Vladimir Mikhanovski Histoire steppique

Dans le kiosque de commandement, les appareils dont le pupitre circulaire était truffé fournissaient une masse d’informations.

L’échelle gauche d’un thermomètre de type inhabituel, parce que double, indiquait qu’à la surface — les choses se passaient dans la zone tempérée : au mois d’avril —, la température de l’atmosphère était de vingt degrés Celsius. La colonne argentée de l’échelle droite donnait la température qui régnait en bas.

Les feuilles de plastique phosphorescent que des robots avaient fixées sur les parois du kiosque diffusaient une lueur blafarde. En bas, en effet, les notions de « jour » et de « nuit » étaient purement conventionnelles. Les gens du Centre qui, avant le départ, avaient vérifié chaque rouleau de plastique, chaque appareil, chaque bobine de fil, le savaient évidemment. Aussi le Grand Cerveau avait-il décidé de laisser la phosphorescence, bien que celle-là ne fût d’aucune utilité pour les appareils à infrarouges déchiffrant les informations apparaissant sur les écrans.

— Observations horaires, annonça une voix émanant d’un haut-parleur situé au centre du pupitre. Toutes les données obtenues au cours de la dernière heure ont été systématisées. Le fonçage vertical est en avance sur le planning.

— Qu’en est-il du wolfram ? interrompit une basse sortant des entrailles d’une installation qui avait l’apparence d’une armoire.

— Sa teneur dans le minerai continue de croître, répondit la voix.

— C’est bien ce que je supposais. La couche tertiaire doit être plus riche en métaux lourds.

— Que doit faire l’équipe de robots ?

— Mettez en route la deuxième installation d’enrichissement, ordonna la basse. Celle-là se tut. La voix elle aussi restait silencieuse, comme attendant un enchaînement.

— J’ai procédé à l’analyse de tous les éléments… achevé les calculs, fit la basse en rompant le silence. Dans le meilleur des cas il nous reste trois jours à vivre.

Des lueurs multicolores chatoyèrent l’espace d’un instant sur les nombreux écrans ceignant le pupitre.

— Un délai non négligeable…, commença la voix lorsqu’il fut évident que la basse n’ajouterait plus rien.

— D’ici là, peut-être que quelqu’un…, fit une troisième voix mal assurée.

— La probabilité de voir un humain débarquer dans cette région désertique est quasiment nulle. Le coordinateur devrait le savoir, fit la basse.

— Faut-il lever les postes ? demanda la voix.

— Non ! Nous travaillerons jusqu’à la dernière minute.

— On pourrait peut-être envoyer un radiogramme au Centre. La voix se tut, dans l’expectative.

— Nous ne lancerons pas d’appel à l’aide.

— Pour quelle raison ?

— Parce que l’expérience l’interdit. Il aurait bonne mine un complexe autonome qui demanderait assistance à partir d’une planète dont il vient juste d’entreprendre la mise en valeur ! Et puis quel concours peut-on espérer si l’on sait que le signal de détresse mettra plus de quatre ans pour parvenir jusqu’à la Terre ? D’autre part, quelle valeur attribuer à un complexe incapable de venir à bout des difficultés ?

— Il n’empêche que le Cerveau cessera de vivre dans trois jours, fit la voix pleine d’émotion. Et dès que cela se produira, nous sauterons.

— Qui a dit que toutes les expériences scientifiques devaient avoir une issue heureuse ? coupa la basse imperturbablement.


Une heure et demie auparavant il se trouvait encore sur le polygone d’essais de la Cité Verte. Il n’arrivait pas à croire qu’il avait devant lui tout un mois de vacances agrémentées de la mer, de palmiers, de randonnées en glisseur amphibie…

Le printemps steppique est un émerveillement. Seulement errer dans la végétation luxuriante et filer au-dessus de la steppe protégée en monojet découvert sont deux choses très différentes.

Les courants d’air puissants incurvaient légèrement l’enveloppe transparente. Le ciel était serein, aussi l’ingénieur d’études Evguéni Pétrovitch Zabara restait-il d’excellente humeur. Accoudé sur le tube chaud du garde-fous du monojet, il imaginait ses vacances.

Brusquement il fut pris d’un tremblement abominable. Les aiguilles des cadrans sertis dans le tableau de bord semblaient être devenues incontrôlées. Un brouillard pourpre envahit un petit écran circulaire.

Avec un repentir tardif, Evguéni se souvint que l’appareil qu’il avait poussé hors du hangar de l’institut n’avait pas été vérifié. Négligence qu’il allait devoir payer…

Quelques minutes plus tard le vrombissement régulier du moteur faiblit. La sirène d’alarme émit un son strident. L’ingénieur ouvrit le panneau et se mit à étudier le moteur, tentant de trouver la cause de la panne.

L’altitude fondait de manière catastrophique. Le temps pour la réflexion était épuisé.

Evguéni fit glisser la fermeture éclair de sa combinaison et actionna la manette de catapultage. Une secousse… Le hurlement du vent dans les oreilles… La coupole vermeille du parachute obstruant la moitié du ciel… Et puis les suspentes tendues comme les cordes d’un instrument de musique…

Le monojet se désagrégeait en tombant. Alors que l’ingénieur se trouvait à une dizaine de mètres du sol, le plateau porteur inférieur se détacha de l’engin et, tourbillonnant violemment, il déchira la voilure du parachute.

C’est vers la fin de la journée qu’Evguéni reprit ses sens. Son épaule gauche lui cuisait, il avait la gorge desséchée. L’ingénieur se souleva sur les coudes, jeta un regard alentour. Les débris du monojet gisaient non loin de là. Au point de chute de l’appareil la terre avait été labourée. Aux pieds d’Evguéni traînait un scaphandre, bien inutile maintenant. L’ingénieur regarda ses mains : elles étaient noires de terre et couvertes d’écorchures. Il tenta de se lever et faillit crier de douleur. Alors Evguéni plongea son visage dans une touffe d’absinthe grisante, ferma les yeux et entreprit de réfléchir. La plate steppe protégée s’étendait sur des centaines de kilomètres à la ronde. La radio ayant été mise en miettes, il lui était impossible de demander de l’aide. La nourriture ? Evguéni tâta sa poche droite. Comme il s’y attendait, elle contenait deux rations de secours.

— Ce n’est pas lourd, dit l’ingénieur. Il rouvrit les yeux et siffla d’étonnement : devant lui se dressait un arbuste tentaculaire d’une essence inconnue.

Evguéni était prêt à jurer qu’il n’était pas là deux minutes auparavant.

Surmontant la douleur, l’ingénieur se leva avec difficulté. « Il ne s’agit pas de lambiner, se dit-il. J’avancerai droit devant, en m’orientant d’après le soleil. Quelqu’un me remarquera peut-être. »

A peine eut-il fait quelques pas que des branches flexibles lui barrèrent le chemin. Le pas suivant, des ventouses se collèrent sur sa combinaison. L’ingénieur eut l’impression de devenir fou. Une branche se courba et vint s’entortiller autour des jambes d’Evguéni, une autre enlaça solidement son torse. Enfin, une troisième se tendit vers sa gorge… Instinctivement il se recroquevilla, cherchant à esquiver l’adversaire. La branche, comme vivante, bondit, suivant son mouvement. Alors, Evguéni la saisit de la main droite restée libre. Mais avec la rapidité de l’éclair l’ennemi inexorable s’entortilla autour d’elle également.

Qu’est-ce que cela peut bien être ? Une plante carnivore venue d’une autre planète ? Comment alors expliquer sa présence dans la réserve ?

Solides comme des câbles, les branches-tentacu-les avaient entièrement enveloppé l’ingénieur.

Brusquement Evguéni se sentit déplacé. Sortis d’on ne sait où, des tentacules se le transmettaient comme on transmet le témoin d’un relais. Le prisonnier résistait désespérément, mais sans même réussir à toucher le sol. Le maintenant avec force précautions, les branches le tiraient toujours plus loin et, une fois leur tâche menée à bien, elles se rétractaient.

Une crevasse apparut à quelque distance. « C’est la fin », se dit Evguéni qui commença à se débattre tel un nageur en difficulté.

L’orifice qui menait sous terre rappelait une fouille abandonnée. Les mêmes branches-lianes omniprésentes pendaient aux parois du puits. Dès que la tête du captif disparut elles rabattirent sur l’orifice une trappe faite de gazon.

Dans l’obscurité les lianes émettaient une faible lueur. Un souffle froid parvenait de quelque part en dessous. Pendant une éternité l’ingénieur fut trimbalé par un passage latéral plongé dans la pénombre. Enfin les branches poussèrent l’homme, totalement épuisé à force de s’être débattu, dans un étrange local ovale. Des appareils de différents gabarits étaient faiblement éclairés par la lumière que diffusaient les parois plastifiées inclinées.

« On dirait la cabine d’un astronef étranger… » Il n’eut pas le temps de réfléchir. Des tentacules le poussèrent impitoyablement vers le centre du local où se dressait une construction insolite. Evguéni se rua vers la sortie, mais il se prit les jambes dans les lianes et chuta.

Les lianes le soulevaient patiemment et le poussaient vers la construction qui avait l’apparence d’une armoire. Décidé à vendre chèrement sa vie — il ne doutait pas d’avoir été capturé par des créatures mystérieuses—, l’ingénieur, dans un dernier acte de désespoir, planta ses dents dans une liane qui oscillait lentement devant son visage tel un cobra en passe d’attaquer. La liane tressaillit et s’échappa. Evguéni conserva dans la bouche un goût de caoutchouc chaud. A cet instant une autre liane saisit précautionneusement, presque tendrement, l’ingénieur par le torse et le souleva du plancher. Les parois et le plafond fusionnèrent et tournoyèrent…


C’est le froid qui faisait le plus souffrir Zabara. Durant le combat ardent il n’avait pas remarqué le froid. Qui plus est, le dispositif chauffant de sa combinaison s’était branché. Mais au fil des heures le froid avait pénétré le corps de l’ingénieur jusqu’aux os. Zabara mit en veilleuse le dispositif chauffant, ignorant combien durerait sa captivité : il fallait économiser les piles. L’intérieur de la construction dans laquelle les lianes avaient poussé Evguéni était plongé dans l’obscurité et exigu, mais celui-là était relativement libre dans ses mouvements.

Zabara n’avait qu’une seule idée en tête : recouvrer la liberté par tous les moyens. Mais son intuition lui disait de ne pas se presser. Les écrans des oscillographes cathodiques, les spectroscopes, les polarisateurs et autres appareils qu’il avait eu le temps d’apercevoir dans la faible lumière diffusée par les parois du local ovale avant que les lianes le poussent ici cadraient mal avec l’hypothèse quant à la présence de mystérieux étrangers venus de l’espace.

D’abord se maîtriser. Ne pas verser dans l’abattement. Qu’il soit prisonnier d’un gigantesque mécanisme, c’est l’évidence même. Certes, la machine s’est montrée assez peu affable à son égard. Mais il serait ridicule d’en vouloir au torrent parce qu’il vous emporte vers le tourbillon. Ce qu’il faut, c’est deviner le caractère du courant et regagner la rive en marchant sur les pierres glissantes. Cependant, à la différence du torrent, un mécanisme cybernétique (si mécanisme il y a) conserve l’empreinte de la volonté du constructeur et du programmeur…

Zabara doit y voir clair dans tout cela. Mais de nouveau il est pris de vertige. A peine visibles dans l’obscurité, les tuyaux hérissés tous azimuts ressemblent aux tentacules d’un mystérieux carnivore dont le nom est absent du lexique terrien. Satané froid !

Il fige le cerveau, rend la respiration difficile. Des cerceaux de feu se mirent à danser devant ses yeux.


La lampe rouge du signal « situation exceptionnelle » s’alluma sur le pupitre massif du kiosque de commandement.

— L’homme a perdu connaissance, annonça la voix.

— Apportez immédiatement le biostimulateur, tonna la basse.

— Compris.

— Ensuite… branchez d’emblée le cerveau, poursuivit la basse qui faiblissait peu à peu. Il ne faut pas tarder. Je ne suis plus en mesure de diriger le complexe. D’une minute à l’autre… La basse se tut, sans avoir terminé la phrase.


Zabara ouvrit lentement les yeux, mais sans y voir goutte. Il avait des nausées. Sa tête lui tournait, comme en altitude. Deux ans auparavant, au sommet du pic sélénite Tsiolkovski, Evguéni avait éprouvé une sensation identique.

Brusquement les muscles de l’ingénieur se tendirent. Il eut l’impression de tomber d’une grande hauteur. Mais peut-être descendait-il à la vitesse d’un ascenseur ? Autrement comment expliquer ces choses rondes pareilles à des hublots et venues d’on ne sait où ? Elles laissent apparaître des silhouettes et des robots, émettent des signaux saccadés…

La chute angoissée cessa.

Derrière les hublots toutes sortes de mécanismes sophistiqués se succédaient devant Zabara immobile. Où avait-il vu chose pareille ? Dans les impressionnantes carrières de minéraux martiennes ? Dans les mines lunaires ? Ou, peut-être, à bord du fameux satellite de montage S-1 5, pendant son stage de fin d’études ?

Un mécanisme oblong glissa derrière un hublot, l’obstruant presque entièrement. Il semblait être dépourvu d’extrémité. Il comportait des articulations scintillantes, des antennes mouvantes, des transmissions chenillées qui fonctionnaient impeccablement et sans bruit. Zabara s’attendait à voir arriver l’autre bout du monstre chenillé, mais des sections sans cesse nouvelles défilaient derrière le disque clair du hublot. De temps à autre il remarquait des lettres à moitié effacées inscrites sur les sections… U… R… A… Uranium ? Il ne restait presque plus rien des derniers caractères. L’ingénieur fit un effort visuel. « Uranus » ! Le projet Uranus. Encore à l’institut il avait entendu parler de ce grandiose dessein. Un astronef automatisé devait acheminer un cerveau électronique et des matériaux sur une nouvelle planète à mettre en valeur. Bien sûr, le cerveau électronique ne pouvait pas se déplacer, mais il avait été doté d’un détachement de robots commandés par des signaux radio.

Ils s’éparpillent sur la planète mystérieuse. Ce sont les bras prolongés du Grand Cerveau. Les robots communiquent de manière ininterrompue à celui-là des informations sur ce qui a déjà été réalisé et sur ce qu’ils font au moment présent. Le Cerveau les emmagasine, les analyse et envoie des ordres appropriés.

Les robots planent dans l’atmosphère, sillonnent les marais et la jungle, creusent le sol, prélèvent des carottes à diverses profondeurs, envoyant à leur maître électronique une foule de données sur la pression, l’humidité, la composition chimique de l’atmosphère, sur les courants aériens, sur l’analyse radiographique des minéraux qui constituent les rochers…


Le Grand Cerveau décidera peut-être qu’il est possible de viabiliser la planète. Alors, après avoir consulté les données emmagasinées, il élaborera un programme général d’action, un programme qu’il n’aurait bien sûr pas été possible d’ébaucher au préalable sur Terre. Les robots, après avoir élaboré les leurs, se répandent partout sur la planète. Ils abattent des forêts, labourent les plaines, construisent des habitations, aménagent des cosmodromes pour les astronefs. Cette colossale entreprise de transformation de la planète réclamera peut-être des années, des décennies, voire des siècles. Mais ses fruits compenseront amplement toutes les dépenses engagées, c’est évident.

…Ainsi se présentait le projet « Uranus » dont l’ingénieur avait entendu parler encore à l’institut.

Evguéni se dit que ce serait une bonne chose s’il sortait de la cabine de l’ascenseur pour aller voir de plus près les mécanismes. Et, surprise, comme répondant à son vœu intérieur, les parois de la cabine s’écartèrent.

Maintenant l’ingénieur ne sentait plus du tout son corps. Il se déplaçait comme dans un songe, bien que tout ce qui se passait lui semblât effroyablement réel. C’était un rêve fait les yeux ouverts, un état extraordinaire, incomparable.

Les files d’automates s’éloignaient dans la profondeur des galeries souterraines. Zabara entreprit de les suivre.

Les mâchoires d’acier de combinés saisissent le minerai et le broient avec avidité.

Les pinces des robots dirigent les faisceaux de feu qui découpent la roche en parallélépipèdes égaux.

Des conteneurs passent à toute vitesse. Les bandes bleuâtres de transporteurs accomplissent leur mouvement perpétuel. Elles sont desservies par des robots. Ceux-là n’accordent pas la moindre attention à Evguéni. Pourtant chacun d’eux est doté d’une bonne douzaine d’yeux électriques. Comment donc ne remarquent-ils pas l’intrus ?

De temps à autre on entend au loin de sourdes déflagrations. « Des explosions dirigées, du thermolikvit », devina l’ingénieur.

Une plate-forme automatisée montée sur chenilles en plastique déboucha d’un tournant et avança droit sur lui, si vite qu’Evguéni n’eut pas le temps de se mettre à l’écart. L’instant suivant Zabara était définitivement convaincu de vivre un rêve : la plateforme était passée sur lui sans l’égratigner.

Zabara commençait déjà à éprouver du plaisir à planer dans ces galeries bleues sans fin. Il se familiarisait avec le travail des robots, observait les mécanismes en action, de plus en plus admiratif devant l’ingéniosité et la profondeur du dessein d’ensemble. La mine fonctionnait comme un mécanisme d’horlogerie bien réglé.

Mais parfois une pierre de rien du tout pouvait faire dérailler un convoi… Soudain l’ingénieur aperçut sur un monorail deux wagons filant l’un vers l’autre à une vitesse folle. Probablement à la suite d’une erreur d’aiguillage.

La collision semblait inévitable.

« Il faut les arrêter ! » raisonna l’ingénieur avec une lucidité de l’esprit extraordinaire. Et… Oh ! Miracle ! Les énormes cubes freinèrent brusquement et stoppèrent. Aussitôt, comme sur ordre, plusieurs robots s’approchèrent et transférèrent l’un des wagons sur une voie latérale. Lors de la manœuvre un petit morceau de matière verdâtre et lumineuse tomba. Zabara s’approcha et le ramassa. Sa supposition se confirma. C’était bien du thermolikvit, l’explosif le plus redoutable connu des Terriens.

Depuis qu’il avait prévenu la catastrophe, les pérégrinations de l’ingénieur dans le dédale de galeries avaient pris un caractère ordonné. Au moyen d’ordres mentaux il avait éliminé diverses pannes, observé le fonctionnement rythmique des mécanismes, comme il l’avait fait sur le satellite S-15.

Non, jamais encore l’ingénieur Evguéni Zabara n’avait eu l’occasion de faire un rêve aussi abondant en péripéties, aussi sensé et aussi long.

Combien de temps durera-t-il ? Aujourd’hui, avant de partir pour le midi, Zabara avait juste eu le temps de manger un morceau. La faim le tirailla brusquement. Il se souvint avec regret des « rations du cosmonaute » qui devaient se trouver dans la poche de sa combinaison. Ne sentant pas ses mains, il était dans l’impossibilité de les atteindre. Zabara sentit aussitôt le goût aromatique de la chlorelle. Sa fringale se calma rapidement, à laquelle succéda un agréable sentiment de satiété.

Non, jamais encore Zabara n’avait fait un songe pareil !…


— Ivan Nikolaïévitch, dit le programmeur d’une voix implorante. Sans aucun espoir il regarda la nuque dégagée du constructeur principal du projet « Ura nus ».

Le constructeur était debout près d’une fenêtre du laboratoire et observait attentivement le bassin.

— Il est inutile d’attendre plus longtemps, dit-il sans se retourner.

— Nous pourrions quand même temporiser jusqu’au premier septembre. Hein ?

— Admettons, Anatoli. Renonçons à tout bon sens et attendons. — Le constructeur fit face à son interlocuteur. — Jusqu’à l’automne, comme vous le suggérez. Mais pendant ce temps les robots continueront de creuser et, s’ils atteignent le magma, seront liquéfiés. Ou exploseront. Et puis toute la production déjà stockée sera réduite à néant. Or, du wolfram, ils en ont coulé pas mal à ce jour…

— Je le sais parfaitement, Ivan Nikolaïévitch, coupa le programmeur. J’ai écouté avec vous le dernier radiogramme du Grand.

— Comme vous le dites, je crains que ce soit effectivement le dernier.

Anatoli se mit à réfléchir. On voyait alterner sur son visage le dépit de savoir que le grandiose projet pouvait rester inachevé, ce qui se produirait inéluctablement si le constructeur faisait aboutir son dessein, la volonté déterminée de mener l’entreprise jusqu’au bout, en admettant le risque, et le désir puéril d’élucider ce qui avait bien pu se produire. Pourquoi donc le Grand Cerveau avait-il cessé d’émettre des signaux ?

— Les réserves d’énergie sont quand même prévues pour cinq ans, fit le programmeur dans une ultime tentative. Depuis le lancement trois années seulement se sont écoulées. Le Grand n’aurait pas pu consommer l’énergie aussi vite.

— Je n’en suis pas certain, dit le constructeur en pianotant sur le rebord de la fenêtre.

— Le Grand a dressé lui-même le projet de la mine. Serait-il incapable de surmonter d’éventuelles difficultés ?

— Anatoli Kouzmitch, vous avez probablement oublié qu’aucun signal rassurant n’est parvenu du Grand depuis plus de deux mois.

— Auparavant aussi il y avait eu des intervalles, objecta le programmeur.

— C’est vrai, mon cher Anatoli, acquiesça le constructeur principal. Mais jamais aussi prolongés. Et puis il y a une autre circonstance. Le projet « Uranus » est le premier travail expérimental de ce genre. Je redoute que nos disciples ne se soient fait sauter. Pensez donc, pour ne prendre que le seul thermolikvit, ils en ont plus de 4 000 tonnes. Certes, cela n’entraînerait aucune perte humaine, mais le coût du projet…

— Ivan Nikolaïévitch, je parle au nom du groupe de conception. Attendons ne fût-ce que jusqu’à…

— Je crains que tous les délais raisonnables soient dépassés, fit le constructeur en hochant la tête.


Battant lentement des ailes, l’ornnithoptère s’immobilisa au-dessus d’un monticule. Deux hommes descendirent une échelle branlante.

— Rien ne s’est passé ici depuis trois ans, dit le constructeur principal que le soleil ardent forçait à cligner les paupières.

— Qu’est-ce qui pourrait donc bien changer dans une steppe protégée ? fit le programmeur en haussant les épaules.

Les deux hommes semblèrent hésiter avant d’ouvrir l’accès à la fouille. En effet, l’œuvre de leur vie en était à son dénouement. Que s’était-il passé avec le Grand Cerveau ? Se serait-il avéré incapable de diriger la mine sans l’assistance de l’homme ? Les robots auraient-ils désobéi ? S’agirait-il tout simplement d’une panne d’émetteur ?…

Ils s’éternisaient, tels des nageurs au moment de plonger dans l’eau glaciale.

Subitement le programmeur dévala allègrement le monticule.

— Où vas-tu, Anatoli ? L’entrée se trouve ailleurs, dit Ivan Nikolaïévitch.

Évidemment, au bout de trois ans Anatoli aurait très bien pu ne plus se souvenir de l’emplacement du carré de gazon masquant l’entrée du puits de mine.

Mais il revenait déjà en exhibant un objet.

— Un scaphandre ? fit avec étonnement le constructeur principal.

— Il n’est plus neuf, ajouta Anatoli. Le plastique rose du masque s’effrite dès qu’on le touche.

— Il doit être ici depuis pas mal de temps.

— Oui, exposé au soleil et aux pluies.

— D’où ce scaphandre peut-il bien provenir ? fit Ivan Nikolaïévitch en examinant la trouvaille sur toutes les coutures.

— Il est peut-être tombé d’un jet ? suggéra le programmeur.

Sceptique, le constructeur hocha la tête.

— Aucune ligne ne traverse la contrée… Mais ne perdons pas de temps.

— J’espère au moins que le transporteur est en état de marche, dit le programmeur alors qu’ils avançaient en consultant leur plan.

Le kiosque de commandement — ellipsoïde scintillante — était plongé dans un silence total lorsqu’ils y pénétrèrent. Même le haut-parleur ne diffusait aucun son. Les deux hommes comprenaient trop bien ce que cela signifiait. Le Grand Cerveau était mort, autrement il aurait réagi à l’apparition des intrus.

Se frayant un passage à travers un maquis de tuyaux, ils arrivèrent devant un pupitre bas.

— Quelle végétation ! s’exclama le constructeur sur un ton ne permettant pas de savoir si c’était de réprobation ou d’admiration. Une véritable jungle.

— Nous n’avions posé aucune condition quant à l’agrémentation extérieure, rappela le programmeur. Et puis le kiosque n’est pas prévu pour accueillir des hommes.

— Attends plutôt avant de jouer à j’avocat. Voyons comment il s’en est sorti avec la tâche principale. La mine n’existe peut-être pas… l’amoncellement de robots ne veut encore rien dire… Quant aux signaux rassurants ou même aux chiffres concernant l’extraction de wolfram, ils sont encore bien insuffisants pour juger de ce qu’a fait le Grand Cerveau.

— La mine existe, j’en suis sûr ! dit Anatoli avec véhémence.

— Bon, s’il en est effectivement ainsi… S’il a réussi à concevoir et à construire le complexe nécessaire pour l’extraction du wolfram… On peut dire que la tâche essentielle a été menée à bien. En tant que première expérience, on ne pouvait certes pas obtenir plus.

Deux bandes bleues scintillantes traversaient en diagonale l’écran du pupitre.

Le constructeur et le programmeur échangèrent un coup d’œil. Les bandes signifiaient que le Grand Cerveau avait cessé de vivre.

— Ivan Nikolaïévitch, dit à brûle-pourpoint Anatoli en saisissant le constructeur par le bras, sans direction, le complexe pouvait sauter à tout moment.

— S’il n’a pas explosé à ce jour, une catastrophe est désormais improbable, dit tranquillement le constructeur qui avait deviné la pensée du programmeur.

Tandis qu’Anatoli s’affairait autour d’un écheveau de conduits d’ondes, le constructeur, assis sur les talons, tripotait le pupitre comme si rien ne s’était passé. Il se redressa enfin, les yeux pétillants de satisfaction. Il attira l’attention d’Anatoli sur un petit écran sphérique, à moitié masqué par les étroites feuilles qui recouvraient les lianes des robots. A l’intérieur de la boule deux filets minces — un violet et un rouge — tantôt fusionnaient l’espace d’un instant, tantôt reprenaient leur course séparément. La mine ou l’autre ouvrage souterrain créé sous la direction du Grand Cerveau continuait donc de fonctionner !…

— Je ne comprends plus rien, fit Anatoli en s’essuyant le front. Pour nous, deux faits sont essentiels. Premièrement, le Grand Cerveau est mort. Deuxièmement, le complexe minier est en activité.

Le visage d’Anatoli exprimait un désarroi total.

— Je ne crois pas aux miracles. Essayons d’y voir clair, prononça le constructeur avec fermeté.

Deux heures d’investigations minutieuses n’expliquèrent rien. La mine fonctionnait, et normalement par-dessus le marché. Quant au Grand Cerveau, il avait bel et bien cessé de vivre.

— Je me rends ! s’exclama finalement le constructeur en levant les bras. Al Ions dans la fouille centrale.

Un homme d’une pâleur extrême était assis à une table, regardant sans rien voir droit devant lui. Certes, il avait recouvré la vue une demi-heure auparavant, mais il était encore plongé dans des tableaux qui se succédaient continuellement devant son regard intérieur.

— Alors, vous êtes de la Cité Verte ? répéta Anatoli avec du respect dans la voix.

— Verte, secteur des systèmes équilibrés, ingénieur Evguéni Pétrovitch Zabara, prononça lentement l’homme blafard.

Chaque geste, chaque parole du constructeur et du programmeur étaient empreints d’admiration pour l’ingénieur Zabara. Il s’était chargé de la direction opérationnelle d’un immense complexe et avait supporté ce fardeau, entouré de mécanismes animés, résolvant à chaque instant toutes sortes de casse-tête, sans entrevoir une lueur d’espoir. Au fond, cet homme avait sauvé le projet « Uranus ». En tout cas, sans son intervention, d’abord involontaire, le travail sur le projet aurait pu se prolonger pour une durée indéterminée…

— Mangez, mangez donc, dit le constructeur.

— Que dites-vous ?… Ah oui, oui… Merci, je n’ai plus faim. Vous savez, j’ai perdu l’habitude, dit Zabara en repoussant l’assiette comme si elle allait se désagréger.

— Nous regrettons énormément, dit le constructeur en écartant les bras, mais vous comprenez bien, comme ingénieur, que sans contrôle extérieur le système…

— Bien sûr, le coupa Zabara, c’était très intéressant. J’ai moi-même beaucoup appris. Même mes vacances je ne les regrette pas. Et pour la première fois il sourit.

— Le projet « Uranus » en est encore au stade de l’élaboration, dit Anatoli.

— Le dessein est grandiose.

— Voyez-vous, dit le constructeur, une intervention du Centre dans le travail du Grand Cerveau est exclue.

— Absolument ?

— Oui. Une fois par semaine seulement il devait envoyer un bref signal radio.

— Sur le cours des travaux ?

— Pas du tout ! s’exclama le constructeur en agitant les bras. Il s’agissait seulement d’un signal ras-su rant…

— Un signal rassurant…

— Il signifiait que le Grand Cerveau fonctionnait. Et rien de plus.

— Je comprends : l’autonomie totale, fit Zabara avant de prendre un verre et de boire une gorgée. Mais si un péril menace la mine… Si un quelconque cas imprévu… Le Grand Cerveau peut-il alors faire appel à l’homme ?

— Non, répondit le constructeur avec détermination.

— Même si la mine avait été menacée de destruction ? s’exclama Zabara.

— Oui.

— En gros, c’est clair. Dans l’espace le Grand Cerveau est amené à régler des problèmes sans assistance aucune. Mais alors, laissez-moi vous poser encore une question…

— Je vous en prie, acquiesça Ivan Nikolaïévitch.

— Pour quelle raison le Grand Cerveau s’est-il comporté avec moi d’une façon aussi… cavalière ? fit Zabara après avoir hésité avant de prononcer le dernier terme.

— Ah, c’est donc ça ! s’esclaffa le constructeur. Voyez-vous, le Grand avait épuisé ses réserves d’énergie bien avant que nous l’avions prévu. Il ne pouvait pas se plaindre auprès de nous. Que devait-il faire ? Il aurait pu stopper le programme. D’une manière générale cela aurait porté un coup sensible au projet « Uranus ». Mais un homme s’est trouvé par hasard dans la zone d’action de la mine… Le Grand Cerveau pouvait-il laisser échapper l’extraordinaire occasion qui se présentait ?

— Ce n’est pas ce que j’avais en vue.

— En ce qui concerne la manière cavalière avec… Voyez-vous, le schéma cybernétique n’était absolument pas prévu pour communiquer avec l’homme.

— Cela signifie que tout ce que j’ai vu… a été réalisé d’après son projet ? Et sous sa direction ?

— Tout sans exception. Même la trappe extérieure en gazon.

Zabara se tut.

Probablement il se rappelait comme il avait dirigé la gigantesque mine, suspendu dans le kiosque de commandement, entouré d’un fatras de tuyaux, de capteurs et d’analyseurs, avec quelque part à proximité le Grand Cerveau inanimé.

Загрузка...