14. SECONDE RENCONTRE

Au cours des deux mois qui s’étaient écoulés depuis le jour où il avait traité Joseph Schwartz, le Dr Shekt avait changé de façon considérable. Pas tellement physiquement, encore qu’il fût peut-être un rien plus voûté et un rien plus maigre : c’était surtout sa manière d’être qui s’était modifiée. Il semblait rêveur, effrayé. Retranché en lui-même, coupé de tout le monde, même de ses collègues les plus proches, il vivait dans un état second d’où il ne sortait qu’avec une répugnance qui sautait aux yeux des moins observateurs.

Ce n’était qu’avec Pola qu’il pouvait se confier, probablement parce que sa fille était, elle aussi, curieusement enfermée dans sa tour d’ivoire depuis deux mois.

— Ils me surveillent, lui disait-il. Je le devine. Sais-tu à quoi ressemble ce sentiment ? Il y a des mutations dans le personnel à l’Institut depuis quelques semaines et ce sont les gens que j’aime bien et en qui j’ai confiance qui s’en vont. Je n’ai jamais une minute à moi, j’ai toujours quelqu’un sur le dos. On ne me laisse même pas rédiger de rapports.

Tantôt Pola compatissait, tantôt elle se moquait de lui et répétait : « Mais quelles raisons auraient-ils d’agir ainsi ? D’accord, il y a eu cette expérience sur Schwartz mais ce n’est pas un crime si terrible. Tu risques seulement de te faire passer un savon. »

Mais ce fut avec un visage défait, que, ce jour-là, Shekt murmura :

— Ils ne me laisseront pas en vie. Mes soixante ans approchent et ils ne me laisseront pas en vie.

— Après tout ce que tu as fait ? Ne dis pas de sottises.

— J’en sais trop long, Pola, et ils ne me font pas confiance.

— Qu’est-ce que tu sais ?

Il se sentait si las, ce soir, et avait un tel besoin de s’épancher qu’il vida son cœur. Tout d’abord, Pola ne le crut pas mais quand il lui fallut se rendre à la raison, elle en demeura muette d’horreur.

Le lendemain, elle appela la Résidence d’une cabine téléondiophonique publique à l’autre bout de la ville. Plaçant un mouchoir devant sa bouche, elle demanda le Dr Bel Arvardan.

Il n’était pas là. Il se trouvait peut-être à Bonair, à neuf mille kilomètres de Chica, mais il prenait des libertés avec l’itinéraire qu’il avait établi… Oui, il devait revenir à Chica mais on ne savait pas au juste quand. Pouvait-elle laisser son nom ? On tâcherait de s’informer.

Pola coupa la communication et appuya la joue contre la paroi de verre dont la fraîcheur lui fit du bien. Ses yeux étaient remplis de larmes et son regard trahissait sa déception.

Idiote ! Pauvre idiote !

Il était venu à son secours et elle l’avait rembarré. Il avait risqué la matraque neuronique, et pis encore, pour défendre la dignité d’une petite Terrienne insultée par un Etranger et elle l’avait envoyé promener.

Les cent crédits qu’elle avait fait parvenir le lendemain à la Résidence lui avaient été retournés sans un mot d’accompagnement. Elle aurait alors voulu le joindre pour s’excuser, mais elle avait eu peur. L’accès de la Résidence était exclusivement réservé aux Etrangers. Comment aurait-elle pu y entrer ? Elle ne l’avait jamais vue que de loin.

Et maintenant… Il allait falloir qu’elle se rende au palais du procurateur lui-même pour… pour…

Arvardan seul était désormais en mesure de les aider. Lui, l’Etranger qui était capable de discuter sur un pied d’égalité avec des Terriens. Elle n’avait jamais deviné qu’il en était un avant qu’il ne le lui eût avoué. Il était si, fort, si sûr de lui… Il saurait ce qu’il convenait de faire.

Il fallait bien que quelqu’un le sache, sinon ce serait l’anéantissement de toute la galaxie.

Bien sûr, beaucoup d’Etrangers méritaient de subir ce sort. Mais le méritaient-ils tous ? Les femmes et les enfants, les malades et les vieillards ? Les méchants et les bons ? Les Arvardan ? Ceux qui n’avaient jamais entendu parler de la Terre ? C’étaient des êtres humains, après tout. Une si terrible vengeance plongerait la légitimité de la cause de la Terre dans une mer infinie de sang et de cadavres pourrissants.

Et puis Arvardan se présenta impromptu.

Le Dr Shekt secoua la tête.

— Je ne peux pas le lui dire.

— Il le faut, répliqua Pola sur un ton farouche.

— Ici ? C’est impossible. Ce serait notre condamnation à tous les deux.

— Eh bien, renvoie-le. Je me charge du reste.

Son cœur battait à tout rompre. Uniquement parce que c’était le moyen de sauver des milliards de milliards de vies humaines, bien entendu. Pola se rappelait son large, son éclatant sourire. Elle se rappelait comment, sans se départir de son calme, il avait obligé un colonel des forces impériales à s’incliner devant elle, une fille de la Terre, et à lui présenter ses excuses, à solliciter son pardon.

Bel Arvardan pouvait faire n’importe quoi !

Evidemment, Arvardan ne savait rien de tout cela. Il prit l’attitude de Shekt pour ce qu’elle paraissait être : une brutale et grossière rebuffade en harmonie avec l’insolence qu’il avait constatée chez tous les Terriens.

Il éprouvait une impression de gêne, dans l’antichambre du bureau impersonnel, à se sentir si ostensiblement considéré comme un indésirable.

— L’idée ne me serait jamais venue de vous importuner en vous rendant visite, Dr Shekt, si je n’étais pas professionnellement intéressé par votre amplificateur synaptique, dit-il en choisissant ses mots avec soin. Je crois savoir que, contrairement à beaucoup de Terriens, vous n’êtes pas hostile aux hommes de la galaxie.

Il avait apparemment commis une bévue, car le Dr Shekt bondit :

— J’ignore de qui vous tenez ce renseignement, mais votre informateur se trompe en me prêtant des sentiments amicaux particuliers à l’égard des Etrangers en tant que tels. Je n’ai ni sympathies ni antipathies. Je suis un Terrien…

Arvardan serra les dents et fit mine de prendre congé.

— Je suis désolé de vous paraître impoli, docteur Arvardan, reprit précipitamment le physicien en baissant le ton. Mais, vous comprenez, je ne peux absolument pas…

— Je comprends parfaitement, répondit sèchement Arvardan qui ne comprenait rien du tout. Je vous salue bien.

Le Dr Shekt sourit faiblement.

Je suis accablé de travail…

— Moi aussi, je suis très occupé, docteur Shekt.

L’archéologue avança vers la porte en pestant contre toute la tribu terrienne, en gros et en détail. Malgré lui, les aphorismes qui faisaient florès sur sa planète natale lui montaient aux lèvres : « La politesse est aussi répandue chez les Terriens que les étincelles dans la mer », « Un Terrien vous donne tout à condition que ça ne lui coûte rien et que ça vaille encore moins ».

Il avait déjà levé le bras pour couper le faisceau de la cellule photo-électrique commandant l’ouverture du portail donnant sur la rue quand il entendit des pas pressés derrière lui. Quelqu’un lui glissa un « chut ! » à l’oreille et on lui fourra un bout de papier dans la main. Lorsqu’il se retourna, il aperçut seulement une silhouette de rouge vêtue qui disparaissait.

Ce ne fut que dans le véhicule qu’il avait loué qu’il déplia le papier et lut ces mots griffonnés : « Soyez devant le Grand Théâtre ce soir à 8 heures. Assurez-vous qu’on ne vous suit pas. »

Il relut cinq fois de suite le message en fronçant farouchement les sourcils comme s’il espérait que quelque chose d’autre, écrit à l’encre invisible, allait se révéler. Machinalement, il se retourna. Il n’y avait personne dans la rue. Il fit le geste de jeter cette note ridicule par la fenêtre, mais se ravisant, la mit dans sa poche.

S’il avait eu la moindre des choses à faire, ce soir-là, il n’aurait certainement pas donné suite et quelques trillions de gens seraient peut-être passés de vie à trépas. Mais il se trouvait qu’il n’avait aucun projet.

Et qu’il se demandait si l’auteur de ce billet n’était pas…

A 8 heures, il avançait lentement, englué dans la longue file de véhicules qui se traînaient le long des méandres de la voie conduisant au Grand Théâtre. Il n’avait demandé son chemin qu’une seule fois et le passant qu’il avait interrogé lui avait décoché un regard soupçonneux (la méfiance était une caractéristique universellement répandue chez les Terriens) et s’était borné à répondre laconiquement : « Vous n’avez qu’à suivre les autres voitures. »

Apparemment, elles se dirigeaient toutes vers le Grand Théâtre car, quand Arvardan y arriva, il constata qu’elles s’engouffraient l’une après l’autre dans la, gueule béante du parc de stationnement souterrain. Il quitta donc la file et dépassa le bâtiment à petite allure, attendant il ne savait quoi.

Une silhouette élancée dégringola la rampe piétonnière et s’accrocha à la portière. L’archéologue, surpris, écarquilla les yeux, mais l’inconnu avait déjà ouvert et était monté à bord.

— Pardonnez-moi mais…

— Chut ! (Son passager se recroquevilla sur le siège.) Vous a-t-on suivi ?

— Parce que j’aurais dû l’être ?

— Ne plaisantez pas. Continuez tout droit. Je vous dirai quand il faudra tourner. Mais qu’est-ce que vous attendez ?

Il connaissait cette voix. Des cheveux châtain clair sortaient du capuchon qui descendaient jusqu’aux épaules de la jeune femme dont les yeux noirs étaient fixés sur lui.

— Vous feriez mieux de rouler, dit-elle doucement.

Il obéit. Pendant le quart d’heure qui suivit, elle ne prononça pas un mot sauf pour lui indiquer laconiquement la direction de temps en temps. Il la lorgnait en coulisse et songeait avec une bouffée de plaisir qu’elle était encore plus jolie que dans son souvenir. C’était singulier, mais maintenant, il n’éprouvait aucun ressentiment.

Ils s’arrêtèrent – plus exactement, Arvardan s’arrêta sur l’ordre de sa passagère – au coin d’un quartier résidentiel désert. Après avoir prudemment examiné les environs, la jeune fille lui fit signe de redémarrer et le véhicule s’engagea au pas dans l’allée en pente douce d’un garage privé dont la porte se referma. Il n’y avait pas d’autre source de lumière que le plafonnier de la voiture.

Pola le dévisagea avec gravité et dit :

Je suis désolée d’avoir été forcée de recourir à ce stratagème pour vous parler sans témoins, docteur Arvardan. Je sais que je n’ai pas à espérer votre estime…

— N’en croyez rien, s’exclama-t-il gauchement.

— J’y suis obligée. Je voudrais que vous sachiez que je me rends parfaitement compte de la mesquinerie et de la méchanceté de mon attitude lors de notre première rencontre. Je ne trouve pas de mots pour m’excuser…

— Je vous en supplie ! (Il se détourna.) J’aurais sans doute dû me montrer un peu plus diplomate.

— Bref… (Pola s’interrompit quelques instants pour recouvrer un minimum de calme.) Ce n’est pas pour cela que je vous ai fait venir ici. Vous êtes le seul Etranger, à ma connaissance, capable de faire preuve de bonté et de noblesse – et j’ai besoin de votre aide.

Un étau glacé se referma sur le cœur d’Arvardan. C’était donc seulement pour cela ?

— Oh ? fit-il sur un ton froid.

— Non ! s’écria-t-elle. Pas pour moi, docteur Arvardan. Pour la galaxie tout entière. Moi, je ne demande rien. Absolument rien !

— De quoi s’agit-il ?

— D’abord… je ne pense pas qu’on nous ait suivis mais si vous entendez le moindre bruit, voulez-vous… voulez-vous… (elle baissa les yeux)… me prendre dans vos bras et… et… vous comprenez ?

Il hocha sèchement la tête.

— Je crois pouvoir improviser sans difficulté. Mais est-il indispensable d’attendre qu’il y ait du bruit ? Pola rougit.

— Je vous en prie, ne vous moquez pas de moi et ne vous méprenez pas sur mes intentions. Ce sera le seul moyen d’éviter de faire naître des soupçons sur la véritable raison de notre présence ici, la seule chose convaincante.

— Est-ce donc tellement grave ?

Il la regarda avec curiosité. Elle semblait si jeune, si vulnérable. En un sens, ce n’était pas juste. Il s’enorgueillissait de n’avoir jamais agi à la légère. C’était un passionné, mais il avait toujours combattu et dompté ses émotions. Et voici que, simplement parce qu’une fille paraissait faible, il éprouvait impulsivement le besoin de la protéger.

— Oui, c’est extrêmement grave. Je vais vous dire quelque chose et je sais que, de prime abord, vous ne me croirez pas. Mais je vous demande d’essayer quand même de me croire, de vous persuader que je suis sincère. Et, surtout, je voudrais que vous décidiez de faire front avec nous quand vous saurez. Acceptez-vous d’essayer ? Je vous accorde un quart d’heure. Quand ce délai de réflexion sera écoulé, si vous estimez que je ne suis pas digne de confiance ou que vous ne souhaitez pas vous mêler de cela, je m’en irai et on n’en parlera plus.

— Un quart d’heure ? (Il eut un sourire involontaire, détacha sa montre et la posa devant lui.) C’est entendu.

Pola noua ses mains sur ses genoux et se perdit dans la contemplation du mur nu du garage, la seule chose que l’on voyait derrière le pare-brise.

Arvardan, songeur, la détailla – la ligne douce et lisse du menton démentant la raideur forcée qu’elle s’imposait, le nez mince et droit, l’éclat de la carnation, typique des Terriens…

Surprenant le regard qu’elle lui décochait à la dérobée, il tourna vivement la tête et lui demanda : « Qu’y a-t-il ? Elle lui fit face et se mordilla la langue.

— Je vous observais.

— Oui, je m’en suis aperçu. J’ai une tache sur le nez ?

— Non. (Elle sourit imperceptiblement pour la première fois depuis qu’elle avait pris place dans la voiture. Il était ridiculement frappé par d’insignifiants détails comme la façon dont sa chevelure ondoyait chaque fois qu’elle secouait la tête.) Simplement, je n’arrête pas de me demander depuis… depuis l’autre jour pourquoi vous ne portez pas de vêtements traités au plomb si vous êtes un Etranger. Je ne comprends pas. En général, les Etrangers ressemblent à des sacs de pommes de terre.

— Pas moi ?

Oh non ! (Il y avait soudain un frémissement d’enthousiasme dans la voix de Pola.) Vous ressemblez… vous ressemblez tout à fait à une antique statue de marbre, sauf que vous êtes plein de vie et que vous n’avez pas le froid du marbre. Pardonnez-moi. Je suis impertinente.

— C’est-à-dire que vous pensez que je trouve que vous êtes une Terrienne qui ne sait pas se tenir à sa place ? Si vous voulez que nous soyons bons amis, il va falloir que vous cessiez de m’attribuer cette manière de voir… Je ne crois pas à cette superstition au sujet de la radio-activité. J’ai mesuré la radio-activité atmosphérique de la Terre, j’ai fait des expériences sur des animaux de laboratoire et je suis absolument convaincu que, dans des conditions normales, je n’ai rien à craindre des radiations. Je suis sur la Terre depuis deux mois et je me porte toujours comme un charme. Mes cheveux ne tombent pas (il fit mine de s’en arracher une poignée), mes entrailles né font pas de nœuds et je doute que ma fertilité soit menacée bien que, je l’avoue, je prenne quelques petites précautions sur ce plan. Seulement, les caleçons au plomb ne se remarquent pas.

Il avait parlé sur un ton grave et la jeune fille sourit à nouveau.

— Je crois que vous êtes un peu fou.

— Vraiment ? Vous seriez surprise si vous saviez combien d’archéologues très intelligents et très célèbres ont dit la même chose – et dans des discours fleuves.

— Etes-vous disposé à m’écouter, maintenant ? Le quart d’heure est passé.

— Qu’en pensez-vous ?

— Que vous m’écouterez sans doute. Sinon, vous ne seriez plus là. Après la manière dont je me suis conduite…

— Avez-vous le sentiment que je dois faire de pénibles efforts pour rester assis à côté de vous ? lui demanda-t-il doucement. Si c’est le cas, vous êtes dans l’erreur. Savez-vous que je n’ai jamais vu, que je crois franchement n’avoir jamais vu une fille aussi ravissante que vous, Pola ?

Elle leva vivement les yeux, une lueur d’effroi dans le regard.

— Non, je vous en prie ! Ce n’est pas cela que je cherche. Vous ne me croyez pas ? Si, je vous crois. Dites-moi ce que vous voulez que je fasse. Je vous croirai et je vous aiderai.

Il était sincère. Ace moment, il aurait allègrement entrepris de renverser l’empereur. Il n’avait jamais été amoureux. Il se figea intérieurement. C’était la première fois qu’il utilisait ce mot.

Amoureux ? D’une Terrienne ?

— Vous avez vu mon père, docteur Arvardan ?

— Le Dr Shekt est votre père ?… Mais appelez-moi Bel. Je vous appelle bien Pola.

— Si vous voulez, j’essaierai. Je suppose que vous lui en voulez beaucoup ?

— Il n’a pas été très courtois.

— Il ne le pouvait pas. On le surveille. A vrai dire, nous avions décidé tous les deux qu’il vous mettrait à la porte et que je prendrais contact ici avec vous. C’est notre demeure, vous savez. Ecoutez-moi… (Sa voix s’était muée en un chuchotement.) La Terre va se révolter.

Arvardan ne put résister à l’envie de s’amuser un instant.

— Non ! s’exclama-t-il en ouvrant de grands yeux. La Terre tout entière ?

Mais la raillerie déchaîna la fureur de Pola :

— Ne vous moquez pas de moi ! Vous avez dit que vous m’écouteriez et que vous me croiriez. La Terre va se soulever et c’est grave parce qu’elle peut détruire l’empire.

— Pas possible ! (Arvardan réussit à réprimer son fou rire.) Pola, connaissez-vous bien votre galactograhie ?

— Aussi bien que n’importe qui, monsieur le professeur. Mais je ne vois pas le rapport.

— Je vais vous l’expliquer. Le volume de la galaxie est de plusieurs millions d’années-lumière-cubes. Elle contient deux cent millions de planètes habitées et sa population est approximativement de cinq cents quadrillions de personnes. C’est bien cela ?

— Probablement puisque vous le dites.

C’est exact, faites-moi confiance. La Terre, quant à elle, est une planète unique de vingt millions d’habitants et elle est démunie de ressources. En d’autres termes, il y a pour chaque Terrien vingt-cinq milliards de citoyens galactiques. Quel mal la Terre peut-elle faire à un empire doit l’avantage est de vingt-cinq milliards contre un ?

Pendant un instant, Pola parut se rendre à ces raisons mais son hésitation fut brève.

— Je ne peux pas réfuter cet argument, Bel, mais mon père le peut. Il ne m’a pas donné les détails cruciaux, craignant que ma vie soit alors en danger, mais il est prêt à le faire maintenant, si vous venez avec moi. Il m’a seulement affirmé que la Terre a les moyens de détruire toute vie extérieure et il ne doit pas se tromper. Il ne s’est jamais trompé.

Sa véhémence était telle que ses joues étaient devenues roses et Arvardan mourait d’envie de les caresser. (Dire que la première fois qu’il l’avait touchée, il avait été horrifié ! Que lui arrivait-il donc ?)

— Est-il plus de 10 heures ? reprit Pola.

— Oui.

— Alors, il doit être en haut… s’ils ne l’ont pas arrêté. (Elle regarda autour d’elle avec un frisson involontaire.) On peut rentrer directement dans la maison par le garage et si vous m’accompagnez…

Elle avait déjà la main sur la poignée de la portière. Elle se figea brusquement et dit dans un murmure rauque :

— Il y a quelqu’un qui approche… Oh ! Vite…

Elle n’alla pas plus loin. Arvardan n’eut aucune difficulté à se rappeler la consigne qu’elle lui avait donnée. Il l’entoura de ses bras et son corps tiède et souple se plaqua contre le sien. Les lèvres de la jeune fille tremblaient sous les siennes et une mer de douceur sans limites…

Pendant une dizaine de secondes, il fit rouler ses yeux autant qu’il le pouvait pour apercevoir la première lueur de la lampe, il tendit l’oreille pour entendre le premier bruit de pas, mais il succomba à l’exaltation qui le submergeait, aveuglé d’étoiles, assourdi par les battements de son propre cœur.

Les lèvres de Pola quittèrent les siennes, mais il les reprit sans complexe. Il la serra plus étroitement et elle s’abandonna à son étreinte jusqu’à ce que son cœur batte à l’unisson du sien.

Ils restèrent longtemps enlacés. Enfin, ils se séparèrent, mais demeurèrent encore un moment joue contre joue.

Arvardan n’avait encore jamais été amoureux. Cette fois, le mot ne le fit pas sursauter. Terrienne ou pas, Pola n’avait pas d’égale dans toute la galaxie.

— Ce devait seulement être un bruit de circulation, laissa-t-il tomber d’une voix heureuse et alanguie.

— Non, répondit-elle dans un souffle. Je n’avais rien entendu.

Il la prit par les épaules et la repoussa à bout de bras, mais le regard de Pola ne vacilla pas.

— Petit démon ! Vous parlez sérieusement ?

Les yeux de Pola scintillèrent.

— Je voulais que vous m’embrassiez. Je ne regrette rien.

— Non mais, pour qui me prenez-vous ? Pour la peine, vous allez encore m’embrasser. Parce que c’est moi qui le veux, cette fois.

Le second baiser se prolongea longtemps, très longtemps. Enfin, elle se dégagea brusquement, remit de l’ordre dans ses cheveux et rajusta le col de sa robe à petits gestes précis.

— Je crois qu’il vaudrait mieux monter, maintenant. Eteignez le plafonnier. J’ai une lampe-stylo.

Arvardan sortit de la voiture derrière elle. Elle n’était qu’une ombre indistincte dans la petite flaque lumineuse dont sa minuscule lampe trouait l’obscurité.

— Prenez ma main, Bel. Il y a un escalier.

— Je vous aime, Pola, chuchota l’archéologue.

Les mots étaient venus tout seuls – et ils sonnaient juste.

Il répéta :

— Je vous aime.

— Vous me connaissez à peine, répliqua-t-elle à mi-voix.

— Pas du tout ! Je vous connais depuis toujours, Pola, je vous le jure. Depuis deux mois, je ne fais que penser à vous, que rêver de vous. Je vous le jure. Je suis une Terrienne, monsieur.

Eh bien, qu’à cela ne tienne ! Je serai un Terrien. Mettez-moi à l’épreuve.

Il s’arrêta et l’obligea avec douceur à lever la main jusqu’à ce que le pinceau de lumière éclaire son visage empourpré et ruisselant de larmes.

— Pourquoi pleurez-vous ?

— Parce que lorsque mon père vous aura tout dit, vous comprendrez que vous ne pouvez pas aimer une Terrienne.

— Sur ce point aussi, je ne demande pas mieux que d’être mis à l’épreuve.

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