Au cœur de Florence, dans la nuit, la vieille ville est illuminée avec art.
Le palazzo Vecchio s’élève sur la place obscure, noyé de lumière, profondément médiéval avec ses arches cintrées, ses créneaux évoquant les dents d’une citrouille d’Halloween, sa tour fusant haut dans le ciel noir.
Les chauves-souris feront la chasse aux moustiques sur la face lustrée de l’horloge jusqu’à l’aube, quand les hirondelles s’élèveront dans l’air que les cloches font frissonner.
L’inspecteur en chef de la Questura, Rinaldo Pazzi, surgit des ombres de la Loggia et traversa l’esplanade, son imperméable sombre se découpant sur les statues de marbre figées dans des scènes de viol et de meurtre, son visage livide pivotant vers le palazzo éclairé comme un tournesol attiré par le soleil. Il s’arrêta à l’endroit précis où le réformateur Savonarole avait été brûlé et leva les yeux vers les fenêtres où son propre ancêtre avait rencontré son funeste destin.
C’était d’ici, en effet, que Francesco de’ Pazzi avait été défenestré, nu, la corde au cou, pour mourir écorché et pantelant contre la pierre rêche des murs. L’archevêque pendu à ses côtés dans ses vêtements sacerdotaux ne lui avait été d’aucun secours spirituel : les yeux hors de la tête, fou de douleur, le prélat avait planté ses dents dans la chair de son compagnon d’infortune.
En ce dimanche 26 avril 1478, toute la famille Pazzi avait chèrement payé l’assassinat de Giuliano de Medici et la tentative de meurtre sur la personne de Laurent le Magnifique au cours de la messe à la cathédrale.
Et aujourd’hui, Rinaldo Pazzi, un Pazzi d’entre les Pazzi qui haïssait autant les gouvernants de son pays que son aïeul en son temps et qui, dans sa disgrâce, sentait déjà le vent du couperet sur sa nuque, était venu devant cette façade pour décider comment utiliser au mieux la chance singulière que lui offrait le sort.
L’inspecteur en chef pensait avoir découvert Hannibal Lecter à Florence. La capture du criminel était une occasion inespérée de restaurer sa réputation et d’être couvert d’honneurs par ses pairs, mais elle ouvrait aussi une autre possibilité, celle de vendre sa prise à Mason Verger contre une somme qui dépassait son imagination. A condition que le suspect soit bien Lecter, évidemment. Et, tout aussi évidemment, choisir la seconde formule signifierait vendre en même temps le peu de dignité qui lui restait.
Ce n’était pas par hasard que Pazzi était à la tête du service des enquêtes à la Questura : il avait un don pour son métier et il avait jadis été animé par une soif de réussite qui paraissait inextinguible. Mais il portait aussi les cicatrices d’un homme qui, emporté par son ambition, avait un jour empoigné la dague du succès par la lame.
S’il avait choisi ce lieu, cette place, pour prendre une telle décision, c’était parce qu’il avait vécu là un moment de grâce qui l’avait rendu célèbre avant de précipiter sa ruine.
Imprégné comme il l’était du sens du paradoxe propre aux Italiens, il ne pouvait qu’être frappé par la coïncidence : ici, au pied de cette façade contre laquelle l’âme révoltée de son ancêtre se débattait peut-être encore, s’était produite la révélation qui avait changé le cours de sa vie ; et ici, il était à présent en mesure de libérer à jamais les Pazzi de la malédiction qui s’acharnait sur eux.
C’était en pourchassant un autre criminel compulsif, Il Mostro, comme on l’appelait alors, que Rinaldo Pazzi avait rencontré la gloire, avant d’abandonner son cœur aux vautours. Et c’était cette expérience qui l’avait rendu capable de se lancer sur sa nouvelle piste. Mais l’amertume que lui avait laissée sa victoire sur « le Monstre » lui donnait aussi la tentation de risquer maintenant une dangereuse incursion dans l’illégalité.
Dix-sept ans durant, Il Mostro, le Monstre de Florence, s’était acharné sur les couples d’amoureux à travers la Toscane. Tout au long des décennies 80 et 90, il avait espionné les amants dans leurs ébats en pleine nature avant de fondre sur eux et de les abattre avec un revolver de petit calibre. Il avait coutume de disposer ensuite les corps selon une mise en scène soigneusement étudiée, parsemant les cadavres de fleurs et dénudant le sein gauche des femmes. Ces macabres tableaux, qui se répétaient avec une étrange constance, étaient devenus une signature immédiatement reconnaissable par le public. Il avait aussi l’habitude de prélever des trophées anatomiques sur ses victimes, à l’exception de l’unique fois où il avait massacré un couple d’homosexuels, des touristes allemands dont les cheveux longs l’avaient apparemment induit en erreur.
La pression exercée sur la Questura pour qu’elle mette fin aux agissements d’Il Mostro était énorme, tant et si bien qu’elle avait fini par coûter sa place au prédécesseur de Pazzi. En reprenant le poste d’inspecteur en chef, Pazzi s’était retrouvé soudain comme un promeneur assailli par un essaim de guêpes, avec les journalistes qui s’agglutinaient dans son bureau dès qu’ils en avaient l’occasion et les photographes qui montaient une garde permanente devant la sortie de la via Zara, qu’il devait emprunter lorsqu’il quittait en voiture le siège central de la police.
Les étrangers de passage à Florence en cette période se souviennent sans doute encore des affiches omniprésentes, sur lesquelles un œil menaçant mettait en garde les couples contre le voyeur sanguinaire.
Pazzi s’était mis à la tâche avec l’énergie d’un possédé. Il avait contacté la division Science du comportement du FBI afin d’obtenir de l’aide dans la mise au point du portrait robot du tueur, et dévoré toute la littérature consacrée aux méthodes des services américains en la matière. Il avait multiplié les mesures préventives : les parcs et les cimetières où les amoureux aimaient se donner rendez-vous avaient vite compté plus de policiers installés en couple dans des voitures banalisées que d’amants authentiques. Comme les femmes policiers n’étaient pas en nombre suffisant, il avait fallu que leurs collègues masculins se relaient sous de lourdes perruques par temps chaud, et maintes paires de moustaches avaient dû être sacrifiées à la traque. Pazzi avait d’ailleurs donné l’exemple en renonçant à ses bacchantes.
Le Monstre était un prédateur avisé. Ses pulsions ne l’obligeaient pas à frapper souvent. Ayant remarqué qu’il s’était écoulé dans le passé de longues périodes durant lesquelles il était resté totalement inactif, avec même une interruption de huit années, Pazzi résolut d’explorer à fond cette particularité. Laborieusement, péniblement, il enrôla de force des collaborateurs dans tous les services qu’il réussissait à intimider et alla jusqu’à réquisitionner l’ordinateur personnel de son neveu, la Questura n’étant alors dotée que d’un seul terminal. Il finit par dresser ainsi la liste de tous les meurtriers du nord de l’Italie dont les périodes d’emprisonnement coïncidaient avec les phases inactives d’Il Mostro. Il y en avait quatre-vingt-dix-sept.
Au volant d’une vieille mais puissante Alfa Romeo saisie à un braqueur de banques sous les verrous, il couvrit plus de cinq mille kilomètres en un mois afin de rendre personnellement visite à quatre-vingt-quatorze de ces anciens détenus et de les soumettre à interrogatoire. Les trois autres avaient perdu la raison ou étaient décédés.
Il ne disposait pas de preuves suffisantes recueillies sur les lieux des crimes pour raccourcir sa liste par élimination. Pas de traces de salive ou de sperme, pas d’empreintes digitales. Dans un seul cas, un double meurtre à Impruneta, une cartouche vide avait été retrouvée, un calibre 22 Winchester Western dont les traces d’extraction correspondaient à un Colt semi-automatique, peut-être un Woodsman. Toutes les balles retirées des corps des victimes offraient les mêmes caractéristiques. Même si aucune d’elles ne présentait de marques de frottement propres à l’emploi d’un silencieux, il était impossible d’exclure cette éventualité.
Pazzi n’était pas Pazzi pour rien : il était dominé par l’ambition et il avait une épouse jeune et jolie, dont les exigences étaient sans bornes. Déjà mince, il avait perdu six kilos depuis sa nomination. En privé, les nouvelles recrues de la Questura commentaient abondamment sa ressemblance avec Vil Coyote, le personnage de la fameuse bande dessinée.
Lorsqu’un petit malin installa sur l’ordinateur central un programme de jeu graphique dans lequel les célébrissimes Trois Ténors se transformaient peu à peu en mulet, en cochon et en chèvre, Pazzi resta plusieurs minutes fasciné par la métamorphose, jusqu’à sentir ses traits devenir à leur tour ceux du baudet, revenir à leur apparence originelle, se modifier encore.
Son dernier suspect passé sur le gril sans résultat probant, Pazzi se porta un jour devant la fenêtre du laboratoire d’analyses de la Questura, dont les vantaux sont festonnés de tresses d’ail destinées à repousser les esprits malfaisants. Il laissa ses yeux errer dans la cour poussiéreuse et s’abandonna au désespoir.
Il pensa à sa jeune épouse, à ses beaux mollets bien fermes et au duvet qui irisait sa peau dans le bas du dos. Il revit ses seins qui palpitaient et tressautaient quand elle se brossait les dents, entendit à nouveau son rire lorsqu’elle l’avait surpris en train de la contempler. Il supputa tous les cadeaux dont il aurait désiré la couvrir, imagina son ravissement tandis qu’elle ouvrait les paquets. Les pensées qu’elle lui inspirait étaient avant tout visuelles : elle avait un parfum enivrant et sa peau était merveilleuse au toucher, également, mais c’était son image qui revenait d’abord dans sa mémoire.
Et comment aurait-il voulu apparaître à ses yeux, lui ? Certainement pas comme ce souffre-douleur de la presse qu’il était devenu. Le siège florentin de la Questura est un ancien asile d’aliénés et les caricaturistes s’en donnaient à cœur joie sur ce thème.
Pazzi se figurait que le succès résultait toujours d’une intuition. Sa mémoire visuelle était excellente, oui, et à l’instar de la plupart de ceux pour qui la vue est le premier sens, il concevait la révélation comme une image dans un bain de développement, ses contours d’abord brouillés, puis se précisant de plus en plus. Il raisonnait de la même manière que la majeure partie d’entre nous cherchent un objet égaré : nous convoquons son image dans notre esprit, nous la comparons à ce que nous avons sous les yeux, nous la précisons progressivement tout en la projetant dans l’espace.
Puis l’attention de l’opinion publique fut soudain accaparée par un attentat politique près de la galerie des Offices. L’enquête obligea Pazzi à négliger un moment sa quête d’Il Mostro. Mais, même alors qu’il s’absorbait dans ce nouveau dossier, les images suscitées par le Monstre demeuraient dans son esprit. Ses crimes-tableaux restaient à la périphérie de sa vision, tout comme lorsque nous fixons délibérément notre regard à côté d’un objet pour en obtenir une perception obscurcie. Il était particulièrement obsédé par le couple retrouvé assassiné sur la plate-forme d’une camionnette à Impruneta, les deux cadavres soigneusement mis en scène, garnis de fleurs, le sein gauche de la femme dénudé.
Un après-midi, il venait de quitter la galerie des Offices et traversait la piazza della Signoria toute proche, quand une image sur l’étal d’un vendeur de cartes postales lui produisit une décharge électrique. Incapable de décider s’il s’était agi d’une sorte d’hallucination, il poursuivit son chemin pour s’arrêter à l’endroit précis où le bûcher de Savonarole avait jadis été élevé. Il se retourna, observa les alentours. Des groupes de touristes s’amassaient sur la place. Il sentit un frisson glacé remonter son dos. Peut-être n’était-ce qu’un caprice de son imagination, l’image, le message lancé par cette image. Il rebroussa chemin pas à pas.
Elle était bien là, gondolée par la pluie et le vent, tachée de chiures de mouches. Le Printemps de Botticelli, dont l’original se trouvait derrière lui, à la galerie des Offices. La nymphe ornée de pampres à droite, le sein gauche dénudé, des fleurs jaillissant de sa bouche tandis que le timide Zéphyr tendait la main vers elle depuis le sous-bois.
Elle était là, l’image du couple assassiné sur la plate-forme de la camionnette, décoré de guirlandes, des fleurs entre les lèvres de la fille. Point par point, l’image.
C’était ici, au pied de ces murs où son ancêtre avait suffoqué en tombant, qu’était advenue l’idée, l’image originelle qu’il avait recherchée si fiévreusement, un tableau créé cinq siècles auparavant par Sandro Botticelli, ce même artiste qui, contre la somme de quarante florins, avait peint l’agonie de Francesco de’ Pazzi sur une paroi de la prison du Bargello, avec la corde au cou et tout le reste. Comment aurait-il pu rester sourd à un message aussi délicieusement inspiré, et inspirant ?
Il avait besoin de s’asseoir. Comme tous les bancs étaient occupés, il n’eut d’autre recours que de déloger un vieil homme de sa place en lui présentant son insigne. En toute honnêteté, il n’avait pas remarqué son infirmité jusqu’à ce que l’ancien combattant se campe devant lui sur son unique jambe et proclame avec véhémence tout le mal qu’il pensait de lui.
Deux raisons expliquaient cette vague d’émotion. Découvrir l’image qu’Il Mostro reproduisait dans ses tueries était un triomphe en soi, d’abord. Mais, aussi et surtout, Pazzi avait vu une autre reproduction du Printemps lors de sa longue tournée de suspects…
Plutôt que de torturer sa mémoire, il préféra lui donner du temps en restant immobile un moment. Puis il retourna aux Uffizi et alla se placer devant l’œuvre originale de Botticelli, quelques minutes seulement. Ensuite, il se rendit à la halle aux grains, effleurant au passage le groin de bronze du « Porcellino », reprit sa voiture et se rendit à Cascine. Là, appuyé contre le capot sale de sa voiture, les narines pleines de l’odeur de l’huile surchauffée, il regarda des enfants disputer une partie de football.
Ce furent d’abord les escaliers qui réapparurent, et le premier palier. A ce point, seul le haut du tableau était encore visible. Le Printemps. Il put revenir en arrière, distinguer la porte d’entrée, mais rien de la rue. Ni aucun visage.
Spécialiste des interrogatoires comme il l’était, il était en mesure de se soumettre lui-même à la question en convoquant ses autres facultés sensorielles : « Quand tu as vu l’image, qu’est-ce que tu entendais, en même temps ? Oui, des bruits de marmite dans une cuisine quelque part au rez-de-chaussée. Et quand tu es arrivé sur le palier, devant le tableau, quoi ? La télévision. Un poste de télé dans le salon. Robert Stack — Eliot Ness dans Gli Intoccabili. Et tu as senti quoi ? J’ai vu le tableau et je… Non, pas vu, senti ! Tu as noté une odeur particulière, ou non ? J’avais encore celle de l’Alfa, la chaleur des sièges, l’odeur d’huile, le moteur qui avait chauffé sur… sur le Raccordo ! Oui, l’autoroute du Raccordo, mais pour aller où ? San Casciano. Ah, j’ai entendu un chien aboyer, aussi. A San Casciano. Un type condamné pour effraction et viol, Girolamo, Girolamo quelque chose… »
Cet instant où le contact s’établit, cette synapse libératrice, ce spasme au cours duquel la pensée se rue à travers le bon fusible : il n’est pas de plaisir plus enivrant. Rinaldo Pazzi, lui, venait de connaître le plus beau moment de son existence.
Une demi-heure plus tard, il avait fait appréhender le suspect de San Casciano. L’épouse de Girolamo Tocca jeta des pierres sur le petit convoi de voitures de police qui emportait son mari.
On n’aurait pu rêver meilleur suspect. Dans sa jeunesse, Girolamo Tocca avait purgé une peine de neuf ans de prison pour avoir tué un homme qu’il avait surpris en train d’embrasser sa fiancée dans un parc où les amoureux se donnaient rendez-vous. Il avait également été accusé de mauvais traitements et de conduite indécente envers ses filles, ainsi que d’autres excès domestiques. Enfin, il avait été emprisonné pour viol.
La Questura démonta pratiquement sa maison pierre par pierre dans le but de trouver des preuves substantielles. Finalement, l’une des rares à être présentées par le ministère public fut une boîte de cartouches que Pazzi lui-même avait déterrée en fouillant le sol.
Le procès de Tocca fit grand bruit. Il se déroula dans une salle dotée des dispositifs de sécurité les plus draconiens qui lui avaient valu le surnom de « Bunker » depuis que les militants de groupes terroristes italiens y avaient été jugés dans les années 70, en face des bureaux florentins du quotidien La Nazione. Les jurés, cinq femmes et cinq hommes dûment assermentés et revêtus de l’écharpe de la justice, le condamnèrent sur la seule foi de son mauvais caractère, ou presque. La majorité du public le croyait innocent, mais beaucoup estimaient qu’il n’avait pas volé sa punition. Agé alors de soixante-cinq ans, il en écopa quarante à croupir à la prison de Volterra.
Les mois qui suivirent furent grandioses. Jamais un Pazzi n’avait été ainsi fêté par sa ville depuis cinq siècles, depuis le jour où Pazzo de’ Pazzi était rentré de la première croisade porteur de silex trouvés au Saint-Sépulcre. Rinaldo Pazzi et sa ravissante épouse étaient aux côtés de l’évêque dans le Duomo lorsque, conformément au rite pascal florentin, ces mêmes pierres furent battues pour donner vie à une colombe en tissu propulsée par une fusée à poudre, laquelle vola sur son filin d’acier et alla allumer un chariot de feux d’artifice sur l’esplanade, à la grande joie de la foule.
Les journaux ne perdaient pas un seul mot des éloges que Pazzi réservait, mais sans excès, à ses subordonnés pour avoir bon gré mal gré accompli leur fastidieux devoir. La signora Pazzi, elle, devint une arbitre de la mode, qui avait en effet belle allure dans les modèles que tous les grands couturiers lui prêtaient volontiers. Le célèbre couple était convié aux thés les plus guindés de la haute société. Ils furent les invités d’honneur d’un comte qui les reçut à dîner dans son château où des armures anciennes montaient la garde autour de la table.
On lui suggéra de prendre des responsabilités politiques. On lui rendit hommage dans le traditionnel charivari des séances parlementaires italiennes. On lui proposa de superviser la contribution de son pays à l’offensive italo-américaine contre les activités de la Mafia.
Ce dernier dossier ainsi qu’une invitation à suivre un séminaire de criminologie à l’université de Georgetown conduisirent les Pazzi à Washington. L’inspecteur en chef passa le plus clair de son temps à la division Science du comportement, au siège du FBI. Il rêvait de pouvoir créer un jour un service similaire à Rome.
Et puis, après deux années d’euphorie, catastrophe : dans une atmosphère plus détendue, moins soumise aux exigences du public, une cour d’appel italienne accepta de réviser le procès Tocca. Pazzi fut rappelé au pays pour se soumettre à l’enquête. Parmi ses anciens collègues, les envieux étaient légion et ils avaient sorti leurs couteaux.
Non content d’annuler la condamnation de Tocca, le tribunal blâma l’inspecteur en chef, laissant entendre qu’il avait forgé des preuves pour imposer sa thèse.
D’un coup, ses admirateurs les plus haut placés se mirent à le fuir comme la peste. Pazzi était encore une notabilité de la Questura, mais il était désormais dans le collimateur et tout le monde le savait. Même si la bureaucratie italienne est réputée pour sa lenteur, le couperet n’allait pas tarder à tomber.
C’est pendant qu’il endurait l’attente dévastatrice du coup de grâce que Rinaldo Pazzi croisa pour la première fois un homme connu dans les cercles académiques de Florence sous le nom du docteur Fell.
Le voici gravissant le perron du palazzo Vecchio, conduit ici par une mission routinière, une de ces multiples corvées que ses anciens subalternes jubilent à lui infliger depuis sa disgrâce. Il ne voit que la pointe de ses chaussures sur les marches usées, insensible aux prodiges artistiques qui l’environnent tandis qu’il longe le mur décoré de fresques. Il y a cinq siècles, son ancêtre a été traîné en haut de ce même escalier, qu’il a taché de son sang.
A un palier, cependant, il se redresse, reprend le maintien viril qu’il exige de lui-même, se force à affronter le regard des personnages sur les fresques, dont certains sont ses lointains parents. De l’étage lui parviennent déjà les échos d’une dispute en cours dans la salle des Lys, où les directeurs de la galerie des Offices et les membres de la commission des Beaux Arts tiennent une réunion au sommet.
La raison de sa présence est la suivante : l’apparemment indéboulonnable conservateur du palazzo Capponi est porté disparu. D’un avis quasi général, le bonhomme s’est enfui avec une femme, ou avec l’argent d’autrui, ou avec les deux. Quoi qu’il en soit, c’est déjà le quatrième conseil d’administration mensuel auquel il omet de se présenter ici même, au palazzo Vecchio.
Pazzi s’est vu refiler la poursuite de l’enquête. Lui qui en son temps avait vertement sermonné ces mêmes responsables sur les mesures de sécurité indispensables après l’attentat à la bombe contre les Uffizi doit maintenant se présenter devant eux avec son prestige plus qu’écorné, et pour les interroger sur la vie sentimentale d’un conservateur, qui plus est… La perspective n’a rien d’encourageant.
Les deux institutions, qui se livrent une bataille de prérogatives acharnée depuis des années, sont animées par une telle méfiance et une telle animosité réciproques qu’elles n’ont jamais accepté de se réunir au siège de l’une ou de l’autre pour leurs rencontres obligées. C’est ainsi qu’elles ont choisi le terrain neutre, et splendide, qu’offre la salle des Lys au palazzo Vecchio, chacun de ses membres se persuadant qu’un cadre aussi magnifique ne pouvait que convenir à son prestige et à sa réputation. Une fois l’habitude prise, les dignes représentants du musée et de la commission ont refusé d’y renoncer, même quand le palais connaissait sa énième phase de rénovation et qu’ils devaient délibérer entre les échafaudages et les toiles de protection. Ce qui était le cas ce jour-là.
Le professeur Ricci, un ancien camarade de classe de Pazzi, était dans le hall, où une crise d’éternuements due à la poussière de plâtre l’avait obligé à se précipiter. Quand il eut retrouvé un peu de souffle, il roula des yeux larmoyants vers Pazzi.
— La solita arringa ! siffla-t-il. Ça se chamaille, pour ne pas changer. Tu es là à cause de la disparition du type du palazzo Capponi ? Eh bien, ils sont en train de se disputer sa place, là-dedans. Sogliato la veut pour son neveu, mais les gens du service académique ont été impressionnés par le remplaçant temporaire qu’ils ont nommé il y a quelques mois, un certain docteur Fell. Ils veulent le garder.
Laissant son ami fouiller ses poches à la recherche de quelque mouchoir en papier, Pazzi entra dans la fameuse salle au plafond incrusté de lys en or. Les housses de toile qui protégeaient deux des murs atténuaient un peu les éclats de voix.
C’était le népotiste, Sogliato, qui avait la parole. Et qui la conservait en ayant recours à tous ses décibels.
— La correspondance archivée des Capponi remonte au XIIIe siècle ! Le docteur Fell pourrait être amené à avoir entre ses mains — entre ses mains qui n’ont rien d’italien, force m’est de le souligner… — une lettre manuscrite de Dante Alighieri en personne. Serait-il capable de la reconnaître comme telle ? Je ne pense pas, non, je ne pense pas ! D’accord, vous lui avez fait passer un test en italien médiéval et il est très positif. Moi-même, j’admets que sa maîtrise de la langue est admirable… pour un étranger. Mais est-il à l’aise avec les personnalités du Florence d’avant la Renaissance ? Je ne pense pas, pas du tout ! Admettons qu’il tombe dans la bibliothèque des Capponi sur un autographe de… de Guido Cavalcanti, par exemple ? Est-ce que cela signifiera quelque chose pour lui ? Je ne pense pas, absolument pas ! Vous daigneriez me répondre sur ce point, docteur Fell ?
Rinaldo Pazzi inspecta l’assemblée sans repérer un seul visage qui aurait pu ressembler au conservateur intérimaire dont il avait pourtant étudié le portrait photographique moins d’une heure plus tôt. Il ne le vit pas parce que le docteur n’était pas installé en compagnie des autres. C’est seulement en entendant sa voix qu’il le localisa dans la salle.
Il se tenait immobile près de la grande statue en bronze de Judith et Holopherne, le dos tourné à l’orateur et à toute l’assistance. Et, comme il resta dans cette position après avoir pris la parole, il était difficile de juger de quelle silhouette la voix s’élevait. Était-ce de Judith, son épée à jamais levée pour frapper le roi ivre, ou d’Holopherne, qu’elle saisissait par les cheveux, ou du docteur Fell, impassible et svelte figure au côté du groupe biblique de Donatello ? En tout cas, elle coupa tel un rayon laser dans la confusion des apartés et des exclamations. Un silence total se fit parmi les ratiocineurs.
— Cavalcanti a répondu publiquement au premier sonnet de La Vita Nuova dans lequel Dante décrit le rêve troublant où Béatrice Portinari lui est apparue, commença-t-il. Peut-être l’a-t-il fait de manière privée, également. S’il s’en est ouvert par écrit à un Capponi, ce devrait être à Andrea, qui était plus féru de littérature que ses frères…
C’est seulement alors qu’il se retourna, prenant le temps de faire face à l’assemblée après avoir laissé passer un moment qui avait mis tout le monde mal à l’aise, hormis lui.
— Vous connaissez ce premier sonnet, professeur Sogliato ? Vous le connaissez « vraiment » ? Eh bien, il exerçait une véritable fascination sur Cavalcanti et il vaut d’être médité. En voici une partie :
» Joyeux me semblait Amour, tenant
Mon cœur en sa main, et dans les bras il avait
Ma dame enveloppée d’un drap et dormant,
Puis il l’éveillait et de ce cœur ardent,
Malgré sa répugnance, il la nourrissait humblement;
Après je le voyais s’en aller en pleurant.
» Écoutez bien comment Dante se sert de l’italien vernaculaire, de ce qu’il appelait la vulgaris eloquentia, l’éloquence du peuple :
» Allegro mi sembrava Amor tenendo
Meo core in mano, e ne le braccia avea
Madonna involta in un drappo dormendo.
Poi la svegliava, e d’esto core ardendo
Lei paventosa umilmente pascea
Appreso gir lo ne vedea piangendo.
Même les plus revêches des Florentins ne pouvaient résister à ces vers que l’harmonieux toscan du docteur Fell faisait vibrer sur les fresques murales. D’abord par ses applaudissements, puis par une acclamation extasiée, le cénacle lui octroya tous pouvoirs sur le palazzo Capponi, tandis que Sogliato enrageait dans son coin. Pazzi n’aurait pu dire si sa victoire avait réjoui le docteur, car il avait à nouveau le dos tourné. Mais son adversaire n’avait pas dit son dernier mot.
— Puisque c’est un tel expert de Dante, qu’il en parle donc devant le Studiolo ! lança-t-il en baissant la voix sur ce dernier mot, comme s’il venait de nommer le Grand Inquisiteur. Qu’il se présente à eux aussitôt que possible, vendredi prochain s’il le peut !
Ainsi baptisé en référence au cabinet de travail richement décoré du palazzo Vecchio où il se réunissait souvent, le Studiolo était un petit cercle d’implacables érudits qui avaient ruiné un nombre impressionnant de réputations universitaires. Se soumettre à leur jugement nécessitait une préparation de longue haleine et constituait une redoutable épreuve. Aussitôt, l’oncle de Sogliato se leva pour appuyer sa proposition, et son beau-frère réclama un vote dont sa sœur nota avec soin le résultat dans le compte rendu officiel : la nomination du docteur Fell était confirmée, mais celui-ci devrait obtenir le satisfecit du Studiolo pour conserver son poste.
La commission mixte avait donc un nouveau conservateur pour le palais Capponi et, comme elle ne regrettait pas du tout l’ancien, elle traita avec la plus grande désinvolture les questions que le policier en disgrâce avait à son sujet. Pazzi résista avec un stoïcisme admirable.
En homme de terrain chevronné, Pazzi avait passé cette disparition inexpliquée au crible du profit : qui aurait pu avoir intérêt à ce que le directeur d’un fonds culturel ne soit plus là pour occuper sa place ? L’ancien conservateur était un célibataire, un universitaire respecté, une personne discrète qui menait une vie bien réglée. Il avait quelques économies, rien d’exceptionnel. Tout ce qu’il possédait, c’était sa fonction et le privilège, qui en découlait: occuper un appartement au dernier étage du palais Capponi.
Pazzi avait maintenant sous les yeux son remplaçant, confirmé dans son titre par ce conseil des sages après un interrogatoire serré sur l’histoire ancienne de Florence et l’italien médiéval. Il avait déjà consulté son dossier de candidature et son certificat médical officiel.
Il alla vers lui tandis que les participants à la réunion se hâtaient de ranger leur porte-documents avant de rentrer chez eux.
— Docteur Fell ?
— Oui, commendatore ?
Le nouveau conservateur était mince, de petite taille. Les verres de ses lunettes étaient fumés dans leur moitié supérieure. Son costume sombre était remarquablement coupé, même pour Florence.
— Je me demandais si vous aviez déjà rencontré votre prédécesseur ?
Les antennes d’un policier expérimenté sont conçues pour capter dans chaque cas la fréquence du malaise, de la peur. Chez son interlocuteur, qu’il observait attentivement, Pazzi ne perçut qu’un calme absolu.
— Non, jamais. Mais j’ai lu plusieurs de ses contributions dans la Nuova Antologia.
Même fluidité que dans sa déclamation de Dante tout à l’heure. S’il y avait une trace d’accent étranger dans son toscan, Pazzi aurait été bien en peine de dire lequel.
— Je sais que les inspecteurs qui ont été chargés de l’enquête au début ont passé le palazzo Capponi au peigne fin. Pas le moindre message, pas la moindre note annonçant un départ ou un suicide. Au cas où vous tomberiez sur quelque chose, quoi que ce soit de personnel, même un détail anodin en apparence, vous m’appellerez?
— Bien entendu, commendatore Pazzi.
— Est-ce que ses affaires sont toujours au palais ?
— Rangées dans deux valises, avec un inventaire détaillé.
— J’env… je viendrai les prendre, alors.
— Vous serait-il possible de me prévenir par téléphone, dans ce cas ? De cette manière, je pourrai désenclencher le système de sécurité avant votre arrivée, ce qui vous évitera une perte de temps.
« Ce type est trop calme. Il devrait avoir un peu peur de moi, théoriquement. Et il me demande de le prévenir avant que je débarque chez lui … »
Son apparition devant la commission mixte n’avait pas été très gratifiante pour l’ego de Pazzi. Il fallait s’y résigner, mais maintenant il se sentait piqué au vif par l’assurance de cet homme. Il voulut répliquer par une flèche, à son tour :
— Euh, docteur Fell, est-ce que je peux vous poser une question personnelle ?
— Si tel est votre devoir, commendatore…
— Vous avez une cicatrice relativement récente à la main gauche.
— Et vous avez une alliance pratiquement neuve à la vôtre. La « Vita Nuova » ?
Le sourire du docteur Fell révélait des dents petites, très blanches. Sans laisser à Pazzi le temps de se remettre de sa surprise et de décider s’il devait se sentir offensé ou non, il leva sa main gauche en l’air.
— Syndrome du canal carpien, commendatore. Historien, c’est un métier à risques…
— Pourquoi ne pas l’avoir déclaré sur votre formulaire médical quand vous êtes venu travailler ici ?
— J’avais le sentiment que les seules blessures qu’il fallait mentionner étaient celles qui ouvrent droit à des pensions d’invalidité. Or je n’en perçois pas. Et je ne suis pas invalide, non plus.
— L’opération a eu lieu au Brésil, donc, votre pays d’origine ?
— Elle ne s’est pas passée en Italie, la Sécurité sociale italienne ne m’a rien versé, déclara le docteur avec la même conviction que s’il était persuadé d’avoir répondu à la question de Pazzi.
Il ne restait plus qu’eux dans la salle de réunion. Le policier avait déjà atteint la porte lorsque le docteur Fell le héla.
— Commendatore Pazzi ?
Il n’était plus qu’une silhouette sombre se découpant sur les portes-fenêtres. Derrière lui, le Duomo se profilait au loin.
— Oui ?
— Vous êtes un Pazzi de la famille Pazzi, je ne me trompe pas ?
— En effet. Comment le savez-vous ?
Il aurait très mal supporté que son interlocuteur se réfère aux articles que la presse lui avait à nouveau consacrés ces derniers temps.
— Vous ressemblez à l’un des hauts-reliefs de Della Robbia dans votre chapelle familiale à Santa Croce.
— Ah… C’est Andrea de’ Pazzi, en saint Jean Baptiste.
Il avait ressenti un bref mais plaisant soulagement dans l’amertume de son cœur.
En quittant la salle des Lys, sa dernière impression du docteur Fell fut l’extraordinaire immobilité que ce dernier savait observer.
Il allait bientôt connaître d’autres traits du personnage.
Qu’est-ce qui peut encore nous paraître choquant, endurcis comme nous le sommes par l’étalage incessant de l’impudeur et de la vulgarité ? Voilà une question pleine d’enseignements. Ou encore : qu’est-ce qui est encore capable de venir frapper la molle carapace de notre conscience malléable avec assez de force pour éveiller notre attention ?
A Florence, il y avait alors un exemple : l’exposition intitulée « Instruments de torture et d’atrocités », où Rinaldo Pazzi eut l’occasion de rencontrer à nouveau le docteur Fell.
Constituée de plus de vingt pièces historiques présentées avec une documentation très complète, cette exposition se tenait dans les murs austères du Forte di Belvedere, un bastion du XVIe siècle qui contrôle les remparts méridionaux de la ville depuis le temps des Médicis. Le public lui avait réservé un accueil enthousiaste qui avait surpris les organisateurs. La foule s’y bousculait dans un état d’excitation très palpable, une morbidité frétillante.
Prévue initialement pour un mois, l’exposition allait en durer six, attirant autant de visiteurs que la galerie des Offices et plus que le palais Pitti. Ses initiateurs, deux empailleurs véreux qui s’étaient jadis nourris des abats des trophées de chasse qu’ils étaient censés immortaliser, se retrouvèrent vite millionnaires. Ils partirent ensuite dans une tournée triomphale à travers l’Europe avec leurs effrayants appareils et leur smoking flambant neuf.
La majorité des badauds venaient en couple, profitant d’horaires d’ouverture très souples pour contempler les instruments de souffrance main dans la main et lire attentivement les notices qui détaillaient en quatre langues la provenance de chacun d’eux, ainsi que son mode d’emploi. Des illustrations de Dürer et d’autres artistes, complétées de croquis modernes, éclairaient la multitude sur des sujets tels que l’art d’administrer le supplice de la roue. On pouvait lire ainsi sur l’un des panneaux que « si les princes d’Italie préféraient voir leurs victimes broyées au sol par une roue cerclée de fer qui écrasait leurs membres sur des blocs de pierre disposés en dessous (comme représenté ici), la méthode la plus pratiquée en Europe du Nord était d’attacher le ou la condamné (e) à la roue, de lui rompre les os à coups de barre de fer puis de passer ses membres disloqués autour des rayons — les fractures ouvertes leur donnant la flexibilité requise -, tandis que le torse et la tête encore animée et hurlante demeuraient au centre. Cette dernière technique assurait un spectacle plus intense, qui pouvait cependant tourner court dans le cas où un fragment de moelle venait bloquer la circulation sanguine de la victime ».
Ce déploiement d’atrocités devait forcément attirer un connaisseur des pires aspects de l’humanité. Mais l’essence même de l’abjection, la véritable assa-fœtida de l’esprit humain, n’était pas à trouver dans la « Fiancée de fer » ou dans la lame la plus affûtée. Non, l’Horreur Élémentaire était présente sur les visages congestionnés du public.
Dans la pénombre de la grande salle aux murs de pierre, sous les cages des suppliciés qui pendaient du plafond dans la lumière des spots, serrant dans sa main marquée ses lunettes dont une branche caressait pensivement ses lèvres, le docteur Fell, ce gourmet des obscénités faciales, était plongé dans la contemplation du flot des visiteurs.
C’est dans cette position que Rinaldo Pazzi l’aperçut.
Pazzi était venu ici pour sa deuxième corvée de la journée. Au lieu de dîner tranquillement avec sa femme, il devait se frayer péniblement un chemin dans la foule afin de placarder une nouvelle affiche mettant en garde les couples d’amoureux contre le Monstre de Florence, le tueur qu’il avait été incapable de neutraliser. Ses supérieurs lui avaient déjà enjoint d’en mettre une au-dessus de son bureau, aux côtés d’avis de recherche venus du monde entier.
Les deux empailleurs, qui se trouvaient à la caisse pour surveiller les recettes, n’avaient été que trop contents d’ajouter une note de barbarie contemporaine à leur rétrospective, mais ils avaient demandé à Pazzi de se débrouiller seul, aucun d’eux n’étant visiblement prêt à laisser son associé seul avec le magot.
A son passage, quelques Florentins qui avaient reconnu le policier se réfugièrent dans l’anonymat de la multitude pour le conspuer. Imperturbable, Pazzi punaisa l’affiche bleue, ornée de son unique œil menaçant, sur un panneau d’annonces près de l’entrée, à un endroit où elle attirerait le plus les regards, et alluma la rampe lumineuse au-dessus. En observant les couples qui quittaient l’exposition, il remarqua que plusieurs d’entre eux étaient en chaleur, profitant de la cohue pour se frotter l’un contre l’autre. Il ne voulait pas avoir à endurer encore un autre tableau mis en scène par Il Mostro, encore du sang et des fleurs…
Il était par contre très désireux d’aller parler au docteur Fell : puisqu’il se trouvait si près du palazzo Capponi, c’était un moment fort opportun pour passer prendre les affaires personnelles du conservateur porté disparu. Mais, lorsqu’il se retourna après avoir fixé l’affiche, le docteur n’était plus là, et il ne le vit pas parmi ceux qui se massaient vers la sortie. Il ne restait plus que le mur de pierre sur lequel sa silhouette s’était découpée, sous la cage où un squelette effondré en position fœtale continuait à supplier qu’on lui donne à manger.
Sourcils froncés, Pazzi se débattit encore pour ressortir sur l’esplanade. Là non plus, aucune trace du docteur. L’appariteur en faction l’avait reconnu, il ne broncha pas quand le policier enjamba le cordon qui canalisait les visiteurs et s’éloigna dans les jardins obscurs du Forte di Belvedere.
Il alla aux remparts, se pencha en regardant vers le nord, par-delà l’Arno. La vieille ville de Florence était à ses pieds, la grosse bosse du Duomo et la tour du palazzo Vecchio baignées de lumière.
Il se sentait vieux, très vieux, dépérissant sur le pal du ridicule. Sa cité natale faisait de lui des gorges chaudes.
Le FBI venait de lui porter un nouveau coup de poignard dans le dos en indiquant à la presse que le portrait-robot d’Il Mostro mis au point par ses services ne correspondait en rien à l’homme que Pazzi avait arrêté. La Nazione avait ajouté en guise de commentaire que l’emprisonnement de Tocca avait été ni plus ni moins qu’un « coup monté ». Par lui.
L’avant-dernière fois où il avait placardé sur un mur l’avis de recherche du tueur en série, c’était aux États-Unis, et c’était alors un trophée qu’il avait fièrement apposé dans les locaux de la division Science du comportement du FBI, puis complété d’un autographe à la demande pressante de ses collègues américains. Ils le connaissaient tous, l’admiraient, recherchaient sa compagnie. Sa femme et lui avaient été invités à des week-ends sur la côte du Maryland…
Accoudé au parapet, les yeux perdus sur sa vénérable cité, il respira soudain le parfum salé de la brise venue de la baie de Chesapeake, il revit son épouse sur la plage avec ses chaussures de sport blanches toutes neuves.
A Quantico, les agents de la Science du comportement lui avaient montré une vue générale de Florence qui était pour eux plus qu’une curiosité. L’angle était le même que le sien à cet instant, la vieille ville depuis le Belvédère, la meilleure perspective qui soit, mais sans couleur. Un dessin au crayon, avec des ombres au fusain. Il figurait sur une photographie, en arrière-plan. C’était un cliché du célèbre serial killer américain, le docteur Hannibal Lecter, « Hannibal le Cannibale ». Lecter avait dessiné Florence de mémoire et son œuvre était accrochée au mur de sa cellule à l’asile d’aliénés. Un endroit aussi sinistre que celui que Pazzi venait de quitter.
Quand fut-il atteint par l’illumination, par l’idée venue à son terme après une longue et occulte maturation ? Deux séries de deux images en écho : la ville réelle qu’il avait sous les yeux et le dessin dont il s’était souvenu; l’affiche d’Il Mostro qu’il avait punaisée quelques minutes auparavant et l’avis de recherche de Mason Verger dans son bureau, avec la fabuleuse récompense en gros chiffres et ses recommandations détaillées. Comment était-ce, déjà ? « Le docteur Lecter cherchera à dissimuler sa main gauche, voire à modifier son apparence par une opération chirurgicale. Elle constitue en effet un cas de polydactylie — présence de doigts surnuméraires parfaitement formés — des plus rares, immédiatement identifiable. »
La cicatrice sur la main du docteur Fell tandis qu’il pressait ses lunettes contre ses lèvres. Un croquis très fidèle de la même vue dans la cellule de Hannibal Lecter.
Avait-elle surgi pendant qu’il contemplait Florence en contrebas, cette intuition, ou était-elle sortie des ténèbres intenses au-dessus des monuments éclairés ? Et pourquoi avait-elle été annoncée par la réminiscence d’une odeur, celle de la brise salée de l’Atlantique ? Paradoxalement pour un homme chez qui le sens de la vue prédominait, la certitude arriva avec un son, celui qu’aurait fait une goutte en tombant dans une mare en train de se former.
« Hannibal Lecter s’est enfui à Florence. Plop ! Hannibal Lecter est le docteur Fell. »
Une voix intérieure cherche à le raisonner : il est peut-être en train de perdre la raison derrière les verrous de son infortune ; son esprit aux abois est peut-être en train de se briser les dents sur les barreaux, tel le squelette mort de faim dans sa cage.
Il n’a pas souvenir d’avoir bougé, mais le voici soudain à la porte Renaissance par laquelle on quitte le Belvédère sur la Costa di San Giorgio, une ruelle en pente abrupte qui plonge vers le cœur de la vieille ville et l’atteint en moins d’un kilomètre. Ses jambes paraissent le porter sur les pavés inclinés en dépit de sa volonté, plus rapides qu’il ne l’aurait désiré, déterminées à rejoindre celui qui répond au nom de Fell et qui a lui aussi forcément emprunté ce chemin pour rentrer chez lui. Et, en effet, au milieu de la pente, Pazzi oblique sur la Costa Scarpuccia et continue à descendre, à descendre jusqu’à déboucher via de’ Bardi, près du fleuve. Près du palazzo Capponi, demeure du docteur Fell.
Essoufflé par sa descente, Pazzi trouva un poste d’observation à l’écart des réverbères, une entrée d’immeuble en face du palais. Si quelqu’un passait par là, il pourrait toujours feindre d’appuyer sur une sonnette.
Le palazzo Capponi était plongé dans l’obscurité. Au-dessus du grand portail à double battant, il distingua le voyant rouge d’une caméra de surveillance. Impossible de savoir si elle fonctionnait en permanence ou si elle se déclenchait seulement quand on sonnait à l’entrée. Comme elle était installée bien à l’intérieur du porche couvert, il était en revanche pratiquement convaincu qu’elle ne pouvait pas balayer toute la façade.
Il attendit une demi-heure, écoutant sa respiration. Le docteur n’arrivait pas. Ou bien était-il déjà chez lui, lumières éteintes ? La rue était déserte. Pazzi traversa en hâte et alla se plaquer contre le mur.
Des sons assourdis lui parvenaient, de très loin. Il colla la tête aux barreaux froids d’une fenêtre pour mieux entendre. De la musique. Les Variations Goldberg de Bach, excellemment interprétées au clavecin.
Il devait attendre, se dissimuler, réfléchir. Il était trop tôt pour s’abattre sur sa proie. Concevoir un plan était indispensable. Il ne voulait pas commettre une nouvelle stupidité. Lorsqu’il reprit son guet de l’autre côté de la rue, son nez fut le dernier à disparaître dans l’obscurité.
Selon la tradition, le martyr chrétien San Miniato ramassa sa tête coupée sur le sable de l’amphithéâtre romain de Florence, la cala sous son bras, traversa le fleuve et gagna la montagne, où il repose dans sa splendide église.
Animé de ses propres forces ou transporté, il est en tout cas certain que le corps de San Miniato passa alors par la voie antique sur laquelle nous nous trouvons maintenant, la via de’ Bardi.
Le soir tombe et la rue est vide, ses pavés posés en éventail luisant sous une bruine hivernale pas assez froide pour éliminer l’odeur de chat. Nous sommes devant des palais édifiés il y a six siècles par les princes-marchands, ces faiseurs de rois et comploteurs de la Renaissance florentine. De l’autre côté de l’Arno, à portée d’arbalète, s’élèvent les piques cruelles de la Signoria, où le moine Savonarole fut pendu et brûlé, et ce grandiose étal de christs sanguinolents qu’est la galerie des Offices.
Serrées les unes contre les autres dans la vieille rue, ces anciennes demeures de famille congelées dans le temps par la bureaucratie italienne ont l’aspect extérieur de prisons. A l’intérieur, cependant, ce sont de vastes et nobles espaces, de grands corridors silencieux à jamais condamnés derrière des rideaux de soie rongés par l’humidité, dans lesquels des œuvres mineures des maîtres de la Renaissance sont vouées à l’ombre depuis des décennies, mais les éclairs de l’orage les illuminent lorsque les draperies finissent par tomber au sol.
Et vous voici devant le palais des Capponi, une famille dont les lettres de noblesse remontent à un millénaire, qui fut capable de déchirer l’ultimatum d’un roi français sous son nez et produisit un pape.
Derrière leurs grilles en fer, ses fenêtres sont obscures. Les porte-torches sont vides. Ici, dans cette vieille vitre étoilée, l’impact d’une balle des années 40. Rapprochez-vous encore. Posez votre oreille contre les barreaux froids, comme le policier l’a fait, écoutez. Un clavecin au loin. Les Variations Goldberg, interprétées non à la perfection mais tout de même fort bien, avec un sens de la musique communicatif. Excellemment, non parfaitement: la main gauche trahit peut-être une certaine raideur.
Si vous vous croyez invulnérable, entrerez-vous ? Allez-vous pénétrer dans ce palais tellement chargé de sang et de gloire, risquer votre visage à travers la toile impalpable des ténèbres, vers les notes cristallines qui jaillissent exquisément du clavecin ? Les caméras de surveillance ne peuvent nous voir, ni le limier trempé de pluie qui guette sous le porche d’en face. Venez…
Dans le hall d’entrée, l’obscurité est presque totale. Un long escalier en pierre, sa rampe froide sous notre main qui glisse, ses marches creusées par des siècles d’allées et venues, inégales sous nos pieds tandis que nous montons, guidés par le musique.
Les hauts battants de la double porte qui donne accès au salon de réception grinceraient et gémiraient si nous avions à les pousser. Pour vous, elles sont ouvertes. La musique vient de tout au fond de la pièce, de même que l’unique source de lumière, de nombreuses chandelles qui projettent une lueur rougeâtre à travers la petite entrée d’une chapelle attenante.
Allez, traversez le salon. Au passage, nous devinons des meubles massifs cachés sous leur housse, formes vagues pas tout à fait immobiles dans l’éclat dansant des bougies, tel un troupeau endormi dans l’ombre. Au-dessus de nous, la pièce semble se perdre dans les ténèbres.
La lueur rougeoyante tombe sur un clavecin décoré et sur un homme que les spécialistes de la Renaissance connaissent sous le nom de Fell. Son maintien est élégant, le dos bien droit, le torse captivé par la musique, des reflets d’orient dans ses cheveux et sur sa robe de chambre en soie tissée, chatoyante comme la peau d’un bel animal.
Le rabat ouvert de l’instrument est décoré d’une scène de banquet très réaliste, dont les petits personnages semblent s’agiter dans la lueur des bougies au-dessus des cordes. Le docteur Fell joue les yeux fermés. Il n’a pas besoin de partition. Devant lui, posé sur le support en forme de lyre, point de feuillets couverts de notes, mais la feuille à scandale américaine, le National Tattler, sa une pliée de telle sorte que seule une photographie est visible. C’est le visage de Clarice Starling.
Notre musicien a un sourire quand il achève le morceau. Il reprend une fois la sarabande pour son seul plaisir et, tandis que la dernière corde griffée par un bec de plume finit de vibrer avant d’abandonner la vaste pièce au silence, il ouvre les yeux. Ses pupilles sont illuminées d’un point rouge au centre. La tête penchée de côté, il contemple le journal.
Sans bruit, il se lève, prend le tabloïd US entre ses doigts et l’emporte dans la minuscule chapelle, conçue et décorée bien avant la découverte de l’Amérique. Quand il le déplie dans la lumière des chandelles, on croirait que les saints qui surplombent l’autel lisent le gros titre par-dessus son épaule, comme on le ferait dans la queue à la caisse d’un magasin. La police est un Railroad Gothic corps 72 : « L’ANGE DE LA MORT : CLARICE STARLING, LA MACHINE À TUER DU FBI ».
Les visages figés dans l’agonie et la béatitude s’effacent tout autour de lui lorsqu’il mouche toutes les bougies. Il n’a pas besoin de lumière pour traverser le grand salon. Un souffle d’air quand le docteur Hannibal Lecter passe près de nous, puis la porte imposante grince et se referme avec un claquement sourd que nous sentons résonner sous nos pieds. Silence.
Des bruits de pas dans une autre pièce. Ici, les bruits se réverbèrent tant que les murs paraissent plus proches qu’ils ne le sont, mais les plafonds restent hauts, les échos tardent à mourir au-dessus de nous. L’atmosphère immobile recèle une odeur de vélin, de parchemin et de chandelles éteintes.
Un froissement de papier dans le noir, du bois qui craque. Le docteur Lecter s’est assis dans un gros fauteuil au milieu de la bibliothèque Capponi, objet de tant de rumeurs et de convoitises. Ses yeux ont des reflets rougeâtres, certes, mais ils ne brillent pas comme des braises dans la nuit, ainsi que certains de ses anciens gardiens l’ont soutenu. L’obscurité est totale. Il médite…
Il est vrai que le docteur Lecter a libéré le poste de conservateur du palazzo Capponi en le retirant à son ancien titulaire par une opération toute simple qui n’a demandé que quelques secondes d’intervention sur le vieil homme et un très modeste investissement constitué par l’achat de deux sacs de ciment. Mais, une fois la voie libre, il a honnêtement gagné son titre en démontrant à la commission des Beaux-Arts un rare talent de linguiste, sa capacité à traduire instantanément l’italien médiéval ou le latin de manuscrits calligraphiés dans l’écriture gothique la plus complexe.
Ici, il a trouvé une paix qu’il voudrait préserver, n’ayant tué pratiquement personne hormis son prédécesseur depuis son arrivée à Florence.
Si sa nomination en tant que conservateur-traducteur affecté à la bibliothèque Capponi lui apporte une si considérable satisfaction, c’est pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ces amples volumes, ces plafonds altiers sont un soulagement après des années de confinement dans un espace étriqué. Mais, plus important encore, il ressent une subtile affinité avec ces lieux : c’est le premier édifice privé qui dans ses dimensions et ses détails se rapproche du palais de la mémoire qu’il habite en pensée depuis sa prime jeunesse.
Et la bibliothèque, cette collection exceptionnelle de manuscrits et de correspondances qui remonte au XIIIe siècle, lui permet de se laisser aller à une certaine curiosité relative à ses propres origines.
A partir de données fragmentaires recueillies dans sa famille, le docteur Lecter estime descendre d’un dénommé Giuliano Bevisangue, une personnalité toscane du XIIe siècle qui inspirait une crainte tenace à ses concitoyens, ainsi que des Machiavelli et des Visconti. Les archives Capponi sont donc le site rêvé pour de plus amples recherches, inspirées par un intérêt plus abstrait qu’égotiste, car il n’a pas besoin de repères conventionnels, lui : tout comme son quotient intellectuel et son niveau de rationalité, l’ego du docteur Lecter ne se mesure pas à l’aune du commun.
En réalité, sa seule appartenance au genre humain a toujours été un sujet de controverse et de spéculation dans les milieux psychiatriques. Non sans rapport avec la crainte que sa plume acérée leur inspirait dans les publications professionnelles, ses collègues ont souvent été enclins à le définir comme l’Autre absolu. « Monstre » est le terme commode qu’ils utilisent à cet effet.
Donc, le monstre est assis dans la bibliothèque obscure, tandis que son esprit peint les ténèbres de couleurs et qu’une tonalité médiévale empreint ses pensées. Il soupèse le policier.
Un déclic. Une lampe basse s’allume.
Maintenant, nous sommes en mesure de le voir installé devant une table de réfectoire du XVIe siècle. Dans son dos, le mur est couvert de casiers de manuscrits et de hautes reliures en toile dont l’âge remonte à plus de huit cents ans. Un recueil de correspondance avec un ministre de la République de Venise datant du XIVe est ouvert sous ses yeux avec, en guise de presse-papiers retenant ses pages, un petit moulage en plâtre réalisé par Michel-Ange quand il préparait son fameux Moïse. Devant l’encrier, un ordinateur portable lui permet de mener ses recherches en ligne par l’intermédiaire du serveur de l’université de Milan.
Au milieu des piles de parchemins jaunis par le temps, le bleu et le rouge criards du National Tattler se détachent. A côté, un exemplaire de l’édition florentine de La Nazione. C’est ce dernier journal que choisit Lecter. Il lit la plus récente attaque menée contre Rinaldo Pazzi que les dénégations du FBI viennent de provoquer. « Tocca n’a jamais correspondu au profil psychologique que nous avions réalisé », affirme un porte-parole des services américains. Rappelant le séjour que Pazzi avait effectué à la célèbre académie de Quantico, le quotidien italien constate qu’il aurait dû savoir…
Si l’affaire Il Mostro ne présentait aucun intérêt pour le docteur Lecter, le passé de l’inspecteur Pazzi lui importait, au contraire. Il était déplorable que le sort lui ait fait croiser un policier italien entraîné à Quantico, où Hannibal Lecter était un véritable cas d’école.
Lorsqu’il avait étudié son visage au palazzo Vecchio et s’était trouvé assez près de lui pour respirer ses effluves, il avait été convaincu que Pazzi ignorait tout de lui, et cela malgré sa question à propos de sa cicatrice à la main gauche. Il n’avait même pas de soupçons sérieux quant à son éventuelle implication dans la disparition du conservateur.
Mais il l’avait aperçu à l’exposition des instruments de torture. Mieux aurait valu tomber sur lui à un concours d’orchidées…
Le docteur Lecter savait pertinemment que tous les ingrédients de l’épiphanie étaient déjà présents dans le cerveau de l’enquêteur, gravitant pour l’instant au hasard parmi les millions d’autres informations qu’il avait à gérer.
Rinaldo Pazzi était-il condamné à rejoindre l’ex-conservateur du palazzo Capponi dans son humide sous-sol ? Devait-il être retrouvé après s’être selon toute apparence suicidé ? La Nazione ne serait que trop heureuse de l’avoir poussé à la mort.
Non, pas maintenant. Sa décision prise, le monstre reprit posément l’étude de ses rouleaux de vélin et de ses lettres parcheminées.
L’esprit dégagé, il put savourer à loisir le style de Neri Capponi, banquier et émissaire florentin à Venise au XVe siècle. Jusque tard dans la nuit, il lut les missives, à voix haute parfois, pour son seul plaisir.
Avant le lever du jour suivant, Pazzi avait obtenu les photos d’identité jointes à la demande de carte de travail italienne formulée par le docteur Fell, qui figuraient avec le négatif original de son permesso di soggiorno dans le dossier conservé par les Carabinieri. Par ailleurs, il disposait des portraits de face et de profil reproduits sur l’avis de recherche diffusé par Mason Verger, des documents d’excellente qualité. Sur les unes et sur les autres, la forme du visage était similaire mais, si Fell était réellement Lecter, son nez et ses joues avaient dû être retouchés, peut-être avec des injections de collagène.
Les oreilles, par contre, étaient très encourageantes. Tel Alphonse Bertillon un siècle plus tôt, Pazzi les étudia longuement avec sa loupe. Elles semblaient correspondre.
Sur l’ordinateur poussif de la Questura, il entra son code d’accès Interpol au VICAP du FBI et demanda le volumineux dossier Lecter. Tout en maudissant la lenteur de son modem, il scruta l’écran brouillé de lignes avant que le texte ne commence à s’afficher de manière lisible. Il en connaissait déjà l’essentiel, mais deux éléments, l’un nouveau, l’autre plus ancien, le firent se figer, souffle court. Le premier était un ajout récent à propos d’une radiographie qui paraissait indiquer que le docteur Lecter avait subi une opération chirurgicale à la main gauche. Le second, un rapport manuscrit de la police du Tennessee qui avait été scanné, notait en passant qu’au moment où il avait trucidé ses gardes à Memphis, Hannibal Lecter était en train d’écouter une cassette des Variations Goldberg.
Conformément à la règle, l’affiche produite par sa richissime victime, Mason Verger, encourageait tout informateur à contacter le FBI au numéro dûment indiqué. Les mises en garde d’usage sur le fait que Lecter pouvait être armé et dangereux n’avaient pas été omises non plus. Mais un téléphone privé était aussi indiqué, et la série de chiffres apparaissant juste au-dessus du paragraphe évoquait l’énorme récompense promise.
Le prix du billet d’avion entre Florence et Paris est totalement déraisonnable. Pazzi dut puiser dans ses économies pour le payer.
Il ne pensait pas que la police française pourrait lui donner un protecteur d’appels sans chercher à savoir pourquoi il en avait besoin, et il ne connaissait aucun autre moyen de s’en procurer. Dans une cabine téléphonique American Express, place de l’Opéra, il composa le numéro indiqué sur l’affiche de Mason Verger. La ligne serait surveillée, sans doute. Il se débrouillait en anglais, mais il était certain que son accent allait aussitôt trahir ses origines italiennes.
La voix qui répondit, masculine, américaine, était d’un calme impressionnant.
— De quoi s’agit-il, s’il vous plaît?
— Je pourrais avoir des informations concernant Hannibal Lecter.
— Oui ? Merci d’appeler. Vous savez où il se trouve actuellement ?
— Je crois, oui. La récompense tient toujours ?
— Certainement. Quelle preuve substantielle qu’il s’agit bien de lui avez-vous ? Vous devez comprendre que nous recevons énormément d’appels fantaisistes.
— Je peux vous dire qu’il a subi une opération de chirurgie esthétique au visage et qu’il s’est fait opérer la main gauche. Mais il peut encore jouer les Variations Goldberg au clavecin. Et il a des papiers brésiliens.
Un silence.
— Pourquoi n’avez-vous pas appelé la police ?J’ai l’obligation de vous y encourager, vous le savez ?
— Est-ce que la récompense est attribuable en toutes circonstances ?
— Elle sera versée pour des informations permettant son arrestation et sa condamnation.
— Mais est-ce qu’elle serait payable dans des circonstances… particulières ?
— Vous suggérez qu’il y aurait une prime pour la tête du docteur Lecter ? Pouvant être attribuée à une personne qui, disons, n’est normalement pas autorisée à accepter une récompense ?
— Oui.
— Nous poursuivons le même but, monsieur, donc je vous prie de ne pas raccrocher, le temps que je vous fasse une suggestion. Proposer une prime pour la mort de quelqu’un est contraire aux conventions internationales et aux lois des États-Unis. Ne raccrochez pas, s’il vous plaît. Puis je vous demander si vous appelez d’Europe ?
— Oui, et je ne dirai rien de plus à mon sujet, rien.
— Compris. Maintenant, écoutez-moi bien : je vous suggère de prendre contact avec un avocat afin de considérer avec lui la législation sur les primes, et je vous conseille de ne tenter aucune action hors de la légalité contre le docteur Lecter. Puis-je vous recommander un avocat? Il en existe un à Genève qui est un expert en la matière. Je peux vous donner un numéro d’appel gratuit, si vous voulez. Je vous encourage vivement à l’appeler et à lui parler en toute franchise.
Après avoir acheté une carte téléphonique, Pazzi passa sa deuxième communication d’une cabine du Bon Marché. Son interlocuteur avait un fort accent suisse, un ton sec et professionnel. L’échange dura moins de cinq minutes.
Mason était prêt à payer un million de dollars américains en échange de la tête et des deux mains du docteur Lecter. Il verserait la même somme pour toute information permet tant son arrestation. Et il débourserait le triple contre le docteur vivant, discrétion totale garantie, sans questions inutiles. L’arrangement prévoyait une avance de cent mille dollars, à débloquer dès que Pazzi aurait fourni une empreinte digitale du docteur Lecter, nettement identifiable sur un objet quelconque. Une fois cette vérification achevée, il pourrait aller constater la présence du reste de la somme en liquide dans un coffre numéroté en Suisse, à sa convenance.
Avant de quitter le Bon Marché pour repartir à l’aéroport, Pazzi acheta à sa femme un déshabillé en moiré pêche.
Que deviennent nos règles de conduite quand nous avons compris que les honneurs et la réputation ne sont qu’une écume éphémère, quand nous en sommes arrivés à penser avec Marc Aurèle que l’opinion des générations à venir ne vaudra pas plus que celle de nos contemporains ? Est-il possible de « bien » se conduire, alors ? En avons-nous le désir, même?
Rinaldo Pazzi, un Pazzi d’entre les Pazzi, l’inspecteur en chef de la Questura de Florence, était arrivé au point où il devait décider ce que valait son honneur, ou s’il est une sagesse plus durable qu’une aléatoire dignité.
De retour de Paris à l’heure du dîner, il se coucha tôt. Il aurait voulu demander conseil à sa femme, mais c’était impossible. Il puisa du réconfort en elle, cependant. Ensuite, il resta longtemps éveillé, bien après que la respiration de son épouse eut retrouvé un rythme apaisé près de lui. Il finit par renoncer à chercher le sommeil, se leva pour aller faire un tour et réfléchir.
La cupidité n’est pas un trait inconnu de l’Italie, et Rinaldo Pazzi en avait assimilé son compte dans l’atmosphère de son pays natal. Son avidité et son ambition naturelles avaient encore été aiguisées par son séjour en Amérique, une contrée où toutes les influences, y compris la mort de Jéhovah et le triomphe de Mammon, ont un impact plus immédiat.
Lorsqu’il sortit de l’ombre de la Loggia et s’arrêta sur la piazza della Signoria, là où Savonarole avait été brûlé, lorsqu’il leva les yeux vers la fenêtre du palazzo Vecchio tout illuminé à travers laquelle son ancêtre était allé à la mort, il croyait encore considérer son dilemme. Il se trompait : il avait déjà pris sa décision, petit à petit.
Nous aimons assigner un moment précis à nos résolutions ainsi, le processus nous paraît le résultat pertinent d’un raisonnement venu à maturation en temps voulu. Elles ne sont pourtant qu’un mélange d’émotions entrecroisées, plus souvent un amas confus qu’une somme réfléchie.
Pazzi avait déjà pris sa décision en s’embarquant dans l’avion pour Paris. Et encore une heure auparavant, quand son épouse n’avait été que conjugalement réceptive dans son déshabillé neuf. Et encore quelques minutes plus tard lorsque, étendu dans le noir et tendant la main pour lui caresser la joue avant de lui donner un tendre baiser, il avait senti une larme sous sa paume. A cet instant, sans le savoir, elle avait dévoré son cœur.
Quoi, les honneurs, à nouveau ? Une autre occasion de supporter la mauvaise haleine de l’évêque tandis que les silex sacrés mettraient à feu la fusée plantée dans l’arrière-train d’une colombe en tissu ? De nouvelles louanges venues de politiciens dont l’inspecteur ne connaissait que trop bien la vie privée ? Devenir aux yeux de tous « le policier qui a attrapé Hannibal Lecter » ? A quoi bon ? Dans sa profession, la reconnaissance ne durait jamais longtemps. Non, il valait mieux… le vendre.
L’idée le frappa de plein fouet, le laissant livide mais déterminé. Et, au moment où cet amoureux de la vision fit face à son destin, c’est deux parfums qu’il eut mêlés dans sa tête, celui de sa femme et l’effluve salé de la baie de Chesapeake.
« Vends-le. Vends-le. Vends-le. VENDS-LE ! VENDS-LE ! VENDS-LE ! »
Francesco de’ Pazzi n’avait pas frappé avec plus de frénésie quand, en 1478, il avait lardé de coups de poignard Giuliano sur le sol de la cathédrale et s’était blessé lui-même à la cuisse dans cet accès de rage sanguinaire.
Le relevé d’empreintes digitales du docteur Hannibal Lecter est un objet de collection, voire même de culte. La carte originale est accrochée sous verre au mur du département d’identification du FBI. Conformément à la procédure prévue pour les personnes polydactyles, les empreintes du pouce et des quatre doigts adjacents se trouvent au recto et celle du sixième au verso.
Après son évasion, des copies du relevé ont circulé dans le monde entier. L’avis de recherche diffusé par Mason Verger en présentait un agrandissement assez net, avec les particularités assez bien signalées pour qu’un œil un tant soit peu entraîné puisse les reconnaître aussitôt.
Relever des empreintes simples n’est pas une tâche ardue. Pazzi, qui s’y entendait fort bien, aurait pu le faire pour établir une comparaison rapide et se donner ainsi la preuve définitive qu’il ne se trompait pas. Mais Mason Verger exigeait une trace fraîche, in situ, que ses experts mesureraient et analyseraient eux-mêmes. Verger avait déjà été abusé par de vieilles empreintes relevées des années plus tôt sur les lieux des premiers crimes du docteur Lecter.
Mais comment se procurer un objet manipulé par le docteur Fell sans éveiller sa méfiance ? Il était vital de ne pas l’inquiéter, car il n’était que trop capable de s’évanouir dans la nature, retirant ainsi sa dernière carte à Pazzi.
L’érudit quittait rarement le palais Capponi. La prochaine réunion de la commission des Beaux-Arts n’aurait lieu que dans un mois, trop de temps à attendre pour aller poser un verre d’eau à sa place… A toutes les places, même, car ce genre de petites attentions n’était pas dans les mœurs de l’auguste comité.
Dès lors qu’il avait décidé de vendre Lecter à Mason Verger, Pazzi était obligé d’agir en solitaire. Il ne pouvait se permettre d’attirer l’attention de la Questura sur le docteur Fell en demandant un mandat de perquisition au palazzo Capponi. Et le système de sécurité de l’édifice l’empêchait de s’y introduire par effraction pour y recueillir des empreintes.
La poubelle du docteur était bien plus propre et neuve que celles de ses voisins. Pazzi acheta un modèle similaire et alla interchanger les couvercles en pleine nuit. Mais la surface galvanisée n’était pas un support idéal pour cet exercice. En s’escrimant dessus jusqu’au matin, il n’obtint qu’un cauchemar pointilliste de traces indéchiffrables.
Quelques heures plus tard, les yeux rougis par l’insomnie, il entrait dans une bijouterie du Ponte Vecchio, où il fit l’acquisition d’un large bracelet en argent poli et du présentoir tendu de velours sur lequel il avait été exposé. Puis il se rendit dans le quartier des artisans, un labyrinthe de ruelles étroites derrière le palais Pitti au sud de l’Arno, et chargea un bijoutier de meuler le nom du fabricant sur la pièce. Quand l’homme de l’art lui proposa d’appliquer une couche de protection sur l’argent, il refusa.
Sollicciano, la prison de Florence sur la route de Prato, est une sinistre vision.
Au deuxième étage du bâtiment des femmes, Romula Cjesku, penchée au-dessus d’un grand bac à lessive, se savonnait énergiquement les seins. Elle se sécha avec soin avant d’enfiler une ample chemise en coton fraîchement lavée. Une autre Tsigane qui revenait de la salle des visites lui dit quelques mots en romani au passage. Une ligne minuscule se creusa entre les yeux de Romula, mais son beau visage conserva l’expression solennelle qui lui était coutumière.
A huit heures trente précises, comme le voulait le règlement, elle fut autorisée à franchir la grille intérieure. Mais, alors qu’elle approchait de la salle des visites, une matonne l’intercepta et l’entraîna dans un petit bureau au rez-de-chaussée de la prison. Là, au lieu de l’infirmière habituelle, c’était Rinaldo Pazzi qui tenait son bébé dans les bras.
— Bonjour, Romula.
Elle alla droit à lui et il lui tendit aussitôt le nourrisson. Le petit voulait téter, il cherchait son sein.
Pazzi lui montra du menton un paravent dressé dans un coin.
— Il y a une chaise derrière. On pourra parler pendant que tu lui donnes la tétée.
— Parler de quoi, dottore ?
L’italien de Romula était correct, de même que son français, son anglais, son espagnol et bien entendu sa langue maternelle, le romani. Elle s’exprimait sans affectation; mais tous ses talents de comédienne ne l’avaient pas empêchée de récolter ces trois mois de détention pour vol à la tire.
Elle passa derrière le paravent. Un sac en plastique dissimulé dans les langes du bébé contenait quarante cigarettes et soixante-cinq mille lires en coupures usées. Elle était confrontée à un choix : si le policier avait déjà fouillé l’enfant, il pourrait la prendre sur le fait quand elle sortirait la contrebande, et son régime privilégié lui serait supprimé. Elle réfléchit un moment, les yeux au plafond, tandis que son petit se nourrissait. Pourquoi ferait-il des histoires, après tout ? C’était lui qui avait l’avantage, de toute façon. Elle sortit le sachet et le cacha dans ses sous-vêtements. Sa voix résonna soudain :
— Tu enquiquines tout le monde ici, Romula. Les mères qui donnent le sein sont une perte de temps, en prison. Il y a de vrais malades dont les infirmières ont à s’occuper. Tu aimes ça, leur rendre ton enfant quand l’heure de la visite est terminée ?
Que cherchait-il, ce type ? Elle savait pertinemment qui il était : un grand chef, un Pezzo da noventa, un salopard avec un calibre 90.
Le job de Romula, son gagne-pain, c’était de scanner la rue. Faire les poches des passants n’était qu’une composante de cette activité. Elle avait trente-cinq ans, une solide expérience de la vie et des antennes aussi sensibles que celles de la plus grande des phalènes. En quelques secondes, elle l’avait jugé par-dessus le paravent. « Tout propret, monsieur le policier, avec son alliance et ses chaussures bien cirées. Il vit avec sa femme, mais il a une bonne qui connaît son métier, aussi. La preuve, le col de sa chemise repassé avec les baleines retirées. Portefeuille dans la poche intérieure de la veste, les clés dans le pantalon à droite, une liasse de billets à gauche, certainement retenus par un élastique. Entre les deux, sa bite. Mince, macho, une oreille un peu enflée, une cicatrice à la racine des cheveux, c’est un coup qu’il a reçu. Il ne va pas chercher à me sauter, autrement il n’aurait pas amené le bébé avec lui. Il n’a rien d’extraordinaire, mais il n’a pas besoin de se satisfaire avec des prisonnières, non, il n’a pas l’air… Mieux vaut ne pas croiser son regard noir, amer, pendant que le bébé tète. Pourquoi c’est lui qui me l’a amené ? Parce qu’il veut que je voie le pouvoir qu’il a, que je comprenne qu’il est très capable de me l’enlever. Qu’est-ce qu’il veut ? Un tuyau ? Je peux lui raconter tout ce qu’il voudrait entendre sur le compte d’une quinzaine de Tsiganes qui n’ont jamais existé. Bon, comment je peux me sortir d’ici, maintenant? Faut voir. Montrons-lui un peu de peau. »
Elle ne le quittait pas des yeux quand elle surgit de derrière le paravent, un croissant d’aréole suspendu au-dessus du visage du bébé.
— Fait chaud, là-dedans… Vous pouvez ouvrir une fenêtre ?
— Je peux encore mieux que ça, Romula. Je peux ouvrir la porte. Et tu le sais très bien.
La pièce est silencieuse. Dehors, la rumeur de Sollicciano telle une migraine permanente, obstinée.
— Dites-moi ce que vous voulez. Je le ferai volontiers, mais je ferai pas n’importe quoi.
Son instinct lui disait, à raison, que cette mise au point forcerait son respect.
— C’est seulement la tua solita còsa, ce que tu fais d’habitude. Sauf que cette fois, je veux que tu rates ton coup.
Pendant la journée, ils surveillaient l’entrée du palazzo Capponi derrière les volets clos d’un appartement sur le trottoir opposé. Ils, c’est-à-dire Romula, une Tsigane plus âgée qui l’aidait à s’occuper de son enfant et qui était peut-être sa cousine, et Pazzi, toujours prêt à abandonner son service à la Questura dès qu’il le pouvait.
Le bras artificiel en bois que Romula utilisait dans son métier attendait sur une chaise dans la chambre à coucher.
Pazzi avait négocié l’utilisation diurne des lieux avec le locataire, un professeur de l’école Dante Alighieri toute proche. Romula avait exigé qu’un étage du frigidaire soit réservé à son bébé et à elle.
Ils n’eurent pas à attendre longtemps.
A neuf heures et demie du matin, le deuxième jour, l’« assistante » de Romula appela à voix basse de son poste d’observation près de la croisée. Un trou béant s’était creusé de l’autre côté de la rue lorsque l’un des battants massifs de la porte du palazzo avait été ouvert.
Il était là, celui que la ville de Florence connaissait sous le nom de Fell, petit et mince dans son costume noir, aussi agile et lustré qu’une loutre tandis qu’il s’arrêtait sur le seuil pour humer l’air et inspecter les alentours. Après avoir enclenché l’alarme au moyen d’une télécommande, il referma la porte en tirant sur la grosse poignée en fer forgé, si piquée de rouille qu’aucune empreinte digitale ne pouvait y être relevée. Il était muni d’un sac à provisions.
A peine l’avait-elle entrevu à travers les fentes des persiennes que la Tsigane attrapa Romula par la main comme si elle voulait l’arrêter, lui lança un regard coupant et fit un bref geste de dénégation de la tête pendant que le policier ne les regardait pas.
Pazzi avait immédiatement deviné où il allait. Dans la poubelle du docteur Lecter, il avait remarqué les papiers d’emballage au sigle de Vera dal 1926, une épicerie fine du Borgo San Jacopo, non loin du pont Santa Trinità.
— Il part faire les courses, commenta Pazzi.
Il ne put s’empêcher de répéter pour la cinquième fois ses recommandations à la jeune femme.
— Tu le suis, Romula, tu l’attends de ce côté-ci du Ponte Vecchio et tu l’attrapes au retour, quand il aura son sac plein. J’aurai un peu d’avance sur lui, donc tu vas me voir d’abord. Je vais rester tout près, de sorte que s’il y a le moindre problème, si tu te fais arrêter, je m’en charge. Au cas où il prendrait une autre route, reviens ici, je t’appellerai. Ensuite, tu prends un taxi, tu mets ce passe sur le pare-brise et tu viens me voir au bureau.
— Entendu, Eminenza, fit Romula en employant la formule honorifique avec toute l’ironie que les Italiens savent y mettre. Je demande une seule chose : s’il y a du grabuge et que mon ami vient à mon aide, ne lui cherchez pas d’ennuis. Il ne prendra rien, alors laissez-le se tirer.
Sans attendre l’ascenseur, Pazzi se jeta dans les escaliers. Il avait revêtu un bleu de travail et portait une casquette.
Filer quelqu’un à Florence n’a rien d’évident: les trottoirs sont étroits et les automobilistes n’ont aucun égard pour les piétons. En bas, Pazzi avait garé un vieux motorino sur le flanc duquel une douzaine de balais étaient attachés. Le scooter démarra au premier coup de kick. Dans un nuage de fumée, l’inspecteur en chef s’engagea sur les pavés inégaux, secoué par sa monture comme s’il s’était agi d’un petit mulet lancé au trot.
Il lambina, se fit férocement klaxonner par des conducteurs excédés, s’arrêta pour acheter des cigarettes. Il voulait rester en arrière jusqu’à ce qu’il soit sûr de la destination du docteur Fell. Au bout de la via de’ Bardi, le Borgo San Jacopo débouchait devant lui en sens unique. Il abandonna le scooter devant un magasin et continua en faufilant son corps plat entre les groupes de touristes massés à l’extrémité sud du Ponte Vecchio.
Les Florentins aiment à dire que Vera dal 1926, ce royaume des fromages et des truffes, a l’odeur des pieds du Créateur. Le docteur Fell, en tout cas, semblait prendre plaisir à s’y attarder. Il faisait son choix parmi les premières truffes blanches de la saison. Pazzi l’apercevait de dos à travers la vitrine, au-delà du merveilleux étalage de jambons et de pâtes.
Il fit les cent pas, alla s’asperger le visage à la fontaine qui crachait l’eau par sa gueule de lion moustachu. « Faudra me raser ça si tu veux travailler pour moi », lui murmura-t-il d’une voix qui venait de son estomac noué.
Le docteur quittait maintenant la boutique, quelques petits paquets empilés dans son sac, et redescendait le Borgo San Jacopo, en route vers chez lui. Pazzi le devançait sur le trottoir opposé. La cohue l’obligea à continuer sur la chaussée, où le rétroviseur d’une voiture de patrouille des Carabinieri lui infligea un mauvais coup au poignet en passant. « Stronzo ! Analfabèta ! » hurla le chauffeur par la vitre. Pazzi se jura de venger l’affront. A l’entrée du Ponte Vecchio, il avait une quarantaine de mètres d’avance.
Romula était installée sous un porche, son bébé calé dans le bras artificiel, une main tendue vers les passants, l’autre dissimulée sous les plis de sa robe, prête à fondre sur un portefeuille qui viendrait s’ajouter aux quelque deux cents qu’elle avait déjà dérobés dans sa carrière. Elle portait le bracelet en argent poli à ce poignet.
Sa victime allait surgir d’un instant à l’autre dans le flot qui sortait du vieux pont. Dès qu’il s’engagerait via de’ Bardi, Romula irait à sa rencontre et passerait à l’action avant de disparaître parmi les hordes de touristes arrivant dans l’autre sens.
Quelque part dans la foule, elle avait un ami sur qui elle pouvait compter. Elle n’avait eu aucune information sur la cible qui lui avait été assignée, elle ne se fiait pas aux assurances que Pazzi lui avait données. A l’extrémité méridionale du Ponte Vecchio, Gilles Prévert, mentionné dans certains rapports de police sous le nom de Gilles Dumain ou sous celui de Roger Leduc, mais qui à Florence répondait au sobriquet de Gnocco, attendait le moment où elle allait se lancer. Gnocco était affaibli par ses habitudes, les os se dessinaient sous ses traits émaciés, cependant il restait bien assez souple et robuste pour lui venir en aide si l’affaire tournait mal.
Dans sa tenue de petit fonctionnaire, il se fondait aisément parmi la foule dont il émergeait de temps à autre pour observer les environs tel un chien de prairie aux aguets. Que le bonhomme riposte en empoignant Romula, et il feindrait de trébucher, il s’affalerait sur lui et le clouerait au sol avec force excuses jusqu’à ce qu’elle ait disparu au loin. C’était un stratagème qu’il avait déjà utilisé plus d’une fois.
L’inspecteur passa devant elle et s’arrêta dans une queue qui s’était formée en face d’un kiosque à jus de fruits, un poste d’observation idéal.
Romula quitta le porche et jaugea d’un œil expert la masse de badauds qui se pressaient entre elle et la mince silhouette en train d’approcher. Avec le bébé dans son bras en bois et en tissu, elle pouvait fendre la foule avec une merveilleuse aisance. Bien. Comme à son habitude, elle allait porter les doigts de sa main visible à ses lèvres, puis déposer un baiser sur la joue de l’inconnu. Elle glisserait l’autre hors de sa robe et tâtonnerait le long des côtes à la recherche du portefeuille jusqu’à ce qu’il la saisisse par le poignet. Ce serait alors le moment de se dégager d’un coup sec.
Pazzi lui avait certifié que ce type se garderait bien d’appeler la police, qu’il chercherait à s’esquiver au plus vite. D’ailleurs, aucune de ses victimes n’avait jamais tenté d’user de violence contre une femme embarrassée d’un nourrisson. Souvent, elles étaient persuadées que la main aventurée sous leur veste appartenait à quelqu’un d’autre, et dans le passé Romula n’avait pas hésité à dénoncer quelque passant innocent pour se tirer d’affaire.
Elle se mit à marcher, retira son bras de sa cachette, mais le garda dissimulé sous la prothèse et le bébé. Elle voyait sa cible approcher au milieu de la forêt de têtes, à moins de dix mètres maintenant…
Sainte Mère! Il venait de pivoter brusquement, il se fondait dans le flot de touristes qui s’écoulait vers le Ponte Vecchio. Il ne rentrait pas chez lui. Elle pressa le pas, bouscula les piétons, mais il avait trop d’avance. De loin, elle saisit le regard interrogateur que lui lançait Gnocco. Elle lui fit signe de la tête. Non. Son ami le laissa passer. Ce n’était pas à lui de fouiller les poches de l’inconnu.
Pazzi était arrivé à sa hauteur. Il parlait avec colère, comme si tout était de la faute de Romula.
— Retourne à l’appart’. Je t’appellerai. Tu as le laissez-passer pour circuler en taxi dans la vieille ville ? Bon, alors va! Va!
Il reprit son scooter et traversa le Ponte Vecchio en le poussant; dessous, l’Arno était aussi opaque que du jade. Il croyait avoir perdu le docteur mais non, il était là, sur l’autre rive, sous les arcades près du Lungarno. Il s’était arrêté un moment pour regarder le travail d’un peintre de rue, puis repartait à pas vifs et souples. Pazzi se dit qu’il se rendait à l’église Santa Croce. Il le suivit à distance dans la circulation cauchemardesque.
Siège des Franciscains de Florence, Santa Croce résonnait de huit langues différentes tandis que les hordes de touristes glissaient dans sa vaste pénombre à la suite des parapluies colorés de leurs guides et cherchaient à tâtons des pièces de deux cents lires qui leur permettraient d’éclairer, l’espace d’une précieuse et mémorable minute, les fresques sublimes des chapelles.
Venue de la vive lumière du matin, Romula dut s’arrêter près de la tombe de Michel-Ange le temps que ses yeux s’habituent à la demi-obscurité. Quand elle put découvrir la pierre tombale presque à ses pieds, elle sursauta, murmura « Mi dispiace ! » et s’éloigna en hâte. Pour elle, la cohorte de morts qui se trouvaient sous ce sol étaient aussi réels que les vivants qui le foulaient, et peut-être plus influents. Fille et petite-fille de chiromanciennes et de spirites, elle considérait les uns et les autres comme deux foules séparées par la vitre de la mort. Et ceux d’en dessous, plus vieux et plus sages, avaient incontestablement sa préférence.
Elle surveilla les alentours, guettant la présence du sacristain, un homme animé d’une haine farouche contre les Tsiganes, et trouva refuge devant le premier pilier sous la protection de la Madonna del Latte de Rossellino, pendant que le bébé cherchait à nouveau son sein. Pazzi, qui rôdait près du caveau de Galilée, vint la rejoindre à cet endroit.
Il désigna du menton le fond de l’église, de l’autre côté du transept, où projecteurs et flashs d’appareils photo — théoriquement interdits — se déchaînaient tels les éclairs d’un orage d’été sous les hautes voûtes, tandis que les compteurs consommaient en cliquetant les pièces de deux cents lires, parmi lesquelles se faufilait de temps à autre un jeton de casino ou un quarter australien.
A chaque illumination, le Christ renaissait et était à nouveau trahi, et les clous à nouveau enfoncés sur les fresques violemment éclairées puis rendues à leur pénombre étouffante, au sein de laquelle les pèlerins se bousculaient en tenant des guides de voyage dont ils ne pouvaient rien distinguer, dans les effluves de corps humains et d’encens cuits et recuits à la chaleur des lampes.
Sur le flanc gauche de la nef, le docteur Fell était au travail dans la chapelle des Capponi. Le principal lieu de culte de cette famille se trouve à l’église Santa Felicita, mais celle-ci, refaite au XIXe siècle, l’intéressait parce qu’elle lui donnait la possibilité de considérer le passé à travers la rénovation. Il était en train de frotter au carbone une inscription sur une pierre tellement usée que même un éclairage oblique n’aurait pu la rendre lisible.
En le surveillant avec un petit monoculaire, Pazzi découvrit pourquoi le docteur n’avait quitté son domicile qu’avec un sac à provisions vide : il gardait son matériel derrière l’autel de la chapelle. Un moment, il faillit donner congé à Romula, se disant qu’un des instruments porterait certainement des empreintes digitales et qu’il suffirait d’aller le prendre après le départ de Fell. Mais il se ravisa en constatant que celui-ci portait des gants en coton afin de ne pas se tacher les mains avec le carbone.
L’intervention allait être délicate, pour ne pas dire plus. La méthode de Romula était conçue pour l’espace ouvert de la rue. Mais une mère et son enfant dans une église… Rien ne semblerait moins inquiétant à un criminel. Oui, elle était la dernière personne qui puisse le faire fuir. Et s’il arrivait à l’immobiliser, il la remettrait au sacristain, voilà tout. Pazzi la tirerait d’affaire ensuite.
Certes, mais le docteur était un dangereux déséquilibré. Et s’il la tuait ? S’il tuait l’enfant ? Pazzi considéra deux questions, résolu à répondre sans détour. Au cas où elle semblerait courir un danger mortel, est-ce qu’il contre-attaquerait? Oui. Était-il prêt à risquer que Romula et le bébé subissent des blessures sans gravité pour obtenir son argent? Oui.
Il ne restait plus qu’à attendre le moment où le docteur retirerait ses gants et partirait déjeuner. Ils avaient amplement le temps de chuchoter tout en changeant de place dans le transept. Pazzi remarqua un visage qui ne lui était pas inconnu dans la foule.
— Qui est-ce qui te suit comme ça, Romula ? Mieux vaut me le dire tout de suite. Je l’ai vu à la prison, ce type.
— C’est un ami. Juste pour bloquer le passage si je dois m’enfuir. Il n’est au courant de rien, de rien du tout. Et c’est mieux pour vous, aussi : comme ça, vous n’avez pas à vous salir les mains.
Pour tromper l’attente, ils prièrent dans plusieurs chapelles. Romula murmurait des invocations dans une langue que Pazzi ne comprenait pas et lui-même avait une longue liste de vœux à adresser au ciel, qui concernaient notamment une certaine villa dans la baie de Chesapeake et une chose qu’il n’était pas convenable d’évoquer dans une église.
Les douces voix d’un chœur en train de répéter émergeaient du brouhaha général. Puis une cloche sonna, annonçant la fermeture de la mi-journée. Des bedeaux apparurent, secouant leurs trousseaux de clés, prêts à vider les boîtes à pièces.
Le docteur Fell abandonna le labeur qui l’occupait derrière une Pietà d’Andreotti, retira ses gants et renfila sa veste. Face au sanctuaire, une armée de japonais qui avaient épuisé leurs réserves de monnaie s’immobilisèrent dans l’obscurité, étonnés, ne comprenant pas encore qu’ils devaient dégager les lieux.
Pazzi donna un coup de coude à Romula. C’était inutile : elle savait que l’heure était venue. Elle déposa un baiser sur le crâne du bébé qui reposait dans le creux de son bras en bois.
Le docteur approchait. La foule allait l’obliger à passer devant elle. En trois longues enjambées, elle se porta à sa rencontre et se planta devant lui. La main bien levée pour attirer son regard, elle embrassa le bout de ses doigts et s’apprêta à déposer le baiser sur sa joue, son autre main cachée sous la robe en attente.
Les lumières se rallumèrent soudain. Quelqu’un avait dû trouver une dernière pièce de deux cents lires. A l’instant où elle allait le toucher, elle regarda le docteur. Elle se sentit aspirée par le centre rougeoyant de ses yeux, un abîme glacial, immense, qui affola son cœur. Sa main recula pour aller couvrir le visage du bébé et elle s’entendit bredouiller : « Perdonami, perdonami, signore », puis elle tourna les talons et partit en courant pendant que le docteur restait à l’observer un long, long moment, jusqu’à ce que les projecteurs s’éteignent et qu’il redevienne une silhouette dans la lueur indécise des cierges. Enfin, à pas vifs et souples, il reprit son chemin.
Livide de colère, Pazzi trouva Romula penchée sur le bénitier. Elle était en train d’asperger d’eau bénite la tête du nourrisson, plusieurs fois, et ses yeux pour le cas où il aurait regardé le docteur Fell. Quand il découvrit l’expression hagarde qui déformait ses traits, les insultes et les malédictions se figèrent dans sa bouche.
Les pupilles de la Tsigane étaient énormes dans la pénombre.
— C’est… le Diable. Chitane, le Fils du Mâtin. Je l’ai vu, maintenant.
— Je te reconduis à la prison, lança Pazzi.
Romula contempla le visage de l’enfant et poussa un long soupir, un soupir d’abattoir, si profond et si résigné qu’il était affreux à entendre. Elle sortit le bracelet d’argent, le plongea dans le bénitier.
— Pas encore, dit-elle.
Si Rinaldo Pazzi avait résolu d’agir en représentant de la loi, il aurait pu arrêter le docteur Fell et vérifier rapidement s’il s’agissait bien de Hannibal Lecter. En une demi-heure, il aurait obtenu un mandat d’arrêt contre lui et toutes les alarmes du palazzo Capponi n’auraient plus servi à rien. De sa propre autorité, sans besoin d’une décision de justice, il l’aurait maintenu en garde à vue le temps d’établir sa véritable identité. En moins de dix minutes, ses empreintes digitales auraient été relevées et comparées au laboratoire de la Questura. Un test d’ADN serait venu confirmer l’identification.
Mais toutes ces ressources lui étaient désormais refusées. Dès lors qu’il avait décidé de vendre le docteur Lecter, le policier s’était transformé en chasseur de primes, en hors-la-loi solitaire. Même les nombreux informateurs auxquels il avait recours d’habitude n’avaient plus d’utilité, car ils s’empresseraient d’aller le dénoncer, lui…
Les déconvenues précédentes l’exaspéraient, mais il restait déterminé à aller jusqu’au bout. Il devait se débrouiller avec ces satanés Tsiganes.
— Est-ce que Gnocco le ferait si tu lui demandes, Romula ? Tu peux le contacter ?
Ils se trouvaient dans le salon de l’appartement transformé en poste d’observation, face au palazzo Capponi. Douze heures s’étaient écoulées depuis la débâcle à l’église. Une lampe posée sur une table basse éclairait la pièce à hauteur de la taille. Au-dessus, les yeux sombres de Pazzi scintillaient dans la demi-obscurité.
— Non, je m’en occupe moi. Mais sans le bébé. Et il faut que vous me don…
— Non. Je ne peux pas risquer qu’il te voie deux fois. Est-ce qu’il pourrait, Gnocco ?
Romula était assise, penchée en avant, ses seins lourds touchant ses cuisses sous sa robe bigarrée, la tête tout près des genoux. Le bras en bois était posé sur une chaise voisine. Dans un coin, l’autre femme, celle qui était peut-être sa cousine, berçait le bébé sur son ventre. Les rideaux étaient tirés. Quand il risquait un coup d’œil en les écartant à peine, Pazzi apercevait une faible lumière à un étage du palais.
— Mais je peux le faire ! Je peux changer d’allure et il ne me reconnaîtra jamais. Je peux le…
— Non.
— Alors Esmeralda.
— Non. — C’était la femme plus âgée qui avait répondu. Elle n’avait jusque-là pas prononcé un mot devant l’inspecteur. — Tant que je suis en vie, je m’occupe de ton bébé, Romula. Mais jamais je touche le Chitane.
Pazzi avait le plus grand mal à comprendre son italien. Il s’impatienta.
— Tiens-toi normalement, Romula ! Regarde-moi, regarde-moi dans les yeux. Est-ce que Gnocco le ferait à ta place ? Toi, tu retournes à Sollicciano tout à l’heure. Tu as encore trois mois à tirer là-bas. Et la prochaine fois que tu sors des cigarettes et de l’argent des langes de ton gosse, tu peux très bien te faire pincer… Tu me suis ? Rien que pour l’autre jour, quand j’étais là, il y aurait de quoi te coller six mois de plus. Et je pourrais aussi facilement obtenir qu’on te retire l’enfant. Mère indigne, on appelle ça. Mais si j’ai les empreintes, tu es libérée tout de suite, tu touches deux millions de lires et on efface ton casier judiciaire. Et je t’aide à avoir les visas pour l’Australie. Alors, est-ce que Gnocco le ferait pour toi ?
Pas de réponse.
— Tu sais où le trouver ?
Il souffla dans ses narines, excédé.
— Bon, d’accord, ramasse tes affaires. Ton faux bras, tu le récupéreras à la sortie, dans trois mois ou l’année prochaine. Le bébé, il va falloir le placer dans un orphelinat. La vieille pourra aller lui rendre visite là-bas.
— Mon fils dans un orphelinat, commendatore ? Mon…
Elle s’arrêta. Elle ne voulait pas prononcer le nom de son enfant devant cet homme. Elle resta un moment les deux mains plaquées sur son visage, sentant les deux pouls battre côte à côte contre ses lèvres. Puis, sans les retirer :
— Je peux le trouver, oui.
— Où ça?
— Piazza Santo Spirito. Près de la fontaine. Ils font un feu, il y a toujours quelqu’un qui a du vin.
— On y va ensemble.
— Non, vaut mieux pas. Vous feriez du tort à sa réputation. Esmeralda et le bébé restent ici : vous êtes sûr que je reviens, comme ça.
La piazza Santo Spirito, une jolie esplanade sur la rive gauche de l’Arno, s’encanaille à la nuit tombée. L’église, qui a fermé ses portes, reste plongée dans l’obscurité. Des rires, des cris et des odeurs de cuisine surchauffée montent de Casalinga, une trattoria très fréquentée.
Près de la fontaine, un petit feu de planches pousse ses flammèches. Une guitare tsigane, qui sonne avec plus d’enthousiasme que de talent. Il y a un bon chanteur de fado dans l’assistance. Lorsque les autres le découvrent, ils le poussent au milieu du cercle. Plusieurs bouteilles de vin se tendent vers lui pour qu’il s’humecte la gorge. Il commence par une complainte à propos d’un injuste destin, mais on l’interrompt, on réclame une chanson moins lugubre.
Roger Leduc, dit Gnocco, est assis sur la margelle du bassin. Il a fumé quelque chose, il a le regard vague. Pourtant, il repère Romula dès qu’elle apparaît derrière l’attroupement, de l’autre côté du feu. Après avoir acheté deux oranges à un vendeur ambulant, il la suit quand elle s’éloigne du groupe. Ils font halte sous un réverbère plus loin. Ici, la lumière est plus froide que celle des flammes, tachetée par les dernières feuilles d’un érable. Elle prend une nuance verdâtre sur les traits pâles de Gnocco, l’ombre des feuilles comme des traces de coups se déplaçant sur son visage. Romula le regarde longuement. Elle a posé une main sur le bras de son ami.
Telle une petite langue acérée, une lame jaillit de son poing. Il pèle les oranges, levant leur peau en un seul serpentin qui s’allonge vers le sol. Il lui offre la première, elle détache un quartier et le lui glisse dans la bouche pendant qu’il achève la deuxième.
Ils échangent quelques mots en romani. A un moment, il hausse les épaules. Elle lui donne un téléphone portable, lui explique les touches de commande. Quelques secondes plus tard, la voix de Pazzi s’insinue dans l’oreille de Gnocco. Après un moment, il referme le combiné et le glisse dans sa poche.
Romula retire une chaînette qu’elle portait au cou. Elle embrasse l’amulette qui y est accrochée, passe la chaîne au petit homme qui baisse les yeux dessus. Il s’ébroue comiquement : le contact de l’image sainte sur sa peau le brûle, prétend-il, ce qui arrache un bref sourire à la jeune femme. Elle sort le bracelet en argent et le fixe au poignet de Gnocco, sans difficulté. Il a des attaches aussi fines que les siennes.
— Tu peux me rejoindre dans une heure ?
— Oui, dit-elle.
C’est encore la nuit et le docteur Fell visite à nouveau l’exposition des instruments de torture au Forte di Belvedere.
Tranquillement adossé au mur de pierre sous les cages des damnés, il étudie d’autres aspects de la damnation sur les visages avides des voyeurs qui se bousculent autour des outils de mort et se frottent les uns aux autres dans une promiscuité ébahie, poils hérissés sur les avant-bras, haleines mêlées sur les nuques et les joues. Parfois, le docteur presse un mouchoir parfumé contre ses narines quand les effluves d’eaux de toilette bon marché et de corps en rut le menacent d’overdose.
Ses poursuivants, eux, attendent dehors.
Les heures passent. Le docteur Fell, qui n’a jamais accordé plus qu’un coup d’œil distrait aux objets exposés, semble ne pas pouvoir se rassasier du spectacle de la foule. Certains éprouvent de la gêne lorsqu’ils sentent son regard peser sur eux. Souvent, des femmes l’observent avec un intérêt non déguisé quand elles passent devant lui, jusqu’à ce que le flot des badauds les entraîne plus loin. Une somme dérisoire versée aux deux empailleurs a donné au docteur le privilège de rester là à son aise, intouchable derrière les cordons, immobile contre la pierre.
Dehors, figé devant le parapet sous une bruine tenace, Rinaldo Pazzi monte patiemment la garde. Il a l’habitude d’attendre.
Il savait que le docteur ne rentrerait pas chez lui à pied. Sur une petite place au pied du fort, sa voiture attendait, elle aussi. Une Jaguar Mark II noire que la pluie rendait encore plus luisante, un modèle d’une trentaine d’années à l’élégance rare, comme le policier italien n’en avait encore jamais vu, et immatriculée en Suisse. Il était clair que le docteur Fell n’avait pas besoin d’un salaire pour vivre. Pazzi avait relevé le numéro d’immatriculation mais il ne pouvait se permettre de le soumettre à Interpol.
Dans la pente pavée de la via San Bernardo, à mi-chemin entre le Belvédère et la Jaguar, Gnocco attendait également. La rue, peu éclairée, était bordée de part et d’autre de hauts murs derrière lesquels se nichaient des villas. Gnocco avait trouvé un renfoncement obscur devant une allée grillagée où il pouvait se tenir à l’écart des vagues de visiteurs et de touristes redescendant de l’exposition. Toutes les dix minutes, le téléphone portable se mettait à vibrer contre sa cuisse et il devait confirmer qu’il était toujours en position.
Certains passaient en tenant des cartes ou des programmes ouverts au-dessus de leur tête pour se protéger des gouttes, contraignant d’autres à abandonner l’étroit trottoir surchargé et à poursuivre sur la chaussée, obligeant les quelques taxis venus du fort à ralentir.
Dans la salle voûtée, le docteur Fell venait de se décider à abandonner son mur. Il se redressa, leva les yeux vers le squelette suspendu dans sa cage comme si l’un et l’autre partageaient quelque secret et s’engagea dans la cohue pour gagner la sortie.
Pazzi le vit d’abord se découper dans le passage de porte, puis sous le pinceau d’un projecteur sur l’esplanade. Il le suivit de loin, jusqu’à être certain que le docteur se dirigeait vers sa voiture. Il sortit alors son portable pour donner l’alerte à Gnocco.
La tête du Gitan se tendit hors du col de sa chemise comme celle d’une tortue, animal avec lequel il partageait aussi les yeux enfoncés et le crâne visible sous l’épiderme. Il roula sa manche au-dessus du coude, cracha sur le bracelet puis l’essuya avec un chiffon. A présent que l’argent avait été poli à la salive et à l’eau bénite, il dissimula son bras sous son manteau pour le garder au sec, tout en inspectant la pente des yeux. Une nouveau groupe de têtes dodelinantes arrivait. Gnocco se força un chemin vers la chaussée, où il pourrait avancer à contre-courant et avoir une meilleure vue. Sans complice, il allait devoir à la fois bousculer et palper, ce qui n’était pas un problème, car le but recherché n’était pas de voler un portefeuille. A cet instant, sa cible apparut. Elle marchait près du bord du trottoir, Dieu merci. Pazzi suivait à une trentaine de mètres.
Le stratagème de Gnocco était astucieux. Profitant d’un taxi qui arrivait, il bondit hors de la chaussée comme s’il voulait éviter le véhicule, se retourna pour injurier le chauffeur et entra en collision frontale avec le docteur Fell. Ses doigts s’étaient déjà glissés sous le manteau quand il sentit son bras pris dans un effroyable étau, puis un coup. Il se dégagea de sa proie, qui avait à peine ralenti sa marche et s’éloignait déjà parmi les touristes sans lui chercher noise.
Pazzi fut aussitôt à ses côtés dans le renfoncement devant la grille en fer. Gnocco se plia en deux et se redressa presque tout de suite. Il respirait fort.
— Je l’ai eu. Il m’a attrapé là où il fallait. Il a essayé de me frapper dans les couilles, ce cornuto, mais il a pas réussi.
Pazzi avait déjà un genou à terre et essayait de retirer avec précaution le bracelet de son poignet quand Gnocco sentit un fluide chaud s’écouler le long de sa jambe. Il eut un mouvement de surprise et soudain un geyser de sang clair jaillit d’une déchirure à son pantalon, éclaboussant le visage et les mains de Pazzi toujours occupé à détacher le bracelet en ne touchant que les bords. Le sang giclait partout, même dans la figure de Gnocco lorsqu’il se pencha pour regarder sa cuisse. Ses jambes se dérobaient sous lui, il s’affala contre la grille, s’y agrippa d’une main tout en pressant son pantalon déchiré en haut de la cuisse, là où son artère fémorale sectionnée vomissait des flots rouges.
Avec cet étrange détachement qu’il éprouvait toujours dans les situations les plus extrêmes, Pazzi passa un bras autour du blessé et le maintint dos tourné aux passants, le laissant se vider à travers les barreaux de la grille, puis l’étendit au sol, sur le flanc.
Il sortit son portable, parla dedans comme s’il appelait une ambulance. Mais l’appareil n’était pas allumé.
Il lui enleva son manteau, le jeta sur le corps effondré qu’il vint couvrir tel un vautour s’abattant sur sa proie. La foule continuait à passer derrière lui, indifférente. Il retira enfin le bracelet et le glissa dans le petit écrin qu’il avait sur lui. Le téléphone qu’il avait prêté à Gnocco le rejoignit dans la poche de sa veste.
Les lèvres du Gitan s’agitèrent.
— Madonna, che freddo…
Il se força à enlever la main que Gnocco pressait de plus en plus faiblement sur sa plaie, la garda dans la sienne comme s’il cherchait à le réconforter et attendit que l’hémorragie se tarisse entièrement. Lorsqu’il fut certain que Gnocco était mort, il l’abandonna contre la grille. Avec la tête sur son bras replié, le Gitan paraissait endormi. Pazzi s’engagea dans le flot descendant des badauds.
Sur la petite place, il contempla un long moment le stationnement laissé vide. La pluie commençait seulement à détremper les pavés que la Jaguar du docteur Lecter avait protégés.
Le docteur Lecter… Le nom de Fell n’avait plus aucune place dans sa conscience. C’était le docteur Hannibal Lecter.
Ce qu’il avait dans la poche de son imperméable serait peut-être une preuve suffisante pour Mason. Ce qui gouttait maintenant de ses manches sur ses chaussures en était une indiscutable pour lui.
Au-dessus de Gênes, l’étoile du matin commençait à pâlir dans la lumière montant à l’est quand la vieille Alfa de Rinaldo Pazzi s’engagea sur le quai en ronronnant. Un vent glacial hérissait les eaux du port. Sur un cargo ancré au loin, un fer à souder au travail projetait une pluie d’étincelles orange sur la houle sombre.
Romula resta dans l’auto à l’abri de la bise, son bébé sur les genoux. Tassée sur l’étroit siège arrière de la berlinetta, les jambes serrées sur le côté, Esmeralda n’avait pas prononcé un mot depuis le moment où elle avait refusé de toucher le Chitane.
Au petit déjeuner, café d’un noir d’encre dans des gobelets en papier et pasticcini.
Pazzi entra dans les bureaux de la compagnie maritime. Lorsqu’il en ressortit, le soleil était déjà levé, pourpre sur la coque rouillée de l’Astra Philogenes, le cargo dont le chargement était en train de s’achever à quai. L’inspecteur fit signe aux deux femmes de le rejoindre.
L’Astra Philogenes, un vingt-sept mille tonnes battant pavillon grec, était autorisé à prendre douze passagers sans médecin de bord jusqu’à Rio. Là, expliqua-t-il à Romula, elles embarqueraient sur un autre bateau pour Sydney. Le second officier de l’Astra veillerait personnellement à leur transfert. Leur voyage avait été payé à l’avance, en totalité. Détail souligné lourdement: cette somme n’était pas remboursable. En Italie, l’Australie attire nombre de candidats à l’émigration qui peuvent y trouver un travail. Une importante communauté tsigane y est installée.
Pazzi avait promis deux millions de lires à la jeune femme. Il lui remit une enveloppe bourrée de billets.
Leurs bagages étaient des plus restreints : une petite valise et le bras en bois de Romula, qu’elle transportait dans un étui de cor d’harmonie.
Elles allaient passer la majeure partie du mois en mer, sans contact avec le monde.
Pour la dixième fois, Pazzi assura à Romula que Gnocco les rejoindrait bientôt, même s’il n’avait pu embarquer ce jour-là. Il leur laisserait un message en poste restante à Sydney.
— Je tiendrai ma parole avec lui comme je l’ai fait avec vous, leur répéta-t-il au pied de la passerelle, le soleil du matin étirant démesurément leur ombre sur le quai.
A l’instant de la séparation, alors que Romula s’engageait déjà sur les marches avec son bébé, la vieille parla pour la seconde et dernière fois depuis que Pazzi la connaissait :
— Tu as donné Gnocco au Chitane, dit-elle à voix basse, ses yeux plus noirs que des olives de Kalamata fixés sur lui. Il est mort, Gnocco.
Puis elle se pencha de tout son torse, comme si elle se préparait à dépecer un poulet sur le billot, et cracha posément sur l’ombre de Pazzi avant de se hâter derrière Romula et l’enfant.
La boîte de livraison fournie par DHL Express était d’excellente qualité. Installé à la table sous le puissant spot de la réception dans la chambre de Mason, l’expert en dactyloscopie retira avec soin les vis du couvercle à l’aide d’un tournevis électrique.
Le large bracelet en argent était passé sur le présentoir en velours, de sorte que sa face externe n’était pas en contact avec les flancs de la boîte.
— Apportez-le-moi, commanda Mason Verger.
L’intervention sur le bijou aurait été beaucoup plus simple au laboratoire d’anthropométrie de la police de Baltimore, où le spécialiste travaillait en temps normal, mais Mason avait exigé qu’elle se déroule sous ses yeux en lui versant son cachet, une très forte somme en liquide. Ou plutôt sous son œil, corrigea mentalement l’expert en déposant de mauvaise grâce le bracelet et son présentoir sur l’assiette en porcelaine que lui tendait un assistant.
Celui-ci la présenta en face du monocle. Il n’aurait pu l’installer sur la lourde tresse qui serpentait dans le giron de Mason car elle aurait été déséquilibrée par les mouvements que le poumon artificiel imposait à son torse, de haut en bas, de bas en haut.
Le lourd bracelet était maculé de sang séché, dont quelques paillettes tombèrent sur l’assiette. Mason l’observa longuement. Sur son visage sans chair, aucune expression n’était lisible. Mais son œil brillait.
— Allez-y.
L’expert avait une copie du relevé d’empreintes réalisé par le FBI, sans le verso. Il poudra la surface entre les taches, mais, comme la poudre « Sang de dragon » qu’il utilisait d’habitude avait une couleur trop proche de celle du sang séché, il en choisit une noire, qu’il appliqua avec précaution.
— Nous avons des empreintes, annonça-t-il en s’interrompant pour éponger son front surchauffé par les spots.
La vive lumière était cependant idéale pour la photographie. Il prit plusieurs clichés des empreintes in situ avant de les relever et de les examiner au microscope.
— Majeur et pouce gauches, concordance sur seize points, déclara-t-il finalement. Ça tiendrait devant le juge. Pas de doute, il s’agit du même gars.
Mais Mason Verger se souciait peu des juges. Sa main livide rampait déjà sur la couverture, vers le téléphone.
Un matin ensoleillé sur un pâturage de montagne au centre de la Sardaigne, en plein massif du Gennargentu.
Six hommes, quatre Sardes et deux Romains, sont au travail sous un auvent édifié avec des rondins coupés dans la forêt avoisinante. Les moindres bruits sont amplifiés par le silence grandiose des sommets.
Suspendu à la charpente dont les traverses portent encore leur écorce, un immense miroir au cadre doré rococo surplombe un solide enclos équipé de deux portes, la première donnant sur la pâture, la seconde composée de deux battants horizontaux qui peuvent être ouverts séparément. A l’entrée de l’enclos, le sol est cimenté, mais il est ensuite couvert de paille fraîche à la manière d’une plate-forme pour les exécutions publiques dans l’ancien temps.
Le miroir décoré de chérubins peut s’incliner pour offrir une vue plongeante sur l’enclos, comme la glace installée au-dessus des fourneaux dans une école de cuisine permet aux stagiaires d’apercevoir le contenu des marmites sans avoir à se pencher dessus.
Oreste Pini, le réalisateur, et l’homme de confiance de Verger en Sardaigne, un professionnel du kidnapping nommé Carlo, s’étaient détestés mutuellement dès le premier instant. Robuste, le visage rubicond, Carlo Deogracias ne quittait jamais son chapeau tyrolien dont le ruban était orné d’une soie de sanglier. Il avait l’habitude de mâcher le cartilage des dents de verrat qu’il conservait dans la poche de son gilet. C’était une autorité dans le vieux métier sarde qu’est l’enlèvement pour rançon, ainsi qu’un spécialiste reconnu des vengeances les plus sanglantes.
Les riches Italiens vous diront que, quitte à être kidnappé, mieux vaut tomber entre les mains de Sardes : ce sont des professionnels, au moins, qui ne vous tueront pas par erreur ou parce qu’ils paniquent. Avec eux, si votre famille passe à la caisse, vous pouvez fort bien rentrer chez vous sans avoir été blessé, violé ou mutilé. Si elle refuse de payer, en revanche, il est probable qu’elle commencera très vite à vous recevoir en petits morceaux par la poste.
Carlo n’était pas satisfait par les dispositions minutieuses que Mason Verger avait conçues. Il avait une grande expérience dans ce genre d’opérations, il avait même déjà donné un homme aux cochons vingt ans plus tôt, un soi-disant comte et ancien nazi qui imposait des relations sexuelles aux enfants d’un village toscan, filles comme garçons. Chargé de sa punition, il l’avait enlevé dans son jardin, à moins de cinq kilomètres de l’abbaye de Passignano, pour le livrer à cinq porcs d’une ferme en contrebas du Poggio alle Corti. La tâche n’avait pas été simple : il avait laissé les bêtes sans nourriture trois jours durant, le nazi se débattant sous ses liens, suppliant et noyé de sueur, les pieds passés dans l’enclos, et pourtant elles n’avaient pas été tentées par ses orteils frétillants, si bien que, non sans éprouver une pointe de remords de ne pas respecter à la lettre les clauses de son contrat, Carlo avait fini par gaver sa victime d’une savoureuse salade composée des légumes préférés des cochons, puis par lui couper la gorge afin qu’ils puissent se servir.
D’un naturel positif et enjoué, il était tout de même contrarié par la présence du réalisateur, qu’il considérait comme un vulgaire pornographe auquel il avait dû prêter, sur l’ordre de Mason Verger, ce beau miroir apporté d’un bordel dont Carlo était propriétaire à Cagliari.
Cet accessoire était une aubaine pour Oreste Pini, qui avait toujours eu abondamment recours aux miroirs dans ses films X, ainsi que dans le seul authentique « snuff movie » de sa carrière qu’il avait réalisé en Mauritanie. Ayant médité la mise en garde du constructeur collée sur les rétroviseurs de sa voiture, il avait compris depuis longtemps qu’un objet reflété dans une glace déformante paraît bien plus imposant qu’il ne l’est en réalité.
Selon les consignes de Verger, il devait filmer avec deux caméras, assurer une excellente prise de son et ne pas commettre la moindre erreur, car il n’y aurait pas de deuxième prise possible. Mason exigeait notamment un gros plan continu sur le visage.
Carlo, lui, était exaspéré de le voir tripoter ses appareils et d’entendre ses objections incessantes.
— Hé, soit tu restes planté là et tu continues à m’assommer avec tes caquetages de bonne femme, soit tu regardes l’entraînement et tu me demandes quand tu ne comprends pas quelque chose !
— Je veux le filmer, l’entraînement. Pas seulement le regarder.
— Va bene! Dans ce cas, finis d’installer ton merdier, qu’on commence !
Pendant qu’Oreste plaçait ses caméras, Carlo et ses trois silencieux adjoints entreprirent leurs préparatifs. Le réalisateur, qui n’aimait rien tant que l’argent, était toujours émerveillé de voir ce qu’il permettait d’obtenir.
Matteo, le frère de Carlo, avait ouvert un ballot de vieux vêtements sur la table à tréteaux qui longeait un des côtés de l’abri. Il y choisit une chemise et un pantalon tandis que Piero et Tommaso Falcione, deux frères également, approchaient une civière roulante qui avançait péniblement dans l’herbe et dont la couche était constellée de taches douteuses.
Plusieurs seaux de viande hachée et de fruits avariés, ainsi que des carcasses de poulets avec leurs plumes et une caisse remplie de boyaux de bœuf, attiraient déjà des essaims de mouches.
Après avoir étendu le pantalon de toile usée sur la civière, Matteo se mit à le bourrer de poulets morts, de viande et de fruits. Il répéta la même opération avec des gants en coton, cette fois avec une bouillie d’abats et de glands, en prenant soin de bien remplir chaque doigt, puis les installa au bout de chacune des jambes du pantalon. La chemise qu’il avait sélectionnée fut garnie de tripes et de boyaux, ses contours renforcés avec du pain rassis. Ensuite, il la reboutonna et glissa soigneusement les pans dans la ceinture. Une autre paire de gants « farcis » vint terminer les manches. Le melon qui faisait office de tête fut muni d’un filet couvert de viande hachée à l’endroit où la figure aurait dû se trouver, deux œufs durs plantés dedans en guise d’yeux. Le résultat final ressemblait à un mannequin désarticulé qui, sur sa civière, paraissait moins mal en point que certains adeptes du saut à l’élastique quand ils arrivent à l’hôpital. La dernière touche de Matteo fut de pulvériser un after-shave d’excellente marque sur la face du melon et sur les gants qui représentaient les mains.
Du menton, Carlo montra à Oreste le jeune assistant-caméraman qui se penchait dangereusement au-dessus de l’enclos avec sa perche de prise de son pour vérifier si le micro arriverait au centre.
— Dis à ta lopette que s’il tombe là-dedans, j’irai pas le chercher, moi…
Tout était prêt, enfin. Après avoir réglé la civière sur sa position la plus basse, pieds repliés, Piero et Tommaso la poussèrent devant le portail à double battant.
Carlo était allé chercher un magnétophone et un amplificateur dans la maison. Il possédait toute une collection de cassettes, qu’il avait pour certaines enregistrées lui-même lorsqu’il coupait l’oreille d’un kidnappé avant de l’envoyer par la poste à ses parents. C’était un fond sonore qu’il utilisait chaque fois qu’il nourrissait ses bêtes. Évidemment, il n’en aurait plus besoin lorsqu’une victime réelle allait offrir ses hurlements en direct.
Deux enceintes d’extérieur étaient fixées en hauteur sur les piliers de l’auvent. Le soleil brillait joyeusement sur la belle prairie qui descendait jusqu’à la forêt. Dans la quiétude de la mi journée, Oreste entendait un capricorne bourdonner sous le toit.
— Ça y est, toi ? lui lança Carlo.
Le cinéaste alluma la caméra fixée à son tripode.
— Giriamo ! cria-t-il à son assistant.
— Pronti !
— Motore !
La bobine tournait.
— Partito !
La bande-son était lancée.
— Azione !
Oreste donna un coup de coude à Carlo.
Le Sarde mit en marche son magnétophone. L’abri fut plongé dans un concert infernal de cris, de gémissements, de suppliques bredouillées. Le caméraman sursauta, puis se concentra sur son travail. C’était un accompagnement sonore qui glaçait le sang mais convenait parfaitement aux créatures en train de surgir du sous-bois, attirées par ces hurlements sonnant l’heure de leur déjeuner.
Un aller-retour à Genève dans la journée, pour voir l’argent.
L’avion pour Milan, un jet de l’Aérospatiale à la climatisation bruyante, entraîna sa cargaison d’hommes d’affaires dans le petit jour en train de se lever sur Florence et vira au-dessus des vignobles aux rangées bien espacées, qui offraient de la Toscane une image facile, digne d’une brochure d’agent immobilier. Il y avait quelque chose de choquant dans les couleurs du paysage, se dit Pazzi : les piscines neuves au pied des villas achetées par de riches étrangers n’étaient pas du bleu qui convenait. Pour l’inspecteur penché sur son hublot, c’était le bleu laiteux des yeux d’une vieille Anglaise, tout à fait déplacé dans le vert sombre des cyprès et l’éclat argenté des oliviers.
Le moral de Rinaldo Pazzi s’élevait en même temps que l’avion. Dans son cœur, il savait qu’il n’allait pas vieillir ici, à la merci des caprices de ses supérieurs, luttant pour durer jusqu’à la retraite.
Il avait eu terriblement peur que le docteur Lecter ne disparaisse après avoir tué Gnocco. Quand il avait à nouveau aperçu sa lampe de travail allumée dans la chapelle de Santa Croce, il avait ressenti comme une rédemption. Son ennemi était toujours là, et il se croyait en sécurité.
Le meurtre du Gitan n’avait produit aucun remous dans les eaux calmes de la Questura. On avait conclu à un règlement de comptes entre drogués d’autant que, très opportunément, le sol était parsemé de seringues usagées près de son cadavre. Dans une ville où les seringues sont en vente libre, cela n’avait rien d’exceptionnel.
Il allait voir l’argent, donc. Il avait réclamé ce droit.
Sa mémoire, avant tout visuelle, gardait des images complètes, inaltérables : la première fois où il avait vu son sexe érigé, ou son sang couler, la première femme qui avait été nue devant lui, la masse confuse du premier poing qui l’avait atteint en pleine face. Ou encore ce jour où il était entré au hasard dans une chapelle latérale d’une église siennoise pour se retrouvez nez à nez avec sainte Catherine de Sienne, ou plutôt avec sa tête momifiée, couverte d’une guimpe blanche immaculée, qui reposait dans une châsse en forme de cathédrale.
La vue de trois millions de dollars américains produisit un effet aussi marquant sur lui.
Trois cents liasses de billets de cent, dont les numéros ne se suivaient pas.
Cela se passa dans une petite pièce austère comme une chapelle, au siège genevois du Crédit suisse, avec l’avocat de Mason Verger dans le rôle de l’officiant. L’argent apparut dans quatre caisses verrouillées et munies de plaques numérotées en cuivre, apportées sur un chariot roulant. La banque avait aussi fourni une machine à compter les billets, une balance et un employé chargé de les faire fonctionner. Pazzi le congédia. Il posa les deux mains sur l’argent, une seule fois.
C’était un enquêteur très compétent, qui avait retrouvé et arrêté des faussaires pendant vingt ans. Resté debout devant cette fortune, il écoutait les clauses que l’avocat lui récapitulait et il ne décelait aucune fausse note : s’il lui donnait Hannibal Lecter, Mason Verger lui donnerait l’argent.
Une douce chaleur l’envahit tandis qu’il parvenait à ce fantastique constat : ces gens-là ne cherchaient pas à jouer au plus fin ; Mason Verger allait vraiment le payer. Quant au sort réservé au docteur Lecter, Pazzi ne se faisait aucune illusion. La torture et une mort atroce attendaient celui qu’il s’apprêtait à vendre. Il avait au moins le mérite de la lucidité.
« Notre liberté vaut plus que la vie du monstre. Notre bonheur est plus important que son tourment. » Il formulait en lui-même ces pensées avec l’égoïsme froid des maudits. S’agissait-il là d’un « nous » emphatique, ou bien incluait-il sa femme dans sa décision ? La question est délicate, et il y a peut-être plus d’une réponse.
Dans cette pièce au dépouillement tout helvétique, immaculée comme la guimpe d’une sainte, Pazzi prononça en silence l’ultime serment, puis il tourna le dos à l’argent et fit un signe de tête à l’avocat, Mr Konie. Celui-ci compta cent mille dollars dans la première caisse et les remit à l’inspecteur.
Il parla brièvement au téléphone avant de tendre le combiné à Pazzi.
— C’est une transmission par câble, cryptée.
La voix, américaine de toute évidence, avait un rythme étrange, enchaînant les mots dans un souffle pour marquer ensuite une pause. Les consonnes explosives étaient gommées. A l’entendre, Pazzi éprouvait une sorte de vertige, comme s’il respirait avec la même difficulté que son interlocuteur.
Aucun préambule :
— Où est le docteur Lecter ?
Une liasse dans une main, le combiné dans l’autre, Pazzi ne marqua aucune hésitation :
— C’est celui qui travaille au palais Capponi, à Florence. Il est le… conservateur.
— Vous voudrez bien montrer une pièce d’identité à Mr Konie et lui repasser le téléphone. Il ne dira pas votre nom sur cette ligne, bien entendu.
Consultant une liste qu’il avait sortie de sa poche, l’avocat récita une formule codée, incompréhensible à tout autre que Mason et lui, puis rendit le combiné à Pazzi.
— Vous aurez le reste quand nous le tiendrons, vivant, annonça Verger. Vous n’aurez pas à vous emparer de lui vous-même, mais vous devrez nous indiquer sous quelle identité il se cache et nous conduire à lui. Je veux aussi toutes les informations que vous avez réunies à son sujet, sans exception. Vous retournez à Florence ce soir, n’est-ce pas ? On vous y communiquera tout à l’heure les détails d’un rendez-vous qui se tiendra dans les environs, avant demain soir. Lors de ce contact, vous recevrez des instructions de la personne qui va se charger du docteur Lecter. Cette personne vous abordera en vous demandant si vous connaissez un fleuriste. Vous répondrez que tous les fleuristes sont des escrocs. Vous m’avez bien compris ? je vous demande de lui garantir votre pleine et entière coopération.
— Je ne veux pas de Lecter dans ma… Euh, je ne veux pas qu’il soit près de Florence quand vous…
— Je comprends votre préoccupation. Ce ne sera pas le cas, soyez sans inquiétude.
La ligne fut coupée.
En quelques minutes de paperasseries diverses, deux millions de dollars furent transférés sur un compte bloqué. Mason Verger n’avait pas pouvoir de récupérer les fonds, mais c’était lui qui pourrait les libérer au bénéfice exclusif de Pazzi lorsque celui-ci les réclamerait. Un cadre du Crédit suisse vint l’informer que son établissement lui offrirait la commission de change s’il les déposait chez eux en francs suisses par la suite, et que les intérêts cumulés à trois pour cent ne seraient perçus que sur les premiers cent mille francs. Il lui remit ensuite une photocopie de l’article 47 du Bundesgesetz über Banken und Sparkassen, consacré à la législation du secret bancaire. Il s’engagea à effectuer un virement immédiat à la Banque royale de Nouvelle-Écosse ou aux îles Caïmans dès que les fonds seraient débloqués, si tel était le souhait de Pazzi.
En présence d’un notaire, l’inspecteur accorda pouvoir de signature à sa femme au cas où il décéderait. Les dernières formalités accomplies, seul le cadre de la banque tendit sa main à serrer. Pazzi et l’avocat ne s’étaient pas regardés une seule fois dans les yeux, mais Mr Konie consentit à lancer un bref au revoir en quittant la pièce.
Dernière étape du voyage, l’avion de Milan à Florence se faufilant dans un orage avec la même clientèle d’hommes d’affaires à son bord, le réacteur sous le hublot de Pazzi, un rond obscur sur le ciel assombri. Tonnerre et éclairs tandis qu’ils étaient secoués au-dessus de la vieille ville, le campanile et le dôme de la cathédrale bien visibles maintenant, les lumières de la cité s’allumant dans le crépuscule hâté par la tourmente, le fracas de la foudre rappelant à Pazzi son enfance, quand les Allemands avaient fait sauter tous les ponts sur l’Arno, n’épargnant que le Ponte Vecchio. Et une image aussi soudaine et brève qu’un éclair, revue avec ses yeux de petit garçon, celle d’un sniper capturé et conduit enchaîné devant la Madone des chaînes pour prier avant d’être passé par les armes.
Descendant dans l’odeur d’ozone de la foudre, au milieu des déflagrations du tonnerre qu’il sentait se répercuter à travers la structure de l’avion, Rinaldo Pazzi, rejeton de la très ancienne famille des Pazzi, regagna sa cité ancestrale chargé de desseins vieux comme le monde.
Il aurait préféré maintenir sa proie du palazzo Capponi sous une surveillance de tous les instants, mais c’était impossible.
A peine rentré chez lui, encore envoûté par la vue de l’argent, Rinaldo Pazzi dut au contraire sauter dans son smoking pour aller rejoindre son épouse à un concert de l’Orchestre de chambre de Florence qu’elle attendait depuis longtemps.
Le Teatro Piccolomini, une copie réduite de la célèbre Fenice de Venise édifiée au XIXe siècle, est un coffret à bijoux tout en dorures et en luxe baroque, ses chérubins défiant allègrement les lois de l’aérodynamique sur son splendide plafond.
La beauté du cadre est également un point positif pour les musiciens, qui ont souvent besoin de toute l’aide dont ils peuvent disposer.
Il est injuste, mais inévitable, que la musique doive être jugée ici selon les critères extrêmement exigeants d’une ville qui est aussi un monument artistique. Comme la plupart de leurs compatriotes, les Florentins sont en général des mélomanes avertis et ils ont parfois l’impression de manquer d’interprètes de valeur.
Au milieu des applaudissements saluant l’ouverture, Pazzi se glissa dans le fauteuil qui jouxtait celui de sa femme.
Elle lui tendit sa joue délicieusement parfumée. Il sentit son cœur se gonfler en la contemplant dans sa robe du soir assez décolletée pour libérer l’arôme enivrant qui montait de sa poitrine, avec sur ses genoux l’élégant porte-partitions de chez Gucci qu’il lui avait offert.
— Ils sont cent fois mieux maintenant qu’ils ont ce nouveau joueur de viole, souffla-t-elle dans l’oreille de son mari.
Le virtuose de la viola da gamba, en effet remarquable, venait d’être engagé en remplacement de son prédécesseur, exécrable instrumentiste et par ailleurs cousin du signore Sogliato qui avait mystérieusement disparu depuis quelques semaines.
Seul dans une loge au troisième balcon, impeccablement sanglé dans sa tenue de soirée, le docteur Hannibal Lecter regardait la salle à ses pieds. Son visage et le triangle de sa chemise semblaient flotter dans la pénombre encadrée de moulures dorées.
Pazzi l’aperçut quand les lumières se rallumèrent un bref instant à la fin du premier mouvement. Avant qu’il n’ait eu le temps de détourner les yeux, la tête du docteur pivota comme celle d’une effraie et leurs regards se croisèrent. Instinctivement, l’inspecteur pressa la main de son épouse avec une telle force qu’elle se tourna pour l’observer, interloquée. Dès lors, il se força à ne considérer que la scène, laissant sa paume s’imprégner de la chaleur qui émanait de la cuisse de sa femme.
A l’entracte, quand il revint vers elle après être allé lui chercher une boisson au bar, le docteur Lecter se tenait à ses côtés.
— Bonsoir, docteur Fell.
— Bonsoir, commendatore…
La tête à peine inclinée de côté, il attendit jusqu’au moment où Pazzi fut forcé de se soumettre aux présentations.
— Laura, permets-moi de te présenter le docteur Fell. Docteur, la signora Pazzi, mon épouse.
Habituée comme elle l’était à recevoir force compliments sur sa beauté, elle trouva un charme peu commun à ce qui suivit. Son mari, lui, ne partageait pas son enthousiasme.
— Merci de m’accorder cet honneur, commendatore.
Sa langue rouge, effilée, apparut en un éclair avant qu’il ne se penche sur la main de la dame, ses lèvres peut-être un peu plus proches de l’épiderme que ne le veut l’étiquette florentine, assez proches en tout cas pour qu’elle sente son souffle sur sa peau.
Il leva les yeux vers elle avant de redresser souplement sa tête.
— Je crois que vous appréciez particulièrement Scarlatti, signora.
— Oui, c’est vrai.
— Vous voir suivre la partition était très plaisant. Presque plus personne ne fait cela, de nos jours. J’espère que celle-ci pourra vous intéresser.
Du petit carton à dessin qu’il avait sous le bras, il sortit quelques feuillets parcheminés couverts de notes de musique calligraphiées.
— Elle provient du Teatro Capranica à Rome et date de 1688, l’année de composition de l’œuvre.
— Meraviglioso ! Regarde, Rinaldo !
— Pendant le premier mouvement, j’ai noté au crayon certains passages où elle différait de la version moderne. Vous trouverez peut-être amusant de poursuivre après l’entracte ? Je vous en prie, gardez-la. Je pourrai toujours la récupérer auprès de signor Pazzi. Vous n’y voyez pas d’inconvénient, commendatore ?
Il ne quitta pas l’inspecteur du regard pendant que celui-ci formulait sa réponse.
— Si cela te dit, Laura…
Pazzi réfléchit une seconde.
— Alors, allez-vous prendre la parole devant le Studiolo, docteur ?
— Oui. Vendredi soir prochain, en fait. Sogliato est trop impatient d’assister à ma déroute.
— Je dois bientôt passer dans la vieille ville, j’en profiterai pour vous rendre la partition. Que je t’explique, Laura : le docteur Fell est obligé de donner l’aubade aux harpies du Studiolo pour qu’elles le laissent en paix.
— Je suis certaine que vous chantez très, très bien, docteur, affirma-t-elle en le couvant de ses grands yeux noirs, dans la limite de la décence, mais guère plus.
Hannibal Lecter découvrit ses petites dents blanches dans un sourire.
— Si j’avais été l’inventeur de « Fleur du Ciel », signora Pazzi, je vous aurais offert le Diamant du Cap pour le porter avec. Eh bien, à vendredi, donc, commendatore.
Pazzi s’assura que le docteur retournait à sa loge et ne le surveillait plus du regard, jusqu’au moment où ils échangèrent un lointain salut de la main sur les marches alors qu’ils quittaient le Teatro.
— Ce parfum, « Fleur du Ciel », dit-il alors à sa femme. Je te l’ai acheté pour ton anniversaire.
— Oui, et je l’adore, Rinaldo, répondit la signora Pazzi. Tu as toujours eu un goût exquis.
Impruneta est une très ancienne agglomération toscane où les tuiles du Duomo furent jadis fabriquées. La nuit, son cimetière est visible à des kilomètres à la ronde depuis les résidences bâties sur les hauteurs grâce aux lampes à huile qui brûlent éternellement sur les tombes. Si la faible lumière qu’elles produisent permet aux visiteurs de trouver leur chemin parmi les morts, une torche électrique est indispensable quand on veut lire les épitaphes.
Rinaldo Pazzi arriva à neuf heures moins cinq. Chargé d’un petit bouquet qu’il prévoyait de déposer sur une stèle quelconque, il avançait sans hâte dans une allée en gravier au milieu des tombes.
Il renifla la présence de Carlo avant de le voir.
La voix s’était élevée derrière un mausolée à hauteur d’homme, voire plus.
— Vous connaissez un bon fleuriste, par ici ?
« On dirait que c’est un Sarde, analysa aussitôt Pazzi. Très bien. Il connaîtra peut-être son affaire, comme ça… »
— Tous les fleuristes sont des escrocs.
Carlo surgit brusquement sur un côté du monument en marbre, sans prendre la peine d’inspecter les alentours. Il fit à Pazzi l’effet d’un animal sauvage, petit, ramassé, plein d’énergie, les membres agiles. Il avait un gilet en cuir et une soie de sanglier ornait le ruban de son chapeau. Le policier estima qu’il avait sept bons centimètres d’avantage sur le Sarde en portée de bras, et dix en taille. Ils devaient faire à peu près le même poids. Il lui manquait un pouce, remarqua-t-il aussi. Retrouver son dossier à la Questura ne lui demanderait pas plus de cinq minutes.
Les deux hommes étaient éclairés du sol par les reflets changeants des lampes mortuaires.
— Sa maison est bien protégée, commença Pazzi.
— Je suis allé voir, oui. Il faut que vous me le montriez, lui.
— Il doit prendre la parole à une réunion demain soir, vendredi. Ça ne fait pas trop court pour vous ?
— C’est parfait. — Carlo avait envie de le bousculer un peu, d’établir son autorité. — Vous serez avec lui, ou bien vous avez la trouille ? En tout cas, vous devez au moins être à la hauteur de ce pour quoi on vous a payé. Vous allez me le montrer.
— Surveille ta langue, toi. Je ne volerai pas mon argent et toi non plus. A moins que tu préfères passer ta retraite à te faire tringler par les caïds à Volterra. C’est à toi de voir.
Au travail, Carlo était insensible aux insultes tout comme aux cris de douleur. Il comprit qu’il avait sous-estimé le policier et écarta les bras en un geste d’apaisement.
— Racontez-moi ce que je dois savoir.
Il se rapprocha de Pazzi. Côte à côte, ils avaient l’air de se recueillir ensemble devant le mausolée. Un couple passa derrière eux, main dans la main. Carlo retira son chapeau, ils baissèrent la tête tous les deux, puis Pazzi déposa le bouquet à l’entrée du monument. Une odeur rance montait du couvre-chef que son crâne avait chauffé. Cela sentait la saucisse préparée avec la viande d’un animal qui n’aurait pas été correctement équarri. Pazzi détourna son visage.
— Il est rapide du couteau. Il est prêt à s’en servir sous la ceinture.
— Il a un revolver?
— Je ne sais pas. A ma connaissance, il ne s’est jamais servi d’une arme à feu.
— Je ne veux pas avoir à le sortir d’une voiture. Il me le faut dans la rue, avec pas trop de monde autour.
— Comment vous allez vous y prendre ?
— Ça, c’est mon boulot.
Carlo glissa une dent de verrat dans sa bouche et entreprit d’en mastiquer le cartilage. De temps en temps, l’incisive apparaissait entre ses lèvres.
— C’est aussi le mien. Comment vous allez faire ?
— Le sonner avec un pistolet paralysant, l’emballer dans un filet et ensuite une injection. Il faut que je me débrouille pour vérifier ses mâchoires le plus vite possible, au cas où il aurait une capsule de poison dans une couronne.
— Il doit donner une conférence à une réunion qui commence à sept heures, au palazzo Vecchio. S’il travaille demain dans la chapelle des Capponi, à Santa Croce, il partira directement de là-bas. Vous connaissez Florence ?
— Je connais, oui, et bien. Vous pouvez m’avoir un permis de circuler dans la vieille ville ?
— Oui.
— Je vais pas le choper à la sortie de l’église.
Pazzi approuva d’un hochement de tête.
— Non, il vaut mieux qu’il soit à cette réunion. Ensuite, il se passera bien quinze jours avant qu’on remarque sa disparition. J’ai une raison de retourner avec lui au palais Capponi après la conférence, donc je…
— Je vais pas le choper chez lui non plus. Il sera sur son terrain, il connaît la maison, moi pas. Il va se méfier, regarder autour de lui avant d’ouvrir sa porte. Non, il me le faut sur le trottoir, à découvert.
— Alors, écoutez un peu ! Bon, on va quitter le palazzo Vecchio par l’entrée principale, celle de la via dei Leoni sera fermée à cette heure-là. Puis on descendra via de Neri pour traverser le fleuve au Ponte alle Grazie. Sur l’autre rive, en face du musée Bardini, les arbres cachent assez les lampadaires. En soirée, c’est très calme, l’école est déserte depuis longtemps.
— D’accord, on dit en face du musée Bardini, alors. Mais si je vois une possibilité, je pourrais bien intervenir avant, plus près du palazzo Vecchio. Ou même plus tôt dans la journée si jamais il panique et cherche à s’enfuir. On sera peut-être dans une ambulance, quelque part… Vous, vous restez avec lui jusqu’à ce qu’on le sonne au pistolet, ensuite vous dégagez vite fait.
— Je veux qu’il soit loin de la Toscane avant qu’il lui arrive quoi que ce soit.
— Croyez-moi, il sera parti loin de tout. Les pieds devant…
Quand Carlo sourit à cette plaisanterie destinée à son seul usage, la dent de verrat brilla dans son rictus sardonique.
Vendredi matin. Une petite pièce au dernier étage du palais Capponi. Trois des murs blanchis à la chaux sont nus, le quatrième est occupé par une grande Madone de l’école de Cimabue datant du XIIIe siècle, qui paraît encore plus gigantesque dans la chambre exiguë. La tête penchée, comme un oiseau intrigué, vers l’angle inférieur occupé par la signature, la Vierge ne quitte pas de ses yeux en amande la forme endormie sous le tableau.
Le docteur Hannibal Lecter, vétéran des couchettes de prison et d’asile, est immobile sur le lit étroit, mains croisées sur la poitrine.
Ses paupières s’ouvrent et soudain il est éveillé, parfaitement lucide, alors que le rêve où lui est apparue sa sœur Mischa, depuis longtemps morte et digérée, se poursuit en continu. Danger alors, danger maintenant.
La perception du danger n’a pas plus troublé son sommeil que le meurtre du pickpocket.
Après s’être habillé, impeccable dans son costume sombre, il éteint les détecteurs de mouvement qui surveillent l’accès à l’étage des domestiques et descend dans les nobles espaces du palazzo.
Le vaste silence de ces salles en enfilade lui appartient et il doit encore se faire à cette liberté après être resté tant d’années confiné dans un sous-sol.
De même que les murs peints de fresques de Santa Croce ou du palazzo Vecchio ont une âme, l’atmosphère de la bibliothèque Capponi palpite de présences tangibles pour le docteur Lecter tandis qu’il étudie les rayonnages de manuscrits. Il choisit plusieurs rouleaux de parchemin, souffle dessus. Les particules de poussière vibrent dans un rayon de soleil comme si les morts, qui ne sont désormais que poussière, se pressaient pour lui raconter leur destin et le sien. Il s’active avec efficacité mais sans hâte inutile, rangeant quelques feuillets dans son porte-documents, regroupant des livres et des illustrations destinés à son intervention devant le Studiolo, dans quelques heures. Il y a tant de textes qu’il aurait voulu leur lire à voix haute…
Puis il allume son ordinateur portable, se connecte au serveur du département de criminologie de l’université de Milan et appelle la page d’accès au site Web du FBI, à www.fbi.com, comme n’importe quel particulier est en droit de le faire.
Les travaux de la commission d’enquête du département de la Justice sur le pitoyable raid antidrogue de Clarice Starling n’ont pas encore commencé et aucune date en ce sens n’a été fixée, apprend-il. Il n’a pas les codes d’accès qui lui permettraient de consulter son propre dossier au FBI mais, sur la page des « Personnes les plus recherchées », son ancien visage le fixe dans les yeux, flanqué d’un poseur de bombes et d’un incendiaire.
D’une pile de parchemins sur la table, le docteur Lecter extrait le tabloïd aux couleurs criardes. Il contemple la photo de Clarice Starling sur la première page, parcourt les traits de la jeune femme de ses doigts. La lame luisante surgit dans sa main comme si elle venait d’y pousser pour remplacer son sixième doigt. Elle porte le nom de « Harpie », elle est crantée et a la forme d’une griffe. Elle taille dans le National Tattler avec la même aisance que dans l’artère fémorale du Gitan. En fait, elle était rentrée et sortie si vite de la cuisse du pickpocket que le docteur Lecter n’avait même pas eu besoin de l’essuyer, ensuite.
Avec le mortel couteau, il découpe l’image de Clarice Starling qu’il colle ensuite sur un morceau de parchemin vierge.
Puis il prend un crayon et dessine avec dextérité le corps d’une lionne ailée sous la photo. Un griffon avec le visage de Starling. En bas, il écrit quelques mots de sa ronde déliée, très reconnaissable : « Pourquoi les Philistins ne vous comprennent-ils pas, Clarice, y avez vous jamais pensé ? C’est parce que vous êtes la réponse à l’énigme de Samson : vous êtes le miel dans la lionne. »
A quinze kilomètres de là, leur voiture discrètement garée derrière un haut mur de pierres à Impruneta, Carlo Deogracias vérifiait son équipement pendant que son frère Matteo répétait des enchaînements de judo sur l’herbe moelleuse en compagnie des inséparables Sardes, Piero et Tommaso Falcione. Ces deux-là étaient rapides, et musclés. Piero avait effectué un bref passage dans l’équipe de football professionnel de Cagliari; Tommaso, lui, avait failli être prêtre et parlait assez bien anglais. Il lui arrivait de prier avec leurs victimes.
La camionnette Fiat blanche immatriculée à Rome avait été louée très normalement. Deux panneaux avec l’inscription « Ospedale della Misericordia » attendaient d’être fixés sur ses flancs. Les parois et le plafond de la cabine arrière avaient été doublés d’épaisses couvertures de déménagement pour le cas où leur proie chercherait à se débattre.
Carlo avait la ferme intention de mener le projet exactement comme Mason le souhaitait, mais, même en admettant que l’opération tourne mal, qu’il soit contraint d’éliminer Lecter en Italie et de renoncer au tournage en Sardaigne, tout ne serait pas perdu : il se savait capable d’égorger le docteur et de lui trancher les mains et la tête en moins d’une minute. Et s’il n’en avait pas le temps, il pourrait toujours lui couper le pénis et un doigt, ce qui suffirait amplement pour un test d’ADN. Expédiés dans une poche de neige carbonique, ils parviendraient à Verger en vingt-quatre heures à peine, ce qui vaudrait à Carlo une récompense en plus de ses honoraires.
Bien rangés sous les sièges, il y avait une petite tronçonneuse, des cisailles à longs manches, une scie de chirurgien, des sacs en plastique zippés, un « Work Buddy » Black Decker pour bloquer les bras du docteur et un colis aérien DHL prépayé, Carlo ayant estimé le poids de la tête à six kilos et celui des mains à un kilo pièce.
S’il arrivait à filmer en vidéo une exécution d’urgence, il était certain que Mason paierait une rallonge pour voir Lecter se faire égorger, et ce, même après avoir déboursé un million de dollars en échange de la tête et des mains. Dans cette hypothèse, Carlo avait fait l’acquisition d’une bonne caméra, d’un projecteur portable, d’un trépied, et avait enseigné les rudiments de leur utilisation à Matteo.
Il portait une attention aussi professionnelle à l’équipement destiné à la capture proprement dite. Piero et Tommaso étaient des experts du lancer de filet, lequel avait été plié avec le même soin qu’un parachute. Carlo avait préparé une seringue hypodermique et un pistolet paralysant chargés de doses assez massives de tranquillisant vétérinaire à l’acépromazine pour neutraliser un animal de la taille du docteur en quelques secondes. Il avait expliqué à Rinaldo Pazzi qu’il commencerait avec le pistolet, mais s’il avait l’occasion de le piquer quelque part aux fesses ou aux jambes, il n’aurait pas besoin de l’arme.
Une fois leur captif maîtrisé, ils n’auraient à rester sur le continent que quarante minutes à peine, le temps de rejoindre l’aérodrome de Pise où un avion d’urgences médicales les attendrait. La piste de Florence était plus proche, certes, mais le trafic aérien y était plus dense et un vol privé y passerait moins inaperçu.
En moins d’une heure et demie, ils seraient arrivés en Sardaigne, où le comité d’accueil du docteur était à chaque instant plus affamé.
Carlo avait tout soupesé dans sa tête aussi bien organisée que malodorante. Mason Verger n’était pas fou : les paiements avaient été prévus de telle sorte que Rinaldo Pazzi soit protégé. En fait, tuer Pazzi puis essayer de réclamer la totalité de la récompense aurait fini par coûter de l’argent à Carlo. L’Américain ne voulait surtout pas de l’agitation qu’aurait provoquée la mort d’un policier, mieux valait donc se plier à sa volonté. Il n’empêche que le Sarde sentait ses poils se hérisser quand il pensait aux résultats qu’il aurait pu obtenir avec quelques passages judicieux de sa tronçonneuse si ç’avait été lui, et non Pazzi, qui avait retrouvé le docteur Lecter.
Il essaya la machine, qui démarra du premier coup.
Après un rapide récapitulatif avec ses acolytes, Carlo sauta sur un petit motorino et partit vers la ville, seulement armé d’un couteau, d’un pistolet à aiguilles et d’une seringue.
Il était encore tôt quand le docteur Hannibal Lecter quitta la pestilence des rues encombrées de voitures pour entrer dans la Farmacia di Santa Maria Novella, l’un des paradis de l’odorat sur cette terre. Il resta quelques minutes la tête rejetée en arrière, les yeux clos, à s’imprégner des arômes distillés par les fabuleux produits, savons, lotions, crèmes, ainsi que par les matières premières stockées dans les salles de préparation. Le portier le reconnaissait à chaque fois, les vendeurs lui témoignaient le plus grand respect malgré les manières distantes qui les caractérisaient d’habitude. Car, si les achats du docteur Lecter n’avaient pas dû excéder la centaine de milliers de lires depuis les quelques mois où il séjournait à Florence, la sûreté du choix des essences, le raffinement des mariages qu’il avait demandés avaient comblé d’aise et d’admiration ces marchands de senteurs pour qui le nez est la vie.
C’était d’ailleurs pour garder intact ce plaisir que Lecter n’avait eu recours à d’autre rhinoplastie que des injections de collagène. Devant lui, l’air était peint d’odeurs aussi distinctes et vivaces que des couleurs, et il était capable de les superposer ou de les nuancer de la même façon que s’il avait mêlé plusieurs coloris sur un tableau.
Ici, rien ne rappelait la prison. Ici, l’atmosphère était musique. Ici, les larmes pâles de l’oliban attendaient de couler à l’unisson de la bergamote, du bois de santal, de la cannelle et du mimosa, tandis que l’ample basse continue était assurée par l’authentique ambre gris, la civette, l’huile de castor et l’essence de musc.
Pour des raisons purement anatomiques, le sens olfactif réveille la mémoire plus que tout autre.
Ici, à la Farmacia, sous la douce lumière des lustres Art déco, le docteur Lecter humait, humait de tout son nez, et il était assailli d’échos ou de bribes de souvenirs. Ici, rien ne restait de la prison. Rien, à part… Quoi ? Clarice Starling. Pourquoi elle ? Pas à cause du soupçon d’ « Air du Temps » qu’il avait capté lorsqu’elle avait ouvert son sac devant les barreaux de sa cage à l’hôpital. Non, impossible. La Farmacia ne proposait pas de tels parfums. Ce n’était pas le lait corporel qu’elle utilisait, non plus. Ah… « Sapone di mandorle ». Le très réputé savon aux amandes de la Farmacia. Où avait-il déjà senti ce subtil arôme ? A Memphis, oui, quand elle était venue à l’entrée de sa cellule et qu’il avait effleuré le doigt de la jeune femme peu avant son évasion. Starling, alors… Un parfum dépouillé mais d’une riche texture. Coton séché au soleil puis repassé au fer. Starling, donc. Séduisante, appétissante, même. Sincère jusqu’à en devenir agaçante, morale jusqu’à l’absurde. Fine, alerte dans les limites du bon sens que lui avait légué sa mère. Mmmm…
Logiquement, les mauvais souvenirs étaient toujours liés à des odeurs déplaisantes, chez lui. Et ici, à la Farmacia, il se retrouvait sans doute aussi loin qu’il avait jamais pu s’éloigner des oubliettes nauséabondes qui béaient dans le noir sous son palais de la mémoire.
Alors, contrairement à ses habitudes, en ce vendredi maussade, le docteur Lecter fit l’emplette d’une quantité de savons, de lotions et d’huiles de bain. Il garda quelques articles avec lui et chargea la digne maison d’expédier le reste, prenant le soin de remplir lui-même les formulaires de sa ronde très particulière.
— Le Dottore aimerait-il ajouter un mot? s’enquit la vendeuse.
— Pourquoi pas ?
Et le docteur Lecter joignit une feuille pliée au colis. C’était le dessin du griffon.
La Farmacia di Santa Maria Novella jouxte un couvent sur la via della Scala. Toujours respectueux des usages, Carlo retira son chapeau avant de se planter sous une statue de la Vierge près de l’entrée. Il avait remarqué que la pression de l’air entre les doubles portes de la Farmacia faisait s’écarter légèrement les battants extérieurs quelques secondes avant que quelqu’un ne sorte. Cet avertissement lui donnait le temps de se cacher pour surveiller la sortie de chaque client.
Quand le docteur Lecter émergea avec son mince porte-documents et un petit sac en papier, Carlo était dissimulé derrière un kiosque à cartes postales. Le docteur partit d’un bon pas mais, en passant devant la statue de la Vierge, il leva la tête, ses narines palpitèrent et il se raidit un peu.
Carlo se dit que sa réaction était peut-être une marque de dévotion. Il se demanda si Lecter était croyant, comme les aliénés le sont souvent. Qui sait, et s’il arrivait à lui faire maudire le Créateur quand il approcherait de sa fin ? Ce serait une note qui ne manquerait pas de plaire à Mason Verger. Évidemment, il faudrait épargner l’épreuve aux pieuses oreilles de Tommaso…
En fin d’après-midi, Rinaldo Pazzi écrivit une lettre à sa femme qui comportait une tentative de sonnet laborieusement composé aux premiers temps de leur liaison mais que la timidité l’avait empêché de lui offrir alors. Il y indiqua aussi les codes indispensables pour revendiquer l’argent bloqué en Suisse et ajouta dans l’enveloppe une missive qu’elle devrait adresser à Mason Verger s’il tentait de revenir sur ses engagements. Il plaça le tout à un endroit où elle ne pourrait le trouver que dans le cas où elle aurait à trier ses affaires après sa mort.
A six heures, il partit sur son motorino au musée Bardini, et cadenassa le scooter à la rambarde en fer où les derniers lycéens de la journée reprenaient leur bicyclette. En apercevant la fourgonnette-ambulance garée non loin, il déduisit qu’elle appartenait probablement au dispositif de Carlo. Deux hommes étaient assis à l’avant. Quand Pazzi se retourna, il sentit leurs regards dans son dos.
Il était très en avance. Les réverbères étaient déjà allumés. Il se dirigea lentement vers le fleuve, sous l’ombre propice que dispensaient les arbres du musée. Engagé sur le Ponte alle Grazie, il s’arrêta un moment pour contempler les flots paresseux de l’Arno et s’accorder une dernière occasion de penser à loisir avant d’être précipité dans l’action. La nuit allait être sombre. Tant mieux. Des nuages bas s’étiraient vers l’est, frôlant presque la pointe agressive sur le palazzo Vecchio. Une brise naissante balayait des volutes de poussière et de fiente de pigeon desséchée sur l’esplanade devant Santa Croce, où Pazzi s’apprêtait maintenant à entrer, les poches alourdies d’un Beretta 380, d’une courte matraque en cuir et d’un couteau destiné à transpercer le docteur Lecter s’il devenait indispensable de l’abattre sur-le-champ.
L’heure de fermeture publique de l’église était dépassée, mais un bedeau le laissa entrer par une petite porte latérale. Ne voulant pas lui demander si le soi-disant docteur Fell était encore au travail, il se rapprocha avec précaution pour constater de ses propres yeux. Les cierges sur les autels le long du transept lui procuraient un éclairage suffisant. Il traversa l’édifice en forme de croix jusqu’à être en mesure d’inspecter sa branche droite. Par-dessus les chandelles votives, il n’était pas facile de voir si le docteur était dans la chapelle des Capponi. Il avança encore sur la pointe des pieds, les pupilles aux aguets. Une grande ombre s’étalait dans le fond de la chapelle, qui lui coupa le souffle l’espace d’une seconde. C’était lui, penché sur sa lampe posée au sol, encore occupé à relever ses inscriptions. Soudain, il se redressa et sa tête pivota comme celle d’une effraie pour scruter la pénombre, son corps immobile éclairé d’en bas, son ombre démesurée derrière lui, puis il reprit sa taille initiale quand il se courba et se remit à sa tâche.
Pazzi sentait la sueur perler dans son dos sous sa chemise, mais la chaleur ne lui monta pas au visage.
Il restait encore une heure avant la réunion au palazzo Vecchio. Et il ne voulait pas arriver parmi les premiers à la conférence.
La sévère beauté de la chapelle que Brunelleschi a créée pour la famille Pazzi à Santa Croce en fait l’un des fleurons de l’architecture Renaissance, un espace d’exception où l’arrondi et le carré sont réconciliés. C’est une construction séparée, en dehors du sanctuaire de l’église, que l’on rejoint par un cloître voûté.
A genoux sur la pierre, sous les yeux de son sosie parmi les hauts-reliefs de Della Robbia, Pazzi pria. Il eut l’impression que le cercle des apôtres autour du plafond enserrait ses prières, les comprimait, peut-être jusqu’à ce qu’elles s’échappent dans le cloître obscur derrière lui pour monter dans le ciel ouvert et vers Dieu.
Il se força à imaginer de bonnes actions que l’argent obtenu en échange du docteur Lecter lui permettrait d’accomplir. Il se vit avec son épouse tendre quelques pièces à des mendiants, offrir quelque appareil médical complexe à un hôpital. Il vit les vagues du lac de Tibériade, qui à ses yeux ressemblaient beaucoup à celles de la baie de Chesapeake. Il vit la main rosée de sa femme autour de sa queue, la serrant avec décision pour gonfler encore le gland.
Puis il regarda autour de lui et, comme il n’apercevait personne, il s’adressa tout haut à Dieu :
— Merci, mon Père, de me permettre de retirer ce monstre, ce monstre d’entre les monstres, de la surface de Votre terre. Merci, au nom des âmes auxquelles Nous épargnerons ainsi tant de souffrance.
S’agissait-il là d’un « nous » emphatique ou bien d’une référence à un pacte conclu entre Pazzi et le Seigneur ? La question est délicate, et il y a peut-être plus d’une réponse.
Une partie de lui-même qui ne l’aimait pas lui souffla qu’il avait tué avec Lecter, que Gnocco était leur victime commune puisqu’il n’avait rien tenté pour le sauver, puisqu’il n’avait éprouvé que du soulagement quand la mort avait scellé ses lèvres.
En quittant la chapelle, pourtant, il se disait que la prière apporte un certain réconfort. Et, certes, tandis qu’il repartait sous les arches muettes, il avait la nette sensation de ne pas être seul.
Carlo, qui l’attendait sous le portique du palais Piccolomini, lui emboîta aussitôt le pas. Ils n’échangèrent que les mots indispensables.
Ils contournèrent le palazzo Vecchio pour s’assurer que l’issue sur la via dei Leoni était verrouillée, et les volets fermés aux fenêtres qui la surplombaient.
Le seul passage encore ouvert était l’entrée principale du palazzo.
— On va sortir par là, sur le perron, et ensuite on prendra via de’ Neri, indiqua Pazzi.
— On sera côté Loggia, sur la place, mon frère et moi. On vous suivra à bonne distance. Les autres attendent devant le musée Bardini.
— Oui, je les ai vus.
— Eux aussi, ils vous ont vu.
— Est-ce qu’il est très bruyant, votre pistolet ?
— Pas vraiment. Pas comme un vrai. Mais vous l’entendrez quand même et l’autre va se retrouver par terre en moins de deux.
Carlo s’abstint de lui expliquer que Piero allait faire feu caché dans l’ombre des arbres, pendant que Lecter et lui seraient encore sous la lumière des réverbères. Il ne voulait pas que Pazzi trahisse une appréhension qui éveillerait la méfiance de leur proie avant même le début de l’intervention.
— Vous devez confirmer à Mason que vous l’avez eu. Ce soir même.
— Vous inquiétez pas. Cet enculé va passer la nuit à supplier qu’on le laisse lui téléphoner, à Mason !
Il observa Pazzi à la dérobée, espérant détecter de la gêne ou du dégoût.
— Au début, il va prier pour que Mason l’épargne mais, après un moment, son seul souhait, ce sera de mourir.
La nuit était tombée. Au palazzo Vecchio, on mettait dehors les derniers touristes attardés. En se dispersant sur la piazza, plusieurs d’entre eux, sentant encore le poids de la forteresse médiévale sur leurs épaules, ne purent s’empêcher de se retourner pour lever les yeux sur ses créneaux qui se découpaient dans le ciel comme les dents d’une lanterne d’Halloween.
Les projecteurs s’allumèrent. Ils blanchissaient la pierre brute des murs, creusaient les encoignures des fenêtres sous les hautes corniches. Alors que les hirondelles regagnaient leurs nids, les premières chauves-souris firent leur apparition, dérangées dans leur chasse par les hautes fréquences qu’émettaient les stridents outils de l’entreprise de rénovation plus encore que par la lumière.
A l’intérieur du palais, le travail de Sisyphe des restaurateurs allait se poursuivre une heure encore dans la plupart des salles, à l’exception de la salle des Lys où le docteur Lecter était en grande conversation avec le chef de chantier.
Habitué à l’impécuniosité et aux manières abruptes de la commission des Beaux-Arts, le contremaître trouva son interlocuteur à la fois très courtois et remarquablement généreux.
En quelques minutes, ses ouvriers avaient commencé à ranger leur matériel, poussant contre les murs compresseurs et ponceuses à bande afin de dégager l’accès, enroulant leurs câbles électriques et leurs filins. Bientôt, ils apportaient et installaient les chaises pliantes nécessaires à la réunion, pas plus d’une douzaine, puis ils ouvrirent en grand les portes-fenêtres pour que les odeurs de peinture et de vernis se dissipent.
Le docteur ayant réclamé un pupitre digne de ce nom, on en trouva un dans l’ancien cabinet de travail de Niccolo Machiavelli, une pièce contiguë à la salle des Lys. Il fut apporté sur un grand chariot, en même temps que le projecteur de diapositives du palazzo.
L’écran qui allait avec l’appareil, jugé trop petit par le docteur Lecter, fut renvoyé au placard. Comme il voulait projeter ses illustrations en grandeur nature, il fit un essai sur l’une des housses qui protégeaient un mur de fresques fraichement restaurées. Une fois les fixations ajustées et les plis supprimés, il trouva le support très convenable.
Après avoir délimité son territoire en empilant plusieurs gros volumes sur le pupitre, il se planta devant la fenêtre et demeura dans cette position, dos tourné à la salle, lorsque les membres du Studiolo commencèrent à arriver dans leur complet poussiéreux et à prendre place, exprimant tacitement leur scepticisme d’experts quand ils réorganisèrent les chaises en demi-cercle, une disposition plus appropriée à un jury d’examen.
Par les vantaux altiers, le docteur apercevait le Duomo et le campanile de Giotto, noirs sur le couchant, mais non le Baptistère que Dante aimait tant à leur pied. Les spots éclairant la façade l’empêchaient de distinguer la piazza en contrebas, où ses assassins guettaient.
Pendant que les médiévistes et spécialistes du Rinascimento les plus respectés au monde s’installaient, le docteur Lecter composait dans sa tête le plan de sa communication. Il lui fallut à peine plus de trois minutes pour se préparer. Le sujet de sa conférence était « L’Enfer de Dante et Judas l’Iscariote ».
Tout à fait selon le goût du Studiolo pour la pré-Renaissance, il débuta par l’exemple de Pietro Della Vigna, ce Capouan logothète de la cour de Sicile à qui sa cupidité avait valu une place dans les espaces infernaux de Dante. Pendant la première demi-heure, le docteur fascina son auditoire en évoquant les intrigues bien réelles qui avaient précipité la chute du chancelier.
— Della Vigna a été emprisonné et a eu les yeux crevés pour avoir trahi la confiance de l’empereur par appât du gain, résuma-t-il, afin d’en venir au thème principal de son exposé. Dans sa descente, Dante le découvre au septième cercle de l’Enfer, celui réservé aux suicidés. De même que Judas l’Iscariote, il est mort pendu. Or Judas, Pietro Della Vigna et Ahithophel, l’ambitieux conseiller du roi Absalon, sont tous trois liés dans l’esprit de Dante par leur cupidité et par la punition qu’elle leur attira, la pendaison. Cupidité et pendaison sont un couple bien connu de la pensée antique et médiévale. Saint Jérôme, ainsi, écrit que le patronyme de Judas, Iscariote, signifie « argent » ou « prix », alors qu’Origène arme qu’il dérive de « par étouffement » en hébreu et que son nom doit donc se lire « Judas le Suffoqué ».
De son pupitre, le docteur Lecter jeta un coup d’œil à l’entrée du salon par-dessus ses lunettes de lecture.
— Ah, commendatore Pazzi! Bienvenue. Puisque vous êtes si près de la porte, auriez-vous l’obligeance d’éteindre les lumières ? Vous allez être intéressé, commendatore, car il se trouve déjà deux Pazzi dans L’Enfer de Dante… — Les doctes professeurs se laissèrent aller à quelques gloussements sans joie. — Nous avons en effet Camicion de’ Pazzi, qui assassina un de ses parents et qui attendait d’être rejoint par un autre Pazzi… Non, pas vous, commendatore, mais Carlin, lequel devait être placé encore plus bas dans le Royaume du châtiment pour sa malhonnêteté et sa trahison des Guelfes blancs, le parti de Dante lui-même.
Une petite chauve-souris qui s’était engouffrée par une fenêtre ouverte décrivit plusieurs cercles affolés au-dessus des têtes chenues des professeurs. Typique des nuits toscanes, son intrusion resta ignorée par toute l’assemblée.
— Cupidité et pendaison, disais-je… — Le docteur Lecter avait repris sa voix de conférencier. — Associées l’une à l’autre depuis l’Antiquité, c’est ainsi qu’elles apparaissent dans maints exemples artistiques.
Il prit en main le déclencheur électrique et le projecteur s’anima, commençant à envoyer une succession rapide d’images sur le drap tendu au mur.
— Voici la première représentation connue de la Crucifixion, gravée sur une boîte en ivoire qui remonte à la Gaule du Ve siècle. Vous y voyez également la mort par pendaison de Judas, dont le visage est levé vers la branche qui le soutient. Et ici encore, sur ce reliquaire milanais du IVe siècle, ou là, un diptyque en ivoire datant du IXe siècle, Judas est pendu et il continue à regarder vers le haut !
La chauve-souris voletait contre l’écran improvisé, à la recherche d’insectes.
— Sur ce panneau des portes de la cathédrale de Benevento, Judas est représenté avec les intestins jaillissant de son corps éventré, ainsi que saint Luc, le médecin, l’a décrit dans les Actes des Apôtres. Ici, il meurt assailli par les Harpies, avec au-dessus de lui la face de Caïn dans la lune, et là il est peint par votre cher Giotto, à nouveau avec les viscères pendants. Et enfin, dans cette édition de L’Infemo datée du XVe, voici le corps de Pietro Della Vigna pendu à un arbre sanguinolent. Je n’ai pas besoin de souligner l’évidente similitude avec Judas l’Iscariote.
» Mais dans son génie Dante se passait aisément de toute illustration : il est capable de faire parler Della Vigna voué aux Enfers avec le rythme heurté, les consonnes sifflantes péniblement prononcées, la voix étranglée de quelqu’un dont le cou serait encore pris dans la corde. Écoutez-le se décrire quand, avec d’autres damnés, il doit traîner sa propre dépouille pour la pendre à un buisson de ronces :
» Surge in vermena, ed in pianta silvestra :
l’Arpie, pascendo poi delle sue foglie,
fanno dolore, ed al dolor finestra.
Les traits habituellement pâles du docteur s’empourprent quand il recrée pour le Studiolo les râles étouffés du torturé. Sur l’écran, l’image de Della Vigna et celle de Judas éventré se succèdent en alternance.
Come l’altre verrem per nostre spoglie,
ma non però ch’alcuna sen rivesta :
chè non è giusto aver ciò ch’uom si toglie.
» Qui le strascineremo, e per la mesta
selva saranno i nostri corpi appesi,
ciascuno al prun de l’ombra sua molesta.
» Ainsi, Dante donne un écho sonore à la mort de Judas dans celle de Pietro Della Vigna, tous deux punis des mêmes crimes de cupidité et de trahison.
» Ahithophel, Judas, votre Pietro Della Vigna… Cupidité, pendaison, autodestruction, l’appât du gain aussi destructeur que le nœud coulant. Et que dit le suicidé florentin anonyme pleurant des larmes de sang sur son sort à la fin du canto?
» Io fei giubbetto a me delle mie case.
» Je me fis un gibet de ma propre demeure…
» Une prochaine fois, vous aimerez peut-être évoquer le fils de Dante, Pietro. Très étonnamment, il est le seul auteur ancien à avoir établi le lien entre Pietro Della Vigna et Judas à propos du Chant XIII de L’Infemo. Je pense qu’il serait aussi intéressant d’explorer le thème de la morsure dans l’œuvre dantesque. Ainsi du comte Ugolin enfonçant ses dents dans la tête de l’archevêque, « là où le cerveau se relie à la nuque », et du Satan aux trois gueules broyant dans chaque paire de mâchoires Judas, Brutus et Cassius, tous traîtres, à l’instar de Pietro Della Vigna.
» Je vous remercie de votre bienveillante attention.
Les érudits l’applaudirent avec enthousiasme de leurs paumes molles et parcheminées. Le docteur Lecter ne ralluma pas les lustres pour prendre congé d’eux un par un. Des livres empilés dans ses bras le dispensaient de leur serrer la main. En quittant la douce pénombre de la salle des Lys, ils semblaient encore envoûtés par cette évocation infernale.
Puis Lecter et Pazzi, restés seuls dans la grande salle, les entendirent rivaliser de commentaires dès qu’ils furent dans les escaliers.
— Diriez-vous que j’ai sauvé ma place, commendatore ?
— Je ne suis pas un spécialiste, docteur Fell, mais il est clair qu’ils ont été impressionnés. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, docteur, j’aimerais vous raccompagner chez vous et prendre les affaires de votre prédécesseur.
— Il y en a deux valises pleines, commendatore, et je vois que vous avez déjà une mallette. Vous allez donc tout porter ?
— Je vais demander qu’on m’envoie une voiture au palais Capponi.
L’inspecteur était prêt à insister s’il en était besoin.
— Parfait. Laissez-moi juste une minute, que je range un peu.
Pazzi approuva d’un signe de tête et s’écarta vers les fenêtres en sortant son téléphone cellulaire. Le docteur, qu’il ne quittait pas des yeux, paraissait d’une sérénité absolue. Le bruit des outils électriques au travail leur parvenait des étages inférieurs.
Il composa un numéro et, quand il eut Carlo Deogracias en ligne, il parla d’une voix distincte :
— Bonsoir, Laura. Je serai à la maison d’ici peu, amore.
Lecter avait remis les volumes encore sur le pupitre dans sa sacoche. Puis il se tourna vers le projecteur dont la ventilation était toujours en marche, des grains de poussière restaient en suspension dans le faisceau de l’objectif.
— Ah, mais j’aurais dû leur montrer aussi celle-là ! Je n’arrive pas à comprendre comment j’ai pu oublier.
Il glissa dans l’appareil la diapositive d’un dessin qui représentait un homme dénudé, suspendu à la corniche du palais.
— Celle-ci va vous intéresser, j’en suis sûr. Voyons si je peux obtenir une image plus nette.
Après avoir tenté quelques réglages, il s’approcha de la housse de protection. Sur le mur, sa silhouette obscure était de la même taille que le pendu.
— Vous arrivez à distinguer ? C’est l’agrandissement maximum. Tenez, c’est ici que l’archevêque l’a mordu. Et là, en dessous, il y a son nom.
Sans s’approcher du docteur, l’inspecteur alla vers l’écran. Il sentit une odeur chimique qu’il attribua sans plus y penser à quelque produit utilisé par les restaurateurs d’œuvres d’art.
— Vous arrivez à déchiffrer? Là, « Pazzi », au milieu d’un poème satirique très cru. C’est votre ancêtre, Francesco, pendu haut et court sur la façade du palazzo Vecchio, sous ces mêmes fenêtres.
A travers le pinceau de lumière qui passait entre eux, il soutint le regard du policier.
— Pour en venir à un sujet connexe, signore Pazzi, je dois vous avouer ceci : j’envisage sérieusement de manger votre femme.
Le docteur Lecter fait tomber la lourde housse sur Pazzi. Prisonnier du tissu, ce dernier essaie de dégager sa tête, son cœur s’affole dans sa poitrine et Lecter est déjà derrière lui, l’attrape par le cou avec une force effrayante et plaque une éponge imbibée d’éther sur le drap couvrant son visage.
Rinaldo Pazzi se débat avec vigueur, mais ses bras et ses jambes sont gênés, il trébuche dans la housse et pourtant il arrive à saisir son Beretta pendant qu’ils s’affalent par terre tous les deux, il essaie de viser derrière lui malgré la toile qui l’étouffe et l’aveugle, il appuie sur la détente et la balle transperce sa cuisse tandis qu’il bascule dans un abîme en spirale…
Amortie par la housse, la détonation du petit calibre a été à peine plus audible que les coups de marteau et les départs de meuleuse aux étages en dessous. Personne ne monte les escaliers. Posément, le docteur Lecter referme les portes de la salle des Lys et pousse le verrou intérieur.
Nauséeux, suffoquant, Pazzi reprit conscience avec le goût âcre de l’éther dans la gorge et un poids sur les poumons.
Simultanément, il découvrit qu’il se trouvait toujours dans la salle des Lys et qu’il était incapable de bouger. Emballé dans la housse comme une momie, il était attaché par une corde au pesant chariot sur lequel les ouvriers avaient apporté le pupitre. Un ruban adhésif lui fermait les lèvres, un autre maintenait une compresse sur la blessure qu’il s’était lui-même infligée à la jambe.
Adossé au pupitre, le docteur Lecter songeait en le contemplant qu’il avait été lui aussi attaché pareillement sur un chariot lorsqu’ils le déplaçaient à travers l’hôpital des aliénés.
— Signore Pazzi ? Vous m’entendez ? Respirez bien à fond pendant que vous le pouvez encore et reprenez un peu vos esprits.
Ses mains s’activaient pendant qu’il parlait. Il était penché sur l’épais cordon électrique d’une lourde ponceuse à parquet qu’il avait poussée dans la salle. Bientôt, un nœud coulant fut prêt à l’extrémité du fil orange, côté prise ; le caoutchouc entourant le fil électrique émettait un petit sifflement pendant qu’il exécutait les treize tours, comme le veut la tradition. Il tira dessus pour le serrer et posa son œuvre sur le pupitre. La prise dépassait en haut du nœud.
Le revolver de Pazzi, ses liens de sûreté en plastique ainsi que le contenu de ses poches et de sa mallette attendaient à côté. Le docteur Lecter inspecta les papiers, glissa sous sa chemise le dossier des Carabinieri qui renfermait ses permis de séjour et de travail, les tirages et les négatifs où son nouveau visage apparaissait.
Et là, il y avait la partition qu’il avait prêtée à la signora Pazzi… Il s’en saisit, la tapota pensivement contre ses dents. Les narines palpitantes, il inhala avec délices, puis se pencha, son visage tout près de celui de l’inspecteur.
— Laura, si je puis me permettre de l’appeler par son petit nom… Laura semble utiliser une merveilleuse crème de nuit pour les mains. Onctueuse, non ? Froide d’abord, mais ensuite bien chaude sur ses paumes. Parfumée à l’eau de fleur d’oranger. Laura l’orange… Mmmm. Je n’ai pas eu le temps d’avaler quoi que ce soit, aujourd’hui. Tenez, le foie et les reins, là, tout de suite, ce soir : un délicieux souper. Mais le reste de la viande devra être mis à faisander une bonne semaine, si ce temps frais persiste. Je n’ai pas vu les prévisions météo, vous si ? Dois-je comprendre que c’est « non »?
» Si vous me dites ce que j’ai besoin de savoir, commendatore, je me contenterai de partir sans savourer mon repas. La signora Pazzi sera épargnée, en d’autres termes. Je vais vous poser les questions et nous verrons bien. Vous pouvez me faire confiance, savez-vous ? Même si j’imagine que vous n’avez pas la confiance facile, à force de vous connaître vous-même…
» C’est au concert que j’ai compris que vous m’aviez identifié, commendatore. Quand je me suis penché sur la main de votre épouse, avez-vous trempé votre pantalon ? Et comme la police ne venait pas m’arrêter, j’ai conclu sans difficulté que vous m’aviez vendu. Est-ce avec Mason Verger que vous m’avez négocié ? Clignez les paupières deux fois pour « oui ».
» Ah, merci. C’est bien ce que je pensais. J’ai appelé le numéro qu’ils donnent sur son inévitable affiche, une fois, loin d’ici, juste pour l’amusement. Est-ce que ses hommes m’attendent dehors ? Je vois, je vois. Et l’un d’eux sent la saucisse de sanglier avariée, non ? Bien. Avez-vous parlé de moi à quiconque, à la Questura ? Vous n’avez cligné qu’une fois, c’est exact? Je m’en doutais. Bon, maintenant, je veux que vous réfléchissiez un instant et que vous me communiquiez votre code d’accès au VICAP de Quantico. — Il ouvrit son couteau Harpie. — Je vais vous retirer votre bâillon pour que vous puissiez me le dire… Mais attention, n’essayez pas de crier. Vous pensez que vous pouvez vous abstenir d’appeler à l’aide ?
Sa gorge irritée par l’éther lui donnait une voix rauque :
— Je jure devant Dieu que je ne le connais pas par cœur. Je… je n’arrive pas à m’en souvenir en entier. Vous pouvez aller à ma voiture, il y a des papiers et…
Le docteur Lecter fit pivoter le chariot pour placer Pazzi en face de l’écran, sur lequel l’image de Pietro Della Vigna et celle du Judas éventré se succédèrent à un rythme hypnotique.
— Qu’en pensez-vous, commendatore ? Avec les entrailles sorties ou non ?
— Le code est dans mon agenda.
Il le feuilleta devant la figure de Pazzi jusqu’à ce qu’il le trouve, dissimulé au milieu de numéros de téléphone.
— Et on peut se connecter de n’importe où, en tant que visiteur ?
— Oui, croassa l’inspecteur.
— Merci, commendatore.
D’un coup sec, il tourna le chariot et le poussa devant les portes-fenêtres.
— Écoutez, écoutez-moi ! J’ai de l’argent, plein d’argent! Il vous en faudra pour vous enfuir. Mason Verger ne renoncera jamais, jamais! Vous ne pouvez pas passer chez vous prendre de l’argent, ils surveillent le palais.
Le docteur Lecter prit deux planches sur un échafaudage et les posa sur le rebord d’une porte-fenêtre pour faire passer le chariot roulant sur le balcon.
La brise était froide sur le visage de Pazzi. Il parlait de plus en plus vite :
— Vous ne sortirez jamais vivant d’ici ! J’ai de l’argent, je vous dis ! Cent soixante millions de lires en liquide ! Ou en dollars, cent mille dollars! Laissez-moi téléphoner à ma femme. Je lui demanderai de prendre l’argent et de le mettre dans ma voiture. Elle la laissera juste devant le palais.
Lecter alla prendre le nœud coulant et l’apporta dehors. Le gros fil orange traînait derrière lui, enroulé plusieurs fois autour de la lourde ponceuse à l’autre bout. Pazzi poursuivait son monologue
— Elle m’appellera sur mon portable dès que l’auto sera en place comme convenu. J’ai le permis de circuler sur le pare-brise, elle pourra traverser la place jusqu’ici. Elle fera tout ce que je lui dirai ! Hé, elle fume, ma voiture ! Vous n’aurez qu’à vous pencher pour voir que le moteur tourne. Les clés seront dessus, promis!
Le docteur bascula Pazzi contre la balustrade du balcon. Elle lui arrivait à la hauteur des cuisses.
En bas, malgré les spots qui l’aveuglaient, il apercevait l’endroit où Savonarole avait été brûlé, l’endroit où lui-même s’était juré de vendre Lecter à Mason Verger. Il leva les yeux vers les nuages bas que les projecteurs coloraient d’orange et il espéra, il espéra que Dieu puisse tout de même le voir.
Mais son regard repartit dans l’atroce direction, c’était plus fort que lui, il fixait le gouffre, il fixait la mort en espérant contre toute logique que les faisceaux des spots donnent une certaine densité à l’air, qu’ils le retiennent d’une manière ou d’une autre, qu’il puisse s’accrocher aux rayons de lumière.
Il sentit le caoutchouc froid autour de son cou, le docteur Lecter debout près de lui, si près.
— Arrivederci, commendatore.
Un éclair de Harpie remonta devant lui, un autre coup de lame trancha les liens qui le retenaient au chariot, et il fut projeté par-dessus bord, le cordon orange filant derrière lui, le sol arrivant en trombe, la bouche libre de hurler, et dans la salle des Lys la ponceuse propulsée en avant, précipitée sur le balcon et venant s’arrêter brutalement contre la balustrade, Pazzi tiré soudain vers le haut, stoppé dans sa chute, son cou brisé et ses intestins jaillissant au-dehors.
Pazzi et son appendice de boyaux se balancent et virevoltent contre le mur râpeux du palais illuminé, il est secoué de spasmes posthumes mais il n’a pas eu le temps d’étouffer, il est mort et les projecteurs plaquent son ombre démesurée sur la façade, il oscille, devant lui ses entrailles font un mouvement de balancier plus rapide, plus court, et sa virilité pointe hors de son pantalon déchiré dans une érection de pendu.
Carlo se précipite du porche où il était caché et déboule à travers la place, Matteo derrière lui, bousculant et renversant les touristes, dont deux ont déjà leur caméra vidéo braquée sur la façade du palais.
— C’est rien que du spectacle, entend-il quelqu’un assurer en anglais dans sa course.
— Tu te charges de l’autre porte, Matteo ! S’il sort, tu le tues et tu le découpes.
Tout en courant, il s’escrime à sortir son portable de sa poche.
Il est à l’intérieur, maintenant. Les escaliers quatre à quatre, premier étage, deuxième.
Les battants du grand salon sont entrebâillés. Carlo met en joue la silhouette projetée sur le mur, comprend sa méprise, se jette sur le balcon, inspecte l’ancien bureau de Machiavel, tout cela en quelques secondes.
Il a en ligne Piero et Tommaso qui attendent toujours dans la fourgonnette en face du musée.
— Foncez chez lui, surveillez tous les accès. Butez-le et découpez-le.
Il compose en hâte un autre numéro.
— Matteo ?
Le portable de son frère a sonné dans la poche intérieure de sa veste alors qu’il se tient hors d’haleine devant l’autre sortie du palais, cadenassée. Il a déjà inspecté du regard les toits et les fenêtres obscures, vérifié la serrure du portail, une de ses mains posée sur le revolver passé dans sa ceinture.
— Pronto !
— C’est comment, de ton côté ?
— La porte est fermée.
— Le toit ?
Matteo lève à nouveau les yeux, pas assez vite pour voir les volets s’ouvrir à la fenêtre juste au-dessus de sa tête.
Un bruissement de tissu, un cri dans son téléphone, et Carlo est reparti. Il dévale les escaliers, trébuche sur un palier, se relève, fuse devant le gardien maintenant sorti sur le perron et le long des statues bordant l’entrée principale, tourne au coin et sprinte vers l’arrière du bâtiment, effrayant quelques couples au passage. Dans la pénombre, à toutes jambes, son portable continuant à gémir comme un petit être animé dans sa main. En face de lui, une forme enveloppée de blanc jaillit sur la chaussée, se jette dans les roues d’un scooter qui la renverse, reprend sa course aveugle, se cogne à une vitrine de l’autre côté de la ruelle, se dégage et repart, un spectre livide qui hurle « Carlo, Carlo ! ». Des taches sombres grossissent sur la toile déchirée et Carlo prend son frère dans ses bras, coupe le lien de sûreté en plastique qui retenait à son cou le tissu autour de la tête, le tissu qui n’est plus qu’un masque de sang. Il retire le drap et découvre Matteo lardé de coups féroces, au visage, sur le ventre, dans la poitrine, où l’entaille est si profonde que la blessure gargouille. Il l’abandonne le temps de se précipiter au coin de la ruelle et de scruter les alentours, puis revient à son frère.
Dans la rumeur montante des sirènes et les éclairs des gyrophares qui se réverbéraient sur la piazza della Signoria, le docteur Hannibal Lecter rajusta ses manchettes sous son veston et se dirigea vers une gelateria de la piazza dei Giudici toute proche. Des motos et des scooters étaient alignés le long du trottoir devant le glacier.
Lecter s’approcha d’un jeune homme en blouson de cuir qui venait d’enfourcher une grosse Ducati.
— Je suis dans une situation désespérée, mon garçon, déclara-t-il avec un sourire contrit. Si je ne suis pas piazza Bellosguardo dans dix minutes, ma femme va me tuer.
Il agita un billet de cinquante mille lires sous les yeux du motard.
— Voilà le prix que je donne à ma vie.
— C’est tout ce que vous voulez ? Que je vous dépose ?
Le docteur Lecter leva ses mains ouvertes.
— C’est tout.
Se faufilant dans la circulation le long des quais, la puissante machine l’emporta, courbé derrière son conducteur, qui lui avait prêté un casque encore imprégné d’un parfum féminin et d’une odeur de laque. Le motard connaissait bien sa ville. Après avoir avalé la via de’ Serragli, traversé la piazza Tasso et dévalé la via Villani, il emprunta l’étroit passage le long de l’église San Franscesco di Paolo pour grimper enfin la route en lacets qui conduit à Bellosguardo, le quartier résidentiel dominant Florence sur une colline au sud. En passant entre les murs de pierre bordant la route, la moto produisait un bruit qui faisait penser à du tissu déchiré, un son agréable aux oreilles de Lecter tandis qu’il se penchait dans les tournants et supportait avec philosophie les effluves de parfum bon marché qui hantaient son casque. Il demanda au jeune homme de le déposer à l’entrée de la place, non loin de la demeure du comte Montauto, où Nathaniel Hawthorne séjourna. Le motard fourra ses honoraires dans la poche intérieure de son blouson et repartit d’où il était venu, le rugissement de la Ducati s’éteignant rapidement dans la descente.
Encore stimulé par le vent de la course, le docteur Lecter franchit d’un bon pas les quarante mètres qui le séparaient de la Jaguar noire, reprit les clés dissimulées sous le pare-chocs et mit en marche le moteur. Il éprouvait une petite irritation sur le dos de la main, provoquée par le frottement de son gant quand il avait jeté la housse sur Matteo avant de bondir de la fenêtre au rez-de-chaussée du palazzo Vecchio. Une légère application de pommade cicatrisante italienne la calma aussitôt.
Pendant que la voiture chauffait, le docteur Lecter inspecta ses cassettes de musique. Il arrêta son choix sur Scarlatti.
Le jet médical s’éleva au-dessus des toits de tuiles rouges et bascula vers le sud-est en direction de la Sardaigne, la Tour de Pise pointant au-dessus de l’aile dans un virage plus serré que le pilote ne se le serait permis s’il avait eu un patient vivant à son bord.
La civière prévue pour le docteur Hannibal Lecter était occupée par le corps encore chaud de Matteo Deogracias. Son frère aîné était assis à côté du cadavre, ses vêtements raides de sang séché.
Il demanda à l’infirmier de mettre son casque audio sur sa tête et brancha la musique dans la cabine avant d’appeler sur son portable un numéro de Las Vegas où un transfert d’appel codé le mit en contact avec la côte du Maryland.
Pour Mason Verger, il n’y avait pas de différence entre le jour et la nuit. Il lui arrivait de dormir à toute heure et il était justement plongé dans le sommeil à ce moment-là. Toutes les lumières étaient éteintes, même celles de l’aquarium. Il reposait sur l’oreiller, son unique œil toujours ouvert comme ceux de la murène, elle aussi endormie. Aucun autre bruit que la lente respiration du poumon artificiel et le doux pétillement de l’aérateur dans l’aquarium.
Ces sons réguliers furent troublés par un autre son, une sonnerie étouffée mais insistante. La plus confidentielle de ses lignes téléphoniques. Sa main livide avança sur ses doigts tel un crabe sur ses pattes pour appuyer sur le bouton de communication. L’écouteur était placé sous l’oreiller, le micro devant son visage dévasté.
Il entendit d’abord les réacteurs d’un avion en bruit de fond et une musique sirupeuse. Une chanson italienne, Gli Innamorati.
— Je suis là. Dites-moi.
— Un gâchis pas possible, commença Carlo.
— Racontez.
— Mon frère Matteo est mort. Je suis à côté de lui, là. Pazzi, mort aussi. Le docteur Fell les a tués tous les deux. Il s’est barré.
Mason Verger resta silencieux.
— Vous devez deux cent mille dollars pour Matteo, reprit Carlo. Pour sa famille.
Les contrats passés par la pègre sarde prévoyaient toujours une assurance-décès.
— Je comprends.
— Ça va faire du raffut, ce qui est arrivé à Pazzi.
— Il n’y a qu’à dire qu’il n’était pas propre. Ça passera mieux, s’ils croient qu’il n’était pas net. C’était le cas ?
— A part pour ce deal, je ne sais pas. Et s’ils remontent de Pazzi jusqu’à vous ?
— Je peux m’occuper de ça.
— Mais moi, je dois m’occuper de moi ! C’est une trop grosse merde. Un inspecteur en chef de la Questura refroidi, ça dépasse mes moyens.
— Vous n’avez rien fait, non ?
— Non, on n’a rien fait, mais si jamais la Questura m’implique là-dedans… Putain de Vierge! Ils me laisseront plus tranquille une minute. Je pourrai plus graisser la patte à personne, ni faire un pet de travers. Et Oreste ? Il savait ce qu’il devait filmer ?
— Je ne pense pas, non.
— D’ici demain, après-demain, la Questura aura pigé la véritable identité du docteur Fell. Dès qu’il va entendre les infos, il va faire la relation, Oreste. Rien qu’avec les dates.
— Oreste est grassement payé. Il est inoffensif pour nous.
— Pour vous peut-être. Seulement, il passe dans un mois devant un juge de Rome pour recel de matériel pornographique. Il a quelque chose à échanger, maintenant. Si vous n’étiez pas déjà au courant, vous avez intérêt à vous montrer plutôt ferme. Vous voulez qu’on le fasse ?
— Je vais parler à Oreste, déclara posément Mason, une voix vibrante de présentateur-radio sortie d’une face ravagée. Vous êtes toujours dans le coup, Carlo ? Vous voulez plus que jamais le retrouver, maintenant. Non ? Vous le devez à Matteo.
— Oui, mais à vos frais.
— Alors, continuez à vous occuper des bêtes. Faites-leur des vaccins contre la grippe porcine et le choléra. Trouvez des caisses de transport adéquates. Vous avez un passeport valide ?
— Oui.
— Je veux dire un « bon » passeport, Carlo, pas un machin dégotté au Trastevere.
— Il est bon, oui.
— Je reprendrai contact.
En coupant la communication dans le vrombissement monotone de l’avion, Carlo appuya par inadvertance sur une touche de numéro préenregistré. Le téléphone de Matteo se mit à sonner bruyamment dans sa main sans vie. L’appareil n’avait pas été retiré de ses doigts que la mort avait verrouillés dans leur prise. Un instant, Carlo crut que son frère allait le porter à son oreille puis, comprenant qu’il ne lui répondrait plus jamais, il se résigna à appuyer sur le bouton de fin d’appel. Ses traits se tordirent. L’infirmier dut détourner son regard.
L’Armure du diable, une superbe pièce datant du XVe siècle, est suspendue très haut sur un mur de l’église Santa Reparata, au sud de Florence, depuis 1501. Son caractère diabolique est assuré par son casque aux cornes gracieusement recourbées telles celles d’un chamois, et par le fait que les gantelets sont montés à l’extrémité des jambières, leur forme pointue évoquant les sabots fourchus de Satan.
Selon la légende locale, le jeune homme qui la portait avait blasphémé le nom de la Vierge alors qu’il passait devant la chapelle et il s’était rendu compte ensuite qu’il n’arrivait plus à la retirer. Il resta donc prisonnier de l’armure jusqu’à ce qu’il obtînt le pardon de la Sainte Mère à force de supplications, puis l’offrit à l’église en témoignage de repentir. Elle constitue une présence impressionnante, qui a donné des preuves de son efficacité en 1942, lorsqu’un obus d’artillerie explosa dans le bâtiment.
L’armure, dont le haut est recouvert d’une couche de poussière épaisse comme du feutre, semble contempler de son perchoir le petit sanctuaire à présent que la messe s’achève. La fumée d’encens monte et s’insinue par la visière silencieuse.
Il n’y a que trois fidèles : deux femmes âgées vêtues de noir et le docteur Hannibal Lecter. Tous trois prennent la communion, quoique les lèvres du docteur se posent sur le bord de la coupe avec une certaine réticence.
Après avoir terminé la bénédiction, le prêtre disparaît. Les vieilles s’en vont. Le docteur Lecter reste plongé dans ses prières jusqu’à ce qu’il soit seul dans la nef.
De la place de l’organiste, il suffit de tendre le bras au-dessus de la rambarde pour passer entre les cornes du casque et soulever la visière empoussiérée de l’Armure du diable. A l’intérieur de la cuirasse, un hameçon fixé au bord du gorgerin retient un fil au bout duquel est suspendu un paquet, à la place qu’aurait dû théoriquement occuper le cœur. Le docteur Lecter le remonte avec précaution.
Passeports du meilleur faiseur brésilien, pièces d’identité diverses, liasses de billets, chéquiers, trousseaux de clés… Il coince ce butin sous son bras, dans son manteau.
Peu enclin au regret, le docteur Lecter déplorait pourtant de devoir quitter l’Italie. Il y avait encore tant de textes dans la bibliothèque des Capponi qu’il aurait voulu découvrir et étudier. Il aurait aimé continuer à jouer du clavecin, voire composer, un jour. Il aurait même pu faire la cuisine pour la veuve Pazzi, une fois qu’elle aurait surmonté son chagrin.
Tandis que le sang continuait à ruisseler du corps de Rinaldo Pazzi et tombait avec un grésillement de friture sur les projecteurs brûlants, la police florentine fit appel aux pompiers pour aller le décrocher de la façade.
Ceux-ci durent ajouter un élément à l’échelle de leur camion avant de commencer la récupération. Certains que Pazzi était mort et ne voulant comme d’habitude rien laisser au hasard, ils prirent leur temps. L’opération, délicate, consistait à repousser à l’intérieur du corps les entrailles pendantes, à envelopper le tout dans un filet et à le faire descendre au sol avec un câble.
Alors que le cadavre frôlait les mains tendues de ceux qui l’attendaient à terre, le photographe de La Nazione réalisa un très bon cliché, qui rappela à nombre de lecteurs les variations picturales les plus classiques sur le thème de la Déposition de Croix.
Les enquêteurs laissèrent le cordon électrique autour du cou de la victime jusqu’à ce que d’éventuelles empreintes y soient relevées, puis le coupèrent dans la boucle afin de conserver le nœud élaboré qui avait été utilisé.
Beaucoup de Florentins, convaincus qu’il s’agissait d’un suicide spectaculaire, soutenaient que Rinaldo Pazzi s’était lié les mains comme le font les prisonniers avant de se pendre, mais ils préféraient ignorer que ses pieds avaient été également attachés. La première heure qui suivit le drame, une radio locale affirma même que Pazzi s’était fait hara-kiri avec un couteau en plus de la pendaison.
La police, elle, avait immédiatement compris. Le chariot et les liens sectionnés sur le balcon, le fait que le revolver de Pazzi avait disparu, les témoins décrivant Carlo se précipitant dans le palazzo et la forme drapée s’affolant dans la ruelle, tout lui parlait de meurtre.
A ce stade, le public italien décida que l’assassin de Pazzi n’était autre qu’Il Mostro.
La Questura commença très fort en allant rechercher chez lui Girolamo Tocca, que sa condamnation précédente et sa réhabilitation tardive avaient définitivement transformé en épave. A nouveau, ils l’emmenèrent en fourgon au milieu des glapissements de son épouse, mais cette fois Tocca avait un alibi sérieux : à l’heure du meurtre, il était en train de boire un Ramazzotti dans un café, sous les yeux d’un curé. Relâché à Florence, il dut payer son ticket d’autobus pour rentrer à San Casciano.
Parallèlement, les employés du palazzo Vecchio avaient été interrogés et l’enquête s’étendit aux membres du Studiolo.
Le docteur Fell, lui, était introuvable. Le samedi midi, l’attention générale s’était reportée sur lui, la Questura s’étant rappelé que Pazzi avait été chargé d’éclaircir la disparition de son prédécesseur.
Puis une secrétaire des Carabinieri signala que Pazzi avait récemment consulté les pièces relatives à un permis de séjour. Le dossier de Fell, avec ses photographies d’identité, les négatifs et les empreintes digitales, avait été sorti sous un faux nom, inscrit au sommier de la main de Pazzi sans aucun doute. L’Italie n’avait en effet pas encore informatisé ses archives de police et les demandes de permis de séjour continuaient à être conservées localement.
Au service de l’immigration, on retrouva le numéro de passeport de Fell. Alertées, les autorités brésiliennes crièrent à la supercherie.
La police italienne, pourtant, ne soupçonnait toujours rien quant à la véritable identité de Fell. Des empreintes furent relevées sur le nœud coulant du pendu, sur le pupitre, sur le chariot et dans la cuisine du palazzo Capponi. Comme les artistes-peintres ne manquaient pas à Florence, le portrait-robot du docteur fut prêt en quelques minutes.
Le dimanche matin, heure italienne, un expert en dactyloscopie rendit son verdict dûment argumenté et circonstancié : les empreintes trouvées sur les lieux du crime correspondaient à celles qui se trouvaient sur les ustensiles de cuisine au palais Capponi. Personne ne songea cependant à les comparer à celles reproduites sur l’avis de recherche du docteur Hannibal Lecter, affiché en bonne place au siège central de la Questura.
Le dimanche soir, les empreintes avaient été communiquées à Interpol et parvenaient évidemment au QG du FBI à Washington parmi sept mille autres recueillies à l’occasion de divers crimes à travers le monde. En passant par le système de classification automatique, celles de Florence déclenchèrent une réaction si intense qu’une alarme se déclencha dans le bureau du vice-directeur du service d’anthropométrie. Le responsable de garde vit le visage et les doigts du docteur Hannibal Lecter glisser hors de l’imprimante. Il appela son supérieur chez lui, qui téléphona à son tour au directeur, puis à Krendler.
Chez Mason Verger, le téléphone sonna à une heure et demie. L’infirme feignit un étonnement enthousiaste.
Cinq minutes plus tard, réveillé en sursaut, Jack Crawford émit quelques grognements dans le combiné avant de rouler sur le côté désert, hanté, du lit conjugal, celui que sa femme Bella avait eu l’habitude d’occuper avant sa mort. Les draps étaient plus frais, là, et il eut l’impression qu’il pouvait mieux réfléchir.
Clarice Starling fut la dernière à apprendre que le docteur Lecter avait commis un nouveau meurtre. Après avoir raccroché, elle resta un long moment étendue dans l’obscurité, immobile, avec un picotement aux yeux qu’elle ne comprenait pas et qui n’était pas des larmes. Au-dessus d’elle, parmi les ombres mouvantes, elle distinguait les traits du docteur. C’était son ancien visage, bien entendu.
Comme le pilote de l’avion médical ne voulait pas risquer un atterrissage de nuit sur la petite piste d’Arbatax, dépourvue de tour de contrôle, ils se posèrent à Cagliari, refirent le plein de carburant et attendirent le jour pour redécoller, remontant la côte dans un magnifique lever de soleil qui rosissait de manière trompeuse la face cadavérique de Matteo.
A l’aérodrome d’Arbatax, un pick-up chargé d’un cercueil les attendait. Le pilote contesta son salaire et Tommaso dut s’interposer pour empêcher Carlo de le gifler. Au bout de trois heures de route dans les montagnes, ils étaient de retour chez eux.
Carlo alla seul à l’abri en rondins qu’il avait construit avec son frère. Tout était en place, les caméras prêtes à filmer la mort de Lecter. Sous la charpente sortie des mains de Matteo, il se regarda dans le grand miroir rococo suspendu au-dessus de l’enclos. Il contempla les poutres qu’ils avaient sciées ensemble, revit les doigts robustes de son frère sur la scie et un cri s’échappa de lui, un cri monté de son cœur en deuil avec une telle force qu’il se répercuta dans les bois. En bas de la pâture, des têtes armées de défenses se montrèrent à travers les buissons.
Eux-mêmes frères, Piero et Tommaso le laissèrent à sa peine.
Des oiseaux chantaient dans la prairie.
Oreste Pini surgit de la maison, reboutonnant sa braguette d’une main, brandissant son téléphone cellulaire de l’autre.
— Alors vous avez raté Lecter ! Pas de veine, ça.
Carlo paraissait ne pas entendre.
— Écoute, mec, tout n’est pas perdu. J’ai Mason en ligne, là. Il raconte qu’il est preneur d’une simulation. Quelque chose qu’il pourra montrer à Lecter quand il va le choper pour de bon. Puisqu’on a déjà tout prêt… Et on a un cadavre, aussi. Mason dit que c’est juste un voyou que tu avais embauché. Il dit qu’on n’a qu’à, euh… qu’on n’a qu’à le balancer sous la clôture quand les cochons arrivent, en leur passant une cassette. Tiens, parle-lui, toi.
Carlo se retourna. Il dévisageait Oreste comme si celui-ci était tombé de la lune. Il finit par prendre le portable. Pendant qu’il s’entretenait avec Mason Verger, ses traits s’éclairèrent progressivement, une sorte d’apaisement sembla l’envahir. Puis il éteignit le téléphone d’un geste décidé.
— Allons-y. Préparez-vous.
Il adressa quelques mots à Piero et Tommaso, qui se chargèrent d’apporter le cercueil sous l’abri avec l’aide du caméraman.
— Faudrait pas qu’on ait ce machin dans le champ, intervint Oreste. Bon, on filme un peu les bestioles quand elles rappliquent et on continue.
Alertés par les mouvements autour de l’enclos, les porcs commençaient à sortir à couvert.
— Giriamo ! cria le réalisateur.
Ils arrivaient au galop, les cochons sauvages, pelage brun et argent, hauts sur pattes, le poitrail large, les soies pendantes, se déplaçant avec une agilité de loups sur leurs sabots étroits, leurs petits yeux intelligents brillant dans leur face satanique, les muscles noueux de leur cou sous les soies hérissées de l’échine capables de soulever un homme pour que leurs défenses acérées le déchirent.
— Pronti ! répondit le caméraman.
A jeun depuis trois jours, ils avançaient en lignes d’attaque successives, aucunement intimidés par les humains regroupés derrière la clôture.
— Motore ! fit Oreste.
— Partito ! hurla son assistant.
A dix mètres de l’abri, les bêtes firent halte, une masse hostile, un taillis de sabots et de défenses, la truie pleine au centre, les mâles chargeant et revenant en arrière comme la ligne d’attaque d’une équipe de football américain. Oreste calcula le cadrage idéal avec ses deux mains levées devant les yeux.
— Azione ! cria-t-il à l’intention des Sardes.
Et Carlo arriva derrière lui et le poignarda entre les fesses, en montant, et Pini beugla de douleur, et le Sarde l’agrippa par les hanches et le précipita dans l’enclos la tête la première, et les porcs déboulèrent.
Il essayait de se relever, il était sur un genou quand la truie le frappa dans les côtes et l’envoya rouler à terre, et ils furent tous sur lui, piaillant et grondant, deux sangliers accrochés à son crâne jusqu’à ce qu’ils lui arrachent la mâchoire et se la partagent en deux comme l’on fait d’un os de poulet avant de formuler un vœu. Et pourtant il tentait encore de se remettre sur ses pieds mais il retomba sur le dos, le ventre exposé et ouvert, battant des bras et des jambes au-dessus des échines frénétiques, hurlant avec ce qui lui restait de bouche, d’où aucun mot ne pouvait plus sortir.
Une détonation obligea Carlo à se détourner du spectacle. Le caméraman avait déserté sa caméra qui tournait toujours et il courait comme un damné, pas assez vite pour échapper à la carabine de Piero.
Tous les cochons travaillaient maintenant du groin, déchirant et tirant des morceaux à eux.
— Azione mon cul, siffla Carlo.
Et il cracha par terre.