L’aube se levait, illuminant la campagne, lorsque les cloches de Kalaman réveillèrent les habitants. Les enfants se précipitèrent auprès de leurs parents, leur demandant si c’était un matin exceptionnel. Les adultes se hâtèrent de quitter leurs lits.
C’était un jour mémorable de l’histoire de Kalaman. Non seulement on fêtait l’Aube du Printemps, mais aussi la victoire des Chevaliers de Solamnie. Stationnée devant les murs de la ville, leur armée, conduite par un général qui appartenait désormais à la légende, une jeune femme elfe, entrerait triomphalement dans la ville à midi.
Le soleil s’élevait au-dessus des remparts en même temps que la fumée des rôtis et des pains qu’on faisait cuire pour la fête. Les marchands ambulants envahirent les rues, proposant des sucreries et babioles multicolores. Les enfants regardaient les montreurs d’ours et les illusionnistes faire leurs numéros.
À midi, les cloches se remirent à sonner. Les portes de la ville s’ouvrirent sur les Chevaliers de Solamnie.
Un murmure d’admiration monta de la populace qui se pressait le long des avenues. Les gens se bousculaient pour ne pas manquer les chevaliers, et surtout la femme elfe dont ils avaient tant entendu parler. Montée sur un magnifique étalon blanc, elle avançait en tête du cortège. La foule, qui se préparait à l’acclamer, resta bouche bée devant sa beauté et sa majesté.
La présence des deux personnages qui marchaient derrière elle surprit le public. Il s’agissait d’un nain et d’un kender juchés sur le dos d’un poney à poils longs aussi large qu’un tonneau. Le kender semblait goûter la situation à l’extrême et saluait la foule. Secoué par des éternuements, le nain, assis en croupe, s’agrippait à son compagnon comme si sa vie était menacée.
Un jeune seigneur elfe qui ressemblait au Général Doré les suivait avec une jeune compatriote à la chevelure argentée et aux yeux bleu nuit. Venaient ensuite soixante-quinze chevaliers solamniques d’imposante carrure, resplendissants dans leurs armures d’apparat.
La foule applaudit et agita des drapeaux. Les chevaliers échangèrent des regards complices. Quelques mois auparavant, ce n’est pas ainsi qu’on les aurait reçus. Aujourd’hui, ils étaient des héros. Trois cents ans de haine et de calomnies semblaient oubliés, maintenant que l’Ordre avait délivré ces gens des armées draconiennes.
Derrière les chevaliers venaient plusieurs milliers de fantassins. Ensuite, à la grande joie de la population, le ciel se remplit de dragons. Pas les terribles monstres bleus et rouges qu’elle avait redoutés tout l’hiver, mais des créatures d’or, d’argent et de bronze, évoluant sous le soleil avec virtuosité.
Après la parade, les citoyens se rassemblèrent pour écouter les paroles de bienvenue que leur seigneur adressait aux héros. La découverte des Lancedragons, le retour des bons cracheurs de feu et la victoire éclatante de leurs armées furent attribués à Laurana. Elle protesta en faisant de grands gestes vers son frère et les chevaliers, mais la foule continua de l’acclamer. Alors elle se tourna vers le seigneur Mikael, représentant du Grand Maître Gunthar Uth Wistan, arrivé dernièrement de Sancrist. Il lui sourit.
— Laisse-les acclamer leur héros, lui dit-il. Ou plutôt, leur héroïne. Ils l’ont bien mérité, après avoir passé l’hiver dans la terreur de voir surgir les dragons. À présent, ils ont une héroïne, une belle jeune femme sortie d’un conte de fées pour venir les sauver.
— Il n’y a rien de vrai dans tout ça ! Je ne viens pas d’un conte de fées, mais d’un enfer de feu, de sang et de ténèbres. Nous savons tous deux que j’ai été placée à la tête de l’armée par Gunthar pour des raisons politiques. Et si mon frère et Silvara ne nous avaient pas ramené les dragons au péril de leur vie, nous prendrions part à cette parade, enchaînés aux pieds de la Reine des Ténèbres.
— Bah ! Cela leur fait du bien, et ça ne peut pas nous faire de mal. Il y a seulement quelques semaines, le seigneur de Kalaman ne nous aurait même pas jeté un croûton de pain. À présent, grâce au Général Doré, il héberge la garnison et fournit vivres et fourrage à volonté. Les jeunes gens brûlent de rejoindre nos rangs. Nous serons plus d’un millier à partir pour Dargaard. C’est toi qui as remonté le moral de nos troupes. Tu as vu dans quel état étaient les chevaliers à la Tour du Grand Prêtre ; regarde comme ils sont aujourd’hui.
Oui, je les ai vus, pensa Laurana. Divisés, se déshonorant par leurs dissensions et leurs intrigues. Il avait fallu la mort d’un homme plein de noblesse pour qu’ils reprennent le droit chemin. Les yeux de Laurana se fermèrent. Le bruit et les cris, l’odeur entêtante du bouquet de roses qu’on lui avait donné, et qui lui rappelait Sturm, la fatigue et le soleil lui tournaient la tête. Elle craignit de défaillir. Cette pensée la fit sourire. Le Général Doré tombant comme une fleur fanée… Cela risquait de faire un bel effet !
Un bras passé autour de son épaule la réconforta.
— Tiens bon, Laurana, dit Gilthanas.
Silvara la débarrassa de l’encombrant bouquet.
Un tonnerre d’applaudissements salua le second discours du seigneur de la ville.
Je suis coincée, réalisa Laurana. Il lui faudrait passer le reste de l’après-midi à sourire et à écouter des fadaises sur son prétendu héroïsme, alors qu’elle ne souhaitait qu’une chose : se retirer dans un coin ombragé pour dormir. Tout ceci n’était qu’une mascarade.
— Et maintenant, j’ai l’honneur de vous présenter la femme qui a changé le cours des événements, mis en déroute les armées draconiennes et capturé Bakaris, le commandant de l’armée du seigneur draconien. Une femme dont le nom et la bravoure resteront liés à ceux du grand Huma. Dans une semaine, elle partira pour le Donjon de Dargaard et exigera la reddition de celle qu’on appelle la Dame Noire. Voici Lauralanthalasa, de la maison royale du Qualinesti ! dit-il d’un ton solennel en la poussant en avant.
Les acclamations se firent assourdissantes. Laurana regarda la marée humaine. Ils n’ont aucune envie de m’entendre parler de mes angoisses, réalisa-t-elle. Ils ont eu les leurs. De la tristesse et de la mort, ils ne veulent plus rien savoir. Non, ce qu’ils désirent, c’est des contes de fées où il est question d’amour, de renaissance, et de dragons d’argent.
Comme tout le monde.
Elle se tourna vers Silvara et lui reprit le bouquet pour le lever au-dessus d’elle et l’agiter devant la foule, qui l’acclama. Alors elle commença son discours.
Tass Racle-Pieds était aux anges. Il avait échappé sans difficulté à la surveillance de Flint et quitté en douce l’estrade des dignitaires. Mêlé à la populace, il explorait la cité en toute liberté. Enfant, il était venu à Kalaman avec ses parents. Il avait gardé un souvenir émerveillé des boutiques du marché et du port rempli de voiles blanches.
Il errait parmi la foule, l’œil à l’affût, fourrant dans ses poches le menu butin que ses mains raflaient sur son passage. Vraiment, les gens de Kalaman sont trop insouciants, songea-t-il. Leurs bourses me tombent dans la main.
Le bonheur du kender atteignit son comble lorsqu’il se retrouva devant la boutique d’un cartographe. Par malchance, le propriétaire était parti voir le défilé ; sur la porte une pancarte annonçait que le magasin était fermé.
Quel dommage, pensa Tass. Mais le marchand ne pourra pas m’en vouloir de jeter un coup d’œil sur ses cartes.
Il donna quelques petits coups secs sur le cadenas. Son visage s’éclaira. Encore deux ou trois tentatives, et le système de fermeture céderait sans difficulté ! Ce marchand ne doit pas détester les visites, s’il verrouille sa porte avec une serrure aussi simplette. Je copierai seulement quelques cartes pour compléter ma collection.
Une main ferme s’abattit sur son épaule. Furieux d’être dérangé, le kender leva la tête. Le personnage bizarre qu’il vit lui rappelait quelque chose. Bien que ce fût le printemps, l’homme était couvert de bandages et d’une lourde cape. La barbe ! Un prêtre ! se dit le kender, contrarié.
— Je m’excuse, dit Tass, je ne voulais pas t’embêter, mais simplement…
— Racle-Pieds ? coupa le prêtre d’une voix sifflante. Le kender qui accompagne le Général Doré ?
— Eh bien oui, c’est moi, fit Tass, flatté qu’on le reconnaisse. J’accompagne Laur… le Général Doré, depuis un bon bout de temps déjà… Je dirais… depuis l’automne dernier. Nous nous sommes rencontrés au Qualinesti, tout de suite après nous être enfuis du convoi des hobgobelins, non sans avoir liquidé le dragon noir à Xak Tsaroth. C’est une histoire extraordinaire… Voilà. Nous étions dans une antique cité qui s’est éboulée dans des cavernes remplies de nains des ravins. Nous avons fait la connaissance de l’une d’eux, Boupou, que Raistlin a ensorcelée…
— La ferme ! tonna le prêtre en saisissant le kender au collet.
Il le souleva dans les airs. Bien que les siens fussent immunisés contre la peur, Tass trouva la situation inconfortable.
— Écoute-moi bien, dit le religieux, le secouant comme un prunier. Voilà qui est mieux… Si tu te tiens tranquille, je ne te ferai pas de mal ! J’ai un message pour le Général Doré. Tâche de le lui remettre ce soir. Tu m’as bien compris ?
La respiration coupée, le kender fut incapable de répondre. Il battit affirmativement des paupières. L’homme le laissa retomber sur le plancher et partit en claquant la porte.
Haletant, Tass suivit des yeux la haute silhouette qui s’éloignait. Machinalement, il tâta le parchemin que le prêtre lui avait fourré dans la poche. Le son de sa voix lui avait rappelé l’embuscade sur la route de Solace, les hommes enveloppés de bandages comme des momies et habillés en prêtres… mais qui n’étaient pas des prêtres ! Tass en eut des frissons. Un draconien ! Ici, à Kalaman !
Tout entrain disparu, il n’avait plus le cœur de se pencher sur les belles cartes de la boutique.
— Fiche le camp, sale kender ! cria une voix aiguë. Ici, c’est chez moi !
Un homme qui devait être le cartographe accourut vers lui, tout essoufflé.
— Ce n’était pas la peine de te dépêcher pour m’ouvrir ta boutique.
— Lui ouvrir ma boutique ! Voleur ! Je suis arrivé juste à temps pour…
— Merci quand même, dit Tass en posant le cadenas dans la main du marchand. Je m’en vais. Je ne me sens pas très bien. Ah ! au fait, tu sais que cette serrure est de la camelote ? Elle ne vaut pas un clou. Tu devrais faire plus attention. On ne sait jamais qui peut entrer. Inutile de me remercier, je n’ai pas le temps. Au revoir !
Tasslehoff s’éloigna. « Au voleur ! Au voleur ! » entendit-il derrière lui. Un garde déboula au bout de la rue. Le kender l’esquiva en entrant dans l’échoppe d’un boucher. Ne voyant pas de voleur, il hocha la tête, et poursuivit son chemin, maudissant Flint qui l’avait encore laissé tomber.
Laurana ferma la porte à clé et poussa un soupir de soulagement. Se délectant du calme de la chambre où elle était enfin seule, elle s’assit sur le lit sans même prendre la peine d’allumer la chandelle. Le clair de lune entrait par la fenêtre, inondant la pièce de sa lumière blafarde.
Les bruits de la fête qu’elle venait de quitter montaient du rez-de-chaussée. Il était minuit passé. Elle avait mis deux heures pour s’éclipser. Finalement, elle avait profité d’une intervention du seigneur Mikael qui avait convaincu les notables de Kalaman qu’elle était épuisée.
Laurana avait mal à la tête, mais elle se sentait surtout le cœur lourd. Sans fermer les rideaux, car elle avait horreur d’être dans le noir, elle s’étendit sur le lit.
Quelqu’un frappait à la porte.
Laurana se réveilla en sursaut. Ils croiront que je suis endormie et ils s’en iront, se dit-elle en refermant les yeux.
On frappa à nouveau, de façon plus insistante.
— Laurana…
— Tu me diras ça demain matin, répondit la jeune elfe en essayant de rester calme.
— C’est important, Laurana, dit Tass. Flint est avec moi.
Laurana les entendit se disputer derrière la porte :
— Vas-y, dis-lui…
— Pas question, c’est à toi de le faire…
— Mais il a dit que c’était important et je…
— D’accord, j’arrive ! soupira Laurana.
Elle se leva et ouvrit.
— Salut, Laurana ! fit Tass en entrant. Quelle belle soirée c’était, n’est-ce pas ? Je n’avais jamais mangé de paon rôti…
— Que veux-tu, Tass ? demanda Laurana en fermant la porte.
Voyant la mine défaite de Laurana, Flint flanqua un grand coup de coude dans le dos du kender. Tass fouilla la poche de son gilet et en sortit un parchemin noué d’un ruban bleu.
— Un… une espèce de prêtre m’a demandé de te remettre ça, Laurana.
— C’est tout ? fit-elle en lui arrachant le parchemin. C’est sans doute une demande en mariage. J’en ai eu vingt la semaine dernière. Sans parler des autres propositions.
— Oh non ! répondit Tass, soudain sérieux. Ce n’est pas ça du tout. Le message vient de…
— Comment sais-tu d’où il vient ? demanda Laurana.
— Euh… je… en quelque sorte, j’ai jeté un œil dessus, avoua Tass. Mais seulement parce que je ne voulais pas te déranger pour rien.
Flint ricana.
— Merci, dit Laurana en s’approchant de la fenêtre pour lire le parchemin.
— Nous allons te laisser, fit Flint en tirant le kender vers la porte.
— Non, attendez !
— Tout va bien ? demanda le nain, inquiet. Tass, va chercher Silvara ! dit-il en voyant Laurana s’effondrer sur une chaise.
— Non, non, je n’ai besoin de personne ! Je vais… très bien. Savez-vous ce qu’il y a là-dedans ? dit-elle en agitant le parchemin.
— J’ai voulu le lui dire, fit Tass d’un air offensé, mais il ne m’a pas laissé parler.
Laurana tendit le parchemin à Flint. Il le déroula et le lut à haute voix :
— « Tanis Demi-Elfe a été blessé à la bataille de Vingaard. La blessure, d’abord bénigne, a empiré. Les prêtres noirs eux-mêmes n’y peuvent rien. J’ai donné l’ordre de le transporter au Donjon de Dargaard, où je pourrai m’occuper de lui. Tanis connaît la gravité de son état. Il a demandé à te voir, car il veut te parler avant de mourir.
« Je te fais une proposition. Mon officier Bakaris, que tu as capturé près du Donjon de Vingaard, est ton prisonnier. Je te propose d’échanger Tanis Demi-Elfe contre lui. L’affaire aura lieu demain à l’aube dans le petit bois, derrière les remparts. Que Bakaris soit avec toi. Si tu n’as pas confiance, tu peux amener les amis de Tanis, Flint Forgefeu et Tass Racle-Pieds. Mais personne d’autre. Le porteur de ce message attendra devant les portes de la ville. Tu le rencontreras demain à l’aube. Si tu ne viens pas, tu ne reverras jamais Tanis. »
« Si j’agis ainsi, c’est que nous sommes deux femmes et que nous pouvons nous comprendre. Kitiara. »
Il y eut un silence gêné. Flint se racla la gorge et roula le parchemin.
— Comment peux-tu rester calme ! dit Laurana en le lui arrachant des mains. Et toi, pourquoi ne m’as-tu rien dit plus tôt ? cria-t-elle à Tass. Depuis quand le sais-tu ? Tu as lu ce parchemin et tu…
Elle se prit la tête entre les mains. Tass la regarda, interloqué.
— Laurana, finit-il par dire, tu ne crois pas sérieusement que Tanis…
Laurana leva la tête. Ses yeux verts allèrent du kender au nain et du nain au kender.
— Vous ne croyez pas ce que dit le message ?
— Bien sûr que non ! C’est un piège ! Un draconien me l’a donné ! Kitiara est devenue un Seigneur des Dragons. Que veux-tu que Tanis ait à faire avec elle ?
Laurana se détourna. Tass se tut et regarda Flint, dont le visage s’était assombri.
— Alors c’était ça, fit doucement le nain. Nous t’avons vue parler avec Kitiara sur le rempart de la Tour du Grand Prêtre. Vous n’avez pas évoqué la mort de Sturm, n’est-ce pas ?
Laurana hocha la tête.
— Je ne vous l’ai jamais dit, murmura-t-elle, parce que je ne pouvais pas. Je gardais espoir… Kitiara disait qu’elle avait laissé Tanis dans un endroit appelé Flotsam… pour s’occuper de ses affaires durant son absence.
— Elle a menti !
— Non. Elle a raison quand elle dit que nous sommes deux femmes et que nous nous comprenons. Elle n’a pas menti. Je sais qu’elle disait la vérité. Elle a même parlé de notre cauchemar. Vous vous en souvenez ?
Flint acquiesça d’un air gêné. Tass racla ses semelles sur le plancher.
— Seul Tanis peut lui avoir parlé du rêve que nous avons tous fait, poursuivit Laurana d’une voix nouée. Dans ce songe, je l’ai vu avec elle, exactement comme j’ai vu la mort de Sturm. Le rêve devient réalité…
— Attends un peu ! fit rudement Flint. Tu as dit aussi que tu avais vu ta propre mort, après celle de Sturm. Et tu n’es pas morte. Personne n’a découpé Sturm en morceaux non plus.
— Et moi non plus, je ne suis pas mort comme dans le rêve ! Pourtant, j’ai touché pas mal de serrures, enfin, quelques-unes, mais aucune n’était empoisonnée. D’ailleurs, Tanis ne ferait jamais…
Flint foudroya Tass du regard. Le kender se tut. Mais Laurana avait compris.
— Si ! Il pourrait. Vous le savez tous les deux. Il l’aime. Bien ! Je vais y aller. J’échangerai Bakaris…
Flint poussa un soupir. C’est ce qu’il avait craint.
— Laurana…
— Flint, coupa-t-elle, si Tanis recevait un message disant que tu es à l’agonie, que ferait-il ?
— Là n’est pas la question, marmonna le nain.
— Quand bien même il devrait traverser les Abysses, affronter des centaines de dragons, il viendrait…
— Peut-être bien que oui, peut-être bien que non. Non, s’il est à la tête d’une armée, qu’il assume des responsabilités, et que d’autres dépendent de lui. Il saurait que je comprendrais…
— Je n’ai jamais demandé à avoir de pareilles responsabilités. Je ne les ai pas choisies. Nous pourrions laisser croire que Bakaris s’est échappé…
— Ne fais pas cela, Laurana ! dit Tass d’un ton suppliant. Bakaris est l’officier qui a ramené Dirk et le cadavre du seigneur Alfred à la Tour du Grand Prêtre, celui à qui tu as décoché une flèche dans le bras ! Il te hait. J’ai vu le regard qu’il a posé sur toi quand tu l’as capturé !
Flint s’arrêta. Il fronça les sourcils et reprit :
— Les chevaliers et ton frère sont encore en bas. Nous allons discuter de la meilleure manière de résoudre ce problème.
— Il n’en est pas question, déclara Laurana sur un ton que Flint connaissait bien. C’est moi le général. J’ai pris ma décision.
— Tu ferais peut-être bien de demander l’avis de quelqu’un…
Laurana le regarda d’un air désabusé.
— De qui ? Gilthanas ? Que lui dirais-je ? Que Kitiara et moi sommes en train d’échanger nos amoureux ? Non, nous ne dirons rien à personne. De toute façon, qu’auraient fait les chevaliers de Bakaris ? Ils l’auraient exécuté suivant le cérémonial de la chevalerie. Ils me doivent bien ça. Je prendrai Bakaris en paiement.
— Laurana, insista Flint, tentant de la convaincre par tous les moyens, les prisonniers doivent être échangés suivant les règles d’un protocole strict. Tu as raison, c’est toi qui commandes, tu sais donc à quel point c’est important ! Tu as passé suffisamment de temps à la cour de ton père pour…
Aïe ! Le nain avait à peine prononcé ces mots qu’il comprit qu’il avait fait une gaffe.
— Je ne suis plus à la cour de mon père, et depuis fort longtemps ! s’exclama Laurana. Et au diable le protocole !
Elle regarda Flint comme s’il lui était devenu étranger. Elle lui rappela la jeune fille qu’il avait vue pour la première fois au Qualinesti, le soir où elle s’était enfuie pour suivre Tanis.
— Merci pour le message, dit Laurana. J’ai beaucoup à faire avant demain. Si vous avez quelque affection pour Tanis, retournez dans vos chambres et ne parlez de cela à personne.
Tass jeta un coup d’œil inquiet à Flint. Le nain, rouge de confusion, tenta de sauver les meubles :
— Laurana, tu prends trop à cœur ce que je t’ai dit. Si tu as pris ta décision, je te soutiendrai. Je ne suis qu’un vieux grognon, voilà tout. Tu es général, mais malgré cela, je me fais du souci pour toi. Tu devrais m’emmener, comme le propose le message…
— Moi aussi ! protesta Tass.
Flint lança un coup d’œil furieux au kender, mais Laurana ne remarqua rien. Son expression s’adoucit.
— Merci, Flint. À toi aussi, Tass. Je suis désolée de vous avoir parlé ainsi. Mais je crois qu’il vaut mieux que j’y aille seule.
— Non, s’entêta Flint. Je me soucie autant de Tanis que de toi. S’il est mourant…, je veux être auprès de lui, acheva-t-il, la gorge nouée.
— Moi aussi, fit doucement Tass.
— Très bien, répondit Laurana. Je ne peux pas vous en vouloir. D’ailleurs, je suis sûre qu’il aimera vous avoir près de lui.
Elle semblait avoir la certitude de rencontrer Tanis. Le nain le lut dans ses yeux. Il fit une ultime tentative :
— Laurana, que ferons-nous si c’est un piège ? Une embuscade qu’on te tend…
Laurana se raidit. Son regard furieux se posa sur Flint, qui n’osa pas achever sa phrase. Le kender secoua la tête. Le vieux nain poussa un grand soupir. Il n’y avait plus rien à faire.
— Nous voilà arrivés, messire, dit le dragon, un énorme monstre rouge aux ailes d’une envergure abyssale. Voici le Donjon de Dargaard. Patience, tu vas le voir apparaître dans le clair de lune dès que les nuages seront passés.
— Je le vois, répondit une voix grave.
Le dragon amorça sa descente en décrivant de larges cercles. L’œil fixé sur le Donjon entouré de roches déchiquetées, il chercha un endroit pour atterrir en douceur. Il n’était pas question de s’attirer les foudres du seigneur Akarias.
Situé à l’extrême nord des Monts Dargaard, le Donjon était aussi lugubre que sa légende. Jadis, lorsque le monde était jeune, il s’élevait avec toute la grâce de ses murs roses. À présent, songeait Akarias, la fleur avait trépassé. Ni la poésie, ni l’imagination n’étaient son fort. Mais le château délabré, noirci par les flammes, appelait cette comparaison.
Le grand dragon rouge décrivit un dernier cercle. La partie sud du mur d’enceinte s’était effondrée mille pieds plus bas pendant le Cataclysme, laissant à découvert l’accès aux portes du château. Le dragon repéra avec soulagement une esplanade dallée qui, malgré quelques failles, permettrait d’atterrir. Les dragons, qui n’avaient pas grand-chose à redouter sur Krynn, préféraient quand même éviter de déplaire au seigneur Akarias.
L’esplanade prit soudain l’aspect d’une fourmilière à l’approche d’une guêpe. Les draconiens vociférèrent en pointant le doigt vers le ciel. Le capitaine qui montait la garde se précipita vers l’esplanade et découvrit une formation de dragons, dont l’un était chevauché par un cavalier. Celui-ci sauta sur le sol avant que sa monture se pose. Les ailes du dragon battirent furieusement pour éviter l’officier, qui se dirigea à grands pas vers la porte du château. Le martèlement de ses bottes sur le dallage résonna de façon sinistre.
Le capitaine retint une exclamation. Il avait reconnu l’officier. Il pénétra en toute hâte à l’intérieur du château, et courut à la recherche de Garibanus, le commandant qui remplaçait le seigneur.
Akarias ébranla la porte de son poing ganté de fer. Les draconiens se précipitèrent pour l’ouvrir, puis reculèrent servilement devant le seigneur. Un vent glacé s’était engouffré dans la salle, faisant vaciller les flammes des chandelles.
D’un rapide coup d’œil, Akarias fit le tour de la grande pièce voûtée. De chaque côté de la porte d’entrée, deux escaliers desservaient les galeries supérieures. Enfilant hâtivement sa chemise, Garibanus sortit d’une chambre. À son côté, le capitaine pointa un doigt vers le seigneur.
Akarias devina aisément à quelle agréable compagnie il avait arraché le commandant. Apparemment, ce dernier l’avait remplacé à différents égards !
Au moins, je sais où la trouver, se dit Akarias avec satisfaction. Il prit l’escalier et monta les marches quatre à quatre. Les draconiens s’écartèrent comme des rats sur son passage. Le capitaine s’était éclipsé. Akarias atteignit le milieu du grand escalier avant que Garibanus fût en état de lui adresser la parole.
— Seigneur… Akarias, bégaya-t-il, quel… honneur… inespéré…
— Inattendu, je dirai…, fit Akarias, d’un ton suave.
Il continua de monter, l’œil sur une porte. Réalisant où il se dirigeait, Garibanus s’interposa.
— Mon seigneur, dit-il d’un ton contrit, Kitiara est en train de s’habiller. Elle…
Sans s’arrêter, Akarias lui flanqua son poing dans la poitrine. Les os craquèrent ; il y eut un bruit de soufflet qui se dégonfle. Le jeune homme alla percuter le mur dix pas plus loin, puis bascula dans le vide. Le choc du corps s’écrasant sur le sol ne détourna pas l’attention d’Akarias. Il était arrivé en haut de l’escalier.
Le seigneur Akarias, commandant en chef des armées draconiennes, second de la Reine des Ténèbres, était un brillant officier et un génie militaire. Ayant conquis presque toute l’Ansalonie, qu’il tenait sous son joug, il se voyait déjà empereur. La Reine, très contente de lui, le couvrait de récompenses.
À présent, il voyait son rêve partir en fumée. Les derniers rapports disaient que ses troupes avaient été mises en déroute dans la plaine de Solamnie, qu’elles avaient dû se retirer devant Palanthas, qu’elles évacuaient le Donjon de Vingaard et qu’elles avaient renoncé à assiéger Kalaman. Les elfes s’étaient ralliés aux humains en Ergoth du sud et du nord. Les nains des montagnes étaient sortis de leurs cavernes de Thobardin et avaient fait alliance avec leurs anciens ennemis, les nains des collines et un groupe de réfugiés humains pour tenter de bouter les armées draconiennes hors d’Abanasinie. Le Silvanesti avait été libéré. Un seigneur draconien avait été tué au Mur de Glace. Et si on en croyait la rumeur, Pax Tharkas était aux mains des nains des ravins !
Ces pensées avaient plongé Akarias dans une rage noire. Il occupait la charge de son père, un prêtre du sommet de la hiérarchie, qui était au mieux avec la Reine des Ténèbres. À quarante ans, Akarias gardait le rang qu’il occupait à vingt, depuis la mort de son père, tué de ses propres mains. À deux ans, Akarias avait vu son père assassiner sa mère, qui avait tenté de fuir avec son bébé pour que celui-ci ne devienne pas le double de son terrible géniteur.
Bien qu’il eût toujours témoigné du respect à son père, jamais il n’oublia le meurtre de sa mère. Il excellait dans les études, ce dont s’enorgueillissait son géniteur. Cela ne l’empêcha pas, à dix-neuf ans, de le poignarder pour venger la mort de sa mère.
Ce deuil ne fut pas une tragédie pour la Reine des Ténèbres, qui trouva vite que le jeune Akarias remplaçait fort bien son prêtre favori, car il faisait preuve d’une habileté incomparable en matière de magie. Les Robes Noires avaient fait son éducation. Il s’était brillamment sorti des redoutables Épreuves de la Tour des Sorciers, mais la sorcellerie n’était pas sa vocation. Il la pratiquait peu, et ne portait jamais la Robe.
Sa véritable passion était la guerre. On lui devait la stratégie qui avait permis aux seigneurs draconiens de conquérir l’Ansalonie. Grâce à lui, les armées avaient rencontré très peu de résistance : sa tactique consistait à avancer le plus vite possible pour frapper l’ennemi, avant que les humains, les elfes et les nains, divisés, puissent faire alliance.
Son but était de régner sans partage sur l’Ansalonie. Il comptait l’atteindre avant l’été. Les seigneurs des autres continents de Krynn l’enviaient et le craignaient. Akarias ne se contenterait pas d’un seul continent. Il avait déjà un œil sur l’ouest, de l’autre côté de la Mer de Sirrion.
À présent, la campagne tournait au désastre.
La chambre de Kitiara était fermée à clé. Akarias prononça un mot magique et la porte vola en éclats. Il s’avança à travers des flammes bleues et une pluie de débris, la main sur le pommeau de son épée.
Kitiara était au lit. Voyant apparaître Akarias, elle saisit une robe de soie et se couvrit. Malgré sa fureur, il ne put s’empêcher d’admirer cette femme, qui était aussi le meilleur de ses officiers. Son arrivée inopinée coupait toute retraite à Kitiara ; elle savait qu’elle paierait son erreur de sa vie, mais elle gardait son sang-froid. Elle n’avait pas peur.
Cette attitude décupla la colère d’Akarias en même temps que sa déception. Sans un mot, il ôta son heaume qu’il lança à travers la pièce. Le casque percuta un coffret de bois qui se brisa comme du verre.
Devant le visage blanc d’Akarias, Kitiara se réfugia derrière les pans de sa robe de chambre.
La plupart des gens blêmissaient devant un tel faciès. Aucune émotion ne s’y inscrivait. Seules les veines de son cou palpitaient sous l’effet de la fureur. Ses longs cheveux noirs faisaient ressortir la pâleur de son teint. Une barbe d’un jour bleuissait son menton. Ses yeux faisaient penser à deux gouffres noirs.
D’un bond, il fut devant le lit. Arrachant les rideaux, il tendit le bras vers Kitiara. Il la saisit par les cheveux et la jeta sur le dallage.
Kitiara ne put retenir une exclamation de douleur. Mais avec une souplesse de chat, elle se remettait déjà sur ses jambes lorsque la voix d’Akarias la tétanisa :
— Reste à genoux, Kitiara !
Avec une lenteur consommée, il dégaina son épée étincelante.
— Reste à genoux et baisse la tête, comme les condamnés à la décapitation. C’est moi qui serai ton bourreau, Kitiara. C’est le prix que mes commandants doivent acquitter pour leurs erreurs !
Elle obéit mais soutint son regard. Akarias, voyant quelle haine brillait dans ses yeux, se félicita d’avoir une épée en main. Une fois de plus, et bien malgré lui, il l’admirait. Face à la mort, elle n’avait pas peur. Elle le défiait encore.
Il leva son épée. La lame ne s’abaissa pas.
Des doigts glacés s’étaient refermés sur le poignet d’Akarias.
— Il me semble que tu devrais écouter les explications de la Dame Noire, dit une voix profonde.
Akarias était un homme d’une force peu commune, capable de traverser le ventre d’un cheval d’un seul coup de lance. Mais il fut incapable de se dégager de l’étau qui lui écrasait le poignet. De douleur, il lâcha son arme.
Kitiara se releva. D’un geste, elle ordonna à son sauveur de lâcher Akarias. Le seigneur se retourna et leva les mains pour invoquer un sort qui réduirait la maudite créature en cendres.
Il s’immobilisa. Le souffle court, il tituba. Le sort qu’il s’apprêtait à lancer lui était sorti de l’esprit.
Devant lui se dressait un personnage de sa taille, vêtu d’une armure qui devait dater d’avant le Cataclysme. Il portait gravé sur le front le symbole de l’Ordre de la Rose. Il n’avait ni casque ni armes. Akarias recula d’un pas. L’homme qu’il avait devant lui n’appartenait pas au monde des vivants.
Sur son visage transparent, seules les orbites creuses étaient animées d’une vague lueur. Akarias pouvait voir le mur d’en face à travers sa tête.
— Le fantôme d’un chevalier ! murmura-t-il avec une crainte respectueuse.
Plus effrayé qu’il voulait le laisser paraître, Akarias se baissa pour ramasser son épée, marmonnant une formule magique pour se prémunir contre les effets néfastes de la main qui l’avait touché. En se relevant, il jeta un regard meurtrier à Kitiara, qui le regardait avec un sourire en coin.
— Cette créature est-elle sous tes ordres ? demanda-t-il d’une voix rauque.
— Disons que nous nous rendons des services.
Akarias la considéra d’un air admiratif. Il jeta au spectre un coup d’œil à la dérobée et rengaina son épée.
— C’est un habitué de ta chambre à coucher ?
Son poignet le faisait atrocement souffrir.
— Il va et vient à son gré, répondit Kitiara en refermant le col de sa robe. C’est son château, après tout !
Les yeux perdus dans le vague, Akarias se souvint des antiques légendes.
— Le seigneur Sobert ! dit-il en se tournant vers le spectre. Le Chevalier de la Rose Noire. (Le spectre acquiesça.) J’avais oublié l’histoire du Donjon de Dargaard. Tu as plus de caractère que je croyais, ma dame. Prendre tes quartiers dans une demeure hantée ! Selon la légende, le seigneur Sobert commande un bataillon de squelettes…
— … Parfaitement efficaces au combat, acheva Kitiara en bâillant. Un simple contact avec ces créatures suffit…, fit-elle avec un sourire. Bon, je ne vais pas t’apprendre ce qu’il en coûte à ceux qui n’ont pas d’armes magiques pour se défendre contre ce contact. Veux-tu boire quelque chose ? demanda-t-elle en prenant une carafe de vin sur la table.
— Merci, répondit Akarias. Où sont les elfes noires et les banshees qui sont censés l’accompagner ?
— Elles sont quelque part dans ce château. Tu ne tarderas probablement pas à entendre parler d’elles. Le seigneur Sobert ne dort jamais. Des femmes lui tiennent compagnie, dit-elle en pâlissant. Ce n’est pas très réjouissant… Mais dis-moi plutôt ce que tu as fait de Garibanus ?
— Je l’ai laissé… en bas de l’escalier.
— Mort ?
— Peut-être. Il s’est mis en travers de mon chemin. En quoi cela importe-t-il ?
— Je le trouvais… divertissant. Il comblait le vide laissé par Bakaris.
— Ah oui, Bakaris, fit Akarias en vidant sa coupe. Ainsi ton commandant a réussi à être capturé pendant que tes armées se faisaient battre !
— C’est un imbécile, dit froidement Kitiara. Il a voulu monter un dragon, alors qu’il était blessé.
— Je sais. Que lui était-il arrivé ?
— La femme elfe lui a tiré une flèche dans le bras. Tout cela est sa faute, il n’a que ce qu’il mérite. Je l’avais relevé de son commandement pour en faire mon garde du corps. Mais il a exigé que je lui donne une chance…
— Tu ne sembles pas très affectée par sa perte…
— Non, répondit-elle en souriant. Garibanus… fait très bien l’affaire. J’espère que tu ne l’as pas tué. J’aurais des difficultés à trouver quelqu’un d’autre pour aller demain à Kalaman.
— Que vas-tu donc faire à Kalaman ? Tu te prépares à te rendre à la femme elfe et à ses chevaliers ?
— Non. Je me prépare à accepter sa reddition.
— Ah ! ricana Akarias. Ils ne sont pas fous. Ils savent qu’ils tiennent la victoire. Et ils ont raison ! tonna-t-il en se servant une autre coupe de vin. Tu dois la vie à ce fantôme de chevalier, Kitiara. Du moins pour ce soir. Mais il ne t’accompagnera pas partout !
— Mes projets se réalisent beaucoup plus facilement que je m’y attendais, répliqua Kitiara sans se laisser déconcerter. Si j’ai réussi à te vaincre, nul doute que je réussirai à vaincre l’ennemi.
— Tu m’aurais vaincu, Kitiara ? Oublierais-tu que tu as perdu sur tous les fronts ? N’as-tu pas été chassée de Solamnie ? Les bons dragons et les Lancedragons ne t’ont-ils pas valu une cuisante défaite ?
— Il n’en est rien ! fit Kitiara d’une voix cinglante.
L’œil fulgurant, elle se pencha et saisit la main d’Akarias.
— Quant aux bons dragons, mes espions m’ont rapporté qu’un seigneur elfe et un dragon d’argent s’étaient introduits dans un temple à Sanxion. Ils ont découvert ce qu’étaient devenus les œufs. À qui la faute ? Qui les a laissés entrer ? C’est toi qui étais responsable de la sécurité du temple !
Furieux, Akarias se dégagea de l’étreinte de Kitiara.
Il lança sa coupe à travers la pièce et se campa devant elle.
— Par les dieux, tu vas trop loin ! cria-t-il à perdre haleine.
— Quel cirque tu fais ! dit Kitiara en traversant la pièce. Suis-moi dans la salle des cartes, je t’expliquerai mes plans.
Akarias examinait la carte du nord de l’Ansalonie.
— Cela peut marcher, admit-il.
— Bien sûr que ça va marcher, dit Kitiara en s’étirant. Mes troupes ont détalé comme des lapins. Hélas pour eux, les chevaliers ne sont pas assez astucieux pour remarquer que nos armées se retiraient toujours vers le sud. Ils ne se sont jamais demandé pourquoi elles fuyaient, fondant comme neige au soleil. Au moment où nous parlons, mes armées se rassemblent dans une vallée abritée, au sud de ces montagnes. Dans une semaine, plusieurs milliers d’hommes seront prêts à marcher sur Kalaman. La perte de leur « Général Doré » mettra le moral des défenseurs au plus bas. La ville capitulera probablement sans combat. De là, je reconquerrai le territoire que nous avons apparemment perdu. Donne-moi le commandement de l’armée de ce crétin de Toede, envoie-moi la citadelle volante que je réclame, et la Solamnie croira qu’un nouveau Cataclysme s’est déclenché !
— Mais la femme elfe…
— … N’est pas un problème.
— C’est le point faible de ton plan, dit Akarias en hochant la tête. Et Demi-Elfe ? Es-tu sûre qu’il ne se mettra pas en travers de tes plans ?
— Ne nous préoccupons pas de lui. C’est elle qui compte, et elle est amoureuse. Elle me fait confiance, Akarias. Tu te moques, mais c’est la vérité. Elle a trop confiance en moi, et pas assez en Tanis Demi-Elfe. Mais il en va toujours ainsi avec les amoureux.
C’est en ceux que nous aimons que nous avons le moins de foi. Par chance, Bakaris se trouve entre leurs mains.
Akarias la regarda. Elle avait détourné la tête et sa voix s’était altérée : elle n’était pas aussi sûre d’elle que ça. Il comprit qu’elle mentait. Le demi-elfe ! Quel rôle jouait-il dans cette histoire ? Akarias en avait beaucoup entendu parler, mais il ne l’avait jamais rencontré. Le seigneur draconien caressa l’idée de la pousser dans ses derniers retranchements, puis changea brusquement d’avis. Il savait qu’elle mentait ; cela lui donnait un pouvoir sur cette femme redoutable. Mieux valait la laisser dans l’ignorance de ses soupçons.
Akarias feignit l’indifférence en bâillant ostensiblement.
— Que vas-tu faire de la femme elfe ? lui demanda-t-il comme elle s’y attendait.
La passion d’Akarias pour les blondes n’était un secret pour personne. Kitiara haussa les épaules et le regarda d’un air moqueur.
— Désolée, mon seigneur, mais Sa Majesté la Reine des Ténèbres la réclame. Tu l’auras peut-être après.
Akarias tressaillit.
— Bah ! Elle ne sera plus bonne à rien. Tu la donneras à notre ami, le seigneur Sobert. Jadis, il aimait les elfes, si mes souvenirs sont exacts.
— Ils le sont. Écoute, dit-elle doucement.
Akarias se tint tranquille. D’abord, il n’entendit rien de particulier. Puis il perçut un son étrange, comme les gémissements d’une foule de femmes pleurant leurs morts, qui devint de plus en plus fort, perçant le silence de la nuit.
Le seigneur posa sa coupe de vin, étonné de voir sa main trembler. Kitiara était devenue pâle sous son hâle. Elle sentit sur elle le regard d’Akarias.
— Horrible, non ? dit-elle d’une voix brisée.
— J’ai été confronté à de terribles choses à la Tour des Sorciers. Mais ce n’était rien comparé à cela. Qu’est-ce donc ?
— Viens, si tu as les nerfs solides, je te montrerai.
Kitiara le conduisit à travers les corridors du château jusqu’à la galerie où était sa chambre.
— Reste dans l’ombre, recommanda-t-elle.
Une recommandation superflue, pensa Akarias en pénétrant dans la galerie surplombant la salle circulaire. Penché par-dessus la balustrade, il vit un spectacle qui le plongea dans le désarroi et se retira vivement.
— Comment peux-tu supporter une chose pareille ? demanda-t-il en rentrant dans la chambre. Est-ce toutes les nuits comme ça ?
— Oui, dit-elle en tremblant. Parfois je me persuade que j’y suis habituée, puis je commets l’erreur de regarder en bas. La mélopée n’est pas le pire…
— Elle est épouvantable ! fit Akarias en s’épongeant le front. Ainsi le seigneur Sobert occupe son trône chaque nuit, entouré de ses squelettes de guerriers, et ces sorcières noires murmurent une horrible complainte !
— C’est toujours la même, murmura Kitiara. Bien que le passé soit une torture pour lui, il ne peut y échapper. Il rumine ses pensées, se demandant ce qu’il pourrait faire pour échapper au destin qui le condamne à errer sans repos. Les femmes elfes, qui ont contribué à sa chute, sont contraintes de revivre cette histoire à ses côtés. Toutes les nuits, elles la répètent. Et toutes les nuits, il est obligé de l’entendre.
— Quelles sont les paroles ?
— Je les connais presque aussi bien que lui, à présent. Fais-nous servir une autre carafe de vin, et je te raconterai cette histoire, si tu as le temps.
— J’ai le temps, dit Akarias en se calant dans un fauteuil. Mais je dois partir dès demain matin, si je veux t’envoyer la citadelle volante.
Kitiara lui fit l’un de ses sourires en coin qui charmaient tant les hommes.
— Merci, mon seigneur. Je ne te décevrai plus.
— J’espère bien, Kitiara. Tu connaîtrais sinon un destin pire que le sien, dit-il en faisant un geste vers la salle circulaire, d’où montait des sons de plus en plus aigus.
— Comme tu le sais, commença Kitiara, le seigneur Sobert était un noble Chevalier de Solamnie. Mais c’était également un homme passionné et indiscipliné, ce qui le mena à sa perte.
« Un jour, il tomba amoureux d’une belle elfe, disciple du Prêtre-roi d’Istar. Il était marié, mais la vue de la jeune fille lui fit oublier sa femme. Violant les préceptes du mariage et ceux de la chevalerie, Sobert laissa libre cours à sa passion. Il séduisit sa belle et l’emmena vivre au Donjon de Dargaard, lui promettant de l’épouser. Quant à sa femme, elle disparut dans de sinistres circonstances.
« D’après ce que dit la chanson, bien que l’elfe eût découvert les méfaits du chevalier, elle lui resta fidèle et obtint son pardon auprès des dieux. Sobert fut même doté du pouvoir d’empêcher le Cataclysme, mais au prix du sacrifice de sa vie.
« Fort de l’amour de la femme qu’il avait abusée, il partit pour Istar avec l’intention d’empêcher le Prêtre-Roi de commettre le pire, et de restaurer son honneur déchu.
« Au cours de son voyage, il fut arrêté par des femmes elfes disciples du Prêtre-Roi, qui connaissaient ses crimes et qui avaient juré sa perte. Pour miner l’amour qu’il portait à la jeune elfe, elles prétendirent que celle-ci lui avait été infidèle pendant son absence.
« Succombant à ses passions destructrices, Sobert perdit la raison. Dans un accès de rage, il repartit au galop pour le Donjon de Dargaard. À peine entré, il accusa l’innocente de l’avoir trompé. Alors le Cataclysme se déclencha. Le grand chandelier du vestibule tomba sur le sol, brûlant la jeune elfe et son enfant. En mourant, elle maudit le chevalier et lui jeta un sort qui le condamnait à une effroyable vie éternelle. Sobert et sa suite périrent par le feu pour renaître sous cette forme hideuse. »
— Par les dieux, Kitiara, quel terrible destin de devoir entendre raconter cette histoire tous les jours, murmura Akarias.
Étendu sur le grabat de son cachot, Bakaris dormait d’un sommeil agité. Lui qui se montrait arrogant et insolent le jour, était assailli la nuit par des rêves où il était question de Kitiara et de son exécution prochaine. Pendant ses longues heures d’insomnie, il maudissait la femme elfe qui avait été la cause de sa chute et ne cessait de ruminer sa vengeance, au cas où elle tomberait entre ses mains.
Bakaris oscillait entre le sommeil et la veille lorsqu’il entendit une clé tourner dans la serrure. En un bond, il fut debout. C’était bientôt l’aube, l’heure des exécutions. Les chevaliers venaient le chercher !
— Qui est-ce ? appela-t-il d’une voix rauque.
— Chut ! Tu ne cours aucun danger si tu te tiens tranquille et si tu fais ce que je te dis.
Bakaris était éberlué. Il connaissait cette voix. Nuit après nuit, il l’avait entendue dans ses rêves de vengeance. La femme elfe ! Il vit deux autres silhouettes se profiler dans l’ombre. Le nain et le kender, probablement. Ils étaient toujours pendus aux basques de la maudite.
La porte de la cellule s’ouvrit en grand et la femme entra, une cape à la main.
— Mets ça, dépêche-toi, ordonna-t-elle rudement.
— Pas avant de savoir de quoi il retourne, répondit Bakaris, bien qu’il fût fou de joie.
— Tu vas être échangé contre un autre prisonnier, répondit Laurana.
Bakaris fronça les sourcils. Inutile de paraître trop empressé.
— Je ne te crois pas, dit-il, s’étendant sur son grabat, c’est un piège…
— Je me moque de ce que tu crois ! Tu viendras, dussé-je t’assommer pour t’emmener ! Peu m’importe que tu sois conscient ou non, l’essentiel est que je te livre à Kit… ceux qui te réclament !
Kitiara ! C’était donc ça ! À quoi jouait-elle ? Mijotait-elle quelque chose ? Bakaris hésita. Ni l’un ni l’autre ne se faisait confiance. L’elfe était capable de se servir de lui à des fins personnelles. Mais il pourrait retourner les choses à son avantage.
Voyant le visage tendu de Laurana, Bakaris comprit qu’elle mettrait sa menace à exécution. Il faudrait qu’il patiente.
— Il me semble que je n’ai pas le choix, dit-il.
Le clair de lune éclaira la cellule où il avait croupi pendant plusieurs semaines – il ne savait plus très bien combien. Prenant la cape des mains de Laurana, il rencontra son regard plein de dégoût.
— Pardon, noble dame, dit-il d’un ton sarcastique, mais les serviteurs de ton établissement n’ont pas songé à me fournir un rasoir. Je sais que la vue de quelques poils sur le menton donne la nausée aux elfes !
À la surprise de Bakaris, Laurana devint pâle comme une morte. Elle fit un effort surhumain pour se contrôler.
— Avance ! dit-elle d’une voix étranglée.
Le nain entra dans la cellule, sa hache de guerre à la main.
— Tu as entendu le général ! aboya Flint. Par Reorx, comment cette misérable carcasse peut-elle être une monnaie d’échange pour Tanis…
— Flint ! s’exclama Laurana, en colère.
Soudain, Bakaris comprit. Le plan de Kitiara commença à lui apparaître.
— Ainsi, on va m’échanger contre Tanis, dit-il en regardant Laurana avec attention.
Elle ne broncha pas. Il aurait aussi bien pu parler de quelqu’un d’autre que de l’homme dont Kitiara le disait amoureuse. Il récidiva pour éprouver sa théorie.
— Tanis n’est pas vraiment prisonnier, à moins que ce soit de l’amour. Kitiara a dû s’en lasser. Le pauvre ! Il me manquera. Lui et moi, nous avons beaucoup en commun…
La réaction ne tarda pas. Il vit les mâchoires de Laurana se serrer et ses épaules trembler sous sa cape. Elle se tourna et sortit de la cellule. Il avait touché juste. Il se servirait de cette information pour prendre sa revanche. Poussé par le nain, il franchit le seuil de la cellule.
Le soleil n’était pas encore levé mais une lueur annonçait l’aube. La ville était encore plongée dans un profond sommeil. Les sentinelles bâillaient ou ronflaient. Les quatre silhouettes encapuchonnées arrivèrent sans encombre devant une petite porte, sur le chemin de ronde.
— Elle mène à un escalier de ce côté du mur, et on descendra de l’autre côté par un second escalier, dit Tass, fouillant dans ses poches à la recherche de son passe-partout.
— Comment le sais-tu ? murmura Flint, nerveux.
— Je suis venu à Kalaman quand j’étais petit, avec mes parents. Nous passions par ici, répondit-il en glissant un fil de fer dans la serrure.
— Pourquoi pas par la porte principale, ç’aurait été trop simple ? maugréa Flint.
— Dépêchez-vous ! ordonna Laurana, qui s’impatientait.
— Nous aurions pu emprunter la porte principale, répondit Tass en introduisant le fil de fer dans le trou. Ah ! voilà, fit-il, le remettant soigneusement dans sa poche. Où en étais-je ? s’exclama-t-il en ouvrant la porte. Oui, nous aurions pu passer par la grande entrée, mais les kenders n’étaient pas admis dans la ville.
— Ça n’a pas empêché tes parents d’y venir ! grogna Flint en le suivant dans l’escalier.
Le nain gardait l’œil sur Bakaris, qui, lui semblait-il, se conduisait un peu trop bien. Laurana était fermée comme une huître, n’ouvrant la bouche que pour donner des ordres.
— Oui, bien sûr, babillait Tass avec entrain. Ils ont toujours considéré que cette interdiction de séjour était une erreur. Pourquoi devrions-nous être sur la même liste que les gobelins ? Quelqu’un a dû inscrire les kenders par accident. Mais mes parents pensaient qu’il n’était pas poli de discutailler, alors nous entrâmes par la petite porte… Voilà, nous y sommes ! Normalement, ce n’est pas verrouillé. Attention, il y a un garde. Attendons qu’il soit passé.
En bas de l’escalier, ils se retrouvèrent de l’autre côté des remparts.
Il n’y avait personne. Pas le moindre signe de vie. Flint sentit une vague appréhension le gagner. Et si Kitiara disait la vérité ? Si Tanis était vraiment avec elle ? Et s’il était mourant ?
Il s’efforça de penser à autre chose, puis se prit à souhaiter que ce rendez-vous soit un piège ! Mais il fut tiré de ses sombres pensées par une voix qui semblait si proche qu’il en fut terrorisé.
— C’est toi, Bakaris ?
— C’est moi. Content de te revoir, Gakhan.
Tremblant, Flint se tourna vers le mur, d’où émergea une lourde silhouette enveloppée de bandages et couverte d’une cape. Il se souvint de la description que Tass avait faite du draconien.
— Ont-ils d’autres armes que cette hache de guerre ? demanda Gakhan.
— Non, répondit sèchement Laurana.
— Fouille-les, ordonna le draconien.
— Tu as ma parole d’honneur, s’écria Laurana. Je suis princesse du Qualinesti…
Bakaris s’avança vers elle.
— Les elfes ont leur propre code de l’honneur, ricana-t-il, du moins c’est ce que tu m’as dit la nuit où tu m’as décoché cette maudite flèche.
Laurana rougit mais ne répondit rien.
Bakaris leva son bras droit à l’aide de sa main gauche, et le laissa retomber.
— Tu as ruiné ma carrière et détruit ma vie.
— J’ai dit que je n’ai pas d’armes.
— Tu peux me fouiller, si tu veux, fit Tass, s’interposant entre Bakaris et Laurana. Voilà !
Il vida le contenu de ses poches aux pieds de l’officier.
— Saleté ! fit Bakaris en lui donnant une gifle.
— Flint ! cria Laurana pour retenir le nain, rouge de colère.
— Je suis désolé, vraiment ! dit Tass en ramassant ses objets.
— Si vous traînez encore, il sera inutile d’appeler les gardes. Ils pourront nous voir au grand jour.
— La femme elfe a raison, Bakaris, dit Gakhan. Prends la hache de guerre et filons d’ici.
Bakaris jeta un coup d’œil haineux à Laurana puis arracha la hache des mains de Flint.
— À quoi bon ? Le vieux est incapable de faire quoi que ce soit, de toute façon…, murmura-t-il.
— Avance, ordonna Gakhan à Laurana. Nous allons jusqu’à ce bouquet d’arbres. Reste à couvert et n’essaye pas d’alerter les gardes. Je suis magicien, et mes sorts sont mortels. La Reine des Ténèbres m’a recommandé de te ramener saine et sauve, « général ». Je n’ai pas reçu d’instructions concernant tes amis.
Ils suivirent Gakhan sur la bande de terrain à découvert qui les séparait du bosquet. Tête haute, Laurana marchait au côté de Gakhan comme s’il n’existait pas.
— Voici nos montures, dit-il, les montrant du doigt.
— Je n’irai nulle part ! répliqua Laurana, inquiète.
Flint crut d’abord qu’il s’agissait des petits dragons.
Quand il vit les « montures » de plus près, il s’aperçut de sa méprise.
— Des wyvernes !
Vaguement apparentés aux dragons, les wyvernes, plus petits et plus légers, étaient utilisés par les draconiens pour envoyer des messages. Ils assuraient les mêmes fonctions que les griffons pour les elfes. Moins intelligents que les dragons, ils étaient erratiques et cruels.
Les bêtes dardaient leurs petits yeux rouges sur les compagnons, agitant leur queue de scorpion de façon menaçante.
— Où est Tanis ? demanda Laurana.
— Son état s’est aggravé, répondit Gakhan. Si tu veux le voir, il faudra aller au Donjon de Dargaard.
— Pas question ! dit Laurana en reculant d’un pas.
Bakaris la retint par le bras.
— Ne t’avise pas d’appeler au secours, dit-il, ou tes amis le paieront de leur vie. Eh bien, nous allons faire un petit voyage à Dargaard. Tanis est un ami cher. Cela m’ennuierait qu’il te rate. Gakhan, retourne à Kalaman. Tu nous raconteras comment le peuple a réagi à la disparition du général.
Le draconien hésita. Il regarda Bakaris d’un air méfiant. Kitiara l’avait averti que ce genre de contretemps pouvait survenir. Il devina que Bakaris avait sa propre vengeance en tête. Gakhan pouvait l’en empêcher, là n’était pas le problème. Mais il y avait un risque que ses prisonniers lui échappent et appellent à l’aide. Ils étaient encore tout près des remparts. Au diable Bakaris ! Gakhan n’avait aucun pouvoir sur lui, mais Kitiara l’avait sans doute prévu. Il se rassura à la pensée de ce qui attendait l’officier quand il se présenterait devant la Reine des Ténèbres.
— D’accord, commandant, répondit le draconien en s’inclinant.
Ils virent la silhouette sombre de Gakhan passer d’arbre en arbre pour gagner les remparts de la cité. La physionomie de Bakaris avait changé d’expression. Ses traits s’étaient durcis.
— Allons, général, dit-il en poussant Laurana vers les wyvernes.
Laurana se retourna.
— J’ai quelque chose à te demander. Est-il vrai que Tanis est… avec Kitiara ? Le message dit qu’il a été blessé au Donjon de Vingaard et qu’il est à l’agonie.
Voyant à quel point Laurana était inquiète, mais pour le demi-elfe, Bakaris sourit. Sa vengeance serait complète.
— Comment le saurais-je ? J’étais enfermé dans ton cachot puant. Mais j’ai du mal à croire qu’il ait été blessé. Kitiara ne l’a jamais laissé prendre part à une bataille ! Les seuls combats qu’il a gagnés se disputaient sur un autre terrain…
Laurana baissa la tête. Bakaris lui tapota le bras comme pour la réconforter. Elle se dégagea.
— Je ne te crois pas ! gronda Flint. Tanis ne permettrait jamais à Kitiara d’agir ainsi…
— Tu as raison, répondit Bakaris, sentant qu’il ne fallait pas pousser trop loin les mensonges. Il n’est pas au courant de ce qui se passe. La Dame Noire l’a envoyé à Neraka il y a des semaines pour préparer l’entrevue avec la Reine.
— Tu sais, Flint, déclara Tass avec emphase, Tanis était réellement fou de Kitiara. Te rappelles-tu la fête à l’Auberge du Dernier Refuge ? On célébrait l’anniversaire de Tanis. Il venait juste d’atteindre sa majorité, d’après la tradition elfe. Quelle soirée ! Tu te souviens ? Caramon avait reçu une chope de bière sur la tête quand il avait empoigné Dezra, et Raistlin, qui avait trop bu, avait raté un sort et brûlé le tablier d’Otik. Kitiara et Tanis étaient assis près de la cheminée…
Bakaris regarda Tass d’un air exaspéré. Il détestait qu’on lui rappelle les liens étroits existant entre le Demi-Elfe et Kitiara.
— Général, dis au kender de se taire, ou je le confie aux wyvernes.
— Alors c’était un piège, souffla Laurana. Tanis n’est pas mourant… et il n’est même pas ici ! Comme j’ai été bête !
— Nous ne partirons pas d’ici ! déclara Flint en se campant devant l’officier.
Bakaris le toisa froidement.
— As-tu déjà vu un wyverne piquer quelqu’un à mort ?
— Non, jamais, dit Tass, l’air intéressé, mais j’ai vu faire ça par un scorpion. C’est la même chose ? Ne va surtout pas penser que j’ai envie d’essayer, ajouta-t-il vivement.
— Les gardes entendraient peut-être vos cris, dit Bakaris à Laurana, mais ce serait trop tard.
— Je me suis fourvoyée…, répondit Laurana comme s’il lui avait parlé dans une langue étrangère.
— Dis quelque chose, Laurana ! s’entêta Flint. Nous nous battrons…
— Non, dit-elle d’une voix presque enfantine. Je ne veux pas que vous risquiez votre vie, toi et Tass. C’est ma folie qui nous a conduits là. À moi d’en subir les conséquences. Emmène-moi, Bakaris, et laisse partir mes amis…
— Maintenant, ça suffit ! s’impatienta Bakaris. Je ne laisserai partir personne ! (Il enfourcha un wyverne et tendit la main à Laurana.) Il faudra monter à deux sur chaque bête.
Le visage vide d’expression, Laurana se laissa tirer sur un wyverne. Au contact de Bakaris, qui la serra contre lui, elle reprit des couleurs, se débattant énergiquement contre les attouchements de son « coéquipier ».
— Il vaut mieux que je te tienne, lui souffla-t-il à l’oreille, tu pourrais tomber.
— Ces créatures puent-elles toujours autant ? fit Tass en aidant le nain à grimper sur le second animal. Il faudrait leur dire de prendre un bain…
— Prenez garde à leur queue, dit Bakaris. En principe, les wyvernes ne tuent que sur ordre, mais ils sont très nerveux. Un rien les agace.
Au signal de l’officier, les monstres tendirent leurs ailes membraneuses et s’élevèrent, peinant sous le poids. Flint se cramponnait au kender, jetant de temps à autre un coup d’œil sur Laurana. Il la vit repousser violemment l’officier.
— Ce Bakaris me fait mauvaise impression ! cria-t-il à Tass. Je parie qu’il agit pour son compte et ne tient pas compte des ordres. Gakhan n’était pas content du tout d’être renvoyé en ville.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Je t’entends mal, avec ce vent…, cria le kender.
Le soleil se levait. Au bout d’une heure de vol, les wyvernes se mirent à tournoyer à flanc de coteau. Ils avaient visiblement reçu l’ordre d’atterrir dans la petite clairière qu’on apercevait dans la colline.
Pas l’ombre d’une forteresse ni d’une habitation à l’horizon.
Ils se posèrent dans un endroit environné de pins sombres qui laissaient à peine passer les rayons du soleil. La forêt semblait animée d’ombres mouvantes. Flint remarqua une caverne creusée dans la roche au fond de la clairière.
— Où sommes-nous ? Je ne vois pas le Donjon de Dargaard, alors pourquoi nous sommes-nous arrêtés ? demanda Laurana.
— Finement observé, général, répondit Bakaris. Le Donjon de Dargaard se trouve à environ une lieue dans la montagne. Là-bas, ils ne nous attendent pas si tôt. La Dame Noire n’est sans doute pas encore levée. Nous n’allons quand même pas la sortir du lit ? Vous deux, ordonna-t-il au kender et au nain, restez en selle.
Bakaris caressa l’encolure du wyverne, qui le suivit des yeux comme un chien qui attend son os.
— Dame Laurana, tu descends, dit-il d’un ton mielleux. Nous avons juste le temps de… prendre un petit déjeuner…
Laurana le foudroya du regard. Elle porta la main au pommeau de son épée absente avec une telle détermination qu’elle crut sentir la garde sous ses doigts.
— N’approche pas !
Subjugué par le ton, Bakaris s’immobilisa. Puis en souriant, il tendit un bras vers elle et la prit par le poignet.
— Pas de ça, ma dame. N’oublie pas les wyvernes, et tes amis ! Je n’ai qu’un mot à dire pour qu’ils passent de vie à trépas !
Laurana vit la queue du monstre osciller au-dessus de la tête de Flint.
— Laurana, non ! cria Flint.
Elle lui lança un coup d’œil aigu, rappelant qui était le général. Le visage fermé, elle mit pied à terre.
— Ah ! je savais bien que tu avais de l’appétit, ricana Bakaris.
— Laisse-les partir ! implora-t-elle. C’est moi que tu veux…
— Tu as raison, dit Bakaris en la prenant par la taille. Mais leur présence t’incitera à bien te conduire.
— Ne te préoccupe pas de nous, Laurana ! gronda Flint.
— La ferme, le nain ! hurla Bakaris.
Poussant Laurana contre le flanc du wyverne, il fixa le nain et le kender d’un air féroce. La folie qui brillait dans ses yeux glaça le sang de Flint.
— Je crois qu’on ferait mieux d’obéir, Flint, sinon il va lui faire du mal…
— Du mal ? Oh, mais non, dit Bakaris en ricanant. Elle sera encore en état de servir à quelque chose pour Kitiara. Toi, le nain, reste où tu es ! Ma patience a des limites ! (Il se tourna vers Laurana :) Kitiara ne trouvera rien à redire si je m’amuse un peu en compagnie de cette dame. Ah non, tu ne vas t’évanouir…
Les yeux de Laurana se révulsèrent, ses genoux la trahirent et elle s’effondra sur le sol. Elle avait recours à une des plus vieilles manœuvres de défense des elfes.
Instinctivement, Bakaris tendit les bras pour la retenir.
— Non, tu ne vas pas me faire ça ! J’aime les femmes pleines d’entrain…
Laurana lui flanqua un grand coup de poing dans l’estomac. Le souffle coupé, il culbuta en avant. Elle en profita pour lui ficher un direct dans le menton. Bakaris s’affala dans la poussière. Flint et Tass en profitèrent pour mettre pied à terre.
— Dépêchez-vous ! cria Laurana en s’écartant de Bakaris qui se tordait de douleur. Courez dans le bois !
Écumant de rage, le soldat plongea et attrapa Laurana par la cheville. Elle tomba en lançant de furieux coups de pieds. Flint accourut, une branche à la main, mais Bakaris s’était prestement remis debout. Il frappa le nain à la figure. De l’autre bras, il agrippa le poignet de Laurana. Puis il apostropha le kender d’un air menaçant.
— La dame et moi nous allons dans la caverne…, souffla-t-il, hors d’haleine, en tordant le poignet de Laurana, qui hurla de douleur. Si tu fais un pas de plus, kender, je lui casse le bras. Dans la caverne, je ne veux pas être dérangé. J’ai un poignard. Je le tiendrai sur la gorge de la dame. C’est clair, petit crétin ?
— Oui, m… messire, balbutia Tass. Je n’ai pas songé une seconde à… Je veux seulement rester auprès de Flint.
— Ne t’avise pas d’aller dans le bois, dit Bakaris en traînant Laurana vers la caverne. Les draconiens y patrouillent.
Laurana avançait en trébuchant. Pour bien lui faire sentir qu’elle était prise au piège, Bakaris lui tordit à nouveau le bras. La douleur fut atroce. Mais comment faire lâcher prise à son bourreau ? Elle s’efforça de garder la tête froide. C’était plus facile à dire qu’à faire. L’homme avait une force peu commune ; son odeur d’humain lui rappelait Tanis de façon horrible.
Comme s’il devinait ses pensées, Bakaris frotta son visage barbu contre sa joue.
— Tu vas rejoindre le bataillon de femmes que j’ai partagées avec le demi-elfe…, chuchota-t-il à son oreille.
Sa phrase s’acheva sur un hoquet douloureux.
Sa pression sur le bras de Laurana s’accentua jusqu’à l’insupportable, puis se relâcha. Les doigts de Bakaris s’ouvrirent. Laurana se dégagea de lui.
Campée devant l’officier qui se tenait la poitrine à deux mains, elle découvrit que le petit couteau de Tass était planté entre ses côtes.
Bakaris dégaina son poignard et voulut frapper le kender, qui le défiait.
Un trop-plein de haine se libéra en Laurana. Une fureur dont elle ne se serait pas crue capable s’était emparée d’elle. Plus rien d’autre ne comptait : il fallait qu’elle tue cet homme.
Poussant un cri de raga, elle se jeta sur lui avec une telle violence qu’elle le renversa. Elle cherchait à s’emparer du poignard quand elle s’aperçut que l’officier ne bougeait plus. Tremblant d’excitation, elle se remit sur ses jambes
Un moment éblouie, elle ne vit pas grand-chose. Tass s’avança et retourna le corps inerte de l’officier. Bakaris était mort. On pouvait lire dans ses yeux grands ouverts une expression de surprise, qui avait figé ses traits. Son propre poignard l’avait éventré.
— Que s’est-il passé ?murmura Laurana.
— Quand tu as chargé, il est tombé, et son poignard s’est enfoncé dans son estomac, répondit Tass.
— Mais avant…
— Oh ! je lui ai flanqué un coup de couteau, dit Tass, retirant son arme du corps avec fierté. Et Caramon qui disait que cette lame n’arriverait pas à venir à bout d’un lapin ! Il va m’entendre !… Tu sais, Laurana, continua-t-il d’un air triste, tout le monde sous-estime les kenders. Bakaris aurait pu au moins fouiller mes sacoches ! Dis, ce n’était pas mal, le coup de l’évanouissement. L’as-tu…
— Comment va Flint ? l’interrompit Laurana.
Elle avait une seule envie : ne plus entendre parler de ce qui venait de se passer.
Machinalement, elle enleva sa cape et l’étendit sur le cadavre.
— Il revient à lui, répondit Tass, voyant le nain secouer la tête en grommelant. Et les wyvernes ? Crois-tu qu’ils s’attaqueront à nous ?
— Je n’en ai aucune idée, répondit Laurana. Je sais qu’ils sont assez stupides pour ne rien pouvoir faire seuls. Si nous ne les irritons pas avec des gestes brusques, nous pourrons peut-être nous échapper par la forêt avant qu’ils se rendent compte de la situation. Va aider Flint.
— Allons, allons, Flint, il est temps, fit Tass en tapotant l’épaule du nain. Il faut filer…
Le kender fut interrompu par un cri qui lui hérissa les cheveux sur la tête. Il se retourna. Laurana était debout face à la caverne et semblait paralysée. Tass sentit son sang se glacer dans ses veines. Suffocant, il voulut interpeller le nain, mais ne put qu’exhaler un son bizarre.
Alarmé par la voix étrange du kender, Flint se mit sur son séant. Il suivit du regard le doigt que Tass pointait devant lui.
— Par Reorx, qu’est-ce que c’est ? s’exclama-t-il.
La créature avançait vers Laurana, qui semblait sous l’emprise d’un charme. Vêtu d’une armure de chevalier solamnique complètement noircie, le nouveau venu portait un casque qui reposait sur le vide. Seul indice de vie, une lueur orange brillait dans la fente du heaume.
La créature tendit un bras dépourvu de main et empoigna pourtant Laurana. Hurlant de douleur, elle tomba à genoux. Sa tête s’inclina, puis elle s’écroula sur le sol. Au seul contact de la créature, elle avait sombré dans l’inconscience.
Le chevalier la prit dans ses bras.
Tass fit un pas vers elle. Il s’arrêta, cloué sur place par la lueur orange qui tenait lieu de regard au spectre. Flint se répétait qu’il fallait faire quelque chose, sans pouvoir remuer un doigt. Son corps ne lui obéissait plus.
— Retourne à Kalaman, gronda une voix. Dis-leur que nous avons la femme elfe. La Dame Noire arrivera demain à midi pour négocier votre reddition.
Le spectre enjamba le cadavre de Bakaris comme s’il n’existait pas et disparut dans l’épaisse futaie avec son fardeau.
Dès qu’il se fut éloigné, le charme prit fin. Tass, qui se sentait affaibli par le choc, se mit à trembler comme une feuille.
— Je vais les suivre, grommela le nain, dont les mains tremblaient elles aussi.
— N…non, bégaya Tass, blanc comme un linge. Nous ne pouvons pas nous battre contre ce machin-là. J…j’ai eu peur, Flint ! Je m’excuse, mais je ne tiendrai pas le coup une seconde fois ! Il faut que nous retournions à Kalaman. Il y a peut-être quelque chose à faire…
Tass courut vers la lisière des arbres. Flint jeta un dernier regard à Bakaris, gisant sous le manteau de Laurana. Il avait le cœur déchiré par tant de souffrances. Brusquement, il eut l’intime conviction que l’officier avait menti. Je sais maintenant que Tanis n’est pas avec Kitiara ! J’ignore où il peut être, mais si un jour je le trouve, j’aurai beaucoup de choses à lui dire… Je n’ai pas tenu ma promesse. Il me l’a confiée, et j’ai échoué !
Tass l’appela.
Il courut vers le kender. Comment vais-je pouvoir lui avouer tout ça ?
— Parle ! dit Tanis en dévisageant l’homme assis en face de lui. Je veux une réponse. Pourquoi nous as-tu conduits dans le maelstrom ? Que savais-tu de cet endroit ? Où sommes-nous ? Où sont les autres ?
L’homme qui soutenait le regard courroucé de Tanis était Berem. Ses mains d’adolescent juraient avec la maturité de son visage. Ses yeux errèrent sur l’étrange décor dans lequel ils se trouvaient.
— Bon sang, mais dis quelque chose ! enragea Tanis.
Il prit l’homme au collet et le souleva de sa chaise. Ses deux mains se refermèrent sur sa gorge.
— Tanis !
Lunedor tira Tanis par le bras. Mais le demi-elfe était hors de lui. La colère et l’angoisse le rendaient méconnaissable. Elle tenta de lui faire lâcher prise.
— Rivebise, dis-lui d’arrêter !
Le grand barbare prit Tanis par les poignets et l’éloigna de Berem.
— Laisse-le tranquille, Tanis ! Il est muet. Même s’il voulait parler, il ne pourrait pas !
— Si, je peux.
Les trois compagnons fixèrent Berem avec stupéfaction.
— Je ne suis pas muet, poursuivit-il d’un ton calme en langue commune.
— Alors, pourquoi faire semblant ?
Berem frotta son cou endolori en regardant Tanis.
— Les gens ne posent pas de questions à un muet…
Tanis tenta de se calmer en réfléchissant. Rivebise fronça les sourcils. Finalement, le demi-elfe avança une chaise et s’assit.
— Berem, dit-il, contenant son impatience, tu es en train de nous parler. Vas-tu enfin répondre à nos questions ?
Berem opina du chef.
— Pourquoi ? J…je… Il faut que vous m’aidiez… à sortir d’ici… Je ne peux pas rester…
En dépit de l’atmosphère étouffante de la pièce, Tanis frissonna.
— Es-tu en danger ? Sommes-nous en danger ? Quel est l’endroit où nous nous trouvons ?
— Je n’en sais rien ! répondit Berem en roulant des yeux pleins de détresse. J’ignore où nous sommes. Je sais seulement qu’il ne faut pas que je reste ici. Je dois m’en retourner !
— Pourquoi ? Les seigneurs draconiens sont à ta poursuite. L’un d’eux m’a confié que tu étais la clé de la victoire, d’après la Reine des Ténèbres. Pourquoi, Berem ? Que veulent-ils de toi, et pourquoi le veulent-ils avec tant d’insistance ?
— Je n’en sais rien ! cria Berem, serrant les poings. Je fuis depuis si longtemps ! Pas un moment de répit !
— Depuis combien de temps cela dure-t-il ? demanda Tanis.
— Depuis des années ! répondit Berem d’une voix étranglée. Des années… mais je ne sais pas combien. J’ai trois cent vingt-deux ans. Peut-être vingt-trois. Ou vingt-quatre ? Tout ce temps, la Reine m’a poursuivi.
— Trois cent vingt-deux ans ! s’écria Lunedor. Pour un humain, c’est impossible !
— Oui, je suis un humain, répondit Berem en regardant Lunedor, et je sais que ce n’est pas possible. Je suis mort plusieurs fois. (Son regard alla à Tanis.) Tu l’as vu, à Pax Tharkas. Je t’ai reconnu quand tu es monté sur le bateau.
— Ainsi tu es bien mort quand les pierres te sont tombées dessus ! s’exclama Tanis. Mais Sturm et moi, nous t’avons vu en chair et en os au mariage de Lunedor et de Rivebise…
— Oui. Moi aussi je t’ai vu. C’est pour cette raison que je me suis enfui. Je savais… que vous me poseriez des questions. Comment pouvais-je vous expliquer que j’étais vivant ? Cela me dépasse moi-même ! Tout ce que je sais, c’est que je meurs, et qu’ensuite je suis de nouveau vivant. Cela se passe toujours de la même manière… Mon seul désir est d’avoir la paix !
Déconcerté, Tanis le considéra d’un air songeur. Berem ne disait pas la vérité, il en était certain. Mais il ne mentait pas sur ses morts et ses résurrections. Tanis l’avait constaté par lui-même. Il savait aussi que la Reine des Ténèbres mobilisait d’importantes forces armées pour retrouver cet homme, qui devait sûrement savoir pourquoi !
— Berem, comment cette gemme verte s’est-elle incrustée dans ta poitrine ? demanda Tanis.
— Je ne sais pas, répondit Berem. Elle fait partie de moi, comme mes os et mon sang. Je crois que c’est à cause d’elle que je reviens à la vie.
— Peux-tu retirer ça de ta poitrine ? demanda Lunedor en s’asseyant près de lui.
Berem secoua la tête. Ses cheveux gris lui fouettèrent le visage.
— J’ai essayé ! Plusieurs fois, j’ai tenté de l’arracher ! Autant essayer de se sortir le cœur de la poitrine !
Tanis soupira. Cela ne l’avançait pas à grand-chose. Il n’avait toujours pas la moindre idée de l’endroit où ils se trouvaient. Et il comptait tant sur Berem pour le leur dire…
La pièce appartenait sans doute à un bâtiment ancien. Ses murs couverts de mousse abritaient des meubles délabrés qui avaient dû être magnifiques autrefois. Comme il n’y avait pas de fenêtres, les bruits de l’extérieur ne filtraient pas. Depuis quand étaient-ils ici ? Impossible à dire.
Ils avaient perdu la notion du temps.
Tanis et Rivebise avaient exploré le bâtiment sans trouver de sortie, ni trace de vie humaine. Tanis se demandait s’ils n’étaient pas sous l’emprise d’un charme. Chaque fois qu’ils s’aventuraient dans un des corridors, c’était pour revenir dans la même pièce.
Ils n’avaient qu’un vague souvenir du moment où ils avaient été engloutis par le maelström. Tanis se rappelait le craquement des planches, la chute du mât et les voiles arrachées. Il revoyait Caramon emporté par une énorme vague et les boucles rousses de Tika flottant dans le courant. Il avait vu le dragon… et Kitiara… Les serres du monstre avaient laissé des traces sur son bras. Une autre vague avait déferlé… Il avait retenu son souffle, certain que la douleur allait lui faire éclater les poumons. Longtemps il avait attendu la mort, accroché à une planche ; puis il avait refait surface dans l’eau mugissante, qui l’avait de nouveau aspiré vers une fin inéluctable…
Il s’était réveillé dans cet endroit étrange. Rivebise, Lunedor et Berem étaient avec lui, les vêtements encore trempés.
Au début, Berem était resté terré dans un coin, effrayé par leur présence. Lunedor l’avait rassuré, lui parlant avec douceur et lui apportant de la nourriture. Il n’avait qu’une seule idée : quitter cet endroit.
Tanis avait d’abord supposé que Berem les avait entraînés à dessein dans le maelström, parce qu’il connaissait l’existence de cette pièce.
Mais il commençait à en douter. Berem paraissait troublé et inquiet. Sans doute ne savait-il rien. Qu’il se décide à leur parler prouvait qu’il disait la vérité. Il était au désespoir. Pour quelle raison ?
— Berem, commença Tanis, marchant de long en large. Si tu tiens tant à échapper à la Reine des Ténèbres, il semble que nous soyons dans l’endroit idéal…
— Non ! s’écria Berem.
— Pourquoi ? Pourquoi tiens-tu tellement à partir ? Pourquoi veux-tu te jeter dans la gueule du loup ?
Berem se recroquevilla sur son siège.
— Je n’ai aucune idée d’où nous sommes ! Je dois rentrer… Il faut que j’aille quelque part… Je suis à la recherche de quelque chose… Et je ne serai pas en paix tant que je n’aurai pas trouvé.
— Eh bien, cherche ! Que veux-tu donc trouver ? s’énerva Tanis.
Sentant la main de Lunedor se poser sur la sienne, il réalisa qu’il se conduisait comme un fou. Mais il était décourageant d’avoir devant soi la clé de la victoire pour la Reine des Ténèbres et ne pas savoir pourquoi !
— Je ne peux pas te le dire !
Tanis respira un bon coup et ferma les yeux. Il fallait se calmer. Il avait l’impression que sa tête allait éclater d’une seconde à l’autre. Lunedor se leva. Les deux mains sur ses épaules, elle lui murmura des paroles apaisantes où il était question de Mishakal. Il se sentait vidé, mais son malaise était passé :
— C’est bon, Berem, ne t’inquiète pas. Je m’excuse. Oublions ça. Parlons de toi. D’où viens-tu ?
Berem hésita. Il semblait aux abois. Tanis, frappé par l’étrangeté de son attitude, fit le premier pas.
— Moi, je suis de Solace. Et toi ?
Berem le regarda d’un air méfiant.
— Tu ne connais sûrement pas. Je viens d’un petit village près de… de… Neraka.
— Neraka ? répéta Tanis en interrogeant Rivebise des yeux.
— Il a raison, je n’en ai jamais entendu parler, dit Rivebise.
— Moi non plus, marmonna Tanis. Dommage que Tass ne soit pas là avec ses cartes… Berem, pourquoi…
— Tanis ! cria Lunedor.
Au ton de sa voix, le demi-elfe se leva d’un bond, la main sur le pommeau de son épée. Un homme en robe rouge se tenait sur le seuil de la porte.
— Bonjour ! dit-il en langue commune.
La vision de la robe ramena l’image de Raistlin à l’esprit de Tanis. Un instant, il crut vraiment que c’était lui. Mais ce mage-là était plus âgé et son visage était très doux.
— Où sommes-nous ? demanda Tanis. Qui es-tu ? Comment avons-nous atterri ici ?
— KreeQuekh, fit l’homme d’un air dégoûté.
Il tourna les talons et s’éloigna.
— Enfer et damnation ! jura Tanis en se précipitant derrière lui.
— Attends un peu, fit Rivebise en le retenant par le bras. Calme-toi, Tanis, c’est un magicien. Tu ne peux rien contre lui, même avec ton épée. Nous allons le suivre pour voir où il va. S’il a ensorcelé cet endroit, il devra probablement lever le charme pour en sortir.
— Tu as raison. Pardonne-moi. Je ne sais pas ce que j’ai, je me sens plus tendu qu’une corde de violon. Nous allons le suivre. Lunedor, tu restes ici avec Berem…
— Non ! cria Berem.
Il bondit de son siège et empoigna Tanis avec une telle force qu’ils faillirent tomber.
— Non ! Ne me laissez pas seul ici ! Ne me laissez pas…
— Nous n’avons pas l’intention de te laisser ! dit Tanis en se dégageant de son étreinte. Bon, eh bien d’accord ! Il vaut peut-être mieux rester ensemble.
Ils s’engagèrent dans un étroit corridor qui les conduisit à une salle vide et déserte.
— Il est parti par là ! indiqua Rivebise.
Ils aperçurent un pan de robe rouge au détour d’un couloir. Ils coururent et arrivèrent dans une nouvelle salle, qui donnait sur plusieurs portes.
— Ce n’était pas agencé comme ça avant ! s’écria Rivebise. Cette salle avait des murs pleins !
— Pleins d’illusions, oui ! marmonna Tanis.
Ils firent le tour des pièces, toutes vides et délabrées. Suivant à la trace le mage en robe rouge, ils traversèrent plusieurs corridors. Deux fois, ils crurent l’avoir perdu, mais ils le retrouvaient bientôt au détour d’un couloir ou à l’autre bout de la prochaine salle.
Ils atteignirent l’intersection de deux corridors.
— Séparons-nous, dit Tanis. Mais nous n’irons pas loin, et nous nous retrouverons ici. Rivebise, si tu vois le mage, tu siffles. Je ferai de même.
Le barbare et Lunedor partirent d’un côté, Tanis et Berem de l’autre.
Le corridor aboutissait sur une grande salle aussi singulièrement éclairée que les autres. Rien d’intéressant, à première vue. Tanis décida cependant d’y jeter un coup d’œil avant de s’en aller. À l’exception d’une grande table ronde, l’endroit était vide. Tanis remarqua qu’une carte était gravée sur son plateau.
Peut-être pourrait-il déterminer où ils se trouvaient ? La carte reproduisait avec minutie le plan en relief d’une ville ! Il n’y manquait pas un détail. Sa représentation semblait plus réelle que la salle qui l’abritait.
— Vraiment dommage que Tass ne soit pas là, se dit Tanis, imaginant le ravissement du kender devant cette merveille.
Il fut interrompu par Berem qui le tirait par la manche, l’incitant du geste à quitter les lieux.
— Juste un instant, fit Tanis, Rivebise n’a pas encore sifflé ; je voudrais examiner cette carte d’un peu plus près.
Au centre de la ville se dressaient d’élégantes maisons et un palais à colonnade. Des fleurs printanières grimpaient jusqu’aux dômes de cristal. Au cœur même de la cité trônait un édifice qui devait être un temple. Bien que Tanis fût certain de n’y avoir jamais mis les pieds, ce bâtiment lui rappelait quelque chose.
C’était le plus beau qu’il ait jamais vu, surpassant même les Tours du Soleil et des Étoiles des royaumes elfes. Ses sept tours pointaient vers le ciel comme une offrande aux dieux.
Ce que ses maîtres elfes avaient enseigné à Tanis sur le Cataclysme et le Prêtre-Roi lui revint à la mémoire. Il détacha les yeux de la carte et releva la tête, la gorge serrée. Berem, livide, le regardait avec inquiétude.
— Qu’y a-t-il ? balbutia-t-il en s’agrippant à Tanis.
Le demi-elfe hocha la tête. Les mots se dérobaient à lui. Les compagnons se trouvaient dans une situation impliquant des choses si terribles qu’il eut l’impression d’être englouti une seconde fois par les flots rouges de la Mer de Sang.
Bouleversé, Berem se pencha à son tour sur la carte. Ses yeux s’écarquillèrent. Il poussa un hurlement effroyable et se jeta sur le dôme de cristal, le martelant de ses poings.
— C’est la Cité des Maudits ! cria-t-il. La Cité des Maudits !
Tanis tentait de le calmer lorsque s’éleva le sifflement strident de Rivebise.
— J’ai vu, dit le demi-elfe en tirant Berem. Viens, il faut que nous sortions de là.
Mais comment ? Comment quitter une ville que le Cataclysme avait rayée de la surface de Krynn ? Une ville qui devait se trouver au fin fond de la Mer de Sang ?
Poussant Berem devant lui, Tanis aperçut une inscription au-dessus de la porte, gravée dans une plaque de marbre effritée. Les caractères étaient rongés par la mousse, mais on pouvait encore lire le texte :
Bienvenue dans notre belle cité,
Ô noble visiteur.
Bienvenue dans la cité chérie des dieux,
Ô honorable visiteur
Bienvenue à Istar.
— J’ai bien vu ce que tu voulais faire ! Tu as essayé de le tuer ! cria Caramon à Par-Salian.
Par-Salian, maître de la dernière Tour des Sorciers, lovée au fin fond de l’étrange forêt de Wayreth, était le chef suprême de l’Ordre des Magiciens.
Fort de ses vingt ans, Caramon aurait été capable de mettre en miettes le vieillard fluet qui flottait dans sa tunique blanche. Le jeune guerrier avait été mis à rude épreuve ces derniers jours, et sa patience était à bout.
— Nous ne sommes pas des assassins, répondit Par-Salian d’une voix douce. Ton frère savait ce qu’il faisait quand il s’est soumis à l’Épreuve. Il n’ignorait pas que l’échec serait puni de mort.
— Il n’y pensait pas, grommela Caramon. Ou il s’en moquait. Parfois… son amour de la magie l’empêche de penser.
— Amour ? répliqua Par-Salian avec un sourire navré. Je ne crois qu’on puisse appeler ça « amour ».
— Appelle ça comme tu voudras. En tout cas, il n’avait pas conscience de ce que vous alliez lui faire ! Les magiciens ne travaillent pas dans la légèreté !
— Certainement. Qu’adviendrait-il de toi, guerrier, si tu allais au combat sans savoir manier l’épée ?
— N’essaie pas de changer de sujet…
— Qu’arriverait-il ? insista le mage.
— Je serais tué, répondit Caramon du ton avec lequel on s’adresse aux vieux un peu gâteux.
— Et tu ne serais pas le seul à périr, continua Par-Salian, car tes camarades et ceux qui dépendent de toi mourraient à cause de ton incompétence.
— Oui, dit Caramon, excédé.
— Tu vois donc bien ce que je veux dire, fit Par-Salian. Nous n’exigeons pas de tous les apprentis magiciens qu’ils se soumettent à l’Épreuve. Beaucoup se contentent du don qu’ils ont reçu, et utilisent leur vie durant les sorts les plus simples, appris à notre école. Cela leur suffit à aider les gens dans la vie de tous les jours. Parfois, il nous arrive des candidats comme ton frère. Pour lui, la magie est plus qu’un don, c’est l’objet même de sa vie. Il aspire à aller toujours plus loin, toujours plus haut. Il cherche un pouvoir et un savoir qui peuvent devenir dangereux, pas seulement pour lui, mais pour ses proches. Nous soumettons à un test les magiciens qui veulent accéder au royaume du Pouvoir, et nous leur faisons subir l’Épreuve. Ainsi nous éliminons les incompétents…
— Tu as tout fait pour éliminer Raistlin ! grogna Caramon. Il n’est pas incompétent, mais fragile. À présent, il est malade, peut-être va-t-il mourir !
— Non, il n’est pas incompétent. Au contraire. Ton frère a très bien réussi, guerrier. Il a vaincu tous ses ennemis. Il s’est comporté comme un vrai professionnel. Presque trop. Je me demande même si quelqu’un ne s’intéresse pas de très près à lui.
— Je ne suis pas en mesure de le savoir, dit Caramon, sûr de lui, et je m’en moque. Mais je sais que je vais mettre fin à tout ça. Le plus tôt sera le mieux.
— Tu ne le feras pas. Rien ne t’y autorise. D’ailleurs, il n’est pas mourant…
— Rien ne m’arrêtera ! La magie ? De la prestidigitation pour amuser les gosses ! Le véritable pouvoir ? Bah ! Le pouvoir ne vaut pas qu’on risque sa vie…
— Ton frère n’est pas de cet avis. Veux-tu que je te montre à quel point il croit en sa magie ? Veux-tu connaître le véritable pouvoir ?
Ignorant Par-Salian, Caramon fit un pas vers son frère, décidé à mettre un terme à ses souffrances. C’était un pas de trop. Il se trouva immobilisé, les pieds pris dans un étau glacé. La peur l’envahit. Pour la première fois, un charme le privait de son autonomie. La sensation d’impuissance le terrorisait davantage qu’une horde de gobelins brandissant des haches.
— Regarde bien. Je vais te donner à voir ce qui aurait pu arriver…
Soudain, Caramon se vit entrer dans la Tour des Sorciers ! Ses yeux clignèrent de stupeur. C’était bien lui, ouvrant les portes et arpentant les corridors !
L’image était si réelle que Caramon vérifia qu’il était bien dans son corps, et non ailleurs. Oui, il était là. Apparemment, il se trouvait à deux endroits en même temps. Le véritable pouvoir ! Son corps ruisselant de sueur fut parcouru de frissons.
Caramon – celui de la Tour – cherchait son frère. À force de crier son nom, il le trouva.
Le jeune mage gisait sur le dallage glacé. Du sang coulait de sa bouche. À côté de lui se trouvait le cadavre d’un elfe noir, victime de sa magie. Mais cette victoire avait eu son prix. Le mage semblait sur le point de rendre l’âme.
Caramon prit son frère dans ses bras et, malgré ses protestations, l’emporta hors de la Tour. Il le sortirait de là, fût-ce au péril de sa vie.
Ils allaient franchir le seuil lorsqu’une forme se dressa devant eux. Encore une épreuve ! se dit Caramon. Celle-là ne sera pas pour Raistlin ! Il posa son frère sur le sol et se prépara à affronter la silhouette.
Le Caramon qui observait la scène n’en crut pas ses yeux. C’était insensé : il se vit jeter un sort ! Il avait laissé tomber son épée et tenait d’étranges objets. Il prononça des paroles incompréhensibles. Des éclairs lui jaillirent des doigts, et l’apparition s’évanouit dans un cri.
Le vrai Caramon se tourna vers Par-Salian d’un air égaré. Le mage lui fit signe de regarder le mirage.
Raistlin s’était levé.
— Comment as-tu fait ? demanda-t-il à son frère.
Caramon ne sut que répondre. Comment avait-il pu réussir spontanément ce qui avait demandé à Raistlin des années d’études ? Il se vit donner tout naturellement des explications à son frère, qui semblait au supplice.
— Raistlin ! cria le vrai Caramon. C’est une imposture ! Ce vieillard nous joue un tour ! Jamais je ne ferai une chose pareille ! Je ne t’ai jamais volé ta magie ! Jamais de la vie !
Le Caramon du mirage se pencha vers son « petit » frère, pour le sauver de lui-même.
Le jeune mage, malade de jalousie, fit appel à ce qui lui restait d’énergie pour lancer un sort.
Des flammes jaillirent de ses mains et enveloppèrent son frère.
Les yeux exorbités, Caramon se vit consumé par le feu magique. Raistlin s’était évanoui.
— Raist ! Non !
Des mains douces lui caressaient le visage. Il entendit parler autour de lui, mais il n’avait aucune envie de comprendre ce qui se disait, ni même d’ouvrir les yeux. Sa douleur n’en deviendrait que plus réelle.
— Je voudrais dormir, s’entendit-il dire avant de retomber dans l’inconscience.
Il approchait d’une autre Tour. La Tour des Étoiles, au Silvanesti. Raistlin, revêtu d’une robe noire, soutenait son frère blessé. Le sang coulait de son bras ouvert par un javelot, qui avait failli l’arracher.
— Je voudrais me reposer, dit Caramon.
Raistlin l’installa contre le mur de la Tour et s’apprêta à partir.
— Raist ! Ne t’en va pas ! Ne me laisse pas seul ici !
Le guerrier se trouvait sans défense contre les hordes de spectres elfes qu’ils le guettaient dans l’ombre. Seul le sortilège de Raistlin les retenait.
— Raist ! Ne me quitte pas ! cria Caramon.
— Alors, quel effet cela fait-il, d’être épuisé et abandonné ? fit Raistlin.
— Raist ! Tu es mon frère !
— Tu sais, Tanis, je l’ai déjà tué une fois ; je peux recommencer !
— Raist ! Non ! Raist !
— Caramon, je t’en prie…, dit une voix douce, réveille-toi ! Caramon ! Reviens à toi. J’ai besoin de toi.
Non ! Caramon repoussa mentalement la voix. Non, je ne veux pas me réveiller. Je suis fatigué. J’ai mal. Je voudrais me reposer.
Mais les mains et la voix ne le laissaient pas tranquille. Elles s’accrochaient à lui, l’arrachant aux profondeurs où il désirait sombrer.
Il descendait à présent vers le fond, toujours plus bas, vers des ténèbres rougeoyantes. Les mains décharnées de squelettes l’agrippaient ; il voyait défiler des têtes aux orbites creuses, aux bouches ouvertes sur un cri muet. Il s’enfonça dans une mer de sang. Luttant de toutes ses forces contre le flot, il refit surface. Raistlin ! Il n’y avait personne. Il était parti. Tanis et ses amis aussi. Il vit le bateau qui s’éloignait, cassé en deux, les marins dispersés dans les flots rouge sang.
Tika ! Elle était là. Il l’attira contre lui. Elle étouffait, mais il ne pouvait rien pour elle. Le courant l’arracha à ses bras et l’emporta. Cette fois, il n’arrivait pas à refaire surface. Ses poumons allaient éclater. La mort… Le repos… Douceur, chaleur…
Mais des mains importunes le ramenaient sans cesse vers la surface, si effrayante… Laissez-moi m’en aller !
Et ces autres mains émergeant des flots rouges, qui le tiraient… Il tombait, emporté de plus en plus vite vers des abîmes pleins de douceur. Des mots magiques le bercèrent, il respira… Il respirait l’eau… Ses yeux se fermèrent… L’eau était tiède et bienfaisante… Il était redevenu un enfant.
Enfin presque. Il lui manquait son frère jumeau.
Non, il ne voulait pas ! S’il se réveillait, il mourrait ! Qu’on le laisse flotter dans son rêve pour toujours. Tout était préférable à la douleur qui le rongeait.
Mais les mains se posaient sur lui, la voix continuait à l’appeler : « Caramon, j’ai besoin de toi…»
Tika.
— Je ne suis pas prêtre, mais je crois qu’il va mieux. Laisse-le dormir un peu.
Tika s’essuya les yeux.
— De quoi souffre-t-il ? demanda-t-elle, autant à l’homme qu’à elle-même. Aurait-il été blessé quand le bateau a sombré dans le maelström ? Cela fait des jours qu’il est dans cet état. Depuis que tu nous as trouvés…
— Non, je ne crois pas. S’il avait été blessé, les elfes marins l’auraient guéri. Ce doit être une souffrance de l’âme. Qui est ce Raist dont il parle ?
— Son frère jumeau, répondit Tika après une hésitation.
— Qu’est-il devenu ? Il est mort ?
— Non… Je ne sais pas exactement. Caramon aime énormément son frère, et lui… l’a trahi.
— Je vois. Ce sont des choses qui arrivent, là-haut. Ne t’étonne pas que j’aie choisi de vivre ici-bas.
— Tu lui as sauvé la vie, et je ne sais même pas ton nom !
— Zebulah, répondit l’homme en souriant. Je ne lui ai pas sauvé la vie. Il est revenu à elle par amour pour toi.
L’interlocuteur de Tika était vêtu d’une robe rouge. Son regard, comme son sourire, était franc et ouvert. Il devait avoir entre quarante et cinquante ans.
— Tu es magicien, comme Raistlin !
— Alors ceci explique cela, dit Zebulah en souriant. Il m’a vu à travers son brouillard, et cela lui a fait penser à son frère.
— Mais comment se fait-il que tu vives dans ces lieux étranges ? demanda Tika.
Ils se trouvaient dans un bâtiment délabré. L’air, chaud et étouffant, favorisait la croissance des plantes qui y proliféraient.
Des meubles d’un autre âge, disposés au hasard, garnissaient la pièce. Les filets d’eau qui ruisselaient le long des murs scintillaient parmi une luxuriante verdure, diffusant une lumière irréelle. Une mousse dont les tons allaient du vert le plus tendre au rouge corail envahissait tout.
— Et moi, pourquoi suis-je ici ? D’ailleurs, c’est quoi, ici ? murmura-t-elle.
— Ici c’est… C’est ici, répondit Zebulah. Les elfes marins vous ont sauvés de la noyade, et moi, je vous ai amenés en ce lieu.
— Des elfes marins ? Je n’en avais jamais entendu parler. Je ne me souviens pas d’avoir eu affaire à des elfes ! Je me rappelle seulement d’énormes poissons très gentils…
— Oh ! tu ne risques pas de voir les elfes marins. Ils craignent et évitent les KreeQuekh, ce qui dans leur langage signifie « créatures des airs ». Ces poissons dont tu parles étaient des elfes marins. Ils n’apparaissent aux KreeQuekh que sous cette forme. Des dauphins, comme vous les appelez.
— Alors pourquoi nous ont-ils sauvés la vie ?
— Connais-tu des elfes terrestres ?
— Oui, répondit Tika, pensant à Laurana.
— Tu sais donc que pour eux la vie est sacrée.
— Je comprends. Et comme les elfes terrestres, ils préfèrent renoncer au monde plutôt que de l’aider.
— Ils font ce qu’ils peuvent pour l’aider, rétorqua Zebulah. Ne critique pas ce que tu ne connais pas, jeune fille.
— Je m’excuse, dit Tika en rougissant. Mais toi, tu es un humain. Pourquoi…
— … Suis-je ici ? Je n’ai ni le temps ni l’envie de te raconter mon histoire, car tu ne me comprendrais pas. Les autres ne me comprennent pas non plus.
— Les autres ? As-tu rencontré quelqu’un qui se trouvait sur notre bateau…, nos amis ?
— Il y a toujours du monde ici-bas. Les ruines sont vastes, et de nombreux bâtiments recèlent des poches d’air. Nous emmenons les rescapés dans ces abris. Je ne sais que dire à propos de tes amis. S’ils étaient avec vous sur le bateau, ils ont sûrement disparu. Les elfes marins se sont occupés des morts selon leurs rites et ont libéré leurs âmes. (Zebulah se leva pour partir.) Eh bien, je suis heureux que ton jeune ami ait survécu. Pour la nourriture, elle est partout ; les plantes sont comestibles. Tu peux te promener dans les ruines si le cœur t’en dit. Je les ai placées sous un sortilège, pour éviter que tu tombes dans la mer et que tu te noies. Retiens bien l’endroit où tu te trouves, pour ne pas te perdre.
— Attends un peu ! s’écria Tika. Nous ne pouvons pas rester ici ! Nous devons retourner à la surface. Il doit exister un moyen de sortir !
— Ils me demandent tous la même chose, grogna Zebulah avec une pointe d’impatience dans la voix. Franchement, je ne prétends pas le contraire ; il y a sûrement une sortie. Certains la trouvent par hasard. D’autres, comme moi, décident tout simplement de rester. Vois par toi-même. Mais veille à ne pas quitter la partie des ruines que nous avons aménagée !
— Attends encore un peu ! s’écria Tika en courant derrière le magicien. Si tu vois mes amis, tu pourrais leur dire que…
— Oh ! j’en doute, répondit Zebulah. Sans vouloir t’offenser, j’en ai assez de cette conversation. Plus je vis ici, plus les KreeQuekh comme toi me fatiguent. Toujours pressés par quelque chose. Incapables d’être contents là où ils sont. Toi et ton jeune ami seriez plus heureux dans ce monde que dans l’autre. Mais vous préférez défier la mort pour retourner là-haut. Qu’est-ce qui vous y attend ? La trahison ! dit-il en jetant un coup d’œil à Caramon.
— Mais il y a la guerre ! cria Tika. Les gens souffrent. Cela t’est-il égal ?
— Là-haut, les gens souffrent sans arrêt, répondit Zebulah. Je ne peux rien y faire. Ça m’est devenu indifférent. Après tout, cela mène à quoi ? Ton ami, cela l’a conduit où ?
Il sortit en claquant la porte.
Tika se demanda si elle devait lui courir après et se pendre à ses basques pour qu’il revienne. Il était le seul lien qui lui restait avec le monde d’en haut.
— Tika…
— Caramon !
Oubliant Zebulah, elle se précipita vers le guerrier, et l’aida à se redresser dans son lit.
— Par les Abysses, où avons-nous échoué ? dit-il en ouvrant de grands yeux. Qu’est-il arrivé ? Le bateau…
— Je… je ne sais pas. Te sens-tu capable de rester assis ? Tu devrais peut-être t’allonger…
— Je vais très bien, répondit-il d’un ton cinglant. Pardon, Tika, dit-il en l’attirant à lui. Je suis un peu…
— Je comprends, fit tendrement Tika.
La tête sur l’épaule de Caramon, elle lui raconta sa conversation avec Zebulah.
— Dommage que j’aie été inconscient, murmura-t-il. Ce Zebulah connaît probablement un chemin pour sortir d’ici. Je l’aurais forcé à nous l’indiquer.
— Je n’en suis pas sûre, répondit Tika. Il est magicien, comme…
Caramon se rembrunit.
— Écoute, d’une certaine façon, il a raison, cet homme. Nous pourrions être très heureux ici. Rends-toi compte, c’est la première fois que nous sommes seuls ensemble. Je veux dire réellement seuls. Cet endroit est si beau et si paisible. La lumière est si douce comparée au soleil. Entends-tu le murmure de l’eau qui nous berce ? Et vois-tu ces drôles de vieux meubles…
Tika se tut. Les bras de Caramon la serrèrent étroitement. Elle sentit ses lèvres sur ses cheveux. Son amour enflamma son cœur de désir. Elle se serra plus fort contre lui.
— Caramon, soyons heureux ensemble ! Je t’en prie ! Je sais qu’un jour ou l’autre, nous partirons d’ici. Il faudra retrouver les autres et retourner là-haut. Mais pour l’instant, profitons de notre solitude !
— Tika ! s’exclama Caramon. Tika, je t’aime ! Je t’ai déjà dit que je ne pouvais être à toi complètement. Je ne peux pas faire ça. Pas encore.
— Si, tu peux ! dit Tika en plantant ses prunelles dans les siennes. Raistlin a disparu, Caramon ! Tu dois vivre ta propre vie !
Il secoua la tête.
— Raistlin fait encore partie de moi. Il en sera toujours ainsi, comme je serai toujours une partie de lui. Comprends-tu cela ?
Non, elle ne comprenait pas. Elle baissa les yeux.
Caramon la prit par le menton en souriant et lui releva la tête. Quels yeux magnifiques, pensa-t-il. Verts avec des paillettes d’or. Brillants de larmes. Son visage hâlé par le grand air était constellé de taches de rousseur qu’elle détestait et qu’il adorait. Il vénérait chacune de ses boucles cuivrées…
Tika vit l’amour dans les yeux de Caramon. Elle poussa un grand soupir de résignation. Il l’attira à lui. Son cœur battait la chamade.
— Je te donnerai tout ce qui est en mon pouvoir, Tika, en espérant que cela pourra te satisfaire. Je voudrais tellement faire plus !
— Je t’aime, répondit-elle, se pendant à son cou. Mais il voulait qu’elle le comprenne.
— Tika, est-ce que…
— Tais-toi, Caramon…
Après une longue course dans des ruines d’une beauté qui serrait le cœur de Tanis, ils pénétrèrent dans l’un des ravissants palais bâtis au centre de la cité. L’homme à la robe rouge avait disparu.
— L’escalier ! dit brusquement Rivebise.
Ses yeux s’accoutumant à l’obscurité, Tanis distingua un escalier si raide qu’ils avaient perdu de vue l’homme qu’ils poursuivaient. Penchés sur la rampe, ils virent onduler sa tenue pourpre.
Ils descendirent en courant une vingtaine de marches et arrivèrent sur un vaste palier orné de statues grandeur nature en or et en argent. L’escalier continuait jusqu’à un autre palier, puis les marches recommençaient, menant à un autre palier encore. Épuisés et hors d’haleine, ils voyaient la forme rouge poursuivre sa course folle.
Soudain, l’atmosphère changea. L’air devint humide, chargé d’une puissante odeur marine. On entendait le bruit de l’eau contre la pierre. Rivebise fit signe à Tanis de se retirer dans l’ombre. Ils avaient presque atteint le bas de l’escalier. Sur la dernière marche, se tenait l’homme en rouge, les yeux Fixés sur l’étendue d’eau noire qui clapotait doucement dans une immense caverne.
L’homme s’agenouilla au bord de l’eau. Tanis constata alors la présence d’une autre personne. Elle était dans l’eau. À la lueur des torches, il vit briller sa chevelure aux reflets verts. Ses deux bras graciles reposaient sur la pierre tandis que le reste de son corps demeurait immergé.
— Tu es en retard, dit une voix de femme avec une nuance de reproche.
Tanis retint une exclamation. La femme parlait en langue elfe ! Il voyait à présent son visage délicat, ses grands yeux lumineux, ses oreilles pointues…
Une elfe marine !
Les contes de son enfance lui revinrent à la mémoire. L’homme en rouge répondit à l’elfe, qui le regardait tendrement.
— Je te demande pardon, mon aimée, dit-il en langue elfe. J’étais allé voir comment se porte le jeune homme pour lequel tu t’inquiètes. Il va bien. Tu avais raison, il voulait en finir. Un problème avec son frère, un magicien, qui l’aurait trahi.
— Caramon ! murmura Tanis.
Rivebise l’interrogea des yeux. Il ne comprenait pas la langue elfe. Tanis secoua la tête. Il ne voulait rien manquer de la conversation.
— Queaki’ichkeecx, dit la jeune femme en colère.
Tanis fut surpris. Ces mots n’étaient pas elfes.
— Ah oui ! répondit l’homme. Après m’être assuré que ces deux-là allaient bien, je suis allé voir les autres. L’un d’eux, un demi-elfe barbu, m’a sauté dessus comme s’il voulait m’avaler ! Les derniers que nous avons réussi à sauver vont bien.
— Et nous avons ensevelis les morts selon nos rites, dit la femme.
— J’aurais aimé leur demander ce qu’ils faisaient sur la Mer d’Istar. Comment un capitaine peut-il être assez fou pour conduire son bateau dans le maelström ? La fille m’a dit que c’était la guerre, là-haut. Alors, il ne pouvait peut-être pas faire autrement.
L’elfe marine s'amusa à l’asperger.
— Il y a toujours des guerres là-haut ! Tu es trop curieux, mon aimé. Parfois, je pense que tu me quitteras pour retourner vivre dans ton monde. Surtout depuis que tu as parlé avec ces KreeQuekh.
L’homme en rouge se pencha vers elle et embrassa ses cheveux humides.
— Non, Apoletta. Je les laisse à leurs guerres. Qu’importe les frères qui trahissent leurs frères, les demi-elfes excités et les capitaines fous ! Tant que je pourrai me servir de mes pouvoirs magiques, je vivrai sous la mer…
— À propos de demi-elfes excités…
Tanis dévala les marches, suivi de Rivebise, Lunedor et Berem.
L’homme se retourna, interdit. L’elfe disparut sous les flots avec une telle rapidité que Tanis se demanda s’il n’avait pas rêvé. La surface était parfaitement limpide. Le demi-elfe descendit la dernière marche et rattrapa le magicien par la main au moment où il allait rejoindre sa compagne.
— Attends ! Je ne vais pas te manger ! Je regrette de m’être si mal conduit avec toi. Je sais, ce ne sont pas des manières que de te courser ainsi, mais nous n’avions pas le choix ! Rien ne t’empêche de me jeter un sort ; je sais que tu pourrais parfaitement me réduire en cendres ou m’emprisonner dans une toile d’araignée ou toute autre chose de ce genre. Je connais les magiciens. Mais s’il te plaît, écoute-moi. Et aide-nous. Je t’ai entendu parler de deux de nos amis, un grand guerrier et une jolie rousse. Tu disais qu’il avait failli mourir, et que son frère l’avait trahi. Nous voudrions les retrouver. Peux-tu nous dire où ils sont ?
L’homme hésita.
Tanis se fit plus pressant, déterminé à ne pas lâcher la seule personne qui puisse les aider.
— J’ai vu la femme qui était avec toi, et j’ai entendu ce qu’elle disait. C’est une elfe marine, n’est-ce pas ? Tu l’as dit, je suis un demi-elfe. J’ai été élevé chez les elfes et je connais leurs légendes. Dans le monde d’en haut, la guerre fait rage. Mais elle ne se limitera pas à la surface. Si la Reine des Ténèbres est victorieuse, sois sûr qu’elle apprendra que les elfes marins se cachent ici. Je ne sais s’il existe des dragons dans l’océan, mais…
— Les dragons marins existent, demi-elfe, dit une voix.
La femme elfe avait refait surface. Comme un éclair vert et argent, elle glissa dans les flots sombres et vint s’accouder sur la dernière marche. Elle darda ses yeux verts sur Tanis.
— Des rumeurs annonçant leur retour nous sont parvenues. Mais nous n’y avons pas cru. Nous ne savions pas que les dragons s’étaient réveillés. À qui la faute ?
— Est-ce si important ? répondit Tanis. Ils ont détruit la patrie de nos ancêtres. Le Silvanesti est devenu un pays de cauchemar. Les elfes du Qualinesti ont été chassés de chez eux. Les dragons brûlent et tuent tout. Ils n’épargnent personne. La Reine des Ténèbres n’a qu’un seul but : dominer le monde entier et le plus humble des êtres vivants. Êtes-vous en sécurité, même ici ? Car je suppose que nous nous trouvons sous la mer ?
— C’est exact, demi-elfe, soupira l’homme en rouge. Vous êtes sous la mer, dans les ruines de la cité d’Istar. Les elfes marins qui vous ont sauvés vous ont amenés ici, comme tous les naufragés. Je sais où sont tes amis, et je peux t’y conduire. En dehors de ça, je ne vois pas ce que je pourrais faire pour vous.
— Fais-nous sortir d’ici, dit Rivebise, qui commençait à comprendre. Dis-moi, Tanis, qui est cette femme ?
— C’est une elfe marine. Elle s’appelle…
— Apoletta, répondit l’elfe en souriant. Excusez-moi de me présenter ainsi, mais nous ne portons aucun vêtement, contrairement aux KreeQuekh. Même après des années, je ne suis pas parvenue à convaincre mon époux de retirer cette tenue ridicule quand il est sur la terre ferme. Il appelle cela de la pudeur. Cela ne vous gênera donc pas que je reste dans l’eau.
Tanis, rougissant, traduisit ces paroles à ses amis. Lunedor ouvrit de grands yeux. Perdu dans son rêve, Berem semblait n’avoir rien entendu. Rivebise resta impassible. Quand il s’agissait des elfes, rien ne pouvait le surprendre.
— Les elfes marins nous ont sauvés la vie, poursuivit Tanis. Comme pour tous les elfes, la vie est sacrée, et ils secourent tous ceux qui se noient. Cet homme, son époux…
— Zebulah, dit celui-ci en tendant la main.
— Je suis Tanis Demi-Elfe, voici Rivebise et Lunedor de la tribu des Que-Shu, et Berem… heu…
Tanis ne sut ce qu’il devait ajouter.
Apoletta leur adressa un bref sourire.
— Zebulah, dit-elle, va chercher les amis dont le demi-elfe a parlé et ramène-les ici.
— Nous pourrions t’accompagner, offrit Tanis. Si tu as cru que je voulais t’avaler, nul doute que Caramon produise sur toi la même impression…
— Non, dit Apoletta. Envoie les deux barbares, toi, tu resteras ici. Je voudrais te parler et en savoir plus sur la guerre qui nous menace. Je suis triste d’apprendre que les dragons se sont réveillés. Si c’est le cas, je crains que tu aies raison. Notre monde n’est plus en sécurité.
— Je serai bientôt de retour, mon aimée, dit Zebulah.
Apoletta tendit la main à son époux, qui la baisa tendrement.
Lunedor et Rivebise partirent avec Zebulah à la recherche de Caramon et de Tika. Tout au long de la route, leur guide leur présenta les endroits où ils passaient.
— Vous voyez, expliqua-t-il, quand les dieux ont déchaîné la montagne sur Krynn, Istar s’est transformée en un immense cratère. L’océan s’est engouffré dans l’espace vide, créant la Mer de Sang. Plusieurs édifices ont résisté, formant des poches d’air dans lesquelles les elfes logent les marins rescapés des naufrages. La plupart s’y sentent comme chez eux.
Le mage parlait avec une pointe de fierté qui amusa Lunedor, bien qu’elle fût trop bonne pour le laisser paraître.
— Mais toi, tu es un humain, et non un elfe marin. Comment peux-tu vivre ici ? demanda-t-elle.
Le mage sourit.
— Jeune et avide, je voulais faire rapidement fortune. L’art de la magie m’a entraîné dans les profondeurs de l’océan, à la recherche des trésors d’Istar. J’y ai découvert d’autres richesses que l’or et l’argent.
« Un soir, j’ai aperçu Apoletta nageant dans les forêts sous-marines. Je l’ai vue avant qu’elle ait eu le temps de se transformer. Je suis tombé amoureux d’elle et je me suis donné beaucoup de mal pour qu’elle devienne mienne. Elle ne peut pas subsister sur la terre ferme ; après avoir vécu si longtemps dans cette tranquille beauté, je n’avais plus envie de remonter. Mais j’aime de temps en temps converser avec les gens de votre espèce, et je me promène dans les ruines pour voir ce que les elfes ont ramené des flots. »
— Où se trouve le temple du Prêtre-Roi ? demanda Lunedor.
Une ombre passa sur le visage du mage. Son expression enjouée céda la place à une mine soucieuse et tendue.
— Je m’excuse, jeta Lunedor, je ne voulais pas te chagriner…
— Mais non, ce n’est rien… Il est bon de rappeler le souvenir de cette sombre époque. J’ai tendance à oublier que cette cité a été jadis pleine des rires, des cris et de la vie d’êtres humains. Les enfants jouaient dans les rues quand les dieux firent exploser la montagne.
Après un silence, il poursuivit son récit :
— Tu m’as demandé où était le temple. Il n’existe plus. À l’endroit où le Prêtre-Roi exhortait les dieux à se soumettre à ses exigences, il ne reste qu’un cratère noirci. Bien que la mer l’ait rempli, la vie y est absente. Personne ne s’est aventuré dans ses profondeurs. J’ai scruté ses eaux sombres aussi longtemps que ma peur le permettait, et je n’ai jamais vu le fond. Il est aussi noir que le cœur d’un démon.
Zebulah s’arrêta et regarda Lunedor avec insistance.
— Les coupables ont été punis. Mais pourquoi les innocents ? Pourquoi fallait-il qu’ils souffrent ? Tu portes l’emblème de Mishakal la Guérisseuse. La déesse t’a-t-elle donné un indice ?
Lunedor hésita, cherchant dans son cœur la réponse. Rivebise, grave et silencieux comme à l’accoutumée, gardait pour lui ses pensées.
— Je me suis souvent posé cette question. Jadis, dans un rêve, j’ai été punie pour avoir manqué de foi : j’ai perdu celui que j’aimais. Chaque fois que j’ai honte de mes doutes, je me rappelle que c’est eux qui m’ont amenée à retrouver les dieux antiques.
Elle resta un moment silencieuse. Rivebise lui passa un bras autour des épaules ; elle lui sourit.
— Non, reprit-elle, je n’ai pas trouvé de réponse à cette énigme. Je continue à me poser des questions. Ma colère se déclenche quand je vois souffrir un innocent ou quand on récompense un coupable. Mais elle est constructive. Cela trempe mon esprit et éclaire ma foi. C’est cet équilibre qui permet à l’être faible que je suis de tenir debout.
Zebulah examina sans mot dire le visage de Lunedor, debout au milieu des ruines d’Istar, les cheveux étincelants comme le soleil qui n’éclairerait jamais ces profondeurs. Ses traits réguliers portaient la marque des chemins tourmentés qu’elle avait parcourus. La souffrance et le désespoir soulignaient sa beauté, magnifiée par la joie de porter en elle une vie nouvelle.
Le mage regarda l’homme qui l’accompagnait. Lui aussi restait marqué par les épreuves. Son visage grave et stoïque était éclairé par des yeux pleins d’amour pour sa femme.
Peut-être me suis-je trompé en restant si longtemps ici, songea Zebulah, qui se sentait soudain très vieux et très triste. J’aurais pu être utile là-haut, si je m’étais servi de ma colère comme ces deux-là, si je les avais aidés à trouver des solutions. Au lieu de cela, j’ai laissé la rage grignoter mon âme jusqu’à ce qu’à ce qu’il devienne plus facile de rester caché sous les flots.
— Nous ne devrions pas nous attarder, dit Rivebise, Caramon risque de se mettre à notre recherche, si ce n’est déjà fait.
— Oui, allons-y, dit Zebulah. Je crois qu’ils seront encore là ; le jeune homme était très affaibli…
— Est-il blessé ? demanda Lunedor.
— Son corps, non, mais son âme. Je l’ai remarqué avant que la jeune fille me parle de son frère.
Lunedor pâlit.
— Pardonne-moi, dame des plaines, dit Zebulah en souriant, mais je crois voir briller dans tes yeux le feu qui forge ton âme…
— Ma faiblesse est grande, je te l’ai dit, répliqua Lunedor en rougissant. Je devrais être capable d’accepter ce qu’a fait Raistlin à son frère. Je devrais avoir foi en l’univers divin, que je ne pourrai jamais connaître dans sa totalité. Mais je crains bien d’en être incapable…
Étendu sur son lit dans l’obscurité, Caramon avait les yeux grands ouverts. Blottie dans ses bras, Tika dormait à poings fermés. Le guerrier ne parvenait pas à dormir. Ses pensées revenaient sans cesse à son frère jumeau.
Il est parti, parce qu’il peut désormais compter sur ses propres forces, songeait-il. « Je n’ai plus besoin de toi », avait dit Raistlin.
Je devrais être content. J’aime Tika, et elle m’aime. À présent, nous sommes libres. Elle peut être au centre de mes pensées. Elle le mérite et elle en a besoin.
Ce n’est pas le cas de Raistlin. Du moins, c’est ce que tout le monde croit. Les autres se sont toujours demandé comment je pouvais supporter les sarcasmes, les récriminations et l’autoritarisme de mon frère. Ils me considèrent avec pitié, me tiennent pour quelqu’un d’un peu lent d’esprit. Il est vrai que je le suis, comparé à Raistlin. Je suis comme un bœuf qui porte son fardeau sans fléchir et sans se plaindre.
Mais ils n’ont rien compris. Eux n’ont pas besoin de moi. Même Tika n’a pas autant besoin de moi que Raistlin. Ils ne l’ont jamais entendu hurler la nuit, quand nous étions petits. Personne ne s’occupait de nous, il n’y avait que moi pour l’écouter et le consoler. Jamais il ne se souvenait de ses rêves, mais ils devaient être affreux. Il s’accrochait à moi en sanglotant, et je lui racontais des histoires pour dissiper sa frayeur. Au bout d’un moment, il cessait de trembler. Il ne souriait ni ne riait jamais. « Je dois dormir, disait-il en serrant ma main dans la sienne, je suis si fatigué. Veille sur mon sommeil. Empêche-les de m’emporter avec eux. » « Je ne laisserai personne te faire du mal, Raist ! Je te le promets ! »
Il se rendormait. Je tenais ma promesse, et je restais éveillé. Le plus étrange, c’est que les cauchemars ne revenaient pas tant que je le veillais. Peut-être les éloignais-je vraiment ?
Plus tard, – nous étions déjà grands –, il lui arrivait de crier la nuit et de me réclamer. J’étais toujours là. Que va-t-il devenir maintenant ? Que fera-t-il sans moi, perdu seul dans le noir ?
Que vais-je devenir sans lui ?
Caramon ferma les yeux. Il pleurait en silence.
— Voilà notre histoire.
Tanis se tut. Ses grands yeux verts fixés sur lui, Apoletta l’avait écouté avec attention. Accoudée à la marche, au ras de l’eau, elle réfléchissait.
L’atmosphère sereine des lieux avait apaisé Tanis. L’idée de retourner sous la lumière crue du soleil lui donnait quelque appréhension. Comme il aurait été facile de tout oublier et de rester caché pour toujours dans un monde sans bruit et sans fureur.
— Et lui ? interrogea Apoletta en désignant Berem.
Tanis revint à la réalité.
— Je ne sais pas, répondit-il.
Berem scrutait les recoins de la caverne en remuant les lèvres.
— D’après la Reine des Ténèbres, il est l’homme clé. Si elle parvient à mettre la main sur lui, elle remportera une victoire totale.
— Mais c’est toi qui lui as mis la main dessus, dit Apoletta. Tiens-tu pour autant la victoire ?
La question prit Tanis par surprise. Il caressa machinalement sa barbe en réfléchissant. Il n’avait pas pensé à cela !
— C’est vrai… C’est entre nos mains qu’il est tombé, mais que pourrions-nous faire ? En quoi Berem peut-il détenir la clé de la victoire ?
— Il ne le sait pas ?
— Il prétend que non.
— Je dirais qu’il ment, déclara Apoletta. Mais c’est un homme, et je connais mal les méandres de l’esprit humain. Il existe un moyen de le savoir. Il faudrait aller au temple de la Reine des Ténèbres, à Neraka.
— Neraka ! s’exclama Tanis. Mais c’est justement…
Un cri effroyable l’interrompit. Il se retourna, s’attendant à se trouver face à une horde de dragons.
Berem le regardait avec des yeux exorbités.
— Que se passe-t-il ? lui demanda Tanis. As-tu vu quelque chose ?
— Il n’a rien vu du tout, Demi-Elfe, dit Apoletta. Il a réagi au mot que j’ai prononcé : Neraka…
— Neraka ! Le Mal ! Le Mal suprême ! hurla Berem.
— C’est de là que tu viens, dit Tanis en avançant vers lui.
Berem secoua énergiquement la tête.
— Mais tu m’avais dit…
— Erreur ! murmura Berem. Je n’ai pas voulu dire Neraka, mais… Takar… Takar ! Voilà ce que je voulais dire…
— Mais tu as dit Neraka. Tu sais que la Reine des Ténèbres a un temple à Neraka ! dit gravement Apoletta.
— Vraiment ? s’étonna Berem. La Reine Noire aurait un temple à Neraka ? Mais ce n’est rien qu’un petit village. Mon village…, dit-il, plié en deux, se tenant l’estomac. Je ne me sens pas bien. Laissez-moi tranquille…
— Quel âge a-t-il ? demanda Apoletta en se tournant vers Tanis.
— Plus de trois cents ans, c’est du moins ce qu’il prétend, répondit le demi-elfe. Si on croit la moitié de ce qu’il raconte, ça en laisse encore cent cinquante, ce qui ne paraît guère plausible pour un humain.
— Tu sais, dit Apoletta, pour nous le temple de Neraka reste un mystère. Il est apparu après le Cataclysme. Et voilà un homme qui situe son histoire au même endroit et en même temps…
— Bizarre…, fit Tanis en regardant pensivement Berem.
— Ce n’est peut-être qu’une coïncidence, mais si on remonte assez loin, on retrouve les fils qui font la trame du destin. Du moins est-ce l’avis de mon époux.
— Coïncidence ou pas, je ne me vois pas aller au temple de la Reine Noire lui demander pourquoi elle recherche l’Homme à la Gemme Verte.
— Évidemment, admit Apoletta. J’ai cependant du mal à croire qu’elle ait acquis une telle puissance. Que faisaient les bons dragons pendant ce temps ?
— Les bons dragons ! Quels bons dragons ?
Apoletta le regarda avec stupéfaction.
— Eh bien, les bons dragons, quoi ! Les dragons d’or, les dragons d’argent et les dragons de bronze. Et les Lancedragons. Les dragons d’argent vous ont sûrement donné celles qu’ils avaient dans leur donjon…
— Je n’ai jamais entendu parler de dragons d’argent, répondit Tanis, sauf dans la vieille chanson de geste de Huma. Idem pour les Lancedragons. Nous les avons cherchées en vain pendant si longtemps que j’ai fini par croire qu’elles n’existaient que dans les contes.
— Je n’aime pas ça, dit Apoletta, toute pâle. Il y a quelque chose qui cloche. Pourquoi les bons dragons ne se sont-ils pas lancés dans la bataille ? J’ai négligé les rumeurs annonçant le retour des dragons marins ; je savais que les bons dragons ne le toléreraient jamais. Mais si tu dis vrai, Demi-Elfe, je crains que mon peuple ne soit en danger. (Elle tendit l’oreille.) Ah ! voilà mon époux qui ramène tes amis. Nous discuterons de cette histoire avec mon peuple.
— Attends ! Il faut que tu nous montres comment sortir d’ici ! Nous ne pouvons pas rester…
— Mais je l’ignore ! Zebulah et moi, nous n’avons jamais cherché à le savoir.
— Nous n’allons pas errer dans ces ruines pendant des semaines, des mois, peut-être pour toujours ! Ne me dis pas que personne n’est jamais sorti d’ici ?
— Nous ne nous sommes jamais souciés de cette question, assura froidement Apoletta.
— Eh bien ! il faudra le faire ! cria Tanis.
Ses paroles résonnèrent jusqu’au fond de la caverne. Berem, l’air inquiet, se recroquevilla. L’œil d’Apoletta s’alluma de colère. Embarrassé, Tanis se mordit les lèvres.
— Je suis désolé…
Lunedor avança vers lui et le prit par le bras.
— Qu’y a-t-il, Tanis ?
— Rien qui vaille la peine d’en parler… Avez-vous trouvé Caramon et Tika ?
— Oui, Tika va bien. Quant à Caramon…
Tanis regarda le guerrier et la jeune fille descendre l’escalier. Il retint avec peine une exclamation de surprise. Le jeune homme jovial qu’il avait laissé était méconnaissable, avec ses joues creuses, son visage ravagé par les larmes et ses yeux cernés. Caramon lui sourit. Son expression avait quelque chose de triste et de contraint que Tanis ne lui connaissait pas.
Le demi-elfe soupira. Un problème de plus. Les choses ne s’arrangeaient pas. Et à présent, ils étaient prisonniers sous la mer… Pourquoi ne pas tout simplement abandonner ? Rester tranquillement ici ? Pourquoi s’échiner à trouver une issue ? Restons ici et oublions tout. Oublions les dragons…, oublions Raistlin… Laurana… Kitiara…
— Tanis !
Lunedor le secouait gentiment. Les compagnons s’étaient rassemblés autour de lui. Ils attendaient son avis.
— Inutile de me regarder comme ça ! Je n’ai pas de solutions. Nous sommes pris comme des rats. Il n’y a pas d’issue.
Ils continuèrent de le regarder avec une inébranlable confiance.
— Ne comptez pas sur moi pour vous sortir de là ! Je vous ai trahis ! Rendez-vous enfin compte ! C’est ma faute. Tout ce qui est arrivé, c’est ma faute ! Trouvez quelqu’un d’autre…
Il tourna la tête pour cacher les larmes qui lui montaient aux yeux. Luttant pour reprendre contenance, il ne sentit pas le regard d’Apoletta peser sur lui.
— Peut-être pourrais-je vous aider, après tout, lança l’elfe marine.
— Apoletta, qu’est-ce que tu viens de dire ? fit Zebulah, effaré.
— J’ai réfléchi, répondit-elle. Le demi-elfe dit que nous devrions nous inquiéter de ce qui se passe là-haut. Il a raison, il pourrait nous arriver la même chose qu’à nos cousins du Silvanesti. Ils se sont coupés du monde, et ils ont laissé le Mal envahir leur pays. Nous sommes prévenus. Il est encore temps de se battre. Votre venue nous aura peut-être sauvés, Demi-Elfe. Nous te devons quelque chose en retour.
— Aide-nous à revenir dans notre monde, répondit Tanis.
— Je vais le faire. Où irez-vous ?
— Un endroit en vaut un autre…, dit-il en soupirant.
— À Palanthas, déclara Caramon.
Tous le regardèrent d’un air gêné. Rivebise fronça les sourcils.
— Non, je ne peux pas vous emmener à Palanthas, dit Apoletta. Notre territoire ne va pas plus loin que Kalaman. Nous ne nous Aventurons pas au-delà. Surtout si ce que tu m’as raconté est vrai, car l’antique repaire des dragons marins se trouve derrière Kalaman.
— Bien ! Quelqu’un a-t-il une suggestion faire ?
Tous gardèrent le silence. Alors Lunedor avança.
— Puis-je te raconter une histoire, Demi-Elfe ? Celle d’un homme et d’une femme seuls et égarés, en proie à la peur. Avec leur fardeau, ils sont entrés dans une auberge. La femme entonna une chanson, un bâton de cristal bleu fit un miracle, la populace les agressa. Un homme se dressa. Un homme qui prit les choses en main. Un étranger qui déclara : « Filons par la cuisine ! »… T’en souviens-tu, Tanis ? demanda-t-elle en souriant.
— Je m’en souviens, murmura-t-il, fasciné par la douceur de la jeune femme.
— Nous attendons ta décision, Tanis, ajouta-t-elle simplement.
Les yeux du demi-elfe se voilèrent de larmes. Rivebise, lui, affichait un calme surhumain. Il esquissa un sourire en tapotant l’épaule de Tanis. Caramon hésita un instant, puis embrassa le demi-elfe sur les deux joues.
— Emmène-nous à Kalaman, Apoletta, dit Tanis. C’est là où nous voulions aller de toute façon.
Les compagnons dormirent au bord de l’eau. Apoletta leur avait recommandé de se reposer avant le voyage, qui serait long et pénible.
— Comment voyagerons-nous ? Par bateau ? demanda Tanis en voyant Zebulah se défaire de sa robe rouge et plonger.
— Vous nagerez, répondit Apoletta. Ne t’es-tu jamais demandé comment nous vous avions amenés jusqu’ici ? Mes pouvoirs magiques et ceux de mon époux vous donneront la capacité de respirer dans l’eau aussi facilement que dans l’air.
— Vas-tu nous transformer en poissons ? demanda Caramon, horrifié.
— En quelque sorte, répondit Apoletta. Nous viendrons vous chercher à la marée descendante.
Tika prit Caramon par la main. Il ne la quittait pas d’une semelle. Voyant qu’ils échangeaient un regard complice, Tanis se sentit le cœur plus léger. Quel qu’ait été le tumulte qui ravageait le cœur de Caramon, il trouverait ses amarres ; les flots sombres ne le submergeraient plus.
— Nous n’oublierons jamais cet endroit merveilleux, dit Tika.
Apoletta se contenta de sourire.
— Papa, papa, des naufragés ! Regarde la belle dame !
Il n’y avait pas une dame gisant sur la grève, mais deux. Quatre hommes leur tenaient compagnie. Tous étaient somptueusement vêtus. Autour d’eux, le sable était jonché de morceaux de bois, sans doute les restes d’un esquif.
— Ils se sont noyés, dit le petit garçon.
— Mais non, fit son père tâtant le pouls des naufragés.
Un des hommes reprenait conscience. Il se redressa et regarda autour de lui d’un air hébété. Quand il vit le pêcheur, il eut un sursaut de frayeur, et se rua à quatre pattes vers un de ses compagnons.
— Tanis ! cria-t-il. Tanis !
L’homme, qui portait une barbe rousse, ouvrit les yeux et se mit sur son séant.
— N’ayez pas peur, fit le pêcheur, lisant de l’inquiétude sur le visage des deux miraculés. Nous allons vous aider. Là, là, doucement, ça va mieux, dit-il en aidant les femmes à s’asseoir.
Drôle d’histoire, songea-t-il, des noyés qui n’ont pas avalé une goutte d’eau ! C’est bizarre…
Le pêcheur et son fils emmenèrent les rescapés dans leur maison et leur donnèrent toutes sortes de remontants.
— Merci de ce que vous faites pour nous ! dit Tanis.
— Remerciez plutôt le ciel que je me sois trouvé là, répondit le pêcheur d’un ton bourru. Faudra faire attention, la prochaine fois ! On ne s’embarque pas sur une coquille de noix dans la tempête… !
— Euh… oui, bien sûr, nous y veillerons, dit Tanis, pris de court. À propos, peux-tu nous dire où nous nous trouvons exactement ?
— À moins d’une lieue au nord de la ville. Mon fils peut vous y emmener en charrette.
— Volontiers, c’est vraiment très gentil, répondit Tanis.
Les compagnons se consultèrent du regard. Avec un haussement d’épaules, Caramon se lança :
— Eh bien, c’est incroyable comme nous avons dérivé. Nous sommes donc arrivés au nord de… quelle ville, disais-tu ?
— Ben, Kalaman, pour sûr ! répliqua le pêcheur en les toisant d’un air soupçonneux. Vous m’avez l’air de drôles de gaillards. Non seulement vous ne savez pas comment vous avez sombré, mais vous ignorez où vous êtes ! Vous étiez ivres ? Bon, cela ne me regarde pas. Fils, va chercher la charrette !
Après leur avoir jeté un regard désabusé, il retourna à ses occupations.
Restés seuls, les compagnons se dévisagèrent.
— L’un de vous peut-il dire comment nous sommes arrivés là ? Et dans cet accoutrement ! demanda Tanis.
— Je me rappelle la Mer de Sang et le maelström, répondit Lunedor. Pour le reste, j’ai l’impression d’avoir rêvé.
— Je me souviens de Raistlin…, fit gravement Caramon. Et je me souviens aussi…
— Chut ! Cela n’avait rien d’un rêve, coupa Tika.
— J’ai le souvenir confus de deux ou trois choses, dit Tanis, les yeux posés sur Berem. Mais j’ai du mal à mettre de l’ordre dans ma tête. Inutile de revenir en arrière. Allons à Kalaman et nous saurons où nous en sommes. Ensuite…
— Palanthas ! dit Caramon. Nous irons à Palanthas.
— Nous verrons, dit Tanis. Veux-tu vraiment revoir l’individu qui te sert de frère ?
Caramon ne répondit pas.
Les compagnons arrivèrent à Kalaman dans la matinée.
— Que se passe-t-il ? demanda Tanis au jeune pêcheur qui conduisait la charrette. C’est jour de fête ?
Dans les rues pleines de monde, les boutiques avaient tiré leurs volets. De petits groupes s’étaient rassemblés sur les places et discutaient avec animation.
— On dirait plutôt un enterrement, fit remarquer Caramon. Quelqu’un d’important doit être mort.
— Ou alors c’est la guerre…, dit Tanis.
— Ce ne peut pas être la guerre, messire ! répliqua le jeune pêcheur d’un air consterné. Par les dieux, vous deviez être drôlement ivres si vous ne vous souvenez pas. Le Général Doré et les bons dragons…
— Ah oui ! s’empressa de dire Tanis.
Le jeune garçon interpella en passant un groupe d’hommes aux visages graves.
— Quelles sont les nouvelles ? demanda-t-il.
Ils se retournèrent, parlant tous à la fois. Tanis saisit quelques phrases au vol. « Général Doré enlevé…», « La ville est perdue…», « Les mauvais dragons…»
Tous regardaient d’un air méfiant ces étrangers richement vêtus.
Les compagnons prirent congé du jeune pêcheur et décidèrent de se rendre sur la place du marché pour en savoir plus long. Dans les rues, la foule devenait dense. Les gens couraient dans tous les sens, certains prenaient la direction des portes de la ville, leur baluchon sur l’épaule.
— Nous ferions bien d’acheter des armes, dit Caramon, l’atmosphère n’a rien de réjouissant. Qui est ce « Général Doré » ? Sa disparition a l’air de mettre les gens au désespoir !
— Probablement un chevalier solamnique, répondit Tanis. Tu as raison, nous devrions acheter des armes. Sacrebleu ! J’avais une bourse de jolies pièces d’or anciennes… Volatilisée ! Comme si nous n’avions pas assez d’ennuis…
— Attends, j’ai la mienne, grommela Caramon en tâtant son ceinturon. Non, ce n’est pas possible ! Elle était là il y a une seconde !
Il scruta la foule et aperçut une petite silhouette qui se faufilait comme une anguille entre les passants.
— Hé ! Toi là-bas ! cria Caramon, bousculant tout sur son passage pour rattraper le voleur.
Sa main l’agrippa par son gilet de fourrure.
— Maintenant, rends ce que tu m’as pris ! cria Caramon en le soulevant de terre. Ça alors ! Tasslehoff !
— Caramon ! s’écria Tass. Tanis !
Le kender se précipita dans les bras de son ami et éclata en sanglots.
Les remparts étaient noirs de monde. Quelques jours auparavant, au même endroit, les habitants de Kalaman acclamaient le défilé des chevaliers et des bons dragons. Aujourd’hui, l’œil rivé sur la plaine, ils attendaient midi dans l’angoisse.
Tanis restait au côté de Flint. Le vieux nain s’était presque évanoui d’émotion en voyant son ami devant lui, sain et sauf. Mais leurs retrouvailles étaient teintées de tristesse. Tass et Flint s’étaient relayés pour raconter ce qu’il leur était arrivé depuis qu’ils s’étaient séparés à Tarsis, quelques mois auparavant.
Les compagnons apprirent coup sur coup la découverte des Lancedragons, la destruction de l’orbe draconien, et la mort de Sturm.
Tanis fut accablé par la nouvelle. Sans son ami, le monde lui semblait inconcevable. Flint essaya de le détourner de son chagrin en insistant sur le combat victorieux qu’avait livré le chevalier, et sur la sérénité qu’il avait retrouvée à ses derniers instants.
— Il est devenu un héros de la Solamnie, dit Flint. Comme Huma, il est entré dans la légende. Son sacrifice a sauvé la chevalerie, du moins c’est ce qu’on dit. C’est surtout ce qu’il voulait…
— Continue, dit Tanis en ravalant ses larmes. Dis-moi ce qu’a fait Laurana en arrivant à Palanthas. Si elle encore là, nous pourrions…
Flint et Tass échangèrent un regard gêné. Le nain baissa les yeux ; le kender renifla bruyamment en cherchant son mouchoir.
— Qu’avez-vous donc ? demanda Tanis d’une voix blanche. Parlez !
Le nain lui raconta tout.
— Je te demande pardon, Tanis, je l’ai abandonnée à son sort…
Flint sanglotait à fendre l’âme. Tanis sentit son cœur se briser. Il prit son vieil ami entre ses bras et le serra contre lui.
— Ce n’est pas ta faute, Flint. Si faute il y a, c’est la mienne. C’est à cause de moi qu’elle risque sa vie, voire pire.
— « Qui distribue les blâmes à tous vents, finit par blâmer les dieux », cita Rivebise. C’est un proverbe de mon pays.
Piètre réconfort, songea Tanis.
— À quelle heure doit arriver… la Dame Noire ? demanda-t-il.
— À midi, répondit Tass.
Il était presque midi. On attendait la Dame Noire à tout instant.
Sur les remparts, la populace gardait le silence. Gilthanas se tenait à l’écart, souhaitant conserver ses distances avec Tanis. Le demi-elfe comprenait son attitude. Gilthanas savait que Kitiara s’était servie de lui pour attirer Laurana dans un piège. Quand il avait demandé à Tanis s’il s’était laissé séduire par Kitiara, il ne l’avait pas nié.
« — Je te tiens pour responsable de ce qui arrivera à Laurana, avait dit Gilthanas, blanc de colère. Je prierai les dieux nuit et jour pour qu’ils t’infligent le centuple des souffrances qu’elle devra endurer ! »
« — J’en supporterais bien plus si cela pouvait nous la rendre ! » s’était écrié Tanis.
Des murmures s’élevèrent. Un point sombre grossissait à l’horizon.
— C’est son dragon, dit Tass avec solennité, je l’ai vu à la Tour du Grand Prêtre.
Le dragon bleu descendit vers la ville pour se poser à une portée de flèche des remparts. Dans un silence glacé, la Dame Noire se dressa sur ses étriers et enleva son heaume.
— Le sort de la femme elfe que vous appelez le Général Doré est entre mes mains ! En voici la preuve, déclara Kitiara en brandissant une mèche de cheveux enroulée autour du casque d’argent de Laurana. Je vous laisserai ces preuves avant de partir, pour que vous n’oubliiez jamais votre « général » !
Un murmure parcourut la foule massée sur les remparts. Kitiara s’était arrêtée. Tanis faillit sauter des remparts pour la défier.
Voyant son expression de fauve aux abois, Lunedor le saisit par le bras pour l’apaiser. Kitiara reprit sa harangue :
— L’elfe Lauralanthalasa a été conduite chez la Reine des Ténèbres à Neraka. Elle y sera retenue en otage tant que les conditions suivantes ne seront pas remplies. Primo, la Reine exige que l’humain dénommé Berem l’Éternel lui soit livré. Secundo, que les bons dragons retournent à Sanxion et se rendent au seigneur Akarias. Tertio, que le seigneur elfe Gilthanas ordonne aux Chevaliers de Solamnie et aux elfes du Silvanesti et du Qualinesti de déposer les armes. Le nain Flint Forgefeu fera de même avec son peuple.
— C’est de la folie ! cria Gilthanas à la Dame Noire. Il nous est impossible de remplir ces conditions ! Nous ne savons pas qui est ce Berem et encore moins où le trouver. Quant aux peuples elfes et aux bons dragons, je ne peux pas me substituer à eux ! Ces exigences ne tiennent pas debout !
— La Reine sait très bien ce qu’elle fait, répondit Kitiara d’un ton égal. Sa Majesté a prévu qu’il vous faudrait un certain temps pour obéir. Elle vous accorde trois semaines. Passé ce délai, si vous n’avez pas trouvé Berem, et si les bons dragons ne se sont pas à Sanxion, je reviendrai. Cette fois, je ne vous apporterai pas une mèche de cheveux, mais la tête entière !
Kitiara jeta le casque d’argent aux pieds de son dragon. Nuage déploya ses ailes et regagna le ciel.
La foule ne dit pas un mot, ne fit pas un geste. Tous les regards étaient braqués sur le casque aux plumes rouges qui flottaient au vent. Soudain quelqu’un poussa un cri de terreur, le bras tendu vers le ciel.
L’apparition qui pointait à l’horizon tenait de l’hallucination. Chaque spectateur se demanda s’il n’était pas devenu fou. Mais l’objet qui approchait à une vitesse terrifiante était bien réel.
Le peuple de Krynn voyait pour la première fois la plus ingénieuse machine de guerre conçue par le seigneur Akarias : une citadelle volante.
Dans les profondeurs du temple de Sanxion, les magiciens des Robes Noires et les prêtres avaient réussi à séparer un château de ses fondations et à le propulser dans les airs. Flottant au-dessus des nuages dans des gerbes d’éclairs, la citadelle, entourée d’une nuée de dragons, étendit son ombre sinistre sur la ville.
Prise de panique, la population quitta les remparts pour se soustraire à la terreur des dragons. La citadelle n’était pourtant pas là pour passer à l’attaque. Les humains s’étaient vus octroyer trois semaines de sursis, pendant lesquelles les draconiens devraient rester vigilants.
Les chevaliers et les bons dragons pouvaient reprendre le combat…
Pratiquement immunisés contre la terreur des dragons, les compagnons étaient restés sur les remparts. Stoïques, ils considéraient la nouvelle arme avec laquelle il faudrait désormais compter.
Pour la première fois depuis qu’ils avaient quittés Flotsam, ils virent Tanis libéré de sa folie autodestructrice. Son visage affichait une sérénité qui rappela à Flint le regard de Sturm moribond.
— Trois semaines, dit Tanis d’une voix qui donnait froid dans le dos, nous avons trois semaines devant nous. Cela devrait suffire. Je vais aller voir la Reine Noire à Neraka. Tu viendras avec moi, dit-il à Berem.
L’Homme à la Gemme Verte, terrifié, recula à grands pas.
— Non ! rugit-il.
Caramon l’empoigna au collet pour l’empêcher de s’enfuir.
— Tu iras avec moi à Neraka, reprit Tanis, sinon je te confierai à Gilthanas. Il aime beaucoup sa sœur. Il n’hésitera pas une seconde à te remettre à la Reine des Ténèbres pour la libérer. Toi et moi savons parfaitement que cela ne changerait rien à la situation. Mais lui espère. Comme tous les elfes, il croit que la Reine tiendra parole.
— Alors tu ne me livreras pas à la Reine des Ténèbres ? demanda Berem.
— J’essaye de tirer des choses au clair, déclara froidement Tanis, désireux d’éluder la question. De toute façon, j’ai besoin d’un guide qui connaît l’endroit…
— J’irai avec toi. S’il te plaît, ne me confie pas au seigneur elfe…
— Parfait ! Arrête de geindre ! Je partirai avant le crépuscule. Je vais donc de ce pas… (Comme il s’y attendait, une main ferme l’arrêta.) Je sais ce que tu vas me dire, Caramon, souffla Tanis sans se retourner. La réponse est non. Berem et moi partirons seuls.
— Eh bien vous mourrez seuls, dit tranquillement Caramon sans lâcher prise.
— Possible, mais ma décision est prise. Je n’emmènerai aucun de vous.
— Tu cours à l’échec, dit Caramon. C’est ça que tu veux ? Aller à la mort pour expier, et en finir avec ton sentiment de culpabilité ? S’il n’y a que ça, c’est facile, je te donne tout de suite mon épée. Mais si tu désires réellement libérer Laurana, il te faudra de l’aide.
— Grâce aux dieux, nous nous sommes rencontrés, dit Lunedor. Ils nous ont à nouveau réunis au moment où nous en avions le plus besoin. Les dieux nous font signe, Tanis, tu ne peux le nier.
Le demi-elfe baissa la tête. Il aurait voulu pleurer. La petite main de Tass, se glissant dans la sienne, le réconforta.
— D’ailleurs, imagine le nombre d’ennuis que tu aurais si je ne venais pas avec toi, dit gaiement le kender.
La nuit qui suivit l’ultimatum de la Dame Noire, la ville de Kalaman resta plongée dans un silence pesant. Le seigneur Calof avait décrété l’état de siège, ce qui impliquait la fermeture des tavernes et des portes de la cité. Seuls quelques fermiers et pêcheurs des environs furent autorisés à s’y réfugier avant le coucher du soleil. On racontait que les draconiens envahissaient peu à peu le pays, brûlant et saccageant tout sur leur passage.
Bien que les notables de la ville fussent opposés à cette mesure radicale, Tanis et Gilthanas, d’accord sur ce point, avaient forcé la main au seigneur pour qu’il prenne cette décision. Tous deux lui avaient dépeint sous un jour très cru la destruction de Tarsis. Ces arguments s’étant révélés convaincants, le seigneur Calof avait proclamé l’état de siège. Il se demandait néanmoins comment il allait défendre la ville. L’image de la citadelle volante lui hantait l’esprit, et les chefs de l’armée n’en menaient pas large.
Après avoir écouté bon nombre de leurs propositions extravagantes, Tanis prit la parole :
— J’ai une suggestion, mon seigneur. Il y a parmi nous une personne parfaitement capable de prendre la défense de la cité…
— Toi, Demi-Elfe ? coupa Gilthanas d’un ton ironique.
— Non, toi, Gilthanas.
— Un elfe ? fit le seigneur Calof, alarmé.
— Il était à Tarsis. Il a l’expérience du combat contre les dragons. De plus, les bons dragons ont confiance en lui, ils le suivront.
— C’est exact ! s’exclama Calof, visiblement soulagé. Je sais, seigneur, ce que les elfes pensent des humains, et je dois admettre que la plupart d’entre nous pensent la même chose des elfes. Mais je te serais éternellement reconnaissant de nous soutenir dans cette épreuve.
Gilthanas regarda le demi-elfe. Aussi fermé qu’un masque mortuaire, son visage ne laissait paraître aucune émotion. Calof répéta sa phrase, assortie de la promesse d’une récompense, persuadé que Gilthanas hésitait à accepter.
— Il n’en est pas question, seigneur Calof ! Jamais je n’accepterai de récompense ! Je serai comblé si je réussis à sauver le peuple de cette cité. Quant à nos différends interraciaux, j’ai pu me rendre compte qu’ils ne reposaient sur rien.
— Qu’attends-tu de moi ? insista Calof, désireux de bien faire.
— J’aimerais d’abord parler seul à seul avec Tanis, répondit Gilthanas, voyant le demi-elfe sur le point de partir.
— Mais certainement… Allez dans la pièce à côté, vous y serez tranquilles.
Les deux hommes pénétrèrent dans une luxueuse petite salle. L’un comme l’autre restant sur ses gardes, aucun n’osait rompre le silence.
Ce fut Gilthanas qui se décida à parler :
— Je me suis toujours méfié des humains, et voilà que je prends la responsabilité de les défendre. Je n’en suis pas fâché, même plutôt satisfait.
Leurs regards se rencontrèrent. Le visage de Tanis se détendit, sans se départir de sa gravité.
— Tu pars pour Neraka, n’est-ce pas ? dit Gilthanas après une pause.
Tanis acquiesça sans mot dire.
— Tes amis vont-ils t’accompagner ?
— Certains… Ils veulent tous venir, mais…
Gilthanas garda le silence.
— Je dois m’en aller, dit Tanis, j’ai beaucoup à faire. Nous comptons partir vers minuit, après le lever de Solinari…
— Un instant, fit Gilthanas en l’arrêtant d’un geste. Je voulais… Je m’excuse de ce que j’ai dit ce matin. Attends un peu, Tanis. Écoute-moi. Ce n’est pas facile pour moi de… J’ai beaucoup appris sur moi-même. Cela n’a pas été sans douleur. Mais quand j’ai connu le sort de Laurana, j’ai perdu la tête. J’étais hors de moi, j’avais peur et je m’en suis pris à la personne qui m’est tombée sous la main. C’était toi. Si Laurana a agi ainsi, c’est par amour. J’ai appris ce qu’était l’amour, Tanis. Enfin, je suis en train de l’apprendre, et je découvre surtout la souffrance. Mais laissons cela, ça ne concerne que moi.
Tanis le considérait avec un intérêt attentif.
— Après avoir longuement réfléchi, continua Gilthanas, je pense que Laurana a pris la bonne décision. Il fallait qu’elle agisse ainsi, sinon son amour n’aurait eu aucun sens. Elle croit suffisamment en toi pour risquer le pire…
Tanis baissa les yeux. Mais Gilthanas le prit par les épaules, cherchant son regard.
— Théros Féral dit que tout au long de sa vie, jamais il n’a vu un acte d’amour tourner mal. Laurana a agi par amour. Les dieux la protégeront.
— Ont-ils protégé Sturm ? demanda Tanis avec exaltation. Il aimait, lui aussi !
— Qu’en sais-tu ? Peut-être l’ont-ils fait ?
Les mains de Tanis se posèrent sur celles de Gilthanas. Il voulait y croire. Cela semblait si merveilleux…, aussi beau que les contes de dragons. Enfant, il avait toujours cru aux dragons…
Il s’éloigna en soupirant.
Il franchissait le seuil lorsque Gilthanas l’interpella :
— Bonne chance, frère…
Les compagnons se retrouvèrent devant la porte secrète de Tasslehoff, qui menait de l’autre côté des remparts. Ils s’arrêtèrent au sommet de l’escalier. Tanis regarda la lune disparaître derrière la colline, ses derniers rayons illuminant la citadelle volante. Elle était éclairée. Qui pouvait bien habiter cet engin terrifiant ? Des draconiens ? Des Robes Noires et des prêtres qui avaient abandonné la terre ferme pour poursuivre leurs œuvres dans les nuages ?
Les autres s’entretenaient à voix basse, à l’exception de Berem. L’Éternel, sous la garde vigilante de Caramon, restait à l’écart, les yeux dans le vague.
Tanis regarda longuement les deux barbares. Se séparer d’eux lui coûtait tellement qu’il se demanda s’il y parviendrait. Le dernier rayon de Solinari caressa la chevelure d’or et d’argent de Lunedor. Le visage serein et confiant de la jeune femme l’apaisa. Il reprit courage.
— C’est bientôt l’heure ? demanda impatiemment Tass.
Tanis tendit la main et tapota affectueusement la queue-de-cheval du kender. Dans un monde changeant, les kenders restaient égaux à eux-mêmes.
— Oui, c’est l’heure, répondit Tanis. Pour certains d’entre nous, ajouta-t-il en se tournant vers Rivebise.
Le barbare contemplait sa femme, abîmée dans ses rêveries, un sourire aux lèvres. Tanis se demanda si elle imaginait l’enfant à venir, jouant dans le soleil… Rivebise menait un conflit intérieur. Tanis savait qu’il ferait tout pour l’accompagner, même si cela l’obligeait à abandonner Lunedor.
Le demi-elfe s’avança et le prit par le bras.
— Tu en as déjà tant fait, mon ami, dit-il en le regardant droit dans les yeux. Tu as cheminé si longtemps sur des routes arides. C’est ici que nos chemins se séparent. Nos pas nous conduiront sur des voies hasardeuses. Les vôtres vous mèneront vers des horizons plus sereins ; vous mettrez votre enfant au monde…
Tanis prit Lunedor par le bras et l’attira vers eux. Il savait qu’elle allait protester.
— L’enfant naîtra en automne, dit doucement Tanis, à la saison où les arbres s’empourprent. Ne pleure pas, chère Lunedor. Les forêts repousseront. Un jour tu conduiras à Solace l’enfant qui va naître, et tu lui raconteras l’histoire de deux êtres qui s’aimaient tellement qu’ils ont ramené l’espoir dans un monde envahi par les dragons.
Il effleura des lèvres sa chevelure d’or et d’argent. À son tour, Tika vint dire adieu à Lunedor. Rivebise avait quitté son masque impénétrable. Voyant son chagrin, Tanis eut quelque mal à retenir ses larmes.
— Gilthanas aura besoin de toi pour défendre la cité. J’espère que les dieux sauront abréger ce terrible hiver… mais je crains qu’il dure encore un peu.
— Les dieux sont avec nous, mon ami, mon frère, répondit Rivebise en prenant Tanis dans ses bras. Puissent-ils être avec vous aussi. Nous attendrons ton retour.
Solinari disparut derrière les montagnes. Seules les étoiles et les lumières de la citadelle volante trouaient la nuit. Les compagnons firent leurs adieux aux barbares, puis ils descendirent l’escalier jusqu’au pied des remparts. La plaine s’étendait devant eux.
Berem tremblait de peur. Depuis que Tanis avait décidé qu’ils iraient à Neraka, il avait le regard égaré d’une bête traquée. Pris de pitié pour lui, le demi-elfe décida de ne pas céder à ce sentiment. L’enjeu était trop important. Berem était la clé de voûte de l’histoire ; il trouverait la solution avec lui, à Neraka.
Le son des cors retentit dans le lointain. Un éclair orange zébra le ciel. Les draconiens brûlaient un village. Tanis s’enveloppa dans sa cape. Bien que l’Aube du Printemps soit passée, les morsures de l’hiver se faisaient encore sentir.
— Allons-y, dit-il.
L’un après l’autre, ils traversèrent le terrain qui les séparait du bouquet d’arbres, où les attendaient les petits dragons de bronze. C’était le moyen le plus rapide pour gagner les montagnes.
Pris d’inquiétude, Tanis réalisa que leur équipée risquait de prendre fin brutalement. Si le guet de la citadelle volante les repérait, ils étaient perdus. Berem tomberait aux mains de la Reine des Ténèbres, et c’en serait fini.
Tass fila comme une souris dans les hautes herbes, suivi de Tika. Flint, hors d’haleine, avait du mal à couvrir la distance. Il semblait avoir pris un coup de vieux, mais Tanis savait qu’il n’admettrait pas de régime de faveur. Caramon fermait la marche, traînant Berem avec lui.
Le tour de Tanis était venu. Il leva les yeux vers les remparts. Rivebise et Lunedor étaient là, qui les suivaient des yeux.
Lunedor alluma une bougie. La flamme illumina leurs visages. Tanis les vit lever la main en signe d’adieu.
Il se retourna, et se mit à courir vers le bouquet d’arbres.
Si les ténèbres les engloutissaient, elles ne parviendraient pas à éteindre l’espoir. Il y aurait toujours une petite flamme pour luire quelque part. Et si elle s’éteignait, elle renaîtrait ailleurs.
N’y a-t-il pas toujours une lumière qui brille dans le noir, jusqu’à ce que l’aube se lève ?