassad tandis qu’il lui donnait la chasse sans répondre.
L’Extro aurait pu s’échapper si, sans doute poussé par un sens de l’honneur retrouvé, il n’avait fait subitement volte-face pour se battre. Kassad ressentit une inexplicable impression de déjà vu lorsqu’il lui transperça l’œil gauche d’une décharge d’énergie à cinq mètres de distance.
L’Extro bascula en arrière dans la lumière du soleil. Kassad se propulsa jusqu’à l’ouverture béante et se pencha pour regarder le calmar amarré à une vingtaine de mètres de là. C’était, se disait-il, son premier réel coup de veine depuis longtemps.
Il plongea à travers l’ouverture en se propulsant des deux pieds, conscient d’offrir une cible parfaite à la fois pour les occupants du calmar et pour ceux de l’épave. Son scrotum se rétracta de panique comme chaque fois qu’il s’était senti exposé ainsi. Mais aucun coup ne fut tiré. Les ordres et les demandes continuaient de se succéder dans son casque comme des glapissements. Il ne les comprenait pas, il ignorait d’où ils venaient, et il ne tenait pas à engager le dialogue.
Son manque de contrôle sur le scaphandre lui fit presque rater le calmar. L’idée le traversa qu’un tel gag risquait de sonner le glas approprié de l’univers sur ses prétentions martiales. Le vaillant guerrier de l’espace s’éloignant, sur une orbite quasi planétaire, sans aucun dispositif de manœuvre, sans aucun propulseur, sans masse de réaction d’aucune sorte. Même le pistolet était sans recul. Sa carrière finirait aussi dérisoirement et inutilement que celle d’un ballon lâché par un enfant.
Il tendit les deux bras jusqu’à ce que ses jointures craquent, happa l’extrémité d’une antenne flexible et se hala, centimètre par centimètre, jusqu’à la coque du calmar.
Où était ce foutu sas ? La coque était relativement lisse pour un vaisseau spatial, mais ornée d’une multitude de motifs, plaques et panneaux représentant, supposait-il, l’équivalent des avertissements de la Force, du genre : « Ne pas piétiner » ou bien : « Danger, propulseur ». Il ne voyait d’entrée nulle part. Il était probable que des Extros se trouvaient à bord, au moins un pilote, et ils devaient se demander pourquoi leur commando se traînait sur la coque comme un crabe boiteux au lieu d’actionner le sas. Mais peut-être savaient-ils déjà pourquoi et l’attendaient-ils de pied ferme, le doigt sur la détente. N’importe comment, personne, de toute évidence, n’allait lui ouvrir la porte.
Qu’ils aillent au diable, se dit-il en fracassant l’une des bulles d’observation.
Les Extros ne devaient pas laisser traîner beaucoup d’objets dans leurs vaisseaux. Seul l’équivalent de quelques pièces de monnaie et attaches trombones se déversa en même temps que l’air du vaisseau. Kassad attendit la fin du geyser et se glissa à l’intérieur à travers la bulle.
Il se trouvait dans la section du matériel, une soute capitonnée qui ressemblait à la chambre de largage des paras de n’importe quel vaisseau de descente ou bien à l’intérieur d’un blindé de transport de troupes. Kassad nota mentalement qu’un calmar devait pouvoir contenir une vingtaine de commandos extros en tenue de combat spatial. Mais celui-ci semblait vide.
Une porte étanche ouverte menait au cockpit. Seul le pilote était resté à bord, et il était occupé à se dessangler lorsque Kassad l’abattit. Il traîna le corps dans la soute et se sangla dans ce qu’il espérait être le siège de pilotage.
Une chaude lumière pénétrait par la verrière au-dessus de lui. Les moniteurs vidéo et les holos montraient des vues de l’avant et de l’arrière du calmar ainsi que quelques aperçus, pris par une caméra portative, de la fouille qui se déroulait à l’intérieur de l’épave. Kassad entrevit le cadavre de la femme nue du bloc opératoire et les lasers chirurgicaux en action contre plusieurs silhouettes en scaphandre.
Dans les holofilms qu’il avait vus dans sa jeunesse, les héros de Fedmahn Kassad savaient toujours faire marcher du premier coup les engins exotiques et autres véhicules EM dont ils s’emparaient. Kassad était entraîné à piloter des transports militaires, des tanks, des engins d’assaut et même des vaisseaux de descente, si la situation l’exigeait. Seul à bord d’un vaisseau de la Force, il aurait pu, si jamais cette situation improbable s’était présentée, retrouver son chemin dans le dédale du cœur de manœuvre au moins pour communiquer avec l’ordinateur central ou pour lancer un message de détresse à la radio ou dans un mégatrans. Mais ici, dans le fauteuil de pilotage d’un calmar extro, il n’avait pas idée de ce qu’il fallait faire pour commencer.
Plus exactement, il reconnaissait les alvéoles de manipulation des tentacules, et il pensait pouvoir se servir de plusieurs autres commandes pour peu qu’on lui laisse trois heures de réflexion et d’expérimentation. Malheureusement, il ne disposait pas d’un tel délai. L’écran lui montrait, à l’avant, trois silhouettes en scaphandre qui se propulsaient vers le calmar tout en tirant devant elles. La figure pâle, curieusement extra-terrestre, d’un commandant extro se dessina soudain dans le foyer de la console holo tandis qu’une pluie de jurons se déversait des plaquettes audio de son casque.
Des globules de transpiration se formèrent devant ses yeux, flottant à l’intérieur du globe. Il les secoua de son mieux en se concentrant sur les commandes. Il appuya sur quelques plaques dont il croyait deviner l’usage. Si ce vaisseau était piloté par commande vocale, par programmation à distance ou par une sorte d’ordinateur de bord, il était fichu. Il y avait déjà pensé une seconde ou deux avant d’abattre le pilote, mais il n’avait pas trouvé de solution pour forcer l’homme à coopérer. Il n’y avait que ce moyen-là, se disait-il en enfonçant d’autres plaques de commande.
Une tuyère fit entendre le sifflement de sa mise à feu. Le calmar tira sur ses amarres. Kassad se sentit poussé en avant puis tiré en arrière dans son harnais.
— Merde ! s’exclama-t-il, parlant pour la première fois depuis qu’il avait demandé à la femme médecin de la Force sur quelles planètes le vaisseau faisait escale.
Il se pencha le plus possible en avant, essayant d’introduire les doigts de son gantelet dans les alvéoles. Quatre des six manipulateurs se mirent en mouvement. Le premier dérapa sur la coque. Le dernier finit par arracher un morceau de cloison à l’épave du Merrick.
Le calmar se libéra d’une secousse. Les caméras vidéo montrèrent deux silhouettes en scaphandre qui rataient leur cible et une troisième qui se raccrochait à la même antenne qui avait sauvé la vie de Kassad. Celui-ci savait à présent plus où moins où se trouvaient les commandes des propulseurs. Il les actionna frénétiquement. Un voyant s’alluma sur le tableau. Les projecteurs holos s’éteignirent. Le calmar se lança dans une manœuvre complexe qui réunissait tous les plus violents éléments du tangage, du lacet et du roulis. Kassad vit passer la silhouette en scaphandre au-dessus de la verrière du cockpit, l’écran vidéo avant la montra une fraction de seconde, puis l’écran arrière prit le relais jusqu’à ce que l’Extro ne fût plus qu’un point bientôt invisible. Et pendant tout ce temps, il – ou elle – continuait de décharger son pistolet à énergie jusqu’à ce que tout disparaisse.
Kassad luttait pour ne pas perdre conscience en raison des violents mouvements désordonnés de l’engin. Toutes les alarmes vocales et visuelles étaient déchaînées. Il actionna de nouveau les commandes des propulseurs, et estima que ses efforts étaient couronnés de succès lorsqu’il ne se sentit plus écartelé dans cinq directions à la fois mais dans deux seulement.
Une manipulation de caméra au hasard lui montra que le vaisseau-torche s’éloignait. Parfait. Il ne doutait pas que les Extros fussent capables de le détruire à tout instant, et ils le feraient à coup sûr s’il s’approchait d’eux ou s’il les menaçait de manière quelconque. Il ignorait si le calmar était armé, mais il ne devait pas contenir beaucoup plus que des armes antipersonnel. Dans tous les cas, aucun commandant de vaisseau-torche ne prendrait le risque de laisser s’approcher une navette incontrôlée. Kassad supposait que les Extros savaient tous maintenant que le calmar était aux mains d’un ennemi. Il ne serait pas surpris – simplement déçu – d’être vaporisé d’une seconde à l’autre par le vaisseau-torche. En attendant, il tablait sur deux émotions au plus haut degré humaines – sinon extro-humaines – la curiosité et le désir de vengeance.
La curiosité, comme il le savait, pouvait être aisément court-circuitée dans les moments de stress, mais il comptait sur une société semi-féodale et paramilitaire comme celle des Extros pour placer au plus haut les concepts d’honneur et de vengeance. Toutes choses étant égales par ailleurs, n’ayant pas la moindre chance de leur faire davantage de mal ni de leur échapper, il semblait bien que le colonel Kassad fût devenu le candidat le mieux placé pour l’accession à l’un de leurs plateaux de dissection. C’était son dernier espoir.
Il jeta un coup d’œil au moniteur vidéo avant, fronça les sourcils et relâcha juste assez longtemps son harnais pour regarder par la verrière au-dessus de lui. L’engin tournoyait toujours, mais pas aussi violemment que précédemment. La planète semblait se rapprocher. L’un des hémisphères emplissait l’horizon « supérieur », mais il n’avait aucune idée de la distance qui le séparait de l’atmosphère. Il était incapable de lire les paramètres affichés. Il ne pouvait que faire des conjectures sur sa vitesse orbitale et sur la violence du choc en cas de rentrée. Son examen visuel attentif de l’épave du Merrick lui avait donné l’impression qu’elle se trouvait tout près de la surface, peut-être pas à plus de cinq ou six cents kilomètres, sur une orbite d’attente convenant, par exemple, au lancement d’un vaisseau de descente.
Il voulut essuyer la transpiration sur son front, et poussa un juron lorsque le bout flasque de son gantelet cogna la visière de son casque. Il était épuisé. Il n’y avait que quelques heures qu’il était sorti de fugue, et on l’avait ramassé corporellement mort à peine quelques semaines de voyage avant cela.
Il aurait bien voulu savoir si la planète au-dessous de lui était Hypérion ou Garden. Il ne connaissait ni l’une ni l’autre, mais il savait que Garden était plus peuplée et sur le point de devenir une colonie de l’Hégémonie. Il espérait que c’était celle-là.
Le vaisseau-torche largua trois engins d’assaut. Kassad les aperçut clairement avant que la caméra de poupe ne les fasse sortir du champ. Il actionna les commandes des propulseurs jusqu’à ce qu’il eût l’impression de dégringoler un peu plus vite vers la muraille planétaire au-dessus de lui. Il ne voyait pas ce qu’il aurait pu faire de plus.
Le calmar atteignit l’atmosphère avant d’être rejoint par les trois chasseurs extros. Il était probablement à portée de tir, mais quelqu’un, dans le circuit de commandement, devait être assez curieux – ou furieux – pour ne pas ordonner de faire feu.
L’engin de Kassad était loin d’avoir un profil aérodynamique. Comme la plupart des navettes de vaisseau à vaisseau, il était conçu pour flirter avec les atmosphères planétaires, mais ce serait sa perte s’il plongeait trop brutalement dans le puits gravifique. Il vit le rougeoiement caractéristique de la rentrée, entendit l’accroissement de l’activité ionique sur les canaux ouverts de la radio et se demanda subitement si son idée était si bonne que ça.
Le flux atmosphérique stabilisa le calmar, et Kassad ressentit les premiers effets de la gravité en cherchant, parmi les commandes du fauteuil et du tableau, celles qui actionnaient les circuits qu’il espérait trouver. Un écran vidéo envahi par les parasites lui montra l’un des vaisseaux de descente, suivi de la traîne de plasma bleuâtre de sa décélération. L’effet d’optique était analogue à celui que connaissaient bien les chuteurs lorsqu’ils voyaient un de leurs compagnons en chute libre au moment où il ouvrait son parachute ou déployait ses suspentes. Le chasseur sembla grimper subitement.
Mais Kassad avait d’autres sujets de préoccupation. Il ne semblait pas y avoir de mécanisme d’éjection ni de système d’évacuation d’urgence de l’appareil. Toutes les navettes spatiales de la Force étaient munies d’un dispositif de sortie dans l’atmosphère. C’était une habitude qui datait de près de huit siècles et remontait à l’époque où les vols spatiaux dépassaient rarement la limite de l’atmosphère de l’Ancienne Terre. Une navette conçue pour des transbordements de vaisseau à vaisseau n’était pas censée avoir besoin de dispositifs d’éjection atmosphérique. Cependant, les terreurs ancestrales inscrites dans les anciens règlements de sécurité avaient la peau dure.
Telle était, tout au moins, la théorie. Kassad ne trouvait toujours rien. Le calmar commençait à trépider dangereusement. Il tournoyait, et la température grimpait rapidement. Kassad défit les attaches de son harnais et se traîna vers la soute, sans même savoir ce qu’il espérait y trouver. Un paquetage de survie ? Un parachute ? Une paire d’ailes ?
Il n’y avait rien, à l’exception du cadavre du pilote et de quelques cartons pas plus grands qu’une boîte à chaussures. Kassad les ouvrit, mais n’y trouva rien de plus utile qu’une trousse médicale, sans remède miracle.
Il entendait maintenant les craquements des membrures du calmar et se disait, agrippé à un anneau à pivot, que les Extros n’avaient sans doute pas gaspillé de l’argent ou de la place pour un dispositif qui avait si peu de chances de servir un jour. Pourquoi l’auraient-ils fait ? Ils passaient toute leur existence dans l’obscurité des espaces interstellaires, et l’idée qu’ils se faisaient d’une atmosphère correspondait au tube pressurisé de huit kilomètres de long d’une de leurs cités de métal.
Les détecteurs audio externes de son casque-bulle commencèrent à lui transmettre le sifflement furieux de l’air sur la coque et à travers la verrière cassée de la section arrière. Kassad haussa les épaules, résigné. Il avait trop pris de paris. Cette fois-ci, il avait perdu.
Le calmar fit une série d’embardées. Kassad entendit le bruit du manipulateur arraché à l’avant. Le cadavre de l’Extro s’envola soudain à travers la verrière cassée comme une fourmi happée dans un aspirateur. Kassad, agrippé maintenant des deux mains à son anneau, avait les yeux tournés vers le cockpit et se disait que ces installations étaient vraiment archaïques, comme s’il s’agissait de pièces de musée. Une partie du revêtement extérieur était en train de brûler. Des fragments enflammés passaient au-dessus des verrières comme des projectiles de lave en fusion. Kassad ferma les yeux, essayant de se rappeler ce qu’il avait appris à l’École Militaire d’Olympus sur les structures et le revêtement des premiers vaisseaux de l’espace. Le calmar était maintenant secoué comme s’il allait se désagréger d’un instant à l’autre, dans un tumulte incroyable.
— Par Allah ! s’exclama Kassad.
Il n’avait pas poussé ce cri depuis son enfance. Il se hala frénétiquement en direction du cockpit, luttant contre le souffle qui l’attirait vers la verrière, en s’aidant des poignées du pont comme s’il grimpait sur une paroi verticale. Ce qu’il faisait en réalité. Le calmar avait pivoté, stabilisé en un plongeon de la mort, poupe par-dessus tête. Kassad devait lutter contre une force de 3 g, conscient du fait que le moindre faux mouvement risquait de rompre tous les os de son corps. Derrière lui, le sifflement de l’atmosphère se transforma en rugissement puis en hurlement de dragon. La soute s’embrasa dans une série d’explosions soufflées.
Grimper dans le siège de pilotage équivalait à escalader un surplomb de paroi avec le poids de deux autres grimpeurs suspendus à son dos. Les gantelets trop grands ne lui facilitaient pas la tâche tandis qu’il se balançait au-dessus du chaudron en flammes de la section arrière. Puis le vaisseau fit une nouvelle embardée, et Kassad en profita pour ramener ses jambes et se hisser dans le fauteuil. Les moniteurs vidéo avaient cessé de fonctionner. La verrière surchauffée avait un rougeoiement écœurant. Kassad était sur le point de perdre conscience lorsqu’il rassembla ses dernières forces pour se pencher en avant, tâtonnant dans l’obscurité au-dessous du siège, entre ses genoux, à la recherche de… Oui ! Une poignée… Non, par le Christ et Allah… Un anneau en D… issu tout droit des livres d’histoire…
L’engin était en train de se disloquer. Au-dessus de sa tête, la verrière éclata, répandant du Perspex liquide dans tout l’habitacle, éclaboussant la combinaison et la visière de Kassad. L’odeur du plastique fondu parvint à ses narines. Le calmar s’était remis à tournoyer en se désagrégeant. La vision de Kassad rosit, s’affaiblit, disparut totalement… De ses doigts gourds, il serra le harnais… serra… Ou les sangles lui rentraient dans la poitrine, ou le Perspex avait traversé sa combinaison… Sa main chercha de nouveau l’anneau en D. Ses doigts étaient trop maladroits pour se refermer dessus… Non… Tirer de toutes ses forces…
Trop tard. Le calmar explosa en un bouquet final de sifflements et de flammes. Le tableau de commande vola à travers le cockpit en un millier d’éclats de shrapnel.
Kassad se sentit écrasé contre son siège. Il se sentit projeté. Dans le ciel, au cœur des flammes.
Tout culbuta à plusieurs reprises.
Kassad eut vaguement conscience du fait que son siège, en basculant, s’était entouré d’un champ de confinement limité. Les flammes étaient à quelques centimètres à peine de son visage.
Des charges explosives propulsèrent le siège hors du sillage enflammé du calmar. Le fauteuil éjecté laissait sa propre trace bleue derrière lui tandis que ses microprocesseurs l’orientaient de manière à interposer l’écran de force entre son occupant et la fournaise de friction. Un géant était assis sur la poitrine de Kassad tandis qu’il décélérait sur deux mille kilomètres de ciel, sous une pression de huit gravités.
Il se força à ouvrir les yeux une seule fois, s’aperçut qu’il était replié en position fœtale dans le ventre d’une longue colonne de flammes d’un bleu presque blanc, puis referma les yeux. Il n’avait pas vu trace d’un système quelconque de parachute, de suspension ou de freinage. Mais peu importait. Il n’était plus capable de remuer ni les bras ni les jambes.
Le géant changea son poids de place, devint plus lourd.
Kassad s’aperçut qu’une partie de la bulle de son casque avait fondu ou disparu, emportée par le souffle. Le vacarme était insupportable. Mais quelle importance ?
Il serra les paupières encore plus fort. C’était le moment de faire un somme.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, il vit la silhouette indistincte d’une femme penchée sur lui. Un instant, il crut que c’était elle. Puis il la regarda attentivement, et vit que c’était bien elle. Elle lui toucha la joue de ses doigts glacés.
— Est-ce que je suis mort ? murmura-t-il en levant la main pour lui saisir le poignet.
— Non.
Sa voix avait une douceur un peu rauque, voilée par un léger accent qu’il ne parvenait pas à identifier. C’était la première fois qu’il l’entendait parler.
— Es-tu réelle ?
— Oui.
Il soupira et regarda autour de lui. Il était nu sous une robe de chambre légère sur une sorte de lit ou de plate-forme au milieu d’une grande salle obscure comme une caverne. Au-dessus de lui, les étoiles étaient visibles à travers une brèche du plafond. Il tendit l’autre main pour lui toucher l’épaule. Ses cheveux formaient un nimbe noir au-dessus de lui. Elle portait une robe ample d’un tissu fin qui, même à la lumière des étoiles, lui laissait voir les contours de son corps. Il respirait son parfum, fait de l’arôme délicat du savon, de sa peau et du reste d’elle, qu’il se rappelait si bien de leurs précédentes rencontres.
— Tu dois avoir des choses à me demander, murmura-t-elle tandis que Kassad dégrafait la boucle dorée qui maintenait sa robe.
Le vêtement glissa au sol dans un froissement soyeux. Elle ne portait rien d’autre. Au-dessus d’eux, la ceinture de la Voie lactée était parfaitement visible.
— Non, fit Kassad en l’attirant contre lui.
Au petit matin, une brise se leva, mais Kassad remonta sur eux la couverture légère dont l’étoffe fine sembla préserver la chaleur de leurs corps tandis qu’ils demeuraient blottis dans les bras l’un de l’autre dans une quiétude parfaite. Quelque part, des rafales de sable ou de neige crissaient contre les murs nus. Les étoiles étaient nettes et brillantes.
Ils se réveillèrent peu de temps après le point du jour, leurs visages se touchant sous la couverture soyeuse. Elle passa la main le long de la hanche de Kassad, s’arrêtant sur ses cicatrices anciennes et récentes.
— Ton nom ? chuchota Kassad.
— Chut ! fit-elle en laissant glisser sa main plus bas.
Il enfouit son visage dans le creux parfumé de son cou. Ses seins étaient chauds et doux contre lui. Une lumière pâle les baignait. Quelque part, un vent de sable ou de neige crépitait contre les murs nus.
Ils firent l’amour, se rendormirent, refirent l’amour. Puis ils s’habillèrent. Il faisait maintenant plein jour. Elle avait disposé pour lui sur le lit des sous-vêtements, une tunique et un pantalon gris. Ils lui allaient parfaitement, de même que les chaussettes de mousse et les chaussures souples. Elle avait un ensemble du même genre, bleu marine.
— Dis-moi ton nom, lui redemanda Kassad tandis qu’ils quittaient le bâtiment à la toiture défoncée et sortaient dans les rues d’une cité morte.
— Monéta, lui répondit la fille de son rêve. Ou bien Mnémosyne. Celui que tu préféreras.
— Monéta… chuchota Kassad.
Il leva les yeux vers un minuscule soleil qui se levait dans un ciel lapis.
— Hypérion ? demanda-t-il.
— Oui.
— Comment suis-je arrivé à la surface ? Un champ de suspension ? Un parachute ?
— Tu es descendu sous une aile dorée.
— Je n’ai mal nulle part. Je n’ai pas été blessé ?
— On s’en est occupé.
— Où sommes-nous ?
— C’est la Cité des Poètes. Abandonnée depuis plus d’un siècle. Derrière cette colline se trouvent les Tombeaux du Temps.
— Et les chasseurs extros qui me poursuivaient ?
— L’un d’eux s’est posé non loin d’ici. Le Seigneur de la Douleur a pris pour lui son équipage.
— Qui est le Seigneur de la Douleur ?
— Viens, fit Monéta.
La cité morte se terminait en désert. Le sable fin balayait du marbre blanc à demi enfoui sous les dunes. À l’ouest, un vaisseau de descente extro était posé avec son diaphragme de chargement ouvert. Non loin d’eux, sur une colonne de marbre abattue, un thermocube offrait du café chaud et des petits pains frais. Ils burent et mangèrent en silence.
Kassad fit un effort pour se remémorer les légendes d’Hypérion.
— Le Seigneur de la Douleur, c’est le gritche, murmura-t-il enfin.
— Évidemment.
— Tu es d’ici ? De la Cité des Poètes ?
Elle sourit tout en secouant doucement la tête.
Kassad finit de boire son café et reposa la tasse. Il avait toujours l’impression de se trouver dans un rêve, mais ce rêve était d’une réalité bien plus concrète que toutes les sims auxquelles il avait jamais participé. Le soleil était chaud sur son visage et sur ses mains, et le café avait un goût amer non déplaisant.
— Viens, Kassad, lui dit Monéta.
Ils traversèrent une étendue de sable froid. Kassad leva plusieurs fois les yeux vers le ciel, sachant que le vaisseau-torche extro pouvait les anéantir du haut de son orbite, mais… brusquement certain qu’il ne le ferait pas.
Les Tombeaux du Temps se trouvaient au fond d’une vallée. Un obélisque court y brillait d’une lueur intérieure, tandis qu’un Sphinx de pierre semblait au contraire absorber la lumière. Une structure complexe de pylônes aux formes contournées semblait projeter des ombres uniquement sur elle-même. D’autres tombeaux se profilaient contre le soleil levant. Chacun avait sa porte, et aucune n’était fermée. Kassad savait que cela datait du temps où les premiers explorateurs avaient découvert les sites, et qu’il n’y avait plus rien à l’intérieur. Plus de trois siècles de fouilles à la recherche d’autres caveaux, monuments ou galeries cachés n’avaient abouti à aucun résultat.
— Tu ne peux pas aller plus loin, lui dit Monéta tandis qu’ils s’approchaient de la paroi qui marquait le début de la vallée. Les marées du temps sont trop fortes aujourd’hui.
L’implant tactique de Kassad ne pouvait pas l’aider. Il n’avait pas de persoc. Il fouilla sa mémoire.
— Tu veux parler des champs de force anentropiques qui entourent les Tombeaux du Temps, dit-il enfin.
— Oui.
— Ces ruines sont très anciennes. Les champs de force anentropiques les empêchent de vieillir.
— Non, fit Monéta. Les marées du temps servent à ramener les Tombeaux en arrière dans le temps.
— En arrière dans le temps, répéta stupidement Kassad.
— Regarde.
Quelque chose de miroitant, comme un mirage, venait d’apparaître soudain dans la brume au milieu d’un nuage de sable et d’ocre tourbillonnant. Cela ressemblait à un arbre bardé d’épines de fer, qui remplissait la vallée et s’élevait sur deux cents mètres jusqu’à la hauteur du sommet de la paroi rocheuse. Ses branches ne cessaient de disparaître et de se reformer comme les éléments d’un hologramme mal réglé. La lumière du soleil faisait jouer des reflets sur les épines de cinq mètres de long. Sur une vingtaine au moins de ces épines, des Extros, hommes et femmes, entièrement nus, étaient empalés. Sur d’autres branches, il y avait d’autres cadavres ainsi suppliciés, et ils n’étaient pas tous humains.
Le sable tourbillonnant empêchait de bien voir. Quand le vent se calma, la vision disparut.
— Viens, répéta Monéta.
Kassad la suivit à travers les rides des marées du temps, évitant le flux et le reflux des champs anentropiques un peu comme un enfant jouant à cloche-pied avec le ressac sur une vaste plage de l’océan. Il sentait physiquement le contact des vagues du temps dans chaque cellule de son corps, et cela lui procurait une curieuse sensation de déjà vu.
Juste après l’entrée de la vallée, là où les collines s’ouvraient sur les dunes et où les basses plaines marécageuses conduisaient à la Cité des Poètes, Monéta effleura de la main un mur d’ardoise bleue, et une entrée secrète leur ouvrit le passage dans une longue salle basse taillée à même la face de la falaise.
— C’est ici que tu vis ? demanda Kassad.
Il ne voyait cependant aucun signe d’habitation dans cette chambre dont les parois de pierre étaient creusées d’une multitude de niches et de renfoncements.
— Nous devons nous préparer, chuchota Monéta tandis que la lumière ambiante prenait des reflets dorés. Elle abaissa du plafond un râtelier chargé d’accessoires tandis qu’une fine bande de polymère accrochée au plafond lui servait de miroir.
Kassad la regardait faire avec la placidité d’un rêveur. Elle ôta ses vêtements, puis le déshabilla à son tour. Leur nudité n’avait plus rien d’érotique, elle était devenue cérémonielle.
— Tu hantes mes rêves depuis des années, lui dit-il.
— Je sais. Ton passé et mon avenir. L’onde de choc des événements se déplace dans le temps comme les rides à la surface d’une mare.
Kassad cligna des paupières tandis qu’elle saisissait une férule d’or pour lui toucher la poitrine. Il ressentit un léger choc, et sa chair devint un miroir, son visage et sa tête un ovoïde lisse reflétant les couleurs et les textures de la salle. Un instant plus tard, elle le rejoignit, et sa peau devint une cascade irisée de reflets liquides, comme de l’eau sur du vif-argent sur du chrome. Il vit les reflets de ses propres reflets sur chaque courbe et chaque muscle du corps de Monéta, dont les seins captaient et courbaient la lumière, les pointes dressées comme de minuscules geysers à la surface lisse d’un lac. Il s’avança pour l’enlacer, et sentit leurs surfaces se joindre comme des fluides magnétisés. Sous les champs connectés, leurs chairs se touchaient.
— Tes ennemis t’attendent aux portes de la cité, murmura-t-elle.
Le chrome de son visage était animé d’une lumière mouvante.
— Mes ennemis ?
— Les Extros. Ceux qui t’ont suivi jusqu’ici.
Il secoua la tête, et vit son reflet déformé faire de même.
— Ils n’ont plus aucune importance, dit-il.
— Ils en ont, murmura Monéta. Les ennemis sont toujours importants. Tu dois t’armer.
— Avec quoi ?
Au moment même où elle disait ces mots, il sentit qu’elle le touchait avec une sphère de bronze, ou plutôt un tore d’un bleu terne. Son propre corps modifié communiquait maintenant avec lui aussi clairement qu’un soldat au rapport dans l’implant de son circuit de commandement. Il sentit le sang affluer en lui avec une vigueur turgescente.
— Viens, souffla Monéta en le guidant de nouveau vers le désert.
La lumière solaire semblait lourde et polarisée. Il se sentit glisser le long des dunes, couler comme un liquide dans les rues de marbre blanc de la cité abandonnée. Près de l’extrémité ouest des ruines, là où les restes délabrés d’un monument laissaient encore lire sur leur linteau le nom d’Amphithéâtre des Poètes, quelque chose se dressait, qui les attendait.
Un instant, Kassad crut qu’il s’agissait d’une autre personne parée des reflets chrome des champs de force dont ils étaient eux-mêmes drapés. Mais il n’y avait rien d’humain dans cet assemblage de vif-argent et de chrome. Comme en un rêve, Kassad remarqua ses quatre bras, les lames rétractiles de ses doigts, la profusion de piquants sur la gorge, au front, aux poignets, aux genoux et sur tout le corps. Mais il ne pouvait, surtout, détacher son regard des deux yeux aux milliers de facettes qui brillaient d’une flamme rouge auprès de laquelle la lumière du soleil pâlissait et les ombres prenaient des reflets sanglants.
Le gritche ! se dit Kassad.
— Le Seigneur de la Douleur, chuchota Monéta.
La créature tourna alors les talons et les guida vers la sortie de la cité morte.
Kassad approuvait en connaisseur la manière dont les Extros avaient organisé leurs défenses. Les deux engins d’assaut étaient posés à moins de cinq cents mètres l’un de l’autre, leurs canons, projecteurs et tourelles lance-missiles se couvrant respectivement ainsi qu’un champ de trois cent soixante degrés de tir. Les fantassins extros avaient pris la peine d’élever des remblais à une centaine de mètres de chaque vaisseau, et Kassad aperçut au moins deux blindés EM au sol, leurs tubes de projection et de lancement commandant la large plaine marécageuse déserte qui les séparait de la Cité des Poètes. Il y avait quelque chose d’anormal dans la vision de Kassad. Il percevait les champs de confinement des vaisseaux, qui se recouvraient en partie, sous la forme de minces rubans de brume jaune, et les détecteurs de mouvement ou les mines antipersonnel comme des œufs entourés de pulsations de lumière rouge.
Il cligna plusieurs fois des paupières, conscient d’une autre anomalie qu’il ne parvenait pas à définir. Puis il comprit soudain. En plus de la consistance de la lumière et de sa perception augmentée des champs d’énergie, c’était l’absence de tout mouvement qui était inhabituelle. Les Extros qu’il apercevait, y compris ceux qui se trouvaient dans une posture de mouvement, étaient aussi figés que les soldats de plastique avec lesquels il jouait, enfant, dans les bidonvilles de Tharsis. Les blindés étaient en position basse au centre de leurs fortifications, mais même leurs radars d’acquisition – qu’il percevait sous la forme d’un triangle d’arcs mauves concentriques – étaient immobiles. Il leva les yeux vers le ciel et vit une sorte de gros oiseau en suspens, comme un insecte dans une inclusion de résine. Il passa à portée d’un nuage de poussière soulevée par le vent, elle aussi en suspens, tendit une main de chrome et fit tomber à terre des spirales de particules brillantes.
Devant eux, le gritche s’avançait sans se presser à travers le dédale rouge des mines à détecteur de présence, enjambait les cordons bleutés des rayons de déclenchement, se baissait pour passer sous les pulsations mauves et immobiles des détecteurs des batteries de tir automatique, traversait le champ de confinement jaune puis le mur bleu-vert du périmètre de défense sonique, et pénétrait dans l’ombre de l’engin d’assaut, suivi de Monéta et de Kassad.
Comment est-ce possible ?
Il se rendit compte qu’il avait formulé la question par un moyen qui n’était pas tout à fait de la télépathie mais qui dépassait de beaucoup les possibilités technologiques d’un simple implant de conduction.
Il contrôle le temps.
Le Seigneur de la Douleur ?
Évidemment.
Que faisons-nous ici ?
Elle fit un geste en direction des Extros figés.
Ce sont tes ennemis.
Kassad eut l’impression de sortir finalement d’un long rêve. Tout cela était réel ! Les yeux de l’Extro devant lui, qui ne clignaient pas sous son casque, étaient réels, de même que le vaisseau d’assaut extro, dressé comme une pierre tombale géante couleur de bronze.
Fedmahn Kassad s’avisa alors qu’il aurait pu les tuer tous, jusqu’au dernier – commandos, marines, équipages – sans qu’ils puissent rien faire pour se défendre. Le temps ne s’était pas arrêté, il le savait, pas plus qu’il ne s’arrêtait lorsqu’un vaisseau passait en mode de propulsion Hawking. C’était juste une question de vitesse relative. L’oiseau figé finirait par achever son battement d’ailes au bout quelques minutes ou de quelques heures. La paupière de l’Extro battrait si Kassad avait la patience de l’observer jusque-là. Mais, dans l’intervalle, Kassad, Monéta et le gritche pouvaient les tuer tous sans qu’ils sachent même qu’ils étaient attaqués.
Ce ne serait vraiment pas juste, se disait Kassad. Cela représenterait la violation ultime du Nouveau Bushido, pire, à sa manière, que le massacre gratuit des civils. L’essence de l’honneur résidait dans l’instant de l’affrontement d’égal à égal. Il allait faire part de ces réflexions à Monéta lorsqu’elle lui dit – ou plutôt, pensa :
Regarde bien !
Le temps s’était remis à couler, dans une explosion qui n’était pas sans rappeler l’irruption brutale de l’air dans un sas. L’oiseau reprit son cercle et son vol vers le haut. La brise du désert souffla de nouveau ses particules de poussière contre le champ de confinement à charge statique. Un commando extro qui avait un genou à terre se releva pour voir le gritche et les deux silhouettes humaines, cria quelque chose dans son équipement de communication tactique et leva le canon de son pistolet à énergie.
Le gritche ne parut pas se déplacer. Pour Kassad, il cessa simplement d’être à un endroit pour apparaître simultanément à un autre endroit. Le commando poussa un deuxième cri, plus bref, puis baissa les yeux, comme incrédule, tandis que la main du gritche se retirait de sa poitrine en tenant son cœur entre ses doigts de métal acéré. Il ouvrit la bouche pour parler, puis s’écroula.
Kassad pivota sur sa droite pour faire face à un autre Extro en combinaison de combat, qui levait lourdement une arme. Kassad avança la main, perçut le bourdonnement du champ de force aux reflets de chrome et vit le tranchant de sa main pénétrer la combinaison, le casque et la base du cou de l’Extro, dont la tête se détacha et roula dans le sable.
Il sauta à pieds joints dans une tranchée. Plusieurs soldats commencèrent à se retourner. Le temps était toujours désarticulé. L’ennemi se déplaçait un instant au grand ralenti, puis aux quatre cinquièmes de la normale l’instant d’après. Mais jamais aussi vite que Kassad. Envolés, ses scrupules à propos du Nouveau Bushido ! Il avait devant lui des barbares qui avaient essayé de le tuer ! Il brisa la nuque d’un fantassin, s’écarta, fit entrer ses doigts de chrome rigides dans le corps d’un deuxième, broya le larynx d’un troisième, esquiva sans difficulté une lame de poignard plongeant sur lui au ralenti et disloqua d’un coup de pied l’épine dorsale de celui qui l’attaquait. Puis il bondit hors de la tranchée.
Kassad !
Il baissa la tête pour éviter le rayon laser qui balayait l’air au niveau de son épaule dans un grésillement de lumière rubis. L’odeur d’ozone demeura.
Impossible ! se dit-il. Je viens d’esquiver un rayon laser !
Il ramassa un caillou et le lança sur l’Extro qui servait le clap monté sur l’un des blindés. Il y eut un bang sonique, puis l’artilleur explosa entièrement vers l’arrière. Kassad se baissa pour extraire une grenade au plasma de la cartouchière d’un cadavre, se rua vers l’écoutille du blindé et se trouvait déjà à trente mètres de distance lorsque l’explosion souleva un geyser de flammes aussi haut que le nez d’un vaisseau de descente.
Kassad s’arrêta au cœur de la tempête pour observer Monéta, entourée de son propre cercle de carnage. Elle était éclaboussée de sang, mais celui-ci n’adhérait pas à elle et coulait comme de l’huile à la surface de l’eau sur les courbes irisées de son menton, ses épaules, ses seins et son ventre. Elle le regarda, par-dessus le champ de bataille, et il sentit monter en lui un nouvel élan de désir de sang.
Derrière Monéta, le gritche se déplaçait lentement au milieu du chaos, choisissant ses victimes comme s’il cueillait des fruits. Il continuait de disparaître et d’apparaître, et Kassad comprit que, pour le Seigneur de la Douleur, Monéta et lui devaient donner l’impression de se déplacer aussi lentement que les Extros par rapport à eux.
Le temps fit un nouveau bond aux quatre cinquièmes. Les Extros survivants étaient pris de panique. Ils se tiraient les uns sur les autres, abandonnant leurs postes, se battant pour monter les premiers dans le vaisseau. Kassad essaya d’imaginer ce que les deux dernières minutes avaient dû représenter pour eux. Des fantômes flous pénétrant leurs défenses, faisant sauter leurs têtes ou leurs membres dans des gerbes de sang. Il voyait Monéta qui s’en donnait à cœur joie, tailladant et broyant l’ennemi. À sa grande surprise, il s’aperçut qu’il pouvait, dans une certaine mesure, agir sur le temps. Un battement de paupières, et ses adversaires ralentissaient à un tiers de son propre rythme. Un autre battement, et le flux du temps redevenait presque normal. Son sens de l’honneur et de l’équité lui dictait d’arrêter le massacre, mais sa soif de sang, d’une agressivité presque sexuelle, balayait tout scrupule.
Quelqu’un, à l’intérieur du vaisseau, avait bloqué le sas, et un commando terrorisé lança une charge creuse au plasma pour faire sauter la porte. La foule des Extros s’engouffra à l’intérieur, piétinant les blessés dans sa fuite éperdue devant des tueurs invisibles. Kassad entra avec les autres.
L’expression « se défendre comme une panthère acculée » dit bien ce qu’elle veut dire. Dans toute l’histoire des grandes batailles militaires, il y a toujours eu des combattants humains qui se sont défendus avec la dernière énergie dans des endroits où toute fuite leur était impossible. Que ce soit dans les couloirs de La Haye Sainte et de Hougoumont, à Waterloo, ou bien au plus profond des souterrains de Lusus, quelques-uns des plus féroces corps à corps de l’histoire se sont déroulés dans des espaces exigus interdisant toute retraite, et ce fut le cas ce jour-là. Les Extros se battirent comme des panthères acculées… et périrent jusqu’au dernier.
Le gritche avait démantelé le vaisseau. Monéta s’occupa de massacrer la soixantaine de commandos demeurés à leurs postes à l’extérieur, et Kassad extermina ceux qui étaient à l’intérieur.
Finalement, le deuxième vaisseau extro tira sur celui qui était condamné. Mais Kassad l’avait déjà quitté, et il contempla les couleurs irisées des rayons de particules et des faisceaux laser à haute énergie qui se traînaient vers lui, suivis, une éternité plus tard, de missiles qui avançaient si lentement qu’il aurait pu écrire son nom sur eux pendant leur vol. Tous les Extros du premier vaisseau étaient déjà morts. Le bâtiment était couché sur le flanc, mais son champ de confinement était toujours actif. La dispersion de l’énergie et les explosions provoquées par l’impact projetèrent des cadavres sur tout le périmètre, mirent le feu au matériel et vitrifièrent le sable. Mais Kassad et Monéta étaient à l’abri d’un dôme de flammes orange lorsque le deuxième vaisseau se retira dans l’espace.
Est-ce qu’on ne peut pas les arrêter ? haleta Kassad, qui transpirait à grosses gouttes et tremblait littéralement d’excitation.
Ce serait possible, répliqua Monéta, mais nous préférons qu’ils s’enfuient pour transmettre le message à leur essaim.
Le message ? Quel message ?
— Approche, Kassad.
Il se retourna au son de sa voix. Autour d’elle, le champ de force réfléchissant avait disparu. La peau de Monéta était luisante de sueur. Ses cheveux noirs collaient à ses tempes. Les pointes de ses seins avaient durci.
— Viens, dit-elle.
Kassad baissa les yeux pour examiner son propre corps. Le champ de force qui le protégeait avait disparu – il l’avait supprimé par sa simple volonté – et il était sexuellement plus excité que jamais.
— Viens, répéta Monéta à voix basse.
Il s’avança jusqu’à elle et la souleva, sentant dans ses mains la douceur de ses fesses huilées de sueur. Il la porta sur une élévation de terrain couverte d’un tapis d’herbe, et la posa entre des piles de cadavres extros. Puis il lui ouvrit les cuisses d’un mouvement du genou, en tirant vers le haut ses deux poings serrés dans une seule main pour les clouer au sol dans le prolongement de son corps. Il abaissa ensuite son corps mince et glissant entre ses jambes.
— Oui, murmura-t-elle tandis qu’il lui embrassait le lobe de l’oreille gauche, posait les lèvres sur la pulsation qui faisait battre le creux de son cou, léchait la pellicule de sueur salée sur ses seins.
Tous ces morts gisant autour de nous. Et tant d’autres à venir. Des milliers. Des millions. Tous ces ventres morts qui gargouillent de rire. Ces longues files de soldats sortant des grands vaisseaux portiers pour se jeter directement dans les flammes qui les attendent…
— Oui, fit le souffle chaud de Monéta à son oreille.
Libérant ses mains, elle les glissa le long des épaules trempées de Kassad, creusant de longs sillons avec ses ongles dans son dos puis agrippant ses fesses pour l’attirer plus près d’elle. Son érection racla la toison pubienne, pulsa contre l’arrondi de son ventre.
Portes distrans s’ouvrant pour laisser passer les fuseaux glacés des gros porteurs de combat. Chaleur des explosions au plasma. Vaisseaux dansant et mourant par centaines, par milliers, comme des grains de poussière dans la tempête. Rayons géants de lumière rubis solidifiée traversant d’immenses étendues, baignant leur objectif d’un spasme ultime de chaleur irradiante, corps en ébullition dans la lumière rougeoyante…
— Oui, fit Monéta en lui ouvrant sa bouche et son corps.
Il sentit sa chaleur en haut et en bas, sa langue explorant sa bouche tandis qu’il la pénétrait, accueilli par un doux étau de friction lubrifiée. Il s’enfonça de tout son corps, se retira légèrement, se laissa envahir par l’ivresse moite et brûlante et replongea tandis qu’elle synchronisait ses mouvements avec lui.
Explosions de soleils sur des centaines de mondes. Continents livrés aux flammes de spasmes aveuglants. Mers en ébullition. L’atmosphère elle-même prend feu. Les océans d’air superchaud se soulèvent comme la peau excitée au contact de la main d’un amant.
— Oui… Oui… Oui…
Le souffle brûlant des lèvres de Monéta effleure les siennes. Sa peau est d’huile et de soie. Il accélère maintenant son rythme, l’univers se contracte et les sensations éclatent. Ses sens se rétractent tandis qu’elle le serre dans son fourreau lustré et que ses hanches le cognent sauvagement en réponse à la terrible montée en puissance qui fait trembler, irrésistible, la base de son être. Il grimace, ferme les yeux, et voit…
… des boules de feu qui entrent en expansion, des étoiles qui meurent, des soleils qui explosent en un brasier de pulsations géantes, des systèmes solaires qui meurent dans un déchaînement de destruction extatique…
… il sent une douleur dans sa poitrine. Son mouvement de hanches continue, s’accélère, même quand il ouvre les yeux et voit…
… l’énorme épine d’acier qui surgit de la poitrine de Monéta et qui manque de l’empaler tandis qu’il se redresse par réflexe, en arrière. La lame d’acier a fait couler son sang, qui goutte sur la chair pâle de la fille, à présent réfléchissante comme un miroir, froide comme du métal mort. Les hanches de Kassad sont toujours en mouvement, bien qu’il perçoive, de son regard voilé par la passion, les changements qui rétractent et durcissent les lèvres de Monéta, révélant des rangées de lames d’acier à la place des dents. Des scalpels lacèrent ses fesses là où des doigts l’étreignaient, ses hanches sont prisonnières de puissants cercles d’acier là où des jambes se refermaient sur lui, et il voit ses yeux… dans les quelques secondes précédant l’orgasme, où il tente de se retirer… refermant ses mains sur la gorge d’acier… tandis qu’elle s’agrippe comme une sangsue, une lamproie prête à le vider… et qu’ils roulent contre les cadavres environnants… ses yeux rouges brillant comme des rubis… brûlant d’une chaleur folle, comme celle qui ravage ses testicules près d’éclater, de s’embraser comme un incendie, de verser leur flot jaillissant…
Il plaque violemment ses deux mains au sol, se soulève pour lui échapper, mû par une énergie insensée, mais impuissante à lutter contre la terrible gravité qui les cloue ensemble, qui les suce comme une bouche de lamproie et qui menace de le faire exploser… Il la regarde dans les yeux, et voit… la mort d’un monde… la mort de tous les mondes !
Il se redresse, de nouveau, en hurlant, et des lanières de chair se déchirent de lui tandis qu’il réussit enfin à s’arracher à elle. Des mâchoires se referment en claquant dans le vagin de fer, manquant son gland d’un millimètre moite. Il retombe sur le côté, roule sur lui-même, encore pompant des hanches, incapable de retenir son éjaculation. Le sperme jaillit en torrent, retombe sur le poignet serré d’un mort. Kassad gémit, roule encore sur lui-même, se rétracte dans la position du fœtus et jouit encore, et encore.
Il entend le sifflement et le frottement de son mouvement lorsqu’elle se lève derrière lui. Il roule sur le dos et plisse les paupières pour lutter contre le soleil aveuglant et sa propre douleur. Elle le surplombe, les jambes écartées, silhouette hérissée de piquants. Il essuie la sueur sur son front, voit son poignet couvert de sang et se prépare à recevoir le coup de grâce. Sa peau se contracte, attendant la lame qui va le déchirer. Haletant, il lève les yeux et ne voit plus que Monéta au-dessus de lui, ses cuisses de chair – et non d’acier – luisantes, sa toison mouillée du flot de leur étreinte passionnée. Son visage est sombre, elle a le soleil derrière elle, mais il aperçoit des restes de flammes rouges qui se meurent dans l’abîme à multiples facettes de son regard. Elle lui sourit, et il voit des éclats de soleil se refléter sur l’alignement de ses dents de métal. Elle murmure :
— Kassad…
Mais c’est le bruit du sable crépitant contre des ossements qu’il entend.
Il arrache son regard au sien, se remet péniblement debout et enjambe les morts et les décombres encore fumants dans sa terreur panique qui le pousse à fuir ces lieux de toute la vitesse de ses jambes. Il ne se retourne pas une seule fois.
Un peu moins de deux jours plus tard, une patrouille des Forces Territoriales d’Hypérion retrouva le colonel Fedmahn Kassad gisant, inconscient, sur une petite élévation de terrain couverte d’un tapis d’herbe, à peu de distance de la forteresse abandonnée de Chronos, et à une vingtaine de kilomètres de la cité morte et de l’épave du compartiment d’éjection extro. Kassad était entièrement nu, et presque mort des suites de ses blessures graves et de son séjour exposé aux éléments. Il réagit cependant de manière satisfaisante aux premiers soins sur le terrain, et fut immédiatement évacué par la voie des airs vers la Chaîne Bridée puis sur un hôpital de Keats. Les patrouilles de reconnaissance des FT firent prudemment route vers le nord, en prenant soin d’éviter le plus possible les marées anentropiques aux abords des Tombeaux du Temps, attentives aux engins piégés que les Extros auraient pu laisser derrière eux. Mais elles ne trouvèrent rien de tel. Tout ce qu’elles découvrirent, ce fut l’épave de l’appareil qui avait permis à Kassad d’échapper aux Extros ainsi que les carcasses brûlées des deux vaisseaux de descente qui l’avaient poursuivi. Aucun indice n’expliquait pourquoi ils avaient scorifié leurs propres vaisseaux et les cadavres disséminés à l’intérieur et autour des épaves, brûlant le tout en une masse impossible à analyser ou à autopsier.
Kassad avait repris conscience trois jours locaux plus tard, en jurant qu’il ne se rappelait absolument rien à compter du moment où il s’était emparé du calmar. Un vaisseau-torche de la Force l’avait pris à son bord quinze jours après pour lui faire regagner le Retz.
Il démissionna alors de l’armée, et participa quelque temps aux activités de plusieurs mouvements antimilitaristes. On le vit deux ou trois fois sur les écrans de la Pangermie, à l’occasion de débats où il défendait le désarmement. Mais l’attaque de Bressia avait orienté l’opinion de l’Hégémonie vers la guerre interstellaire totale, mieux que n’auraient su le faire trois siècles de discours, et la voix de Kassad fut noyée ou bien mise sur le compte de scrupules de conscience affectant tardivement le Boucher de Bressia.
Durant les seize années qui suivirent Bressia, Kassad disparut totalement de la conscience du Retz. Il n’y eut plus de grande bataille, les Extros demeurant cependant les croque-mitaines de l’Hégémonie tandis que s’estompait le souvenir des prouesses de Kassad.
La matinée était presque achevée lorsque Fedmahn Kassad acheva son histoire. Le consul battit des paupières et regarda autour de lui, de nouveau conscient du vaisseau et de tout ce qui l’entourait pour la première fois depuis deux bonnes heures. Le Bénarès avait maintenant rejoint le cours principal du fleuve Hoolie. Le consul entendait les craquements des chaînes et des câbles tirés par les mantas dans leurs harnais. Le Bénarès était apparemment le seul navire qui remontait le fleuve, mais il y en avait plusieurs dans l’autre sens. Le consul se frotta le front. Il fut surpris de retirer sa main couverte de sueur. La journée était chaude, et l’ombre de la bâche s’était déplacée sans qu’il s’en aperçût. Il cilla, se frotta les yeux et gagna un coin d’ombre pour se verser à boire en choisissant l’une des bouteilles que les androïdes avaient posées sur un petit meuble à proximité de la table.
— Mon Dieu ! fit alors le père Hoyt. D’après cette Monéta, les Tombeaux du Temps se déplaceraient donc en arrière dans le temps ?
— C’est exact, répliqua Kassad.
— Est-ce vraiment possible ?
— Tout à fait, lui répondit Sol Weintraub.
— Si ce que vous dites est vrai, intervint Brawne Lamia, vous auriez rencontré cette Monéta dans son passé, mais dans votre propre avenir, en un moment qui n’est pas encore arrivé pour nous.
— C’est cela, fit Kassad.
Martin Silenus alla se pencher sur le bastingage et cracha dans le fleuve.
— Colonel, est-ce que vous croyez que cette salope était en réalité le gritche ?
— Je l’ignore, fit Kassad dans un murmure à peine audible.
Silenus se tourna vers Sol Weintraub.
— Vous êtes un érudit. Y a-t-il quoi que ce soit dans la mythographie du gritche qui indique que ce monstre soit capable de changer de forme ?
— Non, répondit Weintraub.
Il était en train de préparer un biberon sphérique pour sa fille, qui babillait en pliant et dépliant les doigts de ses petites mains.
— Colonel, demanda Het Masteen, ce champ de force individuel, ou cet habit de combat… avez-vous pu le ramener avec vous après votre rencontre avec les Extros et cette… créature femelle ?
Kassad regarda le Templier quelques secondes avant de secouer négativement la tête.
Le consul contemplait le fond de son verre, mais il redressa brusquement la tête, comme frappé par une forte pensée.
— Vous dites que vous avez eu la vision de l’arbre aux supplices du gritche… de cette structure, cette chose qui lui sert à empaler ses victimes.
Kassad détacha du Templier son regard de basilic pour le reporter sur le consul. Il hocha lentement la tête.
— Et il y avait des cadavres accrochés aux branches ?
Nouveau hochement de tête.
Le consul se frotta le haut de la lèvre supérieure où perlait la transpiration.
— Si l’arbre se déplace à rebours dans le temps comme les Tombeaux, dit-il, cela signifie que les victimes viennent de notre futur.
Kassad ne répondit pas. Les autres regardaient maintenant le consul, mais seul Weintraub semblait comprendre le sens de sa remarque et sa finalité.
Résistant à l’envie de se frotter de nouveau le haut de la lèvre, le consul reprit d’une voix tranquille :
— Avez-vous reconnu dans l’arbre certains d’entre nous ?
Kassad demeura silencieux durant une bonne minute. Puis les bruits du fleuve et des superstructures du navire parurent s’amplifier tandis qu’il répondait, après avoir pris une longue inspiration :
— Oui.
Le silence, de nouveau, s’étira. Ce fut Brawne Lamia qui le rompit.
— Vous ne voulez pas nous dire qui ?
— Non.
Il se leva de son siège et se dirigea vers l’escalier qui menait aux ponts inférieurs.
— Attendez ! lui cria le père Hoyt.
Kassad s’immobilisa en haut de l’escalier.
— Il y a deux autres choses que j’aimerais que vous nous disiez.
— Lesquelles ?
Le père Hoyt grimaça sous l’effet d’une vague de douleur. Son visage décharné pâlit sous la pellicule de transpiration qui le recouvrait. Il prit une profonde inspiration, puis murmura :
— Premièrement, est-ce que vous avez l’impression que le gritche… cette femme… ou qui que ce soit… voudrait se servir de vous pour déclencher cette terrible guerre interstellaire dont vous avez eu la vision ?
— Oui, murmura doucement Kassad.
— Deuxièmement, pourriez-vous nous dire quel vœu vous avez l’intention de présenter au gritche… ou à cette Monéta… quand vous serez en leur présence à l’occasion du pèlerinage ?
Pour la première fois, Kassad sourit. Ce fut un sourire pâle et froid, d’une froideur extrême.
— Je n’aurai aucun vœu à leur soumettre, dit-il. Lorsque je les reverrai, je les tuerai.
Les pèlerins demeurèrent silencieux lorsque Kassad descendit dans les profondeurs du navire. Ils n’échangèrent même pas un regard tandis que le Bénarès continuait sa route nord-nord-est dans la chaleur étouffante de l’après-midi.