Ce récit n’est qu’une fantaisie, et ne représente nullement les opinions scientifiques, politiques ou religieuses de l’auteur. Toute coïncidence de nom ou de caractère ne serait évidemment, que pur hasard.
Je sonnai, ce matin de mars 197… à la porte de mon vieil ami le docteur Clair, ne me doutant certes pas que j’allais bientôt entendre un fantastique et incroyable récit. Je dis « mon vieil ami », bien que nous ayons, lui et moi-même, à peine dépassé la trentaine, car nous nous connaissions depuis l’enfance, et ne nous étions perdus de vue que depuis quatre ans.
La porte fut ouverte — ou plutôt entrouverte — par une vieille femme habillée de noir, comme toutes les vieilles femmes de ce pays. Elle bougonna:
« Si c’est pour une visite, le docteur ne reçoit pas aujourd’hui. Il fait ses « expériences ».
Excellent médecin, Clair n’exerçait pourtant pas régulièrement. Grâce à une solide fortune il pouvait consacrer presque tout son temps à de délicates expériences de biologie. Son laboratoire, installé dans la maison paternelle, près de Rouffignac, n’avait, de l’avis des savants étrangers qui l’avaient visité, que peu d’égaux au monde. Fort discret sur ses travaux, il n’y faisait, dans les rares lettres que nous échangions, que de brèves allusions, mais je savais, par les rumeurs des facultés, qu’il était un de ceux qui, dispersés un peu partout dans le monde, entrevoient la solution du problème du cancer.
La vieille femme me toisait avec méfiance.
« Non, je ne viens pas en consultation, répondis-je. Dites simplement au docteur que Frank Borie voudrait le voir.
— Ah ! Vous êtes monsieur Borie ? Alors c’est différent. Il vous attend ».
Du fond du couloir, une profonde voix de basse cria:
« Eh bien, Madeleine, qu’y a-t-il ? Qui est là ?
— C’est moi, Séva !
— Entre, sacrebleu ! »
De sa mère, Russe émigrée, Clair tenait une voix à la Chaliapine, une stature de Cosaque sibérien et le prénom de Vsévolod ; de son père, pur Périgourdin, un teint basané et des cheveux noirs qui lui avaient valu, dans notre groupe d’étudiants, le surnom de « Clair-Obscur ».
Il arriva à grandes enjambées, me démonta le bras de sa poignée de main, me fit plier d’une tape sur l’épaule — j’ai joué au rugby comme pilier ! — et au lieu de m’introduire tout de suite dans son bureau, comme d’habitude, me ramena devant la porte.
« Quel beau jour, déclama-t-il emphatiquement. Le soleil luit, et tu arrives ! À vrai dire je ne t’attendais que ce soir, par l’autobus.
— Je suis venu avec mon auto. Te dérangerais-je ?
— Non, non, pas du tout ! Je suis fichtrement content de te voir. Que deviens-tu ? Comment marche votre nouvelle pile ?
— Chut, mystère ! Tu sais bien que je ne dois pas en parler.
— C’est bon, atomiste mystérieux ! À propos, je vous remercie pour votre dernier envoi d’isotopes radioactifs. Ils m’ont permis du bon travail. Mais je ne vous embêterai plus à ce sujet. J’ai mieux.
— Quoi donc ! Fis-je, étonné.
— Chut, mystère ! Je ne dois pas en parler ! »
Dans le couloir, derrière nous, il y eut un léger bruit de pas, et, par la porte restée entrouverte, je crus entrevoir une mince silhouette féminine. Pourtant, à ma connaissance, Clair était célibataire et n’avait pas de liaison.
Il surprit sans doute la direction de mon regard, et, me tenant à bout de bras, me fit pivoter.
« En tout cas, tu n’as pas changé. Toujours le même. Entrons donc !
— Je ne puis te retourner le compliment. Tu as vieilli !
— Eh, peut-être, peut-être. Passe le premier ! »
Son bureau, que je connaissais bien, avec ses rayons de livres dont bien peu se rapportaient à la médecine, était vide, mais il y flottait un faible et agréable parfum, qui me fit humer l’air. Clair s’en aperçut, et, devançant toute question:
« Oui, j’ai eu la visite il y a quelques jours — oh ! En consultation ! — d’une célèbre actrice, et son parfum demeure encore. C’est extraordinaire, les progrès de la chimie ! »
Nous entamâmes une conversation à bâtons rompus. Je lui appris la mort de ma mère, et j’eus la surprise de l’entendre dire: « Ah ! Très bien.
— Comment, très bien ! Dis-je, indigné et peiné.
— Non, je veux dire: je comprends pourquoi tu m’as laissé sans nouvelles ces temps-ci. Alors, tu es maintenant seul au monde ?
— Oui.
— Eh bien, je te proposerai peut-être quelque chose d’intéressant. Mais ce n’est encore qu’un vague projet. Je t’en parlerai ce soir.
— Et ton labo ? Quoi de neuf ?
— Tu veux le voir ? Viens ».
Le laboratoire — construit depuis ma dernière visite, quatre ans plus tôt — vaste pièce vitrée plus longue que large, occupait tout l’arrière de la maison. Je m’arrêtai sur le seuil, et sifflai d’admiration. J’en fis le tour, remarquant au passage le micromanipulateur, le cœur artificiel. Dans une pièce noire contiguë se dressait un énorme générateur de rayons X. Au milieu du labo, sur une table, une légère bâche dissimulait un appareil.
« Et ça ? Fis-je.
— Ce n’est rien. Ce n’est pas encore au point. Un essai …
— Je ne savais pas que tu construisais de nouveaux appareils. Tu sais, en tant que physicien, je pourrais peut-être t’aider.
— On verra. Plus tard. Pour le moment j’aime mieux ne pas en parler.
— Soit, dis-je, un peu vexé. Si ça t’éclate au nez … »
La sonnette de la porte d’entrée tinta.
« Zut, Madeleine est sortie. Il faut que j’y aille moi-même ».
Resté seul, je m’approchai du mystérieux appareil, et, indiscrètement, soulevai la bâche. Je restai pantois. Au lieu de l’ébauche à laquelle je m’attendais, je vis un merveilleux assemblage de tubes de verre et de métal, d’ampoules transparentes ou opaques, de fils ténus. Sur de multiples cadrans d’étranges aiguilles bifides marquaient des graduations dont je ne pus deviner la signification. Je suis habitué à toutes sortes d’appareils scientifiques, et nous en utilisons, à mon laboratoire, de passablement complexes. Mais je ne connaissais rien qui ressemblât à cela.
Entendant sur le dallage du couloir les pas rapides de mon ami, je laissai promptement retomber la bâche, et, d’un air indifférent, regardai distraitement le jardin à travers la fenêtre.
« Un cas de diphtérie chez un enfant. Mon confrère est absent. Je dois y aller. Prends un bouquin dans mon bureau, en attendant.
— Veux-tu que je t’y conduise ? Ma voiture est devant la porte.
— Soit. Cela m’évitera de sortir la mienne ».
Tout en roulant, je songeai aux singularités que j’avais remarquées. Clair ne m’attendait que pour le soir, et avait eu l’air gêné de me voir arriver plus tôt. Il m’avait tenu devant la porte pendant quelques minutes, par une température qui, sans être glaciale, était très fraîche. J’avais entrevu une silhouette s’esquivant dans le couloir, et, immédiatement après, Clair m’avait fait entrer. Il avait eu l’air satisfait de savoir que le décès de ma mère me laissait seul au monde. Enfin il y avait ce bizarre appareil … Du diable soit si je comprenais à quoi il pouvait servir. Et dans un labo de biologie, encore ! Et Clair en serait l’inventeur ? Ça, c’était possible. Mais le constructeur ? Je me souvins de ses montages de physique, au P.C.B., et ne pus m’empêcher de sourire.
Nous stoppâmes devant une ferme. Clair ne fut absent qu’un quart d’heure.
« Ce n’est rien. Pris à temps. Mon confrère continuera le traitement.
— Tu n’exerces plus du tout ?
— Plus guère. Pas le temps. Seulement quand le docteur Gauthier est absent, ou qu’il m’appelle en consultation ».
À notre retour, il me fit garer ma voiture, et nous montâmes mes bagages dans la chambre qui m’est habituellement réservée. Elle était contiguë à la sienne, et je crus entendre, comme nous passions devant sa porte, un léger bruit à l’intérieur.
Le repas de midi, servi par sa vieille nourrice Madeleine, fut, comme toujours, excellent. Mais Clair parla peu. Il était préoccupé, hésitant. Quand je lui déclarai que j’allais pousser l’après-midi jusqu’aux Eyzies voir quelques amis, il eut l’air soulagé, et me donna rendez-vous pour sept heures.
Aux Eyzies je vis le paléontologiste Bouchard qui me raconta une étrange histoire. Six mois plus tôt, la région avait été mise en émoi par l’apparition de « diables » dans la forêt de Rouffignac. Le bruit avait même couru que ces diables avaient emporté le docteur Clair, mais tout ceci ne reposait évidemment sur rien puisque, le surlendemain de la disparition des diables « dans une colonne de feu vert », le docteur avait reparu. Il était simplement resté enfermé deux jours chez lui, poursuivant une expérience.
Quant aux diables, le plus curieux de l’histoire était qu’une quinzaine de paysans prétendaient les avoir vus: ils ressemblaient à des hommes, mais avaient le pouvoir surnaturel de clouer les gens sur place. Le préfet avait ordonné une enquête, ainsi du reste que l’évêque de Périgueux. Mais devant les enquêteurs officiels les paysans avaient été bien moins affirmatifs. Finalement tout s’était calmé.
« Cependant, ajouta Bouchard, je dois dire que, la nuit où les diables auraient disparu, j’ai vu dans le ciel une intense lumière verte en direction de Rouffignac ».
En soi, cette histoire ne présentait que peu d’intérêt. On en voit de semblables par douzaines dans le moindre quotidien. Mais je ne sais pourquoi mon esprit fit un rapprochement entre elle et les singularités de Clair.
Quand j’arrivai chez lui, je le trouvai détendu, comme s’il avait pris une décision après avoir longuement hésité. Dans la salle à manger trois couverts étaient mis ;
« Tiens, tu attends quelqu’un ? Remarquai-je.
— Non, mais je vais te présenter ma femme.
— Ta femme ? Tu es marié ? »
Et je pensai: « La silhouette ! »
« Officiellement, pas encore. Cela ne tardera guère. Dès que nous aurons les papiers. Ulna est étrangère ».
Il hésita un moment.
« Elle est Scandinave. Finnoise. Je t’avertis qu’elle parle encore très mal le français.
— Tu parles finnois ? Première nouvelle !
— Je l’ai appris l’an dernier, au cours d’un voyage de dix mois. Je pensais te l’avoir écrit.
— Non. Et je croyais le finnois très difficile !
— Il l’est. Mais tu sais, mon hérédité slave … »
Il appela: « Ulna ! »
Une mince et étrange fille entra: grande, blonde, d’un blond pâle, des yeux d’une couleur indécise, dont on ne pouvait dire s’ils étaient gris, bleus ou verts, des traits réguliers. Elle était très belle. Mais quelque chose en elle surprenait sans qu’on puisse préciser quoi. Peut-être sa carnation dorée, contestant avec le blond pâle des cheveux ? Ou la petitesse invraisemblable de la bouche ? La grandeur remarquable des yeux ? Ou tout cela à la fois ?
Elle s’inclina gracieusement devant moi, et me tendit la main, une main qui me parut extraordinairement allongée, tout en prononçant, d’une voix très basse, mais chantante, quelques mots.
Pendant le repas, je fus assis en face d’elle. Plus je la regardais, plus elle me semblait inquiétante. Elle se servait très adroitement de son couteau et de sa fourchette, mais non point avec cet automatisme inconscient que donne l’habitude.
Je restai à peu près muet tout le temps du repas. Clair parla pour nous tous. La vieille Madeleine était une cuisinière hors ligne, même pour ce pays où les bonnes cuisinières sont légion. Mon ami avait fait une razzia dans sa cave. Je remarquai qu’Ulna mangeait peu et ne buvait guère, contrairement au docteur et, je dois l’avouer, à moi-même. À mesure que le dîner avançait, je perdis peu à peu cette gêne qui me paralysait. Ulna ne disait rien, mais de temps en temps elle regardait Clair dans les yeux, et j’avais la curieuse impression d’un échange, non point de sentiments, mais d’idées.
Après le dessert, Clair plia soigneusement sa serviette, repoussa sa chaise, et s’installa devant le feu, dans un fauteuil bas. D’un signe il m’invita à prendre place en face de lui, puis sonna la servante pour le café. Ulna était sortie. Elle revint tenant un journal plié en quatre, que Clair prit et me tendit. Un bref regard sur les gros titres m’indiqua qu’il datait d’environ six mois. J’allais le lui rendre, en demandant une explication, quand je vis, en bas de page, un article encadré au crayon rouge:
ENCORE LES SOUCOUPES VOLANTES
Kansas-City, 2 octobre.
Hier, le lieutenant George K Simpson Jr rentrait d’un exercice à bord de son chasseur F. 104, à la tombée de la nuit, quand il aperçut, à environ 25 000 pieds, une tache discoïdale qui se déplaçait rapidement. Il prit l’objet en chasse, et put s’en rapprocher. Il vit alors qu’il s’agissait d’un énorme disque à bords minces, dont il évalua le diamètre à trente mètres, avec une épaisseur au centre d’à peu près cinq mètres. L’objet se déplaçait à une vitesse que le lieutenant Simpson déclara, d’après la vitesse de son propre avion, dépasser 1 100 km à l’heure. La poursuite durait depuis une dizaine de minutes quand le pilote comprit que le mystérieux engin allait passer au-dessus du camp de N …, dont le survol est interdit à tout appareil non américain. La consigne étant formelle, le lieutenant Simpson attaqua alors l’engin. Il se trouvait à ce moment-là à environ 2 km de lui, légèrement plus haut. Piquant en survitesse, il tira une salve de fusées. « Je vis, raconte-t-il, mes fusées exploser sur le revêtement métallique. La seconde d’après, mon avion éclata et je me retrouvai en train de tomber dans la cabine largable. Heureusement le parachute fonctionna ! » Cette scène a eu de nombreux témoins au sol ; les experts examinent actuellement les débris de l’avion du lieutenant Simpson. Quant à l’engin mystérieux, il disparut, montant verticalement dans le ciel à une énorme vitesse.
Je rendis le journal à Clair, déclarant d’un ton sceptique:
« Je croyais pourtant que les rapports officiels américains avaient, après de longues enquêtes, coupé les ailes à ce canard. Il a décidément la vie dure ! »
Mon ami ne répondit rien. Il secoua lentement la tête, se pencha, prit avec les pincettes une braise dans le feu et alluma minutieusement sa pipe. Il tira quelques bouffées, fit signe à sa servante de servir le café. Ulna n’en prit pas. Nous bûmes en silence.
Clair hésitait. Je le connaissais bien et je sentais qu’il s’interrogeait. À la fin il servit le cognac, et, me regardant en face, dit:
« Tu sais que je ne suis pas totalement ignare en sciences physiques. Tu sais aussi que je suis réaliste, « matter of fact » comme disent les Anglais. Eh bien, j’ai une longue histoire à raconter sur cette soucoupe volante.
« Ne lorgne pas les bouteilles sur la table. Leur nombre est peut-être impressionnant, mais je t’assure qu’il ne sera pour rien dans ce que je vais te raconter. Peut-être serait-il pour quelque chose dans ma décision de parler ? Même pas. J’avais depuis longtemps décidé de tout te dire, la première fois que je te verrais. Voici donc mon histoire. Cale-toi bien dans ton fauteuil, car, comme je te l’ai dit, elle sera longue ».
Je l’interrompis:
« J’ai dans ma valise un enregistreur magnétique. Puis-je enregistrer ton laïus ?
— Si tu veux. Cela sera même utile ».
À peine l’appareil en place, il commença. Au moment où il prononçait les premiers mots, mon regard tomba sur la main d’Ulna, posée sur le bras de son fauteuil. Je compris pourquoi cette main m’avait paru si allongée: elle ne comportait que quatre doigts !
Comme tu le sais, commença Clair, je suis un grand chasseur. Ou du moins c’est la réputation que j’ai, quoique je tire rarement un coup de fusil. Une certaine adresse naturelle, mêlée à beaucoup de chance, font que je suis censé ne jamais revenir bredouille. Or le 1er octobre dernier — retiens bien cette date —, à la tombée de la nuit, je n’avais encore rien tiré. En temps ordinaire je ne m’en serais guère soucié, préférant voir vivre les animaux plutôt que de les tuer — j’en tue bien assez, hélas ! Pour mes expériences. Mais j’avais invité pour le surlendemain le maire de Rouffignac, ayant besoin de sa coopération pour un projet maintenant dépassé. Or cet homme aime le gibier. Je me décidai donc à un petit braconnage au phare. Comme le soleil venait de se coucher, je traversai la clairière au Magnou, en pleine forêt. Tu la connais comme moi: couverte d’ajoncs et de bruyères, au milieu des chênes et des châtaigniers, elle ne manque pas de pittoresque le jour, mais, à la nuit tombante, elle est sinistre. Je ne suis pas impressionnable, mais je me hâtai. Comme j’allais rentrer sous bois, je me pris les pieds dans une souche: ma tête porta contre un chêne, je m’assommai et m’évanouis fort proprement.
Quand je revins à moi, je ne murmurai pas le classique « où suis-je ? » Une douleur lancinante parcourait ma tête, mes oreilles bourdonnaient, et, pendant un instant, j’ai craint la fracture du crâne. Heureusement il n’en était rien. Ma montre marquait une heure du matin, la nuit était noire, et le vent soufflait, faisant craquer les arbres. Puis, au-dessus de la clairière, la lune illumina un nuage noirâtre, le bordant d’une féerique dentelle lumineuse. Je m’assis, cherchant mon fusil, que j’avais par bonheur déchargé avant ma chute. Je tâtonnai un moment dans les herbes humides et les branchages pourris, avant de le trouver. M’en servant comme d’une canne, je me dressai lentement, la face tournée vers la clairière. À mesure que je me dressais, mon rayon visuel s’agrandissait, et c’est alors que je vis la chose.
Ce fut d’abord pour moi une masse noire, une sorte de dôme montant au-dessus des bruyères et des ajoncs, masse indistincte dans la faible clarté. Puis la lune se dégagea un instant de ses voiles, et j’entrevis l’espace d’un éclair une carapace bombée, luisant comme du métal. Je t’avoue que j’eus peur. Cette clairière au Magnou se trouve à une bonne demi-heure de marche à travers bois de la route la plus proche et, depuis que le vieil original qui lui a donné son nom est mort, il n’y passe pas un homme par semaine. Tout doucement j’avançai jusqu’à l’extrême bord du bois et, me cachant derrière un châtaignier, épiai la clairière. Rien ne bougeait. Pas une lumière. Rien que cette énorme masse indécise, obscurité plus dense sur l’obscurité du bois.
Puis brusquement, le vent cessa. Dans le silence à peine rompu par quelques craquements de branches sèches, loin dans le bois — quelque sanglier en vadrouille — j’entendis des gémissements très bas.
Je suis médecin. Quoique mal en point moi-même, il ne me vint pas à l’idée de ne point porter secours à l’être qui gémissait ainsi, d’un gémissement d’homme, et non d’animal. Cherchant ma torche électrique, je l’allumai et la braquai devant moi. Le faisceau lumineux accrocha des reflets sur une énorme carapace métallique, lenticulaire, dont je m’approchai le cœur battant. Les plaintes venaient de l’autre côté. Je fis le tour de l’engin, m’empêtrant dans les bruyères, me piquant aux ajoncs, trébuchant, sacrant, flageolant encore sur mes jambes, soudain dévoré d’une curiosité qui balaya ma peur. Les gémissements devinrent plus distincts, et je me trouvai devant une porte métallique, trappe ouverte sur l’intérieur de la chose.
Ma lampe éclaira une courte coursive, absolument nue, fermée par une cloison de métal blanc. Sur le parquet métallique gisait un homme — ou du moins je crus d’abord que c’était un homme. Ses longs cheveux étaient blancs, et il me parut vêtu d’un maillot collant de couleur verte, luisant comme de la soie. D’une blessure à la tête coulait goutte à goutte un sang sombre. Comme je me penchais sur lui, ses plaintes cessèrent, il eut un bref frémissement et mourut.
Je pénétrai alors jusqu’au fond de la coursive. La paroi était unie, sans solution de continuité, mais j’aperçus sur la droite, à hauteur de la main, une saillie rougeâtre sur laquelle j’appuyai. La paroi se fendit en deux, et un flot de lumière bleutée m’éblouit. Tâtonnant, je fis deux pas en avant, et entendis la cloison se refermer derrière moi.
Protégeant mes yeux de ma main, je les ouvris lentement, et vis une pièce hexagonale, de cinq mètres environ de diamètre pour deux mètres de haut. Les murs étaient couverts d’appareils bizarres, et, au milieu de la pièce, sur trois fauteuils très bas, trois êtres étaient affalés, morts ou évanouis. Je pus alors les examiner à mon aise.
La première chose dont je me convainquis, c’est que ce n’étaient pas des hommes. La forme générale est analogue à celle de notre espèce: corps élancé, avec deux jambes et deux bras, et tête arrondie portée par un cou. Mais que de différences de détail ! Leur stature est plus gracile que la nôtre, quoiqu’ils soient de haute taille ; les jambes sont très longues, fines, les bras plus longs aussi ; les mains, grandes, possèdent sept doigts subégaux, dont, je le sus plus tard, deux sont opposables. Le front étroit et haut, les yeux immenses, le nez petit, les oreilles minuscules, la bouche aux lèvres minces, la chevelure d’un blanc platiné donnent à leur physionomie un aspect étrange. Mais le plus étrange est leur couleur de peau, d’un délicat vert amande, à reflets soyeux. Ils ne portaient comme vêtements qu’un maillot collant, vert également, sous lequel se dessinait leur longue musculature souple. Un des trois êtres étendus là avait une main fracassée, d’où le sang dégouttait sur le plancher, en tache verte.
Un moment indécis, je m’approchai de celui qui était le plus près de la porte, et touchai sa joue. Elle était tiède, ferme sous le doigt. Débouchant ma gourde, j’essayai de lui faire avaler une gorgée de vin blanc. La réaction fut prompte. Il ouvrit des yeux d’un vert pâle, me fixa une ou deux secondes, puis se dressa et courut vers un des appareils du mur.
Je jouais au rugby il y a quelques années encore, mais je crois n’avoir jamais réussi un si rapide placage de ma vie. En un éclair la pensée qu’il courait chercher une arme m’avait traversé l’esprit, et je ne voulais point le laisser faire. Il résista peu de temps, avec énergie, mais sans grande force. Comme il avait cessé de se débattre, je le lâchai, et l’aidai à se relever. C’est alors que la plus extraordinaire des choses se produisit: l’être me regarda en face, et je sentis se former en moi des pensées qui m’étaient étrangères.
Tu le sais, j’ai joué un certain rôle dans la polémique qui a opposé autrefois les médecins de ce département à ce charlatan qui prétendait guérir les aliénés en rééduquant leur cerveau par transmission de pensée. J’avais écrit sur cette question deux ou trois articles que je jugeais définitifs, réglant une fois pour toutes le problème et le rejetant au rang des balivernes sans fondement. C’est te dire qu’à mon ahurissement se mêla quelque dépit, et, pendant une ou deux secondes, j’envoyai mentalement au diable l’être qui était là et qui me prouvait mon erreur. Il s’en rendit compte, et quelque chose comme une expression de crainte passa sur son visage mobile. Je m’employai à le rassurer, disant à haute voix que je n’avais aucune intention mauvaise.
Tournant la tête, il vit son compagnon blessé, se précipita vers lui, fit un geste d’impuissance, et, venant vers moi, me demanda si je pouvais faire quelque chose pour lui. Il n’articula pas un mot, mais j’entendais en moi une voix sans timbre et sans accent. Je m’approchai du blessé, et, tirant de ma poche un bout de corde et un mouchoir propre, je m’en servis pour faire un garrot. Le sang vert cessa de couler. J’essayai alors de savoir s’il n’y avait pas un médecin dans l’équipage. Je ne fus compris que quand, dans ma pensée, je remplaçai le mot médecin par le mot « soigneur ».
« Je crains qu’il ne soit mort », répondit l’être à peau verte.
Il sortit pour le chercher. Il revint sans le ramener, mais me signala que dans les autres pièces plusieurs de ses compagnons étaient blessés. Comme je m’interrogeais, ne sachant que faire, celui que j’avais soigné revint à lui, puis l’autre, et je me trouvai entouré par trois étrangers à notre monde.
Ils ne me menacèrent pas, le premier leur ayant rapidement expliqué les événements. J’appris alors que, quand ils ne se regardent pas en face, ou quand ils sont un peu éloignés les uns des autres, la transmission de pensée ne se fait pas: ils parlent. Leur langage est une suite de susurrements modulés, très rapides.
Celui que j’avais ranimé, et dont on pourrait rendre le nom en français par Souilik, sortit dans la coursive et rapporta le cadavre du médecin du bord.
L’étrange nuit que j’ai passée là ! Jusqu’à l’aube je fis des pansements à ces êtres inconnus. Ils étaient, non compris deux morts, au nombre de dix. Parmi eux se trouvaient quatre « femmes ». Comment décrire la beauté de ces créatures ? L’œil s’habituait très vite à la couleur bizarre de leur peau pour ne plus voir que la grâce des formes et la souplesse des mouvements. Auprès d’eux, le plus bel athlète eût paru raide, la plus jolie fille gauche. Outre deux bras cassés, et des contusions, il y avait plusieurs blessures qui me parurent faites par des éclats d’obus. Je les soignai de mon mieux, aidé par deux des femmes. J’appris en même temps une partie de leur histoire, que je ne résumerai pas, car j’eus depuis l’occasion d’en savoir bien davantage !
L’aube vint, une aube mouillée. Le ciel était couvert, et bientôt la pluie ruissela sur la carapace bombée de leur engin. Pendant une accalmie, je sortis et en fis le tour. Il se présentait comme une lentille absolument lisse, sans hublot visible, faite d’un métal poli, sans peinture, légèrement bleuté. Sur le côté opposé à l’entrée se creusaient deux ouvertures déchiquetées, d’environ trente centimètres de diamètre. Je me retournai en entendant un léger bruit de pas: Souilik et deux de ses compagnons s’approchaient, portant un tube de métal jaune et quelques plaquettes de tôle.
La réparation fut vite faite. Souilik promena le tube de métal jaune tout autour des déchirures de la coque. Il ne jaillit nulle flamme. Pourtant le métal fondit rapidement. Une fois les trous régularisés, une tôle fut posée sur chacun, puis le tube jaune promené de nouveau, après en avoir modifié le réglage. La plaque ainsi traitée se ramollit, adhéra à la coque, obturant les trous de telle façon qu’il me fut impossible de voir une ligne de soudure.
Je regagnai l’intérieur de l’engin avec Souilik et pénétrai dans la pièce située sous la partie endommagée de la coque. La double coque interne était déjà réparée, mais l’aménagement était encore en triste état. La pièce avait dû servir de laboratoire, et elle comportait une longue table centrale, encore chargée de débris de verre, de fils embrouillés et d’appareillages compliqués aux trois quarts écrasés. Penché sur eux, un être de haute taille essayait de rétablir les connexions.
Souilik se tourna vers moi, et je sentis sa pensée m’envahir.
« Pourquoi les habitants de cette planète nous ont-ils attaqués ? Nous ne leur faisions pas de mal, nous cherchions simplement à prendre contact avec vous, comme nous avons déjà fait pour mains autre monde. Ce n’est que dans les Galaxies Maudites que nous avons rencontré une telle hostilité. Deux des nôtres ont été tués, et nous avons été contraints de détruire l’engin qui nous a assailli. Notre ksill fut endommagé, et nous dûmes atterrir ici, brutalement, ce qui causa encore des dégâts et des blessures. Et nous ne savons pas encore si nous pourrons repartir ! »
— Je regrette infiniment tout ceci, croyez-le bien. Mais la Terre est actuellement en grande partie entre les mains de deux empires rivaux, et tout engin inconnu leur semble facilement ennemi. Où avez-vous été attaqués ? À l’est ou à l’ouest de ce pays ?
— À l’ouest. Mais en seriez-vous encore à la période des guerres sur une seule planète ?
— Hélas ! Oui. Il y a peu d’années encore une telle guerre a ensanglanté le monde entier, ou presque ».
L’« homme » de haute taille prononça une courte phrase.
« Il ne nous sera pas possible de nous envoler avant deux jours, me transmit alors Souilik. Vous allez repartir, et faire savoir aux habitants de cette planète que, quoique pacifiques, nous avons les moyens de nous défendre.
— Je vais repartir, en effet, dis-je. Mais je ne pense pas que dans ce pays-ci vous couriez aucun risque. Cependant, pour éviter tout incident, je ne dirai rien de votre présence. Il ne passe pas un homme par mois, ici, en cette saison. Si vous le permettez, je reviendrai vous voir ce soir ».
Je partis sous la pluie, en boitant. Tout en pataugeant dans les parties marécageuses du bois, la figure fouettée par les frondaisons humides, je songeais à l’invraisemblable aventure. Ma décision était déjà prise: dès le soir je reviendrais.
Je retrouvai mon auto, et regagnai le village. Ma vieille nourrice poussa des hauts cris quand elle me vit: j’avais une profonde coupure au cuir chevelu, les cheveux noirs de sang coagulé. Je racontai une vague histoire d’accident, me soignai, fis ma toilette et déjeunai de fort bon appétit. La journée me parut terriblement longue et, dès le crépuscule, je préparai mon auto. J’attendis cependant la nuit close pour filer, prenant des chemins détournés.
Je garai ma voiture sous le bois, ne voulant pas attirer l’attention en la laissant arrêtée sur la route. Puis je m’enfonçai sous les arbres, dans la direction de la clairière au Magnou. Dès que je fus assez loin de la route, j’allumai ma torche électrique, évitant ainsi de trop me piquer aux ajoncs. Je parvins sans encombre à proximité de la clairière. Il en émanait une lueur verdâtre, très faible, semblable à celle du cadran d’une montre lumineuse. Je fis encore quelques pas, butai sur une racine, et m’étalai à grand bruit. Alors, avec un froissement, les arbustes et les genêts se penchèrent vers moi, et, quand je me fus relevé, je me trouvai dans l’incapacité absolue d’avancer.
Non point que j’aie eu l’impression d’un mur. Rien de tel. Simplement, à partir d’une certaine limite, marquée par un cercle de végétation inclinée vers l’extérieur, l’air semblait d’abord visqueux, puis devenait rapidement compact, sans que du reste la limite fût nette, ni invariable. Parfois je pouvais avancer de quelques décimètres, puis je me trouvais repoussé sans brutalité en arrière. Je n’éprouvais par ailleurs aucune gêne respiratoire. Tout se passait comme si, d’un centre occupé par la soucoupe volante, étaient partis des trains d’ondes répulsives. Pendant dix minutes je m’entêtai à essayer de franchir ce cercle, sans y parvenir. Je comprends parfaitement l’effroi que ressentit, le lendemain, le Bousquet. Mais je te raconterai cela tout à l’heure.
À la fin, je hélai, sans trop élever la voix. Un vif faisceau lumineux jaillit de la soucoupe, m’enveloppa, passant à travers les branches. En même temps le mur élastique parut céder, et j’avançai d’environ deux mètres. Puis il durcit de nouveau, et cette fois je fus pris à l’intérieur, sans possibilité d’avancer ni de reculer. Le faisceau lumineux se posa sur moi. Ébloui je tournai la tête, et béai d’étonnement: à un mètre derrière moi il s’arrêtait net, comme tronqué, sans éclairer plus loin, et je suis sûr que quelqu’un, placé sur le prolongement de son trajet, mais à quelques centimètres au-delà de cette limite, n’eût point perçu de lumière. Depuis, sur Ella, j’ai vu bien d’autres prodiges, mais sur le moment cela me parut absolument invraisemblable, et contraire à tout bon sens.
Je sentis un attouchement à l’épaule, et tournai de nouveau la tête vers la clairière. Une des « femmes » se tenait devant moi. Je n’eus pas la sensation d’une transmission de pensée, et pourtant je sus tout de suite qu’elle s’appelait Essine, et venait me chercher. À mon étonnement nous avançâmes sans difficulté, et quelques instants après je me trouvai devant l’engin.
Je fus reçu avec cordialité et sans aucune méfiance apparente. Souilik se borna à me transmettre: « Je t’avais bien dit que nous avions des moyens de défense ». Je demandai des nouvelles des blessés. Ils allaient tous considérablement mieux ; après le désarroi et la confusion de l’atterrissage forcé de la nuit dernière, les Hiss — t’ai-je dit qu’ils se nomment ainsi ? — s’étaient très rapidement réorganisés et, comme complément à mes premiers soins, d’autant plus rudimentaires que j’ignorais tout alors de leur anatomie et de leur physiologie, avaient mis en marche leur merveilleux générateur de rayons biotiques, dont je reparlerai plus tard.
L’intérieur de la soucoupe était complètement réparé, mais beaucoup des multiples appareils du « laboratoire », étaient encore en débris. L’homme de très grande taille, dont le nom était Aass, y travaillait fébrilement, en compagnie de deux autres et d’une femme. Je vis sur son visage vert une expression préoccupée, exactement semblable à celle qu’avait mon père quand ses calculs ne le satisfaisaient pas. Brusquement il se tourna vers moi, et transmit:
« Serait-il possible, sur Terre, de trouver deux kilos de tungstène ».
Bien entendu il ne me transmit ni le mot Terre, ni le mot kilo, ni le mot tungstène, et pourtant je compris, sans erreur possible, le sens de sa question.
« Cela me paraît difficile », pensai-je à haute voix.
Il eut un geste bref, puis transmit:
« Alors, nous sommes condamnés à vivre sur cette planète ! »
Et, en même temps que la pensée pure, je reçus le choc du désespoir qui l’assaillait.
« Je me suis mal fait comprendre », dis-je.
Un de mes clients, au château de la Roche, était un ancien directeur de fonderie, et il m’avait souvent fait admirer sa collection d’aciers spéciaux et de métaux rares. Le tungstène étant très dense, il n’était pas impossible que le petit bloc qu’il possédait pesât deux kilos. Le difficile serait de le convaincre de s’en dessaisir. Mais, en mettant les choses au pis, il ne serait pas impossible, quoique plus long, de trouver cette quantité de métal ailleurs.
À mesure que je leur transmettais mes réflexions, le visage de mes hôtes s’éclairait. Je leur promis de m’en occuper dès le matin et, sentant que je les dérangerais dans leur travail, je repartis, sans aucune difficulté, sauf une lente et puissante poussée dans le dos quand je franchis le cercle.
Je me présentai à neuf heures au château de la Roche. Mon client était absent. Le cœur battant, j’expliquai à sa femme le but de ma visite, prétextant une expérience importante et urgente. Non, le bloc exposé ne pesait pas deux kilos, mais celui qui était dans le tiroir sous la vitrine dépassait ce poids. Oui, elle consentait à me le prêter, à condition de lui promettre de le rapporter dans un délai ne dépassant pas un mois. En fin de compte, je le lui rapportai huit jours après, comme tu le verras, ou plutôt j’en rapportai un équivalent.
Pensant que mes mystérieux amis en avaient besoin le plus tôt possible, je filai droit sur la clairière au Magnou. Le cercle répulsif n’existait plus. Je fus accueilli par Souilik, à qui je remis le bloc. Je ne restai pas avec eux, ayant rendez-vous avec le maire à midi. Il fut entendu que je passerais la journée du lendemain, leur dernière journée sur Terre, pensaient-ils, dans la « soucoupe », car ils avaient de nombreuses questions à me poser sur notre planète. De mon côté, je comptais leur proposer de revenir sur Terre en un endroit plus sûr. Je pensais à ce moment-là aux Causses, au Sahara, ou à quelque chose de ce genre.
Pendant tout le repas de midi, je fus distrait. Un de mes fermiers m’avait finalement apporté le lièvre nécessaire. Le maire était euphorique, mais je n’en profitai nullement pour pousser mes avantages. Je me repris un peu après le café et les liqueurs.
Vers quatre heures de l’après-midi, comme nous sortions de table, on sonna à ma porte. Je ne sais pourquoi j’eus le pressentiment d’un grave ennui en marche. C’était le Bousquet, un assez mauvais sujet, braconnier et chemineau, qui voulait parler à M. le maire.
Égayé par cette requête imprévue — d’habitude le Bousquet évitait soigneusement tout ce qui, de près ou de loin, ressemblait à l’autorité — le maire me demanda s’il pouvait le recevoir chez moi:
« Nous en aurons fini dans un moment, et nous pourrons parler ensuite sérieusement de ce qui nous occupe ».
Bien entendu j’acquiesçai, et on fit entrer le Bousquet. Je le connaissais déjà pour l’avoir soigné une fois ou deux, gratuitement bien entendu. En reconnaissance, il m’avait indiqué plusieurs endroits giboyeux.
Il ne perdit pas son temps en politesses:
« Monsieur le maire, il y a des diables dans la clairière au Magnou ! »
Je dus pâlir. Ainsi, mes « amis » étaient découverts !
« Des diables ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ? », Rétorqua le maire, bon vivant nullement superstitieux.
« Oui, monsieur le maire. Des diables. Je les ai vus.
— Ah ? Et à quoi ressemblent-ils, tes diables ?
— À des hommes. À des hommes verts. Et il y a des diablesses avec !
— Voyons, explique-toi. Comment les as-tu vus ?
— Eh bien, monsieur le maire, j’étais en train de me promener dans les bois, pas loin de la clairière. J’entends un bruit de branche cassée, je pense à un sanglier, je prends mon fusil …
— Ah ! Tu te promenais avec ton fusil ? Tu n’as pas de permis, je pense.
— Euh …
— Passons. Voyons tes diables.
— Je prends donc mon fusil et je me retourne, et je me trouve nez à nez avec une diablesse.
— Fichtre ! Elle était jolie ?
— Pas vilaine, mais la peau verte ! De saisissement, le coup part ».
Je jurai à part moi.
« Je ne la touche pas, le canon était vers la terre, mais elle a peur, elle fait un geste de la main, et me voilà par terre comme si j’avais reçu une bourrade. Puis elle tourne le dos et se met à courir. Je me relève, furieux, je la poursuis. Elle courait plus vite que moi, je la perds de vue, j’arrive à vingt mètres de la clairière, et je me casse le nez contre un mur !
— Comment ça ? Il n’y a pas de mur ! Je connais cette clairière comme ma poche !
— Je m’explique mal, monsieur le maire. Je sais bien qu’il n’y a pas de mur, mais c’était tout comme. Je ne pouvais plus avancer. Et les arbres étaient courbés comme s’il y avait fort vent, et pourtant il n’y avait pas de vent ! »
Je pensai à ma propre expérience, et je compris facilement le désarroi du Bousquet.
« Je peux pas avancer, donc. Je regarde à travers les arbres, et je vois une dizaine de diables occupés autour d’une grande machine brillante, comme un gros couvercle de lessiveuse. Ils entraient et sortaient par une porte. Je reconnais ma diablesse en train de parler à un autre diable, mais j’étais trop loin pour entendre les paroles. Alors tous les diables regardent vers moi, et rient ! Puis quelque chose est tombé sur moi sans que je voie rien, et j’ai été roulé dans les ajoncs jusqu’à cent bons mètres de la clairière. Là, ça m’a lâché. J’ai couru jusqu’à la route, et puis je suis venu vous avertir ».
Le maire le considérait d’un air sceptique:
« Tu es sûr que tu n’as rien bu, aujourd’hui ? Pas trop de pinard, ou de rhum ?
— Non, monsieur le maire. À peine deux litres de rouge, comme tout le monde, en mangeant.
— Hum, qu’en pensez-vous, docteur ? »
J’essayai de gagner du temps, et mentis sans scrupule:
« Vous savez, pour peu que cet homme ait le foie malade, deux litres suffisent. Il a la réputation de boire. Le délirium fait plutôt voir des éléphants que des diables verts, mais on ne sait jamais …
— Bon, ça va. Reviens me voir dans une heure à la mairie. J’ai des affaires plus sérieuses à traiter que tes diables ».
Le Bousquet sortit, hochant la tête. Le maire déclara alors:
« Il est évidemment saoul, quoiqu’il ne titube pas. Des diables ! Voyez-moi ça ! Et quand bien même ! C’est l’affaire du curé, pas la mienne ! »
J’opinai de la tête, l’esprit ailleurs. Comment lâcher le maire, sans le vexer, de façon à pouvoir prévenir mes « amis » ?
En fait, il n’y eut pas moyen. Je dus discuter pied à pied la question qui nous séparait, et il ne partit que vers six heures.
Je sortis immédiatement, et allai à Rouffignac. De nombreux petits groupes stationnaient sur la place. Le Bousquet avait parlé, et l’affaire grossissait de minute en minute. Il était déjà question de deux cents diables crachant le feu. Pourtant tout cela ne m’inquiétait guère, car nul ne semblait avoir envie d’aller vérifier les faits sur place. Un reste de crépuscule sinistre traînait à l’ouest, le vent soufflait, et il allait pleuvoir.
Après Rouffignac, je pris la route qui conduisait au bois. Un kilomètre plus loin, je fus obligé de freiner. Dans la lumière des phares se tenaient une douzaine de paysans, en qui je reconnus mes compagnons de chasse habituels. Tous avaient leurs fusils. Je stoppai.
« Où allez-vous ainsi ? À la chasse, ou à la guerre ?
— À la chasse au diable, oui, monsieur Clair.
— Comment ? Vous croyez un seul mot de ce que raconte ce vieux blagueur de Bousquet ? Il était fin saoul quand il a raconté son histoire. Le maire vous le dira !
— Lui peut-être. Mais pas la Marie de Blanchard. Elle les a vus elle aussi, et elle est à moitié folle de peur. Votre confrère la soigne.
— Ah ! Fichtre ! Et c’est dans la clairière au Magnou qu’elle les a vus, elle aussi ?
— Oui. Aussi nous y allons. Nous verrons si les diables résistent aux chevrotines.
— Attention ! Vous allez faire une bêtise. Ce n’est pas votre affaire, mais celle de la gendarmerie. Après tout, ils n’ont fait de mal à personne, vos diables.
— Pourquoi se cachent-ils, alors ? C’est peut-être des espions russes déguisés.
— Ou américains, dit une voix que je reconnus pour celle du contremaître des carrières de kaolin.
— Alors ça vous regarde encore moins. Ça regarde la Sécurité du Territoire !
— Ouais ! Et le temps qu’ils viennent, ils seront partis ! Non, on y va ».
Ma décision fut rapidement prise. Je ne pouvais songer à expliquer la vérité. Le plus urgent était d’avertir les Hiss.
« Bon. Alors j’y vais aussi. Je passe devant ! »
Avant qu’ils aient pu dire quoi que ce soit, je fis foncer ma voiture. La pluie qui menaçait commença à tomber en grandes flèches liquides, au travers du rayon des phares. J’entendis des cris derrière moi, mais me gardai de stopper, et accélérai au contraire.
Les cris décrurent, et se perdirent dans la pluie. J’arrêtai un peu après le chemin qui conduit à la clairière, et garai ma voiture dans un autre petit chemin, sous les châtaigniers. Je courus ensuite à travers bois, embarrassé par mon imperméable, essayant de n’utiliser que le moins possible ma torche électrique. La pluie crépitait sur les ramures à demi dépouillées, le tronc des arbres était froid et visqueux de lichens, la mousse imbibée d’eau giclait sous mes pieds. Parti trop vite, j’eus bientôt un point de côté. Loin derrière moi, sur la route, passèrent une ou deux autos.
J’arrivai enfin près de la clairière. Il y régnait une lueur verdâtre, qui émanait d’un dôme opalescent se dressant à l’emplacement de la « soucoupe ». Que s’était-il donc passé ? J’écartai violemment le dernier rideau d’arbustes, pénétrai dans l’espace découvert où la pluie s’abattait avec une violence redoublée. Je parvins à toucher la base du dôme, et compris: ce n’était que la pluie ruisselant sur une invisible surface de répulsion. Mes « amis » les Hiss avaient là un parapluie peu banal !
J’appelai, sans oser trop élever la voix, de peur d’alerter les « chasseurs de diables » qui devaient maintenant être entrés sous-bois. Au bout de quelques minutes, une ouverture se dessina dans le rideau de pluie, je la franchis et me trouvai au sec, en face de Souilik.
« Qu’y a-t-il ? Me transmit-il.
— Vous allez être attaqués. Mes compatriotes vous prennent pour des êtres malfaisants. Il faut que vous partiez immédiatement !
— Nous ne pouvons pas partir avant le jour. Mais nous ne craignons rien avec notre « essom », rien en tout cas de vos compatriotes ».
Par « essom », je compris qu’il voulait indiquer le rideau répulsif.
« Vous ne pouvez vraiment pas partir ? » demandai-je, ennuyé par toutes les complications que je prévoyais.
« Non. Les moteurs ne sont pas complètement réparés, et il serait trop dangereux de passer dans l’ahun sans nous être éloignés d’une planète ».
Comme chaque fois qu’il sentait que la transmission d’idée n’était pas possible, il avait prononcé le mot.
« Qu’est-ce que l’ahun ? »
Il ne répondit pas.
Essine, la « femme », parut alors, et me transmit:
« Venez dans le ksill ».
Nous la suivîmes. Je me trouvai de nouveau en présence d’Aass, le Hiss de très haute taille que j’avais vu déjà, dans le laboratoire saccagé. Il se fit répéter notre conversation, puis me demanda:
« Quels sont les moyens d’attaque de votre peuple ?
— Oh ! Ils sont variés, et quelques-uns puissants (je pensai à la bombe atomique), mais ceux qui vous menacent ne le sont pas beaucoup ».
Et je fis une description mentale du fusil de chasse. Aass eut l’air rassuré:
« Dans ce cas, le danger n’est grand, ni pour nous, ni pour eux ».
Dehors retentirent quelques coups de feu, puis des exclamations désappointées. Aass tourna un commutateur. La lumière s’éteignit, toute une paroi de la pièce sembla disparaître. Je vis la clairière comme si j’y étais, et comme s’il faisait grand jour. La pluie avait cessé, et, à la lisière du bois, juste à l’entrée du chemin, silhouettes humaines épaulaient leurs fusils. Quatre Hiss les regardaient placidement. Les coups partirent, suivis du même chœur désappointé: les chevrotines s’étaient une fois de plus heurtées au barrage invisible. On les voyait, suspendues en l’air, petites taches incandescentes bien groupées, immobiles.
Aass susurra quelques mots à Essine. Elle sortit, et, quelques instants après, tous les Hiss étaient rentrés dans l’appareil, laissant les hommes à leur inutile faction.
Toute la nuit, les Hiss travaillèrent, agissant comme si je n’existais pas. Ils ne cherchèrent du reste pas à me cacher quoi que ce soit, et je vis remettre en état un certain nombre d’engins compliqués, dont je ne pus deviner ni le principe, ni l’usage.
Quand une aube mouillée éclaircit l’est, au-dessus de la ligne noire des arbres, tout était prêt pour le départ, et les assiégeants étaient encore là. On les entrevoyait parfois remuer derrière les troncs humides. Ils avaient dû passer une inconfortable nuit, sous la pluie et dans l’anxiété. J’étais inquiet moi-même, passablement fatigué, et perplexe: si je ne pouvais sortir du ksill sans être vu, cela signifiait pour moi d’interminables semaines d’enquêtes, d’interviews, d’ennuis de toutes sortes.
Je réfléchissais ainsi, morose, assis dans un fauteuil, dans la salle où j’avais vu pour la première fois un Hiss vivant. Aass me toucha l’épaule:
« Qu’y a-t-il ? Tu émets depuis longtemps des ondes d’inquiétude ».
Je lui expliquai brièvement.
« Ce n’est pas difficile. Tout à l’heure nous allons partir. Nous te déposerons un peu plus loin, dans une autre clairière. Nous te remercions d’être venu nous avertir et surtout d’avoir soigné nos blessés, lors de notre accident ».
Il resta un moment sans rien transmettre.
« Nous ne pouvons songer à t’emmener sur Ella. La loi est formelle: pas de contacts avec les planètes où la guerre existe encore. Je le regrette. Ton monde me semble comporter à la fois beaucoup de sauvagerie et beaucoup de civilisation. Plus tard, quand votre humanité se sera assagie, nous reviendrons. Peut-être même avant, si le danger des Misliks se précise assez pour que la loi soit abolie. À moins que d’ici là votre humanité se soit détruite elle-même, comme celles des planètes Aour et Gen, du soleil Ep-Han. Comment nommez-vous votre planète ?
— Terre, dis-je, tout au moins dans mon pays. Ailleurs Earth …
— Tserr, répéta-t-il à haute voix. C’est curieux. Dans notre langue, cela signifie violence, mais aussi force. Et Eurss, c’est l’orgueil. Viens avec moi ».
Il me conduisit dans la pièce qui renfermait les appareils les plus compliqués. Souilik s’y trouvait, avec Essine et une autre « femme ».
« Nous allons partir. Mais auparavant, il convient d’éloigner tes compatriotes. Il est dangereux d’être trop près d’un ksill qui décolle ».
Souilik manœuvra quelques délicates manettes, Essine éteignit la lumière, et la clairière se dessina sur la paroi. Les paysans montaient toujours leur garde têtue derrière les arbres. Aass émit le petit sifflement saccadé qui sert de rire aux Hiss.
« Regarde bien », me transmit-il.
Derrière un tronc noueux, aussi nettement visibles que si j’avais été à trois pas, pointaient un bord de chapeau, un canon de fusil, et une moustache raide: le père Carrère ! Subitement il jaillit de derrière son arbre, bousculé cul par-dessus tête, perdant son fusil, roulé dans les ajoncs et les bruyères, gesticulant, lâchant une merveilleuse bordée de jurons patois, que retransmit fidèlement l’appareil d’écoute. Il disparut derrière un fourré de jeunes châtaigniers. À droite et à gauche, ses compagnons subissaient le même sort.
Aass jeta un ordre.
« Ils sont assez loin, m’expliqua-t-il. Nous partons ».
Je n’entendis nul bruit, je ne sentis pas la moindre vibration, et, chose qui me surprit, je n’eus pas la moindre sensation d’accélération. Le sol s’enfonça rapidement sous nous. J’entrevis la clairière, avec la trace du ksill marquée par les ajoncs écrasés. Nous étions déjà loin.
« Il y a une autre clairière à quelque distance à l’est, dis-je. Vous pourrez m’y déposer ».
Maintenant que les Hiss allaient sortir de ma vie à jamais, je me trouvais plein de curiosité à leur égard, dévoré du désir de partir avec eux, et bouleversé de rage à l’idée qu’un concours stupide de circonstances ne me permît pas d’en apprendre davantage à leur sujet. Déjà la nouvelle clairière se dessinait, plus étroite que celle au Magnou, mais largement suffisante. Nous descendions maintenant très vite.
À ce moment, par hasard, je regardai le ciel sur l’écran. À notre gauche, grossissant rapidement, trois points noirs groupés arrivaient. Je compris vite de quoi il s’agissait: trois des nouveaux Mirages III du camp de Périgueux, capables d’une vitesse dépassant 2000 km/h.
« Attention, danger ! », criai-je, sans penser que les Hiss ne pouvaient comprendre notre parole articulée.
Aass les avait vus également, et, au lieu de continuer à descendre, nous montâmes. Les chasseurs nous suivirent. L’un d’eux nous dépassa, si proche que je vis nettement le pilote casqué et masqué dans le cockpit.
À son poste de pilotage, Souilik manœuvra fébrilement une série de manettes. Nous laissâmes loin derrière nous les chasseurs, petits points noirs diminuant de taille, de plus en plus bas, de plus en plus loin. D’instant en instant s’agrandissait la surface de la Terre que je pouvais embrasser d’un seul coup d’œil. Le ciel vira au bleu foncé, à l’indigo, puis au noir, les étoiles apparurent en plein jour. Je compris que nous quittions l’atmosphère !
Moins d’une demi-heure après notre départ, la Terre était visible en son entier, grosse boule bleuâtre barrée de traînées blanches.
Nous restâmes immobiles dans l’Espace tout le temps du « conseil de guerre » qui se tint devant moi. Mes compagnons ne firent rien pour me cacher la discussion en cours. Au contraire Essine ne manqua pas de me transmettre toutes les parties importantes. En gros, Aass était d’avis d’attendre la nuit pour me débarquer. Souilik, au contraire, appuyé par Essine et par deux autres Hiss, voulait m’emmener sur leur planète Ella. Son principal argument semblait être que j’étais un représentant de la « planète humaine » la plus éloignée qu’ils connussent, que d’autre part la règle de ne point établir de relations avec les mondes où régnait encore la guerre ne concernait que les planètes galactiques, et non les extragalactiques. Il était évident, ajoutait-il, que notre humanité n’avait pas la moindre notion du « chemin de l’ahun », et que, en conséquence, Ella ne courait aucun danger. Il serait toujours temps de me ramener. En outre, qui pouvait négliger le moindre appui, quand les Misliks menaçaient à moins d’un million d’années-lumière ? Qui pourrait surtout, insista-t-il, négliger l’appui d’une humanité à sang rouge ?
Finalement Aass se tourna vers moi, et me dit:
« Si vous le voulez, nous allons vous emmener sur notre planète, à condition que nos aliments puissent vous convenir, car le voyage est long. Vous allez donc manger avec nous. Si tout va bien, nous partirons ensemble pour Ella. Nous vous ramènerons plus tard ».
Et c’est ainsi que je pris mon premier repas extraterrestre, repas qui devait être suivi de bien d’autres. La « soucoupe » ou, comme je dirai à partir de maintenant, le ksill, se tenait immobile, à environ 25 000 kilomètres de la Terre.
Chez les Hiss, le repas, sauf dans le cas de banquets solennels, se prend debout. Nous mangeâmes dans la pièce même où nous nous trouvions. Les aliments consistaient en une gelée rose, de très bon goût, des biscuits qui me parurent faits avec de la farine d’une céréale, arrosés d’un liquide ambré rappelant l’hydromel. Les assiettes et les cuillers étaient d’une matière transparente bleue, très belle, et, je m’en convainquis en laissant tomber mon assiette, absolument incassable. À mon grand soulagement je fus rapidement rassasié, et je digérai parfaitement cette nourriture.
Je passai l’après-midi à regarder la Terre, cette Terre que j’allais quitter pour aller je ne savais où. Le soir, après un repas analogue, on me désigna un lit bas. Malgré mon excitation mentale, la fatigue me donna un prompt sommeil.
Quand je me réveillai, j’étais seul dans la pièce. Un léger ronronnement venait d’à côté. Je me levai, passai la porte et me trouvai en face d’Aass.
« J’allais te réveiller, transmit-il. Vous autres, terrestres, dormez longtemps ».
Et il me conduisit dans la pièce-laboratoire.
Avant de continuer, il est temps, je crois, que je te donne une idée de la répartition des pièces dans un ksill. Elle est à peu près invariable. Les ksills ont une forme extérieure de lentille aplatie, dont le diamètre varie de 15 à 150 mètres, et l’épaisseur de 2 à 18 mètres. Dans un ksill de taille moyenne, comme celui dans lequel je me trouvais, et qui mesurait 30 mètres sur 3,50 m, le centre est occupé par le poste de direction, le séall, pièce hexagonale d’environ 5 mètres de côté. Autour se trouvent six autres pièces de même dimension, servant à des usages divers: dortoir, laboratoire, salles des moteurs (il y en a trois), etc. Autour de ces pièces, et diminuant rapidement de hauteur vers la périphérie, se placent les magasins de vivres, les accumulateurs d’énergie, les réservoirs d’air, etc. L’équipage normal d’un ksill de ce type est de douze personnes.
Dans le laboratoire, les neuf survivants — sans compter Aass — étaient réunis. Pour la première fois je les vis tous à la fois. Il y avait cinq hommes et quatre femmes. Contrairement à ce qui se passe habituellement quand on entre en contact avec une race différente de la sienne, je n’eus aucune difficulté à les distinguer. Aass était de loin le plus grand, me dépassant de quelques centimètres. Les autres étaient tous nettement plus petits que moi. Aucune femme n’atteignait 1 mètre 65. J’avais déjà été en contact avec deux d’entre eux, en plus d’Aass, Souilik et Essine.
Comme dans un salon, Aass fit les présentations. D’après ce que je compris, lui-même était physicien, ou, comme il me le transmit, il « étudiait les forces ». Il commandait en outre l’expédition. Souilik était chef de bord, et commandait le ksill. Deux autres étaient « matelots », si je puis dire. Les deux derniers hommes s’occupaient des planètes, je traduisis pour moi: astronomes. Comme je l’ai dit, le docteur de l’expédition avait été tué lors du brutal atterrissage. L’autre mort, spécialiste d’astronomie stellaire, avait été tué par les fusées de l’avion américain. Parmi les quatre femmes, deux étaient botanistes, une psychologue. Essine s’occupait d’anthropologie comparée.
On me demanda quel était, sur Terre, mon travail. Je répondis que j’avais fait des études de médecine, mais que maintenant j’étudiais la vie. Ils parurent très satisfaits de cette réponse.
Ils partirent alors dans une vive conversation parlée, qu’ils ne jugèrent pas utile de me traduire. Puis ils se dispersèrent, et je me trouvai seul dans le laboratoire, avec Aass et Souilik. Aass me fit asseoir, puis me transmit:
« Nous avons décidé de t’emmener sur notre planète. Ne me demande pas à quelle distance elle est de la Terre. Je n’en sais rien, tu comprendras bientôt pourquoi. Elle est dans le même univers que le nôtre, le même univers au sens large, car sans cela il ne nous aurait pas été possible de venir chez vous. Nous allons entreprendre le voyage de retour. Quand nous arriverons sur Ella, les Sages décideront de ton sort. Au pire, tu seras ramené chez toi.
« Il y a deux cent quarante émis seulement que nous explorons le « Grand Espace » (un émis correspond à deux ans et demi terrestres). Nous connaissons par centaines déjà les mondes où vivent des humanités plus ou moins semblables à la nôtre, mais c’est la première fois que nous rencontrons une planète où le sang des hommes soit rouge. Tu es donc intéressant à étudier, et c’est la raison pour laquelle nous t’emmenons sur Ella, malgré la loi d’exclusion.
« Nous allons, maintenant que nous sommes assez loin de la Tserr, passer dans l’ahun. Ne t’effraie de rien, mais ne touche aucun appareil. D’après ce que nous avons pu voir de l’engin qui nous a attaqués, vous en êtes encore aux moteurs chimiques. Tu ne peux donc comprendre les nôtres.
— Nous avons aussi des moteurs physiques, dis-je. Mais qu’est-ce que l’ahun ?
— C’est le Non-Espace, qui entoure l’Espace, et le sépare des univers négatifs. Et c’est aussi le Non-Temps. Dans l’ahun, il n’y a pas de distances, il n’y a pas de durée. Et c’est pourquoi je ne puis te dire à quelle distance Ella se trouve de ta planète, quoique nous sachions que cette distance dépasse un million d’années-lumière.
— Mais vous disiez tout à l’heure que la Terre est la planète la plus lointaine que vous connaissiez ! »
Aass tordit les lèvres, ce qui, chez lui, je le sus plus tard, était un indice de perplexité.
« Comment te faire comprendre ? À vrai dire nous ne comprenons pas nous-mêmes. Nous utilisons. Voici: l’Espace et le Temps sont liés, tu sais ça ?
— Oui, un physicien de génie l’a établi, il y a peu de temps.
— Bon, l’Espace-Temps, l’univers, flotte dans l’ahun. L’Espace est fermé sur lui-même, mais le Temps est ouvert: le passé ne revient pas. Nulle chose ne peut exister dans l’ahun, où l’espace n’existe pas. Aussi allons-nous détacher un petit morceau d’Espace, qui va se refermer sur le ksill, et nous allons nous trouver enfermés dans cet espace, dans l’ahun, à côté, si ces mots ont un sens, du Grand Espace de l’univers, mais sans nous confondre avec lui. Nous allons dériver par rapport à lui. Au bout d’un temps donné, temps de notre ksill, nous ferons la manœuvre inverse, et nous nous retrouverons dans l’Espace-Temps de l’univers, en un point qui, l’expérience l’a montré, ne sera pas éloigné d’Ella de plus de quelques millions de vos kilomètres. Cette fois-ci, pour le retour, nous allons passer du côté externe de l’Espace-Temps. Pour l’aller, nous sommes passés du côté interne.
Il est possible que nous fassions, en même temps qu’un voyage dans l’Espace de qui sait combien de milliards de kilomètres, un voyage dans le Temps. Mais je ne saurais l’affirmer, la physique de l’ahun est encore trop récente. Peut-être nous, les Hiss, n’existons-nous pas encore par rapport à votre planète. Peut-être avons-nous disparu depuis des millénaires, mais je ne le crois pas, à cause des Misliks: s’ils continuent, ils ne mettront pas des millénaires à vous atteindre, si loin soyez-vous. En fait, nous sommes par rapport à vous, comme vous l’êtes par rapport à nous, les êtres de Nulle Part, et de Nul Temps. Pourtant nous existons dans le même Espace-Temps, mais personne ne pourra jamais dire quelles sont les distances et les durées que nous devons franchir pour nous rejoindre, puisque, pour le faire, il faut passer dans l’ahun, le Non-Espace et le Non-Temps. Comprends-tu ?
— Non, pas très bien. Il faudrait un de nos physiciens.
— Le danger, ce sont les univers négatifs qui nous entourent. La théorie montre que tout univers positif doit être entouré par deux univers négatifs, et vice-versa. Ce sont des univers où la matière est inverse de la nôtre: le noyau des atomes possède une charge négative. Si nous nous écartons trop de notre univers, nous risquons de rencontrer un de ceux-là: alors toute notre matière s’anéantira en une prodigieuse flambée de lumière. Cela a dû arriver, au début, à quelques ksills qui ne sont jamais rentrés. Depuis, nous avons appris à contrôler mieux notre passage dans l’ahun. Maintenant, je dois diriger la manœuvre. Viens-tu ? »
Nous passâmes dans le séall, la salle de direction. Souilik, penché sur le tableau de bord, était occupé à de minutieux réglages. Aass me désigna un siège, disant:
« Quoi qu’il arrive, tais-toi ! »
Il commença avec Souilik une longue litanie qui me rappela la « check-list » des pilotes de gros bombardiers. Après chaque réponse, Souilik enclenchait une manette, tournait un bouton, baissait un levier. Quand ce fut fini, Aass se tourna vers moi, et grimaça un des singuliers sourires qu’ils font en relevant la lèvre supérieure sur leurs dents pointues.
« Ahèsch ! » cria-t-il.
Pendant une dizaine de secondes, rien ne se passa. Angoissé, j’attendais. Puis le ksill tangua violemment, et je dus me cramponner aux bras de mon fauteuil pour ne point être précipité à terre. Un bruit étrange grandit, susurrement et grondement mêlés. Ce fut tout. Le silence revint, le plancher cessa de bouger. Aass se leva:
« Nous allons attendre maintenant pendant 101 basikes ».
Je me fis expliquer ce qu’est une basike: c’est leur unité de temps mesurée par de minuscules montres. Une basike vaut une heure, onze minutes dix-neuf secondes.
Je ne m’appesantirai pas sur cette durée de 101 basikes. La vie dans le ksill était aussi monotone qu’elle aurait pu l’être dans un de nos sous-marins. Il n’y avait aucune manœuvre à faire. Les Hiss, à l’exception d’un homme de garde dans le séall, jouaient à des jeux rappelant très vaguement les échecs, lisaient de gros livres imprimés en bleu foncé sur une matière souple et indéchirable, parlaient entre eux. Je m’aperçus vite que, sauf Aass, Souilik et Essine, ils ne me répondaient pas quand j’essayais d’entrer en communication avec eux. Ils se contentaient de sourire, et passaient leur chemin.
Aass restait le plus souvent enfermé dans son laboratoire. En revanche Souilik et Essine étaient très amicaux, me posant de multiples questions sur la Terre, la façon dont les hommes vivaient ; l’histoire de l’humanité. Ils éludaient habilement mes propres questions, ne donnant que des réponses évasives, remettant toujours au lendemain les précisions. Malgré cela, je les trouvais très proches de nous, plus proches même que tels Japonais de ma connaissance.
Lassé de toujours instruire les Hiss sur la Terre, sans recevoir de renseignements en échange, j’allai voir Aass et lui exposai la situation. Il me regarda longuement, puis répondit:
« C’est sur mes ordres qu’ils agissent ainsi. Si les Sages t’acceptent sur Ella, tu auras tout le temps d’apprendre ce que tu désires savoir. Sinon, nous préférons que tu ne saches pas trop de choses sur nous.
— Croyez-vous que je serai refoulé ? Je ne vois pas quel danger pourrait présenter pour vous ma présence sur votre planète ».
J’avais à peine prononcé ces mots que je pâlis. Si, il y avait danger ! Et non seulement pour eux ! Pour moi aussi, pour moi surtout. En ma qualité de médecin, j’aurais dû y penser tout de suite: les microbes ! Je devais porter en moi des milliards de germes auxquels mon organisme habitué ne réagissait plus, protégé par une lente auto-vaccination, mais qui pourraient être mortels pour les Hiss. Et eux, eux portaient sans doute en eux des germes mortels pour moi !
Presque affolé, je transmis mes réflexions à Aass. Il sourit.
« Depuis longtemps le problème s’est posé pour nous ! Exactement depuis que notre humanité a abandonné notre planète natale. Ella-Ven, de l’étoile Oriabor, pour coloniser Ella-Tan, de l’étoile Ialthar. Tu n’as plus en toi de vies étrangères. Pendant ton premier sommeil après notre départ, nous t’avons soumis à l’action du hassrn.
— Qu’est-ce que le hassrn ?
— Tu le sauras plus tard, peut-être. Nous avons prélevé un peu de ton sang, de façon à pouvoir te réimmuniser, si nous te ramenons chez toi. Quant à nous, nous passons tous les deux jours sous les rayons du hassrn, quand nous sommes sur une planète étrangère. Sur Ella, nous essayerons de te protéger contre nos microbes. Si nous ne le pouvons pas, tu passeras toi aussi au hassrn tous les deux jours. Dis-moi, à propos de ton sang, tous les êtres de la Terre contiennent-ils autant de fer que toi ?
— Oui, sauf quelques invertébrés dont le pigment respiratoire est à base de cuivre.
— Alors vous êtes parents des Misliks !
— Que sont ces Misliks, dont vous parlez toujours ?
— Tu le sauras assez tôt. Ta planète le saura assez tôt ! »
Et il hocha la tête comme chaque fois qu’il désirait clore une conversation.
Les heures — les basikes — passèrent. Aass vint me chercher pour me conduire dans le séall, quand nous passâmes de nouveau dans le « Grand Espace ». La même litanie fut égrenée, nous subîmes les mêmes balancements. Souilik fit fonctionner l’écran de vision: nous étions dans le vide, entouré d’étoiles. Une d’entre elles était nettement plus proche que les autres, son diamètre apparent atteignait environ le tiers de celui de la lune. Aass pointa son doigt vers elle:
« Ialthar, notre soleil. Nous serons sur Ella dans quelques basikes ».
Elles furent longues à passer, ces basikes ! Fasciné, je regardais grossir l’étoile vers laquelle nous nous dirigions. Légèrement bleutée, elle m’éblouit vite et je reportai mon attention sur les planètes qui tournaient autour d’elle. Souilik m’enseigna le fonctionnement de leur périscope, qui, à volonté, jouait le rôle de puissant télescope. Autour d’Ialthar tournent douze planètes ; elles se nomment, de la plus éloignée à la plus proche, Aphen, Sétor, Sigon, Héran, Tan, Sophir, Réssan, Mars — oui, Mars, c’est une curieuse coïncidence — Ella, Song, Eiklé, Roni. Sigon et Tan possèdent des anneaux comme notre Saturne. La plus grosse est Héran, les plus petites Aphen et Roni. Mars et Ella sont de même taille, un peu plus grosses que notre Terre. Réssan, plus petite, est habitée, ainsi que Mars et, bien entendu, Ella. Sur la plupart des autres les Hiss entretiennent des colonies industrielles ou scientifiques, parfois dans des conditions extraordinairement difficiles. Elles ont presque toutes des satellites, répartis selon une loi numérique curieuse: Roni n’en a pas, Eiklé non plus, Song en a un. Ella deux — Ari et Arzi — Mars en a trois — Sen, San et Sun — Réssan quatre — Atua, Atéa, Asua, Aséa — Sophir en a cinq, Tan six. Puis les chiffres décroissent de nouveau, jusqu’à Sétor qui en a trois, Aphen n’en possédant pas. Un des satellites de Héran, monde monstrueux plus gros que Jupiter, est de la taille de la Terre. Aphen tourne à onze milliards de kilomètres d’Ialthar ! Tous ces chiffres, je ne les ai appris que plus tard, bien sûr.
Nous étions sortis dans l’Espace entre l’orbite de Sophir et celle de Réssan. Nous passâmes tout près de cette dernière, assez près pour que je puisse distinguer nettement au télescope le contour d’un rivage apparu dans une trouée de nuages. Mars, en revanche, était trop loin, de l’autre côté d’Ialthar. Enfin Ella cessa d’être un point dans le ciel pour devenir une petite sphère grossissant à chaque minute.
À mon vif regret, notre atterrissage se fit de nuit. Lorsque nous pénétrâmes dans l’atmosphère d’Ella, ma montre marquait 7 h 20 — j’ignorerai toujours si c’était du matin ou du soir sur Terre. Le ciel était très couvert, si bien que je ne pus distinguer, avant que nous pénétrions dans la zone d’ombre, que peu de chose de la planète: à peine, entre les nuages, quelques étendues miroitantes, probablement des mers. Nous atterrîmes sans aucun bruit, sans secousse. Le ksill se posa au milieu d’une surface nue, obscure. À peine quelques lumières brillaient-elles dans le lointain.
« Nous ne sommes donc pas attendus ? Demandai-je naïvement à Souilik.
— Pourquoi, attendus ? Qui peut savoir quand rentre un ksill ? Il y en a des centaines qui explorent l’Espace ! Pourquoi les attendrait-on ? J’ai signalé notre arrivée aux Sages. Demain, tu comparaîtras devant eux. Viens avec moi ».
Nous sortîmes. L’obscurité était totale. Souilik alluma une petite lampe, fixée à son front par un bandeau, et nous partîmes. Je marchais sur un gazon ras. Après moins de cent pas, la lampe éclaira une construction basse, blanche, sans ouverture apparente. Nous la contournâmes. Sans que Souilik fit un geste, une porte béa devant nous, et je pénétrai dans un bref couloir dallé de blanc, immaculé. Au fond, à droite et à gauche, s’ouvraient des portes sans battants. Souilik me désigna l’ouverture de gauche:
« Tu vas dormir là ».
La pièce était faiblement éclairée par une douce lumière bleue. Elle était meublée d’un lit très bas, légèrement concave, sans draps, avec une simple couverture blanche. À côté, sur une petite table, quelques appareils compliqués scintillaient faiblement. Souilik m’en montra un:
« Celui-qui-donne-le-sommeil, » dit-il. « Si tu ne peux dormir, appuie sur ce bouton. Comme nos aliments te conviennent, il doit pouvoir agir sur toi ».
Il me quitta. Je restai un moment assis sur le lit. J’avais l’impression de me trouver sur Terre, dans quelque pays très civilisé, les États-Unis ou la Suède peut-être, mais non point sur une planète inconnue, à Dieu sait combien de milliards de kilomètres ! Sous la couverture légère et molle au toucher, je trouvai une sorte de vêtement de nuit, pyjama en une seule pièce ou combinaison, d’une étoffe encore plus légère. Je le revêtis et me couchai. Le lit était élastique à souhait, épousant la forme du corps sans être trop moelleux. La mince couverture se révéla chaude, si chaude que, la température étant très douce, je ne tardai pas à la rejeter. Je me tournai pendant un certain temps, ne pouvant m’endormir. Je me souvins alors des paroles de Souilik et appuyai sur le bouton indiqué. Je n’eus que le temps d’entendre un très faible bourdonnement.
Je me réveillai très lentement, sortant d’un rêve étrange où je me voyais parlant à des hommes dont la figure était verte. Où étais-je ? Je crus d’abord être encore en Scandinavie, où j’ai réellement fait un voyage. Pourtant je me souvenais très bien d’en être rentré. En tout cas, je n’étais pas chez moi, où mon lit, que je veux toujours changer sans jamais y penser quand il faut, est horriblement dur. Sacrebleu ! Ella !
Je bondis, tournai la manette de la lumière. La paroi en face de moi disparut, devint transparente: une prairie jaune se déroulait à l’infini jusqu’à de très lointaines montagnes bleutées. Sur la gauche, la lentille du ksill, tache sombre sur l’herbe jaune. Le ciel était d’un curieux bleu pâle, quelques nuages blancs flottaient, très haut. Il devait être encore tôt.
Avec un faible bruit, une table basse, montée sur roues, entra dans la chambre. Elle se déplaçait lentement et vint s’arrêter à côté du lit. Une tasse emplie d’un liquide jaune d’or, une assiette avec une gelée rose montèrent doucement de l’intérieur. Apparemment les Hiss avaient l’habitude de prendre leur petit déjeuner au lit ! Je mangeai et bus de fort bon appétit ces aliments auxquels je trouvai un goût agréable, quoique parfaitement indéfinissable. À peine eus-je fini que l’automate ressortit.
Je m’habillai, sortis à mon tour. La porte donnant sur l’extérieur était ouverte, comme toutes les portes de la maison. Celle-ci était petite, pensai-je, croyant qu’elle ne comportait pas d’autres pièces que les trois qui donnaient sur le couloir. J’appris plus tard que toutes les maisons des Hiss possèdent deux ou trois étages souterrains.
J’en fis le tour. L’air était vif, frais sans être froid, et le soleil — je ne pus jamais penser Ialthar — encore bas. Tout était désert. À quelque distance se voyaient trois autres constructions, aussi simples que la maison de Souilik. Loin dans la direction du soleil levant, on en apercevait d’autres, disséminées. Du côté des montagnes, la plaine était nue jusqu’à l’horizon de l’ouest. À l’est, au nord et au sud, au contraire, se dressaient des bosquets d’arbres. J’allai nonchalamment jusqu’au plus proche. Les arbres jetaient vers le ciel un long fût droit, lisse, marbré de rose et de vert. Les feuilles étaient du même jaune foncé que le gazon. Je pus distinguer trois essences différentes.
Tout était d’un calme miraculeux. Ce qui fait la laideur de notre civilisation, les bruits, les odeurs nauséabondes, les entassements chaotiques des villes, semblait banni de ce monde. Il régnait une immense et dulcifiante paix. Je pensai à l’Utopie que décrit Wells dans Men like Gods.
Je retournai lentement vers la maison. Elle semblait déserte. La pièce située en face de la mienne me fournit un fauteuil bas, très léger, que j’emportai, et je m’assis devant la porte, attendant. Au bout de dix minutes, je vis venir de derrière un bosquet une mince silhouette. C’était une jeune fille ou une jeune femme de ce monde nouveau. Elle passa près de moi, avec la démarche dansante des Hiss, me regarda avec curiosité, mais sans surprise. Sa peau me sembla d’un vert plus pâle que celle de mes compagnons de voyage. Je lui souris. Elle me répondit d’un petit signe et passa son chemin.
Enfin Souilik arriva. Il surgit derrière moi, grimaça un sourire hiss et me dit:
« Tout à l’heure, tu comparaîtras devant les Sages. En attendant, visitons ma maison ».
En plus de la pièce où j’avais dormi, et dont le mur externe pouvait à volonté être opaque ou devenir transparent, et de la pièce où j’avais pris le siège, le « rez-de-chaussée » comportait une troisième pièce formant entrée, où débouchaient les ascenseurs conduisant à la partie souterraine. Souilik s’excusa de la petitesse de son logis, qui convenait à un jeune officier célibataire. Il n’y avait que deux étages. Au premier se plaçaient deux chambres et un bureau, pièce ronde aux murs tapissés de rayons de livres, avec une table centrale couverte de délicats appareils. Le deuxième étage comprenait un magasin de vivres, une « cuisine » et une magnifique salle de bains, avec ce que nous nommerions « les commodités ». C’est la seule pièce chez les Hiss où l’on puisse trouver un miroir. Je me vis donc, et reculai: j’avais une barbe de huit jours, hérissée. Je demandai à Souilik s’il y avait sur Ella quelque chose ressemblant à un rasoir.
« Non. Aucun Hiss n’est poilu sur la face. Sur Réssan, peut-être, où résident les représentants des humanités étrangères, dont certains sont velus. Mais dis-moi ce qu’est un « rasoir » et je t’en ferai fabriquer un. De toute manière les Sages veulent te voir comme tu es maintenant ».
Je protestai:
« Non, je ne veux pas paraître un sauvage ! Je représente ma planète ! »
Souilik sourit:
« Tu es le représentant de la 862e planète humaine que nous connaissions. Les Sages ont vu plus effrayant que toi ! »
Malgré cette affirmation rassurante, je profitai de la salle de bains pour faire un brin de toilette. L’installation, ultra-perfectionnée, ne différait cependant pas fondamentalement des installations terrestres similaires.
Quand je remontai au rez-de-chaussée, Souilik était prêt à partir. À peine sorti de la maison, je pris la direction du ksill. Cette fois, Souilik, qui est de naturel joyeux, éclata franchement de rire, c’est-à-dire qu’il émit la série de sifflements saccadés qui sert de rire aux Hiss.
« Non, nous ne prendrons pas le ksill ! Nous ne sommes pas des personnages assez importants pour consommer du kse-ilta pour faire quelques centaines de brunns. Viens ici ».
Derrière la maison, il se pencha et tira fortement sur un levier planté dans le sol. La terre s’ouvrit, et par une trappe monta une miniature d’avion, sans hélice ni orifices de réacteurs visibles. Ses ailes très fines mesuraient environ quatre mètres d’envergure. Le fuselage, court et renflé, ne dépassait pas deux mètres cinquante de long. Il n’y avait pas de roues, mais deux longs patins recourbés à l’avant.
« Un réob, me dit Souilik. J’espère que tu auras le tien bientôt ».
À l’intérieur, deux sièges bas, en tandem, s’offraient à nous. Bien entendu je pris le second, laissant à Souilik le soin de piloter. Nous décollâmes très vite, ne glissant guère plus de vingt mètres sur le gazon. Le réob, silencieux, semblait prodigieusement maniable et sûr. Nous montâmes rapidement à haute altitude, et filâmes droit à l’ouest, vers les montagnes. D’après l’expérience que j’avais de nos avions long-courriers, notre vitesse se tenait aux environs de 600 km/h. Depuis, j’ai piloté moi-même maintes fois un réob, et je puis te dire que, pour peu qu’on soit pressé, on atteint facilement les vitesses supersoniques.
Comme tu t’imagines, je regardais avidement le sol qui défilait sous nous. Nous étions trop haut pour que je puisse distinguer beaucoup de détails, mais quelque chose me frappa tout de suite: l’absence de villes. Cela m’étonna et je m’en ouvris à Souilik.
« Sur Ella, me répondit-il, il est interdit de construire plus de trois maisons dans un rayon de cinq cents pas.
— Quelle est donc la population d’Ella ?
— Sept cents millions, répondit-il. Mais pour te transmettre, je suis obligé de me retourner, puisque tu ne comprends pas la parole articulée. Et je dois regarder où nous allons ».
Je cessai donc de poser des questions. Nous survolâmes une forêt, d’un curieux jaune citron, puis des rivières se réunissant en un fleuve qui se jetait dans une mer. La chaîne de montagnes formait une presqu’île gigantesque. Nous commencions à doubler ou à croiser des avions, les uns légers comme le nôtre, d’autres énormes. Nous contournâmes la pointe des montagnes, sur la mer, puis descendîmes rapidement. Souilik se retourna, et me transmit:
« À gauche, entre les deux pics, la Maison des Sages ».
Entre les pics, la vallée qui descendait jusqu’à une longue plage blanche avait été barrée par un mur titanesque, et une immense terrasse artificiellement établie. Sur cette terrasse, entre des boqueteaux d’arbres à feuilles jaunes, violettes ou vertes, se dressaient de longues constructions basses, blanches. Au fond, un second mur donnait appui à une terrasse supérieure, bien plus petite, en grande partie occupée par une construction rappelant un peu le Parthénon, d’une admirable élégance.
Nous atterrîmes sur la terrasse la plus basse, près d’un petit bois touffu d’arbres à feuilles vertes qui, dans ce monde étranger, me semblèrent fraternels.
Nous nous dirigeâmes vers la seconde terrasse, qu’un escalier monumental reliait à la première. Souilik me le désigna comme « l’Escalier des Humanités ». Il comptait cent onze marches basses. De chaque côté, au niveau de chaque marche, se dressaient des statues d’or. Elles représentaient des êtres plus ou moins humains, en rang par trois ou quatre selon le cas, se donnant la main, gravissant l’escalier au sommet duquel se tenait une autre statue, en métal vert celle-ci ; elle figurait un Hiss, les bras tendus en un geste d’accueil. Il y en avait d’étranges, parmi ces statues, et propres à donner le frisson. Je vis des visages sans nez, d’autres sans oreilles, d’autres avec trois ou quatre ou six yeux, des êtres à six membres, certains d’une splendide beauté, d’autres inconcevablement hideux, tordus, velus. Mais tous, vaguement ou de façon précise, rappelaient notre propre espèce, ne serait-ce que par le port de la tête et par la station verticale. À mesure que nous montions nous-mêmes l’escalier, je les examinais, pris d’un vague malaise à l’idée qu’il ne s’agissait pas là de phantasmes d’artistes, mais de la représentation, aussi exacte que possible, des huit cent soixante et un types d’humanités que les Hiss connaissaient. Les dernières marches étaient encore vides. Souilik m’en désigna une, en tête de l’étrange cortège:
« Ta place. C’est ici que sera mise votre humanité. Et comme tu en es le premier représentant qui soit parvenu sur Ella, c’est toi qui serviras de modèle. Je ne sais de quel côté on te mettra. En principe à droite, avec les races qui n’ont pas encore renoncé aux guerres planétaires ! »
Sur la gauche, à la dernière marche occupée, devant un géant massif aux yeux pédonculés et au crâne chauve, se tenait une svelte figure qui me sembla parfaitement humaine, jusqu’à ce que je me rende compte que ses mains ne possédaient que quatre doigts.
(À ce moment je ne pus m’empêcher de regarder Ulna. Clair sourit et continua.)
Passant à côté de la statue du Hiss, nous arrivâmes sur la seconde terrasse. Je me retournai alors, embrassant d’un coup d’œil le paysage. La terrasse inférieure, par un effet de perspective, semblait surplomber directement la mer bleue, parcourue de lentes vagues à crête blanche. Notre réob paraissait minuscule à côté du bosquet à feuilles vertes. D’autres avions avaient atterri, et quelques Hiss se dirigeaient vers l’escalier. Je regardai une dernière fois la statue:
« Ceux-là, qui sont-ils ?
— Ils viennent de presque aussi loin que toi. Ils sont les seuls, avec nous, qui sachent passer par l’ahun. Ils sont venus d’eux-mêmes. Nous ne les avons pas découverts, ce sont eux qui nous ont découverts. Ils vous ressemblent beaucoup, à vous Terriens. Mais jusqu’à présent, seuls les Sages les ont vus de près. Aussi je ne puis te donner davantage de détails sur eux. Les Sages t’en diront plus s’ils veulent.
— Que sont les Sages ? Votre gouvernement ?
— Non, ils sont au-dessus du gouvernement. Ce sont ceux qui savent, et ceux qui peuvent.
— Sont-ils très âgés ?
— Certains. D’autres sont jeunes. Je vais les voir comme toi pour la première fois. Je dois cet honneur au fait de t’avoir ramené, contre l’avis d’Aass.
— Et Aass ? Quelle est sa situation ?
— Il sera probablement un Sage, plus tard. Mais allons, c’est le moment ! »
Nous continuâmes notre chemin jusqu’au pseudo-Parthénon. Vu de près, il se révéla bien plus grand que je ne l’avais cru. Une monumentale porte de métal, ouverte à deux battants, nous permit d’entrer. Souilik dut parlementer quelques instants avec un corps de garde armé de légères baguettes de métal blanc.
Nous suivîmes un corridor dont les parois étaient ornées de fresques représentant divers paysages de planètes étrangères. Je ne pus m’attarder à les contempler. Au fond du corridor, par une porte de bois brun, nous entrâmes dans une petite salle. Nous attendîmes, pendant qu’un des autres Hiss jouant le rôle d’huissiers sortait par une porte opposée. Il revint rapidement, et nous fit signe de le suivre.
La salle où nous pénétrâmes alors rappelait, par sa disposition, un amphithéâtre. Une quarantaine de Hiss étaient assis sur les gradins, et, sur la chaire centrale, trois autres. Certains étaient visiblement âgés: leur peau verte était décolorée, leurs cheveux blancs plus rares et plus ternes, mais aucune ride ne sillonnait leurs visages.
On me fit asseoir sur un des sièges de l’amphithéâtre. Il m’arriva alors une petite mésaventure sans importance, mais qui, sur le moment, me vexa considérablement. Involontairement, je pressai un bouton placé sur l’accoudoir droit du siège, et celui-ci, se renversant, se transforma en lit, ce qui eut pour effet de me faire faire la culbute en arrière. Les Hiss sont un peuple très gai et moqueur par nature, aussi cet incident souleva-t-il de nombreux rires. J’ai appris depuis que, dans cet amphithéâtre, le plafond sert d’écran, et que les fauteuils sont agencés spécialement pour permettre de suivre les projections sans effort.
Tourné vers les trois Hiss de l’estrade, Souilik fit son rapport, en langage articulé. Aussi je ne pus rien y comprendre. Le rapport fut bref. Je fus frappé du fait que, quoique évidemment plein de respect pour cette assemblée, Souilik ne fit aucun geste conventionnel de politesse.
Sitôt qu’il eut fini, celui des trois qui était assis au centre, et qui se nommait Azzlem, se tourna vers moi, et je sentis sa pensée entrer en communication avec la mienne, sans aucun des tâtonnements qui rendaient parfois mes « conversations » avec Souilik difficiles.
« Je sais déjà, par Aass, de quelle planète inconcevablement éloignée tu viens. Je sais aussi que la guerre existe encore sur ton monde. En conséquence tu ne devrais pas être ici. Mais tu as rendu service aux nôtres, après que leur ksill eut été attaqué par un de vos engins volants. De toute façon tu es là. Souilik et Aass ont cru bien faire de te ramener, et nous les approuvons. Pour le moment, tu n’iras pas sur Réssan, où vivent les étrangers. Si tu n’y vois pas d’inconvénients, tu habiteras chez Souilik. Tous les jours, tu viendras ici t’entretenir de ta planète avec nos savants. Aass m’a dit que tu es un de ceux qui étudient la vie et il te sera certainement utile de confronter tes connaissances avec celles des Hiss qui ont le même sujet d’étude, car les connaissances ne sont pas également développées sur tous les Mondes humains, et peut-être sais-tu des choses qui nous permettront de comprendre mieux les Misliks.
— Je serai très heureux, répondis-je, de comparer mes connaissances aux vôtres. Mais quand je me suis embarqué, un peu malgré moi, sur votre ksill, Aass m’a promis de me ramener sur ma planète. Puis-je considérer cette promesse comme valable ?
— Certainement, pour autant que cela dépende de nous. Mais tu arrives à peine !
— Oh ! Je ne songe pas à repartir tout de suite. Si vous êtes curieux de ma planète, je le suis autant de la vôtre, et de celles que vous avez découvertes.
— Nous te renseignerons, si toutefois ton examen est bon. Maintenant parle-nous un peu de ton monde. Avant de commencer coiffe cet amplificateur, de façon que tous ici entendent tes pensées ».
Un des huissiers m’apporta un très léger casque de métal et de quartz, muni d’une série de courtes antennes qui le faisaient ressembler à une moitié de bogue de marron.
Pendant plus d’une heure, je concentrai ma pensée sur la Terre, sa position dans l’Espace, ses caractéristiques, ce que je savais de son histoire géologique. De temps en temps, un des assistants, en particulier un colosse, plus grand encore qu’Aass, me posait quelque question, me faisait préciser un détail. Comme le casque amplifiait aussi bien les réponses mentales que mes propres émissions de pensée, ces questions résonnaient douloureusement dans mon crâne, comme si on me les avait hurlées dans les oreilles. Je m’en ouvris à Azzlem, qui fit aussitôt modifier le réglage.
À la fin, il m’interrompit, disant:
« C’est assez pour aujourd’hui. Ce que tu as dit, et qui a été enregistré, va être examiné. Tu reviendras après-demain ».
À mon tour je posai une question:
« Vos aliments contiennent-ils du fer ? Le fer est indispensable à mon organisme.
— Ils n’en contiennent en général que très peu. Nous allons donner des ordres pour qu’on te porte les aliments préparés pour les Sinzus, dont le corps contient aussi du fer. Quelques mois plus tôt, le problème eût été à résoudre pour ton cas.
— Encore une question: que sont ces Misliks sur lesquels Aass n’a pas voulu me donner de renseignements ?
— Tu le sauras bientôt. Ce sont « ceux-qui-éteignent-les-étoiles ».
Et il eut ce hochement de tête qui indique chez les Hiss qu’une conversation est terminée, et qu’il serait malséant d’insister.
Je repartis avec Souilik. Nous volâmes droit vers l’est. Je demandai s’il ne serait pas possible, au lieu de rentrer directement de survoler un peu cette partie de la planète, à plus basse altitude.
« C’est tout à fait possible, me répondit-il. Tant que les Sages n’ont pas pris de décision définitive à ton égard, je suis dégagé de tout service, sauf de veiller à l’entretien de mon ksill. Où veux-tu aller ?
— Je ne sais pas. Peut-on voir Aass ?
— Non. Aass est déjà parti pour Mars, où il réside, et je n’ai pas le droit de te faire sortir d’Ella. Du reste, ce serait un trop long voyage puisque tu dois, après-demain, te présenter de nouveau devant les Sages. Mais nous pouvons aller voir Essine si cela te convient.
— Bien », dis-je, amusé.
Je n’avais pas été sans remarquer que Souilik ressentait certainement une vive sympathie pour Essine. Je me gardai au reste d’en parler, ne sachant pas si, chez les Hiss, une simple allusion ne pouvait être considérée comme une mortelle injure, ou même simplement comme un grave manquement à la politesse.
Essine habitait à 1 600 « brunns » de la maison de Souilik, nous dirions à environ 800 kilomètres. À ma demande nous ne volâmes pas vite, et fîmes de nombreux détours. Aussi le trajet prit-il deux de nos heures. Nous survolâmes une vaste plaine, puis un pays boisé, sauvage, coupé de profondes allées, une chaîne de volcans éteints, enfin une étroite bande de terre entre les montagnes et la mer. Nous survolâmes cette dernière pendant environ cent kilomètres, puis atterrîmes dans une grande île élevée. Essine habitait une maison analogue à celle de Souilik, mais plus vaste, et peinte en rouge.
« Essine est une Siouk, tandis que je suis un Essok, expliqua Souilik. C’est pourquoi sa maison est rouge, et la mienne blanche. C’est tout ce qui reste des anciennes différences nationales, avec quelques coutumes particulières. Par exemple, chez eux, je te préviens, il est considéré comme très impoli de refuser de manger, même si l’on n’a pas faim, alors que chez nous c’est parfaitement permis ».
Pensant à nos cultivateurs, que l’on offense en refusant de goûter au produit de leur vigne, je me mis à rire. Souilik me demanda l’explication de mon hilarité.
« Décidément, dit-il, les planètes se ressemblent toutes. C’est la même chose chez les Krens de la planète Mara, de l’étoile Stor du quatrième Univers ! Ils ont une boisson, qu’ils nomment « Aben-Torne », que nous, Hiss, trouvons imbuvable. Et j’ai pourtant été obligé d’en boire trois fois ! Le « vin » qu’on vous offre chez vous est-il bon ?
— Quelquefois. Parfois très mauvais ! »
Et nous rîmes ensemble.
Devisant ainsi, nous arrivâmes à la porte de la maison. Un jeune enfant aux membres grêles nous reçut, et je pénétrai pour la première fois dans une famille hiss.
Il convient maintenant que j’anticipe, et que je te donne quelques renseignements sur l’organisation sociale d’Ella. Comme chez nous, la cellule de base est constituée par la famille, mais les liens familiaux sont beaucoup plus lâches, légalement, et plus serrés, en réalité, que chez nous. Les mariages peuvent être dissous par consentement mutuel, mais en fait le cas est très rare. Les Hiss sont de tempérament nettement monogame. Ils se marient en général jeunes, vers un âge qui correspondrait pour nous à vingt-cinq ans à peu près. Ils n’ont pas souvent plus de trois enfants, mais rarement moins de deux. Avant le mariage, d’après ce que j’ai compris, les mœurs sont libres, mais deviennent très strictes ensuite. Tout jeune Hiss doit fréquenter une école jusqu’à dix-huit ans révolus — je traduis en chiffres terrestres. Les uns choisissent alors un métier, et passent dans les écoles professionnelles, ce peuple de techniciens ignorant les simples manœuvres. Les plus doués entrent dans ce qui correspond à nos universités. Une élite, enfin, parmi ceux-ci, participe à l’exploration de l’Espace. Quoique jeune, et continuant encore ses études, Essine avait déjà pris part à trois explorations dans le ksill commandé par Souilik. Mais les deux premières n’avaient conduit qu’à des mondes déserts, et la troisième avait failli se terminer tragiquement sur la Terre.
Les maisons siouk différaient de celle de Souilik en ce que la porte d’entrée donnait directement sur une vaste pièce de réception, meublée de fauteuils bas.
Essine nous attendait, entourée de sa jeune sœur, de son frère et de sa mère. Son père, important personnage, « ordonnateur des Émotions mystiques » — du moins c’est ainsi que cela sonna dans ma tête — était absent.
Je fus d’abord très gêné. Souilik et les autres Hiss s’étaient lancés dans une vive conversation en langage parlé, et je restai assis dans mon siège, examinant la pièce pour me donner une contenance. Elle était presque nue: les Hiss n’apprécient guère les bibelots. Les murs, peints en bleu clair, étaient décorés de figures géométriques.
Au bout d’un moment, la mère sortit, et nous restâmes « entre jeunes ». La sœur d’Essine vint s’asseoir en face de moi, et se mit brusquement à me bombarder de questions: d’où arrivais-je, quels étaient mon nom, mon âge, ma profession ? Comment étaient les femmes terrestres ? Que pensais-je de leur planète ? Etc. Un souvenir monta à ma mémoire: quelques années plus tôt j’avais fait une conférence dans une université américaine, et j’avais été harcelé exactement de la même manière par les étudiantes.
Souilik et Essine se mêlèrent à la conversation, et, au bout de quelques minutes, j’avais complètement oublié que je me trouvais sur un monde étranger. Tout me semblait familier. Je le regrettai presque, me disant qu’au fond ce fantastique voyage était vain, que toutes les humanités du ciel se ressemblaient, et que cela ne valait presque pas la peine de quitter la Terre pour trouver si peu de nouveau. Du nouveau ! Fichtre ! J’en ai eu, depuis, du nouveau, et tout mon saoul ! Quand je pense à l’horreur de cette planète Siphan ! Mais à ce moment j’ignorais encore tout cela, et il me semblait que physiquement et mentalement, malgré leur peau verte et leurs cheveux blancs, les Hiss étaient très proches de nous.
J’en fis la réflexion à Souilik. Avant qu’il eût pu répondre, Essen-Iza, la jeune sœur d’Essine, le devança:
« Oh ! Oui, j’ai l’impression que tu es simplement un Hiss barbouillé en rose ! »
Souilik souriait énigmatiquement. Il finit par dire:
« Au fond, vous n’en savez rien. J’ai déjà pris contact avec cinq humanités, dont l’une, les Krens, nous ressemble tant physiquement qu’il est presque impossible de nous distinguer d’eux. Au début, ce sont les ressemblances de mœurs qui frappent. Ensuite … Quand tu auras vécu plus longtemps sur Ella, peut-être penseras-tu comme les Froons de Sik, de l’étoile Wencor du Sixième Univers, qui entretiennent par raison de bons rapports avec nous, mais qui ne peuvent nous supporter ».
Sur ces mots, nous partîmes. Essen-Iza et son frère Ars souhaitèrent cérémonieusement un « bon vol » à leur ami Souilik et à « Srenn Sévold Slair », autrement dit M. Vsévolod Clair. Essine vint avec nous, dans son réob.
Une heure après, nous étions de retour chez Souilik. Essine resta peu de temps, et nous demeurâmes seuls. Je ne me souviens plus très bien de ce que nous fîmes, en ce premier jour de ma vie sur Ella. Il me semble que c’est seulement plus tard que je commençai à apprendre à parler et écrire le hiss. Peut-être Souilik m’enseigna-t-il dès le début ce curieux « Jeu des Étoiles », qui se joue sur une sorte d’échiquier rond, et qui consiste à réaliser, avec des jetons représentant des étoiles, des planètes et des ksills, une certaine combinaison permettant d’employer « le Mislik »: à partir de ce moment on a presque partie gagnée, car la parade est difficile, et on peut commencer à « éteindre les étoiles » de l’adversaire. Nous n’y jouâmes probablement pas ce jour-là, cependant, car je n’aurais pas manqué de demander des détails sur les Misliks, et ce n’est que plus tard que j’ai eu quelques éclaircissements à leur sujet.
Quoi qu’il en soit, ce jeu est passionnant, plus que les échecs, et je te l’apprendrai peut-être, si nous en trouvons le temps.
Nous passâmes donc la fin de la journée ensemble. Je commençais à me prendre d’affection pour ce jeune Hiss, qui devait devenir mon meilleur ami sur Ella. Souilik est un charmant compagnon, intelligent et gai comme tous les Hiss, mais possédant en plus des qualités assez rares chez eux, sensibilité et bonté. Les Hiss sont en général aimables, bienveillants, et souverainement indifférents.
La nuit vint, ma première nuit complète d’Ella. Après un bref repas où je goûtai pour la première fois ces « aliments pour les Sinzus », que le conseil des Sages m’avait fait porter, et qui ont une très nette saveur de viande, nous sortîmes nous asseoir devant la maison. Je levai les yeux et restai sidéré: le ciel fourmillait d’étoiles, il me sembla qu’il y en avait des millions. L’une d’elles brillait toute proche, comme un petit soleil. Une voie lactée d’une extraordinaire intensité traversait le ciel.
Souilik qui, quoique jeune — il avait alors seize ans, c’est-à-dire environ trente des nôtres — naviguait dans le ciel depuis longtemps, me nomma quelques astres: Essalan, Oriabor, toute proche du système solaire duquel les Hiss avaient émigré à la suite de circonstances que j’appris plus tard, Érianthé, Kalvenault, Béroé, Aslur, Essémon, Sialcor, Sudéma, Phengan-Théor, Schéssin-Siafan, Astar-Roélé … Le ciel était d’une luminosité moyenne dépassant parfois celle de notre Voie Lactée. Souilik m’en expliqua la raison: leur étoile, Ialthar, est située près du centre de leur Galaxie, et non, comme le Soleil, près du bord. Les étoiles sont particulièrement rapprochées dans ce coin de ciel, et la plus proche, Oriabor, ne se trouvait guère qu’à un quart d’année-lumière — un quart de nos années-lumière. Cela avait grandement facilité les premiers voyages interstellaires, mais avait aussi considérablement gêné le développement de leur science cosmogonique, l’étude des Galaxies extérieures n’ayant pu commencer que lorsque leurs premiers essais de passage par l’ahun les avaient conduits au bord de leur propre univers.
J’interrogeai Souilik sur ses voyages. Il connaissait cinq planètes humaines, et des quantités d’autres, inhabitées, ou habitées seulement par des formes inférieures de vie. Certains de ces mondes — la planète Biran du soleil Fsien du Premier Univers, par exemple — étaient d’une beauté à couper le souffle, d’autres, au contraire, désolés. Souilik avait abordé sur les planètes Aour et Gen, du soleil Ep-Han du Premier Univers — celui des Hiss — dont les habitants s’étaient suicidés dans des guerres infernales. Il me montra des photos en couleurs, d’une perfection dont nous ne saurions rêver sur Terre, de ces différents mondes. J’en ai quelques-unes ici. Il me montra aussi une statuette trouvée dans les ruines d’une cité d’Aour, frêle chose de verre échappée au désastre, et qui, malgré l’étrangeté de l’être qu’elle représentait — une sorte d’homme ailé à tête conique — était d’une indicible perfection. Quand on réchauffait cette statuette dans ses mains, la matière vitreuse dont elle était faite émettait un son plaintif, comme la lamentation d’une race assassinée. Ces mondes autrefois habités et maintenant déserts sont, paraît-il, assez nombreux dans l’Espace, et leur découverte a puissamment contribué à faire promouvoir la loi d’Exclusion, qui tend à éviter la contagion, et un retour à la folie meurtrière.
Quand j’allai me coucher, ce soir-là, mon esprit bourdonnait de notions nouvelles, et les étoiles si proches: Essalan, Oriabor, Érianthé, etc., dansaient devant mes yeux. Je fus obligé d’employer « celui-qui-fait-dormir ».
Je n’ai aucun souvenir net de la journée du lendemain, ou plutôt j’en ai certainement, mais ils sont confondus avec ceux des nombreuses journées qui suivirent. En revanche je me souviens fort bien du surlendemain, qui vit ma seconde visite à la « Maison des Sages ».
Je partis avec Souilik, dans le réob. Le voyage fut rapide. Dès mon arrivée, je fus introduit, tandis que Souilik repartait, dans le bureau d’Azzlem. Les murs de ce bureau étaient nus, exception faite de cinq grands panneaux rectangulaires qui semblaient faits de verre dépoli. Au centre, une table, d’une matière verdâtre mouchetée de bleu, supportait quelques petits appareils et un tableau de commande complexe. Azzlem me fit asseoir en face de lui. Une fois de plus, je ressentis une impression familière, celle que j’éprouvais quand, interne à l’hôpital, le « grand patron » me faisait appeler.
Azzlem était certainement âgé ; la décoloration de sa peau était très poussée et lui donnait un teint blafard, verdâtre, qui eût paru, sur Terre, malsain. Mais son corps, qui se dessinait sous le maillot collant d’étoffe soyeuse grise, eût fait envie à mains athlète terrestre. Quoique les Hiss soient physiquement moins forts que nous, ils sont très bien musclés et admirablement proportionnés. Quant à ses yeux, grands comme ceux de sa race, et d’une couleur vert pâle, ils n’avaient, je t’assure, rien de sénile !
Il resta un long moment à me regarder en face, sans rien transmettre. Je sentais qu’il me comparaît aux nombreux spécimens d’autres êtres qui m’avaient précédé dans cette pièce. Puis notre conversation silencieuse commença:
« Il est extrêmement regrettable, dit-il d’abord, que tes compatriotes aient cru devoir attaquer notre ksill, et aient tué ainsi deux des nôtres. C’est un peu la faute d’Aass. Il n’aurait pas dû se risquer ainsi dans votre atmosphère sans prendre plus de précautions. Mais comme il n’avait rien vu, avant d’arriver à la Terre, qui ressemble à une machine volante, il pensait que vous n’aviez pas encore appris à voler.
— Il n’y a pas très longtemps que nous avons appris, répondis-je. Moins de cent de nos années. Cependant, nous avons déjà atteint notre satellite avec nos fusées, et nous nous apprêtons à débarquer sur les autres planètes de notre système solaire.
— Avec quel engin, as-tu dit, avez-vous atterri sur votre satellite ?
— Des fusées, dis-je en français. Et j’entamai une description sommaire. Son visage exprima la surprise.
— Je vois. Bien entendu, nous connaissons le principe des « fusées ». Mais nous ne les avons presque pas employées depuis notre préhistoire ! Le rendement en est déplorable ! Elles n’ont jamais servi chez nous à l’exploration spatiale. L’invention ancienne, due d’ailleurs à un heureux hasard, des champs antigravitiques nous a fourni un bien meilleur moyen. Mais utilisez-vous les champs gravifiques négatifs ?
— Non, et je puis vous l’affirmer, quoique je ne sache pas exactement de quoi vous parlez ».
Il essaya pendant longtemps de me le faire comprendre. Hélas ! Souvent, non seulement je ne comprenais pas, mais je n’« entendais » rien. Azzlem faisait appel à des notions qui me sont complètement étrangères, et toute communication se rompait immédiatement entre nos pensées. Je regrettai ardemment de ne pas être physicien, ou que tu ne sois là ! Quoique, bien entendu, le Terrien le plus qualifié eût été Einstein ! De guerre lasse, Azzlem renonça, et revint à des concepts plus accessibles pour moi.
« Quoi qu’il en soit de vos moyens de propulsion, un de vos engins a attaqué efficacement notre ksill. Tu as expliqué à Souilik que c’est à la suite d’une méprise. Je te crois.
— Puis-je vous poser une question ? Dis-je. Votre ksill était-il le premier qui soit apparu sur Terre ?
— Oui. Je puis te l’affirmer. Tous les ordres d’exploration partent de moi. J’avais envoyé Aass et Souilik voir s’il existait encore des univers habités après le seizième. Vous êtes vingt fois plus éloignés que le seizième, c’est-à-dire qu’il faut rester vingt fois plus longtemps, en temps local, dans l’ahun pour vous atteindre. Je ne puis garantir, contrairement à ce que t’a dit Aass, que nous pourrons te ramener. Il n’est pas sûr qu’on puisse extrapoler aussi loin les règles de navigation dans l’ahun. Nous le saurons bientôt. Mon fils Asserok va revenir du dix-septième Univers, découvert pendant le voyage d’Aass, et qui est presque aussi éloigné que le vôtre, et dans la même direction. Quand je dis que nous l’avons découvert, c’est inexact. Ce sont eux qui nous ont découverts. Ils ont aussi le sang rouge, connaissent l’ahun, et te ressemblent beaucoup.
— Nous verrons bien, dis-je, insouciant. Je n’ai pas de famille sur Terre. Mais si votre ksill était bien le premier à nous atteindre, alors le rapport officiel d’un des gouvernements de la Terre, concluant à des erreurs d’observation ou à des hallucinations, était exact ! »
Et je lui racontai toute l’histoire des « soucoupes volantes » et de la débauche d’imagination qui avait suivi. Il rit franchement.
« Eh bien, chez nous aussi, quelquefois, des esprits aventureux ont deviné le vrai à partir de données fausses. Maintenant, au travail ! Je vais te confier à des savants qui vont te poser des questions précises sur la Terre. Ensuite nous te donnerons un aperçu de notre histoire ».
Je passai la plus grande partie de la journée à répondre de mon mieux à toute une suite de questions variées, certaines complètement incongrues, du reste. Et c’est l’étrangeté de ces questions qui me fit pour la première fois entrevoir à quel point, par certains côtés, les Hiss diffèrent de nous. Mes réponses les scandalisaient presque, parfois. Quand, à propos de l’état sanitaire et des maladies sur Terre, je leur parlai des ravages de l’alcoolisme — ils connaissaient l’alcool, et il a sur eux des effets analogues — ils me demandèrent pourquoi on ne supprimait pas les ivrognes, ou pourquoi on ne les envoyait pas coloniser une planète déshéritée — ce qui, ajoutèrent-ils cyniquement, revenait au même la plupart du temps.
Quand, à ce propos, je leur parlai du respect de la vie humaine que nous essayons de développer sur Terre, sans grand succès, il faut bien en convenir, ils me répondirent tous:
« Mais ceux-là ne sont plus des hommes. Ils ont enfreint la loi divine ! »
Ce qu’était la loi divine, je ne le sus que bien plus tard.
Vers le soir, Souilik revint me prendre, et j’appris que c’était lui qui devait m’instruire du passé d’Ella. En effet, comme presque tous les Hiss, il accomplissait deux sortes de travaux: un travail social, comme officier commandant un ksill, et un travail personnel, qui, pour lui, consistait en ce qu’il appelait l’archéologie universelle. En tant qu’officier, il était soumis, pendant des périodes déterminées, à une stricte discipline. Mais une fois son service fini, il redevenait un des plus jeunes, mais, m’apprit Essine, un des meilleurs « archéologues universels ». Il eût pu, d’ailleurs, ayant accompli son temps légal, se dégager de toute obligation, mais il préférait rester dans le corps des commandants de ksills, où il avait de nombreux amis, étant ainsi assuré de participer automatiquement aux explorations.
Aussi est-ce le soir même, dans sa maison, que je pris ma première leçon d’histoire hiss. Elle eut lieu dans le bureau de Souilik, où je remarquai deux tableaux de verre dépoli, comme dans celui d’Azzlem.
« D’après ce que tu as dit ce soir — quoique absent, j’ai été mis au courant — l’humanité est apparue sur votre planète au bout d’un très long temps, et semble sortie de l’animalité. Chez nous, sur Ella d’Oriabor, il en a été de même. Là aussi nos ancêtres ont commencé par utiliser des outils et des armes de pierre, et, grâce à la quasi indestructibilité de ces matières, nous sommes mieux renseignés sur les premiers débuts de notre espèce que sur des âges bien moins reculés ».
Sur un cadran, il fit alors une série de gestes qui me rappelèrent en plus compliqué, ceux que nous faisons pour composer un numéro de téléphone. Un des tableaux de verre dépoli s’illumina, et des images apparurent: c’étaient des outils de pierre taillée, exactement semblables à ceux que les fouilles ont découverts dans nos grottes.
« Je viens de composer une référence, et la bibliothèque archéologique me transmet ces documents », expliqua-t-il.
Plus tard, la civilisation avait fleuri sur la planète, et, comme sur Terre, les empires s’étaient élevés et écroulés, les guerres avaient détruit l’œuvre des siècles, brassé les populations ou exterminé des races. Ces races n’avaient jamais été, sur Ella-Ven, Ella-la-Vieille, aussi différenciées que chez nous ; elles ne se marquaient que par des nuances dans la couleur de la peau, toujours verte. Des religions avaient grandi, étaient devenues presque universelles, puis s’étaient écroulées les unes après les autres. Seule une d’entre elles avait subsisté, tenacement, malgré les persécutions de ses rivales momentanément triomphantes. Elle remontait aux premières civilisations historiques.
Les Hiss ne semblent pas avoir connu la relative stagnation technique qui chez nous a marqué le temps de Rome et du Moyen Âge. Aussi leurs guerres devinrent-elles rapidement dévastatrices. La dernière en date, qui remontait à environ 2 300 de nos années, s’était terminée sur une planète ravagée par des armes dont nous ne pouvons encore, heureusement, nous faire une idée. Il y eut alors une assez longue période où, faute d’une population suffisante, la civilisation faillit sombrer. Elle ne fut maintenue dans son essentiel que grâce à l’obstination de quelques savants et au refuge que trouva la science, dans cette période de pillage et de petites guerres civiles, dans les monastères souterrains des adeptes de la religion persécutée et indéracinable dont j’ai parlé tout à l’heure.
Aussi, quand après cinq cents ans de désordres, la civilisation repartit à la conquête de la planète, conquête facilitée par le fait que le reste de la population était retombé pratiquement à l’âge des métaux, cette civilisation nouvelle fut-elle une sorte de théocratie scientifique. Même si les armes dont disposaient les « moines étaient moins puissantes que celles de leurs ancêtres, elles dépassaient de loin tout ce que possédaient les tribus.
Bien plus difficile fut la reconquête du sol. Des régions entières avaient été dévastées, à jamais empoisonnées de radioactivité permanente, brûlées, vitrifiées. Pendant longtemps le chiffre de la population dut être limité: Ella-Ven ne pouvait plus nourrir qu’environ cent millions d’habitants, au lieu de sept milliards avant la « guerre de Six Mois ».
La solution fut trouvée mille ans avant mon arrivée: l’émigration. Depuis longtemps les Hiss savaient qu’Ialthar comportait plusieurs planètes habitables, contrairement à Oriabor, où seule Ella-Ven l’était. Juste avant la guerre de Six Mois, ils avaient trouvé le moyen de contrôler les champs gravifiques, mais cette découverte avait été immédiatement mise sous le boisseau par les divers gouvernements, et n’avait servi qu’à construire des engins de guerre. Le secret fut ensuite perdu pendant longtemps, jusqu’à ce qu’il fût redécouvert par hasard. Pendant la « Période Sombre », les recherches effectuées dans les monastères avaient, faute de source d’énergie suffisante, porté bien plus sur la biologie que sur la physique.
Une fois les champs gravifiques maîtrisés de nouveau, la solution apparut tout de suite: émigrer sur les planètes du système d’Ialthar. Ialthar se trouve, comme je te l’ai déjà dit, à environ un quart d’année-lumière d’Oriabor. Les champs gravifiques permirent d’atteindre une vitesse dépassant un peu la moitié de celle de la lumière. C’était donc un voyage relativement court.
Il fut fait, neuf cent soixante ans avant mon arrivée, par plus de deux mille astronefs, chacun emportant trois cents Hiss, du matériel, des animaux domestiques ou sauvages. Une expédition d’exploration avait conclu à la parfaite habitabilité d’Ella-Tan, Ella-la-Nouvelle, de Mars et même de Réssan, plus froid. Ce furent donc à peu près six cent mille Hiss qui débarquèrent un beau jour sur une planète où n’existaient que des formes animales.
Cette première colonisation fut une catastrophe. À peine les colons avaient-ils commencé à édifier quelques cités provisoires que de terribles et nouvelles épidémies les décimèrent. Il mourut, disent les chroniques, plus de cent vingt mille personnes en huit jours ! Le hassrn et ses rayons abiotiques différentiels n’était pas encore inventé. Affolés, beaucoup de Hiss repartirent pour Ella-Ven, malgré les ordres, y important l’épidémie. La civilisation faillit sombrer de nouveau.
Les colons survivants, petit à petit immunisés contre les microbes de leur nouvelle planète, s’accrurent en nombre pendant les siècles suivants. Sept cents ans avant mon arrivée, le hassrn fut inventé, et le problème cessa de se poser. Les Hiss colonisèrent alors Mars et Réssan. Six cents ans environ avant mon arrivée — je te donne toujours les dates en utilisant nos années, car leur système est trop complexe pour être utilisé dans ce récit — un de leurs physiciens, ancêtre d’Aass, soit dit en passant, découvrit l’existence de l’ahun et la possibilité théorique de l’utiliser pour atteindre les étoiles lointaines. Comme je te l’expliquerai tout à l’heure, cette découverte eut pour les Hiss une importance religieuse extraordinaire. Les distances entre les étoiles, quoique bien plus réduites en moyenne que dans la partie de notre galaxie où se trouve le Soleil, devenaient rapidement impossibles à franchir: l’étoile la plus proche d’Ialthar, après Oriabor, est Sudéma, à une année-lumière, ce qui fait déjà, aller et retour, un voyage de quatre ans. Ensuite, c’est Érianthé, à deux années-lumière et demie, soit près de dix ans de voyage. Les Hiss n’allèrent jamais plus loin par ce procédé ; encore fallut-il employer l’hibernation artificielle, la mise en vie ralentie des explorateurs.
Avec l’utilisation de l’ahun, en revanche, le problème se posait sous un jour tout nouveau, et les possibilités d’exploration devenaient pratiquement illimitées. Et, aux yeux des Hiss, cela parut la réalisation de l’Antique Promesse.
Il serait absolument impossible de comprendre quoi que ce soit à ce qui va suivre, aussi bien qu’à la mentalité des Hiss, sans connaître au moins les fondements de leur religion. Je t’ai parlé tout à l’heure de ce culte persécuté et toujours renaissant qui avait finalement triomphé. Il était devenu la religion, je ne dirai pas officielle, car ce serait trop faible, et inexact, mais la religion « imprégnante » de tous les Hiss. Les rares sceptiques que j’ai rencontrés sur Ella — Souilik est l’un d’eux — ne sont nullement mal vus. Mais leur action est faible et leur scepticisme ne porte du reste que sur les dogmes. En pratique ils agissent tout comme les croyants.
Les Hiss sont manichéens: pour eux l’univers a été créé par un Dieu du Bien, en lutte constante avec un Dieu du Mal. Mais non. Je dénature leur pensée. Il ne s’agit pas, en réalité, de Bien et de Mal, au sens où nous l’entendons, mais de la Lumière et des Ténèbres. Le Dieu de Lumière a créé l’Espace, le Temps, les Soleils. L’autre cherche à les détruire et, à ramener le monde au néant indifférencié originel. Les Hiss, et ceci est capital, les autres humanités de chair, sont les fils du Dieu de Lumière. L’Autre, lui, a créé les Misliks.
Je n’ai pas la tête métaphysique, et ne suis nullement mystique. Je ne te garantis pas d’avoir compris exactement leur pensée. C’est certainement plus subtil que je ne le dis. Mais le vieux sceptique que je suis a été maintes fois troublé quand j’ai pu lire leurs livres sacrés, où se trouvent de curieuses coïncidences avec notre Bible et certains textes religieux hindous, et où figurent des prophéties qui datent de leur proto-histoire, à une époque où ils ne pouvaient pas savoir ce qui existait en dehors de leur planète.
(Clair plongea la main dans sa poche, en sortit un petit livre qu’il me tendit. Sur de minces feuilles parcheminées, de minuscules signes étaient imprimés en bleu.)
« Ce sont les Prophéties de Sian-Thom, me dit-il. Elles remontent à plus de neuf mille ans. Je vais t’en traduire quelques passages ».
Il feuilleta quelques pages et me lut:
« Et les Fils de la Lumière, chacun dans leur étoile, auront à lutter contre le désir de détruire, et dans la lutte, défaites et victoires se suivront pendant des siècles. Mais le jour où les Fils de la Lumière, chacun sur leur étoile, trouveront le Chemin de la Réunion, viendra la plus dure épreuve, car les Fils du Froid et de la Nuit essayeront de leur ravir la Lumière ».
Et ceci:
« Hiss ! Hiss ! Vous êtes la race élue pour guider les Fils de Lumière dans leur lutte contre les Misliks, fils du Froid éternel. Mais nul chef ne peut vaincre sans ses guerriers, et tous les guerriers ne sont pas habiles aux mêmes armes, et nul chef ne peut dire par quelle arme il vaincra. Ne dédaignez pas, Hiss, l’aide des autres Fils de Lumière ! »
Et encore:
« Ne dédaignez pas, Hiss, ceux qui vous semblent étrangers. Peut-être sont-ils aussi Fils de Lumière, peut-être ont-ils en eux (Clair martela ces paroles) le sang rouge que les Fils du Froid éternel ne peuvent glacer ».
Quand tu sauras ce qui m’advint plus tard, tu reconnaîtras toi-même que c’est pour le moins troublant !
Enfin l’Antique Promesse elle-même: « Par les chemins du Temps moi, Sian-Thom, le Voyant, j’ai projeté mon esprit dans l’Avenir. Ne cherchez pas, Hiss, à savoir si cet avenir est proche, ou aussi lointain que l’horizon du désert de Siancor, qui recule quand le voyageur avance. Et j’ai vu la race élue des Hiss recevoir les ambassadeurs de tous les Fils de Lumière, et leur ligue triompher enfin des Fils de la Nuit et du Froid éternel. Je vous le dis, Hiss, le monde vous appartiendra, aussi loin que vous puissiez l’imaginer, au-delà même des étoiles, mais il n’appartiendra pas qu’à vous. Il appartiendra à tous les êtres de Chair, à tous les Fils de Lumière, qui périssent sans périr, et qui, tous unis, Hiss, tous unis, vaincront les êtres des Ténèbres et du Froid, et repousseront dans le Néant, hors du monde, leurs ennemis, les Fils du Froid et de la Nuit, ceux qui n’ont pas de membres et pas de chair, ceux qui ne connaissent ni le Bien, ni le Mal ».
Et voilà. Que l’on y croie, ou que l’on en rie, toute une formidable civilisation, la plus puissante de l’univers peut-être, est fondée sur cette Antique Promesse.
Aussi, quand le chemin de l’ahun se trouva ouvert, les Hiss partirent-ils en exploration. Ils ne connaissaient pas encore les Misliks. Un de leurs premiers voyages les amena sur une planète, Assenta du soleil Swin, si tu désires en savoir le nom, située sur le bord de leur Galaxie. Là, ils installèrent un observatoire, et commencèrent à dénombrer les galaxies. Et ils découvrirent le fait étrange que dans l’une d’entre elles, située à environ quinze millions d’années-lumière, les étoiles s’éteignaient à un rythme rapide, absolument contraire à toute prévision basée sur les lois physiques. En un siècle et demi, la galaxie entière, de petite taille, avait disparu.
Je mêle maintenant à ce que m’enseigna Souilik ce que j’appris plus tard d’Azzlem et d’autres. Trois expéditions partirent successivement par le chemin de l’ahun, vers cette galaxie. Aucune ne revint. Puis d’autres étoiles se mirent à s’éteindre, cette fois-ci dans une galaxie bien plus proche, à environ sept millions d’années-lumière. Le processus, toujours le même, était le suivant: cela commençait par une altération du spectre, les raies métalliques se multipliant, puis l’étoile commençait à virer au rouge, de plus en plus sombre. Au bout de quelques mois seuls les détecteurs à infrarouge arrivaient à la déceler. Puis plus aucun rayonnement n’en parvenait. Et les Hiss, qui croyaient en la Prophétie et la Promesse, commencèrent à voir dans ces étranges phénomènes la trace d’une action de l’Autre, le Père de la Nuit et du Froid. D’autant plus qu’ils avaient déjà découvert quelques humanités différentes de la leur !
Bien entendu ce processus d’extinction des étoiles avait commencé bien avant qu’aucun Hiss n’existât sur Ella-Ven, puisque les Hiss ne se font remonter eux-mêmes qu’à deux millions d’années au plus. Je ne sais pas comment ils concilient l’antériorité d’existence évidente des Misliks sur eux-mêmes avec leur propre métaphysique.
Enfin les Hiss découvrirent les Misliks. Une expédition, passant par l’ahun, partit pour une galaxie toute proche, à moins d’un million d’années-lumière. Elle comprenait trois ksills, sous le commandement d’un astronome appelé Ossenthur. Ils émergèrent dans l’Espace — j’ai omis de te dire qu’ils savent émerger toujours à bonne distance d’un corps matériel — assez près d’un soleil en train de s’éteindre. Le but leur parut peu intéressant, malgré un cortège de planètes, et ils allaient repartir quand Ossenthur remarqua, dans le spectre de l’étoile, des particularités qui le rapprochaient du spectre de la galaxie qui s’était éteinte si bizarrement. Il décida d’atterrir sur une planète. Ils débarquèrent donc sur un monde agonisant, où toute vie avait déjà disparu. Il n’y avait jamais eu d’humanité, juste quelques animaux supérieurs dont ils trouvèrent les cadavres gelés. Leur séjour durait depuis trois mois, les observations s’accumulaient, le soleil devenait chaque jour plus sombre dans le ciel rouge. Enfin, quand la température fut tombée assez bas pour que l’azote commençât à se liquéfier, apparurent les Misliks. Ceci se passait trois cents ans avant mon arrivée.
D’où venaient les Misliks ? Les Hiss ne le savent pas, leur apparition sur une planète reste mystérieuse encore. Mais ils n’arrivent jamais avant que le froid soit suffisant pour liquéfier l’azote.
Deux ksills furent surpris par les Misliks. Le troisième, celui d’Ossenthur, se trouvait en vol, à plus de cent kilomètres de haut. Le premier ksill eut à peine le temps de transmettre qu’il était entouré de choses brillantes et mobiles. Puis ce fut le silence. Le second fut atteint alors qu’il tentait de s’élever. Il put, lui, transmettre des images: sur le sol glacé grouillaient des formes polyédriques, mobiles, à l’éclat métallique, d’une longueur approchant la taille d’un homme. Brutalement toute transmission cessa, comme le ksill s’écrasait à la surface de la planète.
Ossenthur resta huit jours à surveiller le sol. Le huitième jour, ne voyant rien remuer autour du premier ksill, il piqua comme la foudre et atterrit à côté, arrosant la terre autour du ksill de rayons abiotiques. À l’intérieur du ksill, rien n’avait été touché, mais plus un Hiss n’était vivant. Ossenthur fit enlever les cadavres, et, abandonnant l’appareil aux Misliks — il donna à ces étranges créatures le nom de la Prophétie — après en avoir détruit les moteurs, il repartit pour Ella.
Les biologistes étudièrent les cadavres. Les Hiss avaient succombé à l’asphyxie, leur pigment respiratoire détruit !
Et c’est ainsi que les Hiss se lancèrent à corps perdu dans la recherche des autres humanités, afin de trouver celle « dont le sang rouge ne peut être glacé ». Mais sur toutes les planètes qu’ils découvraient, les « hommes », avaient le sang bleu, ou vert, ou jaune. Je compris alors pourquoi, malgré la loi d’Exclusion, ils m’avaient ramené, et ce qu’ils attendaient de moi, de nous, Terriens.
Entre-temps, comme je l’ai dit, ils étaient entrés en contact avec bien des humanités planétaires, dont les ambassadeurs habitent en permanence sur Réssan, où se trouve le Grand Conseil de la ligue des Mondes humains.
Les Misliks se trouvaient donc à moins d’un million d’années-lumière d’Ella. À cette époque les Hiss n’avaient pas encore compris le rapport qui existait entre ces êtres de métal et l’extinction des étoiles, mais ils représentaient déjà l’ennemi par excellence, le Fils du Froid et de la Nuit, l’ennemi métaphysique. Ils cherchèrent donc à les détruire. Sauf un, tous les moyens employés échouèrent. En vain les savants hiss retrouvèrent-ils les moyens de destruction des ancêtres, les Misliks semblaient invulnérables. Nul rayon abiotique, nul bombardement par neutrons, protons, électrons, infra-nucléons même, ne les tuaient. Seule la chaleur était efficace: un jour un ksill, touché par le mortel rayonnement mislik, contre lequel les Hiss n’ont pas encore trouvé de protection pratique autre qu’une distance supérieure à sa portée, s’écrasa au sol et prit feu. Un Mislik qui se trouvait à proximité cessa de bouger, se contracta. Au prix de pertes sérieuses, les ksills purent descendre assez bas pour le prendre dans un champ gravifique négatif et le ramener sur Ella. L’étude en fut décevante: on se trouva en présence d’un bloc de feuo-cupro-nickel pur. S’il y avait eu structure, elle avait été détruite par la chaleur.
La lutte continua, stérilement, pendant trois siècles. Maintenant les Hiss savaient tuer les Misliks: il suffisait de les prendre dans un rayonnement les portant à une température supérieure à deux cents degrés absolus, pendant une dizaine de secondes. Mais les Misliks se défendirent. La portée de leur rayonnement abiotique augmenta, et il devint dangereux de s’approcher à moins de vingt kilomètres d’une planète en leur possession. Par des moyens inconnus, ils repéraient l’approche d’un ksill, et le vidaient de toute vie avant qu’il ait pu utilement lancer ses bombes thermiques. Ils apprirent aussi — ou tout au moins utilisèrent pour la première fois au su des Hiss — l’art de s’élever dans l’Espace sans appareil. Des Misliks rôdaient ainsi constamment au-dessus des planètes qu’ils occupaient, en groupes de neuf au minimum. La puissance de leur rayonnement croît-en effet comme le cube du nombre des Misliks présents, et, à moins de neuf individus, il est très long à agir. Les Hiss essayèrent alors une nouvelle tactique: ils sortaient de l’ahun au ras de la planète, lâchaient les bombes, puis y redisparaissaient. Tactique efficace, mais effroyablement dangereuse. Il arrivait parfois que, par suite d’une infime erreur de calcul, le ksill surgît sous la surface de la planète. Il s’ensuivait une fantastique explosion atomique, les atomes du ksill et ceux de la planète se trouvant occuper la même place au même moment.
L’empire des Misliks s’étendait de plus en plus dans cette malheureuse galaxie, dont les étoiles continuaient à s’éteindre une à une. Et c’était une étrange chose pour les équipages de ksills, de voir, depuis Ella, resplendir telle partie de cette galaxie qu’ils connaissaient bien comme éteinte, la lumière mettant près d’un million d’années à en parvenir.
Ce n’est que quelque vingt ans avant mon arrivée que les Hiss comprirent que les Misliks ne se contentaient pas de coloniser les planètes des soleils éteints, mais éteignaient ceux-ci. L’hypothèse en avait bien été faite par Ossenthur, il y a trois cents ans, mais elle avait paru si fantastique que nul ne l’avait retenue. Dans la galaxie attaquée, le Deuxième Univers des Hiss, assez loin de l’empire mislik, existait une planète humaine dont les habitants, proches des Hiss, entretenaient avec eux d’excellentes relations. Cette planète, Hassni du soleil Sklin, servait de base avancée dans la guerre. Un jour, on signala des Misliks sur la face glacée d’une planète extérieure de ce système. En même temps, les savants de Hassni constatèrent une diminution très nette de l’énergie émise par leur soleil. Une patrouille hardie, accomplie par trois ksills montés par des Hassniens, signala, pour la première fois dans l’histoire de la guerre, que sur cette planète extérieure les Misliks avaient construit d’immenses pylônes métalliques. Quand, quelque temps plus tard, Hassni se trouva placée entre son soleil et Affr, la planète extérieure, toute réaction nucléaire devint impossible pendant quelques jours dans les laboratoires ou les centrales. Le soleil émettait une énergie toujours décroissante, et il fallut bien se rendre à l’évidence: les Misliks connaissaient le moyen d’inhiber les réactions nucléaires des étoiles !
Il n’y eut d’autre solution que d’évacuer Hassni. Les Hassniens furent transportés sur une planète d’une étoile de la galaxie d’Ella.
Enfin, deux ans avant mon arrivée, un Mislik isolé fut capturé vivant. Ce Mislik-là, je l’ai vu, et même touché !
Petit à petit, je m’intégrais dans la vie ellienne. J’habitais toujours chez Souilik, mais on m’avait déjà donné un réob. J’appris très vite à le piloter. Ces petits avions sont tellement perfectionnés qu’il est à peu près impossible de faire une fausse manœuvre. Le pilotage en est entièrement automatique, et le rôle du conducteur se borne à choisir la direction, la vitesse, l’altitude. Bien entendu, on peut toujours débrancher le pilote automatique. La majorité des Hiss ne l’utilise que rarement. Ce peuple a trouvé la solution du problème de la machine: s’en servir, ne pas la craindre, et ne pas en être esclave. Le même individu qui considère comme tout à fait normal de prendre un ksill, de passer « derrière l’Espace » comme ils disent, et de parcourir ainsi Dieu sait combien de milliards de kilomètres, n’hésitera pas à marcher des journées entières, s’il a envie de marcher. Pour ma part il s’écoula plusieurs mois avant que je me risque à débrancher le pilote automatique. Mais une fois que je l’eus osé, je trouvai dans la conduite de ce merveilleux petit engin un si vif plaisir que je n’utilisai plus l’automate que pour de longs voyages. Au début, d’ailleurs, et jusqu’à ce que je sois définitivement adopté par la communauté hiss — et je suis l’un des trois « étrangers » qui l’aient jamais été — je n’eus le droit de me servir du réob que pour aller de la maison de Souilik chez les Sages.
J’appris aussi le hiss parlé, langue très difficile pour nous, Terriens. Elle consiste surtout en susurrements, avec quelques rares consonnes autres que s ou z, comme tu as pu t’en rendre compte d’après les noms propres. Le diable est leur sacré accent tonique, dont la place varie selon la personne à laquelle on s’adresse, le temps du verbe, etc. Par exemple, mon hôte s’appelait Souilik. Mais sa maison était « Souil’k sian » et: je sors de la maison de Souilik se dit « Stan Souil’k s’an ». Tu vois tout de suite la difficulté de construire une phrase compliquée. Je ne suis jamais arrivé à parler un hiss tout à fait correct. Peu m’importait du reste, du moment que je comprenais. Pour « parler » moi-même, j’avais toujours la ressource de « transmettre », directement à un Hiss qui traduisait.
Tous les deux jours j’allais à la Maison des Sages, où je faisais, en quelque sorte, un cours de civilisation terrienne. En contrepartie, j’y apprenais la langue, par des méthodes semi-hypnotiques. J’y apprenais aussi tout ce que je pouvais de la civilisation et de la science hiss. Je collaborais avec deux Hiss à des recherches de biologie comparée. Mon sang fut minutieusement étudié, et je passai à la radio un nombre incalculable de fois. Mes collaborateurs, comprenant très bien ma propre curiosité, y passèrent de bonne grâce maintes fois aussi, devant moi. Leur organisation est voisine de la nôtre, mais je soupçonne que leurs lointains ancêtres ont dû être plus proches de nos reptiles que de nos mammifères. À ce propos, je dois dire quelques mots de la faune. Elle est, pour les grosses espèces, de double origine. De leur planète Ella-Yen, les Hiss avaient amené quelques animaux domestiques, en particulier une sorte de gros chat, très haut sur pattes, à poil verdâtre, d’une intelligence comparable à celle de nos singes. Ils en raffolent et chaque maison en a au moins un. Primitivement, pendant la préhistoire d’Ella-Ven, ils avaient été dressés à la chasse, mais maintenant leurs griffes redoutables et leurs dents en sabre court ne leur servent plus qu’à déchirer les fauteuils de leurs maîtres. En plus de ces missdolss, les Hiss élèvent un gros animal qui fournit le lait jaune d’or. La faune autochtone d’Ella-Tan vit encore dans de vastes réserves, et comprend des fauves dangereux, que les jeunes Hiss vont parfois chasser à l’arc, avec une meute de missdolss. Il n’y a sur Ella aucun animal ailé, ni oiseau, ni insecte, mais en revanche il y existe une espèce empoisonnante de petites créatures, homologues, mais non analogues, de nos fourmis, que toute la science des Hiss a été incapable d’anéantir. Sur Ella-Ven, il y avait un animal de la taille d’un gros éléphant, mais les Hiss n’avaient pas jugé utile de l’acclimater sur leur nouvelle planète.
Au bout de deux mois, je subis l’épreuve que tout jeune Hiss subit avant de passer au rang des adultes, c’est-à-dire l’examen psychométrique. Cela n’a rien de commun avec nos tests, et les Hiss ne prétendent nullement mesurer le génie créateur, mais seulement les aptitudes à tel ou tel travail, et le degré moyen d’intelligence.
Je passai donc au psychomètre, de mon plein gré d’ailleurs. Ce fut impressionnant. Imagine une sorte de chaise longue sur laquelle je m’étendis, dans une salle aux murs vitrifiés, un casque hérissé de pointes sur la tête, l’obscurité totale à l’exception d’une petite lampe bleue, l’étrange visage d’un Hiss penché sur les appareils enregistreurs. Je sentis une légère secousse électrique, et, à partir de ce moment-là, ma personnalité fut en quelque sorte dédoublée. Je savais qu’on me posait des questions, je savais que j’y répondais, mais du diable si je puis dire quelles sortes de questions et quelles sortes de réponses ! Je voyais le Hiss modifier doucement les réglages, ma tête était emplie d’un vertige léger, agréable, je ne sentais plus sous mon dos le contact de la chaise longue. Cela dura, paraît-il, deux basikes, mais ne me parut durer que deux minutes. La lumière revint, on m’enleva le casque et je me levai, l’esprit curieusement vide et reposé.
L’étude des enregistrements prit une dizaine de jours. Je fus alors convoqué chez Azzlem, que je trouvai entouré de trois psycho-techniciens.
D’après ce qu’il m’en dit, le résultat de l’examen avait été étonnant. Mes capacités intellectuelles dépasseraient largement la moyenne des Hiss, se plaçant à la cote 88 — la moyenne des Sages est de 87. Mes capacités affectives les troublaient bien davantage: à ce que j’appris, j’étais un individu qui pouvait être dangereux, doué d’une combativité extrême et de fantastiques possibilités d’amour ou de haine, avec un goût très vif de la solitude et une certaine asociabilité. Ce dernier trait ne doit pas te surprendre ! En revanche mes capacités d’émotion mystique étaient basses, très basses, presque nulles, et cela parut les attrister. Mais ce qui les intriguait le plus, c’est que j’émets un certain type d’ondes, qu’ils ne surent pas interpréter, et qui se rapproche beaucoup d’un type d’ondes émis par les Misliks !
Le résultat pratique fut qu’au lieu d’être envoyé sur Réssan, avec les représentants des autres humanités, je fus gardé sur Ella, les Sages estimant cette solution préférable.
Je continuai donc à habiter chez Souilik. Celui-ci repartit bientôt pour un voyage dans l’ahun, me laissant seul. Mais j’avais déjà lié connaissance avec plusieurs voisins, et je recevais assez souvent la visite d’Essine ou de membres de sa famille. Comme j’avais appris à lire en même temps qu’à parler, je commençai à utiliser les nombreux livres de Souilik. Beaucoup, portant sur les sciences physiques, me dépassaient. D’autres, au contraire, traitant de biologie ou d’archéologie universelle, me passionnèrent.
J’étais un jour en train de lire tranquillement une histoire résumée de la planète Szen du soleil Fluh du onzième univers quand un réob bleu atterrit devant la maison. Il en sortit le Hiss gigantesque qui faisait partie du Conseil des Sages et qui se nommait Assza. J’avais eu peu de rapports avec lui, car c’est un physicien, et les Hiss avaient vite jugé que, de ce côté-là, mes connaissances étaient trop médiocres pour valoir la peine de m’attacher un spécialiste. Je fus donc surpris de sa visite. À la manière directe des Hiss, il ne perdit pas de temps:
« Viens, nous avons besoin de toi.
— Pourquoi ? Dis-je.
— Pour voir si tu es bien un des êtres à sang rouge de la Prophétie, que les Misliks ne peuvent tuer. Viens. Tu ne courras aucun danger ».
J’aurais certes pu refuser, mais je n’en avais aucune envie. Il me tardait de savoir exactement ce qu’étaient les fameux Misliks. Je le suivis donc dans son réob.
Nous montâmes très haut, et filâmes pleine vitesse. Le réob survola deux mers, des montagnes, encore une mer, puis, au bout de trois heures, piqua vers une petite île rocheuse, désolée. Nous avions parcouru plus de 9 000 kilomètres. Le soleil déclinait à l’horizon, et nous devions être sous une latitude très élevée, car j’aperçus des glaces flottantes.
Assza posa son réob sur une minuscule plate-forme surplombant les flots. Nous nous dirigeâmes vers une épaisse porte de métal. Avec des gestes compliqués, mon guide ouvrit un guichet, parla. La porte s’entrebâilla et nous entrâmes. Douze jeunes Hiss, armés de leur « fusil à chaleur », m’examinèrent. Nous passâmes ce poste de garde et pénétrâmes dans une salle octogonale, dont un mur présentait le dépoli particulier des écrans de vision. Assza me fit asseoir:
« Mon bureau, dit-il. Je suis chargé de la surveillance du Mislik ». Et il m’expliqua ce qui suit:
Il y avait un peu plus de deux ans, un ksill avait réussi à surprendre un Mislik isolé dans l’espace et à le capturer. Cela avait été fort difficile, et l’équipage, exposé de façon prolongée à son rayonnement, avait longtemps souffert d’anémie. Mais le plus ardu avait été de faire traverser au Mislik l’atmosphère chaude d’Ella sans le tuer. On y avait enfin réussi et le Mislik était là, dans une crypte, toujours entretenue à une température de douze degrés absolus. Tous les types d’humanités — à l’exception des derniers connus, ceux qui savaient passer dans l’ahun, et de moi-même — avaient été volontairement soumis au rayonnement du Mislik, avec toutes les précautions voulues pour qu’il n’y ait pas d’accident mortel. Aucun n’avait pu y résister. Mais aucun non plus n’avait le sang rouge de la Prophétie. Moi, je l’avais !
« Regarde le Mislik », me dit Assza.
Il plongea la pièce dans l’obscurité. Sur l’écran, des images parurent, dans une curieuse lumière bleue.
« Lumière froide. Tout autre éclairage tuerait le Mislik ! »
Ma vue plongeait sur une pièce de larges proportions. Le sol rocheux était nu. Au milieu, immobile, se tenait quelque chose que je pris d’abord pour une petite construction métallique, faite de plaques articulées par des joints en creux. Cela brillait d’un vif éclat rougeâtre, avait une forme polyédrique et une taille d’environ deux mètres sur un.
Le Hiss m’attira devant les appareils enregistreurs qui me rappelèrent le psychomètre. Sur les cadrans, des aiguilles phosphorescentes oscillaient lentement, des tubes fluorescents palpitaient, en lentes ondulations régulières.
« La vie du Mislik, dit Assza. Il est constamment le siège de ces phénomènes électromagnétiques que, paraît-il, vous, gens de la Terre, utilisez comme source d’énergie. Il repose ».
Assza tourna un bouton. Le thermomètre qui indiquait la température de la crypte passe de 12 à 30 degrés absolus. Les aiguilles firent un bond sur les cadrans, les tubes émirent une lumière plus vive, leurs palpitations s’accélérèrent. Assza m’en désigna un, qui vibrait à une cadence particulière.
« Les ondes Phen: celles que, seuls à notre connaissance, les Misliks et toi-même émettent ! »
Je levai les yeux et me vis dans un miroir. C’était un fantastique spectacle que nos faces, éclairées par cette seule lumière palpitante, verdâtre, qui venait des tubes, et le reflet de la lumière bleue de l’écran. J’ai rarement eu sur Ella une si vive impression de dépaysement, d’autre monde. Et j’eus peur.
Le Mislik bougeait, maintenant. Ses plaques articulées jouaient les unes sur les autres, il se déplaçait à la vitesse d’un homme au pas. Doucement, Assza ramena la température à 12 degrés absolus.
« Voilà. Nous aimerions que tu descendes dans la crypte t’exposer au rayonnement du Mislik. Il n’y a aucun danger, aucun danger grave. Tous les autres y sont déjà descendus, sans succès, malheureusement. Dans l’Espace, quand nous sommes protégés par la paroi de nos ksills, il faut neuf Misliks pour mettre notre vie en péril. Ici, de si près et sans protection, un seul suffit. Comme il règne dans cette salle une température très basse, et le vide presque absolu, tu seras équipé en conséquence. Je surveillerai tout d’ici, et deux automates t’accompagneront pour te ramener si tu perdais conscience. Acceptes-tu ? »
J’hésitai un instant, regardant ramper l’être de cauchemar. Il me semblait déceler en lui, sous la stricte carapace géométrique, un esprit impitoyable, une pure intelligence sans aucun sentiment, plus effrayante que toute férocité consciente. Oui, c’était bien là le Fils de la Nuit et du Froid !
« Soit, dis-je, jetant un dernier regard sur l’écran.
— Au besoin, ajouta Assza, je peux élever la température et le tuer. Mais je ne pense pas être forcé d’en arriver là. Il y a cependant un risque pour toi. Un seul Mislik ne peut tuer un Hiss, sauf si celui-ci s’expose trop longtemps au rayonnement. Il n’a pas tué non plus ceux qui t’ont précédé. Mais tu es différent !
— Au diable », dis-je en français. Et j’ajoutai: « Ne perdons pas de temps. Tôt ou tard, il faudra bien tenter l’expérience !
— Nous ne pouvions le faire avant que tu parles notre langue. Je ne pourrai pas te transmettre de pensées, quand tu seras en bas ».
Il ralluma la lumière. Un Hiss entra, me fit signe de le suivre.
Nous descendîmes au niveau de la crypte, dans une salle où étaient pendus à la cloison des scaphandres transparents. Le Hiss m’aida à en revêtir un. Il m’allait parfaitement, ce qui n’était pas étonnant, car il avait été fait spécialement pour moi. Une énorme dépouille avait dû servir au géant trapu aux yeux pédonculés que j’avais vu statufié sur l’escalier des Humanités. La porte s’ouvrit encore une fois, et deux machines à six roues, aux puissants bras métalliques, entrèrent. Le Hiss sortit, et la porte se referma.
« M’entends-tu ? dit la voix d’Assza dans mon casque.
— Oui, très bien.
— Tu es encore à l’abri du rayonnement du Mislik. Ce rayonnement ne traverse pas les quatre mètres de ferro-nickel qui te séparent de lui. C’est la seule protection efficace, mais elle est inapplicable en combat, à cause de son poids. Je vais maintenant ouvrir la porte de communication. Recule et surtout, quoi qu’il arrive, n’essaie pas d’enlever ton scaphandre avant que je te le dise ».
Un bloc de métal glissa lentement hors de la paroi, long de quatre mètres. Je ne ressentis aucune impression de froid, mais mon scaphandre se gonfla lentement, me faisant ressembler à un Bibendum. Je me faufilai par l’ouverture, et pénétrai dans la crypte. Le Mislik était à l’autre bout, immobile. La lumière bleue me parut plus faible que sur l’écran.
J’avançai doucement sur le sol unit. Tout était silence et immobilité. J’entendais dans mon casque la respiration lente d’Assza. Le Mislik ne bougeait toujours pas.
Soudain, il glissa vers moi. Vu de face, il se présentait comme une masse aplatie, haute d’environ un demi-mètre.
« Que dois-je faire ? Demandai-je.
— Il n’émet pas encore. Il ne te touchera pas. Une fois il s’est envolé et a écrasé un Hiss. Nous l’avons soumis à douze basikes de haute température, à la limite de sa possibilité de survie. Je crois qu’il a compris et ne recommencera pas. S’il le faisait, tu as un pistolet à chaleur à ta ceinture. Ne l’emploie qu’en cas de nécessité.
Le Mislik tournait autour de moi, à vive allure.
« Il n’émet toujours pas. Que sens-tu ?
— Rien, absolument rien. Une certaine peur !
— Attention ! Il émet ! Il émet ! »
Vers l’avant de la masse métallique venait d’apparaître une faible aigrette violette. Je ne sentais toujours rien, je le dis à Assza.
« Tu ne sens pas en toi un fourmillement ? Pas de vertige ?
— Non, rien ! »
Le Mislik émettait maintenant violemment. L’aigrette atteignait un bon mètre de long.
« Toujours rien ?
— Non.
— Avec une telle intensité, il y a longtemps qu’un Hiss serait évanoui ! Je crois que vous, Terriens, êtes les êtres de la Prophétie ! »
Le Mislik semblait déconcerté. Du moins est-ce ainsi que j’interprétai son manège. Il reculait, avançait, cessait d’émettre, recommençait. Je marchai vers lui. Il recula, puis s’arrêta. Alors, plein d’un sentiment peut-être trompeur d’invulnérabilité et d’un désir de bravade, je m’avançai vers lui à grandes enjambées, et m’assis sur lui ! J’entendis l’exclamation horrifiée d’Assza, puis son éclat de rire sifflant quand le Mislik me fit lâcher prise d’une brusque secousse et s’enfuit vers l’autre bout de la crypte. J’étais le premier être de chair à avoir touché un Mislik vivant !
« Assez, dit Assza. Reviens dans la salle des scaphandres ».
Le bloc referma l’ouverture, l’air entra en sifflant, et je pus, aidé du Hiss, sortir du scaphandre. Je pris l’ascenseur, pénétrai dans le bureau d’Assza. Il était écroulé sur son fauteuil, pleurant de joie.
Je restai cette fois-là trois jours dans l’île Sanssine. Assza avait immédiatement informé le Conseil des Sages du résultat positif de l’expérience, et quelques heures plus tard, tous étaient assemblés dans la grande salle située à côté du bureau d’Assza. Cependant, quand ils me demandèrent de redescendre tout de suite dans la crypte, je refusai net. Si le rayonnement mislik ne semblait pas m’avoir affecté, mes nerfs étaient à bout. Tout le temps que j’avais passé face à face avec ce bloc de métal conscient, j’avais réussi à rester calme. Mais maintenant mon énergie était épuisée, et je ressentais une invincible envie de dormir. Les Sages le comprirent, et il fut décidé de tout remettre au lendemain. On me donna une chambre très confortable, et, à l’aide de celui-qui-fait-dormir, je passai une bonne nuit.
Ce ne fut pas sans appréhension que je pénétrai dans la crypte. Je ne savais pas en effet si ma merveilleuse immunité durerait, et, dans le cas contraire, ce qui se passerait. J’avais demandé qu’on fasse venir un des néophytes du collège des Sages, Szzan, à qui j’avais enseigné, au cours de nos conversations, pas mal de médecine terrestre. Les préparatifs avaient été plus longs: on me fit une prise de sang, une numération globulaire et maint autre examen. De plus un Hiss volontaire devait descendre avec moi, pour contrôler que le rayonnement émis par le Mislik en ma présence était bien celui qui était si néfaste aux Hiss. Par faveur spéciale, on avait invité les techniciens du ksill qui avait atteint la Terre, et, sauf Souilik qui errait quelque part dans l’Espace, tous étaient là, Aass en tête. Je fus heureux de les revoir. Je le fus moins quand je m’aperçus que le volontaire qui devait m’accompagner était Essine.
Je n’ai pas essayé de l’en dissuader. Je savais déjà que, sur Ella, toute différence face au danger entre hommes et femmes était abolie depuis des millénaires. Elle avait été volontaire, les Sages l’avaient acceptée, un refus de ma part eût été pour elle une injure sans nom. Mais je ne pouvais empêcher mes vieux préjugés terriens de désapprouver.
J’étais armé d’un pistolet spécial, à « chaleur froide »: il me permettait au besoin d’élever la température suffisamment pour incommoder gravement le Mislik, sans le tuer: autrement dit de faire passer la température à son voisinage de 261 degrés à 100 à peu près.
Nous descendîmes donc, suivis de quatre automates, dans la chambre des scaphandres. Deux Hiss nous y attendaient pour nous aider à revêtir nos vêtements de vide. Pendant qu’on me passait le mien, je pus voir le visage d’Essine devenir pâle — cela se traduit chez les Hiss par une couleur gris verdâtre — et je l’entendis marmonner quelque chose qui ressemblait à une prière. De toute évidence elle avait peur, et je trouvai cela tout naturel, car si j’avais de fortes chances de m’en tirer sans mal, elle était à peu près sûre d’être durement atteinte. Aussi, quand nous passâmes la porte cylindrique, je lui mis la main sur l’épaule et, par micro, lui dis:
« Reste derrière moi.
— Je ne peux pas. Il faut que nous sachions si le rayonnement est actif ».
Je me retournai. Les automates nous suivaient, leurs grands bras métalliques déjà à demi tendus.
Le Mislik, immobile, nous regardait venir. Je dis: nous regardait, car, quoique je n’aie pu déceler quoi que ce soit suggérant un organe de la vue, je savais qu’il était parfaitement conscient de notre approche. Soudain il commença à glisser vers nous.
« Ne vous éloignez pas trop de la porte », dit la voix d’Azzlem.
Essine eut un mouvement de recul, puis vint se placer à côté de moi. Le Mislik s’arrêta à trois pas de nous, sans émettre.
« Je crois qu’il me reconnaît, commençai-je. Il n’émettra pas si … »
Ce qui se passa ensuite fut d’une incroyable rapidité. Le Mislik émit, violemment. Son aigrette violette atteignait un bon mètre de long. Puis, sans cesser d’émettre, il glissa à une prodigieuse vitesse autour de nous, fonça sur le premier automate. Et il n’y eut plus, à la place de cette merveilleuse machine, qu’un amas de tôles tordues et de rouages faussés. Une petite roue dentée vint rouler autour de moi, et, stupidement, je la regardai décrire des cercles de plus en plus étroits avant de s’immobiliser à mes pieds.
« Attention ! » me cria Assza.
Ce cri me réveilla de ma torpeur. Je me retournai, vis Essine effondrée à côté des débris de l’automate. Le Mislik fonçait vers le second, qui roulait vers nous. Je tirai deux fois. Le Mislik stoppa net. J’avais relevé Essine, inanimée dans son scaphandre. L’automate avançait, les bras tendus.
« Tiens, prends-la, dis-je comme à une personne. Je vais protéger la retraite ».
Bien entendu je n’eus pas de réponse. Portant Essine, il roula à toute vitesse vers la porte. Le Mislik fonça de nouveau. Je tirai et le stoppai. Je commençai à reculer, suivi des deux autres automates, le pistolet au poing. Et alors le Mislik s’envola ! J’entendis les exclamations des Sages, là-haut, dans la salle de contrôle. Le monstre métallique prit de la hauteur, puis piqua vers moi. Je tirai cinq fois en vain. Au dernier moment, je m’aplatis, et il me manqua. J’entendis une voix — celle d’Assza ? — dire: « tant pis, les grands moyens ! » Une violente lumière d’un blanc cru inonda la crypte, au moment où le Mislik se préparait à foncer de nouveau. Il regagna immédiatement le sol, et se mit à décrire des zigzags, comme affolé par une fantastique douleur.
« Vite, rentre, ou nous allons le tuer ! » cria Assza.
Je fonçai vers la porte, pénétrai dans la chambre des scaphandres. La lumière crue s’éteignit, la porte se ferma, l’air entra. Quatre Hiss, dont Szzan, pénétrèrent. On enleva son scaphandre à Essine. Elle était pâle mais vivante.
Je remontai dans le bureau, en colère.
« Eh bien, dis-je à Azzlem, vous êtes satisfaits ! Je suis encore là, mais Essine mourra peut-être !
— Non, un seul Mislik ne peut tuer en si peu de temps. Et quand bien même ? Quand l’enjeu est l’univers, que compte une vie, une vie volontaire, d’ailleurs ! »
Il n’y avait évidemment rien à répondre. On me refît une prise de sang, une autre numération globulaire. La conclusion fut formelle: le rayonnement du Mislik était sans aucun effet sur moi. Je restai deux autres jours sur l’île avec Assza, ne voulant pas en partir avant de savoir Essine hors de danger. Elle avait repris rapidement conscience, mais était encore très faible, malgré les transfusions et le passage sous les rayons biogéniques. Mais Szzan me rassura: il avait déjà soigné et sauvé des Hiss bien plus gravement atteints.
Je regagnai la petite maison de Souilik, et tout rentra dans l’ordre habituel. Tous les deux jours, j’allais à la maison des Sages faire des cours et en suivre. Je me liai assez étroitement avec Assza, le physicien géant gardien du Mislik — celui-ci ne semblait pas se ressentir de la violente punition qu’il avait subie — et avec Szzan, le jeune biologiste. Et, un jour que tous trois nous parlions des rayonnements humains, j’eus une idée:
« Ces ondes Phen, qu’émettent les Misliks et que j’émets aussi, ne pourrait-on pas s’en servir pour entrer en contact avec eux ? » Szzan réfléchit un moment, et répondit.
« Je ne le pense pas. Nous enregistrons ces ondes, mais nous ignorons totalement à quoi elles correspondent. Nous n’avons pu expérimenter, car il nous est aussi impossible d’approcher un Mislik » tu l’as vu par l’exemple d’Essine, que de passer à travers une étoile ! Comme tu émets les mêmes ondes — ou quelque chose qui s’en rapproche beaucoup — nous pourrons expérimenter avec toi. Mais je ne crois pas qu’elles aient quoi que ce soit à voir avec le psychisme. Sans doute sont-elles en rapport avec votre extraordinaire constitution qui renferme tant de fer !
— Tant pis, fis-je. J’aurais pourtant aimé pouvoir entrer en communication avec eux.
— Cela n’est peut-être pas impossible, dit alors Assza. Mais il te faudra du courage. Tu devras redescendre dans la crypte, coiffé d’un casque amplificateur de pensée. Les ondes psychiques — nos ondes psychiques — ont une portée inférieure de loin à celle du rayonnement mislik, et nous n’avons jamais pu approcher assez pour savoir si nous pourrions « entendre » un Mislik. Le Mislik — ou le Hiss — était toujours mort avant. Mais toi, tu pourras approcher. Il te faudra pénétrer dans la crypte, car l’isolement de ferro-nickel arrête aussi bien les ondes de pensée — si le Mislik en émet de comparables aux nôtres — que son rayonnement mortel.
— Soit, dis-je. Mais s’il s’envole de nouveau ?
— Reste devant la porte. S’il s’envole, tu rentreras dans la chambre aux scaphandres.
— Bien. Quand tente-t-on l’expérience ? »
Je les sentais encore bien plus impatients que moi-même.
« J’ai un grand réob quadriplace, commença Assza.
— J’ai aussi le mien, dis-je. On y va ?
— Allons-y, coupa Szzan, le plus jeune de nous trois.
— Il faudra modifier le casque amplificateur. J’ai ce qu’il faut dans mon laboratoire de l’île », reprit Assza.
Nous embarquâmes et filâmes pleine vitesse. Assza pilotait admirablement bien, un peu en casse-cou, et nous frôlions les montagnes. Comme nous nous engagions au-dessus de la mer j’aperçus un engin énorme, fusoïde et non lenticulaire, qui descendait rapidement vers la Montagne des Sages.
« L’astronef sinzue revient, dit Szzan. Il va y avoir réunion du Conseil.
— Ne dois-tu pas y assister ? Demandai-je à Assza. Nous pourrions remettre l’expérience.
— Non, le Conseil ne se réunira que ce soir. Nous avons le temps. Tu viendras avec moi voir tes presque frères, les Sinzus ».
L’île apparut sur la mer bleue. À peine au sol, nous nous précipitâmes dans le laboratoire. Sianssi, l’assistant chef, surveillait les appareils enregistreurs.
« Il » repose, nous dit-il. Mais « il » devient intraitable depuis que le Tsérien est descendu. « Il » a encore détruit un automate ».
Pour la première fois j’entendais, vocalisé, le nom que les Hiss nous ont donné: « Tsérien », corruption de « Terrien ».
« Fais modifier un amplificateur de pensée, afin que le … Tsérien puisse le mettre sous son scaphandre. Il va encore descendre, pour essayer d’entrer en communication avec « lui ».
Le jeune Hiss me regarda un moment avant de sortir. Je devais lui faire l’effet d’un être presque aussi monstrueux que le Mislik.
Nous observâmes celui-ci à l’aide de l’écran. Il ne bougeait pas, semblable à un bloc de métal inerte. Pourtant, c’était un être d’une fantastique puissance, capable d’éteindre les étoiles !
« Surveille-le bien, quand tu seras dans la crypte, me dit Assza. Quand ils vont s’envoler, ils commencent toujours par soulever légèrement leur avant. Tu as alors environ un millième de basike avant l’envol. Rentre immédiatement ! »
La transformation du casque aura une basike — flûte, je me crois encore sur Ella ! — aura donc environ une heure et quart.
Revêtu du scaphandre et coiffé du casque, je pénétrai dans la crypte, tout doucement. Le Mislik me « tournait le dos ». Je ne m’éloignai pas trop de la porte et mis le contact.
Instantanément, je fus submergé par un flot d’angoisse, qui ne venait pas de moi, qui était l’angoisse du Mislik: une sensation effroyable d’isolement, de solitude, si puissante que je faillis en crier. Loin d’être la créature purement intellectuelle, sans aucun sentiment, que j’avais imaginée, le Mislik était donc un être comme nous, capable de souffrir. Paradoxalement il me parut plus effrayant encore, d’être si proche tout en étant si différent ! Je ne pus y tenir, et coupai le contact.
« Eh bien ? demanda Assza.
— Eh bien, il souffre, dis-je, bouleversé.
— Attention ! Il s’éveille ! »
Le Mislik bougeait. Comme la dernière fois, il avançait, à faible allure, droit sur moi. Je rétablis le contact. Cette fois ce ne fut plus un message de souffrance que je reçus, mais une marée de haine, une haine absolue, diabolique. Le Mislik avançait toujours. Je saisis mon pistolet à chaleur. Il stoppa, émit vers moi une haine encore plus violente, que je ressentais presque physiquement, comme un flot tiède et visqueux. Alors, à mon tour, j’émis vers lui:
« Ô mon frère de métal, pensai-je, je ne te veux pas de mal.
Pourquoi faut-il que les Hiss et toi-même vous détruisiez ? Pourquoi la loi du Monde semble-t-elle être le meurtre ? Pourquoi faut-il qu’une espèce en massacre une autre, un règne un autre règne ? Je n’ai pas de haine pour toi, étrange créature. Vois, je remets mon arme en son fourreau ! »
Je ne croyais pas être compris. Pourtant, à mesure que je pensais, je sentais la haine décroître, passer à l’arrière-plan, et un sentiment de surprise la remplacer, sans l’éteindre. Le Mislik était toujours immobile.
Je me remémorai les enseignements des philosophes prétendant que la mathématique doit être la même dans tous les univers, ce qui semblait confirmé par les Hiss, et je me mis à penser à des carrés, des rectangles, des triangles, des cercles. Je reçus en retour une once d’étonnement plus intense, puis des images envahirent ma pensée: le Mislik me répondait. Hélas ! Il me fallut bientôt me rendre à l’évidence: aucune communication ne serait sans doute jamais possible ; les images restaient floues, comme des images de rêve. Il me sembla entrevoir d’étranges figures, conçues pour un espace qui n’était pas le nôtre, un espace qui faisait appel à plus de trois dimensions. Mais à peine pensais-je les avoir comprises qu’elles s’évanouissaient, me laissant le regret d’avoir été au bord de saisir une pensée tout à fait étrangère à la nôtre. Je fis une dernière tentative, pensai à des nombres, mais cela n’eut pas plus de succès. Je reçus en échange des notions absolument incommunicables, incompréhensibles, criblées de trous pendant lesquels je ne recevais rien. J’essayai des images, mais ne pus rien trouver qui éveille en lui une résonance, pas même une étoile resplendissant dans le ciel noir. La notion de lumière, telle que nous la concevons, devait lui être étrangère. J’interrompis donc mes essais, et quelque chose de ma mélancolie dut lui parvenir, car il me renvoya un nouveau flot d’angoisse, toute haine éteinte, et un sentiment poignant d’impuissance. Il repartit sans avoir émis son rayonnement mortel.
Ainsi, contrairement à ce qu’enseignent certains philosophes, la tristesse et la peur sont les mêmes d’un bout à l’autre de l’univers, mais deux et deux ne font pas toujours quatre. Il y avait, dans cette impossibilité d’échanger l’idée la plus simple, alors que des sentiments complexes passaient facilement de l’un à l’autre, quelque chose de tragique.
Je remontai dans le laboratoire, et confessai mon demi-échec. Les Hiss ne s’en affectèrent pas outre mesure. Pour eux, le Mislik était le Fils de la Nuit, l’être haïssable par définition, et leur intérêt dans cette expérience avait été purement scientifique. Il n’en était pas de même pour moi, et encore aujourd’hui je m’afflige de n’avoir pu, je ne dis pas comprendre, mais saisir si peu que ce soit de l’essence intellectuelle de ces êtres étrangers.
Quand nous quittâmes l’île, la nuit tombait. Les deux satellites d’Ella brillaient dans le ciel criblé d’étoiles. Arzi est doré comme notre Lune, mais Ari a une sinistre couleur rougeâtre qui éveille toujours en moi l’idée d’un astre maléfique. Nous atterrîmes au clair de lune et d’étoiles, sur la grande esplanade inférieure, près de la Maison des Sages. À l’autre bout on entrevoyait l’énorme masse fusiforme de l’astronef sinzue, brillant faiblement dans la nuit. À mon vif dépit, il ne me fut pas permis de pénétrer dans la salle de réunion. Szzan et moi dûmes aller à la Maison des Étrangers, sorte d’hôtel situé dans les bosquets de la terrasse inférieure.
Nous dînâmes ensemble, puis sortîmes nous promener. Notre promenade nous mena dans le voisinage de l’astronef. Nous fûmes arrêtés au détour d’une allée par un petit groupe de Hiss.
« On ne peut pas aller plus loin, dit l’un d’eux. Les Sinzus gardent leur appareil, et nul ne peut en approcher sans autorisation.
— Mais qui est avec toi ? demanda-t-il à Szzan.
— Un habitant de la planète Tserr de l’étoile Ssleil du dix-huitième univers, le seul qui soit chez nous pour le moment. Il est venu avec Aass et Souilik. Il a le sang rouge, et les Misliks ne peuvent le tuer.
— Que dis-tu ? Ce serait un homme de la Prophétie ? Les Sinzus ont le sang rouge aussi, dit-on, mais ils ne connaissent pas les Misliks !
— Le Tsérien est encore descendu dans la crypte de l’île Sanssine aujourd’hui. Et, tu vois, il est là !
— Permets-moi de te voir », me dit-il alors.
Une douce lumière rayonna de son casque léger. Je m’aperçus qu’il portait à sa ceinture deux petits fulgurants. La garde de l’astronef n’était certainement pas une plaisanterie ! C’était la première fois que je constatais sur Ella quelque chose approchant d’une armée.
« Tu ressembles aux Sinzus. J’en ai vu trois quand ils ont débarqué cet après-midi. Mais tu es plus grand, plus lourd, et tu as cinq doigts aux mains. Ah ! Il me tarde de pouvoir participer à des raids de ksill. Je suis étudiant, encore … »
Je me souvins que, sur Ella, tout individu accomplissait deux sortes de travaux, tel Souilik qui était à la fois officier de ksill et archéologue.
Un long cri modulé traîna dans la nuit étoilée.
« Une sentinelle sinzue, dit notre interlocuteur. Ils s’appellent ainsi toutes les demi-basikes. Maintenant je suis obligé de vous demander de retourner sur vos pas ».
Nous rentrâmes à la Maison des Étrangers. Elle se composait d’une multitude de petits pavillons dispersés sous les arbres, où logeaient ceux que le Conseil avait convoqués, et qui habitaient trop loin pour rentrer chez eux tous les jours. Ma chambre était attenante à un cabinet de toilette et à une petite bibliothèque, mais j’étais trop fatigué pour lire. Agité par les péripéties de cette étrange journée, la plus étrange que j’eusse encore passée sur Ella, je fus obligé d’employer celui-qui-fait-dormir.
Je me réveillai très tôt. L’air marin était vif et frais, et je m’aperçus, que contrairement à la maison de Souilik, celle-ci comportait de vraies fenêtres, qui étaient restées ouvertes. J’entendais le ressac de la mer sur les rochers du rivage et le léger bruit de la brise dans les branches. Je traînai un moment au lit, les yeux ouverts, goûtant pleinement le charme de cette matinée ellienne, si calme.
Et soudain un chant s’éleva.
J’avais déjà maintes fois entendu de la musique hiss. Sans être déplaisante pour nous, elle est trop savante, trop intellectuelle. Ce chant n’était pas un chant hiss ! Il avait la nostalgie, la flexibilité des mélodies polynésiennes, mais avec plus d’ampleur, et une ardeur secrète qui faisait penser aux chants populaires russes. Et la voix, cette voix qui passait sans effort des notes basses aux notes hautes, n’était pas non plus une voix de Hiss ! Le chant déferlait comme les vagues sur une plage, avec des retours mélodiques, des envolées rapides, des retombées lasses. L’être qui chantait était trop loin pour que je puisse saisir les paroles, qui n’étaient probablement pas du hiss. Mais je savais que cette chanson parlait de printemps, de planètes écrasées de soleil ou noyées de brumes, du courage des hommes qui les explorent, de la mer, du vent, des étoiles, d’amour et de combat, de mystère et de peur. Elle contenait toute la jeunesse du monde !
Le cœur battant, je m’habillai rapidement, sautai par la fenêtre. Le chant venait de la gauche, vers la mer. Passant entre des bosquets, je trouvai un escalier descendant vers le rivage. Face au large, une jeune fille chantait. Le soleil accrochait des reflets dorés sur sa tête. Ce ne pouvait donc être une Hiss. À contre-jour, je ne distinguais pas la couleur de sa peau. Elle était vêtue d’une courte tunique bleue pâle.
Je dégringolai l’escalier quatre à quatre, aussi ému que lorsque, jeune étudiant, j’apercevais Sylvaine tournant au coin de la fac. Je manquai la dernière marche, m’étalai, roulai à ses pieds. Elle poussa un petit cri, cessa de chanter, puis éclata de rire. Je devais être comique, les cheveux pleins de sable, à quatre pattes devant elle. Puis son rire s’arrêta net, elle me demanda, d’un ton irrité:
« Asna éni étoé tan ? »
(Je me retournai, surpris. Ces derniers mots, ce n’était point Clair qui les avait prononcés, mais Ulna, sa femme.)
« Oui, dit lentement Clair, c’était Ulna ».
Je me relevai lentement, sans quitter la jeune fille des yeux. Pendant un instant je crus que les Hiss avaient fait un nouveau voyage sur Terre, et avaient ramené d’autres Terriens. Puis je me remémorai l’énorme astronef, la statue de l’escalier des Humanités, je remarquai la main étroite. Je me souvins aussi des récits de Squilik sur les Krens de la planète Mara, quasi indiscernables des Hiss. Si ces derniers avaient leurs sosies, il était possible que les hommes aient les leurs.
La jeune fille se tenait toujours droite devant moi. Je restai un moment muet.
« Asna éni étoé tan, sanen tar téoé sen Telm ! » dit-elle alors d’un ton de colère.
Sa voix restait chantante et mélodieuse. Je répondis en français: « Je m’excuse, mademoiselle, de mon arrivée subite à vos pieds ! » Puis je réfléchis que, pour elle, ces mots étaient aussi incompréhensibles que sa question pour moi. Je la regardai alors droit dans les yeux, et essayai de « transmettre ». En vain. Elle me considérait maintenant avec méfiance. Elle posa la main sur une boucle de sa ceinture.
J’essayai alors en hiss, espérant que, peut-être, elle le comprenait.
« Je m’excuse de vous avoir dérangée », dis-je.
Elle reconnut la langue dans laquelle je m’adressais à elle, et répondit, plaçant aussi mal les accents toniques que moi à mes débuts:
« Ssin tséhé h’on ? Qui êtes-vous ? » La phrase correcte eût été: Sssin tséhé hion. Sa demande signifiait en réalité: Quelle est la lune ?
« Ari brillera le premier ce soir », dis-je en riant. Elle comprit son erreur et se mit elle aussi à rire. Pendant quelques minutes nous pataugeâmes de concert dans le hiss, sans grand succès. Elle me montra alors l’escalier, et nous remontâmes sur la terrasse boisée. Comme nous y débouchions, j’entendis les trois coups de sifflet modulés qui étaient le signal personnel de Souilik. Il parut, suivi d’Essine.
« Je vois que tu as déjà pris contact avec les Sinzus, me dit-il.
— Pris contact est une manière de parler ! Comment faites-vous quand vous atterrissez sur une planète dont les habitants ne « reçoivent » pas et dont vous ignorez, évidemment, la langue ?
— C’est ennuyeux, surtout quand ils sont aussi charmants que cette Sinzue semble l’être pour toi, dit Essine. Mais rassure-toi. Avant peu, vous vous comprendrez.
— Oui, ajouta Souilik, le problème a été résolu depuis longtemps. Ne fais pas le fier: en réalité, c’est nous qui recevons et transmettons ! Sur ta propre planète, tu ne pourrais correspondre avec tes semblables que par le langage. Les petits enfants, chez nous, sont dans le même cas. Ils doivent apprendre. Tu apprendras, et elle aussi. En attendant, il te suffira d’un léger casque amplificateur. Voici plus important: je suis rentré cette nuit d’un univers situé encore plus loin que le tien. Tu pourras donc, quand le temps sera venu, retourner chez toi. J’ai pris contact avec une autre humanité. Dans ton coin du Grand Univers, il semble que tous les êtres aient le sang rouge: les Sinzus, vous les Tsériens, et les Zombs que je viens de découvrir.
— Comment sont-ils ? En as-tu ramené un ? »
Souilik me toisa, un œil fermé:
« Ils te ressemblent un peu. Environ deux fois plus grands. Mais ce sont encore de purs sauvages qui ne taillent même pas la pierre. Il eût été inutile et même dangereux pour lui, d’en ramener un. Dans deux ou trois cent mille ans, peut-être … »
Nous approchions de l’escalier des Humanités. En haut, quelques Hiss s’affairaient, entourés d’automates.
« Que diable font tes compatriotes ? », dis-je à Souilik.
En hiss, « que diable » a pour exact équivalent « teï mislik ».
« Il s’agit de Misliks, en effet, répondit-il en riant. Tu verras ». Et, se tournant vers la jeune Sinzue, il « transmit » quelque chose que je ne pus saisir. Les Hiss peuvent toujours entretenir, par transmission de pensée, une conversation privée, même au milieu d’une foule. Ce devait être drôle, car la jeune fille sourit.
Nous gravîmes rapidement l’escalier. Là-haut, le groupe de Hiss se dispersait. À droite, une nouvelle statue se dressait. Et j’eus la surprise de me reconnaître, très réalistement sculpté, en une pose avantageuse, le pied sur un Mislik !
« Tes rencontres avec le Mislik ont été enregistrées, dit Essine. Et Ssilb, notre meilleur sculpteur, a reçu immédiatement mission de réaliser cette statue. Il avait tes mesures exactes, prises à la Maison des Sages quand on t’a examiné, et, avec quelques photos en relief, cela fut un jeu pour lui. Trouves-tu ta statue bonne ?
— Remarquable, dis-je sincèrement. Mais cela va me gêner de passer ainsi devant moi-même chaque jour ».
Souilik et la Sinzue étaient en conversation depuis quelque temps, et je vis, au visage du Hiss, que quelque chose marchait de travers. Il échangea quelques mots avec Essine, trop vite pour que je puisse bien comprendre. Il me sembla saisir le mot « injure ». La jeune Sinzue redescendait maintenant l’escalier, à la rencontre d’une dizaine d’individus de sa race. Souilik avait l’air soucieux:
« Vite, il faut voir Assza, et même Azzlem, si possible.
— Qu’y a-t-il ?
— Rien de grave. Du moins je l’espère. Mais les Sinzus sont pourris d’orgueil, et nous avons peut-être eu tort de les mettre à gauche, sur l’escalier ! »
Nous fûmes introduits tout de suite dans le bureau d’Azzlem. Il s’y trouvait en compagnie d’un jeune Hiss, son fils Asserok, de retour de l’univers des Sinzus, et d’Assza.
« La situation est dangereuse, déclara abruptement Souilik. Pendant mon absence, le Tsérien est descendu dans la crypte de l’île Sanssine et a vaincu le Mislik !
— Oui, et alors ? dit Assza. C’est moi qui en ai pris la responsabilité, en accord avec le Conseil.
— Alors, à ce que m’a dit Ulna la Sinzue, il avait été promis aux Sinzus qu’ils seraient les premiers êtres à sang rouge à affronter le Mislik. Orgueilleux comme ils semblent l’être, il est possible qu’ils s’en formalisent !
— Leur astronef est armé, intervint Asserok. Et ils connaissent l’ahun !
— Nous sommes les maîtres sur notre planète, Asserok, répondit son père. La première fois que les Sinzus sont venus, ils n’ont pas voulu affronter le Mislik. Ils ont prétexté qu’il leur fallait des préparatifs. Le Tsérien a été plus résolu. Tant pis pour eux. Après tout, c’est à nous, Hiss, que la Promesse a été faite, pas aux Sinzus ! Nous ne devons mépriser aucune aide, mais nous devons garder la direction ! Et si les Sinzus ont des armes, nous aussi ! »
Il pressa un bouton sur son bureau. Un écran mural s’illumina, et nous vîmes l’escalier des Humanités. Devant ma statue, quatre Sinzus, dont Ulna, discutaient. Les autres regagnaient leur astronef au pas de course.
Azzlem prononça alors des paroles qui n’avaient plus retenti sur Ella depuis de nombreux siècles:
« État d’alerte numéro 1, dit-il, penché sur un microphone. Réunion immédiate des Dix-Neuf. Interdiction absolue à tout engin volant étranger — l’euphémisme nous fit tous sourire, le seul engin étranger sur Ella étant l’astronef — de décoller ».
« Nous verrons bien s’ils savent échapper aux champs gravitiques intenses », fit-il.
Les Sinzus pénétraient dans la Maison des Sages.
« Venez, dit Azzlem. Nous allons les recevoir. Venez aussi, Souilik et Essine, puisque vous êtes les seuls Hiss présents, avec mon fils, à avoir dépassé le seizième univers ».
Nous descendîmes dans la salle où j’avais comparu pour la première fois devant les Sages. Je m’assis sans encombre entre Essine et Souilik, au fond de la salle. Le Conseil restreint, les Dix-Neuf, arriva. On introduisit les Sinzus.
Ils étaient quatre, trois hommes et la jeune fille. Ils étaient tous beaux, blonds, élancés, de taille plutôt grande, et auraient pu passer sur Terre pour des Suédois. Ils affectaient un air froid et distant. On les coiffa immédiatement de casques amplificateurs.
Le plus âgé se tourna vers Azzlem et commença son discours: on les avait fait venir de leur lointaine planète pour affronter les fameux Misliks, ils étaient accourus avec les armes les plus puissantes que leurs savants aient pu inventer, et maintenant on leur disait qu’un être inférieur, venu d’une planète à demi sauvage, avait déjà triomphé de ces redoutables ennemis. C’était une injure faite à leur planète Arbor, et ils allaient immédiatement repartir pour ne plus revenir, à moins que les Shémons ne jugent l’injure trop grave pour être oubliée. Auquel cas … Il demandait des excuses et la destruction immédiate de cette statue qu’on avait mise sur le même plan que celle des Sinzus.
Je regardai les Sages pendant cette diatribe. Rien dans leur visage ne bougeait. Aucun signe de désapprobation. En revanche, à côté de moi, Souilik marmonnait entre ses dents pointues.
Azzlem répondit calmement:
« Vous êtes, Sinzus, des gens bizarres. Nous ne vous avons jamais promis que vous seriez les premiers êtres à sang rouge à affronter les Misliks. Nous ignorions à l’époque qu’il y eût d’autres humanités à sang rouge. Et nous ignorons toujours si toutes les humanités à sang rouge résistent au rayonnement mislik. Nous ne concevons pas du reste l’importance qu’il y a à être le premier. Cette mentalité a disparu d’Ella, il y a bien longtemps, avec le dernier chef militaire, et le dernier politicien. Vous ne semblez pas non plus comprendre qu’il n’y aura pas trop de toutes les humanités du ciel pour vaincre les Misliks. Pour le moment nous sommes les seuls, ou presque, à lutter contre eux, et nous perdons chaque année plus de cent mille Hiss dans cette lutte. Le Tsérien a eu le courage d’affronter le Mislik, sans préparation aucune. Il est juste que sa statue soit ce qu’elle est. Faites-en autant, et nous ajouterons volontiers un Mislik, et même deux ou trois, à votre statue ! »
Cette saillie fit passer sur l’assemblée une onde de rire contenu. Azzlem continua:
« Votre concours sera certainement utile, mais il n’est pas indispensable. Les Tsériens ont la résistance nécessaire. Nous avons la technique, et la leur, quoique primitive, n’est probablement pas méprisable. Il y a dans le ciel bien des humanités à sang bleu ou vert dont les armes sont puissantes aussi. Et nul ne sait où frapperont les Misliks, la prochaine fois. Peut-être sont-ils déjà en route vers votre galaxie. Je vous demande de renoncer à un orgueil stupide, qui m’étonne chez une race aussi évoluée que la vôtre. Je vous conjure d’entrer dans la Grande Alliance, dans la ligue des Terres humaines. Notre seul ennemi, c’est le Mislik ! Il menace toutes les humanités, à sang vert, bleu ou rouge. Même si vous êtes insensibles à son rayonnement, vous ne pourriez vivre près d’un soleil éteint ! Réfléchissez, et revenez nous voir avec des paroles d’amitié, et non de défi. Cette planète est Ella, et non Arbor, et nous y sommes les maîtres. Nous vous recevrons de nouveau ce soir ».
Le Sinzu voulut répondre.
« Non. Inutile. Réfléchissez. À ce soir ».
Les Dix-Neuf sortirent lentement, nous laissant seuls, Souilik, Essine et moi-même, face aux Sinzus.
Ils parurent s’apercevoir alors de ma présence. Les trois hommes s’avancèrent vers moi, menaçants. La jeune fille essaya de retenir le plus âgé, sans y parvenir. Je me levai. Lentement, Souilik posa la main sur la crosse du petit fulgurant qu’il a, comme tous les commandants de ksills, le droit de porter à la ceinture. Le geste n’échappa point aux Sinzus qui s’arrêtèrent.
« Je croyais, commença l’un d’eux, que les Hiss, les sages Hiss, avaient renoncé à la guerre depuis des siècles …
— À la guerre, oui, mais non point à protéger leurs hôtes, répliqua Souilik. Si vos intentions sont pures, pourquoi ces armes, sous vos tuniques ? Croyez-vous donc que nous ne sachions pas détecter le métal sous l’étoffe ? »
La situation se tendait. En vain, Essine et moi-même d’un côté, Ulna et le plus âgé des Sinzus de l’autre essayâmes-nous de nous interposer. Souilik était maintenant possédé de la terrible rage froide des Hiss, et les Sinzus semblaient animés d’une incompréhensible morgue. Visiblement, ils nous cherchaient querelle.
Comme un deus ex machina parut un officier de la garde, suivi de quatre Hiss:
« Le Conseil des Dix-Neuf prie ses hôtes sinzus de bien vouloir regagner leur logement. Il leur rappelle que, sauf les officiers en service, nul ne peut porter d’armes sur Ella ».
Il avait un puissant casque amplificateur. Aussi la phrase sonna-t-elle nette et sèche dans ma tête, comme un ultimatum. Les Sinzus durent le comprendre ainsi, car ils pâlirent et sortirent. Ulna se retourna et nous regarda longuement.
« Quant au Tsérien, continua l’officier, Azzlem l’attend avec ses compagnons ».
Azzlem, Assza et Asserok discutaient âprement quand nous entrâmes.
« Nous n’avons pas besoin d’eux, disait Assza. Les Tsériens suffiront.
— Ils sont puissants, répliqua Asserok. Autant que nous. Croyez-moi, j’ai vu leur planète Arbor. Ils y sont plus nombreux que nous ne le sommes sur les Trois-Mondes. Et ils ont leurs serviteurs Telms … »
Il s’arrêta net, frappé d’une illumination subite.
« Je comprends ! Ils ont pris le Tsérien pour un Telm ! Il est brun et fort comme eux ! »
Sur Arbor, nous expliqua-t-il, il n’y avait pas une seule humanité, comme sur la Terre ou sur Ella, mais deux: les Sinzus, blonds et minces, et les Telms, bruns et épais. Aux temps préhistoriques, comme chez nous d’ailleurs, il y avait eu plusieurs ébauches du genre humain. Mais tandis que sur Terre une seule a survécu et a exterminé, ou absorbé les autres, sur Arbor deux branches différentes se sont développées, sur des continents très éloignés. Quand les Sinzus découvrirent le continent term, ils étaient déjà trop civilisés pour les détruire. Imagine que l’Amérique ait été peuplée de descendants des Néandertaliens. Nous les aurions certainement détruits. Plus humains, ou plus réalistes, les Sinzus, race supérieure, réduisirent les Telms en esclavage. Petit à petit leur condition s’est améliorée, mais dans la société actuelle, ils ne remplissent encore que des fonctions inférieures, auxquelles les désignent, il faut bien le dire, leur totale incapacité d’invention. Ils ne sont pas maltraités, mais aucun métissage ne s’est jamais produit, car il s’agit de deux espèces trop différentes. L’organisation sociale des Sinzus, fondée sur ce semi-esclavage des Telms, est de type aristocratique, et ressemble un peu à l’organisation de l’ancien Japon.
Or, c’est un fait que par ma puissante carcasse, ma couleur de peau et de cheveux, je ressemble vaguement à un Telm. Pour comprendre la réaction des Sinzus, imagine un puissant shogun qu’on fait venir pour combattre un terrible ennemi, et à qui l’on dit, quand il arrive: inutile, un chimpanzé l’a déjà fait !
Au fur et à mesure des explications d’Asserok, les deux Sages se rassérénaient. Il devenait possible, avec un peu de diplomatie, de calmer les Sinzus, en leur expliquant que je n’étais point un Telm malgré ma couleur. Asserok s’en chargea et partit pour l’astronef.
Il me fit bientôt appeler. Je partis accompagné de Souilik. Au moment de me quitter, avant d’arriver en vue des sentinelles sinzues, il voulut me donner un de ses fulgurants. Je le remerciai, mais refusai, convaincu de ne courir aucun danger. Un Sinzu me reçut à la coupée et me fit signe de le suivre. L’astronef était immense — plus de 180 mètres de long ! — et je dus parcourir d’interminables coursives avant de gagner la salle où j’étais attendu. Cinq Sinzus étaient assis là, avec Asserok, tous coiffés d’un casque. Un peu à l’écart, coiffée elle aussi d’un casque d’où sortaient ses longs cheveux blonds, Ulna se tenait debout contre la cloison.
J’étais à peine entré que le plus âgé me transmit:
« Ce Hiss prétend que vous n’êtes pas un Telm, mais un Sinzu noir. Nous allons bien voir. Parlez-nous de votre planète ».
Je pris mon temps, saisis un siège de métal, m’assis, croisai les jambes et commençai:
« Quoiqu’il soit aussi injurieux pour moi d’être pris pour un animal supérieur que pour vous d’être devancés par un Telm, je vous répondrai par égard pour les Hiss. Sachez que, sur ma planète, il n’y a qu’une espèce d’hommes, dont les uns sont blonds comme vous, les autres bruns comme moi. Certains — et ils sont nombreux — ont même la peau noire ou jaune. On a beaucoup discuté pour savoir quelle était la race supérieure, et on en a conclu qu’il n’y en avait pas. Dernièrement encore nous avons dû soutenir une guerre contre certains Terriens qui prétendaient être justement cette race supérieure. Nous les avons vaincus, malgré leur prétendue supériorité ».
Je transmis ainsi pendant plus d’une heure, donnant, à larges traits, un aperçu de notre civilisation, de notre organisation sociale, de nos sciences et de nos arts. Bien entendu, en sciences, ils nous dépassent de cent coudées, étant, sur quelques points, plus avancés que les Hiss eux-mêmes. Mais ils parurent impressionnés par notre utilisation de l’énergie nucléaire, de conquête relativement récente chez eux.
Ils me posèrent une série de questions savamment graduées. Leur conclusion fut que je ne pouvais être un Telm, malgré mon apparence physique. Dès lors, leur attitude changea complètement. Ils devinrent aussi bienveillants qu’ils avaient été arrogants. Ulna rayonnait: elle avait été la seule à me défendre. Asserok convint avec Hélon, le vieux Sinzu, père d’Ulna et chef de l’expédition, d’un conseil avec les Dix-Neuf pour le soir même.
Quand nous partîmes, Ulna et son frère Akéion nous accompagnèrent. Je retrouvai Souilik et Essine qui m’attendaient. Asserok partit rejoindre Azzlem, et nous restâmes cinq, deux Hiss, deux Sinzus et un « Tsérien ».
Nous étions tous joyeux. Tout danger de guerre était définitivement écarté. Souilik me confia en aparté que cent ksills se tenaient prêts à détruire l’astronef si les choses avaient mal tourné. Nous gagnâmes l’escalier descendant vers la mer, et nous assîmes sur les marches. Nous nous interrogeâmes sur nos planètes, et je dus promettre de visiter Arbor avant de rentrer sur Terre, quand les Misliks auraient été vaincus. Nous parlions de cette victoire comme d’une chose facile. En réalité, quand elle se produira, il y aura fort longtemps que nous ne serons plus que poussière, car la lutte a toutes chances de durer des millénaires.
Ulna et Akéion me demandèrent des détails sur le Mislik. Ils avaient décidé de l’affronter, pour savoir si les Sinzus partageaient mon immunité. Il fut entendu que je les accompagnerais dans la crypte.
Le soir même, comme convenu, eut lieu la seconde entrevue entre les Sinzus et les Dix-Neuf. L’alliance fut définitivement conclue, quelle que pût être l’issue de l’expérience qui devait être tentée le surlendemain dans l’île Sanssine. La mission de liaison entre les Sages et les Sinzus devait être effectuée par Assza et Souilik, qui, à la suite de ses explorations, venait d’être admis comme néophyte. À leur demande, on leur adjoignit Essine et moi-même. Du côté sinzu, Hélon nomma son fils Akéion, sa fille Ulna et Etohan, un jeune physicien.
Bien entendu, dans la délégation hiss, je n’avais qu’un rôle consultatif. Je ne pouvais même pas prétendre représenter la Terre, en ayant été enlevé, je ne dirai pas malgré moi, mais à l’improviste. Je fus cependant enchanté de cette nomination qui me rapprochait de Souilik, et d’Essine, pour qui j’avais de l’amitié, d’Assza, pour qui j’avais de la sympathie, et des Sinzus, pour lesquels j’avais beaucoup de curiosité. Ce n’était encore que de la curiosité.
Je ne parlerais que très brièvement de ma quatrième descente dans la crypte, si elle n’avait manqué de me coûter la vie. Ce fut aussi le début de ma pleine acceptation comme un être humain de race supérieure par les Sinzus. Sauf Ulna et son frère, ils avaient encore pour moi une secrète répulsion. Je leur en voulais un peu de mon côté, car j’avais eu l’occasion, à bord de l’astronef, de voir quelques Telms et je puis t’assurer qu’à part la carrure et la couleur de cheveux, ils ne me ressemblent guère: ils se rapprocheraient bien plutôt d’un hypothétique croisement de gorille et d’Australien.
Nous nous rendîmes à l’île Sanssine à bord de l’astronef. Cette énorme masse manœuvrait presque aussi doucement qu’un ksill. Je ne fus pas admis à ce moment-là au poste de pilotage. Un ksill de la plus grande taille, conduit par Souilik, porta le Conseil des Dix-Neuf.
Comme il n’y avait pas place sur l’esplanade de l’île pour de si gros engins, nous amerrîmes, et on nous transborda par canots. Ce fut la première fois — et la dernière — que j’utilisai ce moyen de transport sur Ella.
Je pénétrai le premier dans la crypte, suivi d’Akéion, d’Ulna et d’un jeune Hiss, dont j’ai oublié le nom, qui devait servir de test. J’avais sur la tête le casque qui m’avait déjà servi.
Tant que je fus seul dans la crypte, le Mislik ne réagit pas. Sans aucun doute il me reconnaissait et savait que tout rayonnement était inutile. Il ne me transmit aucun sentiment de haine, mais seulement une vague curiosité. Il ne bougea même pas.
Puis les autres entrèrent, suivis d’une dizaine d’automates. J’avais demandé à Assza pourquoi on ne nous protégeait pas par des zones répulsives, mais ces zones ne peuvent être établies en milieu confiné sans échauffer celui-ci. J’étais le seul à être armé d’un pistolet à « chaleur froide ».
Mes compagnons entrèrent donc. À peine avaient-ils franchi la porte que le Mislik se précipita, au ras du sol, émettant à pleine puissance. Le Hiss s’écroula alors qu’il fuyait vers la sortie. Les Sinzus résistèrent comme moi-même, mais, au lieu de battre immédiatement en retraite, ils se précipitèrent vers moi, me cachant le Mislik. Ce dernier ne perdit pas de temps et se livra en quelques secondes à un véritable massacre des robots. Quand je pus enfin tirer, un seul restait debout. Alors, posément, le Mislik se dirigea vers le tunnel de sortie, s’y engagea et le bloqua. Nous étions ses prisonniers.
Je ne m’affolai pas, sachant que toute la formidable puissance des Hiss viendrait à notre secours si besoin était. Mais j’étais inquiet pour le Hiss, car le Mislik continuait d’émettre, et chaque seconde qui passait rendait sa survie plus aléatoire. J’avertis par le micro que j’allais tenter de débloquer le tunnel, puis, ayant fait signe aux Sinzus de s’écarter, je me dirigeai droit sur le Mislik, le pistolet au poing.
Le Mislik luisait faiblement dans la pénombre. Prêt à sauter de côté, je tirai. Le Mislik recula. Je tirai encore. Le Mislik, reculant toujours, pénétra dans l’antichambre. Je l’y suivis, et cela faillit causer ma perte. Il fonça sur moi, et, dans cet espace resserré, j’eus toute la peine du monde à l’éviter. Heureusement mon casque était branché, et j’étais averti des attaques par un renforcement du sentiment d’hostilité. Cette étrange corrida dura cinq bonnes minutes. Enfin le Mislik se glissa dans le tunnel, et je m’y précipitai à sa suite.
Je me heurtai à l’automate emportant le Hiss évanoui, et perdis une dizaine de secondes. Ce bref retard faillit coûter la vie aux Sinzus. Quand je débouchai dans la crypte, Ulna était collée à la paroi, Akéion devant elle, et le Mislik, à quelques mètres, se préparait à les écraser. Je fis feu par six fois. Le Mislik se retourna vers moi, fonça. J’eus le temps de voir s’allumer l’aveuglante lumière chaude, je sentis un choc et sombrai dans le noir.
Je dois passer maintenant par-dessus un espace de trente jours, pour la bonne raison que, pendant ces trente jours, je n’eus pas la moindre conscience de ce qui m’entourait. J’avais eu une dizaine d’os rompus par le choc du Mislik, et près de la moitié du corps gelé, à la suite de déchirures de mon scaphandre.
Je me réveillai sur un lit, dans une pièce inconnue, aux murs métalliques. J’étais allongé sur le dos, et, au-dessus de moi, un vaste entonnoir carré m’irradiait d’une lumière violâtre, en émettant un léger bourdonnement continu. Je me sentais très faible, mais n’éprouvais aucune douleur. Je voulus remuer, m’aperçus que mes membres étaient immobilisés dans des gouttières. J’appelai, en hiss.
Ce fut un Sinzu qui entra. Il m’était inconnu. Ses cheveux étaient blancs, mais du blanc terne que prennent les nôtres sous l’effet de la vieillesse, et non point du blanc platiné des Hiss. Il se pencha vers moi, examina quelque chose que je ne pouvais voir, sourit et prononça quelques mots. Le bourdonnement changea de ton, la lumière devint franchement violette. Je sentis en moi un fourmillement continu et les forces semblèrent, lentement, me revenir. Il sortit, me laissant seul. Il me fut facile de rétablir les faits: j’avais certainement été grièvement blessé, et j’étais dans un hôpital sinzu, probablement à bord de l’astronef.
Je retombai dans une somnolence agréable. Au bout d’un temps que je fus incapable d’évaluer, le Sinzu reparut, cette fois avec Szzan. Le Hiss m’expliqua ce qui s’était passé: à peine avais-je été touché par le Mislik que, sous l’effet de la lumière chaude — qui s’était allumée après le choc, et non avant, comme je l’avais cru —, celui-ci avait été mis hors de combat. Je fus relevé par Ulna et son frère, traîné dans l’antichambre, en piteux état.
C’est tout juste si je vivais encore quand je fus transporté dans l’astronef. Les Sinzus réclamèrent de me soigner, d’abord parce que j’étais médicalement intransportable, ensuite parce que j’avais, somme toute, sauvé le fils et la fille de leur chef, enfin parce qu’il semblait que, physiologiquement, j’étais plus proche d’eux que des Hiss. À quel point je l’étais fut révélé par l’examen chimico-histo-biologique qu’ils me firent subir d’urgence, tandis que j’étais maintenu artificiellement en vie par des appareils qui dépassaient même tout ce que j’avais pu voir sur Ella. Je me trouvais posséder un protoplasme absolument identique au leur, au point qu’ils n’hésitèrent pas une seconde à me faire des hétéro-greffes. Ils sont passés maîtres dans l’art des hétéro-greffes, chose que nous ne savons pas encore faire, et ont toujours en réserve, en « survie », de la matière première, si j’ose dire. Au vrai, sauf le fait qu’ils ne possèdent que quatre doigts, caractère qui, dans un croisement avec notre propre espèce serait probablement récessif, ils sont moins différents de nous, Européens, que ne l’est un Chinois.
Bref, je survécus sans aucune infirmité, grâce aux soins de Vicédom, leur grand médecin. Mais il serait injuste d’oublier le rôle de Szzan, à qui j’avais appris pas mal de médecine terrestre, et qui put utilement le conseiller, ou celui d’Ulna, à qui revint pendant de longs jours la surveillance de l’admirable cœur artificiel qu’elle a inventé.
À partir du moment où j’eus repris conscience, mon rétablissement fut très rapide. Trois jours après, je pouvais me lever. J’eus, avec l’aide d’un casque amplificateur, de longues conversations avec Ulna, son frère et son père, et je commençai à apprendre leur langue. Je pus avoir ainsi quelques détails sur la planète Arbor et sur l’humanité sinzue.
Les Sinzus, très avancés au point de vue scientifique, ont une curieuse organisation sociale héritée de leurs ancêtres. Autrefois toutes les familles sinzues étaient nobles, et aucun individu ne se livrait plus aux travaux manuels, laissés à la race inférieure des Telms. Ils consacraient leur vie à l’art, aux voyages et à la guerre. Celle-ci disparut il y a environ sept siècles de leur planète, et fut remplacée par la recherche scientifique et l’exploration de l’Espace. C’est un singulier paradoxe que nous ayons été découverts par les Hiss, et non par les Sinzus, car leur galaxie, comme nous nous en aperçûmes plus tard, n’est autre que notre proche voisine, la nébuleuse d’Andromède. À vrai dire, de toute manière, leurs chances de tomber sur le système solaire, au milieu des millions d’étoiles de notre propre galaxie, étaient on ne peut plus faibles.
Aujourd’hui les Sinzus sont au nombre de deux milliards environ sur Arbor, et de trois cent cinquante millions sur diverses planètes de leur galaxie. Leur organisation sociale est restée très aristocratique. Hélon est le frère d’un shémon, c’est-à-dire quelque chose correspondent à un prince. Il n’y a que quatre shémons sur Arbor, chefs de quatre familles remontant aux derniers rois. Leur organisation politique est pyramidale. Au sommet se placent les quatre shémons, semi-héréditaires, en ce sens qu’ils sont toujours choisis dans les mêmes familles, mais ne sont pas forcément les fils des shémons précédents. Mais Ulna t’expliquera mieux que moi toute cette complexe société.
Le huitième jour après mon réveil, Vicédom déclara que je pouvais quitter la chambre. Je sortis de l’astronef avec délices, entre Souilik et Ulna. Nous grimpâmes lentement l’escalier des Humanités, et je vis qu’effectivement on avait ajouté un Mislik à la statue de Sinzu. Souilik riait souvent sous cape en regardant sa minuscule montre, et Ulna souriait d’un air mystérieux. Me sentant fatigué, je voulus rentrer. Ils m’en dissuadèrent vivement, prétendant que le grand air me ferait du bien, et nous nous assîmes sur un banc de pierre, face à la mer. Assza passa, s’assit un moment avec nous. Nous parlâmes de choses et d’autres, puis il nous quitta et partit en direction de l’astronef. Au bout d’une basike, Souilik regarda de nouveau sa montre, et, son visage vert tout plissé de malice, me dit: « Maintenant, nous pouvons rentrer ».
Quand nous montâmes l’escalier de coupée, les deux Sinzus armés qui montaient la garde me saluèrent. J’en fus surpris, car, jusqu’à ce moment, les Sinzus avaient réservé leurs saluts à leurs chefs ou aux membres du Conseil des Dix-Neuf. Ulna et Souilik s’esquivèrent, me laissant seul dans la coursive. Je ne le restai pas longtemps, car Akéion parut, vêtu d’une splendide tunique pourpre, un long manteau de même couleur sur les épaules, le front ceint d’un mince bandeau de platine.
« Viens, me dit-il en hiss. Il y a une cérémonie en ton honneur, et tu dois prendre tes vêtements de fête ».
Il m’entraîna dans une cabine, et m’aida à revêtir l’habit sinzu. Il consista pour moi en une longue tunique blanche, qui me fit paraître encore plus noir que je ne le suis, un manteau blanc et un bandeau d’or.
Je le suivis jusqu’à l’extrême avant, juste derrière la cabine de pilotage. Au bout de la longue salle étroite une estrade était dressée. Hélon et Ulna y étaient assis. Hélon portait une tunique amarante, Ulna une tunique vert pâle. L’état-major de l’astronef, habillé de noir, et l’équipage en uniforme gris se rangeaient le long des parois. Parmi toutes ces étoffes aux longs plis, le maillot collant d’Assza ; assis à droite de l’estrade, et celui de Souilik, assis à gauche, paraissaient presque indécents.
Je restai sidéré, dans l’espace vide, à quelques mètres de la tribune. Le silence était total Alkion se tenait un peu en retrait de moi, immobile.
Lentement, Hélon se leva et parla:
« Quel est celui qui se présente devant l’Ur-Shémon ? »
Akéion répondit pour moi:
« Un libre et noble Sinzu.
— Quel exploit lui donne le droit à la tunique blanche ?
— Il a sauvé le fils et la fille de l’Ur-Shémon.
— Que désire le libre et noble Sinzu ?
— Recevoir l’Ahen-réton.
— Que disent le fils et la fille de l’Ur-Shémon ?
— Ils acceptent, dirent en chœur Ulna et Akéion.
— Que disent les nobles et libres compagnons de l’Ur-Shémon ?
— Ils acceptent, dirent d’une seule voix l’état-major et l’équipage.
— Nous, Hélon, Ur-Shémon, commandant l’astronef Tsalan, en escale sur la planète amie d’Ella, au nom des autres shémons d’Arbor, des shémons de Tiran, de Sior, de Sertin, d’Arbor-Tian, de Sinaph, au nom de tous les Sinzus vivant sur les Six Planètes, au nom de tous les Sinzus morts, au nom de tous les Sinzus qui naîtront, nous déclarons accorder au Sinzu de la planète Terre qui est devant nous, en récompense de sa loyale et courageuse conduite, la qualité de Sinzu-Then et l’Ahen-réton du septième rang ».
Un murmure de surprise passa sur l’assemblée. Ulna souriait.
« Avance », me dit Akéion.
Je devais être plutôt comique, noir dans ma tunique blanche, avec mon bandeau d’or et les frêles antennes de l’amplificateur oscillant au-dessus de ma tête. J’avançai, ne comprenant pas encore très bien ce qui se passait. Je parvins au pied de l’estrade.
Alors, chanté en chœur, s’éleva un chant étrange et beau, le chant que j’avais entendu le matin où je vis Ulna pour la première fois, le chant des Conquérants de l’Espace. Un frisson d’émotion presque religieuse me traversa. Je sentis qu’on m’enlevait le manteau blanc, qu’on m’en plaçait un autre sur les épaules. Le chant cessa. J’avais maintenant un manteau vermillon, bordé d’or.
« À partir d’aujourd’hui, homme de la planète Terre, reprit Hélon, tu es Sinzu, comme nous. Voici les clefs du Tsalan, et l’arme que tu pourras porter à ton côté, si toutefois nos hôtes hiss te le permettent », ajouta-t-il en souriant à Assza.
Il me tendit deux symboliques clefs de nickel — il y a longtemps que les Sinzus, tout comme les Hiss, n’utilisent plus ces primitifs moyens de fermeture — et un court tube de métal brillant.
« La cérémonie est terminée, ajouta-t-il pour moi. Nous espérons que Song Vsévolod Clair acceptera de partager notre repas.
— Song est ton grade, m’expliqua Akéion. C’est le rang le plus élevé après Shémon, Ur-Shémon et Vithian. Il te permet d’épouser qui tu veux sur Arbor, même la fille d’un Ur-Shémon », dit-il en regardant malicieusement Ulna qui rougit.
Relativement peu de temps après avoir été adopté ainsi par les Sinzus, je fis avec eux le voyage de Réssan, où se tenait le Grand Conseil de la ligue des Terres humaines. Le conseil lui-même ne comprenait qu’un seul représentant par planète, mais sur Réssan existaient des colonies de diverses humanités de la ligue, variant en population entre cinq et vingt mille âmes. La majorité des habitants de Réssan — 170 millions d’êtres — est de sang hiss.
Cinq mille ksills entretenaient en permanence la liaison entre les colonies et leurs métropoles. En revanche, les Hiss n’avaient que des relations très espacées avec les planètes où sévissait encore la guerre, et, en raison de la loi d’Exclusion, elles n’étaient pas représentées dans la ligue.
Sur Réssan se trouvaient les plus puissants laboratoires. Depuis des siècles, du contact de ces esprits différents, avaient surgi de multiples progrès dans les sciences et les arts. Presque tous les Sages d’Ella avaient fait un stage dans les universités de Réssan.
Tous les cinq mois elliens avait lieu la réunion du Conseil de la ligue. Le délégué d’Ella, qui en était constitutionnellement le président, était actuellement Azzlem. Cette fois-ci, la réunion coïncidait avec l’arrivée de deux nouvelles humanités, les deux premières connues à sang rouge, et elle devait prendre une solennité d’autant plus grande que ces deux humanités nouvelles étaient insensibles au mortel rayonnement mislik. À vrai dire, en tant que représentant officieux d’un monde où la guerre régnait encore, je ne pouvais, en principe, prétendre siéger dans la ligue.
Nous partîmes au petit matin. Depuis trois jours, la saison des pluies avait commencé sur la partie d’Ella où j’habitais. C’est sous une averse battante que décolla notre réob. Je devais partir avec les Sinzus, et non dans le grand ksill piloté par Souilik. J’avais déjà voyagé dans des ksills, et d’autre part j’envisageais sans déplaisir l’idée de faire la traversée avec Ulna.
Tu as pu t’en rendre compte sans doute, j’avais immédiatement ressenti pour elle une chaude sympathie. Certains indices — de multiples plaisanteries de son frère en particulier — semblaient indiquer que j’étais payé de retour. Par ailleurs, malgré l’amitié que je portais à Souilik, à Essine et à quelques autres Hiss, malgré leur intelligence et leur amabilité, je me sentais exilé au milieu de ces êtres à peau verte. Au contraire, auprès des Sinzus, je me sentais presque en présence de compatriotes.
Le départ de l’astronef eut également lieu sous la pluie. Quelques secondes plus tard, nous avions crevé la voûte de nuages et nous montions droit vers le ciel. Je me trouvais au poste de pilotage, avec Ulna, Akéion et le Ren — nous dirions lieutenant — Arn, cousin d’Ulna, qui tenait les commandes. Sur un point tout au moins, la technique des Sinzus est inférieure à celle des Hiss: si l’effet d’accélération sur notre corps est considérablement réduit, il n’est pas annulé comme dans un ksill. On y gagne une impression de puissance que le décollage insensible du ksill ne donne pas.
Le voyage fut sans histoire. Nous passâmes loin de Mars et filâmes droit sur Réssan. Cette planète, plus petite qu’Ella, est aussi plus froide, étant bien plus éloignée d’Ialthar. Nous l’aperçûmes bientôt droit devant nous, boule verdâtre grossissant à vue d’œil.
Nous atterrîmes dans l’hémisphère nord, à peu de distance du Palais des Mondes. Il est situé sur un haut plateau, entre des montagnes neigeuses, abruptes et sauvages. Plus bas, les pentes se coloraient en vert sombre. La végétation de Réssan est entièrement verte, d’un vert bleu foncé, très différent du vert de nos plantes terrestres. Mais, tout autour du Palais, les Hiss ont semé leur herbe jaune, et c’était un curieux spectacle à voir d’en haut que cette tache jaune vif, comme un champ de boutons d’or au cœur d’un pré.
Les Sinzus — deux cent sept en tout — n’étaient pas assez nombreux pour constituer une colonie et nous fûmes logés à la Maison des Étrangers, près du Palais qui est inoccupé en dehors des sessions du Conseil. Nous nous trouvâmes, la réunion ne devant avoir lieu que dans une semaine — semaine ellienne de huit jours, bien entendu —, maîtres des lieux.
Ces huit jours, jours à peu près égaux à ceux d’Ella, c’est-à-dire comptant vingt-sept de nos heures, furent parmi les plus agréables que j’aie jamais passés. Souilik et Essine vinrent nous rejoindre, et nous fîmes, avec Ulna et Akéion, de délicieuses promenades dans des sites d’une sauvage beauté. Il fallait cependant prendre garde de rentrer avant la nuit, car sur Réssan, si les jours sont tempérés, les nuits sont glaciales, et la température tombe facilement en dessous de moins dix degrés. Après le climat un peu amollissant d’Ella, je goûtai un réel plaisir à ce froid. Les Sinzus le supportaient bien, mais les Hiss, plus frileux que nos chats, mettaient leurs scaphandres pour traverser la prairie jusqu’au ksill, quand ils s’étaient attardés avec nous jusqu’à la nuit tombée.
J’avais repéré, à peu de distance, une pente couverte de neige, et, avec l’aide des mécaniciens de l’astronef, je fabriquai une paire de skis. Oh ! l’ébahissement des Hiss et des Sinzus la première fois que je dévalai la pente dans une poussière de neige ! Les Sinzus ne furent pas longs à m’imiter, et je me trouvai promu professeur de ski sur un autre monde ! Souilik et Essine furent plus difficiles à convaincre, et ils commençaient tout juste à faire quelques mètres sans tomber quand le Conseil se réunit.
Azzlem vint la veille, avec le personnel hiss subalterne qui assurait le fonctionnement du chauffage et de la lumière. Dès l’aube du lendemain, ksills et réobs arrivèrent, et, vers dix heures du matin, la prairie, à perte de vue, était couverte de lentilles ou d’oiseaux métalliques. Alors les portes du Palais s’ouvrirent, et les délégués entrèrent en cortège.
Juchés sur le ksill de Souilik, nous les regardions. En tête marchait Azzlem, suivi d’Hélon. Puis défilèrent devant nous tous les types d’humanités que j’avais vus sur le Grand Escalier d’Ella, mais cette fois en chair et en os. Seigneur, quel spectacle ! Il en défila à peau verte, bleue, jaune, de grands, de petits, de splendides, de laids, d’affreux, tel le géant Kaïen aux yeux de homard qui venait d’une galaxie située presque aussi loin que la nôtre, mais dans une direction opposée. Certains ressemblaient à s’y méprendre aux Hiss, et Souilik me signala malicieusement au passage le Kren de la planète Mara, où se fabrique l’« Aben-Torne », boisson infecte que les visiteurs doivent boire par politesse ! Vers la queue du cortège passèrent des êtres qui n’avaient plus d’humain que l’intelligence, et dont certains ressemblaient à de monstrueux insectes cuirassés. Il émanait de ce cortège une sensation écrasante d’infinie diversité.
« Oui, dit mélancoliquement Souilik, nul ne connaîtra jamais toutes les planètes humaines ».
Nous entrâmes à notre tour dans le Palais. Si son extérieur se présentait comme un titanesque monolithe massif et nu, son intérieur était richement décoré de sculptures et de peintures dues à toutes les humanités représentées. Une galerie périphérique montrait en panoramas des vues des principales capitales des mondes humains. Nous traversâmes un jardin d’hiver où poussaient d’étranges plantes: Souilik me montra, sous un globe transparent hermétique, la plante sténet de Ssin du premier univers, qui rend toute vie animale impossible sur cette terre du ciel, car ses somptueuses fleurs, qui semblent ciselées dans l’or, émettent un poison gazeux mortel à doses infinitésimales.
Par un escalier aux marches taillées dans une matière verte vitreuse, qui me rappela l’obsidienne, nous atteignîmes une petite loge qui dominait la salle de réunion. Je me trouvai avoir à ma droite Ulna, et à ma gauche une délicate créature féminine, à la peau pervenche pâle, aux cheveux noirs bleutés, aux immenses yeux violets, de la race des R’ben de la planète Pharen de l’étoile Véssar du onzième univers.
En bas, dans l’amphithéâtre, les délégués de la ligue prenaient place. Chacun avait à sa disposition un petit pupitre sur lequel brillaient des appareils compliqués. Tout se passa dans un silence étonnant pour une aussi nombreuse assemblée.
Les Hiss ont un sens très développé de la mise en scène: les lumières s’éteignirent, un projecteur darda un rai étroit de lumière sur l’estrade, et par une trappe monta une plate-forme sur laquelle, assis dans des fauteuils de métal brillant, se trouvaient Azzlem et quatre autres représentants, parmi lesquels Hélon. Il n’y eut nulle manifestation. Azzlem se leva et parla. Il parlait en hiss, mais, grâce aux puissants transmetteurs de pensée, chacun de nous l’entendait dans sa propre langue. Il rappela les décisions prises lors du dernier conseil, parla de mon arrivée, de celle des Sinzus, de notre résistance miraculeuse au rayonnement mislik. Désormais, grâce à nous, la lutte changerait de caractère: de défensive, elle allait devenir offensive, et le premier acte serait une reconnaissance portée au cœur de l’empire ennemi, en plein milieu d’une des galaxies maudites. Certes, il s’écoulerait probablement bien des siècles avant que l’ennemi recule. Mais le temps des replis était passé. Les armes ne manquaient pas pour tuer les Misliks: tout ce qui produisait de la chaleur était une arme. Mais jusqu’à présent, il n’avait pas été possible de s’en servir sans pertes énormes.
Il parla longtemps. Il décrivit, devant cette assemblée qui réunissait l’élite des humanités célestes, notre étrange organisation. Nous devions probablement notre immunité au fait que notre corps, comme celui des Misliks, contenait beaucoup de fer. Malgré cette lointaine parenté avec les êtres des Ténèbres, nous étions pleinement dignes du nom d’« hommes ». Les Sinzus pouvaient siéger dans la ligue, car ils avaient répudié depuis longtemps toute guerre. Les Tsériens, en revanche, n’auraient pour le moment que le statut d’alliés, mais leur civilisation était jeune, et il espérait pouvoir avant longtemps les recevoir en pleine égalité dans cette assemblée.
« Discours d’ouverture, me souffle irrespectueusement Souilik. Aucune importance. Le vrai travail va se faire dans les groupes. On ne peut, d’après la loi d’Exclusion, t’admettre dans la ligue, mais tu es prévu dans le groupe hiss.
— Pourquoi hiss ? Dis-je.
— C’est nous qui t’avons découvert, même si tu es devenu depuis Sinzu d’adoption. Ne l’oublie pas ! »
Azzlem se rassit. Il y eut un silence qui aura quelques minutes. Alors, tonitruant, éclata un chant hiss que je n’avais jamais entendu. Je ne puis dire qu’il me toucha. Je te l’ai déjà dit, leur musique est trop compliquée pour notre oreille, et elle monte ou descend parfois à des notes qui nous sont inaudibles. Mais, me tournant vers Souilik et Essine, je fus frappé par l’expression de leur visage. Il reflétait une extase, une communion mystique avec tous les êtres à sang vert et bleu. En bas, dans la salle à demi éclairée d’une lumière mauve, tous les visages avaient une expression identique, nostalgique et apaisée à la fois. Ma voisine à peau pervenche était aussi sous le charme. Seuls, Hélon sur son estrade, Ulna et son frère, et moi-même ne semblions pas atteints. Soudain une image me traversa l’esprit: j’avais vu, autrefois, sur Terre, des actualités représentant les foules de Lourdes dans l’attente du miracle. C’était à cela que me faisaient penser les multiples visages de ces humanités du ciel.
Le chant continuait: c’était une invocation au Dieu créateur, à la Lumière primordiale.
Le silence revint. Tous ces êtres d’autres mondes restèrent longtemps encore immobiles, recueillis. Enfin Azzlem fit un geste, et la foule commença à sortir.
« Je ne savais pas, dis-je à Souilik, que vous, Hiss, aviez converti toutes ces humanités à votre religion.
— Nous ne les avons pas converties ! Et tu sais toi-même que je suis incroyant. Les paroles sont inutiles. La musique a été composée il y a bien des siècles par Rienss, le plus grand génie musical d’Ella-Ven. Elle suffit à nous mettre en transes. Il se trouve qu’elle agit de même sur les autres humanités. Et comme toutes les religions ont des points communs, en ce qu’elles ont de plus élevé … Mais n’as-tu rien senti toi-même ?
— Non. Et je ne crois pas que votre hymne agisse sur les Sinzus.
— Ne le dis pas ! Ne le cites pas. Pas encore, du moins. Mes compatriotes sont très susceptibles sur ce point. Les Hommes-Insectes sont comme vous, et cela leur a suscité au début des difficultés. On a même parlé un moment de les exclure de la ligue. Il est vrai que vous, on ne vous exclura certainement pas ! Vous êtes notre seul espoir contre les Misliks ».
Le Conseil dura onze jours. Il n’y eut pas d’autre réunion plénière avant le dernier jour. Tout se passa en comités techniques auxquels je participai, mêlé à la délégation hiss. Après une cérémonie de clôture, nous repartîmes pour Ella. À mon vif ennui, les Sinzus restèrent sur Réssan.
Je repris mes habitudes antérieures. J’habitais toujours chez Souilik. Tous les jours j’allais à la Maison des Sages, où je me livrais en compagnie d’Assza et de Szzan à des expériences de biologie comparée. Assza avait réussi à reproduire artificiellement le rayonnement mislik. Je n’ai jamais clairement compris quelle était sa nature, mais je puis dire que ce sont des radiations qui n’ont rien de commun avec les radiations électro-magnétiques. Les Hiss et les Sinzus — et d’autres humanités d’ailleurs — ont abordé des chapitres de la physique dont nos savants terrestres ne soupçonnent même pas l’existence.
Je me sentais maintenant parfaitement à l’aise sur Ella. Je parlais le hiss sinon très correctement, du moins couramment, et n’avais plus besoin pour suivre une conversation de porter constamment un casque. J’avais été adopté par les Elliens, j’avais des amis, des relations, un travail. Je faisais très officiellement partie, à titre de membre étranger, de la « Section de biologie appliquée à la lutte antimislik », et comme tel, moi, biologiste terrestre, je collaborais avec Szzan et Rassenok et j’avais sous mes ordres une dizaine de jeunes biologistes hiss. Je m’étais familiarisé à un tel point avec la vie ellienne qu’un jour, au laboratoire, je proférai au cours d’une conversation avec Assza un « nous, les Hiss … » Qui déchaîna une légitime tempête de rires. Les Hiss sont réellement un peuple aimable, plein de bienveillance, malgré une certaine froideur profonde, plus « faciles à vivre » en tout cas que les Sinzus, dont la susceptibilité est généralement trop vive.
Au bout d’un mois l’astronef revint de Réssan, et j’eus le plaisir de compter dans mon équipe Ulna et Akéion.
Mes journées se passaient habituellement ainsi: au lever d’Ialthar, après avoir déjeuné avec Souilik, je partais pour le laboratoire. En arrivant, je passais à l’astronef, sur l’esplanade, prendre Ulna et son frère. Nous travaillions jusque vers le milieu du jour. À midi je déjeunais soit à la Maison des Étrangers, soit, plus souvent, dans l’astronef. Puis nous revenions au laboratoire jusqu’à environ deux heures avant le coucher du soleil. S’il faisait beau, nous allions nous baigner dans la baie. Il eût été très dangereux de nager au large, car la mer est peuplée de vsiivz, une espèce particulièrement vorace de poissons ; mais au goulet de la baie, un rideau de hassrn, par ses rayons abiotiques différentiels, leur interdit l’entrée. En plus de nos camarades de labo, Souilik et Essine venaient souvent nous rejoindre à ce moment-là. Les Hiss sont des nageurs incomparables. Souilik réalisa devant moi plusieurs fois quarante-sept secondes au cent mètres, pulvérisant en se jouant notre record du monde.
Les Hiss, comme les Sinzus, pratiquent très volontiers les exercices physiques. Nettement moins forts que les Terriens, ils nous dépassent de loin par la souplesse. Las d’être surclassé par eux à la nage, à la course, au saut, j’introduisis sur Ella le lancement du poids, du disque et du javelot, ou plutôt je les réintroduisis, car autrefois les Hiss avaient pratiqué des sports analogues.
À la nuit, nous rentrions chez nous en réob. Souilik m’apprenait à reconnaître les étoiles de leur ciel. Nous restions parfois très tard à les contempler à l’œil nu ou dans une petite lunette. Les Hiss sont un peuple cosmique: chez eux, même les enfants connaissent les constellations. C’est une matière d’examen. Parfois Ulna et son frère nous rejoignaient dans un petit engin en forme de torpille, beaucoup plus rapide que les réobs, mais bien moins stable.
Pendant que je travaillais dans mon équipe à essayer de protéger les Hiss contre le rayonnement mislik — nous avions obtenu quelques faibles résultats —, Souilik et des centaines d’autres jeunes commandants de ksills s’entraînaient à manier les armes qui serviraient dans la grande lutte. Une île fut évacuée, au large, dans la mer Verte, et reçut un déluge de projectiles variés, de la bombe atomique, modèle terrestre, jusqu’à des engins de destruction dont nous n’avons heureusement pas idée sur Terre, et dont je te décrirai les effets le moment venu.
Puis un jour je reçus l’ordre d’apprendre à manœuvrer un ksill. Rude tâche, que je mis plus de trois mois à mener à bien. Diriger un tel engin dans l’Espace n’est guère plus difficile que de piloter un réob. La difficulté, c’était le passage dans l’ahun, et je ne décrochai que le brevet de deuxième classe, quelque chose correspondant à notre « capitaine au cabotage ». Néanmoins j’appris à partir par l’ahun et à revenir par tâtonnement, surgissant çà et là dans l’Espace. Je ne dépassai jamais le quatrième univers. Aller plus loin d’un seul trait, et surtout en revenir, exigeait des capacités mathématiques que je ne possède pas. Je n’ai strictement rien compris à la théorie de l’ahun, et je me servais du ksill comme beaucoup de femmes terrestres, qui conduisent convenablement leur voiture sans rien comprendre au moteur à explosion.
Si étrange que cela paraisse, il me fut beaucoup plus facile, plus tard, de commander l’astronef sinzu. Au dire des Hiss et des Sinzus, leurs procédés de passage par l’ahun — que les Sinzus nomment le Rr’oor — sont complètement différents. Ils ne sont même pas sûrs que ce soit le même ahun ! En effet, un ksill et l’astronef, voguant de concert dans l’espace et passant simultanément dans l’ahun, y demeurant le même temps interne, ne se retrouvent pas ensemble quand ils en émergent. La différence peut atteindre, pour de longues distances, un quart d’année-lumière !
Je me souviens très nettement d’un soir de cette période. Par exception Souilik, Essine et moi-même étions restés passer la nuit à la Maison des Étrangers. Nous étions assis sur la plage, attendant Ulna et Akéion. Souilik venait de m’avertir officiellement de son proche mariage avec Essine, mariage où je devais jouer le rôle de « stéen-sétan ». Ulna arriva seule et s’assit près de moi. Le ciel était particulièrement pur, et les étoiles brillaient, serrées. Souilik me posa quelques questions, et je dus désigner Oriabor, jaune rougeâtre, Schéssin-Siafan, rouge, Béroé, bleuté, tous trois de la constellation de Sissantor, etc.
« Ne tourne pas la tête: quelle est la grosse étoile très bleue qui doit briller actuellement derrière toi, à environ trente degrés sur l’horizon ?
— Kalvénault », fis-je d’un ton triomphant. Et je me retournai pour vérifier.
« Mais à vrai dire, ajoutai-je, je ne la trouve pas particulièrement bleue.
— Oh ! Cela dépend un peu de sa hauteur sur l’horizon, dit-il sans regarder. Je suis allé une fois sur une planète de Kalvénault. Elle est inhabitée, mais très belle ».
Puis Akéion arriva accompagné de quelques Sinzus, et nous parlâmes d’autre chose.
Depuis, j’ai souvent pensé que je devais être le premier à avoir remarqué l’anomalie de Kalvénault. En effet, étoile très proche, à moins de six années-lumière, archiconnue, elle était rarement observée par les Hiss, tant astronomes que simples citoyens.
Le mariage de Souilik eut lieu environ deux mois elliens après cette soirée. Il y a sur Ella deux sortes de mariages. Le plus simple ne comporte que la comparution des deux fiancés devant un membre du service de l’état civil. Le deuxième, beaucoup plus complexe, se fait selon les rites antiques. Ce fut le cas pour celui de Souilik, car il épousait la fille d’un grand ordonnateur des Émotions mystiques, nous dirions un grand prêtre.
Comme je devais jouer le rôle de stéen-sétan, deux jeunes prêtres hiss vinrent, huit jours avant la cérémonie, m’apprendre les coutumes. Autrefois, à l’époque des guerres proto-historiques, il arrivait fréquemment que les mariages entre gens de tribus différentes soient troublés par des guerriers qui s’opposaient au départ de la fille de leur clan. Aussi le fiancé choisissait-il, dans le clan de sa fiancée, ou dans un autre, mais nécessairement en dehors du sien, un stéen-sétan chargé de protéger les jeunes époux pendant les trois jours que duraient les cérémonies. Ce stéen-sétan était le plus souvent un guerrier connu pour ses exploits, parfois un chef influent, ou un prêtre. Bien entendu, de nos jours, il ne s’agit plus de combats armés, mais, l’excitation des boissons aidant, de sérieuses bagarres éclataient parfois. De plus, l’enlèvement de la fiancée, ne serait-ce que pour une minute, annule les cérémonies. Souilik m’avait élu en tant qu’ami, mais aussi à cause de ma force supérieure de Terrien. Je me mis donc à recruter, parmi les familiers d’Essine, les onze aides auxquels j’avais droit, et je les pris solidement bâtis.
Les premiers rites se déroulèrent dans la maison d’Essine et furent strictement privés. Seuls y assistèrent les membres de la famille, les prêtres et moi-même, en tant que stéen-sétan. Ils furent très simples: de longues prières pendant lesquelles Souilik s’ennuyait, si Essine et les autres étaient réellement recueillis, quelques chants très archaïques, sans aucun de ces brusques passages de l’aigu au grave qui caractérisent la musique hiss contemporaine. On alluma une flamme verte — couleur de sang ! — qui devait brûler pendant trois jours. Le second jour eut lieu la petite promesse: les deux époux se juraient aide et protection, mais non fidélité — en fait, elle est la règle. Puis eut lieu le petit banquet, où ne figurèrent que les amis intimes. C’est le troisième jour que mon rôle devait cesser d’être de tout repos.
Il débuta par la promesse aux Étoiles: les époux s’engageaient à élever leurs enfants dans le culte de la Lumière et de la haine des Fils de la Nuit et du Froid. Il y eut un intervalle de cinq heures consacrées à la prière, puis enfin le grand banquet.
Il eut lieu à la Maison du Mariage du district. Nous fûmes plus de quatre cents à table. Tout le personnel scientifique des laboratoires de la Maison des Sages était venu, quelques-uns des Sages eux-mêmes — grand honneur que Souilik devait à sa valeur et au fait qu’il avait découvert une humanité à sang rouge. Assza était là et m’apprit que le Mislik était mort. Il vint une délégation des commandants de ksills, avec l’aide de camp de l’« amiral », vingt-sept Sinzus, dont évidemment Ulna et son frère, et une quantité de Hiss connus ou inconnus. Je vis avec surprise, à la gauche d’Essine, la jeune femme Hr’ben à peau pervenche. C’était une amie d’université d’Essine, née sur Réssan, et elle répondait au doux nom de Beichitinsiantorépanséroset. Ouf !
Je fus placé, avec mes onze compagnons, à une table située à côté de l’unique porte. Selon mon privilège, j’invitai à ma table Ulna et son frère.
On servit une multitude de plats divers, tous sous forme de gelées colorées, dont certaines me parurent délicieuses, d’autres médiocres, ou même franchement mauvaises. Les boissons étaient également variées, faiblement alcoolisées, de valeur très inégale pour mon palais. Vers la fin du repas, Zéran, le « lieutenant général » de la flotte de ksills, fit servir à Souilik le fameux aben-torne des Krens de la planète Mara. Oh ! La tête de Souilik quand il fut obligé de boire cette boisson qu’il exécrait ! Je demandai à en goûter, et fus agréablement surpris: cela rappelait un excellent et vieux whisky. Ulna et son frère furent de mon avis, et nous achevâmes la bouteille à nous trois, sous les yeux horrifiés des Hiss.
La plus franche gaieté régnait, comme il est de règle dans toute assemblée ellienne. Je n’avais pas eu à intervenir en tant que stéen-sétan et je pensais mon rôle fini quand j’entendis au-dehors une rumeur. Assza était parti, rappelé à la Maison des Sages par un travail urgent. Par la porte restée entrouverte pénétra une clameur: je me levai immédiatement, ralliai mes compagnons. Une trentaine de jeunes Hiss arrivaient en chantant une antique chanson guerrière. Ils allaient selon la coutume, essayer de pénétrer de force et d’enlever la mariée. Je devais à tout prix les empêcher de réussir pendant une demi-basike.
La bagarre fut chaude. Ils foncèrent et furent accueillis par une dégelée de coups, où ma force supérieure de Terrien fit merveille. Je n’avais pas été à pareille fête depuis les temps anciens où je jouais au rugby comme pilier, à côté de toi ! Le combat se poursuivait depuis environ un quart de basike avec des alternatives diverses, mais « l’ennemi » n’avait pas réussi à forcer le passage. Soudain, par-dessus la tête des assaillants, je vis un réob atterrir à toute vitesse. Il en jaillit un Hiss reconnaissable à sa très haute taille: Assza. Il courut vers nous en criant, mais le vacarme m’empêcha d’entendre, et Assza ne « transmettait » pas, étant trop loin. Je fonçai au milieu de la mêlée, tapant et criant: « taisez-vous, taisez-vous ! » Pendant quelques secondes de silence relatif, je pus parvenir à saisir:
« Kalvénault va s’éteindre ! Kalvénault va s’éteindre ! »
Alors, brutalement, tant sur nos assaillants que sur mes compagnons ou sur les gens du banquet, le silence tomba. Tous comprirent immédiatement. Jamais, depuis le festin de Balthazar, un tel « Mane, Thecel, Phares » ne s’était abattu à l’improviste sur une fête.
Assza nous donna quelques explications: il avait reçu durant le banquet un mot d’Azzlem lui enjoignant de rejoindre immédiatement la Maison des Sages. Là, Azzlem lui avait montré les spectrogrammes qu’il venait de recevoir de l’observatoire central du mont Arana. Pour un astrophysicien, la chose sautait aux yeux: Kalvénault présentait le spectre des galaxies maudites. La Maison du Mariage ne comportant pas de moyens de télécommunication, Assza avait immédiatement repris son réob.
Souilik s’était levé. Il approcha à pas lents.
« Si je comprends bien, dit-il, les Misliks sont sur les planètes de Kalvénault ».
Il fit une grimace et murmura:
« Cinq années-lumière. Cinq seulement !
— Que la Lumière Primordiale protège Ialthar », ajouta Essine.
Tous se turent. Je regardai les figures pâles de mes hôtes.
« Mais, dis-je, il ne doit pas y avoir longtemps qu’ils sont à l’œuvre puisque Souilik est encore allé sur Rissman il y a trois ans et n’a rien vu.
— Je suis allé sur Rissman, mais non sur Erphen, Sion et les planètes Six et Sept. Ils sont certainement sur Six et Sept. Les autres sont trop chaudes pour eux, du moins pour le moment … »
Il y eut un silence, puis Assza déclara:
« Quoi qu’il en soit, ce n’est point ici le lieu de discuter. Que le Tsérien vienne avec moi. Que ceux qui ont un poste à rejoindre le rejoignent, avant ce soir. Il n’y a pas cependant péril immédiat pour Ialthar. Nous avons des colonies sur toutes nos planètes, même les plus froides. Et les Misliks ne peuvent agir de Kalvénault sur notre soleil. Souilik et Essine, que ce jour reste votre jour. Vous viendrez nous rejoindre demain à midi ».
Nous partîmes, accompagnés par les Sinzus. Dans le réob, Assza fut plus explicite: non seulement Kalvénault semblait touché à mort, mais El-Toéa et Asselor montraient dans leurs spectres des signes inquiétants. Dès le lendemain, les Sages, en accord avec les gouvernements administratifs d’Ella, de Mars, de Réssan et le conseil de la ligue des Terres humaines, décréteraient l’état d’alerte. La situation était claire: les Misliks envahissaient le premier univers.
Comme nous survolions la Maison des Sages, sur la presqu’île d’Essanthem, nous croisâmes une escadre de ksills: une centaine, en rangs serrés, qui prenait rapidement de la hauteur. C’était un spectacle étrange que ces lentilles brillantes filant à pleine vitesse. Ils se perdirent dans le ciel bleu.
« Le premier vol de reconnaissance vers Kalvénault, dit Assza.
Combien reviendront ? Nous ignorons sur quelle planète se sont installés les Misliks, ou s’ils sont quelque part dans l’Espace interplanétaire. Pour ceux qui les découvriront les premiers, il y a à peu près zéro chance de retour ».
Il resta un moment muet.
« Souilik va être furieux. Il devait commander cette escadre.
— Quel va être mon rôle ? Demandai-je.
— Tu partiras avec la deuxième escadre, dans un ksill monté par un équipage mixte, de Hiss et de Sinzus ».
Quand nous atterrîmes à côté de l’astronef, je vis que l’escalier de coupée avait été enlevé, ainsi que tous les drapeaux extérieurs. Le monstrueux navire avait fait toilette de guerre.
Nous entrâmes directement dans la salle du Conseil. Il y avait séance plénière: les Dix-Neuf étaient au premier rang, les autres derrière eux. On me désigna une place au second rang, avec les représentants des Sinzus. Il y eut peu de mots: on n’avait point à décider de la guerre ou de la paix. Les Hiss n’avaient pas le choix, il fallait à tout prix repousser les Misliks hors du premier univers. Ensuite, on tâcherait de porter la guerre dans les galaxies maudites.
On ne pouvait songer à employer l’astronef sinzue pour le moment. Kalvénault était trop loin pour y aller en traversant l’Espace, et trop près pour le dispositif d’ahun des Sinzus. Une partie de l’équipage prendrait place dans des ksills, tandis que l’autre reviendrait sur Arbor chercher du renfort.
L’astronef partit à l’aube, laissant sur Ella Ulna et Akéion, ainsi qu’une cinquantaine de Sinzus. À midi, Souilik et Essine arrivèrent et nous partîmes pour l’île Aniasz, point de concentration de la deuxième escadre. Nous y arrivâmes neuf heures après, l’île se trouvant de l’autre côté d’Ella.
La deuxième escadre comprenait 172 ksills de types variés, allant du ksill léger, comme celui qui m’avait amené de la Terre, aux énormes ksills lourds de plus de cent cinquante mètres de diamètre, montés par un équipage de soixante Hiss, et formidablement armés. Nous marchâmes un moment au milieu de ces engins, jusqu’à ce que Souilik nous désigne un ksill du modèle moyen:
« Le nôtre. Le « navire amiral », dit-il, mi-plaisant, mi-orgueilleux.
Curieux navire, et curieux équipage: il comprenait Souilik, chef d’escadre, Snezin, chef de bord, dix Hiss, Ulna. Akéion, Hérang, jeune physicien sinzu, et moi-même, formant à nous quatre la « compagnie de débarquement », et, à notre surprise, Beichitinsiantorépanséroset, la jeune Hr’ben et un autre Hr’ben, Séférantosinanséroset: ils devaient essayer une arme non thermique qu’ils avaient mise au point dans les laboratoires de Réssan. D’un commun accord, Hiss, Sinzus et « Tsérien », nous amputâmes leurs noms trop longs et les appelâmes respectivement Beichit et Séfer.
Pendant les jours suivants, nous nous entraînâmes, sous la conduite des Hiss, à l’emploi des armes et au maniement des ksills. Hérang, Ulna et Akéion, habitués à passer dans l’ahun selon la méthode sinzue, assimilèrent très vite les manœuvres et me dépassèrent promptement. Ils m’étaient également supérieurs, évidemment, dans le maniement des armes sinzues, mais je les surclassai dans celui des armes hiss. Quant à l’arme inventée par les Hr’ben, nous ne l’essayâmes pas, car elle ne pouvait être efficace que contre les Misliks.
Au matin du sixième jour, nous fûmes convoqués à la Maison des Sages. Nous nous y rendîmes en ksill, à une prodigieuse vitesse. Les éclaireurs venaient de rentrer: 24 ksills sur 102. Comme l’avait prévu Assza, les pertes avaient été lourdes. Kalvénault était presque éteint, quoique sa lumière nous parvînt encore éclatante, à peine rougie, au bout de cinq ans. Souilik eut un petit frisson rétrospectif quand il comprit que, lors de son voyage sur Rissman, les Misliks étaient déjà à l’œuvre depuis deux ans sur les planètes Six et Sept. Actuellement, leur sol glacé grouillait de Misliks. Comme dans le cas du soleil Sklin, ils y avaient construit de formidables pylônes métalliques. Il ne fallait pas songer à les surprendre, car des groupes de neuf Misliks patrouillaient dans le vide interplanétaire. Les ksills de reconnaissance avaient pu bombarder les pylônes de Six, mais n’avaient pu approcher de Sept. Notre rôle consisterait à briser les défenses de Sept, à débarquer — les Sinzus et le Tsérien —, à tenter de détruire les mystérieux pylônes et à revenir — si nous le pouvions. Nous disposerions pour cela de véhicules blindés, qui nous mettraient plus ou moins à l’abri du choc des Misliks.
Dire que ce programme m’enthousiasma, ce serait mentir. L’idée de débarquer sur ce monde inconnu, pour affronter l’inimaginable, avec pour compagnons des êtres que je connaissais à peine, me glaçait d’effroi anticipé. Mais je ne pouvais guère reculer. J’étais l’hôte des Hiss, j’avais été accepté comme l’un des leurs, ils m’avaient confié beaucoup de leurs secrets. Enfin j’étais insensible au rayonnement mislik, tandis que Souilik et Essine, pour qui le même rayonnement était mortel, n’hésitaient pas une seconde. Et tout compte fait, en défendant Ialthar je défendais notre soleil, la possibilité de survie de notre humanité. J’acceptai donc.
Nous partîmes le lendemain matin. Le passage dans l’ahun fut extrêmement bref, et nous émergeâmes dans l’Espace, près de l’orbite de Rissman, la planète Trois du système de Kalvénault.
Ne va pas conclure de tout ce que je t’ai raconté sur les systèmes planétaires que chaque étoile a son cortège de planètes. En réalité, ils sont relativement rares. Une étoile sur 190, d’après les Hiss, comporte des planètes. Deux planètes sur dix en moyenne sont habitables, et, parmi ces planètes habitables, une sur mille environ porte des êtres que l’on peut qualifier d’humains. La planète Rissman entrait dans la catégorie des planètes habitables, mais non habitées, si ce n’est par des formes primitives de vie, homologues de celles qui fleurirent sur Terre au Cambrien.
La concentration des forces eut lieu sur Rissman. C’était un monde de taille intermédiaire entre notre Terre et Mars Solis. Avant l’invasion mislik, elle avait été éclairée par un radieux soleil bleu, un des plus beaux du premier univers d’après Souilik. Mais maintenant Kalvénault brillait dans le ciel comme un œil sanglant, rouge sombre. Le sol était recouvert de neige et de gaz carbonique liquéfié. La température était déjà de moins cent degrés, toute forme de vie avait disparu, sauf peut-être au plus profond des océans gelés.
Je ne saurais dépeindre la désolation de notre camp: imagine une vaste plaine morne, s’étendant à l’infini dans la demi-obscurité rougeâtre. Par-ci, par-là, quelques tumulus de neige accumulée, en diverses hauteurs, imprécises et molles. Égaillées entre eux, les lentilles aplaties des ksills, taches à la fois brillantes et sombres, entre lesquelles circulaient de minuscules silhouettes engoncées dans des scaphandres. À mesure que Kalvénault descendait vers l’horizon plat, sa lumière s’étalait en reflets pourpres sur la glace, pareils à des doigts sanglants pointés vers nous. Je me sentais loin de la Terre, petit être dérisoire perdu dans le vaste univers, à des milliards de kilomètres de ma planète natale. Il me venait une impression de fin du monde, d’Apocalypse, d’exil hors du temps. Les Hiss eux-mêmes me parurent alors étrangers, fils d’un monde sans aucune commune mesure avec le mien. Ulna devait ressentir des sentiments analogues, car je la vis pâlir et trembler. Akéion et l’autre Sinzu restaient immobiles devant l’écran, le visage fermé, muets.
Dans la salle de commandement, le seall, j’entendis Souilik qui radiodiffusait ses ordres. Sa voix sonnait calme et froide, mais je pouvais y percevoir la légère vibration qui, chez les Hiss, indique l’exaltation. C’était son premier commandement important et, sans se faire beaucoup d’illusions sur ses chances de revoir Ella, il éclatait de joie d’être à la tête de la première vague d’assaut, lui, le jeune découvreur de planètes.
Je m’assis dans un fauteuil, récapitulant tout ce que j’avais appris les jours précédents sur le maniement des armes que j’aurais bientôt à employer, et la conduite du sahien, l’engin blindé qui essayerait de nous protéger des Misliks. Une main toucha mon épaule, et Ulna me dit en hiss:
« Ne veux-tu pas descendre sur Rissman ? Souilik vient de déclarer que nous partons dans une basike ».
Sa voix chantante rendait plus fluides encore les syllabes hiss. Elle était penchée vers moi, ses longs cheveux blonds tombant de chaque côté de son visage doré, étrangement humain parmi les Hiss aux figures vertes. Comprenant mon désarroi, elle me sourit, de ce merveilleux sourire des filles sinzues que tu peux voir actuellement sur ses lèvres.
— Soit, dis-je, sortons.
— Ne t’attarde pas, me cria Souilik. Nous partons bientôt. Ah ! Si tu avais pu voir Rissman avant … Mais maintenant c’est fini à jamais », ajouta-t-il plus bas.
Nous ne nous dîmes pas grand-chose, Ulna et moi, au cours de cette brève promenade sur le sol gelé de Rissman, entre les ksills. Pourtant de ce moment date sans doute notre entente. Il n’est pas facile d’être intime avec un Sinzu. Leur orgueilleuse réserve est bien loin de la cordialité un peu indifférente de la majorité des Hiss. Mais quand ils donnent leur amitié, c’est à jamais. Comme nous rentrions, Ulna glissa et tomba. Je me précipitai pour la relever. Je sentis dans mes bras, sous son scaphandre, son corps souple, et je vis à travers la vitre ses yeux plongés dans les miens. Je compris alors que, malgré les milliers d’années-lumière qui séparent sa planète de la mienne, elle m’était plus proche, plus chère que toutes les filles des hommes que j’avais connues sur Terre.
Dans le sas, nos scaphandres ôtés, d’un geste rapide de la main elle m’effleura la joue, puis s’enfuit par la porte.
Je rejoignis Souilik dans le seall. Il était entouré d’Essine, d’Akéion, de Beichit et de Snezin.
« En ce qui vous concerne, voici la manœuvre. Nous allons passer dans l’ahun et sortir au ras de Sept. Nous serons accompagnés par vingt-cinq ksills à équipage mixte. Les autres attaqueront les Misliks et créeront une zone chaude sur la planète, zone où nous atterrirons. Sept gros ksills débarqueront les sahiens, dans lesquels vous monterez, vous Sinzus et le Tsérien. Ensuite nous repartirons, car nous ne pourrions supporter le rayonnement mislik, ni entretenir la zone chaude. Nous essayerons de vous soutenir d’en haut avec des bombes. De votre côté, tâchez d’atteindre et de détruire, une fois étude faite, les pylônes misliks.
Il y aura douze sahiens, dont toi, Akéion, tu prends le commandement. Ensuite, nous viendrons vous chercher dans une seconde zone chaude ».
D’un geste sec, il coupa toute communication avec les autres ksills.
« Votre sahien est le seul à être peint en rouge. J’ai l’ordre formel du Conseil de vous ramener à tout prix sur Ella. Pour les autres, nous ferons au mieux ».
Il rétablit les communications, donna les consignes. Le premier vol de ksills décolla dans le crépuscule rougeoyant. Nous suivîmes dix minutes après.
Souilik régla minutieusement un appareil compliqué:
« Notre passage dans l’ahun sera si court cette fois que mes réflexes seraient trop lents pour que je puisse assurer la manœuvre. Ce mécanisme s’en chargera. J’espère ne pas me tromper, car si nous ressortons sous la surface … Tenez-vous bien, je mets en marche ».
Loin sous nous, je pouvais voir sur l’écran du Nadir la surface désolée de Rissman. Ulna vint s’asseoir à côté de moi, je me cramponnai au bras du fauteuil. L’espace d’un éclair, l’écran fut vide. Puis se dessina sur lui le plus fantastique spectacle que j’aie encore vu.
Nous survolions une plaine bordée de montagnes noires. L’obscurité était presque totale ; bas sur l’horizon brillait un rubis: Kalvénault. Toutes les dix secondes à peu près s’allumait sur le sol un brasier étincelant, découpant le relief en ombres brutales: les bombes thermiques pleuvaient, la zone chaude allait naître. Souilik parlait avec volubilité dans le microphone, donnant ses ordres à la flotte des ksills. Loin derrière l’horizon, d’autres formidables explosions illuminaient le ciel, découpant la silhouette tremblotante de monts inconnus. Malgré moi monta dans ma pensée un titre de journal: « Notre correspondant particulier sur le front de la guerre cosmique signale … »
Souilik se retourna:
« Vite, Slair, ton scaphandre. Les Sinzus aussi ! Nous allons atterrir ! »
Comme je passais devant lui, il se leva et, avec une spontanéité rare chez les Hiss, me donna une rapide accolade.
« Bats-toi bien, pour Ialthar, et ton Soleil ! »
Essine me fit un geste de la main. Ulna, Akéion et Hérang sur les talons, je pénétrai dans le sas.
« Nous sommes au sol. Sortez. Votre sahien est à gauche ! » Dit la voix de Souilik dans mon casque.
Pistolet thermique au poing, nous sortîmes. Le sol était jonché de Misliks morts, aplatis, à demi fondus. Le sahien, rappelant par sa forme une voiture américaine, nous attendait. Un Hiss inconnu nous ouvrit la porte. Par prudence, nous gardâmes nos scaphandres. Notre indicatif était « arta », mot qui n’existe pas en hiss, de façon à éviter toute confusion.
« Arta, Arta, Arta, éclata la voix de Souilik. Dégagez la zone chaude. Nous devons repartir. Il n’y a pas un Mislik vivant à moins de quatre brunns. Les pylônes sont à vingt-cinq brunns ouest-nord-ouest par rapport à vous. Nous vous guiderons. Ici, Paris. Terminé ».
Par plaisanterie j’avais suggéré à Souilik de prendre Paris comme indicatif.
« Ici, Arta. Entendu. Nous partons », répondit Akéion.
Il donna rapidement quelques ordres en sinzu pour les équipages des sahiens. Je mis en marche, et nous partîmes.
La conduite du sahien était des plus faciles: un volant donnait la direction, une pédale plus ou moins enfoncée la vitesse. Un inverseur permettait la marche arrière. Assise à côté de moi, Ulna disposait d’un clavier commandant les armes avant. Tout ce qui se passait dans un angle de 180 degrés se reflétait sur un écran placé devant nous. Hérang, à l’arrière, surveillait le reste de l’horizon. Au centre du sahien Akéion, dans son poste de commandement, pouvait communiquer avec les ksills ou n’importe quel sahien. Il commandait aussi le déclenchement de l’arme Hr’ben, dont nous ignorions les effets.
Nous roulâmes environ cinq minutes sans incident, à vive allure. Les chenilles du sahien mordaient sur le sol gelé de la planète sans nom, ou bien patinaient sur l’air solide. Devant nous l’horizon était toujours illuminé d’explosions, explosions silencieuses en ce monde privé d’air, mais dont nous sentions parfois l’ébranlement communiqué par le sol. Parfois, à contre-lumière, passait dans le ciel la silhouette d’un ksill, fuseau, ovale ou cercle selon l’incidence sous laquelle il se présentait, au ras du sol, à une prodigieuse vitesse.
Puis parurent les Misliks. Ce fut d’abord, dans une crevasse noyée d’ombre, un scintillement métallique indistinct. Le sahien de gauche tira et, dans le flamboiement de l’obus thermique, étincelèrent les carapaces géométriques, glissant vers nous. Aucun n’essaya de s’envoler. Nous passâmes à côté de blocs de métal à demi fondus, entourés d’aigrettes violettes: les survivants émettaient en vain.
Nous roulâmes sur une plaine, toujours combattant, nous franchîmes un étroit défilé, dont le forcement nous coûta une dizaine de projectiles. Derrière nous, les autres sahiens protégeaient nos arrières, nettoyant les recoins. Puis, comme nous débouchions dans un vaste cirque entouré de noires falaises, les Misliks changèrent de tactique. Du haut des escarpements ils se laissèrent choir sur nos engins. Nous perdîmes deux sahiens en trois minutes, défoncés, écrasés, avant de trouver la parade: elle consista à utiliser à la fois les rayons thermiques et les champs gravifiques intenses. Le Mislik, tué dans son vol, était dévié par un accroissement subit de la pesanteur. Pendant ce temps, les autres sahiens arrosaient d’obus les crêtes.
Par un second défilé, nous débouchâmes sur une autre plaine. Et, loin devant nous, sur l’horizon embrasé, se découpèrent les pylônes. Ils s’élevaient à une fantastique hauteur, si haut que les explosions n’illuminaient que leur base. Petit à petit nous en approchâmes, perdant encore trois sahiens, anéantissant peut-être plus de cinq mille Misliks. Plus nous approchions, plus le spectacle devenait fantastique: les ksills lâchaient bombe après bombe, les éclairs succédaient aux éclairs à une cadence si rapide qu’il faisait presque grand jour. La chaleur dégagée, vaporisant les masses de gaz gelé, donnait pour un moment un semblant d’atmosphère à la planète, et ce brouillard gazeux déformait la vision, rendant impossible toute appréciation des distances. Nous passâmes à côté des débris d’un ksill de grande taille, écrasé sur la plaine, éventré ; un Hiss mort était suspendu à une poutrelle tordue.
Puis nous ne trouvâmes plus de Misliks vivants. À l’extérieur un de nos thermomètres eût marqué moins dix degrés, ce qui était bien au-dessus de la capacité de résistance des Misliks. Akéion signala le fait à Souilik. J’entendis avec joie celui-ci répondre:
« Bien. Nous cessons le bombardement autour des pylônes. Que vos physiciens descendent à terre, et essaient de comprendre quelque chose au dispositif mislik. Nous pouvons vous protéger pendant encore une basike. Ensuite, concentrez-vous à l’est des pylônes. Nous descendrons vous chercher.
— Demande-lui comment cela marche, là-haut, dis-je à Akéion.
— Pas trop mal. Pas plus de quarante pour cent de pertes, répondit Souilik. À tout à l’heure ».
Je rangeai le sahien au pied d’un pylône. Les six autres nous rejoignirent bientôt. Au-dessus de nous, le pylône lançait sa dentelle de métal à l’assaut du ciel. Hérang descendit, d’autres Sinzus le suivirent. À sept ils se mirent à errer de-ci, de-là, cherchant les traces de la « Machine à éteindre les soleils ». Je descendis à mon tour, ordonnant à Ulna de rester à bord avec son frère. Le pistolet au poing, je rejoignis les Sinzus. Au milieu d’un cercle de Misliks morts, un cadavre de Hiss étreignait encore son arme. Je m’approchai. Derrière la vitre du casque je reconnus le visage: c’était l’étudiant qui commandait le poste de garde qui nous avait arrêtés, Szzan et moi, le soir de l’arrivée des Sinzus. Son premier voyage avait été le dernier. Un peu plus loin, un ksill, la coque trouée et bosselée, gisait, à demi dressé contre un monticule. À part les pylônes, il n’y avait rien, pas une construction, pas une route, pas un signe de vie intelligente. Je m’approchai de la base du pylône: elle était faite de centaines de Misliks morts, soudés les uns aux autres. Aussi loin que portait le rayon de ma lampe, toute cette énorme architecture de métal n’était faite de rien d’autre que de Misliks agglomérés. On pouvait encore deviner la forme géométrique des carapaces. La « Machine à éteindre les soleils » n’existait pas, ou plutôt elle n’était autre que les Misliks eux-mêmes, dont la mystérieuse énergie, formée en faisceaux, était capable d’agir sur les réactions nucléaires stellaires. Il n’y avait rien à glaner pour les physiciens sinzus, rien pour aucun être de chair.
Tout autour de nous, à quelques kilomètres, les bombes continuaient à pleuvoir, effaçant la nuit. Le semblant d’atmosphère transmettait un roulement sourd, et le sol vibrait sous mes semelles de métal. La basike était presque écoulée. Je donnai aux Sinzus l’ordre de regagner les sahiens, et je me disposai à rentrer moi-même. Quand je passai à côté du ksill abattu, je ne sais quelle impulsion me poussa à ramasser le cadavre du jeune Hiss et à le rapporter dans notre engin. L’idée me fut insupportable d’abandonner cet être à qui j’avais parlé, sur une planète étrangère, morte, au milieu de ces Fils de la Nuit.
Nous roulâmes quelques centaines de mètres à peine. À l’est du troisième et dernier pylône, nous nous groupâmes en cercle, prêts à nous défendre contre un retour possible des Misliks. Mais rien ne vint. Quelques instants plus tard le premier grand ksill atterrit, puis d’autres, enfin le ksill de Souilik. Nous abandonnâmes notre sahien aux Hiss du premier ksill. Souilik nous attendait avec les deux Hr’ben. À la vue de Beichit, je me sentis confus: nous n’avions pas pensé à essayer la nouvelle arme ! Beichit se mit à rire, d’un rire plus proche du nôtre que celui des Hiss:
« Nous l’avons utilisée, nous. Elle semble efficace. Vous essayerez la prochaine fois …
— Parés ? Coupe Souilik. Nous partons ».
Très vite, la planète s’enfonça sous nous, vaste masse noire piquée çà et là d’une étoile rouge ou bleue: les dernières bombes De temps en temps notre ksill s’entourait d’un halo violâtre de rayons thermiques: nous traversions un essaim de Misliks agressifs comme des abeilles dont on a renversé la ruche, mais peu dangereux du fait de leur isolement relatif. Souilik appela l’un après l’autre les commandants des ksills qui lui restaient: 92 au total, sur 172. Regroupée, l’escadre hiss planait, à cent kilomètres de haut.
Hérang fit son rapport sur les pylônes.
« Je ne pense pas, dit alors Souilik, que nous ayons grand intérêt à détruire les pylônes. Ils ne doivent être efficaces que quand les Misliks qui les composent sont vivants. Mais sait-on jamais ? Regardez bien, vous allez voir un spectacle qu’on n’a plus vu depuis la dernière guerre d’Ella-Ven, l’explosion d’une bombe infra-nucléaire. À toi, Essine ».
Elle fit un geste. Quelques secondes passèrent. Loin sous nous, une petite tache lumineuse descendait rapidement, devint invisible. Et soudain, sur la surface de la planète sans nom, éclata une étoile.
Puis ce fut une monstrueuse intumescence flamboyante, d’un violet cru, qui tourna au bleu, au vert, au jaune, au rouge. La planète s’illumina sur un cercle dont le rayon devait bien atteindre deux cents kilomètres, montrant ses plaines, ses monts, ses crevasses, rectilignes et noires zébrures dans le sol étincelant de givre. Puis tout disparut. Une fumée lumineuse flotta un moment, se dispersa, s’évanouit dans le vide.
« Nous pouvons passer dans l’ahun », dit Souilik.
Notre retour fut sans histoire. La nuit tombait quand Souilik posa son ksill sur l’esplanade de la Maison des Sages. Loin dans le ciel s’effacèrent les taches noires des autres ksills, en route vers L’île Aniasz. Nous sortîmes. Je me sentis subitement épuisé, sans ressort, dominé par une invincible envie de dormir. Mes compagnons ne valaient guère mieux que moi. Adossé à un arbre violet, je laissai errer mes regards dans le crépuscule, trop las pour parler ou pour éprouver de la joie.
« Essine, conduis Ulna à la Maison des Étrangers, et dormez. Slair, Akéion, Hérang, vous venez avec moi. Nous devons rendre compte de notre mission, dit Souilik.
— Ne pourrait-on attendre demain ? Suppliai-je.
— Non. Chaque minute qui passe peut signifier la mort d’un soleil. Tu auras le temps de te reposer, après ».
Je montai l’escalier des Humanités comme dans un rêve, passai devant ma statue sans la regarder. Puis je dus perdre à demi conscience. Je sentis qu’on me transportait, et je revins à moi sous le rayonnement d’une lampe violette. À côté de moi, étendus sur le même lit, se trouvaient les deux Sinzus et Souilik lui-même. Nous nous étions effondrés les uns après les autres, à bout de nerfs, dans l’antichambre.
Lentement d’abord, puis de plus en plus rapidement les forces me revinrent. Nous pûmes nous lever, rendre compte à Azzlem et Assza du déroulement du combat. Mais ce fut avec un vif soulagement que je m’étendis dans mon lit à la Maison des Étrangers, et je n’eus certes pas besoin d’utiliser « celui-qui-fait-dormir ». Ialthar était déjà haut dans le ciel quand je m’éveillai. La fenêtre était grande ouverte, il faisait délicieusement bon et il me sembla entendre un oiseau chanter, bien qu’il n’y eût pas d’oiseaux sur Ella. Le chant se rapprocha, vint sous ma croisée. Je me levai: c’était Ulna imitant en sifflant le gazouillement de l’Ékanto, le merveilleux petit lézard volant d’Arbor. Essine l’accompagnait.
« Nous venions te réveiller, dit-elle. Azzlem t’attend ».
Je le trouvai au laboratoire, avec Assza, penché sur l’appareil qui reproduit le rayonnement mislik. Sur un siège de métal, une jeune volontaire hiss, frêle et jolie, subissait à ce moment un rayonnement affaibli.
« Nous approchons du but, me dit Azzlem. Peut-être un jour, nous Hiss, serons-nous aussi résistants que vous, Tsériens et Sinzus. Après une injection de bsin — ton bsin, Slair — ma fille Senati supporte depuis deux basikes une intensité qui autrefois eût été dangereuse, sinon mortelle. Hélas ! Sitôt que nous dépassons le degré trois, le rayonnement de trois misliks, la protection cesse. Mais ce n’est point pour cela que je t’ai fait venir. Tu as ramené le corps de Missan, le seul rapporté sur Ella. Les autres resteront sur la planète maudite, jusqu’à ce que nous ayons pu en chasser les Misliks. Missan était le fils de mon ami Stensoss, mort avant ton arrivée, à bord de son ksill, quelque part dans l’Espace. En vertu de nos vieilles coutumes, celui qui ramène le corps d’un Hiss tué au combat devient le fils des parents du mort, et le frère de ses frères. Désormais tu pourras dire, sans que personne songe à rire: « Nous, les Hiss ». C’est une étrange destinée que la tienne, ô Tsérien ! Te voilà à la fois Tsérien, Sinzu et Hiss, fils de trois planètes. Va, tu dois assister aux funérailles de ton frère, dans la maison qui est désormais la tienne. Essine te conduira.
— Où est Souilik ? Demandai-je.
— Il est reparti pour Kalvénault, à la tête de mille ksills. Comme il n’est pas besoin de débarquer, aucun Sinzu ne l’accompagne. Ne t’inquiète pas, ils bombarderont de très loin ».
Je partis en réob avec Essine et Ulna. J’appris que Missan avait été un jeune étudiant prodigieusement doué, qu’Azzlem aurait voulu tenir à l’écart des dangers de la guerre. Mais la loi hiss était inexorable: en cas d’alerte, nul volontaire ne pouvait être écarté, et Missan avait été volontaire. Il n’avait plus ni père ni mère, mais une sœur aînée, Assila, « ingénieur » à une grande usine de nourriture.
Sa demeure se situait dans l’île de Bressié, à six cents brunns au nord de la Maison des Sages — j’ai omis de te dire que sur Ella il n’y a guère de continents, mais un très grand nombre d’îles, de surface variant entre celle de l’Australie et celle de l’île Jersey, sans compter les îlots. C’était une petite maison rouge, sur une colline, face à la mer.
Essine me présenta « ma sœur », une jeune fille à la peau vert pâle, au regard étrange: ses yeux, au lieu d’être du gris vert habituel des Hiss, étaient couleur d’émeraude. Elle m’accueillit comme si j’étais vraiment son frère, les mains en coupe devant son visage, salutation qui n’est usitée qu’entre membres de la même famille.
Les funérailles hiss sont d’une imposante simplicité. Le corps de Missan fut placé sur une plate-forme métallique, devant la maison, sous le ciel. Un prêtre hiss dit de courtes prières. Puis, guidé par Essine, je pris la main d’Assila, nous nous approchâmes et appuyâmes conjointement sur un petit levier. Nous reculâmes. Il y eut une courte flamme brillante, et l’estrade fut vide. Le prêtre se tourna vers les assistants et demanda:
« Où est Missan ?
— Parti dans la Lumière », répondirent-ils. Et ce fut tout.
Selon la coutume, je restai cinq jours dans la maison. Ulna et Essine repartirent le soir, et je me trouvai seul avec Assila. Quoiqu’elle présentât au regard l’impassibilité habituelle des Hiss, je sentais qu’elle souffrait, mais je ne savais que dire, trop ignorant de l’histoire, des usages, des sentiments des Hiss. Je compris alors à quel point mon assimilation était superficielle. J’errai mélancoliquement dans cette maison inconnue, furieux contre cette coutume hiss, gêné, malheureux moi-même. Des heures passèrent, sans que je puisse me résoudre à aller me coucher dans la chambre qui était désormais la mienne de plein droit. Tout était silencieux. Assila était assise dans la salle commune, muette. Je m’assis à mon tour, et ainsi nous passâmes la nuit. J’ai rarement senti à un si haut degré mon isolement sur cette planète étrangère que devant cette fille hiss, au cours de cette veillée funèbre.
Puis, au matin, elle parla. Sans larmes, sans sanglots, elle me raconta la vie de ce jeune frère si doué, si plein d’avenir, tué à son premier combat. Onze membres de sa famille, déjà, étaient morts dans la lutte contre les Misliks. Elle se reprochait amèrement de ne pas être partie avec lui, de ne pas être morte avec lui. Elle l’avait aimé farouchement, voyant en lui un futur Sage, un de ceux qui honorent la race. Elle se souvenait de ses succès à l’université, de ses jeux quand il était enfant, du premier amour dont elle avait été la confidente, elle, la sœur aînée. Et de tout cela il ne restait rien, rien, que la phrase consacrée: Parti dans la lumière.
À mesure qu’elle parlait, les barrières qui me séparaient des Hiss s’effondraient. Ces mots, n’importe quelle femme de la Terre aurait pu les dire. Et comme devant le Mislik, dans la crypte de l’île Sanssine, je compris que, d’un bout à l’autre de l’Univers, la douleur et l’angoisse sont les mêmes. Je trouvai des paroles de consolation, oubliant tout à fait qu’entre Assila et moi se creusait l’abîme de millions d’années-lumière. Et ce n’est pas la moins étrange de mes expériences.
Puis, avec cette surhumaine maîtrise de soi-même qu’ont les Hiss, elle se leva, s’occupa de notre repas.
Je restai encore quatre jours avec elle. Puis je rejoignis la Maison des Étrangers de la presqu’île d’Essenthem. Mais, tous les huit jours, je passais une soirée avec Assila. Petit à petit je considérai cette maison de l’île Bressié comme la mienne, et Assila comme une proche parente. Actuellement, dans ma chambre, se trouvent encore mes livres, mes notes, les quelques bibelots que j’ai accumulés sur cette planète Ella. Et je suis sûr que, de temps en temps, « ma sœur » Assila demande aux Sages si je vais bientôt revenir.
Entre-temps les planètes Six et Sept avaient été nettoyées de tout Mislik. C’était malheureusement trop tard pour Kalvénault, qui continuait lentement à s’éteindre. Les quelques Misliks qui avaient réussi à s’implanter sur une planète glacée d’El-Toéa furent exterminés, assez tôt pour que ce soleil ne s’éteignît point. Quant à Asselor, il ne possédait point de planètes, et son spectre redevint normal sans qu’aucun Sage puisse en donner la raison.
Il est heureux que les Misliks soient obligés, pour vivre, de prendre souvent contact avec une planète. Ils peuvent parfaitement vivre dans l’Espace vide, mais seulement quelques heures. Comment parviennent-ils à passer d’étoile en étoile, et surtout de galaxie en galaxie ? C’est encore un profond mystère. Toutes les tentatives de les détecter dans l’ahun sont restées vaines. Certains savants hiss pensent qu’il doit exister plusieurs ahuns: les Hiss utiliseraient l’un, les Sinzus l’autre, les Misliks un troisième. Pour ma part, je n’ai pas d’opinion, mais dire qu’il existe trois néants différents me semble un non-sens.
Dans l’entourage des Sages, on commençait à parler du grand projet. Pendant longtemps, je ne pus savoir de quoi il s’agissait. Ni Souilik ni Szzan n’étaient dans le secret. Assza restait impénétrable. Ulna n’en savait pas plus que moi. L’astronef sinzu revint, accompagné de vingt-neuf autres qui atterrirent dans l’île Inoss, à peu de distance de la Maison des Sages. Ils restèrent peu de temps, puis filèrent sur Réssan pour débarquer cinq mille Sinzus, noyau de la future colonie d’Ellarbor. Seuls demeurèrent sur Ella, Hélon, Akéion, Ulna et l’équipage du « Tsalan ». Ella est absolument réservée aux Hiss, et c’était un grand privilège dont bénéficiaient Ulna et sa famille. Pour moi, la question ne se posait plus: j’étais un Hiss.
Je fus finalement mis au courant du grand projet par Azzlem lui-même: il consistait à envoyer un ksill explorer une galaxie maudite, c’est-à-dire une galaxie entièrement colonisée par les Misliks. On choisit une galaxie située au-delà de l’univers des Kaïens, les géants aux yeux pédonculés.
Je ressentis un choc: l’expédition sur la planète Sept m’avait déjà paru risquée, mais attaquer les Misliks au plein milieu de leur domaine me sembla pure folie, surtout quand Azzlem me dit froidement qu’il comptait sur moi pour faire, avec deux ou trois Sinzus, le raid de reconnaissance. Je n’étais pas encore, malgré mes expériences passées, habitué à l’idée de l’ahun: considéré de ce point de vue, le voyage vers la galaxie maudite choisie n’était guère plus long, ni plus dangereux, que ne l’avait été le voyage vers Sept de Kalvénault.
Puis le projet sembla abandonné. Je n’en entendis plus parler. Je repris mon train de vie habituel, travaillant toute la journée au laboratoire de biologie, couchant tantôt à la Maison des Étrangers, tantôt chez Souilik, tantôt « chez moi ». Souilik était revenu d’un nouveau voyage dans l’ahun, sur lequel il se montrait très discret. Je sus par Essine qu’il revenait de chez les Kaïens, mais il nia que ce voyage eût le moindre rapport avec le grand projet. Pendant quelque temps, je ne le vis plus que par courts moments à longs intervalles. Il circulait d’un univers à l’autre, en mission. Le Tsalan partit à son tour pour Réssan, ne laissant sur Ella qu’Akéion et Ulna qui travaillaient avec moi. Pendant mes « jours de repos », qui sont obligatoires — trois jours par mois ellien —, je visitai avec Ulna et Essine la planète Ella. J’eus ainsi un aperçu de l’agriculture et de l’industrie hiss, dont je ne m’étais pas inquiété jusqu’alors. Sur une large bande, de part et d’autre de l’équateur, les Hiss cultivent une céréale arborescente, atteignant une dizaine de mètres de haut: ils en tirent la farine dont ils fabriquent leurs biscuits. Un peu au nord et au sud de cette bande poussent d’autres plantes variées, la plupart à usage industriel, fournissant des produits trop coûteux à produire synthétiquement. Tout le reste de la planète est resté à demi sauvage, ou réservé à l’habitation, sauf les zones polaires où sont concentrées la plupart des industries, les mines exceptées. Les Hiss exploitent intensivement leurs océans, qui couvrent les sept dixièmes de la planète ; je descendis un jour sous la mer visiter les prairies, les cultures sous-marines et les pêcheries.
Leur source d’énergie principale vient de la dissociation de matière, dissociation poussée à un degré que nous n’imaginons pas. Ils utilisent non point les constituants du noyau des atomes, comme nous commençons à le faire, mais les constituants de ces constituants, ce qu’on pourrait appeler les infra-nucléons. Chose importante, leur énergie principale n’est pas de nature électrique, mais, bien que j’aie vu leurs génératrices, et que je me sois servi quotidiennement de cette énergie, je ne puis pas plus la définir qu’un brave Sénégalais ne pourrait définir l’électricité. Tout ce que je puis dire, c’est que ces génératrices sont fort complexes, et habituellement de grande taille. Les Hiss sont des physiciens hors ligne, et même Béranthon, le grand savant sinzu, lors de son passage sur Ella, dut avouer que bien des inventions hiss lui étaient inconnues, sinon incompréhensibles. Il est tout à l’honneur des Hiss de constater que, loin de vouloir garder leur savoir pour eux-mêmes, ils ont ouvert leurs universités de Réssan à toutes les humanités de la ligue, à charge de revanche. Pendant un court séjour sur Réssan, j’eus l’occasion d’assister à une conférence sur l’astronomie faite par un homme-insecte du douzième univers: je ne compris que peu de choses, mais je vis les plus belles photos du ciel et de planètes que j’aie jamais vues. Le conférencier ressemblait à une grosse mante religieuse verte, déployant en parlant des bras démesurés et dentelés. L’auditoire comprenait des échantillons de presque tous les types « humains » représentés sur Réssan.
Souilik cessa enfin ces voyages, mais je ne le vis pas plus pour cela. Il passait ses journées enfermé avec le Conseil. Essine ne le voyait guère plus que moi. Aussi fis-je ma compagnie presque exclusive d’Ulna et de son frère. Puis, un jour, comme nous travaillions au laboratoire de biologie comparée, Assza nous fit appeler. Il nous tendit trois courts cylindres de métal, munis d’une grosse crosse.
« Vos armes. Ce sont des pistolets thermiques perfectionnés. En accord avec l’Ur-Shémon, le Conseil vous a choisis pour faire le raid de reconnaissance vers la galaxie maudite. Vous disposerez d’un ksill spécial. Souilik vous accompagnera jusque sur la planète Sswft de l’étoile Grenss de l’univers des Kaïens. Il a l’ordre d’y attendre votre retour. Rappelez-lui cet ordre au besoin. Vous partez dans huit jours ».
Oh ! Ces huit jours. Comme ils me parurent à la fois longs et brefs ! Akéion et Ulna considéraient comme tout à fait normal, eux, les enfants de l’Ur-Shémon, de partir les premiers au combat. Au besoin, ils l’eussent réclamé. Mais moi, Seigneur ! J’avais beau me dire que j’étais pratiquement invulnérable au rayonnement mislik, que la coque de notre ksill serait spécialement renforcée pour résister aux chocs, que je disposerais des armes les plus puissantes, et enfin qu’il ne s’agissait pas de combattre, mais de reconnaître les lieux, je sentais mon cœur battre à se rompre à la seule évocation de cette aventure. J’avais le vague pressentiment d’une catastrophe imminente. Elle ne manqua pas de se produire, et même maintenant que je suis revenu, même quand je pense à ce que j’ai depuis risqué au milieu des torpilleurs de soleils morts, j’hésiterais à recommencer, dût-on me promettre la vie sauve, la puissance, la gloire, et toutes les belles filles de toutes les planètes !
Nous partîmes sans encombre. Souilik, accompagné d’Essine, de deux autres Hiss et de Beichit la Hr’ben, pilotait son vieux ksill habituel, le Sesson-Essine, c’est-à-dire en français, la Belle Essine. Je fus assez embarrassé quand Ulna me demanda de lui traduire les caractères hiss peints sur la coque du nôtre, car si elle parlait maintenant couramment le hiss, et un peu le français, elle ne lisait aucune des deux écritures. Cette inscription était une fantaisie de Souilik. Les ksills ne portent pas de nom, simplement un numéro à moins que leur commandant ne prenne sur lui de les baptiser. Il avait nommé le mien Ulna-ten-Sillon, ce qui signifie Ulna, toi mon rêve. Akéion, lui, connaissait suffisamment l’écriture hiss, et, voyant mon embarras, traduisit malicieusement: l’union des Planètes.
Ulna-ten-Sillon était un ksill de très petite taille, triplace, prototype des ksills de combat qui furent ensuite construits en grand nombre. Le confort y avait été sacrifié à l’efficacité. Le poste de commande était encombré de tableaux de bord variés, contrôlant les machines, les armes, les instruments. La seconde pièce comportait trois couchettes superposées, tout le reste occupé par les moteurs, les réserves de vivres, les munitions, le sas de sortie, les réservoirs d’air. La coque, épaisse de onze centimètres, en alliage extra-dur, pouvait, m’assura Souilik, supporter le choc d’un mislik lancé à 8 000 brunns par basike, c’est-à-dire près de 4 000 kilomètres à l’heure, vitesse qui n’avait jamais encore été observée. Et même, en admettant qu’elle soit crevée, il restait la coque interne, épaisse en tout de sept centimètres. Insensibles comme nous l’étions au rayonnement mislik, nous devions être invulnérables.
Nous passâmes simultanément dans l’ahun, de façon que nos deux ksills soient englobés dans la même bulle d’espace. Nous en sortîmes simultanément, à un million de kilomètres environ de la planète Sswft. C’était une fort belle planète, de taille moyenne, un peu plus grosse que la Terre, sur laquelle vivaient quelques centaines de millions de Kaïens. Nous atterrîmes près de la ville de Brbor, dans l’hémisphère nord.
Quelle étrange race que celle des Kaïens ! Ils mesurent à peu près deux mètres trente de haut, ont la peau verdâtre, un crâne chauve et rond, des yeux glauques pédonculés, pas de nez, et une bouche largement fendue garnie de dents minuscules et très nombreuses. Malgré leurs bras et leurs jambes longs et grêles, ils donnent l’impression d’être presque aussi larges que hauts. Je ressentis immédiatement pour eux une aversion irraisonnée, que toute leur amabilité ne put jamais vaincre. Il en fut de même pour Akéion et Ulna, et même pour Essine. Souilik, lui, les connaissait depuis ses mystérieux voyages, et avait des amis parmi eux. Leur civilisation est particulière: médiocres astronomes, physiciens passables, ils sont de prodigieux chimistes. Utilisant très peu le métal, leur industrie est tout entière fondée sur les matières plastiques de synthèse. Sur le plan spirituel ils ont, m’assura Souilik, de remarquables poètes, de profonds philosophes, des peintres et sculpteurs éminents. Mais je ne puis en juger, n’ayant jamais séjourné que quelques heures sur la planète Sswft.
Nous ne nous éloignâmes pas de notre ksill. Il reposait sur un vaste espace nu, sur lequel atterrissaient de nombreux engins volants, de type hélicoptère, entièrement en matière plastique transparente, moteur compris. Nous nous assîmes dans une légère construction, analogue à quelque « bar de l’escadrille », où l’on nous servit une excellente boisson verte. Souilik discuta un moment avec trois Kaïens, puis nous restâmes seuls. À distance, contenue par des gardes armés, une foule dense nous contemplait, et contemplait les deux ksills. Le vent nous apportait par bouffées son odeur épicée.
Nous fûmes longtemps silencieux. Tout avait été dit. Souilik nous quitta, accompagné d’Akéion. Ils allaient vérifier une dernière fois le Ulna-ten-Sillon. Machinalement, je chargeai et déchargeai mon pistolet thermique. Essine parlait bas à Ulna et Beichit, et elles pouffèrent en me regardant.
Souilik revint.
« Frère, c’est le moment. Rappelle-toi que le Conseil veut des renseignements, et non des exploits. Reviens. Soyez prudents ».
Penché vers moi, il ajouta à voix basse:
« Les Sinzus sont trop braves. Modère Akéion ! »
Nous arrivâmes près du ksill. Souilik me mit une dernière fois la main sur l’épaule, puis partit en courant. De loin, Essine et Beichit saluèrent. Ulna était déjà dans le ksill. Je me courbai, et y pénétrai à mon tour, le cœur battant.
La porte était à peine fermée que nous décollâmes. Il avait été convenu avec Souilik que nous resterions exactement deux basikes et demie dans l’ahun, et que nous ne changerions de direction sous aucun prétexte, de façon que les Hiss sachent où venir nous chercher, en cas d’accident. Nous ne devions pas rester absents plus de vingt jours elliens.
Nous sortîmes de l’ahun au moment convenu. Sur les écrans de vision, tout était d’un noir d’encre, tacheté de pâles lueurs ovales: les galaxies encore vivantes. Une d’elles, plus proche, couvrait à peu près la surface de la lune. Akéion me la montra:
« L’univers des Kaïens, je suppose. Nous en venons ».
Si, par magie, nous avions eu à notre disposition un télescope de puissance infinie, nous aurions vu cet univers non point qu’il était « à présent », mais tel qu’il était plus de cinq cent mille ans avant !
Sur l’écran spécial, fonctionnant selon le principe du radar, les ondes sness, se propageant dix fois plus vite que la lumière — eh oui ! La théorie d’Einstein est non point fausse, mais incomplète —, dessinaient le cercle d’une planète.
« La planète de taille convenable la plus proche, a dit Souilik, remarqua Ulna. Celle-ci semble faire l’affaire.
— Nous descendons, répondit Akéion. Aux postes de combat ! »
Je m’assis devant la table de commande des armes. Ulna prit le guet. Devant moi, sur un écran, se reflétait tout l’espace environnant, dans les quatre directions cardinales, plus le zénith et le nadir. Ulna disposait d’un écran plus sensible, qui permettait de grossir à volonté telle ou telle zone. Sauf la tache de la planète, rien n’était visible.
« Nous allons survoler à faible hauteur. Clair, la zone de chaleur ! »
J’abaissai le levier correspondant. Notre ksill s’entoura immédiatement d’une zone portée à 300 degrés absolus, ou plutôt d’une zone dans laquelle tout objet aurait été porté immédiatement à 300 degrés. Nul Mislik ne pouvait nous approcher sans périr, et cette température restait suffisamment basse pour ne point nous incommoder si nous sortions en scaphandre.
La surface de la planète emplissait maintenant tout l’écran du nadir, et on commençait à percevoir des détails: chaînes de montagnes, anciennes rivières gelées, larges surfaces plus lisses qui avaient sans doute été des océans. Nous descendions toujours.
Sur la rive d’un de ces océans morts, je remarquai une vaste forme pyramidale, extraordinairement régulière. Je la signalai à Ulna qui, modifiant le réglage, put la discerner en détail. Et je l’entendis murmurer:
« Seigneur Étahan ! C’était une planète humaine ! »
C’était une ville, en effet, ou tout au moins ce qui en restait. Elle grossissait rapidement et sa forme générale pyramidale se résolvait à mesure en clochetons, en obélisques s’élançant furieusement vers le ciel noir, de plus en plus hauts, de plus en plus serrés en approchant du centre. Elle devait couvrir des milliers d’hectares, et son plus haut clocher culminait à plus de mille mètres.
Je restai rêveur: quelle fantastique civilisation, abolie depuis des millions et des millions d’années, avait construit cette cité ? Tu le sais, j’ai toujours été passionné pour l’archéologie. Il me prit une envie invincible de débarquer: Je le dis à Akéion.
« Nous allons d’abord faire le tour de la planète. Si nous ne voyons pas de Misliks, nous débarquerons ».
Pendant des heures défilèrent sous nos yeux les continents gelés. En maint endroit, nous vîmes des ruines, mais aucune aussi imposante. Malgré de fréquents passages au ras du sol, il nous fut impossible d’apercevoir un seul Mislik. Nous retournâmes donc vers la fantastique ville morte, que nous illuminâmes d’un rai de projecteur. Sous la lumière, les constructions étincelèrent d’air gelé et d’or.
Nous atterrîmes sur une grande place, au pied d’un clocheton dont le sommet se perdait dans le ciel. Il fut décidé qu’Ulna et moi descendrions à terre, tandis qu’Akéion resterait dans le ksill, prêt à toute éventualité. Nous revêtîmes nos scaphandres, prîmes des réserves d’air pour douze heures, de la nourriture comprimée, que l’on peut absorber à l’intérieur du scaphandre, nos armes et une bonne réserve de munitions. Puis nous sortîmes.
Nous hésitâmes un instant sur la direction à prendre. Le ksill se trouvait sur une place vaguement circulaire, surplombée de tous côtés par d’énormes constructions. Au contact de la zone chaude, l’air solide se liquéfiait, se vaporisait, et une buée nous cacha rapidement notre appareil. Nous ne nous en inquiétâmes pas, et marchâmes droit devant vous.
Nous pénétrâmes sous la voûte d’une rue couverte. Toutes les portes de métal vert étaient fermées. Elles me parurent étrangement basses par rapport à la grandeur des bâtiments. Nous continuâmes pendant un kilomètre environ, évitant de prendre les embranchements, pour ne point nous égarer. Les façades étaient désespérément nues, sans aucune inscription, sans aucune sculpture, sans rien qui puisse nous parler de cette humanité disparue. Je songeais à forcer une porte en mauvais état quand nous sentîmes le sol trembler sous nos pieds. Pressentant une catastrophe, je pris la main d’Ulna et je l’entraînai, courant vers la place. Là où se trouvait tout à l’heure le ksill, il n’y avait plus qu’un énorme entassement de matériaux divers, de pierres et de métal. Le clocheton de gauche, sous l’action de la chaleur probablement, s’était écroulé sur l’Ulna-ten-Sillon. De temps en temps, sans bruit, tombaient d’autres débris, s’accumulant en pyramide.
Ulna s’adossa à une paroi, et je l’entendis murmurer:
« Henl Akéion, Akéion sétan son ! »
Rien ne bougeait. Silencieusement, une énorme charpente chut à son tour, fit deux ou trois soubresauts, s’immobilisa en haut de la pyramide. Nous étions perdus sur cette planète inconnue, avec encore onze heures d’air respirable, à des milliards de lieues de tout secours.
Alors, scintillant de toute sa carapace dans le rayon de mon phare, parut le premier Mislik.
L’homme, et je prends ce mot dans son sens le plus large, y incluant les Hiss, les Sinzus, etc., est une étrange créature. Nous étions perdus sans recours, mais nous ne songeâmes pas un instant à abandonner la lutte. À peine le premier Mislik avait-il montré sa carapace que je tirai sur lui. Il fut tué avant d’avoir pu émettre. Le cœur battant, nous guettâmes: rien ne venait. Il était dangereux de rester sur la place, tant à cause des matériaux qui continuaient à tomber que parce qu’elle donnait aux Misliks la possibilité de s’envoler et de nous écraser. Aussi nous reprîmes le passage couvert que nous avions déjà exploré, après un dernier regard au tas de décombres sous lequel gisaient l’Ulna-ten-Sillon et Akéion. Dans cet espace resserré, nous n’avions plus que deux directions à surveiller. Nous dépassâmes le point auquel nous nous étions arrêtés, nous traversâmes une autre place. Elle grouillait de Misliks, qui émirent violemment quand nous arrivâmes, mais en vain. Nous fûmes obligés de les enjamber, et je pus constater qu’il s’agissait d’une autre race que celle que j’avais combattue sur Sept de Kalvénault, plus large, plus courte, de forme différente. Leur fluorescence, au lieu d’être violette, tirait vers l’indigo.
Nous marchâmes plusieurs heures dans les rues de la cité morte, sans trouver une porte ouverte, ni une seule que je puisse forcer.
Pour une raison inconnue, les habitants, avant de disparaître, avaient soigneusement clos leurs maisons. La seule découverte intéressante que nous fîmes fut un véhicule à six roues, très bas, à plusieurs kilomètres de notre point de départ. Comme je me disposais à l’examiner en détail, nous fûmes assaillis par les Misliks. Ils arrivaient par centaines, planant à quelques pieds du sol. Même tués par nos pistolets thermiques, ils continuaient sur leur lancée, et nous eûmes grand mal à les éviter. Puis ils changèrent de tactique, arrivant si vite qu’on ne les voyait pas venir, ce qui nous obligea à nous aplatir au sol et à établir un véritable tir de barrage, au prix d’une effrayante consommation de munitions. Au bout de quelques minutes, le sol et les parois de la rue étaient si chauds qu’ils rayonnèrent suffisamment pour interdire le passage aux Misliks, et l’attaque cessa.
Nous nous assîmes tristement sur un seuil de trois marches. Il nous restait encore trois heures d’air, trois heures seulement. La fatigue commençait à nous terrasser, et, à travers la vitre du scaphandre, je pouvais voir les yeux cernés et le visage las d’Ulna. Nous parlions peu. Je sais bien que dans les romans les héros choisissent toujours les situations désespérées pour se faire de tendres aveux, mais je puis te dire que nous n’y pensions nullement. Nous restâmes assis longtemps. Je somnolai.
Ulna me secoua brusquement:
« Les Misliks ! Ils reviennent ! »
Ils revenaient en rampant cette fois, contournant les cadavres de leurs congénères. Risquant le tout pour le tout, nous les laissâmes approcher, se concentrer. Puis nous tirâmes. L’un d’eux eut le temps de bondir et, nous manquant, enfonça la porte à laquelle nous étions adossés. Ulna se glissa par le trou, et je la suivis. Nous nous trouvions dans une vaste pièce nue, où d’informes débris marquaient la place de ce qui avait pu être des meubles. Nous cherchâmes en vain un escalier ou un ascenseur conduisant aux étages supérieurs. S’il avait existé, il était lui aussi tombé en poussière. En revanche, nous découvrîmes un passage qui nous amena dans un souterrain de faible dimension, où je dus marcher courbé. Nous comprîmes vite que ce souterrain doublait la rue, plus bas. Nous continuâmes à le suivre, négligeant les embranchements qui, comme nous le vîmes une ou deux fois, conduisaient à des pièces analogues à celle par où nous étions entrés, aussi nues, sauf quelques débris sans importance pour nous. Ma passion archéologique était pour le moment morte !
Puis, insensiblement, le souterrain commença à descendre. Nous n’y prîmes pas garde, marchant comme dans un rêve, tant et si bien que je me heurtai violemment à une porte de métal. Le passage finissait là. Sur cette porte, pour la première fois, je vis une sculpture, une roue rayonnante ou un soleil stylisé.
Stoppés dans notre marche, nous sentîmes la fatigue s’abattre sur nous. Il y avait dix heures que nous marchions, et il ne nous restait plus d’air que pour une heure. Je consultais machinalement le baromètre fixé au poignet de mon scaphandre: la pression atmosphérique n’était pas nulle, et le thermomètre marquait 265 degrés absolus. Nous étions donc dans une zone interdite aux Misliks. Quant à l’air, il y en avait, bien sûr, mais si peu ! Il n’y en avait même pas assez pour que nous puissions utiliser le léger compresseur placé derrière le casque. Néanmoins c’était bon signe, et peut-être, si nous arrivions à franchir cette porte, pourrions-nous trouver une atmosphère assez dense pour être utilisable.
Fébrilement, nous examinâmes la porte. Elle ne comportait nul loquet, nulle serrure, mais je commençais à être familier avec les moyens perfectionnés de fermeture. Patiemment nous tâtonnâmes tout autour de l’huis, pressant sur les rayons de soleil, essayant de les faire pivoter. En vain. Une demi-heure s’écoula. Lentement, inexorablement, l’aiguille du manomètre à oxygène tendait vers le zéro.
Puis, au moment où nous abandonnions tout espoir, la porte grinça et s’ouvrit. Nous la refermâmes: en face de nous, une porte identique nous barrait la route. Ulna murmura:
« Nous sommes dans un sas. Peut-être y a-t-il de l’air, de l’autre côté ? »
Nous essayâmes de nous souvenir des gestes que nous faisions quand la première porte s’était ouverte. Au bout d’un moment nous trouvâmes le bon mouvement: enfoncer le rayon supérieur en lui imprimant un léger mouvement vers la gauche. Et nous pénétrâmes dans une pièce obscure, mais où la pression était presque d’une atmosphère ellienne. Je mis en contact l’analyseur: les cadrans virèrent au rouge, il y avait assez d’oxygène pour notre respiration, et aucun gaz toxique. Prudemment je dévissai la vitre de mon casque, aspirai une bouffée. L’air était sec et frais, parfaitement respirable. Nous étions, sinon sauvés, du moins assurés d’un long répit.
La salle était nue, et semblait se terminer en cul-de-sac, sans autre porte que celle par laquelle nous étions entrés. La première chose que nous fîmes fut de nous débarrasser de nos scaphandres, encombrants et lourds à nos épaules fatiguées. Harassés, nous nous étendîmes côte à côte et, lumière éteinte, nous endormîmes rapidement.
Mon sommeil fut agité, et je me réveillai ayant roulé jusqu’à l’autre bout de la salle. Tâtonnant pour trouver ma lampe, je m’assis et saisis dans l’obscurité, à hauteur de ma tête, un mince levier. Il céda, et le miracle se produisit: une porte sembla béer au fond de la pièce, découpant sur un rectangle lumineux une silhouette humaine. De petite taille, elle se profilait à contre-lumière, si bien que je ne pus distinguer ses traits. Puis elle disparut brusquement, et, à sa place, apparut une boule de feu, pendant qu’un mot étranger sonnait à mes oreilles.
« Ulna, criai-je, réveille-toi ! »
La boule de feu disparut, remplacé par un ciel constellé. Puis apparut l’image d’une planète, vue de très haut d’abord, puis de plus en plus près. Sous nos yeux défilèrent des montagnes et des forêts, des océans et des plaines, tandis que la voix étrange répétait: Siphan, Siphan, Siphan. Je compris que c’était le nom de cette planète.
Le sol cessa de défiler, et nous vîmes, mais éclairée par les rayons d’un soleil éclatant, la ville dans laquelle nous nous trouvions, et dont le nom devait être Gherséa. Ses places grouillaient de véhicules et d’êtres, que nous voyions de trop haut pour bien les distinguer.
L’écran, car c’était un écran, montrait maintenant la campagne avoisinante, plantée de végétations pourpres rappelant l’arbre Sinissi d’Ella, et, à ce que me dit Ulna, le Tren-Tehor d’Arbor. Sur une route bleue filait un véhicule analogue à celui que j’examinais quand les Misliks nous avaient attaqués. Nous le suivîmes. La route escaladait une montagne jusqu’à un observatoire placé au sommet: du moins interprétâmes-nous ainsi cette construction. Pendant que défilaient ces images, nous entendions un commentaire tout à fait inintelligible pour nous. Le champ se concentra sur le véhicule, d’où sortit un être bipède, muni de quatre bras, à tête ronde. Nous ne pûmes voir ses traits. Il entra dans le bâtiment.
La projection cessa un instant, puis reprit avec une vue du soleil: lentement, nous le vîmes perdre de son éclat, rougir. Et nous comprîmes alors que nous voyions l’histoire de la fin de ce monde. Le personnage du véhicule devait avoir été un savant, ou un homme important, car nous le revîmes à maintes reprises, parlant devant des conseils, manœuvrant d’étranges machines, commandant des armées, et, tout à la fin, tombant foudroyé dans un scaphandre transparent, devant les Misliks. Mais auparavant nous l’avions vu dirigeant des travaux, réglant de minuscules appareils, puis fermant deux portes ornées d’un soleil flamboyant, portes que nous reconnûmes immédiatement. Le film se terminait montrant un de ces étranges individus soulevant une dalle, sous le levier que j’avais actionné.
Bien entendu, une fois la stupeur passée, nous cherchâmes cette dalle: nous la trouvâmes sans peine. Elle s’ouvrait sur un escalier en colimaçon, que nous descendîmes, ayant de nouveau revêtu nos scaphandres par prudence. Nous parvînmes dans une grande pièce, illuminée d’une douce lumière verte. Une porte nous conduisit dans une autre salle, puis dans une autre, puis encore une autre, en enfilade. Si la première était vide, les autres étaient à moitié remplies de coffres massifs de métal, que nous ne réussîmes pas à ouvrir. Enfin, tout au bout, nous trouvâmes un autre escalier en colimaçon, qui nous amena, au bout d’un quart d’heure de montée, à une coupole transparente, isolée par un sas, qui donnait sur une plaine noire, en dehors de la ville. Une porte-sas permettait de sortir. Comme le sol fourmillait de Misliks, nous ne l’utilisâmes pas cette fois.
Alors commença pour nous une étrange existence, qui se prolongea pendant un mois terrestre. Nous avions maintenant de l’air en quantité, et Ulna découvrit qu’au lieu de prendre trois boîtes de munitions de réserve, elle avait pris deux boîtes seulement et une boîte de vivres comprimées. Cette boîte nous eût permis de tenir plus d’un an, mais nous n’avions de l’eau que pour deux mois. Le « sac de scaphandre » contient en effet un petit appareil ingénieux qui permet de récupérer, sur les planètes mortes, l’eau qui se trouve mêlée aux gaz liquéfiés ou solidifiés, mais la cartouche de séparation et purification ne dure qu’un mois. Néanmoins, nous pouvions maintenant espérer la venue d’une expédition de secours, car nous avions suivi scrupuleusement les instructions de Souilik.
Ulna, maintenant que nous n’étions plus en danger immédiat, donna fibre cours à son chagrin. J’essayai de la consoler: étant donné la solidité du ksill, il se pouvait parfaitement bien qu’Akéion soit encore vivant, et qu’il soit libéré en même temps que nous, dès que les Hiss arriveraient. Je ne pus la convaincre. La réalité était pourtant bien plus fantastique encore !
Nous n’avions rien à faire que manger, dormir et attendre. Nous fîmes souvent repasser le film de la fin de ce monde, que nous finîmes par savoir par cœur, et nous bénîmes maintes fois le génie qui, pour sauver la mémoire de sa race, avait fait construire ce refuge. Je me mis à observer les Misliks depuis la coupole transparente. Ils s’aperçurent vite de notre présence, mais, comprenant que leur rayonnement était sans effet, et que la coupole était trop dure pour qu’ils puissent la briser, ils cessèrent rapidement de faire attention à nous.
Je passai des journées entières, retranché derrière la solide cloison transparente, à les observer. Je me comparais à un biologiste étudiant, sous son microscope, de nouvelles formes microbiennes ou de nouveaux insectes. Évidemment, j’étais placé dans des conditions défavorables, ne pouvant expérimenter. Pendant tout le mois que dura notre captivité, nous nous acharnâmes à essayer de saisir la signification de leurs mouvements. Je peux dire, je pense, que, de tout l’univers, nous sommes les êtres qui les connaissent le mieux, excepté eux-mêmes. Eh bien, le dernier jour, nous n’étions pas plus avancés que le premier. Nous ne décelâmes rien qui ressemblât à une activité ordonnée, dans le sens que nous donnons à ce terme, rien qui ressemblât à un instinct, rien même qui rappelât un simple tropisme. Et pourtant, depuis mon expérience de l’île Sanssine, je savais qu’ils possédaient une intelligence, quoique sans aucune commune mesure avec la nôtre, et une sensibilité bien plus accessible pour nous.
Les Misliks ont, c’est évident, des organes des sens, encore que nous ne puissions même pas imaginer ce qu’ils sont: ils évitaient parfaitement bien la coupole, et ne la heurtèrent que volontairement, au début. Ils étaient certainement conscients de notre présence, et nous reconnûmes vite les « étrangers » par le fait qu’ils émettaient en passant près de nous. Certains habitaient la ville morte: nous apprîmes à les distinguer, à quelques détails des courbes de la carapace.
Voici ce que j’ai pu observer de l’existence des Misliks: ils s’agitent constamment, semblent ignorer le sommeil ; nous en suivîmes un, nous relayant, Ulna et moi, pendant plus de cinquante heures. Il ne cessa de décrire des sinuosités compliquées sur le sol, à peu de distance de la coupole. On en voit rarement d’isolés, mais on ne peut dire qu’ils vivent par groupes, car leurs bandes se désagrègent facilement, tel Mislik passant d’un groupe dans un autre sans raison apparente. Parfois ils s’agglomèrent en essaims qui comprennent jusqu’à cent individus, et qui finissent par fusionner en une seule masse métallique. L’état de coalescence dure de quelques secondes à plusieurs heures. Puis la masse se disloque. Je crus au début assister à leur mode de reproduction, mais il sort de ces essaims exactement le même nombre d’individus qu’il en est entré.
Nous étions gênés dans nos observations par la portée relativement courte de nos lampes — hors de leur rayon, tout était obscurité — et surtout par le manque d’appareils enregistreurs. J’aurais donné beaucoup pour avoir à ma disposition un casque amplificateur de pensée, tel celui que je portais dans la crypte. Alors peut-être aurais-je pu avoir quelques lueurs sur ces monstres. Mais nous étions là, derrière notre vitre, spectateurs impuissants.
À force de réfléchir, j’échafaudai cependant, sur l’origine des Misliks, une théorie que j’exposai plus tard à Assza, et qu’il jugea plausible. Tu sais évidemment qu’au voisinage du zéro absolu s’établit la supra-conductibilité, et que la résistance des métaux au courant électrique devient presque nulle. On peut imaginer que les ancêtres des Misliks, qui ont pu différer de ceux-ci autant que la première cellule vivante sur Terre diffère de nous, ont dû leur existence à un phénomène de ce genre. Un cristal de ferro-cupro-nickel, peut-être, a pu se trouver placé, sur un monde mort, dans un champ électro-magnétique variant très rapidement et de façon complexe, et une sorte de vie électrique apparaître ainsi. Une fois ceci admis, le reste de l’évolution, jusqu’aux Misliks, n’est guère plus incompréhensible que notre propre évolution terrestre. Ce bloc a pu induire à son tour cette forme particulière de vie chez d’autres blocs, des variations se sont produites, des diversifications. Si le rayonnement mortel des Misliks n’est pas électro-magnétique, il n’en reste pas moins qu’ils sont entourés également d’un puissant champ de cette nature.
Le troisième jour, notre provision d’eau épuisée, nous fûmes obligés de faire une sortie. Nous choisîmes un moment où deux Misliks seulement étaient en vue. Je sortis le premier, les foudroyai. Ulna emplit à la hâte nos sacs d’un mélange d’air et d’eau solide. Après bien des efforts, je parvins à ouvrir un des coffres de métal des salles inférieures: il contenait un empilement de plaques de métal, gravées de signes rappelant l’écriture kmère. Nous transformâmes ce coffre en citerne ; à la seconde sortie, nous eûmes la chance de trouver, sur la gauche, des blocs de glace d’eau pure, et nous pûmes presque emplir notre réservoir. Ce fut heureux, car par la suite les Misliks furent presque toujours en nombre à proximité de la coupole.
Quand je pense à l’accumulation fantastique de circonstances heureuses qui nous ont permis de survivre, j’en arrive à me demander si nous n’avons pas joui d’une protection divine spéciale. Mais d’autre part il est évident que, comme ceux qui n’ont pas de chance ne reviennent pas pour le dire, et ils sont incontestablement les plus nombreux, ceux qui reviennent sont justement ceux qui, par hasard ou autrement, ont vu les circonstances les favoriser. Néanmoins, à mesure que passaient les journées, je commençais à douter de notre survie. Ulna, pour sa part, n’espérait plus depuis longtemps. Elle, si courageuse dans le combat, se laissait aller à une tristesse funèbre, due en grande partie à la mort de son frère. Et je me désespérais de la voir de jour en jour plus pâle, plus morne, plus faible aussi, car elle ne mangeait presque pas. Elle restait de longues heures assise près de moi, me tenant la main. Et quoique je connusse parfaitement ses sentiments envers moi, et elle ceux que je lui portais, nous ne pouvions y trouver de réconfort, car la rigide éducation sinzue prohibe formellement tout mot d’amour quand le deuil est sur une famille. Parler d’amour à une fille sinzue qui vient de perdre un de ses proches est pire qu’une grossièreté, c’est une obscénité.
Un jour, si toutefois on peut parler de jour sur une planète de l’Empire des Ténèbres, nous étions assis dans la coupole. Quelques Misliks traversaient le rayon de mon phare. Dans le ciel luisaient faiblement les taches oblongues des galaxies lointaines. Alors, subitement, une lumière éclatante jaillit de quelque part dans l’Espace, erra sur la ville, découpant en ombres chinoises la silhouette des tours et des clochetons élancés. Elle passa sur la coupole, nous forçant à fermer les yeux avec un cri de douleur.
« Ulna, les Hiss ! Les Hiss ! »
Fébrilement, je l’aidai à mettre son casque, assujettis le mien. Il fallait à tout prix signaler notre présence. Je glissai dans mon pistolet une vingtaine de « balles chaudes » entrebâillai la porte, tirai ; ces « balles chaudes », au contraire des « balles tièdes » qui se contentent d’élever la température à quelques dizaines de degrés au-dessus du zéro centigrade, produisent une chaleur de plusieurs centaines de degrés et une vive lumière. J’arrosai un groupe de Misliks, à bonne distance ; quand mon pistolet fut vide, Ulna me tendit le sien. Le projecteur tâtonna sur la plaine, passa une ou deux fois sur nous, puis se fixa. Lentement, me sembla-t-il, en réalité aussi vite que le permettait la prudence, l’engin sauveur descendait. La lumière du projecteur se reflétait sur le sol gelé, créant une zone de pénombre, dans laquelle je vis enfin, à quelques mètres de haut, une énorme ombre fusiforme: ce n’était pas un ksill, mais un astronef sinzu, le Tsalan !
« Ulna, les tiens ! »
Elle ne me répondit pas, écroulée sur le sol, évanouie. Je la saisis dans mes bras, courus vers l’astronef, maintenant posée, dans un brouillard d’air liquide bouillant. Je pataugeai dans des masses à demi liquéfiées, trébuchai par-dessus un Mislik mort, culbutai sans lâcher Ulna. Deux formes en scaphandre me la prirent, une autre me tint le bras, me guidant. Nous montâmes l’échelle de coupée et je me retrouvai une fois passé le sas, dans la coursive du Tsalan, devant Souilik et Akéion.
Ma première réaction fut incongrue: je pris Souilik à partie, lui disant qu’il n’aurait pas dû venir, que c’était trop dangereux pour les Hiss. Il ne se démonta pas, se contentant de sourire:
« C’est tout Slair le Tsérien ! Jamais content. Il fallait bien que je vienne pour montrer le chemin !
— Et Akéion ? Dis-je.
— Akéion était complètement perdu, après son aventure. Il te racontera cela, tout à l’heure ».
Déjà on nous débarrassait de nos scaphandres Ulna, encore évanouie, fut transportée dans l’infirmerie où j’étais moi-même passé autrefois. Vincédom, leur grand docteur, s’empressa auprès d’elle quoique ce ne fût, dit-il immédiatement, qu’un cas pour étudiant débutant. Quand elle rouvrit les yeux, je sortis avec Souilik et le docteur, la laissant avec son père et son frère.
Un quart d’heure plus tard, nous étions tous réunis dans le poste de commande. Le Tsalan était déjà dans l’ahun, ou, comme disent les Sinzus, dans le Rr’oor, en route vers la galaxie des Kaïens, où attendaient Essine et Beichit, avec les ksills. Et Akéion nous raconta son extraordinaire aventure.
Quand le clocheton était tombé sur l’Ulna-ten-Sillon, il avait été projeté par le choc contre une paroi, et fut assommé. Il resta inconscient plus de trois basikes. Quand il reprit ses sens, il s’aperçut vite qu’il était enseveli sous les décombres. Il ne se tracassa pas outre mesure pour lui-même, ayant de l’air et des aliments pour plusieurs semaines, mais il fut fort inquiet pour nous, et songea immédiatement aux moyens de se dégager pour nous porter secours.
La coque avait bien résisté, aucune fuite d’air ne s’était produite. Les moteurs fonctionnaient, mais ils furent impuissants à soulever l’amas de débris. C’est l’inconvénient de ces petits ksills. Très rapides et maniables, ils ne sont pas très puissants. Alors, bien qu’il fût parfaitement conscient du danger qu’il courait, il décida de passer dans l’ahun, puis de revenir sur cette planète.
La manœuvre sembla s’effectuer normalement, sauf qu’il fut considérablement plus secoué que d’habitude. Mais quand il fit, presque immédiatement, la manœuvre inverse, au lieu de surgir dans l’Espace à proximité relative de la planète qu’il venait de quitter, il se trouva dans un noir presque absolu, que même les radars sness ne pouvaient percer. Très loin, très pâle, une tache lumineuse devait marquer une galaxie, ou plutôt un amas de galaxies.
Ici le récit d’Akéion fut interrompu un long moment par une discussion technique provoquée par Souilik. Les Hiss explorent l’ahun depuis plus longtemps que les Sinzus, et possèdent à cet égard la mentalité d’un commodore anglais par rapport aux capitaines des autres nations. Voici ce que j’en ai compris:
Le passage dans l’ahun s’étant effectué non point dans le vide, comme de coutume, mais à la surface d’une planète, l’impulsion ( ?) avait été bien trop forte. La bulle d’espace avait été complètement décollée de notre univers, et, traversant l’ahun, si ce verbe traverser a un sens pour le non-espace, était allée crever dans un des univers négatifs qui enserrent le nôtre comme le pain le jambon du sandwich.
Akéion surgit donc dans l’Espace d’un univers négatif, fort heureusement pour lui très loin de toute concentration de matière. Il fut un moment sans comprendre où il était. De temps en temps le compteur de radiations crépitait, et l’aiguille marquait une brusque arrivée de rayons pénétrants. Ces compteurs servent à indiquer les régions de l’Espace où la densité des rayons cosmiques est dangereuse. Mais le rayonnement reçu n’avait aucune des caractéristiques du rayonnement cosmique habituel. Du reste celui-ci, si loin de toute galaxie, eût dû être très faible.
Soudain, dit Akéion, je compris. Je me souvins d’un cours que j’avais suivi autrefois sur la possibilité théorique d’univers négatifs, et ses conséquences. Le rayonnement que j’enregistrais était dû à quelques rares atomes de matière négative qui, au contact de la matière positive du ksill, s’annihilaient en photons ultra-durs. D’un moment à l’autre je risquais de rencontrer une zone de l’Espace où la matière négative serait plus concentrée, et alors, adieu tous les Univers ! » Fébrilement, il consulta l’enregistreur de courbe spatiale, le chronospatiomètre, l’enregistreur de surface-limite, et tous les appareils compliqués qui servent à la navigation ahuno-spatiale. À condition de bien calculer son impulsion, il avait encore quelques chances de retrouver notre univers. Quoique fort brave, et de tempérament calme, il s’énervait. Essaie d’imaginer cette situation: perdu dans un univers plus étranger que celui des Misliks, à la merci d’un anéantissement flamboyant, à chaque seconde. Et, pour rythmer ses pensées, le craquement presque ininterrompu maintenant du compteur de radiations !
Il batailla avec les abaques, écrits en chiffres hiss, fit des calculs fiévreux, les recommença. Tout semblait correct. Alors, les dents serrées, il lança le ksill dans l’Espace, à l’allure convenable, puis passa dans l’ahun.
Presque aussitôt il en ressortit. Mais au lieu de se trouver quelque part dans la galaxie maudite, il émergea au milieu d’une galaxie bien vivante, illuminée de millions de soleils, perdu dans notre univers. Pendant un moment il se demanda s’il n’avait pas fait une autre fausse manœuvre, s’il n’était pas passé, au-delà de l’univers négatif, dans un autre univers positif.
Il dirigea son ksill vers une étoile, l’écran grossissant lui ayant révélé un cortège de planètes. Il atterrit sur une d’elles, après en avoir fait le tour: elle semblait déserte, avec seulement une vie végétale. Il resta là plus de huit jours, ayant perdu tout espoir de nous sauver, faisant et refaisant des calculs compliqués.
Ici s’intercala une autre discussion technique, à laquelle je doute fort qu’Einstein lui-même eût compris quelque chose !
Il repartit, passa de nouveau dans l’ahun, réatterrit sur une planète, refit ses calculs, ayant chaque jour davantage l’impression d’être irrémédiablement perdu. Enfin, au bout de vingt-six jours, il se trouva aux environs d’un monde habité. Il piqua droit sur lui et arriva sur la planète des Kaïens, à quelques kilomètres seulement du point où Souilik attendait notre retour.
Pour lui aussi la chance avait joué, mais une chance servie par la volonté et la science.
Le Tsalan atterrit à l’aube sur la planète Sswft. Essine et Beichit nous firent un accueil enthousiaste. Je revis avec plaisir mon ksill, le seul engin qui eût jamais pénétré dans un univers négatif. Sa carapace était à peine cabossée par les chocs subis sur Siphan.
Le soir même, je demandai à Hélon de me donner sa fille comme épouse.
Nous ne nous attardâmes pas sur la planète des Kaïens. Nous atteignîmes Ella vers le milieu de la journée. J’étais épuisé, nerveux, anxieux. À ma requête, Hélon avait répliqué qu’il me donnerait réponse sur Ella, le soir de notre arrivée.
Laissant Ulna encore très lasse dans le Tsalan, je partis pour la salle du Conseil avec Souilik. Mon rapport, aussi précis que possible, concluait que les Hiss semblaient malheureusement avoir raison, et que toute possibilité de coexistence des Misliks et des humanités était impossible, tout au moins dans le même système solaire. Mais, ajoutai-je, si nous devons jalousement défendre nos galaxies, je ne vois pas la possibilité d’exterminer les Misliks, qui sont certainement des trilliards dans des milliers de galaxies.
Cette conclusion ne fut pas du goût de la majorité de l’assemblée. En dehors de la menace qu’ils font peser sur toute vie protoplasmique, les Misliks représentent pour les Hiss, l’ennemi métaphysique, le principe du Mal qui doit être extirpé de l’univers. Un des Sages me rétorqua:
« Tu as dit que la planète Siphan avait été une planète humaine conquise par les Misliks. Pourquoi ne se contentent-ils pas des planètes glacées que nous ne pouvons habiter ? Pourquoi éteignent-ils nos soleils ? Non, il n’y a aucun compromis possible. Ils doivent disparaître !
— Mais la lutte durera des millions d’années ! Si puissantes que soient vos armes, vous ne pourrez reconquérir les planètes une à une ! Et qu’en feriez-vous, de ces mondes glacés que vous ne pouvez habiter ? »
Oubliant totalement que j’étais un Hiss d’adoption, je prenais presque le parti des Misliks.
« Nous n’avons que faire de ces planètes mortes, quoiqu’elles puissent contenir des matières utiles. Nous avons assez des mondes vivants déserts. Mais les Misliks doivent disparaître. Et, puisque la chaleur et la lumière les tuent, nous rallumerons leurs soleils ! »
Manquant à la plus élémentaire politesse, je hurlai:
« Quoi ?
— Snisson a dit que nous rallumerions les soleils, me répondit Azzlem. Ou tout au moins nous essaierons. Théoriquement, c’est possible. Pratiquement, cela risque d’être plus difficile. Mais nous essaierons, et, pendant ton absence, les expériences préliminaires ont déjà commencé. Nous te mettrons au courant, quand le moment sera venu ».
Je restai suffoqué. Certes j’avais vu, depuis mon départ de la Terre, les choses les plus fantastiques se succéder. J’admettais — j’étais bien forcé de l’admettre, l’ayant vu de mes yeux — que les Misliks, ces êtres étranges, aient le pouvoir d’éteindre les étoiles.
Mais que les Hiss, qui n’étaient après tout que des hommes, pensent à rallumer ces étoiles … Je me sentais saisi de vertige. Azzlem continuait calmement:
« Je ne pense pas que l’expérience décisive puisse être réalisée avant un an. En attendant, nous continuerons peut-être à explorer les galaxies maudites, mais sans faire de grande offensive, qui ne servirait qu’à faire tuer pour rien des Hiss ou des Sinzus ».
Sur ces mots, la séance fut levée. Je sortis, rejoignant Souilik qui m’attendait. Je lui répétai ce qui avait été dit.
« Je sais. Une équipe spéciale de physiciens vient d’être formée. Elle comprend, sous la direction du Sinzu Béranthon et d’Assza, une centaine de Hiss et presque autant de représentants de chaque humanité. Notre amie Beichit fait partie de la délégation Hr’ben. Et sais-tu qui commandera les ksills chargés de la réalisation du projet ?
— Non.
— Moi-même. Et peut-être seras-tu chargé des équipes de débarquement. Tu as l’air de t’en tirer assez bien », ajouta-t-il en riant.
Le Tsalan avait atterri à son emplacement habituel. Je l’évitai, allai me promener sur le rivage, à l’endroit où j’avais vu Ulna pour la première fois. Que Hélon ne m’ait pas répondu immédiatement me semblait un mauvais signe. Je souhaitais et appréhendais à la fois le coucher du soleil. Le ciel était sans nuages, de la douce couleur mauve qu’il prend souvent sur Ella quand le temps est humide, au coucher d’Ialthar. Je m’assis sur le sable fin.
Derrière moi, des pas crissèrent sur le sable. Un Sinzu s’approchait, saluait:
« Song Vsévold Clair, l’Ur-Shémon t’attend », dit-il, me donnant mon titre sinzu.
Je le suivis. La proue du Tsalan étendait son gigantesque cône au-dessus de nos têtes. Hélon m’attendait dans le poste central, avec Akéion et cinq Sinzus âgés, dont Vincédom.
« Tu as demandé hier ma fille Ulna comme épouse, commença-t-il sans circonlocutions inutiles. Théoriquement, tu en as le droit ; tu es Sinzu-Then et Song. Mais, et je puis l’affirmer, ayant consulté nos amis les Hiss, ce serait la première fois que se produirait un mariage entre humanités de planètes différentes. Jusqu’à notre rencontre, nous n’en connaissions aucune qui soit assez proche de la nôtre pour qu’une telle union soit envisagée. Il n’y a jamais eu de mariages entre les Hiss et les Krens, qui leur ressemblent tant que les Hiss eux-mêmes savent à peine les distinguer de leurs compatriotes. Mais nos biologistes affirment, pour t’avoir examiné lors de ton passage dans notre hôpital, que chimiquement, ton protoplasme est indiscernable du nôtre. Tu portes du reste en toi des fragments d’os sinzus, d’artères sinzues de tissu sinzu. Ton métabolisme est identique au nôtre, tu as le même nombre de chromosomes, et probablement le même nombre de gènes. Ton cas est donc unique. La seule différence est que tu as cinq doigts, au lieu de quatre, mais nos lointains ancêtres avaient eux aussi cinq doigts. Il ne semble donc pas y avoir d’obstacles, autres que psychologiques. Mais Ulna — il sourit — consent. En conséquence je te réponds oui. Aucun mariage ne devant avoir lieu dans les familles de Shémons, en dehors de Bérisenkor, la capitale d’Arbor, vous partirez dès que les Hiss le permettront. Je dis: dès que les Hiss le permettront, car si tu es Sinzu-Ten, tu es aussi Hiss, et également Terrien. Je me demande avec anxiété, plaisanta-t-il, à quelle planète appartiendront vos enfants ! »
Pendant ce long discours, j’avais été sur des charbons ardents. La conclusion me remplit de joie. Je m’inclinai, selon le cérémonial sinzu. Remercier eût été une impolitesse: on ne remercie que pour les dons de peu de valeur.
« Je t’avertis, reprit Hélon, que selon notre coutume, tu ne dois pas chercher à revoir Ulna maintenant. Tu ne la reverras plus que le jour de votre mariage. Mais nul ne t’empêche de lui envoyer des messages ».
Je sortis du Tsalan le cœur léger. Je tombai sur l’inévitable Souilik, à qui j’appris la nouvelle.
« Tout le monde se marie donc, répondit-il. Essine et moi, Ulna et toi, et je viens de voir Beichit qui m’annonce son mariage avec Séfer. Seulement, dans ton cas, tu es en faute avec nos usages.
— Comment cela ?
— Tu as été mon stéen-sétan, et il n’y a pas un an que je suis marié. Tu me dois l’amende coutumière. Autrefois, c’eût été une lourde amende: un bloc de platine gros comme le poing ! Aujourd’hui, si tu ne le trouves pas, le premier laboratoire venu se fera un plaisir de te le fabriquer. Ton mariage aura lieu sur Arbor, je pense. Comment iras-tu ? Je sais que le Conseil tient à garder ici tous les astronefs sinzues. Veux-tu que je t’y conduise avec mon ksill ? »
Et c’est ainsi que, trois jours plus tard, nous partîmes pour Arbor, Souilik, Essine, Hélon, Akéion et moi, avec Ulna enfermée dans une pièce où je ne pouvais la voir.
Je te raconterai un jour les somptueuses cérémonies qui se déroulent au mariage de la fille d’un Ur-Shémon. Je te parlerai aussi des splendeurs de cette planète Arbor. Autant Ella est un monde calme et serein, autant les planètes mortes que j’ai visitées sont des lieux d’horreur, autant Arbor est une terre sauvage et belle, avec ses océans d’un bleu violet, ses montagnes de vingt kilomètres de haut, ses immenses forêts vertes et pourpres, sur lesquelles les Sinzus veillent avec un soin jaloux. Oh ! Je ne suis pas près d’oublier le court séjour que je fis après mon mariage dans la vallée de Tar. Nous n’y restâmes que six jours d’Arbor, c’est-à-dire à peu près huit fois vingt-quatre heures terrestres. Il y a là un bungalow réservé aux jeunes couples, au milieu d’une des forêts dont je viens de parler, à mi-pente d’un vallon encaissé où coule un torrent bleu de glacier. Quelques kilomètres plus bas, le torrent est endigué, et forme un lac sur les bords duquel se dresse la ville de plaisance de Nimoë. Et pourtant, nul Sinzu ne dépasse la limite invisible qui sépare la vallée réservée du lac. C’est une vieille coutume, qui existait je crois aussi chez nos Indiens Apaches, que les jeunes couples doivent passer quelques jours complètement isolés. À mon point de vue, c’est à inscrire à l’actif de la civilisation sinzue.
Au passif, à mon goût tout au moins, il faut porter la manie des cérémonies: aucun peuple, sauf peut-être les Chinois, n’est à ce point cérémonieux. Une fois nos six jours de solitude écoulés, il me fallut participer à toute une série de fêtes, de visites. Mon ignorance des coutumes me faisait toujours craindre de commettre des impairs, et je me sentis soulagé quand les Shémons me firent savoir que je pourrais retourner sur Ella quand il me plairait.
J’eus encore sur Arbor une étrange expérience. Akéion me conduisit un jour au principal observatoire de la planète, dans l’hémisphère austral. Et là les astronomes me montrèrent, perdue dans la constellation de Brénoria, une pâle tache de lumière: notre galaxie. Dans le plus puissant instrument — qui n’est pas fondé sur le principe du télescope — cette tache se résolvait en une poussière d’étoiles, disposée en spirale. Parmi ces étoiles, noyées dans l’irradiation de ses puissants compagnons, se trouvait notre humble soleil. Et autour de cette petite étoile tournait ma Terre natale, si loin, si minablement invisible. La lumière que je voyais était partie depuis deux millions d’années et, en admettant que la science des Sinzus eût permis de voir la Terre, tout ce que j’aurais pu espérer apercevoir eût été, peut-être, quelques misérables familles de pithécanthropes, à l’orée d’une forêt.
Maintenant que je suis revenu sur Terre, chaque soir où le temps le permet, Ulna et moi regardons la nébuleuse d’Andromède. La voir me fait toucher du doigt, pourrait-on dire, l’immensité des distances que j’ai parcourues. La galaxie des Hiss est trop loin, hors de portée, même pour nos télescopes géants. Mais voir cette petite opale, et penser que la femme qui est à côté de moi y est née, et que j’y suis allé …
Au bout de trois mois nous repartîmes. Souilik vint nous chercher comme il avait été convenu. Nous décollâmes de l’astroport de Bérisenkor, encombré par les énormes astronefs qui assurent la liaison entre Arbor et les autres planètes colonisées par les Sinzus. Notre ksill paraissait minuscule à côté d’elles.
À peine étions-nous partis que Souilik me confirma que je ferais partie de son état-major de « torpilleurs de soleils morts ». Il semblait être devenu un personnage sur Ella. Je me suis longtemps demandé pourquoi les Hiss ne cessaient de me nommer à des postes importants … et dangereux ! J’aurais certainement été plus à ma place dans mon équipe de biologistes. Les Sinzus ne manquaient pas, qui partageaient avec moi l’immunité au rayonnement mislik, et qui, de plus, étaient d’excellents physiciens. Mais je crois que les Elliens avaient tout à fait pris au sérieux mon assimilation, et que, pour eux, j’étais un Hiss, un Hiss à sang rouge, et non un étranger comme les Sinzus. De plus, il y a entre Souilik et moi une vraie et profonde amitié, et, en insistant pour que je l’accompagne, ce jeune Hiss exceptionnellement aventureux dans ce peuple d’aventuriers scientifiques me faisait le plus beau cadeau en son pouvoir, l’aventure.
Il m’est arrivé maintes fois de maudire, non point cette amitié, mais ses conséquences !
À notre retour sur Ella, nous nous installâmes dans ma maison de l’île Bressié. Ulna et « ma sœur Assila » s’entendirent fort bien. Nous continuâmes à travailler près d’un an dans notre équipe de biologistes, cherchant à immuniser totalement les Hiss contre le rayonnement mislik. Finalement, cela nous apparut comme théoriquement impossible: les ondes particulières émises par les Misliks détruisent le pigment respiratoire des Hiss et de toutes les humanités, sauf les Sinzus et nous-mêmes. Et à moins de changer de pigment respiratoire, ce qui est évidemment impraticable, il n’y a rien à faire. Assza étudia la question du point de vue de la physique, et arriva exactement au même résultat. Cependant nous parvînmes, par l’injection de certaines substances chimiques, à retarder l’action lytique pendant quelque temps, à condition de ne pas avoir affaire à un rayonnement trop intense.
Un soir, comme nous sortions du laboratoire, Souilik nous entraîna dans son ksill, et sans explications, décolla. Je commençais à être familiarisé avec la conduite de ces engins, et au bout de peu de temps il fut évident que nous étions en route pour Mars. Ni Ulna ni moi-même n’y étions jamais allés, aussi prîmes-nous la chose du bon côté. Le voyage se fit à l’allure spatiale maxima pour cette distance, le dixième de la vitesse de la lumière.
Mars est une planète sauvage, qui ressemble un peu à Arbor, mais en plus aride. Nous survolâmes le sol de très haut, puis Souilik fit piquer son ksill droit sur un énorme bâtiment, l’usine principale où étaient construits les ksills pour toutes les planètes. Que le terme d’usine n’éveille pas en toi l’idée d’un fracas insupportable. Les Hiss ont horreur du bruit, et tout se passait en silence, ou presque. Les ksills étaient assemblés sur une chaîne, par des automates que surveillaient de rares Hiss. Nous passâmes dans les vastes halls sans nous arrêter, et Souilik nous introduisit dans un immense hangar où se poursuivait la construction d’un ksill de proportions titanesques: mesurant plus de trois cents mètres de diamètre, sur une épaisseur de soixante mètres, il ne présentait pas la forme en lentille classique, mais plutôt celle d’un dôme surbaissé. Nous restâmes un moment à le contempler. Puis Souilik dit:
« Notre futur vaisseau, avec lequel nous irons rallumer les soleils.
— Mais pourquoi ces dimensions, et cette forme ? Dis-je.
Elles sont nécessaires. L’engin qui servira à rallumer les soleils est énorme, et ne peut être lancé. Il nous faudra donc atterrir sur la surface des étoiles mortes. Or tu sais comme moi que la pesanteur y est effroyable, et que nous serions immédiatement aplatis sous notre propre poids si nous ne disposions pas d’un champ antigravitique intense. Pour créer ce champ, il faudra dépenser une énergie fantastique: aussi est-ce une véritable centrale qui sera installée dans ce ksill. La forme en dôme permettra au ksill de mieux résister à son propre poids. De toute façon, je doute fort que nous puissions rester plus d’une basike sur un soleil mort ! »
Plusieurs mois passèrent encore. Petit à petit, je m’habituais à l’idée de participer à cette expédition impossible. Les jours coulaient, très calmes. Du moins semblaient-ils calmes. Mais, sur les Trois Planètes, tout ce que l’univers comptait de cerveaux prodigieusement doués travaillait jour et nuit à la grande œuvre. Parfois, cependant, je me prenais à penser, en contemplant les tranquilles paysages d’Ella, que toute cette sérénité recouvrait une activité vertigineuse, et je me sentais perdu, loin en arrière, comme un pauvre négrillon emporté par un express.
Au laboratoire je travaillais avec acharnement. Je me considérais en quelque sorte comme l’envoyé de la Terre, le représentant de notre civilisation occidentale, si fière de sa technique, technique dépassée, oh ! de combien, dans tant de cantons de l’univers. Il me semblait que si je faisais une découverte importante, j’affirmerais ainsi mon droit à vivre sur Ella, je cesserais d’être un parent pauvre, une curiosité, pour devenir un membre de la communauté des Terres humaines. Aussi lisais-je tard le soir les publications hiss, et je me faisais traduire par Ulna les travaux sinzus. Grâces en soient rendues à mes maîtres terrestres: si mes connaissances étaient souvent déficientes, mes méthodes de travail étaient bonnes et je pus rapidement assimiler les notions nécessaires.
Le plus curieux est que, pendant que je me tourmentais ainsi et gémissais sur mon ignorance, les Hiss me considéraient déjà comme un bon élément, et avaient depuis longtemps placé sous mes ordres de jeunes biologistes. De par mon organisation différente, je possédais en effet des connaissances qui leur étaient nouvelles. Quant aux Sinzus, s’ils ont poussé très loin la physique biologique — ils soignent à peu près toutes les maladies par des rayonnements appropriés, comme les Hiss —, ils avaient oublié, ou négligé, le côté chimique, et c’est justement dans cette voie que je parvins au résultat dont je t’ai parlé: protéger pendant quelque temps les Hiss contre les ondes misliks.
Les débuts de ma vie commune avec Ulna ne furent pas toujours faciles. Les Sinzus sont d’une susceptibilité extrême, et je ne suis pas toujours patient. Nous avions à combler l’abîme qui béait entre nos éducations différentes. Fort heureusement le problème religieux ne vint pas compliquer les choses: les Sinzus sont agnostiques comme moi-même. Mais de multiples petits détails nous dressaient parfois l’un contre l’autre: par exemple, chose curieuse pour un peuple si cérémonieux, les Sinzus mangent avec leurs doigts, et tu as pu voir ce soir qu’Ulna n’est pas encore tout à fait à l’aise avec une fourchette. L’habitude que j’ai de travailler tard dans la nuit lui semblait incompréhensible, de même que ma répugnance à devancer l’aurore. Petit à petit un modus vivendi s’établit entre nous, et, du moins, les Arboriennes ont-elles un énorme avantage sur leurs sœurs terriennes: elles ne menacent jamais de retourner chez leur mère !
Puis, un jour que je me chauffais au soleil comme un lézard devant ma maison, causant avec Ulna et Assila, une ombre s’interposa entre nous et le soleil: c’était l’énorme ksill que j’avais vu en construction sur Mars. Sous la conduite de Souilik il décrivit des orbes gracieux malgré sa masse, effleura mon toit plat, et fila derrière l’horizon. Une demi-heure après, je reçus un message d’Azzlem m’enjoignant de venir immédiatement.
J’atterris sur l’esplanade. Le gigantesque engin se balançait doucement posé sur les flots, au bout de l’embarcadère. Souilik m’attendait, seul.
« Tu n’as pas amené Essine ? Dis-je.
— Non. Il ne pourra y avoir de femmes dans cette aventure. Tu n’as pas non plus amené Ulna !
— Quand partons-nous ?
— Bientôt. Viens, les Sages veulent te voir ».
Azzlem et Assza nous reçurent immédiatement. Azzlem commença abruptement:
« Slair, nous allons une fois de plus te demander d’accomplir une périlleuse mission. Tu le sais, Souilik a obtenu que tu fasses partie de son état-major. Nous n’avons pas refusé, car il n’y avait aucun motif de refuser, mais nous ne pensions pas que tu serais particulièrement utile. Or il se trouve que tu vas être probablement indispensable. Tu connais l’essentiel du projet: sur un ksill spécial, vous allez débarquer sur la surface encroûtée d’un soleil mort, et y placer un lourd appareil qui va ranimer les réactions nucléaires. À vrai dire, il semble que nous dépasserons légèrement le but fixé ; nous nous proposions de rallumer simplement les soleils. Nous les ferons sans doute exploser ; les planètes qui tournent autour d’eux seront détruites, en même temps que les Misliks. Tant pis !
« Le problème est le suivant: sur la surface des soleils, vous seriez soumis à une intensité de la pesanteur des dizaines de fois plus forte que celle qui règne sur Ella, si le ksill n’était pas muni d’un dispositif antigravitique. Mais ce dispositif consomme une énergie fantastique, et ne pourra fonctionner qu’une demi-basike. Il faudra que tout soit prêt dans ce temps, sinon c’est l’écrasement. D’autre part, une partie du détonateur, partie qui ne peut être pour le moment ni divisée ni montée d’avance sur le corps de l’appareil, pèse trop lourd, malgré tous nos efforts, pour être manipulée par un Hiss ou un Sinzu, dans les conditions auxquelles vous serez soumis.
— Les automates », commençai-je.
Azzlem poussa un Ssii d’agacement.
« Tu sais bien que les automates ne fonctionnent pas dans les champs antigravitiques. Nous avons donc songé à utiliser ta force physique. Acceptes-tu ?
— Il m’est difficile de refuser, dis-je.
— Nous allons donc te placer dans un champ de gravitation artificielle intense, pour voir si tu seras capable de manipuler cette pièce, et dans quelles limites. Le champ antigravitique que pourra fournir la machinerie du ksill sera, en durée, inversement proportionnel au champ du soleil mort. Il te faudra faire aussi vite que possible. Viens ».
Je pénétrai pour la première fois dans le laboratoire de physique. On me fit revêtir un scaphandre spécial. Des tiges de métal l’armaient, articulées aux genoux, aux coudes et à la ceinture, et l’intérieur en était agencé comme les combinaisons anti-g de nos aviateurs supersoniques. Ainsi accoutré, je fus placé sur un plateau de métal, sous un dôme de cuivre. Par terre gisait une pièce métallique compliquée. Je me baissai, la soulevai sans peine. Je savais que c’eût été presque impossible à un Hiss.
Assza se dirigea vers un rhéostat.
« Attention ! Gravité deux ! »
Je me sentis alourdi. Soulever la pièce fut plus pénible. Petit à petit, Assza augmentait l’intensité de la pesanteur. Mes bras et mes jambes devinrent de plomb, ma circulation devint difficile, mon sang refluait vers mes pieds malgré le scaphandre. Puis vint le « voile noir » bien connu de nos aviateurs, mais avant même qu’il se produisît je n’avais plus pu soulever la pièce. Lentement, Assza ramena la pesanteur à l’unité « Ce sera juste, dit-il. Et probablement impossible pour certains soleils. Il faudra trouver le moyen de rendre l’opération automatique. Enfin, nous pourrons toujours essayer sur une petite étoile ».
Le lendemain, Souilik repartit avec le grand ksill, qui devait être achevé sur l’île Aniasz. Pendant un mois je n’en entendis plus parler, puis un jour Assza passa au laboratoire, et m’annonça que tout était prêt, que nous partions le lendemain torpiller un soleil mort de la galaxie maudite où j’étais déjà allé.
Ce soir-là, nous ne rentrâmes pas chez nous mais restâmes à la Maison des Étrangers. Au coucher d’Ialthar, le grand ksill apparut à l’ouest, amerrit au bout de la presqu’île. Quelques minutes plus tard Souilik parut avec Essine, Assza, Beichit et Séfer, Akéion et Béranthon, le grand physicien sinzu. Tout l’état-major du « Sswinss » — ce nom signifie le Destructeur — se trouvait donc réuni. Il y eut une sorte de banquet, sans discours. Ulna et moi nous retirâmes de bonne heure et allâmes nous promener sur la plage. Il faisait délicieusement doux, la mer phosphorait à grandes ondulations lentes. Ari et Arzi versaient leur froide lumière, les étoiles brillaient par milliers. Bas sur l’horizon, Kalvénault scintillait encore, à peine plus rouge. La lumière argentée des lunes découpait les ombres des bosquets. Nous nous assîmes dans cette ombre, regardant le flot déferler sur le sable, en gerbes écumantes.
Nous restâmes longtemps sans parler. Qu’aurions-nous pu dire ?
Le drame qui se préparait dépassait de si loin nos individualités !
Il ne m’était plus possible de reculer, et je n’en avais du reste pas envie !
L’intention, malgré la peur qui me secouait par rafales. Ulna savait qu’elle ne pouvait me suivre cette fois-là.
Tout près de la mer, à notre gauche, parut un couple. Les élégantes silhouettes, un peu frêles, dénotaient des Hiss. Ils se rapprochèrent, et nous reconnûmes Souilik et Essine. Je me levai pour les appeler, mais Ulna me tira par la tunique, disant:
« Laisse-les. Eux aussi doivent se séparer ».
Je me tus. Ils passèrent devant nous sans nous voir, s’éloignèrent vers la droite. Quelques instants plus tard, ils revinrent vers nous. Ils n’étaient plus seuls. Leurs compagnons étaient plus minces encore, et je devinai que c’étaient Beichit et Séfer. Cette fois, quand ils passèrent devant nous, je les appelai, et ils vinrent s’asseoir à côté de nous. Je tirai ma pipe de ma poche, l’allumai. Bien que les Hiss ne fument pas, et trouvent même cette habitude singulière, il y a sur Ella une plante qui vaut le meilleur tabac terrestre, sans en avoir la nocivité. J’en ai rapporté quelques pieds qui n’ont pu s’acclimater. J’allumai donc ma pipe, et me tournai vers Souilik.
« Combien de chances avons-nous de revenir, à ton avis ? »
Il me répondit par une locution hiss:
« C’est le coup du stissnassan ! »
Le stissnassan est un ver ellien, dont la tête est si semblable à la queue qu’on se trompe une fois sur deux sur sa place. Il continua: « Il n’y a probablement pas de Misliks sur les soleils morts. Le danger n’est pas là. Mais nous disposerons d’un temps très court pour poser le kilsim. Tout dépendra peut-être de ta force. À la place des Sages, peut-être aurais-je attendu de pouvoir fabriquer des automates fonctionnant dans les champs antigravitiques. Mais d’un autre côté la construction des kilsim dévore une énorme quantité d’énergie, et si finalement ils ne peuvent servir, autant vaut être fixé tout de suite, et utiliser cette énergie à un autre usage.
— Vous y parviendrez certainement, fit Beichit, indignée.
— Beichit fait partie des constructeurs, répliqua Souilik d’un ton légèrement sarcastique. Il est normal qu’elle ait pleine confiance en leur engin. Pour ma part, je serai plus tranquille quand il aura fonctionné. Ce ne serait encore rien, s’il se contentait de ne pas fonctionner. Il explosera de toute manière. Mais il nous faut réussir … ou disparaître !
— Comment ça ? Fis-je.
— Le kilsim est encore un engin expérimental … et dangereux. Une fois l’avant-dernière pièce posée, tu auras exactement une de tes minutes terrestres pour poser ta pièce: c’est ainsi ! Si tu réussis, l’explosion se fera une basike après. Si tu échoues, elle se fera deux minutes après. Inutile de te dire que dans ce cas nous n’aurons pas le temps de nous éloigner. Quant à passer dans l’ahun immédiatement, avec la proximité d’un champ de gravitation si formidable, nous sommes sûrs d’aller voltiger dans quelque univers négatif. Et tout le monde n’a pas la chance d’Akéion. Mais ne t’inquiète pas. Dans ta minute, je ferai donner le maximum au champ antigravitique. Tu y arriveras ! »
Lentement, Arzi descendit derrière l’horizon. Un vent frais se leva. Nous restâmes silencieux. Puis Ulna, à mi-voix, entonna le chant des Conquérants de l’Espace. Quand elle arriva au couplet sur « ceux que la mort a pris sur les mondes inconnus », elle eut un bref sanglot, mais continua. D’une voix basse et très pure, Beichit chanta à son tour un chant antique de sa planète, lent et obscur comme une incantation. Puis ils me demandèrent un chant de la Terre, et je ne pus trouver rien de mieux que l’air farouche des corsaires de Jean Bart:
Ce sont hommes de grand courage
Ceux qui partiront avec nous …
Certes, pensais-je. Qu’étaient les courses de navigateurs d’autrefois à côté de cette fantastique entreprise: rallumer un soleil !
Séfer, resté muet jusque-là, dit alors:
« Quoi qu’il arrive, amis, les planètes humaines pourront être fières de nous. Si nous échouons, d’autres, plus tard, réussiront. Mais nous aurons été les premiers.
— Oui, rétorqua Souilik. Mais prenons garde de ne point nous comporter comme Ossinsi !
— Qui était Ossinsi ?
— Le plus fameux des guerriers d’Ella-Ven, il y a de cela quelques millénaires. Sa chanson nous est parvenue. À toi, Essine ! »
À deux, ils chantèrent les exploits d’Ossinsi. C’était un si fameux guerrier qu’il ne put jamais tuer personne, l’ennemi fuyant au seul bruit de son nom. Puis un jour il rencontra un vieil ermite qui n’avait point entendu parler de lui, et dont il troubla les dévotions. Loin de fuir, ledit ermite l’invectiva violemment. Et Ossinsi, médusé d’avoir devant lui quelqu’un qui osât le braver, s’enfuit si vite qu’il court encore.
Sur cette note ironique, nous allâmes dormir.
Nous partîmes à l’aube. Essine, Beichit et Ulna nous accompagnèrent à l’embarcadère. Nous fîmes nos derniers adieux, puis la porte de métal se referma sur nous.
La première partie du voyage fut sans histoire. Le passage dans l’ahun s’accompagna simplement d’un balancement plus fort que d’habitude, dû à la grande taille du ksill. Nous émergeâmes dans la galaxie maudite, mais Souilik ne put me dire si nous étions loin ou près de cette planète Siphan où j’avais passé un mois si angoissant. Nous rasâmes une planète d’assez près pour voir qu’elle était peuplée de Misliks. Le système solaire que nous allions détruire nous sembla comporter une douzaine de planètes, mais bien entendu ce chiffre n’est qu’une évaluation. Puis nous piquâmes vers le soleil mort.
J’étais avec Béranthon, Akéion, Séfer et Souilik dans le poste de direction, le seall. En plus des instruments habituels, que j’avais appris à utiliser, sinon à comprendre, se plaçaient une quantité de nouveaux cadrans, contrôlant l’appareillage spécial.
« Nous n’atteindrons pas le soleil mort avant quelques basikes, dit Souilik. Il serait peut-être utile que Béranthon te montre exactement ce que tu auras à faire ».
Je suivis le physicien. Le « Sswinss » comportait un équipage de cinquante hommes seulement, vingt-cinq Hiss et vingt-cinq Sinzus. La plus grande partie du ksill était occupée par une immense pièce circulaire, dont le plancher était divisé en deux parties: sur un cercle central se dressait une machine laide et trapue, haute d’environ trois mètres, large de trente, ovale. Elle était inachevée, et à côté d’elle, posées sur le plancher de métal, se trouvaient les pièces qui devaient la compléter. Parmi elles, je pus voir celle que je devais manipuler. Tout autour de ce cercle central, sur la couronne, se plaçaient les générateurs de champ antigravitique, dans le rayonnement desquels nous devions travailler.
« Dès que nous serons posés, dit Béranthon, le cercle central qui porte le kilsim se détachera. Bien avant, nous aurons mis en action les champs antigravitiques. Mais pour contrebalancer le champ du soleil mort, ils consommeront tant d’énergie que nous ne pourrons les maintenir qu’une demi-basike en tout, à partir du moment où nous nous serons posés. Il faudra faire vite. Sitôt le kilsim prêt, nous repartirons, passerons dans l’ahun assez loin du soleil, puis ressortirons dans l’Espace pour observer le résultat. Viens ici répéter ton geste: il est simple. Tu ramasses la pièce, tu l’introduis dans cet orifice en tournant de 90 degrés, tu pousses et tu tournes de nouveau de 90 degrés en sens inverse. C’est tout. Mais, quand je te donnerai le signal, ne tarde pas une seconde, surtout ! Il y va de notre vie à tous. Essaie maintenant. Le kilsim n’est pas amorcé, il n’y a aucun risque ».
Nous étions dans l’Espace, loin de tout champ de gravitation intense. Ce fut très facile. Je répétai le mouvement jusqu’à ce que je puisse le faire les yeux fermés.
« Tout à l’heure la pièce pèsera davantage. Tu essayeras une autre fois avant que nous achevions de monter le kilsim.
— Non. Cela suffit. Je préfère ne pas me fatiguer », répondis-je.
Nous revînmes dans le seall. Nous avions dépassé la zone des grosses planètes et nous voguions vers les planètes intérieures. Quand la dernière fut loin derrière nous, Souilik déclencha les champs antigravitiques internes et lança le signal d’alerte. Nous revêtîmes nos scaphandres mais restâmes encore dans le seall. Puis Béranthon et Souilik commencèrent une série de délicates manœuvres: on ne se pose pas à la surface d’un soleil mort comme sur une planète, si grosse soit-elle ! Pendant un moment la consommation d’énergie dépassa la norme prévue, et ils parurent soucieux. Puis elle redevint normale.
Cependant, quand nous ne fûmes plus qu’à une dizaine de milliers de kilomètres de notre but, la consommation augmenta de nouveau, et il fallut faire rapidement un choix: continuer, en limitant notre séjour à un tiers de basike au lieu d’une demi-basike, ou tourner bride. La décision, prise à l’unanimité de l’état-major et de l’équipage, fut de continuer. Béranthon décida simplement de commencer tout de suite le montage du kilsim, en conservant la stricte marge de sécurité indispensable.
Sauf Souilik, cloué à son poste de direction, nous descendîmes tous dans la grande salle. Les générateurs antigravitiques bourdonnaient faiblement. Autour du kilsim les équipes de montage s’affairaient. Malgré le champ interne, la gravitation se faisait déjà puissamment sentir, et l’aiguille du gravimètre approchait de la graduation 2. Puis elle la dépassa. Nos mouvements devinrent lourds et embarrassés. Sur l’ordre de Béranthon, je m’allongeai sur un lit ; je devais garder mes forces pour le moment crucial.
Il y eut un léger choc. Le ksill glissa, s’immobilisa. Doucement, la plate-forme centrale se détacha, nous laissant à la surface du soleil mort. Le ksill, avec sa couronne, monta à trois mètres de haut. De tous côtés s’étendait, sous la lumière froide des projecteurs, un paysage de métal et de scories, en vagues figées.
Nous disposions d’un tiers de basike, soit trente minutes basikiennes, pour faire notre travail. Dans mon casque, j’entendis la voix blanche de Souilik qui comptait:
« vingt-neuf, vingt-huit, vingt-sept … »
Mais que faisaient donc les équipes de montage ? Il me semblait qu’ils n’avaient pas encore bougé. Tournant péniblement la tête, je les vis, engoncés dans leurs scaphandres, traînant les pieds, s’affairer au ralenti. Appuyé sur le kilsim, Béranthon les guidait de la voix.
« Vingt-cinq … vingt-quatre … vingt-trois … » La majorité des pièces gisaient encore sur le plancher métallique. Idiots que nous étions, tous, les Hiss, les Sinzus, les Hr’ben, moi-même ! Si les automates ne fonctionnaient pas dans les champs antigravitiques, une simple grue, que dis-je, une chèvre, eût certainement fait l’affaire ! Mais la civilisation de ces messieurs avait oublié ces trop primitives machines !
« Vingt … dix-neuf … dix-huit … »
Les champs antigravitiques n’étaient pas absolument constants, mais fluctuaient légèrement. Je m’enfonçais dans mon divan, remontais, me réenfonçais.
« Quinze … quatorze … treize … »
Les dernières pièces, petit à petit, trouvaient leur place dans l’assemblage. Béranthon me cria:
« Attention ! À mon signal ce sera à toi. Tu auras exactement une minute terrestre. Prépare-toi !
— Douze … onze … dix.
— Quand je baisserai le bras commencera ta minute. Viens ici ! »
Je me levai, me traînai péniblement jusqu’à la pièce. Elle me parut monstrueuse. Non, jamais, dans ces conditions, je ne parviendrais à la soulever !
« Neuf …
— Béranthon ! Je ne pourrai pas ! Arrête !
— Huit …
— Trop tard ! À toi ! »
Il baissa le bras. Je me penchai, saisis la pièce, plein d’une volonté farouche. De toute façon, maintenant, le monstre était éveillé. Ce que je tenais là, c’était notre ultime chance de salut, le modérateur qui nous donnerait le temps de partir. Avec un hen ! Je le soulevai. Béranthon avait ma montre terrienne et me donnait les secondes.
« 55 … »
Je fis un pas, parvins à introduire le bout de la pièce dans l’orifice.
« 50 … »
Non, c’était trop lourd. Fallait-il tourner à droite ou à gauche ? La sueur ruisselait dans mon scaphandre, coulait dans mes yeux.
« 40 … »
Et cet idiot de Souilik qui avait promis de faire marcher à plein les champs antigravitiques quand ce serait mon tour !
« 35 … »
Autour de moi les équipes de montage fuyaient lentement, écrasées par la gravitation. Je fis un violent effort, amenai l’autre bout de la pièce à la hauteur voulue. Il me sembla sentir un frémissement dans le flanc du monstre. Si les Hiss s’étaient trompés ? S’il allait éclater maintenant ?
« 30 … »
Pris de panique, je tournai la pièce dans le mauvais sens.
« Dans l’autre sens, dans l’autre sens », hurla Béranthon.
« 25 … »
Puis soudain il me sembla que la pièce s’allégeait. Je pus la tourner, la faire pénétrer. Il ne me restait plus qu’à la tourner une fois de plus. Mais dans quel sens ? Le sens inverse, bien sûr, mais dans quel sens l’avais-je tournée une fois ? Le cerveau bloqué, je restai immobile, peut-être une seconde.
« 20 …
— Comme ça ! »
La pièce tourna toute seule. Machinalement, Béranthon essaya d’essuyer la sueur qui lui ruisselait sur le front.
« 10, dit-il.
— Sept, répondit la voix de Souilik. Attention, je descends. Embarquez ! »
Le ksill nous coiffa. Une dernière fois, je jetai un regard sur les vagues de métal figé que nul ne reverrait plus jamais. Aussi vite que nous le pouvions, à pas lents, nous grimpâmes sur la couronne. Le ksill décolla, abandonnant le disque central sur lequel se dressait la masse louche du kilsim. Il décrût sous nous, disparut. Nous rampâmes vers les portes valves, pénétrâmes dans le ksill. La gravitation était encore très forte. Nous attendîmes au pied des échelles. Quand elle commença à décroître, nous les escaladâmes lentement, rompus de fatigue. Puis, subitement, comme j’étais à mi-hauteur, il me sembla que je devenais léger comme une plume: nous venions de passer dans l’ahun.
L’un après l’autre, nous regagnâmes nos postes. Je revins dans le seall.
« Où sommes-nous ? Demandai-je à Souilik.
— Quelque part dans l’Espace. Assez loin pour ne rien craindre, je pense. Nous attendons l’explosion.
— Dans une basike, alors ?
— Non, davantage. Elle se produira dans une basike, mais nous ne la verrons que plus tard, dans quatre ou cinq basikes, selon la distance à laquelle nous sommes de l’étoile, distance que je ne connais pas exactement. Tu oublies que la propagation de la lumière n’est pas instantanée. Et quant aux ondes sness, qui vont dix fois plus vite, je ne crois pas que l’explosion en produise beaucoup. Nous pourrons essayer de les capter ».
Béranthon et Séfer préparaient les appareils enregistreurs. Nous attendîmes. Tout était silencieux dans le ksill. On n’entendait que le très faible bourdonnement des moteurs auxiliaires, et le léger sifflement du purificateur d’air. Je m’assis dans un des confortables fauteuils et, fatigué, m’endormis.
Je fus réveillé par un véritable hurlement. J’ouvris les yeux. Toute lampe était éteinte, mais une fulgurante clarté, venant de l’écran, découpait en ombres dures les silhouettes du Hr’ben, du Sinzu et de Souilik. Aveuglé, je me détournai. Souilik, les yeux protégés derrière son bras, manœuvrait un volant. La lumière décrût, filtrée. Cramponné aux bras de mon siège, je regardais ce fantastique spectacle qui était en partie mon œuvre, la renaissance d’un soleil !
C’était, tout au fond du ciel noir, une tache de lumière, encore éblouissante malgré le filtre, qui grandissait de seconde en seconde. Puis s’élancèrent des langues de feu violacé, s’étendant comme d’immenses doigts, dans trois directions. Le spectacle était d’autant plus grandiose qu’il n’y avait nulle autre étoile visible. Les pâles lueurs des lointaines galaxies avaient été noyées dans l’irradiation.
« Souilik, pourquoi ne m’as-tu pas réveillé ? Criai-je.
— Nous avons été surpris. L’explosion s’est produite plus tôt que nous ne le pensions, ce qui signifie que nous sommes plus près que nous ne le croyions — trop près, pour tout dire. Regarde le détecteur de radiations ! »
L’aiguille se déplaçait, approchant peu à peu de la ligne verte: danger. Impassibles, Béranthon et Séfer surveillaient les enregistreurs.
« Attention, nous partons ».
Je sentis le balancement du passage dans l’ahun. L’écran s’obscurcit. Immédiatement après je sentis de nouveau le balancement caractéristique, mais l’écran resta obscur.
« Où sommes-nous ? »
Personne ne me répondit.
« Souilik, où sommes-nous ?
— Où veux-tu que nous soyons ? Dans l’Espace.
— Mais le soleil ? Il s’est éteint de nouveau ? »
Mes trois compagnons éclatèrent de rire.
« Mais non, naïf Tsérien. Nous avons simplement dépassé la zone que sa lumière a atteinte. Regarde bien, tu vas voir le début de l’explosion ».
Nous guettâmes en vain pendant deux basikes. Soudain, dans le noir profond de l’Espace, juste devant la lueur d’une galaxie, s’alluma une étincelle verte.
« L’explosion du kilsim », dit Béranthon.
Pendant peut-être une ou deux secondes, il n’y eut rien d’autre qu’une étincelle verte dans la nuit. Puis, aveuglante, apparut la lumière bleue. Comme nous étions considérablement plus loin, son diamètre me parut dérisoire. Je revis les doigts de flamme, gigantesques bouffées de gaz portés à une effrayante température. Ils s’élargirent, fusionnèrent, formèrent une couronne où palpitèrent un moment toutes les couleurs du spectre. Et ce fut un second jaillissement, un troisième, dix, cent, se succédant de plus en plus vite, allant de plus en plus loin. La tache de lumière atteignait maintenant, vue de si loin, le double du diamètre apparent de notre soleil. Et cette tache enflait à chaque instant.
« Il ne doit pas rester trace de Misliks, maintenant, dit calmement Béranthon. Ni même de leurs planètes ».
Souilik régla l’écran au grossissement cent, tout en mettant un nouveau filtre. La surface entière de l’appareil fut envahie par une mer bouillonnante de feu, où se dressaient et s’écroulaient sans cesse des volutes grandes comme plusieurs planètes. Le diamètre de l’étoile avait dépassé maintenant celui de son ancien système solaire, et tous les mondes qu’elle avait autrefois éclairés étaient retournés en son sein, avec leurs montagnes, leurs océans gelés, leurs possibles ruines humaines … et leurs Misliks !
« Non, c’est trop, Lumière du Ciel, c’est trop de pouvoir entre les mains de tes créatures », dit un jeune Hiss qui venait d’entrer.
Souilik se retourna, comme piqué par un serpent.
« Comment trop ? Préfères-tu voir Ialthar éteint par les Misliks ? »
Le jeune Hiss ne répondit pas. Ce fut la seule fois où j’entendis un Hiss mettre en doute la Grande Promesse. Et, ironie du sort, ce fut Souilik, un des rares agnostiques d’Ella, qui le fit faire.
L’étoile sans nom se stabilisait. De temps en temps encore sa surface se soulevait en dômes flamboyants, mais elle ne grossissait plus. Nous passâmes dans l’ahun pour le voyage de retour.
Dès qu’Ella fut en vue, Souilik lança la nouvelle par ondes. Aussi, avant d’avoir atteint l’atmosphère, nous fûmes rejoints par une escorte triomphale de centaines de ksills et par le Tsalan. Quand nous amerrîmes au bout de l’embarcadère, le Conseil des Sages en son entier nous attendait. Et, tout au bout de la jetée, trois formes verticales agitaient les bras: Ulna, Essine et Beichit. La plage, l’esplanade inférieure, les pentes des montagnes étaient couvertes d’une foule de Hiss, la seule foule que je vis jamais sur cette heureuse planète. Quand nous parûmes sur la carapace du « Sswinss » éclata comme un tonnerre l’hymne que j’avais entendu dans la salle du Conseil des Mondes, sur la planète Réssan. Et cette fois moi, le Tsérien, l’homme au sang rouge et aux basses capacités mystiques, je fus saisi d’une émotion religieuse qui me bouleversa jusqu’aux larmes. C’était le chant de délivrance de centaines d’humanités libérées des menaces de la Grande Nuit, et pour qui s’ouvrait un destin sans limite.
Nous pénétrâmes dans la salle du Conseil, brisés de fatigue et d’émotion. Souilik commença à faire son rapport. Azzlem l’interrompit doucement:
« Non, Souilik, non. Les détails techniques sont pour demain. Aujourd’hui, racontez-nous simplement comment cela s’est passé ».
Chacun à notre tour, nous racontâmes. Sous l’empire de l’émotion, je sus trouver des mots nécessaires pour faire partager mes angoisses, quand je tenais le modérateur, et que les secondes fuyaient si vite, là-bas, à la surface du soleil mort. Je suggérai l’installation d’une grue ou d’un palan sur la couronne du « Sswinss ». Et je fus écouté comme jamais je ne l’avais été de ma vie.
Puis je partis avec Ulna pour ma maison. Je restai huit jours entiers à me détendre et me reposer. Souilik et Essine, Beichit et Séfer vinrent me voir. Des voisins me rendirent visite, et même des Hiss qui habitaient fort loin, et que je n’avais jamais vus. Je racontai un nombre incalculable de fois notre aventure. Le soir du huitième jour, comme je rentrais de me baigner, un réob peint en bleu, couleur du Conseil, atterrit devant ma maison, Assza en descendit et me dit simplement:
« Slair, le deuxième kilsim est prêt ! »
Alors commença pour moi la partie la plus fantastique de ma vie. Le plan des Hiss était de faire dans la galaxie maudite une tache de lumière, en torpillant systématiquement tous les soleils morts aux environs du premier que nous avions rallumé. Je fis ainsi partie d’une dizaine d’expéditions, sans incidents. La pièce mobile était maintenant soulevée par une grue, et mon rôle consistait simplement à la guider. D’un accord tacite, mes compagnons, tant Hiss que Sinzus, ou Hr’ben, me laissaient cet honneur, bien qu’avec l’aide de la grue même une femme eût pu le faire. Et bientôt, d’ailleurs, les femmes commencèrent à participer aux expéditions, moins périlleuses, quoique plus fatigantes, que les expéditions de guerre sur les planètes colonisées par les Misliks.
Sur Mars, les usines travaillaient à plein pour construire d’autres ksills géants. Dès la quatrième expédition, nous partîmes à trois. Lors de la dixième, il y eut sept ksills, et sept soleils se rallumèrent simultanément. Lors de la onzième, nous partîmes à dix, mais cinq seulement revinrent !
Je me souviendrai toujours de cette fois-là. Nous avions torpillé un énorme soleil, et, malgré les champs antigravitiques poussés à leur maximum, nous avions tout juste réussi à survivre et à repartir à temps. Un Hiss de l’équipage s’était imprudemment approché du bord du cercle, et, le champ étant affaibli sur les marges, avait basculé sur la surface du soleil mort, y périssant misérablement, écrasé sous son propre poids, sans que nous puissions lui porter secours.
Nous errions dans l’Espace, attendant l’explosion. Tout était noir. En effet, comme notre premier torpillage ne remontait qu’à un peu plus de six mois, la lumière d’aucun soleil n’avait encore rayonné à plus de six mois-lumière, et ces soleils morts étaient séparés en moyenne par des distances dix fois plus grandes. Je me tenais dans le seall, avec Souilik, Ulna et Essine. Elle était triste: le Hiss qui avait péri, et dont le corps allait être anéanti dans l’effarante explosion proche était un de ses parents. Nous nous taisions. L’homme de garde aux enregistreurs égrenait sa monotone litanie: Sékan, snik. Tsénan, snik. Ofan, snik …
Tout à coup nous le vîmes se dresser, scruter un enregistreur:
« Tsénan mislik: sen, tsi, séron, stell, sidon … »
L’enregistreur de rayonnement mislik venait de passer de zéro à cinq. Pour les Hiss, le danger commençait à sept, pour les Hr’ben à six ! Il y avait des Misliks dans le voisinage, loin de toute planète. Et ceci, en soi-même, était une nouveauté et une menace.
Pourtant il ne se passa rien cette fois — rien pour nous. Le rayonnement décrût. Quelques minutes après nous fûmes rattrapés par l’onde lumineuse. Le kilsim avait, une fois de plus, fonctionné.
Passant dans l’ahun, nous nous posâmes sur la planète des Kaïens, qui nous servait de quartier général. Un autre ksill géant, que commandait Akéion, était déjà là. Sur l’un des côtés de l’immense champ d’atterrissage une petite cité cosmopolite avait surgi, abritant les équipes d’entretien des ksills. Les Kaïens se montraient amicaux, mais réservés.
Nous attendîmes. Deux autres ksills arrivèrent, et leurs commandants vinrent au rapport. Tout était normal. Une cinquantaine de soleils avaient déjà été rallumés, mais, comme le fit observer Beichit, par rapport aux milliards d’étoiles mortes des galaxies maudites, ce n’était qu’une faible étincelle dans la nuit.
Le temps passa. La nuit tomba, la nuit de Sswft. Les six autres ksills ne revenaient pas. Nous ne fûmes pas trop inquiets, la limite de temps n’étant pas atteinte. Nous dînâmes, puis allâmes dormir. Au matin, les quatre énormes dômes de nos ksills étaient encore seuls sur le terrain.
Vers le milieu de la matinée, un petit ksill se posa, venant d’Ella. Il amenait Assza. Sa visite nous fit paraître le temps plus court. Mais quand, à la nuit, aucun de nos engins ne fut encore rentré, l’inquiétude commença à nous tourmenter. D’un commun accord, nous décidâmes que Souilik, Assza et moi-même veillerions tard dans la nuit.
Nous nous installâmes à l’avant-dernier étage de la tour de contrôle, où les Hiss avaient agencé un poste de guet. Au-dessus de notre tête nous entendions les pas lourds du Kaïen qui assurait le trafic des aéronefs de son propre monde. Assza s’assit devant le poste émetteur, essaya de contacter les ksills à leur approche de la planète. Mais les appareils, aussi bien en ondes sness qu’en ondes hertziennes, restèrent silencieux. Vers minuit, Souilik prit sa place. Assis sur un confortable divan, je m’engourdissais lentement. Tout était obscur, sauf la faible lueur verte des lampes de contrôle.
Soudain, sur l’écran de vision parut la face blême d’un Hiss, Brissan, le commandant du ksill numéro 8. Il prononça quelques paroles entrecoupées et inintelligibles, puis l’écran s’éteignit.
Complètement réveillé, je me levai, me tins derrière Souilik. Il manœuvrait fébrilement les boutons de réglage. Une fois encore, l’écran s’alluma, mais resta blanc.
« Que se passe-t-il, Souilik ? Demandai-je.
— Je ne sais pas. Rien de bon, certainement.
— Venez », coupe Assza.
Nous grimpâmes à l’étage supérieur. Le Kaïen eut une lueur d’hostilité dans ses yeux pédonculés quand il nous vit entrer, lueur qui disparut quand il reconnut Souilik. À la demande d’Assza, il orienta le détecteur spatial — un modèle sinzu perfectionné d’ailleurs — et tâta le ciel. Ce détecteur est une sorte de radar utilisant les ondes sness. Sur l’écran apparut une tache qui se déplaçait rapidement.
« Le 8, dit Souilik. Il sera là dans quelques minutes. Il doit être déjà dans l’atmosphère ».
Nous redescendîmes. Un à un, les puissants projecteurs s’allumaient aux quatre coins du terrain, non point pour le ksill qui n’en avait nul besoin, mais pour un astronef kaïen qui revenait d’un voyage interplanétaire. Il arriva peu après, énorme masse ovoïde et inélégante. À peine s’était-il immobilisé que notre ksill apparut. Mais au lieu de descendre verticalement, il piqua obliquement vers le sol. Le visage tendu, Souilik regardait à travers la vitre.
« À quoi pense Brissan ? Il est fou, ou il croît piloter un réob ? Par les Misliks ! Trop vite, de toute façon ! Trop vite — Ssiiih ! »
L’énorme engin venait de toucher le sol, filant encore à plus de mille kilomètres à l’heure. Labourée, la terre jaillit, la poussière roula en vagues lourdes dans la lumière des projecteurs. À travers cette brume jaunâtre nous vîmes le ksill rebondir, retomber, bondir de nouveau. Puis il passa sur la tranche comme une gigantesque roue. Il heurta légèrement le ksill numéro 2 — celui d’Akéion — passa entre le 1 et le 3, et s’écrasa contre l’astronef kaïen.
Nous étions déjà en train de courir. Lentement la poussière retombait. Du 3 jaillirent les Hiss, les Sinzus. Nous passâmes devant le 1 et je me retrouvai courant toujours, avec Essine à ma gauche, Ulna, Beichit, Souilik et Assza à ma droite. À toute allure filèrent les véhicules kaïens portant les équipes de secours.
L’astronef flambait. Contre lui, la carapace tordue, déchirée, le 8 gisait, aux trois quarts démoli. La trappe de sortie gauche était ouverte, mais personne n’apparaissait. Nous plongeâmes dans le couloir bosselé, rampâmes sous les plafonds effondrés, déplaçâmes quelques cadavres de Hiss et de Sinzus et pénétrâmes dans le seall.
La lumière y palpitait encore et, du fond du ksill éventré, montait le bourdonnement des moteurs. Il y avait sept hommes dans le seall ; six d’entre eux étaient déjà morts. Brissan vivait encore. Il reconnut Souilik et Assza, murmura: « Attention, les Misliks contre-attaquent », puis mourut à son tour.
Dans le désordre des installations démolies et des appareillages arrachés, Souilik trouva le livre de bord, sous une banquette. Nous ressortîmes, laissant la place à l’équipage du 3, qui, méthodiquement, chercha les survivants possibles. Ils en trouvèrent enfin un, une jeune fille Kren, les quatre membres brisés. Elle fut transportée immédiatement à l’hôpital de la base.
L’astronef brûlait toujours. Je ne sais quelle substance les Kaïens emploient pour leurs fusées, mais elle est éminemment combustible, et dégage une énorme chaleur. Petit à petit le feu fut éteint ; nous regagnâmes la tour de contrôle, et un conseil de guerre fut immédiatement réuni.
En bref, voici ce que nous apprit la lecture du livre de bord. Tout avait semblé normal. Le kilsim avait été déposé à la surface d’une étoile morte. Le ksill avait attendu à bonne distance l’explosion. Elle ne s’était pas produite. Brissan attendit encore pendant une durée cinq fois plus grande que la durée normale. Il ne fallait pas songer à retourner vérifier le kilsim. Au moment où Brissan allait donner l’ordre de passer dans l’ahun, le ksill avait été entouré de Misliks. Les rayons thermiques, mis immédiatement en action, avaient balayé la menace, mais déjà trois Hiss avaient été gravement touchés.
Alors Brissan, avec l’accord de son état-major, avait commis une imprudence. Au lieu de rentrer à sa base, il s’était approché de la dernière planète de ce système, planète qui grouillait de Misliks. Il avait pu observer, à sa surface, des pylônes d’un type plus compliqué que ceux que nous avions autrefois détruits sur Sept de Kalvénault. Le kilsim, à la surface de l’étoile, ne fonctionnait toujours pas, et Brissan avait pensé que les Misliks avaient trouvé le moyen d’inhiber son fonctionnement. Cela supposait qu’ils avaient été avertis de ses effets, donc que les Misliks entretenaient, par des moyens inconnus, des relations ultra-rapides de système solaire à système solaire.
Brissan songea au retour. Il s’éloigna de la planète pour passer dans l’ahun. Alors, volant à travers l’Espace, des blocs de métal, des Misliks morts, commencèrent à pleuvoir sur le ksill, crevant sa carapace, bien moins épaisse que celle de l’Ulna-ten-Sillon.
Quoique très endommagé, le ksill passa dans l’ahun, mais la moitié des moteurs et de l’appareillage ne fonctionnaient plus, et les derniers mots inscrits sur le livre de bord étaient: « Base en vue. Nous descendons trop vite ».
Nous attendîmes vainement les autres ksills. Des trois cents membres des six équipages, un seul survécut, qui nous confirma plus tard le récit du livre de bord, Barassa la Kren. De leur côté les Kaïens eurent quatre-vingt-sept tués dans la catastrophe.
Nous revînmes sur Ella. Pendant deux mois le Conseil des Mondes étudia les nouvelles données du problème. Et nous arrivâmes à cette conclusion — je dis nous, car je siégeai cette fois dans l’assemblée, non en tant que Terrien, d’ailleurs, mais en tant que Hiss ! — désormais les raids devraient être effectués par des ksills géants escortés d’une multitude de petite ksills du type de l’Ulna-ten-Sillon, qui détruiraient les pylônes misliks sur les planètes, tandis que le grand ksill poserait le kilsim sur l’étoile morte. Mais, pour affronter sans grosses pertes les Misliks, les petits ksills devraient être montés par des Sinzus … ou par des Terriens !
Mon récit touche à sa fin. Je fis encore deux expéditions. La première visa le système solaire où le 8 avait été endommagé. Cette fois le grand ksill piloté par Souilik posa sur le soleil mort un kilsim qui fonctionna, car cent petits ksills, simultanément, avaient attaqué les planètes et détruit les pylônes à coups de bombes infra-nucléaires. Et j’étais à leur tête, dans l’Ulna-ten-Sillon.
« Au retour de la seconde expédition, je fus convoqué par le Conseil des Sages, qui me fit l’étrange proposition suivante:
« Il ne pouvait être question, dans l’état actuel de l’évolution de notre civilisation, de prendre officiellement contact avec la Terre. Les Hiss avaient autrefois tenté d’imposer la paix sur des planètes où la guerre sévissait encore. Chaque fois, au bout de très peu de temps, ils s’étaient eux-mêmes retrouvés en guerre avec ces planètes. D’où la loi d’Exclusion. Aussi me proposaient-ils de revenir sur Terre, et de chercher des volontaires pour émigrer sur une planète vierge de Séfan-Théséon, à neuf années-lumière d’Ella. Là, ils pourraient croître en nombre jusqu’à ce qu’ils soient suffisamment nombreux pour participer efficacement à la lutte. Le temps importait peu, car, de toute manière, la lutte durera des millénaires.
« Je suis allé avec Souilik et Ulna voir cette planète. Elle est légèrement plus grosse que la Terre, pas assez pour que la gravitation soit gênante pour nous, et peuplée seulement d’animaux dont aucun n’est trop dangereux ni répugnant. Du reste, les Hiss nous proposent tous les moyens nécessaires. La végétation est verte, comme chez nous, le climat agréable, il y a deux lunes, des montagnes, des océans. J’ai accepté.
« Et c’est pour cela que je suis revenu, après une absence de trois ans. Et ici, dans ma maison natale, je ne me sens plus guère chez moi. Je ne me sens plus tout à fait Terrien. Je crois que Souilik a raison, et que je suis devenu plus Hiss qu’un Hiss.
« Le ksill m’a déposé de nuit dans la clairière au Magnou, il y a six mois. Je suis parti immédiatement en voyage à l’étranger et suis revenu deux mois plus tard pour accueillir Ulna, arrivée de nuit comme moi-même, et que je suis censé avoir ramenée de Finlande. J’ai déjà vu une centaine de personnel, dans divers pays. Beaucoup ont accepté, et partiront.
— Mais, dis-je, tu m’affirmes être resté trois ans absent, et pourtant tout à l’heure tu m’as dit que ton départ s’était fait en octobre dernier !
— En effet. Et je ne suis resté absent, pour les Terriens, que deux jours. Ce fut pour les Sages un terrible casse-tête que le calcul de ce voyage de retour, quand je leur eus dit que pour remplir utilement ma mission, il ne fallait pas que j’aie disparu de la Terre plus de quelques jours. Le passage dans l’ahun permet, dans certaines conditions, et au prix d’une consommation fantastique d’énergie, de voyager dans le Temps, dans d’étroites limites, d’ailleurs. Je ne sais pas comment ils ont fait. Tout ce que je sais, c’est que j’ai vécu trois ans sur Ella, que j’ai maintenant trente-cinq ans, quoique je sois né un mois seulement avant toi qui en as trente-deux, que je suis parti le 5 octobre et revenu le 8 du même mois. Mais les Sages t’expliqueront, si tu viens.
— Quoi ? Tu me proposes de venir avec vous ?
— Et pourquoi pas ? Tu es seul au monde, à présent. Et pour un physicien enthousiaste comme toi …
— J’aurais beaucoup à apprendre, dis-je amèrement.
— Tu apprendras vite, avec les méthodes semi-hypnotiques des Hiss. Penses-y ! L’univers, l’univers à nous ! »
Clair se tut. On n’entendit plus que le tic-tac de la vieille horloge à poids. Je restai muet, étourdi par ce fantastique récit et par les surprenantes possibilités qui s’ouvraient devant moi, à moitié incrédule encore.
Clair reprit:
« Et voilà. Je ne sais pas très bien où je suis allé, la seule chose certaine c’est que les Hiss vivent dans le même univers, au sens large, que nous. Et les Misliks aussi. C’est là la menace, aussi bien pour nous que pour eux. Je n’ai pas de bonne raison à apporter, mais je crois qu’ils sont nos contemporains.
« La seule preuve que je puisse te donner de mon voyage, outre les photos que je puis te montrer, la voici: Ulna, Ulna l’Andromédienne, née à deux millions d’années-lumière d’ici, sur la planète Arbor de l’étoile Apher, la seule planète connue avec la Terre — si l’on excepte le monde sauvage découvert par Souilik — dont les habitants aient le sang rouge, et soient insensibles au mortel rayonnement des Misliks, ceux-qui-éteignent-les-étoiles.
« Je suis parti il y a six mois, j’étais de retour trois jours après, et, pendant ce temps, j’ai vécu trois ans sur Ella, j’ai visité une galaxie maudite, et affronté les Misliks. J’ai fait partie des torpilleurs de Soleils morts, j’ai pris contact, sur Réssan, avec les ambassadeurs de la Ligue des Terres humaines. Sans Ulna, je croirais que c’est un rêve de fou, et j’irais me remettre aux mains d’un psychiatre. Non, j’oubliais. Il y a le hassrn que tu regardais tout à l’heure dans mon labo — ne nie pas, tu ne sais pas mentir. Celui-là je ne le laisserai pas sur Terre. Oh ! Je sais. Avec lui, on pourrait débarrasser l’humanité de la plupart des maladies. Je m’en suis servi pour guérir la sœur de notre ami Lapeyre, qui mourait lentement d’un cancer. Mais il suffirait que le secret tombe entre les mains des politiciens ou des militaires pour en faire la plus effroyable machine de guerre qui soit. Les rayons abiotiques différentiels … Non, plus tard. Nous surveillerons la Terre, et quand elle sera enfin pacifiée … À moins qu’elle ne prenne le chemin d’Aour et Gen, et que tout ce qui reste en fin de compte de l’homme terrestre soit une statue, dans la maison d’un jeune explorateur du ciel ».
Clair resta silencieux un moment, puis eut un petit rire:
« Je me demande ce que diront les gouvernements, quand ils constateront ces disparitions parmi les élites de leurs peuples. On va encore accuser les Russes. Il est vrai qu’il y aura aussi des disparitions derrière le fameux « rideau de fer ». Je n’ai nulle raison de réserver Nova Terra à un seul peuple !
« Trois heures du matin. Il est temps de dormir. Réfléchis bien.
— Je dois être demain soir à Paris, dis-je.
— Oh ! La réponse n’est pas si pressée. Je vais rester encore quelques mois sur la Terre. J’y reviendrai sans doute de temps en temps, d’ailleurs. Ah ! Détail comique: j’ai rapporté le bloc de tungstène emprunté à mon ancien client. Il ne se doute pas qu’il enferme soigneusement dans son tiroir le produit d’un laboratoire de Réssan ! »
Je ne sais comment je fis pour m’endormir ce matin-là. Je me réveillai à sept heures. Clair et sa femme m’attendaient dans la salle à manger. Tout ce que j’avais entendu dans la nuit me semblait un songe lointain, incroyable dans la clarté du matin. Je fus obligé de regarder la main étroite d’Ulna, et de penser à la preuve que j’emportais dans ma valise, enregistrée sur fil magnétique.
Je déjeunai rapidement. Comme je serrais la main de Clair, Ulna dit quelques mots dans une langue sonore, en me tendant un petit paquet.
« Ulna te donne ceci pour la femme que tu épouseras, si tu ne veux pas venir avec nous, traduisit Clair. C’est un cadeau d’Arbor à la Terre. Écris-moi ta décision.
— Entendu, fis-je. Mais tu sais, tout cela est encore trop frais, j’ai besoin d’écouter encore une ou deux fois ton récit ».
Je partis. À quelques kilomètres, je m’arrêtai, ouvris le paquet. Il contenait une bague de métal blanc, avec un splendide diamant bleu taillé en étoile à six branches.
Le lendemain, j’étais au laboratoire, repris par la routine de tous les jours. Chaque soir, je branchai mon magnétophone, jusqu’à ce que je sache par cœur le récit de Clair. Je l’ai transcrit sur ce cahier. Et j’ai montré la bague à un grand bijoutier. Il a été formel: jamais jusqu’à présent il n’avait vu ou entendu citer un diamant taillé en étoile. Quant au métal, c’est du platine.
J’ai fait une bêtise: j’ai prêté ce cahier à Irène M …, la jolie spécialiste des neutrons. Elle me l’a rendu deux jours après, me disant que je devrais abandonner la physique pour écrire des romans d’anticipation. « Si c’était vrai, viendriez-vous ? Lui ai-je demandé. — Pourquoi pas », m’a-t-elle répondu. Alors je lui ai fait entendre le récit, et je lui ai montré la bague.
C’est décidé: je pars. Je l’ai écrit à Clair. Je vais essayer de convaincre Irène de partir avec moi.
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Ce manuscrit abracadabrant a été trouvé chez M.F. Borie, derrière un meuble où il avait glissé. Comme nos lecteurs le savent, M. Borie, un jeune physicien de grand avenir, a disparu il y a six mois, en même temps qu’une de ses collègues du Centre de recherches nucléaires, Mlle Irène Masson. Nous avons fait une enquête en Dordogne sur ce docteur Clair dont il est question dans le manuscrit. Il a également disparu à la même date. Quelques mois auparavant, il était rentré de voyage avec une jeune femme très belle qu’il avait épousée à l’étranger. Chose à noter, sa vieille nourrice Madeleine a disparu en même temps que lui. La veille de la disparition de F. Borie, selon la concierge, un homme brun de grande taille et une femme blonde très belle étaient venus le voir.
Enfin, pour obscurcir encore cette énigme, en Europe comme en Amérique, nous avons pu savoir, malgré la discrétion des gouvernements, qu’à peu près à la même époque ont disparu plusieurs centaines de personnes, hommes ou femmes, la plupart jeunes, mais tous d’un niveau intellectuel élevé: savants, artistes, étudiants, officiers, ouvriers spécialistes, parfois avec toute leur famille. Partout on a pu relever le passage, quelque temps avant, de l’homme brun de haute taille et de la très belle femme blonde.
Nous ne sommes pas seuls …
Physicien en vacance, égaré ds Causse. S’abrite dans maison isolée, abandonnée. Nuit de pluie et de vent. Astronef arrive. Il va épier, voit êtres. Êtres le voient ? Partent en hâte. Il rentre à son labo et comprend (Geiger) qu’il est radioactif. Écrit sur machine télécommandée.
Un thème de nouvelle parmi d’autres, dactylographiés sur un feuillet vers 1950. En marge, au crayon, une flèche, précédée de « a » et suivie de « Ceux de N. Part ! ». Traduction: « a donné Ceux de nulle part ». Car au départ, Ceux de nulle part devait être une nouvelle.
Fin 1951, François Bordes — qui n’est pas encore « officiellement » Francis Carsac car il n’a encore rien publié sous ce nom — a terminé sa thèse d’État en Géologie sur Les Limons quaternaires du Bassin de la Seine. Il est attaché de Recherches au CNRS. Il a dans ses tiroirs deux « romans d’hypothèse » terminés (Sur un Monde stérile (1943–1945), et L’Aventure cosmique (1945), qui deviendra Les Robinsons du Cosmos), un roman écrit à moitié qui ne sera jamais terminé (En l’An 2001 … (1945-46)), et un premier tiers, à peu près, du roman Le grand Crépuscule qu’il reprendra en 1955-56 et qui sera publié sous le titre Terre en fuite.
Il vient de passer cinq années harassantes, tant du point de vue physique qu’intellectuel. Quand en 1946 il avait commencé son travail de thèse, il ne connaissait que peu de choses sur cette partie de la Géologie, la Géologie du Quaternaire, qui, bien que concernant les événements géologiques contemporains de l’Homme, n’était pratiquement pas enseignée à l’Université en France. Il ne connaissait pas non plus son terrain de thèse, le Nord-Ouest de la France. Et la géologie, cela se fait d’abord sur le terrain. Il sillonnait donc par tout temps le Bassin parisien, la Normandie, la Somme, sur sa « pétrolette », une moto Alcyon de 125 cc. De retour à Paris, où nous habitions alors, c’était le travail de laboratoire à l’institut de Paléontologie Humaine, le travail de réflexion, le travail de recherche des références et de lecture — et les articles scientifiques ne se lisent pas comme des romans ! — , le travail de mise au propre des notes de terrain, etc. Et enfin, le travail de rédaction de sa thèse.
Quant aux « vacances », elles se passaient sur un autre terrain de recherche, celui des grottes et abris sous roche préhistoriques du Périgord. Car parallèlement à son travail de géologue, François Bordes continuait sa recherche de préhistorien et, en quelque sorte, bien que les deux domaines soient très liés, menait deux carrières scientifiques de front. Il est maintenant tellement admis que l’on n’en parle même plus qu’il est impossible de séparer l’étude des civilisations préhistoriques de l’étude des milieux dans lesquels ces civilisations évoluaient, et donc de la géologie quaternaire qui est la principale source d’informations sur ces milieux. Mais à l’époque, cette attitude méthodologique était loin d’être communément admise, et passait même en France pour « hérétique » auprès de bon nombre de « préhistoriens purs ». Depuis, bien sûr, les choses ont changé. Mais ce fut dû pour partie au travail de pionnier de François Bordes. Quand en 1989, pour le bicentenaire de la Révolution, « Science et Vie » a publié un numéro spécial sur « 200 ans de science française », dans le « Journal de la Science mondiale » un des trois faits scientifiques marquants retenus pour l’année 1954 est: « Travaux de F. Bordes sûr les lœss et les industries paléolithiques du Bassin parisien ».
Pour Noël 1951, donc, François Bordes décide de s’accorder des « vraies » vacances, de souffler un peu, en quelque sorte. Et pour cela, entr’autre, d’écrire une nouvelle sur ce que l’on appellerait maintenant « une rencontre du troisième type ». Il reprend donc son idée, la retravaille dans sa tête et la modifie. Ce ne sera plus le Causse du Quercy, mais une forêt en Périgord. Le personnage devient un médecin, qui raconte sa rencontre à un vieil ami de passage. À la fin, les « visiteurs » sont repartis après réparation du « ksill ». Le docteur sait qu’il se déroule dans l’Univers une guerre fantastique, inimaginable, entre les « êtres de la lumière », et les « êtres du froid et de la nuit », guerre qui entraînera la fin de la Terre si les « misliks » gagnent, mais à laquelle les terriens ne peuvent pas participer, paradoxalement parce qu’ils sont eux-mêmes « guerriers ». Quant au visiteur, il se demande ce qu’il doit croire.
Il se mit donc à sa machine à écrire et écrivit 10 pages. Mais pour donner de la cohérence à ce que disaient les Hiss, il avait imaginé avec un certain détail leur « univers », la guerre contre les misliks, etc., « univers » dont, bien sûr, les Hiss ne révéleraient que des bribes au docteur Clair. Et il se sentit envahit de la même frustration que son personnage. C’était trop bête de rester ainsi sur Terre pendant que les Hiss repartaient … Et la nouvelle devint roman.
Ceux de Nulle-part fut alors écrit en trois mois, le mot « Fin » sur le premier manuscrit étant accompagné de la date: 28/3/52 0 h 10, et la version réécrite pour le « polissage » ne diffère que très peu de la première. En lisant « en parallèle » le premier jet et le texte publié, on voit que la révision n’a consisté qu’en des améliorations de style ça et là: suppressions de répétitions, modifications de tournures maladroites …
Pourtant, le plan du roman a évolué au fur et à mesure qu’il était écrit. En quelque sorte, l’auteur découvrait l’univers des Hiss en même temps que le Dr Clair. À l’époque, j’étais dans ma septième année, et je ne savais même pas que mon père écrivait un roman. Mais en même temps que le premier manuscrit se trouvent trois plans successifs, se rapprochant peu à peu du plan final. Dans le premier schéma, il est fait allusion à des « espions misliks », peu compatibles avec ce que furent les misliks en définitive, et le « plan » de la fin du roman ne comporte que des numéros de chapitres, sans autres indications. Le second plan est compatible avec le roman jusqu’à la moitié, et le troisième jusqu’aux trois quarts. Quant au titre, il a aussi changé avec le temps: Les êtres du bout-du-monde (ou: d’outre-monde, ou: d’outre-univers), La menace cosmique, puis Ceux qui vinrent (ou: viennent) de nulle-part, qui devint Ceux de Nulle-part à la publication.
Publication qui fut presque le fait du hasard. « Normalement », Ceux de Nulle-part aurait dû, une fois terminé, rejoindre Sur un monde stérile et L’aventure cosmique dans le deuxième tiroir à droite, à partir du bas, du bureau de mon père. Et y rester. Car comme les précédents, ce roman n’avait pas été écrit pour être publié, mais simplement pour l’amusement. Comme détente, en quelque sorte. D’ailleurs, où publier alors, si tant est qu’il en ait eu l’intention ?
Mais c’est à ce moment le début de la collection « Le Rayon fantastique ». Et il se trouvait qu’alors un ami de la famille de ma mère, Roger Allard, était directeur de collection chez Gallimard. Ayant convaincu — ce qui ne fut pas évident — mon père de soumettre son ouvrage, ma mère alla le porter à l’éditeur.
Le roman fut accepté, et sous le numéro 23 devint en 1954 le premier roman français publié par « Le Rayon fantastique ».
François Bordes choisit comme pseudonyme Francis Carsac, « Francis » pour « François », bien sûr, et « Carsac » du nom du village du Périgord, près de Sarlat, où il possédait une maison qui lui servait de « camp de base » pour ses fouilles préhistoriques dans la région. L’obligation pour lui d’avoir un pseudonyme était double. D’une part, il ne souhaitait pas qu’une confusion puisse se faire entre ses écrits scientifiques et ses écrits d’imagination. D’autre part, malgré une réputation scientifique déjà internationale et grandissante, il n’était encore statutairement qu’un jeune chercheur du C.N.R.S., dont la carrière dépendait de décisions de commissions dont certains membres auraient accueilli avec joie la possibilité de mettre en avant le fait qu’il écrivait de la « science-fiction »: « quelqu’un qui écrit de la science-fiction ne peut pas être un scientifique sérieux » aurait été leur argument. Que le géologue-préhistorien François Bordes et l’écrivain de SF Francis Carsac était une même personne resta donc quelques années un secret, jusqu’à ce qu’il n’ait plus lieu d’être.
Ceux de Nulle-part ayant connu un succès immédiat, l’éditeur eut le réflexe de tout éditeur, à savoir demander à l’auteur s’il n’avait pas autre chose dans ses tiroirs. Et c’est ainsi que l’Aventure cosmique fut réécrite, avec peu de changements par rapport au manuscrit (cette fois vraiment manuscrit, pas « tapé à la machine » …). Pour des raisons « commerciales », le titre devint Les Robinsons du Cosmos, qui fut publié en 1955 sous le numéro 34 de la collection. Mais dès Décembre 1952, « Francis Carsac » avait commencé la « suite » de Ceux de Nulle-part, Ce Monde est nôtre, qui ne devait être achevé qu’en 1959 pour finir par être publié en 1962. Entre temps, il avait repris Le Grand Crépuscule, en 1955-56, pour de nouveau l’abandonner avant de le terminer au début de 1959. Il fut publié en 1960 sous le titre Terre en fuite. Les premières pages du Peuple des Etoiles, paru en 1962 sous le titre Pour Patrie l’Espace, datent de 1956–1958. Puis le roman fut écrit de Décembre 1960 à Mai 1961. La Vermine du Lion, enfin, fut écrit d’Octobre 1961 à Décembre 1962.
Puis Francis Carsac n’écrivit plus de romans, juste quelques nouvelles.
Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il n’avait plus le temps. Ou plutôt parce que François Bordes n’avait plus beaucoup le temps d’être Francis Carsac. Parce que Bordes/Carsac n’a jamais écrit de la science-fiction qu’en amateur, et que, pour l’utilisation du temps disponible, François Bordes le scientifique avait la priorité absolue sur Francis Carsac l’écrivain. Pire, parce que François Bordes le scientifique devait déjà batailler avec le Professeur Bordes, directeur d’un laboratoire qui prenait de plus en plus d’importance, pour avoir un peu de temps à consacrer à la recherche …