« Nan, décida Côlon. C’était sûrement un… un gros échassier. Quelque chose comme ça.

— On ne peut rien faire ? demanda Carotte.

— Si, répondit Chicard. On devrait s’tirer en vitesse. Souvenez-vous de Trousse.

— C’est peut-être un autre dragon, dit Carotte. On devrait prévenir les gens et…

— Non, le coupa brutalement le sergent Côlon, parce que, petit a) ils nous croiraient pas et, petit b) on a un roi maintenant. C’est son boulot, les dragons.

— C’vrai, fit Chicard. Il serait vachement fumasse, sûrement. Les dragons, c’est sûrement des bestiaux royaux, t’vois. Comme les cerfs. Le gars qu’aurait seulement l’idée d’en tuer un se ferait sûrement arracher les tridelins[18], quand y a un roi dans le coin.

— Dans ces cas-là, on est contents d’être des raturés, fit Côlon.

— Des roturiers, le corrigea Chicard.

— Ça n’est pas très civique, comme attitude… » commença Carotte. Il fut interrompu par Errol.

Le petit dragon débouchait au petit trot en plein milieu de la rue, son bout de queue dressé en l’air, les yeux braqués sur les nuages au-dessus de lui. Il dépassa la troupe sans lui accorder la moindre attention.

« Qu’est-ce qui lui prend ? » fit Chicard.

Un fracas dans leur dos annonça l’arrivée du carrosse des Ramkin.

« Les gars ? lança Vimaire d’une voix hésitante en fouillant le brouillard des yeux.

— Sans aucun doute, répondit le sergent Côlon.

— Vous n’avez pas vu passer un dragon ? En dehors d’Errol ?

— Ben, euh… fit le sergent en regardant les deux autres. Plus ou moins, mon capitaine. Bien possible. Ça nous étonnerait pas.

— Alors ne restez pas là comme des grands dadais, dit dame Ramkin. Montez ! La place ne manque pas à l’intérieur ! »

Effectivement. À sa sortie d’usine, le carrosse avait dû passer pour la merveille de l’époque, tout en peluche, dorures et tentures à pompons. Le temps, la négligence et l’enlèvement répété des sièges pour permettre de conduire des dragons à des expositions avaient prélevé leur tribut, mais il empestait encore les privilèges, l’élégance et, bien entendu, le dragon.

« À quoi tu joues ? fit Côlon alors que le carrosse fendait bruyamment le brouillard.

— Je salue d’la main, répondit Chicard en faisant des gestes gracieux à l’adresse des volutes de brume autour d’eux.

— Vraiment, c’est écœurant, ces trucs-là, médita tout haut le sergent Côlon. S’balader dans des carrosses comme ça pendant qu’y en a d’autres qu’ont pas de toit sur leurs têtes.

— C’est l’carrosse de dame Ramkin, dit Chicard. Une femme très bien.

— Ben, oui, mais ses ancêtres, hein ? On a pas d’grandes maisons et des carrosses sans opprimer un peu les pauvres.

— T’es juste vexé parce que ta bourgeoise a brodé des couronnes sur ses d’sous, dit Chicard.

— Ç’a rien à voir ! s’indigna le sergent Côlon. J’ai toujours été très à cheval sur les droits de l’homme.

— Et du nain, ajouta Carotte.

— Ouais, d’accord, fit le sergent d’un ton hésitant. Mais toutes ces histoires de rois et de seigneurs, c’est contre la dignité humaine fondamentale. On est tous nés égaux. Ça me rend malade.

— Je t’ai encore jamais entendu causer comme ça, Frédéric, dit Chicard.

— Pour toi, c’est le sergent Côlon, Chicard.

— Pardon, sergent. »

Le brouillard ressemblait de plus en plus à un véritable gumbo d’automne morporkien[19]. Vimaire s’efforçait d’y voir quelque chose, les yeux plissés, tandis que les gouttelettes s’attelaient à la tâche de le tremper jusqu’aux os.

— Je l’aperçois, dit-il. Tournez à gauche ici.

— Vous avez une idée d’où nous sommes ? s’enquit dame Ramkin.

— Quelque part dans le quartier commerçant », répondit sèchement Vimaire.

Errol avait un peu ralenti. Il n’arrêtait pas de regarder en l’air et de geindre.

« Je ne vois que dalle au-dessus de nous dans ce brouillard, dit-il. Je me demande si… »

Le brouillard, comme pour lui répondre, s’illumina. Il fleurit devant eux à la façon d’un chrysanthème et produisit un bruit qui fit : « Wouuuf. »

« Oh, non, gémit Vimaire. Pas encore ! »


* * *

« Les Tasses de l’Intégrité sont-elles parfaitement et dûment remplies ? entonna le frère Tourduguet.

— Oui-da, parfaitement remplies à ras bord.

— Les Eaux du Monde sont-elles abjurées ?

— Oui-da, parfaitement abjurées comme il faut.

— Les Démons de l’Infinité ont-ils été abondamment enchaînés ?

— Merde, fit le frère Plâtrier, y a toujours quelque chose. »

Le frère Tourduguet s’affaissa. « Rien qu’une fois, ce serait agréable si nous pouvions accomplir dans les règles les rituels anciens et éternels, quand même. Vous feriez bien de vous mettre au travail.

— Ça n’irait pas plus vite, frère Tourduguet, si je le faisais deux fois au prochain coup ? » demanda le frère Plâtrier.

Le frère Tourduguet examina la proposition à contrecœur. Elle paraissait raisonnable.

« D’accord, dit-il. Maintenant, retournez avec les autres. Et vous devriez m’appeler Grand Maître Suprême suppléant, compris ? »

Il n’obtint pas de la part de la confrérie l’accueil digne qu’il estimait de rigueur.

« Personne nous a dit que vous étiez Grand Maître Suprême suppléant, marmonna le frère Portier.

— Ben, c’est ce que vous croyez ; je l’suis bel et bien parce que le Grand Maître Suprême m’a demandé d’ouvrir la Loge vu qu’il était en retard à cause de toute cette histoire de couronnement, répliqua avec hauteur le frère Tourduguet. Si ça, ça fait pas de moi le Grand Maître Suprême suppléant, alors je voudrais bien savoir ce qu’il vous faut, d’accord ?

— J’vois pas pourquoi, marmonna le frère Portier. Vous êtes pas obligé de vous attribuer un grand titre pareil. On pourrait juste vous appeler quelque chose comme… ben, Responsable des Rituels.

— Ouais, renchérit le frère Plâtrier. J’vois pas pourquoi vous vous donnez de grands airs. Vous avez même pas appris les anciens mystères mystiques chez des moines, ni rien.

— En plus, ça fait des heures qu’on poireaute, reprit le frère Portier. C’est pas normal. J’croyais qu’on serait récompensés… »

Le frère Tourduguet comprit qu’il perdait le contrôle de la situation. Il essaya une diplomatie enjôleuse.

« Je suis sûr que le Grand Maître Suprême va revenir tout de suite, dit-il. On va pas tout gâcher maintenant, hein ? Les gars ? On a organisé le combat avec le dragon et tout, on s’en est tirés comme des chefs, c’est quelque chose, non ? On en a vu de dures, pas vrai ? Ça vaut la peine d’attendre encore un peu, d’accord ? »

Le cercle de silhouettes en robes et capuchons racla des pieds en signe d’approbation réticente.

« D’accord.

— Ça va.

— Ouais.

— CERTAINEMENT.

— Ça marche.

— Puisque vous l’dites. »

Le sentiment gagnait peu à peu le frère Tourduguet qu’un détail clochait, mais il n’arrivait pas à le définir.

« Euh, fit-il. Frères ? »

Eux aussi s’agitaient, mal à l’aise. Quelque chose leur agaçait les dents. Une drôle d’ambiance.

« Frères, répéta le frère Tourduguet en tâchant de reprendre la situation en mains, on est bien tous ici, non ? »

Un chœur inquiet d’assentiment lui répondit.

« Évidemment, tiens.

— Qu’est-ce qui s’passe ?

— Oui !

— OUI.

— Oui. »

Ça recommençait, une subtile aberration dans l’atmosphère sur laquelle on n’arrivait pas à mettre le doigt parce qu’il avait trop peur, le doigt. Mais les pensées agaçantes du frère Tourduguet furent interrompues par un grattement sur le toit. Quelques petits morceaux de plâtre tombèrent dans le cercle.

« Frères ? » répéta le frère Tourduguet, nerveux.

Suivit alors un de ces bruits silencieux, un long silence bourdonnant de concentration extrême, peut-être troublé par une inspiration d’air dans des poumons larges comme des meules de foin. Les derniers rats de l’assurance du frère Tourduguet fuirent le navire en perdition de son courage.

« Frère Portier, si vous pouviez seulement déverrouiller le Terrible Portail… » chevrota-t-il.

Puis fulgura la lumière.

Il n’eut pas mal. Il n’eut pas le temps.

La mort vous prive de beaucoup de choses – surtout quand elle survient à une température assez élevée pour vaporiser le fer –, entre autres de vos illusions. Les restes immortels du frère Tourduguet suivirent des yeux le dragon qui s’enfonçait à tire-d’aile dans le brouillard puis regardèrent se figer par terre une flaque de pierre, de métal et d’oligoéléments divers : tout ce qui subsistait de la loge secrète. Et de ses occupants, s’aperçurent-ils avec le détachement propre aux défunts. Toute une vie d’épreuves pour finir sous forme de tache tourbillonnée comme de la crème dans une tasse de café. On ne savait pas à quels jeux se livraient les dieux, mais leur façon de jouer restait drôlement mystérieuse.

Il leva les yeux sur la silhouette encapuchonnée près de lui. « On a jamais voulu ça, dit-il d’une petite voix. Honnêtement. On voulait offenser personne. On voulait seulement ce qui nous revenait. »

Une main squelettique lui tapota l’épaule, pas méchamment. « FELICITATIONS », dit la Mort.


* * *

En dehors du Grand Maître Suprême, le seul Frère Éclairé absent lors du passage du dragon, c’était le frère Crocheteur. On l’avait envoyé chercher des pizzas. C’était toujours lui qu’on envoyait chercher des plats à emporter. Ça coûtait moins cher. Il n’avait jamais pris la peine de s’initier à l’art de payer quoi que ce soit.

Lorsque les gardes s’amenèrent derrière Errol, ils trouvèrent le frère Crocheteur debout, immobile, une pile de boîtes en carton dans les mains, bouche bée.

Là où aurait dû se dresser le Terrible Portail s’étalait une flaque tiède de substances diverses et fondues.

« Oh, dieux du ciel », fit dame Ramkin.

Vimaire descendit en glissant du carrosse et tapota le frère Crocheteur sur l’épaule. « Excusez-moi, monsieur, est-ce que par hasard vous auriez vu ce qui… »

Le frère Crocheteur tourna vers lui la figure d’un homme venant de survoler l’entrée de l’enfer en deltaplane. Il n’arrêtait pas d’ouvrir et de fermer la bouche, mais aucun mot n’en sortait.

Vimaire essaya encore. La terreur panique qui figeait les traits du frère Crocheteur commençait à lui porter sur le système.

« Si vous voulez bien m’accompagner aux Orfèvres, dit Vimaire, j’ai des raisons de croire que vous… » Il hésita. Il ne savait pas trop ce que ses raisons le poussaient à croire. Mais l’homme était visiblement coupable. Suffisait de le regarder. Pas forcément coupable d’un délit précis. Coupable d’une façon générale.

« Mmmmmeuh », fit le frère Crocheteur.

Le sergent Côlon souleva doucement le couvercle de la boîte du dessus.

« Qu’est-ce que vous en dites, sergent ? demanda Vimaire en reculant.

— Euh… ça m’a l’air d’une spéciale klatchienne avec des anchois, mon capitaine, répondit le sergent Côlon en connaisseur.

— Je veux parler de l’individu, dit Vimaire d’un ton las.

— Nnnnn », fit le frère Crocheteur.

Côlon jeta un coup d’œil sous la capuche. « Oh, je l’connais, mon capitaine, dit-il. Benguy “Pied-Léger” Boggis, mon capitaine. Il est capot démonté à la Guilde des Voleurs. Une paye que je l’connais, mon capitaine. Une sale petite frappe. Il bossait à l’Université.

— Quoi ? Comme mage ?

— Homme à tout faire, mon capitaine. Jardinage, menuiserie et tout.

— Oh. Vraiment ?

— Ne peut-on rien faire pour le pauvre homme ? » intervint dame Ramkin, affable.

Chicard salua promptement. « J’peux lui filer d’votre part un coup d’latte dans les couilles, si vous voulez, m’dame.

— Dddrrr… fit le frère Crocheteur qui commençait à trembler sans pouvoir se retenir tandis que dame Ramkin affichait le sourire inexpressif et dur de la femme du monde décidée à ne pas montrer qu’elle a compris ce qu’on vient de lui dire.

— Mettez-le dans le carrosse, vous deux, ordonna Vimaire. Si vous n’y voyez pas d’objection, dame Ramkin…

— … Sybil… » le corrigea la dame.

Vimaire s’empourpra et s’empressa de poursuivre. « … Ce serait peut-être une bonne idée de le boucler. Inculpez-le du vol d’un livre, en l’occurrence, l’Invocation des dragons.

— Vous avez raison, mon capitaine, dit le sergent Côlon. Et puis les pizzas refroidissent. Vous savez, le fromage devient tout dégueu quand il refroidit.

— Et pas de coups de pied non plus, prévint Vimaire. Même où ça ne se voit pas. Carotte, vous, vous venez avec moi.

— DDddrrraa… fit spontanément le frère Crocheteur.

— Et emmenez Errol, ajouta Vimaire. Il devient fou, ici. Il a du cran, le petit monstre, je dois reconnaître.

— Incroyable, quand on y pense », dit Côlon.

Errol allait et venait au trot devant le bâtiment détruit et gémissait.

« Regardez-moi ça, fit Vimaire. Il est impatient de se battre. » Son regard se trouva attiré comme par des fils vers les nuages de brouillard qui passaient au-dessus de leurs têtes.

Il est quelque part là-dedans, songea-t-il.

« On fait quoi, maintenant, mon capitaine ? demanda Carotte alors que le carrosse s’éloignait à grand bruit.

« Pas inquiet, hein ? fit Vimaire.

— Non, mon capitaine. »

La façon dont répondit le jeune homme éveilla quelque chose dans sa tête.

« Non, fit-il, tu n’es pas inquiet, hein ? C’est parce que tu as été élevé par les nains, j’imagine. Tu es dépourvu d’imagination.

— Je vous assure, j’essaye de faire de mon mieux, mon capitaine, dit Carotte d’une voix ferme.

— Tu envoies toujours ta paye chez toi, à ta mère ?

— Oui, mon capitaine.

— Tu es un brave garçon.

— Ouip’taine. Alors, vous allez faire quoi, capitaine Vimaire ? » répéta Carotte.

Vimaire regarda autour de lui. Il fit quelques pas sans but, exaspéré. Il ouvrit grand les bras et les laissa retomber dans un claquement sur ses cuisses.

« Comment je saurais ? répondit-il. Prévenir les gens, je pense. On ferait mieux d’aller au palais du Patricien. Et ensuite… »

Ils entendirent marcher dans le brouillard. Vimaire se figea, se mit un doigt sur les lèvres et tira Carotte à l’abri d’une encoignure de porte.

Une silhouette surgit du rideau de brume.

Encore un autre, se dit Vimaire. Bah, il n’y a pas de loi contre le port de longues robes noires et de grands capuchons. Il doit exister des dizaines de raisons parfaitement innocentes pour que cet homme porte une longue robe noire, un grand capuchon, et qu’il s’arrête devant une maison toute fondue aux premières heures de l’aube.

Je devrais peut-être lui demander de m’en donner au moins une.

Il sortit de son encoignure.

« Excusez-moi, monsieur… » commença-t-il.

Le capuchon se retourna brusquement. On entendit le sifflement d’une inspiration.

« Je me demandais si ça vous embêterait… Rattrapez-le, agent Carotte ! »

La silhouette avait déjà une bonne avance. Elle détala et atteignit l’angle de la rue avant que Vimaire ait couvert la moitié de la distance. Le capitaine vira en dérapage à temps pour voir une forme disparaître dans une ruelle.

Il s’aperçut qu’il courait tout seul. Il s’arrêta, hors d’haleine, et tourna la tête au moment où Carotte débouchait au coin à petites foulées.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il, la respiration sifflante.

— Le sergent Côlon m’a dit de ne pas courir », répondit Carotte.

Vimaire le regarda d’un air absent. Puis, peu à peu, il comprit. « Oh, fit-il. Je… euh… je vois. À mon avis, il ne voulait pas dire dans tous les cas, mon gars. » Il fixa l’autre bout de la rue noyée dans la brume. « Remarque, on n’avait guère de chances dans ce brouillard et dans ce quartier.

— Ce n’était peut-être qu’un badaud innocent, mon capitaine, suggéra Carotte.

— Quoi ? À Ankh-Morpork ?

— Oui, mon capitaine.

— On aurait dû lui mettre la main dessus, alors ; ç’a de la valeur, un oiseau rare pareil. »

Il tapota l’épaule de Carotte. « Viens. On ferait mieux d’aller au palais du Patricien.

— Au palais du roi, le corrigea Carotte.

— Quoi ? fit Vimaire, un instant détourné du cours de ses pensées.

— C’est le palais du roi, maintenant. » Vimaire lui jeta un regard en coin, les yeux plissés.

Il laissa échapper un rire bref et sans joie.

« Ouais, c’est vrai, concéda-t-il. Notre roi tueur de dragon. Chapeau, le gars. » Il soupira. « Ça ne va pas leur plaire. »


* * *

Ça ne leur plut pas. À aucun.

Le premier problème à résoudre, c’était les gardes du palais.

Vimaire ne les avait jamais aimés. Eux non plus n’avaient jamais aimé le capitaine. D’accord, dans l’échelle des valeurs du professionnel qu’était Vimaire, ses hommes se trouvaient peut-être à un barreau des petites frappes, mais les gardes du palais se trouvaient ces temps-ci à un barreau du pire rebut de criminels que la ville avait jamais produit. Un barreau en dessous. Il leur faudrait rentrer davantage dans le rang avant qu’on envisage même de les porter sur la liste des Dix Plus Grands Indésirables.

C’étaient des brutes. Des durs à cuire. Ce n’étaient pas des raclures de caniveau mais ce qu’on y trouve encore collé quand les employés de la voirie, fourbus, ont renoncé à nettoyer. Le Patricien les payait grassement, et sûrement qu’un autre faisait de même à présent, car lorsque Vimaire s’approcha des portes, deux d’entre eux cessèrent de se prélasser contre le mur et se redressèrent en conservant malgré tout juste ce qu’il fallait de nonchalance dans le maintien pour offenser au maximum l’interlocuteur.

« Capitaine Vimaire, s’annonça Vimaire en regardant droit devant lui. Pour un entretien avec le roi. C’est de la plus haute importance.

— Ah ouais ? Ben, vaudrait mieux, dit un garde. Capitaine Mammaire, c’est ça ?

— Vimaire, rectifia le capitaine d’un ton uni. Avec “vi” devant. »

Un des gardes hocha la tête à l’adresse de son compagnon.

« Vimaire, dit-il. Avec un “vi” devant.

— Tiens donc, fit l’autre.

— C’est extrêmement urgent », insista Vimaire en restant impassible. Il voulut avancer.

Le premier garde fit un pas de côté impeccable et le poussa sèchement dans la poitrine.

« On va nulle part, dit-il. Ordres du roi, vu ? Alors tu peux débarrasser le plancher et retourner dans ton trou, capitaine Vimaire avec un « vi ». »

Ce ne furent pas les propos du garde qui décidèrent Vimaire. Mais la façon de ricaner de son collègue. « Ecarte-toi », fit-il.

L’homme se pencha. « Qui c’est qui va m’y forcer, dit-il en donnant un petit coup sec sur le casque de Vimaire, p’tite tête de poulet ? »

Dans certains cas, c’est un véritable plaisir de balancer tout de suite la bombe.

« Agent Carotte, je veux que vous chargiez ces hommes », dit Vimaire.

Carotte salua. « Très bien, mon capitaine, fit-il avant de se retourner et de repartir promptement au petit trot par où ils étaient venus.

— Hé ! s’écria Vimaire tandis que le jeune homme disparaissait à l’angle d’une rue.

— Moi, j’aime bien voir ça, dit le premier garde en s’appuyant sur sa lance. Plein d’initiative, ce jeune homme là. Pas bête. Il tient pas à rester dans le coin pour qu’on lui tire les oreilles. Un petit gars qui ira loin, ça, s’il sait y faire.

— Beaucoup de jugeote », fit l’autre garde.

Il appuya la lance contre le mur.

« Vous autres, les mecs du Guet, vous me donnez envie de dégueuler, dit-il sur le ton de la conversation. À vous pavaner toute la sainte journée, sans jamais en ficher une. À rouler les mécaniques comme si vous comptiez pour autre chose que du beurre. Alors, Clarence et moi, on va te faire voir ce que c’est qu’un vrai garde, hein ? »

J’arriverais sans doute à en culbuter un, songeait Vimaire en reculant de quelques pas. Du moins, s’il regarde de l’autre côté.

Clarence cala sa lance contre la porte et se cracha dans les mains.

Soudain s’éleva un hululement, long et terrifiant. Vimaire fut surpris de s’apercevoir que ce n’était pas lui qui le poussait.

Carotte surgit à l’angle de la rue à fond de train. Il tenait une cognée de bûcheron dans chaque main.

Ses immenses sandales de cuir claquaient sur les pavés tandis qu’il s’approchait par bonds sans cesser d’accélérer. Ni de lancer son cri, diidaadiidaadiidaa, un cri de bête prise au piège au fond d’un canyon pourvu d’un écho à deux tons.

Les deux gardes du palais se pétrifièrent d’étonnement.

« Je me baisserais, si j’étais vous », fit la voix de Vimaire d’un niveau proche du sol.

Les deux haches quittèrent les mains de Carotte et fendirent l’espace en vrombissant comme deux perdrix. La première frappa la porte du palais et enfonça la moitié de son fer dans le bois. La seconde frappa le manche de la première et le fendit en deux. Puis Carotte arriva.

Vimaire alla s’asseoir un moment sur un banc voisin et se roula une cigarette.

Enfin, il intervint. « Je crois que ça doit suffire, agent Carotte. Je crois qu’ils ont envie de se rendre sans faire d’histoires, maintenant.

— Oui, mon capitaine. Ils sont accusés de quoi, mon capitaine ? demanda Carotte, un corps flasque dans chaque main.

— Agression d’un officier du Guet dans l’exercice de ses fonctions et… ah, oui, refus d’obtempérer.

— Article (vii) de la loi de 1457 sur l’ordre public ? fit Carotte.

— C’est ça, répondit gravement Vimaire. Oui. Oui, j’imagine.

— Mais ils n’ont pas beaucoup refusé, mon capitaine, fit remarquer Carotte.

— Ben… tentative de refus d’obtempérer. Je vais les laisser là, près du mur, jusqu’à ce qu’on revienne. Je n’ai pas l’impression qu’ils ont envie d’aller se promener.

— Vous avez raison, mon capitaine.

— Ne leur fais pas de mal, remarque, dit Vimaire. Il ne faut pas faire de mal aux prisonniers.

— C’est vrai, mon capitaine, reconnut Carotte avec conscience. Les prisonniers inculpés ont des droits, mon capitaine. C’est ce que dit la loi de la Dignité de l’Homme (droits civiques) de 1341. Je n’arrête pas de le répéter à Chicard. Ils ont des droits, je lui dis. Alors pas de passage à tabac.

— Bien vu, agent Carotte. »

Carotte regarda par terre. « Vous avez le droit de garder le silence, dit-il. Vous avez le droit de ne pas vous blesser en tombant dans les escaliers pour gagner votre cellule. Vous avez le droit de ne pas sauter par les fenêtres des étages. Vous n’êtes pas obligé de parler, vous voyez, mais tout ce que vous direz, eh ben, faudra que je le note et ça pourra être utilisé contre vous. » Il sortit son carnet et lécha son crayon. Il se baissa davantage.

« Pardon ? » fit-il. Il leva les yeux sur Vimaire.

« Comment vous écrivez « plainte », mon capitaine ?

— P-L-I-N-T-H-E, je crois.

— Très bien, mon capitaine.

— Oh, à propos, agent Carotte ?

— Oui, mon capitaine ?

— Pourquoi les haches ?

— Ils étaient armés, mon capitaine. Je les ai trouvées chez le forgeron de la rue du Marché, mon capitaine. J’ai dit que vous alliez passer les payer plus tard.

— Et le cri ? demanda Vimaire d’une petite voix.

— Tyrolienne de guerre des nains, mon capitaine, répondit fièrement Carotte.

— C’est vraiment un bon cri, fit Vimaire en choisissant ses mots avec soin. Mais je te serais reconnaissant de me prévenir la prochaine fois, d’accord ?

— Certainement, mon capitaine.

— Par écrit, je pense. »


* * *

Le bibliothécaire avançait toujours de son pas chaloupé. La progression était lente parce qu’il y avait des choses qu’il ne tenait pas à rencontrer. Dans un milieu donné, toutes sortes de créatures évoluent afin d’en occuper la moindre niche, et il valait mieux éviter certaines de celles qui peuplaient l’immensité poussiéreuse de l’espace B. Elles étaient beaucoup plus insolites que les créatures insolites ordinaires.

En général, il se prévenait tout seul en gardant soigneusement à l’œil les crabes marchepied qui paissaient innocemment dans la poussière. Quand ils prenaient peur, il était temps de se cacher. Il dut plusieurs fois se plaquer contre les rayonnages tandis qu’un dictionnaire synonymique passait en trombe. Il attendit patiemment lorsqu’un troupeau de titebêtes arriva en grouillant, brouta le contenu des meilleurs livres et laissa derrière lui des tas de petits volumes tout maigres de critique littéraire. Il y eut bien d’autres choses dont il s’empressa de s’éloigner et qu’il s’efforça de ne pas regarder directement…

Et il fallait à tout prix éviter les clichés.

Il termina ce qui restait de ses cacahuètes au sommet d’un escabeau qui broutait distraitement les étagères du haut.

Le territoire avait assurément un air familier, du moins le bibliothécaire avait le sentiment qu’il finirait par le trouver familier. Le temps prenait une signification différente dans l’espace B.

Il lui semblait reconnaître la forme de certains rayonnages. Les titres des ouvrages, quoique toujours indéchiffrables, avaient un air tentant de lisibilité. Même l’atmosphère fleurait une odeur qu’il croyait identifier.

Il enfila vite une allée transversale, tourna à un embranchement et, sans beaucoup hésiter sur son orientation, pénétra de sa démarche traînante dans cet ensemble de dimensions qu’on tient, faute de mieux, pour normal.

Il eut seulement très chaud, et ses poils se dressèrent sur sa peau lorsque l’énergie temporelle se déchargea peu à peu.

Il était dans le noir.

Il tendit un bras, explora les dos des livres à côté de lui. Ah. Maintenant il savait où il se trouvait.

Il était chez lui.

Il était chez lui une semaine plus tôt.

Il fallait surtout éviter de laisser des traces de pas. Mais ça ne posait aucun problème. Il grimpa lestement la paroi des rayonnages les plus proches et, sous la lumière stellaire du dôme, se remit vite en route.


* * *

Lupine Wonse leva des yeux rouges et mauvais de son bureau envahi de papiers. Personne en ville ne s’y connaissait en couronnements. Il lui fallait tout trouver tout seul, au fur et à mesure. Il y avait sûrement des tas de bricoles qu’on devait agiter à la main, il le savait.

« Oui ? lança-t-il sèchement.

— Euh… Y a un capitaine Vimaire qui veut vous voir, dit le laquais.

— Vimaire du Guet ?

— Oui, monsieur. Une affaire de la plus haute importance, qu’il dit. »

Wonse parcourut la liste des autres affaires, elles aussi de la plus haute importance. Le couronnement du roi, déjà. Les grands prêtres de cinquante-trois religions en revendiquaient tous l’honneur. Une belle mêlée en perspective. Et puis il y avait les joyaux de la couronne.

Ou plutôt il n’y avait pas les joyaux de la couronne. À un moment donné au cours des générations précédentes, les joyaux de la couronne avaient disparu. Un joaillier de la rue des Artisans-Ingénieux faisait en urgence son possible avec de la dorure et de la verroterie.

Vimaire pouvait attendre.

« Dites-lui de revenir un autre jour, lança Wonse.

— Merci de nous recevoir », dit Vimaire en s’encadrant à la porte.

Wonse lui lança un regard noir.

« Puisque vous êtes là… » fit-il. Le capitaine laissa tomber son casque sur le bureau de Wonse d’une manière que le secrétaire jugea injurieuse et s’assit.

« Asseyez-vous, dit Wonse.

— Vous avez déjà pris votre petit-déjeuner ? demanda Vimaire.

— Dites donc, franchement… commença Wonse.

— Ne vous inquiétez pas, le coupa joyeusement le capitaine. L’agent Carotte va vérifier ce qu’il y a en cuisines. Ce type, là, va lui montrer le chemin. »

Une fois les deux hommes partis, Wonse se pencha au-dessus de l’amoncellement de papier.

« Il vaudrait mieux, dit-il, que vous ayez une bonne raison pour…

— Le dragon est revenu », dit Vimaire.

L’autre le fixa un moment.

Vimaire lui rendit son regard.

Les sens de Wonse refluèrent des recoins où ils s’étaient précipités.

« Vous avez bu, c’est ça, dit-il.

— Non. Le dragon est vraiment revenu.

— Bon, écoutez… commença Wonse.

— Je l’ai vu, fit Vimaire tout net.

— Un dragon ? Vous êtes sûr ? »

Vimaire se pencha à son tour au-dessus du bureau. « Non ! J’ai sûrement dû me gourer ! cria-t-il. C’était peut-être une autre saloperie avec des putain de grosses griffes, des ailes de cuir monstrueuses et qui crache le feu ! Doit y en avoir des tas, des bestiaux comme ça !

— Mais il a été tué, tout le monde l’a vu !

— Je ne sais pas ce que tout le monde a vu, fit Vimaire. Mais je sais ce que, moi, j’ai vu ! »

Il se renversa sur son siège, pris de tremblements. Il se sentait soudain terriblement fatigué.

« En tout cas, poursuivit-il d’une voix plus normale, il a brûlé une maison dans la rue Débarbouille. Pareil que les autres.

— Il y en a qui s’en sont sortis ? »

Vimaire se prit la tête dans les mains. Il se demanda depuis combien de temps il n’avait pas dormi, vraiment dormi, dans de vrais draps. Ou mangé, même. Etait-ce hier soir ou le soir d’avant ? À la réflexion, avait-il jamais dormi de toute sa vie ? Il n’en avait pas l’impression. Morphée avait retroussé ses manches et lui passait la cervelle à tabac, mais il restait de petites poches de résistance. Il y en a qui s’en sont… ?

« Il y en a des quoi ? demanda-t-il.

— Des occupants de la maison, évidemment, répondit Wonse. J’imagine qu’il y avait des gens à l’intérieur. La nuit, j’entends.

— Ah ? Oh. Oui. Ça n’était pas une maison ordinaire. D’après moi, ça sentait la société secrète », parvint à dire Vimaire. Des détails lui titillaient l’esprit mais il était trop fatigué pour les examiner.

« Une histoire de magie, vous voulez dire ?

— Sais pas. Possible. Des types en robes. »

Il va me dire que j’exagère, songea le capitaine. Et il aura raison.

« Écoutez, fit Wonse d’une voix aimable, ceux qui bricolent avec la magie sans savoir la maîtriser, eh bien, ils risquent de se faire sauter et…

— Se faire sauter ?

— Et vous avez eu des journées bien remplies, poursuivit Wonse d’un ton apaisant. Si un dragon m’avait renversé et presque grillé vif, je pense que j’en verrais ensuite à tout bout de champ. »

Vimaire le fixa des yeux, bouche bée. Il ne trouvait rien à répondre. L’élastique étiré et plein de nœuds qui lui fournissait son énergie depuis quelques jours s’était complètement détendu.

« Vous ne croyez pas que vous exagérez, dites ? » fit Wonse.

Ah, songea Vimaire. Epatant.

Il s’effondra en avant.


* * *

Le bibliothécaire se pencha prudemment par-dessus le bord du rayonnage et déplia un bras dans l’obscurité.

Il était là.

Ses ongles épais saisirent le livre par le dos, le tirèrent doucement de l’étagère et le remontèrent. Il leva la lanterne avec précaution.

Pas de doute. L’Invocation des dragons. Exemplaire unique, première édition, légèrement avachi et terriblement adragoni.

Il posa la lampe près de lui et entreprit de lire la première page.


* * *

« Mmm ? fit Vimaire en se réveillant.

— J’vous ai apporté une bonne tasse de thé, mon p’taine, dit le sergent Côlon. Et un figuin. »

Vimaire posa sur lui un regard sans expression.

« Vous vous êtes endormi, expliqua gentiment le sergent. Vous étiez dans les vapes quand Carotte vous a ramené. »

Vimaire fit des yeux le tour du décor désormais familier des Orfèvres. « Oh, dit-il.

— Chicard et moi, on a fait un peu de détectorisation, reprit Côlon. Vous savez, la maison qu’a cramé ? Eh ben, personne y habite. C’est que des salles qui sont louées. Alors on a trouvé qui c’est qui les loue. Y a un concierge qui passe tous les soirs ranger les chaises et fermer. Il a fait un d’ces foins d’la voir brûlée, la baraque ! Les concierges, vous les connaissez. »

Il recula, dans l’attente des applaudissements.

« Bravo, fit Vimaire, discipliné, en trempant le figuin dans le thé.

— Y a trois sociétés qui s’en servent », dit Côlon. Il sortit son carnet. « À savoir, c’est-à-dire, la Société de diffusion des beaux-arts d’Ankh-Morpork, hum hum, le Club des chants et danses traditionnels de Morpork et les Frères Éclairés de la Nuit d’Ébène.

— Pourquoi « hum hum » ? fit Vimaire.

— Ben, vous savez. Les beaux-arts. C’est que des types qui peignent des tableaux d’jeunes donzelles dans l’plus simple appareil. Toutes nues, quoi, expliqua Côlon en connaisseur. C’est le pipelet qui me l’a dit. Y en a qu’ont même pas de peinture sur leurs brosses, vous savez. Une honte. »

Il doit se raconter un million d’histoires en ville, songea Vimaire. Alors pourquoi est-ce qu’il faut toujours que j’écoute celles dans ce goût-là ?

« Ils se réunissent quand ? demanda-t-il.

— Le lundi soir à sept heures trente, entrée dix sous, s’empressa de répondre Côlon. Pour ce qui est des danseurs traditionnels… ben, là, y a pas de problème. Vous savez, vous vous êtes toujours demandé ce que le caporal Chicque faisait de ses soirées de libres ? »

La figure de Côlon se fendit d’un sourire de pastèque.

« Non ! lâcha Vimaire, incrédule. Pas Chicard ?

— Eh si ! fit Côlon, content de son coup.

— Quoi ? Il saute avec des clochettes aux pieds en agitant son mouchoir en l’air ?

— D’après lui, c’est important de préserver les traditions.

— Chicard ? Monsieur Bout-de-chaussure-en-acier-dans-l’entrejambe, Je-vérifiais-seulement-la-poignée-et-la-porte-s’est-ouverte-toute-seule ?

— Ouais ! Un drôle de monde, hein ? Il est très discret là-dessus.

— Bon sang, dit Vimaire.

— Comme quoi, on est jamais sûr de rien, philosopha Côlon. En tout cas, d’après le concierge, les Frères Éclairés laissent toujours la salle dans une pagaïe pas croyable. Des traces de craie piétinées par terre, qu’il a dit. Ils remettent jamais les chaises en place comme il faut et ils lavent pas la fontaine à thé. Ils ont eu beaucoup de réunions depuis quelque temps, qu’il a dit. Les peintres de donzelles dans le plus simple appareil, ils ont dû se réunir ailleurs la semaine dernière.

— Vous en avez fait quoi, de notre suspect ? demanda Vimaire.

— Lui ? Oh, il s’est taillé, mon capitaine, répondit le sergent, embarrassé.

— Pourquoi ? Il n’avait pas l’air en état de se tailler où que ce soit.

— Ben, quand on l’a ramené ici, on l’a installé près du feu et on l’a bien couvert parce qu’il arrêtait pas de trembler, expliqua Côlon tandis que Vimaire passait son armure et la bouclait.

— J’espère que vous n’avez pas mangé ses pizzas.

— C’est Errol qui les a boulottées. C’est le fromage, vous voyez, il devient tout…

— Continuez.

— Ben, reprit Côlon d’un air toujours gêné, il arrêtait pas de trembler, comme qui dirait, et de gémir à propos de dragons et de machins. Nous faisait peine à voir, en vérité. Puis v’là qu’il se relève d’un bond et fonce dehors sans aucune raison. »

Vimaire jeta un coup d’œil à la grosse figure franchement malhonnête du sergent. « Sans aucune raison ? lui souffla-t-il.

— Ben, on a décidé de casser la croûte, alors j’ai envoyé Chicard chez l’boulanger, voyez, et puis, ben… on s’est dit que l’prisonnier, fallait qu’il ait quèque chose à manger…

— Oui ? l’encouragea Vimaire.

— Ben, quand Chicard y a demandé s’il voulait qu’on lui grille son figuin, il a juste poussé un cri et il s’est taillé en courant.

— Juste comme ça ? Vous ne l’avez pas menacé ni rien ?

— Sans blague, mon capitaine. Un mystère, si vous voulez mon avis. Il arrêtait pas de nous bassiner au sujet d’un particulier qu’on appelle le Grand Maître Suprême.

— Hmm. » Vimaire lança un regard par la fenêtre. Un brouillard gris revêtait le monde d’une lumière pâle. « Quelle heure il est ? demanda-t-il.

— Cinq heures, mon capitaine.

— Bon. Eh bien, avant qu’il fasse nuit… »

Côlon toussa. « Du matin, mon capitaine. On est demain, mon capitaine.

— Vous m’avez laissé dormir toute la journée ?

— On avait pas l’courage de vous réveiller, mon capitaine. Aucune activité de dragon, si c’est à ça qu’vous pensez. Un calme mortel, quoi. »

Vimaire lui jeta un regard noir et ouvrit brutalement la fenêtre. Le brouillard s’engouffra comme une cascade au ralenti bordée de jaune.

« D’après nous, il a dû partir », fit la voix de Côlon derrière lui.

Vimaire leva la tête et contempla les rouleaux de nuages lourds.

« J’espère que ça va s’dégager pour le couronnement, poursuivit Côlon d’un ton inquiet. Vous allez bien, mon capitaine ? »

Il n’est pas parti, songeait Vimaire. Pourquoi serait-il parti ? On ne peut pas lui faire de mal, et il trouve chez nous tout ce qu’il veut. Il est quelque part là-haut.

« Vous allez bien, mon capitaine ? » répéta Côlon.

Il est forcément quelque part tout là-haut, dans le brouillard. Ce ne sont pas les tours et les machins qui manquent.

« À quelle heure le couronnement, sergent ?

— Midi, mon capitaine. Et monsieur Wonse a laissé un message, faut qu’vous mettiez votre plus belle armure et qu’vous y assistiez avec toutes les personnalités municipales, mon capitaine.

— Oh, il a dit ça ?

— Le sergent Mamelon et l’équipe de jour borderont la route, mon capitaine.

— Avec quoi ? demanda distraitement Vimaire sans quitter le ciel des yeux.

— Pardon, mon capitaine ? »

Vimaire plissa les yeux pour obtenir une meilleure vision du toit. « Hmm ? fit-il.

— J’ai dit qu’ils borderont la route, mon capitaine, répondit le sergent Côlon.

— Il est là-haut, sergent. Je le sens presque.

— Oui, mon capitaine, fit Côlon, obéissant.

— Il décide de ce qu’il va faire maintenant.

— Oui, mon capitaine ?

— Ils ne sont pas bêtes, vous savez. Ils ne pensent pas comme nous, c’est tout.

— Oui, mon capitaine.

— Alors, ces histoires de border la route, je m’en fous. Je veux vous voir tous les trois sur les toits, compris ?

— Oui, mon cap… Quoi ?

— Sur les toits. Tout là-haut. Quand il bougera, je veux qu’on soit les premiers à le savoir. »

Côlon essaya de faire comprendre par son expression que lui n’y tenait pas.

« Vous croyez que c’est une bonne idée, mon capitaine ? » hasarda-t-il.

Vimaire posa sur lui un regard vide. « Oui, sergent, je le crois. C’est une idée à moi, dit-il d’un ton glacial. Maintenant, exécution. »

Une fois seul, Vimaire fit sa toilette et se rasa à l’eau froide, puis il fourragea dans sa malle de campagne et finit par en exhumer son plastron et sa cape rouge de cérémonie. Enfin, une cape jadis rouge qui l’était encore ici et là mais ressemblait surtout à un petit filet qui avait très efficacement servi à prendre des mites. Il en sortit aussi un casque, dépourvu de plumes pour embêter tout le monde, dont la pellicule d’or de l’épaisseur d’une molécule s’était depuis longtemps écaillée.

Un jour, il avait entrepris de mettre de l’argent de côté pour une cape. Ce qu’il était advenu de l’argent, il ne savait plus.

Il n’y avait personne dans la salle de garde. Errol était couché dans les débris du quatrième cageot à fruits que Chicard avait chapardé pour lui. Tout le reste avait été mangé ou s’était dissous.

Dans le silence moite, les sempiternels gargouillements de son ventre retentissaient particulièrement fort. De temps en temps, l’animal geignait.

Vimaire le gratta distraitement derrière les oreilles.

« Qu’est-ce que t’as, mon gars ? » fit-il.

La porte s’ouvrit en grinçant. Carotte entra, aperçut Vimaire accroupi près du cageot en miettes et salua.

« Il nous inquiète un peu, mon capitaine, dit-il spontanément. Il n’a pas mangé son charbon. Il reste couché là, à s’agiter et à gémir sans arrêt. Vous ne croyez pas qu’il ne va pas bien, dites ?

— Peut-être, fit Vimaire. Mais ne pas aller bien, pour un dragon, c’est presque normal. Ils s’en remettent toujours. D’une façon ou d’une autre. »

Errol posa sur lui un regard triste et referma les yeux. Vimaire lui remonta son bout de couverture.

Il y eut un couinement. Le capitaine tâtonna autour du corps frissonnant du dragon, ramena un petit hippopotame en caoutchouc, le considéra avec surprise et appuya une ou deux fois dessus pour voir.

« Je me suis dit qu’il pourrait jouer avec, fit Carotte, vaguement honteux.

— Tu lui as acheté un jouet ?

— Oui, mon capitaine.

— C’est gentil, ça. »

Vimaire espéra que Carotte n’avait pas remarqué la balle en peluche coincée au fond de la boîte. Elle avait coûté assez cher.

Il les laissa tous les deux ensemble et passa dans le monde du dehors.

Il y avait encore davantage de banderoles maintenant. Les badauds commençaient à border les rues principales, malgré les heures d’attente. C’était quand même très déprimant.

Pour une fois, il se sentait de l’appétit, un appétit qu’un verre ou deux ne suffiraient pas à satisfaire. Il alla sans se presser, poussé par des années d’habitude, prendre son petit-déjeuner à l’Antre à Côtes de Harga où l’attendait une nouvelle surprise désagréable. D’ordinaire, les seules décorations de l’établissement s’affichaient sur le tricot de corps de Sham Harga, et on y mangeait de bons plats bien consistants pour les matins de froidure, tout en calories, graisses, protéines et peut-être une vitamine qui pleurnichait dans son coin parce qu’elle était toute seule. Et voilà que le capitaine découvrait un entrelacs de banderoles de papier laborieusement découpées accrochées au plafond et un menu au crayon où les mots « Couronemant » et « Royalle » figuraient à chaque ligne de travers.

Il pointa un doigt fatigué sur le haut du menu.

« C’est quoi, ça ? » demanda-t-il.

Harga regarda de près. Il n’y avait qu’eux deux dans le bistro aux murs graisseux.

« Ça dit : « Par Décrait Royalle », capitaine, répondit-il fièrement.

— Ça veut dire quoi ? »

Harga se gratta la tête avec une louche. « Ça veut dire, répondit-il, que si le roi vient chez moi, ça lui plaira.

— As-tu quelque chose de pas trop aristocratique pour moi, alors ? » fit aigrement Vimaire avant de se décider pour une tranche de pain frit de plébéien et un bifteck de prolétaire tellement bleu qu’on l’entendait encore meugler. Il le mangea au comptoir.

Un vague raclement troubla ses pensées. « Qu’est-ce que tu fais ? » demanda-t-il.

L’air coupable, Harga leva les yeux de son travail derrière le bar.

« Rien, cap’taine », répondit-il. Il s’efforça de cacher l’objet du délit dans son dos lorsque Vimaire lança un regard noir par-dessus le bois du comptoir lardé de coups de couteau.

« Allez, Sham. Tu peux me montrer. »

Les mains dodues de Harga réapparurent à regret.

« J’faisais que gratter la vieille graisse de la poêle, marmonna-t-il.

— Je vois. Et ça fait combien de temps qu’on se connaît, Sham ? demanda Vimaire, horriblement aimable.

— Des années, cap’taine. Vous v’nez chez moi presque tous les jours, recta. Un d’mes meilleurs clients. »

Vimaire se pencha par-dessus le comptoir jusqu’à ce que son nez soit de niveau avec le truc rose et mou au milieu de la figure de Harga.

« Et durant tout ce temps, est-ce que tu as une seule fois changé la graisse ? » demanda-t-il.

Harga voulut reculer. « Ben…

— C’est comme une amie, pour moi, cette vieille graisse, dit Vimaire. Il y a dedans des petits bouts noirs auxquels je me suis habitué et même attaché. C’est un repas à elle seule. Et tu as aussi nettoyé le pot à café, hein ? Je le sens. C’est un peu fort… pardon, faible de café, je dois dire. Celui d’avant, il avait du goût, lui, au moins.

— Ben, je m’suis dit que c’était le moment…

— Pourquoi ça ? »

Harga laissa la poêle tomber de ses doigts boudinés. « Ben, je m’suis dit, des fois que le roi viendrait…

— Vous êtes tous dingues !

— Mais, cap’taine… »

Le doigt accusateur de Vimaire s’enfonça jusqu’à la deuxième phalange dans le tricot de corps distendu de Harga.

« Tu ne connais même pas le nom de ce pauvre type ! » cria-t-il.

Harga se ressaisit. « Si, cap’taine, bégaya-t-il. Bien sûr que si. J’I’ai vu sur les décorations et tout. Il s’appelle Rex Vivat. » Tout doucement, en secouant la tête de désespoir, en pleurant intérieurement sur la servilité foncière de l’espèce humaine, Vimaire le relâcha.


* * *

Dans un autre temps et un autre lieu, le bibliothécaire finissait de lire. Il était arrivé au bout du texte. Mais pas au bout du livre – il restait encore beaucoup de pages. Hélas trop roussies pour qu’on arrive à les déchiffrer.

Remarquez, les dernières encore intactes ne se lisaient pas facilement pour autant. La main de l’auteur avait tremblé, elle avait écrit hâtivement et fait beaucoup de pâtés. Mais le bibliothécaire s’était frotté à plus d’un texte terrifiant dans certains des pires ouvrages jamais reliés, dont les mots cherchaient à lire le lecteur durant sa lecture et se tortillaient sur la page. Au moins, il ne s’agissait pas cette fois-ci de mots de ce genre. Seulement de mots d’un homme qui craignait pour sa vie. D’un homme qui formulait une terrible mise en garde.

Ce fut une page un peu avant la partie brûlée qui attira l’œil du bibliothécaire. Il la fixa des yeux sans bouger pendant un moment.

Puis il fixa les ténèbres.

C’étaient ses ténèbres à lui. Il dormait quelque part là-bas. Quelque part là-bas, un voleur se dirigeait par ici pour voler ce livre. Puis on lirait ce livre, on lirait cette mise en garde et on n’en tiendrait pas compte.

Ses mains le démangeaient.

Tout ce qu’il avait à faire, c’était cacher l’ouvrage, ou le laisser tomber sur le voleur, sur sa tête qu’il dévisserait ensuite par les oreilles.

Il fixa encore les ténèbres…

Ce serait entraver le cours de l’histoire. Les conséquences pourraient être terribles. Le bibliothécaire n’ignorait rien de ces choses-là, elles faisaient partie de ce qu’il fallait connaître pour être admis dans l’espace B. Il avait vu des illustrations dans des livres anciens. Le temps pouvait bifurquer, comme un pantalon. On risquait de finir dans la mauvaise jambe, de vivre une existence qui se déroulait en réalité dans l’autre jambe, de parler à des gens qui étaient ailleurs, de se cogner dans des murs qui n’étaient plus là. Une vie atroce dans le mauvais fuseau du temps.

Et puis c’était contre les règles de la bibliothèque[20]. L’Assemblée des bibliothécaires du Temps et de l’Espace trouverait sûrement à redire s’il commençait à tripatouiller la causalité.

Il referma soigneusement le livre et le remit en place sur l’étagère. Puis il se balança doucement de rayonnage en rayonnage jusqu’à la porte. Il s’arrêta un instant et baissa les yeux sur son propre corps endormi. Peut-être se demanda-t-il un bref instant s’il allait se réveiller, discuter le bout de gras, se dire à lui-même qu’il avait des amis et qu’il ne fallait pas s’inquiéter. Auquel cas, il dut décider de n’en rien faire. On risquait de s’attirer des tas d’ennuis, avec des coups pareils.

Il préféra se faufiler par la porte, se tapit dans l’ombre, suivit le voleur encapuchonné lorsqu’il ressortit en étreignant le livre, attendit sous la pluie près du Terrible Portail la fin de la réunion, fila le dernier à retourner chez lui et murmura tout seul de surprise anthropoïde…

Puis revint en courant à sa bibliothèque emprunter à nouveau les sentiers perfides de l’espace B.


* * *

En milieu de matinée, les rues étaient noires de monde. Vimaire avait retenu une journée sur la solde de Chicard pour avoir agité un drapeau, et une ambiance de morosité hérissée de pointes régnait aux Orfèvres, comme un gros nuage noir parcouru d’éclairs intermittents.

« S’poster en hauteur, marmonnait Chicard. C’est bien joli de dire ça.

— Moi, je voulais m’placer en bord de rue, fit Côlon. Une bonne vue, que j’aurais eue.

— L’autre soir, tu dégoisais à tire-larigot sur les privilèges et les droits de l’homme, fit Chicard d’un ton accusateur.

— Oui, eh ben, un des privilèges et des droits de cet homme-là, c’est d’avoir une bonne vue, répliqua le sergent. C’est tout ce que j’dis.

— J’ai jamais vu l’capitaine d’aussi mauvais poil. J’préférais quand il buvait. M’est avis qu’il…

— Vous savez, je crois qu’Errol est vraiment malade », dit Carotte.

Ils se tournèrent vers le cageot à fruits.

« Il est très chaud. Et il a la peau toute brillante.

— C’est quoi, la bonne température, pour un dragon ? fit Côlon.

— Ouais. Comment tu la prends ? fit Chicard.

— Je crois qu’on devrait demander à dame Ramkin de l’examiner, reprit Carotte. Elle s’y connaît, pour ça.

— Non, elle se prépare pour le couronnement. Faut pas la déranger », fit Côlon. Il tendit la main vers les flancs tremblants d’Errol. « J’avais un chien qui… Arrgh ! Il est pas chaud, il est bouillant !

— Je lui ai proposé de l’eau plusieurs fois, mais il refuse d’y toucher. Vous faites quoi, avec cette bouilloire, caporal ? »

Chicard prit un air innocent. « Ben, je m’suis dit qu’on pourrait aussi bien s’boire une tasse de thé avant d’sortir. Ce serait dommage de gâcher…

— Enlevez-moi ça tout de suite ! »


* * *

Midi vint. Le brouillard ne se leva pas mais s’éclaircit légèrement pour offrir une brume jaune pâle là où aurait dû se trouver le soleil.

Même si le poste de capitaine du Guet avait au fil des ans sombré dans l’insignifiance, il donnait encore droit à un siège lors des cérémonies officielles. L’ordre des préséances l’avait cependant déplacé, si bien que Vimaire se retrouvait maintenant au niveau le plus bas, sur les gradins bancals entre le maître de la Compagnie des Mendiants et le président de la Guilde des Professeurs. Il s’en fichait. Tout valait mieux que les rangs supérieurs où s’affichaient les assassins, les voleurs, les marchands et tout ce qui avait rejoint les hautes sphères de la société. Il ne savait jamais de quoi discuter. En tout cas, le professeur était d’une compagnie reposante : il serrait et desserrait les mains de temps en temps et il geignait, guère plus.

« Un problème de torticolis, capitaine ? demanda poliment le chef des mendiants tandis qu’ils attendaient les carrosses.

— Quoi ? fit distraitement Vimaire.

— Vous n’arrêtez pas de regarder en l’air.

— Hmm ? Oh. Non. Tout va bien. »

Le mendiant s’enveloppa dans sa cape de velours.

« Vous n’auriez pas par hasard… – il marqua une pause, le temps de calculer un montant conforme à son rang social – environ trois cents piastres pour un banquet de douze plats, dites ?

— Non.

— Bon. Bon », fit l’homme d’une voix aimable. Il soupira. Ça n’était pas un boulot rentable, chef des mendiants. Les écarts salariaux, voilà ce qui fichait tout en l’air. Quelques sous suffisaient aux mendiants de rang inférieur pour vivre à peu près correctement, mais les gens avaient tendance à regarder ailleurs quand on leur demandait un hôtel particulier de seize chambres pour la nuit.

Vimaire reprit son examen du ciel.

Sur l’estrade, le grand prêtre d’Io l’Aveugle qui, la veille au soir, à coups d’arguments œcuméniques subtils et finalement de gourdin hérissé de clous, avait gagné le droit de couronner le roi, le grand prêtre, donc, s’activait dans ses préparatifs. Près du petit autel sacrificiel portable, un bouc attaché ruminait tranquillement et pensait peut-être, en chèvre : Je suis quand même un bouc veinard, je suis aux premières loges pour la cérémonie. Quand je vais raconter ça aux p’tits, je vais les impressionner, les mouflons.

Vimaire parcourut des yeux les contours diffus des bâtiments les plus proches.

Des acclamations au loin laissèrent entendre que la procession cérémonielle était en route.

Il y eut des piétinements affairés autour de l’estrade lorsque Lupine Wonse harcela des serviteurs qui se ruèrent pour dérouler un tapis cramoisi le long des marches.

De l’autre côté de la place, dans les rangs de l’aristocratie décatie d’Ankh-Morpork, le visage de dame Ramkin était levé vers le ciel.

Autour du trône, hâtivement confectionné avec du bois et de la feuille d’or, plusieurs prêtres subalternes, dont certains exhibaient de légères blessures à la tête, prirent position en raclant des pieds.

Vimaire bougea sur son siège, conscient de ses propres battements de cœur, et lança un regard noir à la brume au-dessus du fleuve.

… Où il aperçut les ailes.


* * *

Chers père et mère, écrivit Carotte entre deux inspections consciencieuses du brouillard,

Ça y est, c’est la guère messe en ville pour le couronnement, qui est plus compliqué que chez nous, et maintenant je suis aussi en service de jour. C’est dommage parce que je devais suivre la cérémonie avec Rita, mais ça ne se fait pas de se plaindre. À présent, il faut que je m’en aille parce qu’on attend un dragon d’une minute à l’autre, même s’il n’existe pas vraiment. Votre fils affectueux, Carotte.

P. S.Avez-vous des nouvelles de Gougnotte ces temps-ci ?


* * *

« Espèce d’idiot !

— Navré, fit Vimaire. Navré. »

Les spectateurs regrimpaient sur leurs sièges, et nombre d’entre eux lui lançaient des regards furieux. Wonse était blanc de rage.

« Comment avez-vous pu être aussi bête ? » fulminait-il.

Vimaire se contempla les doigts.

« J’ai cru voir… commença-t-il.

— C’était un corbeau. Vous connaissez ça, les corbeaux ? Il doit y en avoir des centaines en ville !

— Dans le brouillard, vous comprenez, la taille était difficile à… marmonna Vimaire.

— Et le pauvre maître Saluette, vous auriez dû savoir quel effet le bruit intempestif provoque sur lui ! » Le dirigeant de la Guilde des Professeurs avait dû se faire emmener par des spectateurs obligeants.

« Pousser des cris pareils ! poursuivait Wonse.

— Écoutez, j’ai dit que j’étais navré ! C’était une erreur de bonne foi !

— J’ai été forcé d’interrompre la procession et tout ! »

Vimaire ne répondit pas. Il sentait des centaines de regards goguenards ou hostiles posés sur lui.

« Bon, marmonna-t-il, je ferais mieux de retourner aux Orfèvres… »

Les yeux de Wonse s’étrécirent. « Non, cracha-t-il. Mais vous pouvez rentrer chez vous, si ça vous chante. N’importe où vous entraîne votre imagination. Donnez-moi votre plaque.

— Hein ? »

Wonse tendit la main.

« Votre plaque, répéta-t-il.

— Ma plaque ?

— C’est ce que j’ai dit. Je veux vous empêcher de créer des ennuis. »

Vimaire le considéra avec étonnement. « Mais c’est ma plaque !

— Et vous allez me la donner, fit Wonse, inflexible. Par ordre du roi.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Il n’est même pas au courant ! » Vimaire perçut les pleurnichements dans le timbre de sa propre voix.

Wonse se renfrogna. « Mais il va l’être, fit-il. Et à mon avis il ne va même pas s’embêter à nommer un successeur. »

Vimaire dégrafa lentement le disque de cuivre vert-de-grisé, le soupesa dans sa main puis le lança à Wonse sans un mot.

Un moment, il songea plaider sa cause, mais quelque chose en lui se rebella. Il fit demi-tour et s’éloigna à grands pas à travers la foule.

Voilà, c’était fini.

Aussi simple que ça. Après avoir servi la moitié de sa vie. Plus de Guet municipal. Huh. Vimaire donna un coup de pied dans le trottoir. Ce serait désormais une espèce de garde royale.

Avec des plumes sur le putain de casque.

Bah, ça suffisait comme ça. De toute façon, ça n’était pas une vie, le Guet. On ne voyait pas les gens dans les meilleures circonstances. Il devait exister des tas d’autres boulots à sa portée, et, s’il réfléchissait assez longtemps, ils lui reviendraient sûrement à l’idée.

Le Guet des Orfèvres se trouvait à l’écart du trajet de la procession, et lorsqu’il entra en trébuchant dans le poste, il entendit les acclamations au loin par-delà les toits. Dans toute la ville retentissaient les gongs.

Voilà qu’ils tapent sur leurs gongs, songea Vimaire, mais bientôt ils… ils… Ce ne sont pas les gongs qui les sauveront. Pas terrible comme aphorisme, se dit-il, mais il pourrait le peaufiner. Il avait le temps, désormais.

Vimaire remarqua le désordre.

Errol avait retrouvé son appétit. Il avait englouti la majeure partie de la table, la grille du foyer, le seau à charbon, plusieurs lampes et l’hippopotame couineur en caoutchouc. À présent il occupait à nouveau sa boîte, la peau agitée de contractions, et gémissait dans son sommeil.

« Un joli pétrin où tu nous as mis là », dit étrangement Vimaire. Bah, n’importe comment, ce ne serait pas à lui de se farcir le ménage.

Il ouvrit le tiroir de son bureau.

Là aussi, on était venu manger. Ne restaient plus que de malheureux éclats de verre.


* * *

Le sergent Côlon se hissa sur le parapet qui entourait le temple des Petits-Dieux. Il était trop vieux pour ce genre de sport. Il s’était enrôlé pour avoir la planque, non pour la faire sur les toits en attendant que des dragons lui tombent dessus.

Il retrouva son souffle et fouilla le brouillard des yeux.

« Y a encore quelqu’un d’humain ici ? » chuchota-t-il.

La voix de Carotte lui parvint assourdie et terne dans l’atmosphère ouatée :

« Je suis là, sergent.

— J’voulais juste voir si t’étais toujours à ton poste.

— Je suis toujours à mon poste, sergent », répliqua docilement Carotte.

Côlon le rejoignit.

« J’voulais juste vérifier si tu t’étais pas fait bouffer, dit-il en essayant de sourire.

— Je ne me suis pas fait bouffer.

— Oh. Alors, tant mieux. » Il tambourina des doigts sur la maçonnerie humide, conscient qu’il ne devait laisser aucune équivoque sur son attitude.

« Juste vérifier, répéta-t-il. Ça fait partie d’mon boulot, tu comprends. Je circule, quoi. Va pas croire que j’ai peur de m’retrouver tout seul sur les toits. Épais, le brouillard, ici, dis donc.

— Oui, sergent.

— Tout va bien ? » La voix étouffée de Chicard se fraya un chemin dans l’atmosphère dense, vite suivie de son propriétaire.

« Oui, caporal, fit Carotte.

— Qu’esse tu fais là ? demanda Côlon.

— J’passais juste voir si tout allait bien pour l’agent Carotte, répondit innocemment Chicard. Et toi, tu faisais quoi, sergent ?

— Tout va bien pour nous tous, fit Carotte, la figure épanouie. C’est merveilleux, ça. »

Les deux sous-offs bougèrent d’un air gêné en évitant de se regarder. Leurs postes respectifs leur paraissaient trop loin pour y retourner par les toits mouillés, embrumés et surtout exposés.

Côlon prit une décision de chef.

« Fait chier », dit-il avant de trouver un bout de statue écroulée où s’asseoir. Chicard se pencha sur le parapet puis extirpa un mégot humide du cendrier innommable qu’il trimballait derrière l’oreille.

« J’ai entendu passer la procession », fit-il remarquer. Côlon bourra sa pipe et gratta une allumette sur la pierre à côté de lui.

« Si ce dragon est vivant, dit-il en soufflant un panache de fumée qui transforma un petit pan de brouillard en smog, il a dû s’tirer loin d’ici, moi j’vous l’dis. C’est pas l’idéal pour les dragons, cette ville, ajouta-t-il du ton de celui qui fait de gros efforts pour se convaincre lui-même. Il a dû filer dans un secteur où y a d’l’altitude et de quoi manger autant qu’il veut, vous pouvez m’croire.

— Un coin comme la ville, vous voulez dire ? fit Carotte.

— La ferme, lui ordonnèrent les deux autres en chœur.

— Lance-nous les allumettes, sergent », demanda Chicard.

Côlon envoya le paquet de soufrées diaboliques à tête jaune par-dessus la couverture de plomb du toit. Chicard en frotta une qu’un souffle éteignit aussitôt. Des lambeaux de brume flottèrent devant lui.

« Le zef se lève, dit-il.

— Tant mieux. Ce brouillard, y m’sort par les yeux, fit Côlon. Qu’est-ce que je disais ?

— Tu disais que l’dragon était sûrement à dache, lui rappela Chicard.

— Oh. Oui. Enfin, ça tombe sous l’sens, non ? J’veux dire, moi, j’resterais pas dans l’coin si j’pouvais m’envoler ailleurs. Si je savais voler, j’resterais pas l’cul sur un toit, sur une vieille statue miteuse. Si je savais voler, je…

— Quelle statue ? demanda Chicard, la cigarette à mi-chemin de la bouche.

— Celle-là, répondit Côlon en tapant du pied sur la pierre. Et t’avise pas de m’flanquer la trouille, Chicard. Tu sais très bien qu’y a des centaines de vieilles statues moisies sur le toit des P’tits-Dieux.

— Non, j’en sais rien. J’sais seulement qu’on les a toutes descendues l’mois dernier quand on a replombé l’toit. Y a qu’le toit et l’dôme, terminé. Faut faire gaffe à des p’tits détails comme ça, ajouta-t-il, quand on détectorise. »

Dans le silence humide qui suivit, le sergent Côlon baissa les yeux sur la pierre où il était assis. Fuselée, écailleuse, elle évoquait vaguement une queue. Puis son regard la remonta sur toute sa longueur jusque dans le brouillard qui s’éclaircissait rapidement.

Sur le dôme des Petits-Dieux, le dragon leva la tête, bâilla et déploya les ailes.

Le déploiement n’était pas une mince affaire. Il parut s’éterniser, le temps que le savant mécanisme anatomique coulissant des côtes et des plis effectue l’ouverture. Puis, les ailes étendues, le dragon bâilla encore, fit quelques pas jusqu’à la limite du toit et se lança dans le vide.

Au bout d’un moment, une main apparut par-dessus le bord du parapet. Elle voltigea de droite et de gauche quelques secondes avant de trouver une prise acceptable.

Il y eut un grognement. D’une traction, Carotte remonta sur le toit et hissa les deux autres derrière lui. Ils restèrent étendus de tout leur long sur les plombs de couverture, hors d’haleine. Carotte nota de quelle façon les serres du dragon avaient creusé des sillons profonds dans le métal. Difficile de ne pas remarquer pareils détails.

« Est-ce que… haleta-t-il, est-ce qu’on ne ferait pas mieux d’avertir les gens ? »

Côlon se traîna en avant jusqu’à ce qu’il puisse embrasser du regard l’ensemble de la ville.

« J’crois pas que ce sera utile, dit-il. J’crois qu’ils vont pas tarder à se rendre compte tout seuls. »


* * *

Le grand prêtre d’Io l’Aveugle trébuchait sur les mots. À sa connaissance, on n’avait jamais officiellement célébré de couronnement à Ankh-Morpork. Les anciens rois s’en étaient très bien tirés avec des déclarations sur le modèle : « La couronne est nôtre, ma foi, et nous occirons le premier fils de pute qui tentera de nous la ravir, par tous les diables. » Toute autre considération mise à part, c’était plutôt court. Il avait passé un temps fou à écrire un discours plus substantiel, davantage dans l’esprit de l’époque, et il avait du mal à s’en souvenir.

Il était en outre troublé par le bouc qui l’observait avec un intérêt dévoué.

« Dépêchez-vous donc ! siffla Wonse depuis son poste derrière le trône.

— Chaque chose en son temps, siffla en retour le grand prêtre. Il s’agit d’un couronnement, sachez-le. Vous pourriez essayer de faire preuve d’un peu de respect.

— Je fais preuve de respect, dites donc ! Maintenant, dépêchez… »

Un cri jaillit, plus loin sur la droite. Wonse lança un regard noir à la foule. « C’est la Ramkin, remarqua-t-il. Qu’est-ce qu’elle fabrique ? »

Les spectateurs autour d’elle discutaient avec agitation à présent. Des doigts se pointaient, tous dans la même direction, comme une forêt miniature d’arbres abattus. Un ou deux glapissements fusèrent, puis la foule reflua comme une marée.

Wonse regarda l’enfilade de la large rue des Petits-Dieux.

Ce n’était pas un corbeau là-bas. Pas cette fois.


* * *

Le dragon volait lentement, à moins de deux mètres seulement au-dessus du sol, en brassant gracieusement l’air de ses ailes.

Les banderoles qui s’entrecroisaient dans la rue se faisaient faucher et se brisaient net comme autant de fils d’une toile d’araignée, puis elles s’amoncelaient sur les plaques dorsales de la bête et claquaient sur toute la longueur de sa queue.

Il se déplaçait la tête et le cou complètement tendus ; on aurait dit qu’il halait son corps imposant à la façon d’une péniche. Les gens dans la rue hurlaient et se battaient pour gagner le couvert des embrasures de portes. Il ne leur prêtait aucune attention.

Il aurait dû surgir dans un grondement, mais on n’entendait rien d’autre que le grincement des ailes et les claquements des guirlandes.

Il aurait vraiment dû surgir dans un grondement, à toute vitesse. Pas comme ça, lentement et posément, en laissant le temps à la terreur de croître. Il aurait dû donner l’impression de menacer. Non de promettre.

Il aurait dû surgir dans un grondement plutôt qu’en planant tranquillement dans le froufroutement de fanfreluches des banderoles joyeuses.


* * *

Vimaire ouvrit l’autre tiroir de son bureau et jeta un regard mauvais aux quelques paperasses qu’il contenait. Il n’avait pas grand-chose à lui là-dedans. Un reste de sachet de sucre lui rappela qu’il devait maintenant six sous à la cagnotte pour le thé.

Curieux. Il n’était pas encore en colère. Ça viendrait plus tard, bien entendu. Ce soir, il serait furieux. Soûl et furieux. Mais pas encore. Pas encore. Il ne se rendait pas encore bien compte et il savait qu’il s’occupait machinalement uniquement pour s’empêcher de penser.

Errol remua paresseusement dans sa caisse, leva la tête et gémit.

« Qu’est-ce que tu as, mon gars ? fit Vimaire en baissant la main. Mal au ventre ? »

La peau du petit dragon s’agitait comme si son organisme était le siège d’une industrie lourde. On ne disait rien là-dessus dans les Maladies du dragon. De l’estomac ballonné parvenaient des bruits qui rappelaient une guerre lointaine et confuse dans une zone d’activité sismique.

Ça n’était sûrement pas normal. D’après Sybil Ramkin, il fallait faire très attention à l’alimentation d’un dragon, vu que le moindre petit ennui gastrique risquait de décorer les murs et le plafond de lambeaux pathétiques de peau squameuse. Mais ces derniers jours… eh bien, Errol avait mangé des pizzas froides, la cendre des horribles mégots de Chicard et, l’un dans l’autre, plus ou moins ce qui lui plaisait. Autant dire à peu près tout, à en juger par l’état des lieux. Sans parler du contenu du tiroir du bas.

« On ne s’est vraiment pas bien occupé de toi, hein ? fit Vimaire. On t’a traité comme un chien, faut bien le dire. » Il se demanda quels effets des hippopotames couineurs en caoutchouc provoquaient sur la digestion.

Vimaire prit lentement conscience que les acclamations, au loin, avaient fait place à des cris.

Il contempla vaguement Errol, puis il eut un sourire extrêmement mauvais et se leva.

Des échos de panique et de sauve-qui-peut général lui parvinrent.

Il se coiffa de son casque cabossé et lui donna une petite tape désinvolte. Ensuite, en fredonnant un petit air sans queue ni tête, il sortit nonchalamment des Orfèvres.

Errol resta immobile un moment, puis, moitié rampant moitié roulant, il s’extirpa avec beaucoup de mal de sa caisse. La grosse partie de son cerveau responsable de son système digestif envoyait d’étranges messages. Elle demandait certaines choses qu’il n’arrivait pas à définir. Heureusement, elle pouvait les décrire en détail aux récepteurs complexes de ses immenses narines. Lesquelles s’évasèrent pour soumettre l’air ambiant à une analyse approfondie. Il tourna la tête, procéda à une triangulation.

Il se traîna par terre et entreprit de manger, avec un plaisir manifeste, la boîte de produit d’entretien pour l’armure de Carotte.


* * *

Des flots de gens croisèrent Vimaire tandis qu’il remontait sans se presser la rue des Petits-Dieux. De la fumée s’élevait de la place des Lunes-Brisées.

Le dragon était assis au beau milieu, sur ce qui restait de l’estrade du couronnement. L’air satisfait.

On ne voyait aucune trace du trône ni de son occupant, mais un examen médicolégal savant du petit tas de charbon parmi les débris de bois fumants aurait peut-être fourni un indice.

Vimaire agrippa une fontaine d’ornement afin de ne pas se faire renverser par la foule en déroute. Toutes les rues partant de la place étaient noires de fuyards aux prises. Et silencieux, nota Vimaire. Ils ne gaspillaient plus leur souffle à crier. Tous obéissaient à la même détermination farouche, mortelle, de se trouver ailleurs.

Le dragon étendit les ailes et les agita voluptueusement. Pour les fuyards des derniers rangs, ce fut le signal d’escalader les dos de leurs devanciers et de courir de tête en tête se mettre à l’abri.

En l’espace de quelques secondes la place se vida de tous ses badauds en dehors des imbéciles et des ahuris en phase terminale. Même les malheureux méchamment piétinés rampaient énergiquement vers l’issue la plus proche.

Vimaire regarda autour de lui. Beaucoup de drapeaux gisaient par terre, dont certains se faisaient grignoter par un vieux bouc qui n’en croyait pas ses yeux. Il reconnut au loin, à quatre pattes, Je-m’tranche-la-gorge qui essayait de récupérer le contenu de son panier.

À côté de Vimaire, un petit enfant agita un drapeau d’une main hésitante et cria « hourra ».

Puis tout devint silencieux.

Vimaire se pencha.

« Je crois que tu devrais rentrer chez toi », dit-il.

L’enfant leva vers lui des yeux interrogateurs.

« Vous êtes un agent du Guet ? demanda-t-il.

— Non, répondit-il. Et oui.

— Qu’est-ce qu’est arrivé au roi, monsieur l’agent ?

— Euh… je crois qu’il est parti se reposer.

— Ma tatie, elle a dit de pas parler aux agents du Guet.

— Alors, tu ne trouves pas que ce serait une bonne idée de rentrer chez toi et de lui raconter que tu as été bien obéissant ?

— Ma tatie, elle a dit que si j’étais méchant, elle me mettrait sur le toit et elle appellerait le dragon, fit l’enfant sur le ton de la conversation. Ma tatie, elle a dit qu’il dévore les gens en commençant par les pieds, comme ça on voit ce qui se passe.

— Pourquoi tu ne rentres pas chez toi pour lui dire, à ta tatie, qu’elle éduque les enfants dans la meilleure tradition d’Ankh-Morpork ? insista Vimaire. Allez. Cours vite.

— Il croque tous les os les uns après les autres, poursuivit joyeusement le gamin. Et quand il arrive à la tête, il…

— Regarde, il est là-bas ! s’écria Vimaire. Le gros dragon qui croque les gens ! Allez, rentre chez toi ! »

L’enfant regarda la bête perchée sur l’estrade endommagée.

« Je l’ai encore vu croquer personne, se plaignit-il.

— Tire-toi, sinon je t’en retourne une », lança Vimaire.

Là, il fit mouche. Le gamin hocha la tête d’un air entendu.

« Bon. Je peux encore crier hourra ?

— Si ça te chante.

— Hourra. »

Ça, c’est de l’îlotage, songea Vimaire. Il jeta un autre coup d’œil de derrière la fontaine.

Une voix juste au-dessus de lui gronda : « Vous direz ce que vous voudrez, mais je maintiens que c’est un spécimen magnifique. »

Les yeux de Vimaire se levèrent jusqu’à dépasser le bord de la vasque supérieure de la fontaine.

« Avez-vous remarqué, poursuivit Sybil Ramkin qui se redressa en s’aidant d’un reste de statue érodée et sauta devant lui, qu’à chacune de nos rencontres un dragon apparaît ? » Elle lui fit un sourire malicieux. « C’est un peu comme avoir notre chanson à nous. Ou autre chose.

— Il reste assis là, s’empressa de dire Vimaire. Il regarde, c’est tout. Comme s’il attendait la suite des événements. »

Le dragon cligna des yeux avec une patience jurassique.

Les artères autour de la place étaient bondées de monde. L’instinct morporkien, songea Vimaire. Fuir, puis s’arrêter pour voir si rien d’intéressant ne va arriver aux autres.

Il y eut un mouvement parmi les décombres à côté de la serre antérieure du dragon, et le grand prêtre d’Io l’Aveugle se remit debout sur des jambes flageolantes, la robe dégoulinante de poussière et de débris de bois. Il tenait toujours dans une main la couronne en toc.

Vimaire vit le vieillard lever la tête et plonger le regard dans deux yeux rouges luisants à quelques pas de lui.

« Est-ce que les dragons lisent dans les pensées ? chuchota Vimaire.

— Je suis sûre que le mien comprend tout ce que je dis, souffla dame Ramkin. Oh, non ! Ce vieil imbécile lui donne la couronne !

— Mais c’est peut-être malin, dites ? Les dragons aiment l’or. C’est comme jeter un bâton pour un chien, non ?

— Oh là là. Ce n’est pas forcément malin, vous savez. Les dragons ont la gueule tellement sensible. »

Le grand dragon cligna des yeux à la vue du petit cercle doré. Puis, avec une extrême délicatesse, il tendit une griffe d’un mètre de long et la passa dans l’objet qu’il retira des doigts tremblants du prêtre.

« Qu’est-ce que vous entendez par « sensible » ? demanda Vimaire tout en regardant la griffe monter lentement vers la longue tête chevaline.

— Ils ont un sens du goût excessivement développé. Ils sont tellement… disons, portés sur la chimie.

— D’après vous, il peut sentir le goût de l’or ? murmura Vimaire en voyant le dragon lécher prudemment la couronne.

— Oh, sûrement. Et aussi l’odeur. »

Vimaire se demanda combien de chances la couronne avait d’être en or. Pas beaucoup, se répondit-il. De la feuille d’or sur du cuivre, peut-être. Assez pour abuser les gens. Il se demanda ensuite quelle serait la réaction du type à qui on offrirait du sucre et qui s’apercevrait, après en avoir versé trois cuillerées dans son thé, qu’il s’agit de sel.

Le dragon retira la griffe de sa bouche d’un mouvement gracieux et flanqua au grand prêtre, lequel s’éclipsait en douce, un coup qui l’envoya voler dans les airs. Alors que le malheureux hurlait au sommet de sa trajectoire, la grande gueule se déplaça et… « Bon sang ! » lâcha dame Ramkin.

Un gémissement monta du parterre de spectateurs.

« La température de ce truc-là ! fit Vimaire. Je veux dire, il ne reste rien ! Juste une volute de fumée ! »

Il y eut un autre mouvement dans les gravats. Une autre silhouette se redressa et s’appuya d’un air hébété contre un poteau brisé.

C’était Lupine Wonse, sous une couche de suie.

Vimaire le vit lever les yeux dans une paire de narines larges comme des plaques d’égout.

Wonse prit ses jambes à son cou. Vimaire se demanda à quoi ça ressemblait de fuir une bête pareille, en s’attendant à chaque seconde à sentir sa colonne vertébrale grimper à une température au-delà du point de vaporisation du fer. Il en avait une vague idée.

Wonse avait parcouru la moitié de la place lorsque le dragon se précipita avec une agilité surprenante pour une telle corpulence et le saisit prestement. Sur sa lancée, la serre remonta jusqu’à ramener la silhouette gigotante à courte distance de la figure du monstre.

L’animal donna l’impression d’examiner sa prise un moment, il la tournait d’un côté et de l’autre. Puis, en se déplaçant sur ses trois pattes libres et en battant à l’occasion des ailes pour assurer son équilibre, il s’éloigna au trot à travers la place et se dirigea vers le… vers l’ancien palais du Patricien. Et vers l’ancien palais du roi, d’ailleurs.

Il ignora les spectateurs apeurés qui se pressaient silencieusement contre les murs. L’entrée voûtée fut écartée à coups d’épaules avec une facilité déprimante. Les portes elles-mêmes, hautes et larges, cerclées de fer et massives, résistèrent à la surprise générale dix secondes avant de s’écrouler en un tas de cendres rougeoyantes.

Le dragon franchit le seuil.

Dame Ramkin se retourna, étonnée. Vimaire s’était mis à rire.

Son rire avait des accents déments et les larmes lui noyaient les yeux, mais c’était quand même un rire. Il continua de rire encore et encore jusqu’à glisser lentement en bas du rebord de la fontaine, les jambes écartées devant lui.

« Hourra, hourra, hourra ! gloussait-il en manquant s’étrangler.

— De quoi vous parlez, bon sang ? grogna dame Ramkin.

— Sortez d’autres drapeaux ! Soufflez cymbales, rôtissez tocsins ! On l’a couronné ! On a un roi, en fin de compte ! Hop-là !

— Vous avez bu ? fit-elle sèchement.

— Pas encore ! ricana Vimaire. Pas encore ! Mais ça ne va pas tarder ! »

Il riait toujours, car lorsqu’il s’arrêterait, il le savait, un cafard noir lui retomberait dessus comme un soufflé de plomb. Mais il voyait l’avenir se profiler devant eux…

… Après tout, il était tout à fait noble, le dragon. Il ne portait pas d’argent sur lui et il ne pouvait pas répondre effrontément. Il pouvait aussi certainement faire quelque chose pour les quartiers déshérités. Comme y mettre le feu jusqu’aux soubassements.

On va vraiment en arriver là, se dit-il. On est comme ça, à Ankh-Morpork. Quand on ne peut ni vaincre ni corrompre, on fait semblant d’avoir toujours été d’accord.

Vivat draco.

Il s’aperçut que le gamin était revenu à petits pas. L’enfant lui agita doucement son drapeau sous le nez et demanda : « Je peux crier hourra encore, maintenant ?

— Pourquoi pas ? fit Vimaire. Tout le monde va s’y mettre. »

Du palais parvinrent les échos assourdis d’une destruction confuse…


* * *

Errol traîna par terre un manche à balai dans la gueule et, gémissant sous l’effort, le redressa à la verticale. Après un surcroît de gémissements et plusieurs faux départs, il réussit à en coincer l’extrémité entre le mur et la grosse cruche d’huile de lampe.

Il marqua une pause, soufflant comme une forge, et poussa.

La cruche résista un moment, oscilla d’avant en arrière une ou deux fois, puis bascula et s’écrasa sur le dallage. Du pétrole brut très grossièrement raffiné se répandit en une flaque noire.

Les larges naseaux d’Errol se froncèrent. Quelque part au fin fond de son crâne, des synapses inhabituelles cliquetèrent comme des manipulateurs télégraphiques. Des informations, comme des billes de bois descendant une rivière, dévalèrent l’épais conducteur nerveux jusqu’à son museau, fournirent des indications inexplicables sur les triples liaisons, les alcanes et l’isomérie géométrique. N’importe comment, la plupart manquèrent la petite partie de son cerveau qui lui servait à être Errol.

Tout ce qu’il savait, c’est qu’il avait soudain très, très soif.


* * *

Quelque chose d’important se passait dans le palais. De temps en temps, on entendait le fracas d’un plancher enfoncé ou l’effondrement sourd d’un plafond…

Dans son cachot infesté de rats, derrière une porte beaucoup mieux close que la maison de madame Paluche, le Patricien d’Ankh-Morpork se renversa en arrière et sourit dans le noir.


* * *

Dehors, des feux de joie illuminèrent le crépuscule.

Ankh-Morpork était en liesse. Personne ne savait vraiment pourquoi, mais on s’était démené pour faire la fête ce soir, on avait mis des tonneaux en perce et des bœufs en broche, on avait prévu un chapeau en papier et une chope commémorative par enfant, et on aurait trouvé dommage de gâcher autant d’efforts. De toute manière, la journée n’avait pas manqué d’intérêt, et les habitants d’Ankh-Morpork faisaient grand cas des divertissements.

« Si vous voulez mon avis, fit un des fêtards au beau milieu d’un énorme morceau de viande quasiment crue, un dragon comme roi, c’est peut-être pas une mauvaise idée. À bien y regarder, j’veux dire.

— C’est sûr, il m’a paru très gracieux, fit sa voisine de droite, l’air de se pencher sur la question. Disons… flambant, quoi. Très chic. Ni sale ni débraillé. Prend grand soin de sa personne. » Elle jeta un regard noir à certains jeunes convives assis un peu plus loin à la table. « L’ennui avec les gens d’aujourd’hui, c’est qu’ils prennent pas soin d’eux.

— Sans compter la politique étrangère, évidemment, intervint un troisième en se servant une côte. Quand on y réfléchit bien.

— Comment ça ?

— La diplomatie », fit le mangeur de côte d’un ton catégorique.

Ils méditèrent là-dessus. Puis on les sentit qui retournaient l’idée dans leur tête et la considéraient dans l’autre sens, dans un effort poli pour comprendre où il voulait en venir.

« Chaispas, fit lentement l’expert monarchique. Je veux dire, votre dragon, là, il a en gros deux manières de négocier. Non ? Je veux dire, il vous grille tout vif ou il vous grille pas. Corrigez-moi si je me trompe, ajouta-t-il.

— C’est ça. Tenez, mettons que l’ambassadeur de Klatch s’amène, vous connaissez leur arrogance à ceux-là, et supposons qu’il dise : On veut ci, on veut ça, et encore ça. Eh ben, poursuivit l’homme d’un air rayonnant, ce que nous, on répond, c’est : Ferme ta gueule si tu veux pas t’en retourner chez toi dans une urne. »

Ils s’enfermèrent avec cette nouvelle idée dans la cabine d’essayage de leur cerveau. Elle paraissait à leurs mesures.

« Ils ont une flotte importante, les Klatchiens, objecta le monarchiste d’une voix hésitante. Ça pourrait être un brin risqué de rôtir des diplomates. En voyant le bateau ramener un tas de charbon de bois, sûrement qu’ils nous regarderaient de travers.

— Ah, alors, nous, on répondrait : Dis donc, Toto Klatchien, si toi pas aimer nous, gros lézard du ciel va cuire hutte de terre à toi drôlement fissa.

— On pourrait vraiment dire ça ?

— Pourquoi pas ? Et ensuite, on dirait : Toi envoyer gros tribut presse tôt.

— Je les ai jamais blairés, les Klatchiens, affirma tout net la femme. Les trucs qu’ils mangent ! C’est dégoûtant. Sans arrêt en train de baragouiner dans leur sabir de sauvages… »

Dans l’ombre, une allumette s’embrasa.

Vimaire mit les mains en coupe autour de la flamme, téta le tabac infâme, balança l’allumette dans le caniveau et repartit en traînant la sandale dans la ruelle humide constellée de flaques.

S’il y avait une chose qui le déprimait davantage que son propre cynisme, c’était bien de le trouver souvent moins cynique que la vie réelle.

Nous nous entendons avec les autres peuples depuis des siècles, songeait-il. Ce qui résume grosso modo toute notre politique étrangère. Et là, je nous sens prêts à déclarer la guerre à une civilisation séculaire avec laquelle nous avons toujours plus ou moins entretenu de bons rapports, même s’ils parlent bizarrement. Et après ça, au monde. Le pire, c’est que nous risquerions de gagner.


* * *

Les mêmes réflexions, malgré un contexte différent, vinrent à l’esprit des édiles d’Ankh-Morpork lorsque, le lendemain matin, ils reçurent un billet bref leur enjoignant, par ordre, de se présenter au palais pour un déjeuner de travail.

Le billet ne précisait pas l’ordre de qui. Le déjeuner de qui non plus, notèrent les intéressés.

Ils se trouvaient à présent rassemblés dans l’antichambre.

Il y avait eu du changement. L’antichambre n’avait jamais été ce qu’on pourrait appeler un local agréable. Le Patricien avait toujours estimé que mettre les gens à l’aise leur donnait envie de rester. L’ameublement se réduisait alors à quelques chaises hors d’âge et, sur les murs, à des portraits d’anciens dirigeants de la cité tenant des rouleaux de papier et autres bricoles.

Les chaises étaient toujours là. Les portraits, non. Ou plutôt, les toiles tachées et craquelées s’entassaient dans un angle, mais les cadres dorés avaient disparu.

Les conseillers municipaux s’efforçaient de ne pas se regarder et restaient assis en tapotant des doigts sur leurs genoux.

Deux serviteurs à l’air très inquiet ouvrirent enfin les portes de la grande salle. Lupine Wonse entra d’un pas titubant.

La plupart des conseillers étaient restés debout toute la nuit pour tenter de définir un genre de politique vis-à-vis des dragons, mais Wonse, lui, donnait l’impression de n’avoir pas dormi depuis des années. Il avait le visage de la couleur d’un torchon à vaisselle fermenté. Déjà peu épais de nature, on l’aurait à présent cru tout droit sorti d’une pyramide.

« Ah, psalmodia-t-il. Parfait. Vous êtes tous là ? Alors, si vous voulez bien passer de ce côté, messieurs.

— Euh… dit le chef des voleurs, le billet parlait de déjeuner ?

— Oui ? fit Wonse.

— Avec un dragon ?

— Grands dieux, vous ne pensez pas qu’il vous mangerait, quand même ? En voilà une idée !

— M’est jamais venu à l’esprit, dit le chef des voleurs dont le soulagement lui sortait des oreilles comme de la vapeur. Quelle idée. Haha.

— Haha, fit le patron des marchands.

— Hoho, fit le chef des assassins. Quelle idée.

— Non, je pense que vous êtes tous beaucoup trop filandreux, dit Wonse. Ah, ah.

— Haha.

— Ahaha.

— Hoho. » La température chuta de plusieurs degrés.

« Alors, si vous voulez bien passer de ce côté ? »

La grande salle avait changé, elle aussi. D’abord, elle était beaucoup plus grande. Plusieurs murs avaient été abattus dans des pièces attenantes, et le plafond ainsi que plusieurs étages de chambres supérieures avaient été complètement supprimés. Par terre, ce n’étaient que gravats, sauf au milieu de la salle où s’élevait un tas d’or…

Enfin, un tas doré. À croire qu’on avait épluché le palais pour récupérer tout ce qui brillait ou miroitait. On y voyait les cadres des tableaux, les fils d’or des tapisseries, de l’argent et parfois des pierres précieuses. Ainsi que les soupières des cuisines, des bougeoirs, des bassinoires, des bouts de miroirs. Du clinquant.

Les conseillers n’étaient cependant pas en mesure d’y prêter grande attention, vu ce qui leur pendait au-dessus de la tête.

Ça ressemblait au plus gros cigare mal roulé de l’Univers, si le plus gros cigare mal roulé de l’Univers avait eu pour manie de se suspendre la tête en bas. On distinguait vaguement deux serres agrippées aux chevrons sombres.

À mi-chemin entre le tas étincelant et l’entrée, on avait dressé une petite table. Les conseillers remarquèrent sans grande surprise que la vieille argenterie traditionnelle manquait. Les assiettes étaient en porcelaine et les couverts donnaient l’impression qu’on venait de les tailler dans des morceaux de bois. Wonse prit un siège en bout de table et fit un signe de tête à l’adresse des serviteurs.

« Asseyez-vous, messieurs, je vous en prie, dit-il. Excusez-moi de vous recevoir dans des conditions un peu… différentes, mais le roi compte sur votre indulgence, le temps que la situation s’organise mieux.

— Le… euh… fit le patron des marchands.

— Le roi », répéta Wonse. Le timbre de sa voix n’était qu’à un filet de bave de la démence.

« Oh. Le roi. Bien sûr », fit le marchand. De sa place, il avait une vue imprenable sur le grand cigare suspendu. Il devina un mouvement, un tremblement dans les vastes plis qui l’enveloppaient. « Longue vie à lui, moi je dis », ajouta-t-il aussitôt.

On leur servit d’abord de la soupe avec des boulettes dedans. Wonse n’y eut pas droit. Les invités mangèrent dans un silence terrifié uniquement troublé par le carillon mat du bois sur la porcelaine.

« Il y a certaines questions de décrets pour lesquelles le roi estime votre accord souhaitable, dit enfin Wonse. Une pure formalité, bien entendu, et je vous demande pardon de vous embêter avec des détails aussi insignifiants. »

Le gros cigare parut osciller au gré du vent.

« Ça ne nous embête pas du tout, couina le chef des voleurs.

— Le roi daigne faire savoir, poursuivit Wonse, qu’il serait ravi de recevoir, à l’occasion de son sacre, des cadeaux de l’ensemble de la population. Rien de compliqué, évidemment. N’importe quels métaux ou pierres de valeur éventuellement en leur possession et dont ils pourraient facilement se séparer. Je dois insister, à ce propos, sur le fait que ce n’est en aucune façon obligatoire. La générosité qu’il est certain de trouver chez nos concitoyens doit être un geste purement volontaire. »

Le chef des assassins contempla tristement les bagues à ses doigts et soupira. La mine résignée, le patron des marchands débarrassait déjà de son cou la chaîne dorée de sa charge.

« Eh bien, messieurs ! dit Wonse. Si je m’attendais !

— Hum, fit l’Archichancelier de l’Université de l’Invisible.

Vous devez… enfin, le roi doit savoir, j’en suis sûr, que l’Université est traditionnellement exemptée de taxes et d’impôts… »

Il étouffa un bâillement. Les mages avaient passé la nuit à diriger leurs meilleurs sortilèges contre le dragon. Autant donner des coups de poing dans du brouillard.

« Cher monsieur, il ne s’agit pas d’un impôt, protesta Wonse. Rien de ce que j’ai dit, j’espère, ne vous pousse à croire une chose pareille. Oh, non ! Non. Les tributs doivent être, je le répète, parfaitement volontaires. J’espère que c’est tout à fait clair.

— Comme du cristal, fit le chef des assassins en fusillant le vieux mage du regard. Et ces tributs parfaitement volontaires que nous allons payer, ils vont… ?

— Grossir le trésor, répondit Wonse.

— Ah.

— Je ne doute pas une seconde de la grande générosité des habitants une fois qu’ils auront pris la pleine mesure de la situation, dit le patron des marchands, mais le roi s’apercevra vite, j’en suis sûr, qu’il y a très peu d’or à Ankh-Morpork.

— Judicieuse remarque, fit Wonse. Mais le roi entend mener une politique étrangère vigoureuse et dynamique qui devrait remédier à la situation.

— Ah, s’exclamèrent en chœur les conseillers, avec davantage d’enthousiasme cette fois.

— Par exemple, poursuivit Wonse, le roi trouve que nos intérêts légitimes à Quirm, Sto Lat, Pseudopolis et Tsort ont été sérieusement compromis au cours des derniers siècles. Cette erreur sera promptement corrigée et je puis vous assurer, messieurs, que les richesses de ceux qui ne demanderont qu’à bénéficier de la protection royale vont véritablement inonder la cité. »

Le chef des assassins lança un coup d’œil au trésor. Une idée très précise se fit dans son cerveau sur la destination ultime de toutes ces richesses. Force était d’admirer le savoir-faire des dragons quand il s’agissait de taper quelqu’un. Un savoir-faire presque humain.

« Oh, dit-il.

— Bien entendu, on peut compter sur d’autres acquisitions, comme des terres, des biens immobiliers et j’en passe, et le roi tient à faire comprendre que les conseillers de cabinet loyaux seront richement récompensés.

— Et, euh… dit le chef des assassins qui commençait à suivre le cheminement de la pensée du roi, nul doute que les… euh…

— Conseillers de cabinet, compléta Wonse.

— Nul doute qu’ils le remercieront par une générosité encore plus grande en matière de… de trésor, par exemple.

— Je suis sûr que de telles considérations n’ont jamais effleuré l’esprit du roi, dit Wonse, mais l’observation est pertinente.

— Je me disais bien. »

On leur servit ensuite du porc bien gras accompagné de haricots et de pommes de terre farineuses. Encore un plat qui allait les faire grossir, ne purent-ils s’empêcher de remarquer.

Wonse, lui, eut droit à un verre d’eau.

« Ce qui nous amène à une autre question assez délicate que, j’en suis sûr, des gentilshommes comme vous, de grands voyageurs aux idées larges, n’auront aucun mal à accepter », dit-il. La main qui tenait le verre commençait à trembler.

« J’espère que l’ensemble de la population l’acceptera aussi, surtout que le roi contribuera certainement, par tous les moyens à sa disposition, au bien-être et à la défense de la cité. Par exemple, je suis sûr que les citoyens dormiront plus tranquilles dans leur lit s’ils savent que le dr… que le roi les protège sans relâche du mal. Mais il se peut qu’il reste d’anciens… préjugés ridicules… que seuls éradiqueront des efforts incessants… de la part de tous les hommes de bonne volonté. »

Il marqua une pause et observa les convives. Le chef des assassins affirmerait plus tard qu’il avait regardé dans les yeux de bien des hommes au seuil de la mort, comme de juste, mais jamais qui, aussi clairement et visiblement, le contemplaient depuis les pentes de l’enfer. Il espérait, dirait-il, ne plus jamais avoir à regarder dans des yeux pareils.

« Je veux parler, fit Wonse, et chaque mot remontait lentement à la surface comme des bulles dans les sables mouvants, de la question de… du… du régime alimentaire du roi. »

Suivit un silence effroyable. Ils entendirent un léger bruissement d’ailes derrière eux ; les ombres dans les recoins de la salle s’épaissirent et parurent se rapprocher.

« Régime alimentaire, fit le chef des voleurs d’une voix creuse.

— Oui », dit Wonse. Sa voix, à lui, était presque un couinement. La sueur lui dégoulinait sur la figure. Le chef des assassins avait un jour entendu le mot « rictus » et s’était demandé dans quel cas l’employer correctement pour décrire l’expression d’un visage ; maintenant il savait. Voilà ce qu’affichait la figure de Wonse : le rictus livide d’un type qui s’efforce de ne pas entendre les mots que prononce sa propre bouche.

« On… euh… on croyait, fit le chef des assassins avec une grande prudence, que le dr… le roi avait dû, disons, trouver une solution au fil des semaines.

— Ah, mais rien de bien folichon, vous savez. Rien de bien folichon. Des animaux errants et autres, répliqua Wonse en regardant fixement le dessus de table. Il va de soi, maintenant qu’il est roi, que de tels expédients ne sont plus de mise. »

Le silence grandit et prit de la consistance. Les conseillers réfléchissaient dur, surtout à propos du repas qu’ils venaient de manger. L’arrivée d’un énorme diplomate noyé sous la crème ne fit qu’activer leurs cogitations.

« Euh… se lança le patron des marchands, le roi a faim souvent ?

— Tout le temps, répondit Wonse, mais il mange une fois par mois. C’est l’occasion de toute une cérémonie.

— Évidemment, dit le patron des marchands. Sûrement.

— Et, euh… fit le chef des assassins, quand est-ce que le roi a… euh… mangé pour la dernière fois ?

— Je suis au regret de dire qu’il n’a pas mangé correctement depuis son arrivée ici, répondit Wonse.

— Oh.

— Vous devez comprendre, reprit-il en tripotant désespérément ses couverts de bois, que sauter sur les gens comme un vulgaire assassin…

— Je vous demande pardon… réagit le chef des assassins.

— … Comme un vulgaire meurtrier, je veux dire, ça n’apporte… aucune satisfaction. Dans l’esprit, l’alimentation du roi devrait être, disons… une communion entre un monarque et ses sujets. C’est… c’est peut-être une allégorie vivante. Pour renforcer les liens étroits entre la couronne et la communauté, ajouta-t-il.

— La nature exacte du repas… commença le chef des voleurs qui manqua s’étrangler sur les mots. On parle bien de jeunes filles, là ?

— Des préjugés, tout ça, répondit Wonse. L’âge n’a aucune importance. Mais la situation familiale si, évidemment. Et aussi la condition sociale. Une question de saveur, je crois. » Il se pencha en avant, la voix douloureuse, pressante et, chacun le sentit, vraiment la sienne pour la première fois. « Je vous en prie, réfléchissez-y ! souffla-t-il. Après tout, rien qu’une par mois ! En échange de tant d’avantages ! Les familles des gens utiles au roi, les conseillers de cabinet comme vous, n’auront évidemment rien à craindre. Et si vous songez, sinon, à tous les autres choix désagréables… »

Ils ne songeaient pas à tous les autres choix. Songer à un seul leur suffisait.

Ils avaient l’impression d’entendre le silence ronronner tandis que parlait Wonse. Ils évitaient de se regarder entre eux, par crainte de ce qu’ils risquaient de voir réfléchi sur les figures des collègues. Chacun se disait : Il y en a bien un qui va prendre la parole d’ici peu, qui va protester, alors moi, je vais marmonner, l’air d’accord, sans rien dire de précis, pas si bête, mais je marmonnerai d’un ton ferme, comme ça les autres ne douteront pas que je désapprouve entièrement, parce qu’en un moment pareil il appartient à tout homme digne de ce nom de quasiment se lever et de se faire presque entendre…

Mais personne ne dit mot. Les lâches, pensa chacun d’eux.

Et personne ne toucha au dessert, pas plus qu’aux chocolats à la menthe épais comme des briques qu’on leur servit ensuite. Le rouge au front, la mine sinistre, ils se contentèrent d’écouter avec horreur Wonse discourir de sa voix monotone, et lorsqu’on les congédia, ils s’efforcèrent de partir aussi séparément que possible afin d’éviter de se parler entre eux.

Sauf le patron des marchands. Il se trouva sortir du palais avec le chef des assassins, et ils s’éloignèrent de conserve d’un pas tranquille mais le cerveau en ébullition. Le patron des marchands s’efforçait de voir le bon côté des choses ; il était du genre à chanter en chœur avec des amis quand tout va franchement mal.

« Bien, bien, fit-il. Alors nous voilà conseillers de cabinet maintenant. Voyez-vous ça.

— Hmm, dit l’assassin.

— Je me demande quelle différence il y a entre des conseillers ordinaires et des conseillers de cabinet ? » s’interrogea-t-il tout haut.

L’assassin lui jeta un regard mauvais. « Je crois, dit-il, que les conseillers de cabinet sont censés finir dans la merde. »

Il porta à nouveau son regard noir sur ses pieds. Deux mots n’arrêtaient pas de lui trotter dans la tête : les derniers de Wonse au moment où il serrait la main molle du secrétaire. Il se demanda si quelqu’un d’autre les avait entendus. Peu probable… Le secrétaire les avait davantage esquissés que prononcés. Il avait seulement arrondi les lèvres autour d’eux sans cesser de fixer la figure de l’assassin tannée aux rayons de la lune.

Aidez. Moi.

L’assassin frissonna. Pourquoi lui ? Pour ce qu’il en savait, il n’avait qualité pour apporter qu’un seul genre d’aide, et peu de clients la demandaient pour leur propre compte. En fait, ils lui payaient d’habitude de grosses sommes pour en faire un cadeau surprise à d’autres. Il se demanda par quelles épreuves passait Wonse pour leur préférer n’importe quoi à la place…


* * *

Wonse était assis tout seul dans la salle sombre et dévastée. Il attendait.

Il pourrait tenter de fuir. Mais l’autre le retrouverait. Il parviendrait toujours à le retrouver. Il flairait son esprit.

Ou il le brûlerait. Ça, c’était pire. Comme les frères. C’était peut-être une mort instantanée, disons que ça donnait l’impression d’une mort instantanée, mais Wonse se demandait, éveillé la nuit dans son lit, si ces dernières microsecondes s’étiraient en une éternité subjective chauffée à blanc, si chaque infime parcelle du corps n’était plus qu’une traînée de plasma et si on se retrouvait vivant au milieu de tout ça…

Pas toi. Je ne te brûlerais pas.

Il ne s’agissait pas de télépathie. D’après ce que Wonse avait toujours compris, la télépathie, c’était comme entendre une voix dans sa tête.

Là, c’était comme entendre une voix dans son corps. Tout son système nerveux en vibrait, comme un arc.

Lève-toi.

Wonse bondit sur ses pieds en renversant la chaise et en se cognant les jambes contre la table. Quand cette voix-là parlait, il gardait autant de contrôle sur son corps que l’eau sur la gravité.

Viens.

Wonse tituba sur le dallage.

Les ailes se déplièrent lentement, en grinçant par-ci par-là, jusqu’à remplir la salle d’un mur à l’autre. Un bout d’aile brisa une fenêtre et sortit dans l’air de l’après-midi.

Le dragon, toujours lentement, sensuellement, tendit le cou et bâilla. Après quoi, il tourna la tête et l’approcha tout près de la figure de Wonse.

Qu’est-ce que ça veut dire : volontaire ?

« Ça… euh… ça veut dire : quelque chose qu’on fait de son plein gré », répondit Wonse.

Mais ils n’en ont pas, de plein gré ! Ils grossiront mon trésor, sinon je les brûle !

La gorge de Wonse se serra. « Oui, dit-il, mais vous ne devez pas… »

Le rugissement silencieux de fureur le fit pivoter sur place.

Pour moi, ça n’existe pas, « je ne dois pas » !

« Non, non, non ! couina Wonse en s’étreignant la tête. Je ne voulais pas dire ça ! Croyez-moi ! C’est un meilleur moyen, c’est tout ! Meilleur et plus sûr ! » Personne ne peut me vaincre ! « C’est sûrement vrai… » Personne ne peut me dominer !

Wonse jeta ses mains en l’air, doigts écartés, en un geste conciliant. « Bien entendu, bien entendu, dit-il. Mais il y a différents moyens, vous savez. Différents moyens. Toutes ces méthodes de rugissements et de flammes, vous savez, vous n’en avez pas besoin… »

Singe stupide ! Comment les obliger à exécuter mes ordres, sinon ?

Wonse se mit les mains derrière le dos. « Ils le feront de leur plein gré, dit-il. Et à la longue, ils finiront par croire que l’idée vient d’eux. Ça passera dans la tradition. Faites-moi confiance. Nous autres, les humains, nous sommes des créatures adaptables. »

Le dragon le fixa d’un long regard sans expression. « D’ailleurs, reprit Wonse en s’efforçant de réprimer le tremblement de sa voix, d’ici peu de temps, si quelqu’un s’en vient leur dire qu’un roi dragon, c’est une mauvaise idée, ils le tueront de leurs mains. »

Le dragon battit des paupières. Pour la première fois, pour autant que s’en souvenait Wonse, le monstre parut incertain.

« Je connais les gens, vous comprenez », ajouta tout simplement le secrétaire.

Le dragon continua de le clouer sur place des yeux. Si tu mens… songea-t-il enfin.

« Vous savez que je ne peux pas mentir. Pas à vous. » Et ils réagissent vraiment comme ça ? « Oh, oui. Tout le temps. C’est un trait de caractère typiquement humain. »

Wonse savait que le dragon lisait au moins les niveaux supérieurs de son esprit. Ils résonnaient en une harmonie affreuse. Et lui voyait les pensées formidables derrière les yeux qui le fixaient.

Le dragon était horrifié.

« Je regrette, dit Wonse d’une petite voix. On est comme ça. Question de survie, je pense. »

On n’enverra pas de puissants guerriers pour me tuer ? songea la créature, à deux doigts de pleurnicher.

« Je ne crois pas. »

Pas de héros ?

« Plus maintenant. Ils coûtent trop cher. »

Mais je vais manger des gens !

Wonse geignit.

Il sentait le dragon farfouiller dans son esprit, en quête d’un indice qui l’aiderait à comprendre. Le secrétaire distingua vaguement, perçut plus ou moins le tremblotement d’images vagabondes, images de dragons, d’âge mythique de reptiles et – là, il eut conscience de l’étonnement sincère de l’animal – de certains pans parmi les moins recommandables de l’histoire humaine, les plus nombreux. À l’étonnement succéda la colère de la frustration. Presque tout ce que le dragon pouvait infliger aux humains, les humains l’avaient déjà, à un moment ou à un autre, expérimenté sur leurs semblables, souvent avec entrain.

Tu as l’effronterie de faire le dégoûté, lui dit-il par la pensée. Mais nous, nous étions des dragons. Censément cruels, rusés, insensibles, terrifiants. En tout cas, je peux te dire une chose, espèce de primate – la grosse tête s’approcha encore plus près, et Wonse plongea le regard dans les abîmes impitoyables des yeux de la bête –, nous ne nous sommes jamais brûlés, torturés ni taillés en pièces les uns les autres au nom de la moralité.

Le dragon étendit encore les ailes, une ou deux fois, puis se laissa tomber lourdement sur l’attirail clinquant d’objets plus ou moins précieux. Ses griffes grattèrent dans le tas. Il ricana.

Un lézard à trois pattes ne voudrait pas d’un trésor pareil, pensa-t-il.

« Ça va s’améliorer », chuchota Wonse, provisoirement soulagé par le nouveau tour de la discussion.

Il vaudrait mieux.

« Est-ce que je peux… hésita Wonse, est-ce que je peux vous poser une question ? »

Pose.

« Vous n’êtes pas obligé de manger les gens, tout de même ? Je crois que c’est le seul problème en ce qui les concerne, vous comprenez, ajouta-t-il d’une voix dont le débit s’accéléra pour finir en bredouillis. Le trésor, tout ça, pas de souci, mais si c’est uniquement une question de… enfin, de protéines, alors peut-être qu’une intelligence supérieure telle que la vôtre s’est déjà dit qu’un produit moins sujet à caution, comme une vache, pourrait… »

Le dragon cracha un trait de feu horizontal qui calcina le mur d’en face.

Pas obligé ? Pas obligé ? rugit-il une fois le silence revenu. Tu me demandes si je ne suis pas obligé ? N’est-il pas de tradition d’offrir la fine fleur de l’humanité au dragon afin d’assurer la paix et la prospérité ?

« Mais, voyez-vous, on a toujours été partisans d’une paix relative et d’une prospérité raisonnable… »

VOUS AVEZ ENVIE QUE CET ÉTAT DE CHOSES SE POURSUIVE, NON ?

La force de la pensée fit tomber Wonse à genoux.

« Évidemment », réussit-il à dire.

Le dragon étira largement ses griffes.

Alors ce n’est pas moi qui suis obligé, c’est vous, pensa-t-il.

Maintenant, hors de ma vue.

Wonse s’affaissa lorsque la bête lui sortit de l’esprit.

Le dragon dérapa sur le trésor au rabais, sauta jusque sur l’appui d’une des grandes fenêtres de la salle et défonça les vitraux de la tête. L’effigie multicolore d’un édile tomba en cascade parmi les autres débris.

Le long cou se tendit dans l’air du début de soirée et se déplaça comme une aiguille chercheuse. Des lumières s’allumaient à travers la ville. Elle battait du rythme monotone, profond et sourd d’un million d’habitants occupés à vivre.

Le dragon prit joyeusement une grande inspiration.

Puis il hissa le reste de son corps sur l’appui, repoussa des épaules les résidus de l’encadrement de la fenêtre et bondit dans le ciel.


* * *

« C’est quoi ? » demanda Chicard.

C’était vaguement rond, d’une consistance qui rappelait le bois et, quand on tapait dessus, ça rendait un bruit de règle claquée sur un bureau.

Le sergent Côlon lui donna d’autres petits coups.

« J’donne ma langue », fit-il.

Carotte le sortit fièrement des débris de l’emballage.

« C’est un gâteau, dit-il en glissant les deux mains sous la chose et en la soulevant non sans mal. De ma mère. » Il réussit à le poser sur la table sans se coincer les doigts.

« C’est encore mangeable ? voulut savoir Chicard. L’a mis des mois pour arriver. Doit être rassis, ton gâteau.

— Oh, c’est une recette spéciale des nains, expliqua Carotte. Les gâteaux de nains ne rassissent pas. »

Le sergent Côlon lui donna encore un petit coup sec.

« J’veux bien l’croire, reconnut-il.

— C’est drôlement nourrissant, reprit Carotte. Presque magique. Le secret s’est transmis de nain en nain pendant des siècles. Un tout petit morceau, et on n’a plus envie de rien d’autre de la journée.

— Allons donc ? fit Côlon.

— Un nain peut faire des centaines de kilomètres avec un gâteau comme ça dans son sac, poursuivit Carotte.

— J’en suis sûr, fit Côlon d’un air sombre. J’parie qu’il se dit tout le temps : “Putain, j’espère que j’vais vite me dégotter autre chose à becqueter, sinon j’suis bon pour me retaper ce foutu gâteau. ” »

Carotte, pour qui le mot « saillie » n’évoquait qu’un accouplement d’animaux domestiques en vue de la reproduction, saisit sa pique et, après deux rebonds impressionnants du fer, réussit à couper le gâteau en quatre parts approximatives.

« Voilà, dit-il d’un ton joyeux. Une part chacun et une pour le capitaine. » Il s’aperçut de ce qu’il venait de dire. « Oh, pardon.

— Oui », fit Côlon tout net.

Ils gardèrent un moment le silence, immobiles.

« Je l’aimais bien, dit Carotte. Je suis triste qu’il ne soit plus là. »

Un autre silence suivit, comme le premier mais davantage miné par l’abattement.

« Je pense qu’on va vous nommer capitaine, maintenant », dit Carotte.

Côlon sursauta. « Moi ? J’veux pas être capitaine ! J’sais pas réfléchir. Ça paye pas de réfléchir, neuf piastres de plus par mois. » Il tambourina des doigts sur la table.

« C’est tout ce qu’il se faisait ? s’étonna Chicard. Moi, j’croyais qu’les crevures s’en mettaient plein les fouilles.

— Neuf piastres par mois, confirma Côlon. J’ai vu le barème des salaires, une fois. Neuf piastres par mois et deux piastres d’indemnité de plumet. Seulement, il a jamais réclamé cette indemnité-là. Marrant, ça.

— L’était pas très plumet, fit observer Chicard.

— T’as raison. Pour c’qui est du capitaine, t’vois, j’ai lu un bouquin une fois… Tu sais qu’on a tous de l’alcool dans l’corps… un genre d’alcool naturel ? Même si tu touches jamais à une seule goutte de toute ta vie, ton corps en fabrique quand même, comme qui dirait… Mais le capitaine Vimaire, t’vois, c’est un d’ces gars dont l’corps en fabrique pas naturellement. Pour ainsi dire, il est né deux verres en dessous de la normale.

— Bon sang, fit Carotte.

— Oui… Alors, quand il est à jeun, il est vraiment à jeun. Evri, on appelle ça. Tu sais comment tu t’sens au réveil quand t’as été bourré toute la nuit, Chicard ? Eh ben, lui, il se sent comme ça tout l’temps.

— Pauvre bougre, fit le caporal. J’ai jamais fait gaffe. Pas étonnant qu’il ait toujours l’air si lugubre.

— Alors, il essaye sans arrêt de s’remettre à niveau, t’vois. Seulement, il trouve pas tout l’temps la bonne dose. Et puis, évidemment… – Côlon jeta un coup d’œil à Carotte – il est tombé dans la déprime à cause d’une femme. Remarque, il tombe dans la déprime pour n’importe quoi.

— Alors on fait quoi, nous, maintenant ? demanda Chicard.

— Et vous croyez qu’il nous en voudra si on mange sa part de gâteau ? fit Carotte avec un peu d’envie. Ce serait dommage de la laisser rassir. »

Côlon haussa les épaules.

Les deux anciens s’enfermèrent dans un silence cafardeux tandis que Carotte, à grand renfort de salive, grignotait le gâteau comme un concasseur avec sa roue à godets dans une crayère. Même s’il s’était agi du plus léger des soufflés, ils n’auraient pas eu d’appétit.

Ils envisageaient l’existence sans le capitaine. Elle allait être triste, même sans dragons. On avait beau dire, le capitaine Vimaire avait de la classe. Une classe cynique, aux ongles noirs, mais il en avait, et eux non. Il arrivait à lire de grands mots et à faire des additions. Ça aussi, c’était un genre de classe. Il se soûlait même avec classe.

Ils avaient essayé de prolonger les minutes, d’étirer le temps. Mais la nuit était tombée.

Il n’y avait plus d’espoir pour eux.

Ils allaient devoir sortir dans les rues.

Il était six heures. Et tout n’allait pas bien.

« Errol aussi, il me manque, dit Carotte.

— Il était au capitaine, en fait, dit Chicard. N’importe comment, dame Ramkin saura s’occuper d’iui.

— Avec lui, fallait rien laisser traîner, fit Côlon. J’veux dire, même l’huile pour la lampe. Il a même bu l’huile pour la lampe.

— Et les boules antimites, ajouta Chicard. Toute une boîte de boules antimites. Faut vraiment en avoir envie, non ? Et puis la bouilloire. Et l’sucre. Il en était dingue, du sucre.

— Mais il était gentil, dit Carotte. Affectueux.

— Oh, pour ça, oui, fit Côlon. Mais c’est pas normal, j’trouve, une bête de compagnie qui te force à sauter derrière une table chaque fois qu’il a le hoquet.

— Sa petite tête va me manquer », dit Carotte.

Chicard se moucha bruyamment.

Des coups tambourinés à la porte lui répondirent en écho. Côlon redressa brusquement la tête. Carotte se leva et ouvrit.

Deux représentants de la Garde du palais attendaient avec une impatience arrogante. Ils reculèrent à la vue de Carotte qui s’était un peu penché afin de regarder par-dessous le linteau ; les mauvaises nouvelles dans le genre de Carotte voyagent vite.

« On vous amène une proclamation, annonça l’un d’eux. Faut que vous…

— C’est quoi, toute cette peinture fraîche sur votre plastron ? » demanda poliment Carotte. Chicard et Côlon passèrent la tête de chaque côté du jeune homme.

« C’est un dragon, répondit le plus jeune des gardes.

— Le dragon, rectifia son supérieur.

— Dis donc, j’te connais, toi, fit Chicard. T’es Crânard Maltonne. Tu créchais pas dans la rue Minaudière ? Ta mère, elle faisait des pastilles pour la toux, c’est ça, elle s’est ramassée dans son mélange et elle est morte. À chaque fois que j’prends une pastille pour la toux, j’pense à ta mère.

— Salut, Chicard, dit le garde sans enthousiasme.

— J’parie que ta vieille mère, elle serait fière de t’voir comme ça, avec un dragon sur ton gilet », fit le caporal sur le ton de la conversation. Le garde lui lança un regard à la fois haineux et embarrassé.

« Et aussi avec un nouveau plumet sur ton galure, ajouta Chicard d’une voix mielleuse.

— Ça, c’est une proclamation que vous devez lire, annonça le garde d’une voix forte. Et aussi afficher aux coins des rues. Par ordre.

— De qui ? » voulut savoir Chicard.

Le sergent Côlon saisit le rouleau dans un poing comme un jambon.

« Attendu, lut-il péniblement en suivant les lettres d’un index hésitant, qu’il si-ed au de-re-aa-gue… au dragon, re-oo… roi des rois et me-oo-ne-aa-re… – la sueur perla sur la vaste falaise rose de son front – monarque, voilà, aa-be-se-oo-le-uu… absolu d’… »

Il s’enferma dans le silence torturé du monde universitaire pendant que son doigt descendait lentement par saccades le long du parchemin.

« Non, dit-il enfin. Ça va pas, dis ? Il va pas consommer des gens ?

— Lui, il les consume, fit le garde âgé.

— Tout ça, ça fait partie du… du contrat social, expliqua son assistant, impassible. Un petit prix à payer, je suis sûr que vous serez d’accord, pour la sécurité et la protection de la cité.

— Protection contre quoi ? fit Chicard. On a jamais eu d’ennemis qu’on pouvait pas s’payer ou corrompre.

— Jusqu’à maintenant, dit Côlon d’un air sombre.

— Tu piges vite, fit le garde. Alors vous allez diffuser ça. Sous peine de peines graves. »

Carotte jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de Côlon.

« C’est quoi, une vierge ? demanda-t-il.

— Une jeune fille pas mariée, répondit vite Côlon.

— Quoi ? Comme mon amie Rita ? fit Carotte, horrifié.

— Ben… non.

— Elle n’est pas mariée, vous savez. Aucune des filles de madame Paluche n’est mariée.

— Ben… oui.

— Bon, alors, dit Carotte avec fermeté. On ne permettra pas une chose pareille, j’espère.

— Les gens laisseront pas faire ça, fit Côlon. C’est moi qui te l’dis. »

Le garde recula hors de portée de la fureur grandissante de Carotte.

« Ils feront comme ils voudront, dit le garde âgé. Mais si vous proclamez pas ça, vous pourrez toujours essayer de vous expliquer devant Sa Majesté. »

Les deux hommes s’empressèrent de déguerpir.

Chicard se précipita dans la rue. « Un dragon sur ton gilet ! cria-t-il. Si ta vieille mère savait ça, que tu t’balades avec un dragon sur ton gilet, elle se retournerait dans son tonneau ! »

Côlon revint distraitement à la table puis déroula le parchemin.

« Sale affaire, marmonna-t-il.

— Il a déjà tué des gens, dit Carotte. En contravention avec seize arrêtés municipaux différents.

— Ben, oui. Mais, c’était, tu vois, dans l’feu de l’action, fit Côlon. C’était quand même pas bien, j’veux dire, mais des gens qui participent au truc, qui lui remettent une gamine et restent regarder voir si tout s’passe bien légalement, ça, c’est vachement pire.

— J’pense que ça dépend du point d’vue où on s’place, dit Chicard d’un air songeur.

— Comment ça ?

— Ben, du point de vue de celui qui s’fait griller vif, ça doit pas changer grand-chose, répondit le caporal avec philosophie.

— Les gens laisseront pas faire ça, je t’ai dit, fit Côlon en ignorant sa remarque. Vous verrez. Ils marcheront sur le palais, et alors, il fera quoi le dragon, hein ?

— Les cramera tous », répondit aussi sec Chicard.

Côlon parut perplexe. « Il ferait pas ça, quand même ? dit-il.

— Moi, j’vois pas ce qui pourrait l’en empêcher, et toi ? » répliqua Chicard. Il jeta un coup d’œil par la porte. « C’était un bon p’tit gars, ce gamin. Faisait des courses pour mon grand-père. Qui aurait dit qu’il se baladerait avec un dragon sur la poitrine… ?

— Qu’est-ce qu’on va faire, sergent ? demanda Carotte.

— J’veux pas finir grillé vif, répondit Côlon. Ma bourgeoise me passerait un savon. Alors j’crois qu’il va falloir qu’on chaispasquoi, là, qu’on proclame ça. Mais t’inquiète pas, mon gars, ajouta-t-il en tapotant le bras musclé du jeune homme et en répétant, comme s’il n’y avait pas vraiment cru lui-même la première fois : On en arrivera pas là. Les gens laisseront jamais faire ça. »


* * *

Dame Ramkin fit courir ses mains sur le corps d’Errol.

« Je suis bien infichue de savoir ce qui se passe là-dedans », dit-elle. Le petit dragon voulut lui lécher le visage. « Qu’est-ce qu’il a mangé ?

— En dernier, c’était une bouilloire, je crois, répondit Vimaire.

— Une bouilloire de quoi ?

— Non. Une bouilloire. Un machin noir avec une anse et un bec. Il l’a reniflée pendant un temps fou, et après il l’a mangée. »

Errol lui sourit faiblement et rota. L’homme et la femme se baissèrent brusquement.

« Oh, et après on l’a trouvé en train de manger la suie de la cheminée », poursuivit Vimaire alors que leurs deux têtes ressortaient au-dessus de la grille.

Ils s’adossèrent à la paroi du caisson renforcé qui faisait partie, avec d’autres, de l’infirmerie de dame Ramkin. Il fallait qu’il soit renforcé. D’ordinaire, l’une des premières réactions d’un dragon malade, c’était de perdre la maîtrise de ses fonctions digestives.

« Il n’a pas l’air franchement patraque, dit dame Ramkin. Seulement gros.

— Il se plaint beaucoup. Et on voit plus ou moins bouger des trucs sous sa peau. Vous savez ce que je pense ? Vous vous souvenez, vous avez dit qu’ils peuvent réorganiser leur système digestif ?

— Oh, oui. Tous les estomacs et concasseurs pancréatiques peuvent s’agencer de différentes manières, vous voyez. Pour tirer profit…

— De tout ce qu’ils trouvent pour faire du feu, termina Vimaire. Oui. Je crois qu’il cherche à produire un genre de feu très puissant. Il veut défier le grand dragon. À chaque fois que l’autre prend l’air, il reste là, à gémir.

— Sans exploser ?

— Pas à ma connaissance. Je veux dire, je suis sûr que dans ce cas-là on l’aurait remarqué.

— Et il mange n’importe quoi ?

— Difficile à dire. Il renifle tout, et la plupart du temps il le mange. Dix litres d’huile de lampe, par exemple. En tout cas, je ne peux pas le laisser là-bas. On ne s’occupe pas de lui comme il faut. Ce n’est pas comme si on avait besoin de savoir où se cache maintenant le dragon, ajouta-t-il amèrement.

— C’est bête de vous en faire pour tout ça, je trouve, dit-elle en ouvrant la marche pour regagner la maison.

— Bête ? Je me suis fait virer devant tout le monde !

— Oui, mais c’était un malentendu, j’en suis sûre.

— Moi, je n’ai pas mal entendu !

— Eh bien, à mon avis, vous êtes impuissant, et ça vous met dans tous vos états. »

Les yeux de Vimaire lui sortirent de la tête. « Heiiin ? fit-il.

— Contre le dragon, poursuivit dame Ramkin, imperturbable. Vous ne pouvez rien faire.

— J’ai l’impression que cette foutue ville et le dragon se méritent bien l’un l’autre.

— Les gens ont peur. On ne peut pas attendre grand-chose des gens quand ils ont aussi peur. » Elle lui toucha le bras avec précaution. On aurait dit un robot industriel adroitement manipulé pour saisir un œuf en douceur.

« Tout le monde n’est pas aussi courageux que vous, ajouta-t-elle timidement.

— Moi ?

— L’autre semaine. Quand vous les avez empêchés de tuer mes dragons.

— Oh, ça. Ça n’est pas du courage. Et puis ce n’étaient que des gens. C’est facile avec les gens. Je vais vous dire une bonne chose. Plus question pour moi de regarder ce dragon dans les trous de nez. Ça me réveille la journée rien que d’y penser.

— Oh. » Elle avait l’air démontée. « Bon, si vous le dites, alors… J’ai beaucoup d’amis, vous savez. Si vous avez besoin d’aide, n’hésitez pas. Le duc de Sto Helit cherche un capitaine des gardes, j’en suis sûre. Je peux vous écrire une lettre. Vous les apprécierez, c’est un jeune couple très charmant.

— Je ne sais pas trop ce que je vais faire, dit Vimaire d’un ton plus bourru qu’il n’aurait voulu. J’ai une ou deux propositions à l’étude.

— Oui, évidemment. Vous avez certainement raison. »

Vimaire hocha la tête.

Dame Ramkin tordait et retordait son mouchoir dans ses mains.

« Alors, voilà, fit-elle.

— Voilà, fit-il.

— Je… euh… je pense que vous voulez partir, alors.

— Oui, je pense que je ferais mieux d’y aller. »

Une pause. Puis ils parlèrent tous deux en même temps.

« Ç’a été très…

— Je voudrais dire…

— Pardon.

— Pardon.

— Non, vous avez commencé une phrase.

— Non, pardon, vous disiez ?

— Oh. » Vimaire hésita. « Je vais y aller, alors.

— Oh. Oui. » Dame Ramkin lui adressa un sourire décoloré. « Vous ne pouvez pas faire attendre toutes ces propositions, c’est sûr. »

Elle tendit brusquement une main. Vimaire la serra avec précaution.

« Bon, je me sauve, alors, dit-il.

— Repassez donc, fit dame Ramkin d’un ton encore plus glacial, si jamais vous venez dans le quartier. Voilà. Je suis sûre que ça ferait plaisir à Errol.

— Oui. Bon. Au revoir, alors.

— Au revoir, capitaine Vimaire. »

Il franchit la porte en trébuchant et descendit d’un pas pressé le sentier obscur envahi par l’herbe. Il sentait le regard de la femme sur sa nuque, du moins il se dit qu’il le sentait. Elle devait se tenir sur le seuil, masquant presque la lumière. Elle m’observe. Mais je ne vais pas me retourner, songea-t-il. Ce serait vraiment idiot. Je veux dire, elle est charmante, elle a beaucoup de bon sens et une très forte personnalité, mais franchement…

Je ne vais pas me retourner, même si elle reste là tout le temps que je descende la rue. Des fois, il faut être cruel pour le bien d’autrui.

Aussi, lorsqu’il entendit la porte se refermer alors qu’il n’avait parcouru que la moitié du trajet, il se sentit très, très en colère, comme si on venait de le spolier.

Il s’immobilisa, serra et desserra les poings dans le noir. Il n’était plus le capitaine Vimaire, il était le citoyen Vimaire, autant dire qu’il pouvait faire ce dont il n’avait jamais rêvé jusque-là. Comme aller casser quelques carreaux.

Non, ça n’avancerait à rien. Il voulait davantage. Se débarrasser de ce foutu dragon, retrouver son boulot, mettre le grappin sur le cerveau derrière tout ça, s’oublier rien qu’une fois et taper sur quelqu’un jusqu’à épuisement…

Son regard était perdu dans le vide. En dessous, la ville n’était qu’une masse de fumée et de vapeur. Mais ce n’est pas à ça qu’il pensait.

Il pensait à un homme en train de courir. Et plus loin dans les brumes confuses de son existence, à un gamin qui courait pour ne pas se laisser distancer.

« Il y en a qui s’en sont sortis ? » murmura-t-il alors tout bas.


* * *

Le sergent Côlon termina sa proclamation et considéra la foule hostile autour de lui.

« C’est pas à moi qu’il faut vous en prendre, dit-il. Moi, je fais que lire. J’les écris pas, ces trucs-là.

— C’est du sacrifice humain, dites donc, fit quelqu’un.

— Moi, je trouve ça bien, le sacrifice humain, dit un prêtre.

— Ah, en soie, oui, s’empressa de reconnaître le premier intervenant. Pour des motifs religieux valables. Et quand on se sert de criminels condamnés et autres[21]. Mais balancer quelqu’un à un dragon uniquement parce qu’il a un petit creux, ça n’a rien à voir.

— Exactement ! fit le sergent Côlon.

— Les impôts, c’est une chose, mais manger les gens, ç’en est une autre.

— Bien dit !

— Si on proteste tous qu’on ne veut pas de ça, qu’est-ce qu’il peut faire, le dragon ? »

Chicard ouvrit la bouche. Côlon lui plaqua une main dessus et leva en l’air un poing triomphant.

« C’est ce que j’ai toujours dit, fit-il. L’union, oui, la fusion, non ! »

Des acclamations désordonnées lui répondirent.

« Une minute, fit lentement un petit bonhomme. Pour ce qu’on en sait, le dragon n’est bon qu’à une chose. Il vole un peu partout en ville et met le feu aux gens. Je ne vois pas bien comment on pourrait l’en empêcher.

— Oui, mais si on proteste tous… fit le premier à avoir pris la parole, des accents d’incertitude dans la voix.

— Il peut pas brûler tout le monde », dit Côlon. Il voulut jouer son nouvel atout une fois encore et ajouta fièrement : « L’union, oui, la fusion, non ! » Les acclamations furent moins fournies ce coup-ci. Les gens gardaient leur énergie pour s’inquiéter.

« Je ne suis pas bien sûr de comprendre pourquoi il se gênerait. Qu’est-ce qui le retiendrait de brûler tout le monde et de s’envoler pour une autre ville ?

— Parce que…

— Le trésor, dit Côlon. Il a besoin des gens pour grossir son trésor.

— Ouais.

— Ben, peut-être, mais combien, exactement ?

— Quoi ?

— Combien de gens ? Dans toute la ville, je veux dire. Il n’aura peut-être pas besoin de griller tout Ankh-Morpork, rien que des petits bouts. Est-ce qu’on sait lesquels ?

— Ecoutez, ça devient ridicule, dit le premier intervenant. Si on se met à tout le temps discuter des problèmes, on ne fera jamais rien.

— On a toujours intérêt à d’abord examiner les choses en détail, c’est tout ce que je dis. Par exemple : qu’est-ce qui se passera même si on bat le dragon ?

— Oh, allons ! fit le sergent Côlon.

— Non, sérieusement. On aura quoi à la place ?

— Un être humain, déjà !

— À votre guise, dit le petit bonhomme d’un air guindé. Mais à mon avis, une personne par mois, ça n’est pas si mal quand on pense à certains dirigeants qu’on a eus. Quelqu’un se souvient de Nerche le Lunatique ? Ou du seigneur Smince le Ricaneur et de son cachot “un-rire-par-minute ?” »

Suivirent des marmonnements du genre : « Y a du vrai dans ce qu’il dit. »

« Mais ils ont été renversés ! fit Côlon.

— Non. Assassinés.

— Pareil. Comprenez, personne va assassiner le dragon. Faudrait autre chose qu’une nuit noire et un couteau aiguisé pour lui régler son compte, ça, je l’sais. »

Je vois ce qu’il veut dire, le capitaine, songea-t-il. Pas étonnant s’il boit toujours un coup après avoir réfléchi à des trucs. On est toujours battu d’avance, et par soi-même. Qu’on donne à n’importe quel Morporkien un gros bâton et il finira par se tabasser tout seul à mort.

« Dis donc, espèce de petit crétin mielleux, fit le premier homme en saisissant le gringalet par le col et en serrant son poing libre, j’ai trois filles, figure-toi, et j’ai pas envie qu’elles se fassent bouffer, figure-toi, merci bien.

— Parfaitement, et l’union, oui… la… fus… »

La voix de Côlon vacilla. Il s’aperçut que tout le reste de l’attroupement regardait fixement en l’air.

Le salaud, se dit-il alors que ses facultés de raisonnement commençaient à s’épuiser. Il doit avoir des pieds de flanelle.

Le dragon changea de position sur le faîte de la maison la plus proche, battit une ou deux fois des ailes, bâilla puis tendit le cou dans la rue en dessous de lui.

L’heureux père de trois filles se retrouva, le poing levé, au milieu d’un cercle en expansion rapide de pavés déserts. Le gringalet se contorsionna, échappa à son étreinte figée et fonça se cacher dans les coins sombres.

On aurait dit, soudain, qu’aucun homme dans le monde entier n’était aussi seul ni aussi dépourvu d’amis.

« Je vois », dit-il calmement. Il jeta un regard mauvais au reptile curieux. En fait, l’animal n’avait pas l’air particulièrement belliqueux. Il regardait l’homme avec ce qui ressemblait à de l’intérêt.

« Je m’en fous ! s’écria-t-il, et les échos de sa voix rebondirent de mur en mur dans le silence. On te défie ! Si tu me tues, autant nous tuer tous ! »

Il y eut quelques raclements de pieds parmi certains éléments de l’attroupement qui n’estimaient pas la chose absolument évidente.

« On peut te résister, tu sais ! grogna l’homme. Pas vrai, vous tous ? C’était quoi, ce slogan sur l’union, sergent ?

— Euh, fit Côlon qui sentait sa moelle épinière se congeler.

— Je te préviens, dragon, l’esprit humain, c’est… »

Les badauds n’eurent jamais la réponse, du moins ce que le malheureux croyait la réponse, même si dans les heures sombres d’une nuit sans sommeil certains d’entre eux auraient pu se rappeler la suite des événements et se faire une opinion assez précise à leur retourner les tripes, à savoir qu’on oublie parfois un détail au sujet de l’esprit humain : il a beau, dans de bonnes conditions, se montrer noble, brave et merveilleux, il demeure aussi, tout bien considéré, seulement humain.

Le feu du dragon le toucha en pleine poitrine. L’espace d’un instant, l’homme demeura visible en une silhouette chauffée à blanc, avant que les restes noirs retombent en vrilles bien ordonnées dans une petite flaque de pavés en fusion.

Le feu s’éteignit.

La foule s’était statufiée, dans l’ignorance de ce qui attirerait le plus l’attention : ne plus bouger ou courir.

Le dragon regardait sous lui, curieux de voir ce qu’ils allaient faire ensuite.

En tant que seul fonctionnaire municipal présent, se dit Côlon, il lui revenait de prendre la situation en main.

Il toussa. « Bon, d’accord, dit-il en s’efforçant d’empêcher sa voix de couiner. Si vous voulez bien circuler, m’sieurs dames. Allons, circulez. Circulez. On se dépêche, s’il vous plaît. »

Il agita les bras dans un vague geste d’autorité tandis que les badauds s’éloignaient nerveusement d’un pas traînant. Du coin de l’œil il vit des flammes rouges derrière les toits et des étincelles qui montaient en spirales dans le ciel.


* * *

Le bibliothécaire entra sur ses phalanges dans la bibliothèque d’ici et maintenant. Chaque poil de son corps se hérissait de fureur.

« Vous pouvez donc pas rentrer chez vous ? » croassa-t-il.

Il ouvrit la porte d’une poussée et se lança dans la ville éprouvée.

Certains allaient bientôt connaître leur pire cauchemar : un bibliothécaire fou. Avec une plaque.


* * *

Le dragon piquait et remontait tranquillement au-dessus de la cité plongée dans la nuit, battant à peine des ailes. Il n’en avait pas besoin. Les courants ascendants lui permettaient de reprendre autant d’altitude qu’il voulait.

Des incendies faisaient rage dans tout Ankh-Morpork. Tant de chaînes s’étaient formées entre le fleuve et les bâtiments en flammes que les seaux se fourvoyaient et se faisaient détourner. Pourtant rien n’obligeait de prendre un seau pour recueillir les eaux turbides de l’Ankh, un filet aurait aussi bien fait l’affaire.

En aval, des équipes d’habitants maculés de fumée s’activaient fiévreusement pour fermer les immenses portes corrodées sous le pont d’Airain. Elles représentaient l’ultime défense d’Ankh-Morpork contre le feu, puisque l’Ankh n’avait alors plus moyen de se déverser et qu’il suintait petit à petit jusqu’à remplir l’espace intra-muros. Auquel cas on risquait de mourir étouffé.

Les citadins qui s’échinaient sur le pont étaient ceux qui ne pouvaient pas ou ne voulaient pas prendre la fuite. Nombre de leurs concitoyens passaient en grouillant les portes de la ville et s’égaillaient sur les plaines glaciales baignées de brume.

Mais leur débandade tourna court. Le dragon exécuta un looping et un virage gracieux au-dessus de l’agglomération dévastée puis franchit les murs en vol plané. Au bout de quelques secondes, les gardes virent des traits de feu actinique s’abattre dans la brume. La marée humaine reflua tandis que le dragon la survolait tel un chien de berger. Les reflets des incendies de la cité martyrisée lui rougissaient le dessous des ailes.

« T’as idée de ce qu’on va faire maintenant, sergent ? » demanda Chicard.

Côlon ne répondit pas. Je voudrais bien que le capitaine soit là, songeait-il. Lui non plus n’aurait pas su quoi faire, mais il disposait d’un bien meilleur vocabulaire pour exprimer son désarroi.

Certains incendies s’éteignirent sous les assauts des eaux montantes et de l’entrelacs des chaînes désordonnées. Apparemment, le dragon n’avait pas envie de recommencer. Il avait montré de quoi il était capable.

« Je m’demande qui ça sera, dit Chicard.

— Quoi ? fit Carotte.

— Le sacrifice, tiens.

— Le sergent a dit que les gens ne laisseraient pas faire ça, répliqua stoïquement Carotte.

— Ouais, bon. Écoute-moi bien : si tu leur dis, aux gens, qu’ils ont le choix, soit on leur crame leur baraque sur la tête, soit une gonzesse qu’ils ont sans doute jamais vue se fait boulotter, eh ben, ça peut leur donner à gamberger. La nature humaine, t’vois.

— Je suis sûr qu’un héros va se montrer au bon moment. Avec une nouvelle espèce d’arme, n’importe quoi. Et le frapper à son point vénérable. »

Suivit le silence d’une attention soudain intense.

« C’est quoi, par exemple ? demanda Chicard.

— Un point. Où il est vénérable. Mon grand-père me racontait souvent des histoires là-dessus. Toucher un dragon dans ses points vénérables, c’est l’tuer.

— Comme lui flanquer un coup d’latte dans les choses ? fit Chicard, intéressé.

— Chaispas. Peut-être. Mais, caporal, je vous ai déjà dit que c’est déloyal de…

— Et il est où, ce point, dis ?

— Oh, ça change d’un dragon à l’autre. On attend qu’il passe au-dessus de soi, et alors on dit : Le point vénérable, c’est là. Et on n’a plus qu’à le tuer. Quelque chose comme ça. »

Le sergent Côlon regardait dans le vide.

« Hmm », fit Chicard.

Ils contemplèrent un moment le panorama de panique. Puis le sergent Côlon demanda : « T’es sûr, pour les vénérables ?

— Oui. Oh, oui.

— Dommage, mon gars. »

Ils regardèrent encore la cité en proie à la terreur.

« T’sais, fit Chicard, tu m’as toujours dit qu’à l’armée tu gagnais des prix au tir à l’arc, sergent. Tu disais que t’avais une flèche porte-bonheur, tu t’arrangeais toujours pour récupérer ta flèche porte-bonheur, tu disais que tu…

— D’accord ! D’accord ! Mais c’est pas la même chose, hein ? N’importe comment, j’suis pas un héros. Pourquoi moi, j’devrais l’faire ?

— Le capitaine Vimaire nous paye trente piastres par mois, dit Carotte.

— Oui, fit Chicard en souriant, et toi, tu palpes en plus cinq piastres de prime de fonction.

— Mais l’capitaine Vimaire est plus là », dit Côlon d’une voix pitoyable.

Carotte le regarda sévèrement. « Je suis sûr, déclara-t-il, que s’il était là il serait le premier à… »

Côlon le fit taire du geste. « Tout ça, c’est bien beau, fit-il. Mais… si je le rate ?

— Prends donc les choses du bon côté, fit Chicard. Tu l’sauras sans doute jamais. »

L’expression de la figure de Côlon se mua en un sourire mauvais, terrible. « On l’saura jamais, tu veux dire.

— Quoi ?

— Si tu t’figures que j’vais m’pointer sur un toit seulabre, tu t’fais des idées. Je t’ordonne de m’accompagner. D’ailleurs, ajouta-t-il, tu touches une piastre de prime de fonction, toi aussi. »

La panique convulsa la figure de Chicard. « Non, c’est pas vrai ! croassa-t-il. L’capitaine Vimaire a dit qu’il me la retenait pendant cinq piges vu que j’déshonore l’espèce !

— Eh ben, tu pourrais p’t-être la récupérer. Et puis, les vénérables, ça te connaît. Je t’ai vu te battre. »

Carotte salua promptement. « Permission de me porter volontaire, sergent, dit-il. Je ne touche que vingt piastres par mois pendant ma formation et ça m’est complètement égal, sergent. »

Le sergent Côlon s’éclaircit la gorge. Puis il remit d’aplomb son plastron. C’était un de ces modèles qui arborent en relief des muscles pectoraux excessivement impressionnants. Sa poitrine et son ventre s’y logeaient comme de la gelée dans un moule.

Il ferait quoi, maintenant, le capitaine Vimaire ? Eh bien, il boirait un coup. Mais s’il ne buvait pas, il ferait quoi ?

« Ce qu’y nous faut, dit-il lentement, c’est un plan. »

Ça paraissait une bonne idée. Cette phrase seule justifiait sa paye. Quand on avait un plan, le plus gros était fait.

Et déjà il croyait entendre les acclamations de la foule. Elle bordait les rues, on lui jetait des fleurs, on le portait en triomphe à travers la ville reconnaissante.

L’inconvénient, subodorait-il, c’est qu’on le porterait dans une urne.


* * *

Lupine Wonse suivait à pas feutrés les corridors balayés de courants d’air qui menaient à la chambre à coucher du Patricien. Déjà sous son règne, les appartements du seigneur Vétérini n’avaient jamais été somptueux, et sa chambre ne renfermait guère plus qu’un lit étroit et quelques placards délabrés. Elle avait l’air pire encore maintenant qu’un des murs avait disparu. Un somnambule qui se serait levé la nuit serait directement passé dans l’immense caverne qu’était la Grande Salle.

Malgré tout, le secrétaire ferma la porte derrière lui pour un semblant d’intimité. Puis, prudemment, en lançant sans arrêt des regards nerveux vers le grand espace au-delà du mur écroulé, il s’agenouilla au centre de la chambre et souleva une lame de plancher en faisant levier.

Il ramena une longue robe noire. Après quoi il plongea la main plus loin dans l’espace poussiéreux entre les étages et farfouilla ici et là. Il farfouilla encore plus loin. Puis il s’allongea par terre, enfonça les deux bras dans l’ouverture et moulina désespérément.

Un livre vola à travers la chambre et le frappa derrière le crâne.

« C’est ça que vous cherchez, sans doute ? » fit Vimaire.

Il sortit de l’ombre.

Wonse, à genoux, ouvrait et refermait la bouche.

Qu’est-ce qu’il va dire ? se demanda Vimaire. Va-t-il dire : « Je sais ce que vous allez penser », ou : « Comment vous êtes entré ? » ou encore : « Écoutez, je peux tout vous expliquer. » Je regrette de ne pas avoir un dragon chargé à la main en ce moment.

« D’accord. Bravo d’avoir deviné », fit Wonse.

Évidemment, il y avait aussi cette petite possibilité-là, ajouta mentalement Vimaire.

« Sous le plancher, dit-il tout haut. C’est là qu’on regarde en premier. Pas malin, ça.

— Je sais. Il ne croyait pas qu’on fouillerait, j’imagine, fit Wonse en se relevant et s’époussetant.

— Je vous demande pardon ? lança Vimaire d’un ton aimable.

— Vétérini. Vous connaissez son goût pour l’intrigue et toutes ces affaires-là. Il était de la plupart des complots contre lui-même, c’est comme ça qu’il dirigeait la ville. Il adorait ça. Visiblement, il a invoqué le dragon et il n’a pas pu le maîtriser. Le dragon s’est montré encore plus rusé que lui.

— Vous faisiez quoi, alors ? voulut savoir Vimaire.

— Je me demandais si on ne pouvait pas renverser le sortilège. Ou peut-être invoquer un autre dragon. Du coup ils se battraient ensemble.

— Une espèce d’équilibre de la terreur, vous voulez dire ?

— Ça valait la peine d’essayer », dit sérieusement Wonse. Il se rapprocha de quelques pas. « Écoutez, pour ce qui est de votre poste, je sais que nous étions tous les deux un peu à cran l’autre fois, alors, bien sûr, si vous voulez le reprendre, il n’y aura pas de prob…

— Ç’a dû être terrible. Imaginez un peu ce qui a dû lui passer par la tête. Il l’a invoqué, puis il s’est rendu compte que ce n’était pas une espèce d’instrument banal mais une créature réelle avec un esprit bien à elle. Un esprit tout comme le sien, mais sans garde-fou. Vous savez, je suis prêt à parier qu’au début il a vraiment agi avec les meilleures intentions du monde. Il devait être cinglé. À un moment ou à un autre, en tout cas.

— Oui, fit Wonse d’une voix rauque. Ç’a dû être terrible.

— Par tous les dieux, oui, mais j’aimerais bien lui mettre la main dessus ! Je l’ai côtoyé pendant des années et je ne me suis jamais aperçu… »

Wonse se taisait.

« Courez, reprit Vimaire d’une voix douce.

— Quoi ?

— Courez. Je veux vous voir courir.

— Je ne compr…

— J’ai vu quelqu’un s’enfuir la nuit où le dragon a mis le feu à cette maison d’associations. Je me souviens m’être dit sur le moment qu’il courait drôlement, comme par bonds. Et puis l’autre jour je vous ai vu courir pour échapper au dragon. Pour un peu, ce serait le même type, je me suis dit. On dirait presque qu’il saute. Comme quelqu’un qui court pour ne pas se laisser distancer. Il y en a qui s’en sont sortis, Wonse ? »

Wonse agita une main d’un geste qu’il pensait peut-être nonchalant. « C’est parfaitement ridicule, ce n’est pas une preuve, dit-il.

— Je note que vous dormez ici, maintenant. Je suppose que le roi aime vous avoir sous la main, c’est ça ?

— Vous n’avez aucune preuve, murmura Wonse.

— Bien sûr que je n’en ai pas. Une façon de courir. Un ton anxieux. C’est tout. Mais ça ne compte pas, hein ? Parce que ça ne compterait pas même si j’en avais une, de preuve. Il n’y a personne à qui la présenter. Et vous ne pouvez pas me rendre mon poste.

— Si, je peux ! Je peux, et vous n’êtes pas forcé de rester capitaine…

— Vous ne pouvez pas me rendre mon poste, répéta Vimaire. Ce n’était pas à vous de me l’enlever. Je n’ai jamais été un fonctionnaire de la Ville, ni du roi ni du Patricien. J’étais un fonctionnaire de police, un représentant de la loi. Une loi peut-être corrompue et pourrie, mais la loi quand même. Il n’y en a plus de loi, maintenant, sinon : « Tu te fais griller vif si tu ne fais pas gaffe. « Elle est où, ma place, là-dedans ? »

Wonse se jeta en avant et lui saisit le bras.

« Mais vous pouvez m’aider ! fit-il. Il y a peut-être un moyen de détruire le dragon, dites, ou au moins on peut aider les gens, canaliser les choses pour limiter les dégâts, trouver un terrain d’entente… »

Le poing de Vimaire l’atteignit à la joue et l’envoya valdinguer.

« Il est ici, le dragon. Tu ne peux pas le canaliser, ni le convaincre, ni négocier avec lui. Les dragons, ça ne connaît pas la trêve. Tu l’as fait venir chez nous et maintenant on l’a sur les bras, salaud ! »

Wonse baissa la main de la marque blanche et luisante qu’avait laissée le coup de poing.

« Qu’est-ce que vous allez faire ? » demanda-t-il.

Vimaire n’en savait rien. Il avait passé en revue une dizaine de possibilités, mais la seule vraiment raisonnable, c’était de tuer Wonse. Et face à face, il n’y arriverait pas.

« C’est ça l’ennui avec des gens comme vous, dit Wonse en se relevant. Vous êtes toujours contre tout ce qu’on entreprend pour améliorer le sort de l’humanité, mais vous n’avez jamais rien à proposer vous-mêmes. À la garde ! À la garde ! »

Il adressa un grand sourire dément à Vimaire.

« Vous ne vous attendiez pas à ça, hein ? fit-il. Nous avons encore des gardes, vous savez. Moins qu’avant, bien sûr. Il n’y a pas beaucoup de volontaires pour venir au palais. »

Un piétinement se fit entendre dans le couloir et quatre gardes du palais entrèrent à pas de loup, l’épée à la main.

« J’éviterais de me battre à votre place, poursuivit Wonse.

Ces hommes sont nerveux et prêts à tout. Mais très grassement payés. »

Vimaire ne répondit pas. Wonse était du genre qui pavoise. Il reste toujours une chance avec les types qui pavoisent. L’ancien Patricien n’avait jamais pavoisé, lui, il avait au moins ce mérite-là. Quand il voulait votre mort, vous n’en entendiez jamais parler.

La chose à faire, dans ces cas-là, c’est de jouer le jeu selon les règles.

« Tu ne t’en tireras jamais, lança-t-il.

— Vous avez raison. Vous avez parfaitement raison. Mais jamais, c’est long. Personne ne se tire de quoi que ce soit pour aussi longtemps. Vous aurez tout le loisir de réfléchir à ça, dit Wonse qui fit un signe de tête aux gardes. Jetez-le dans le cachot spécial. Et après, chargez-vous de l’autre petit travail.

— Euh… fit le chef des gardes, l’air hésitant.

— Qu’est-ce qui se passe, mon vieux ?

— Vous… euh… voulez qu’on l’attaque ? » demanda l’homme d’une voix pitoyable. Tout obtus qu’étaient les gardes du palais, ils connaissaient aussi bien que n’importe qui les conventions et savaient que ça ne présage rien de bon quand on leur ordonne de sauter sur un gars dans des circonstances explosives. Le con, il va vouloir jouer les héros, se disait-il. Ce garde n’avait aucunement envie d’un avenir où il serait mort.

« Évidemment, crétin !

— Mais, euh… il n’est que tout seul, fit le capitaine des gardes.

— Et il sourit, ajouta un collègue derrière lui.

— Va sûrement se balancer aux lustres d’une minute à l’autre, fit un troisième. Renverser la table d’un coup de pied, et tout.

— Il n’est même pas armé ! glapit Wonse.

— Ça, c’est les pires, dit le quatrième garde, extrêmement stoïque. Ils sautent, voyez, et ils décrochent du mur une des épées derrière le bouclier au-dessus de la cheminée.

— Ouais, reprit un autre d’un air soupçonneux. Et après, ils vous balancent une chaise.

— Il n’y a pas de cheminée ! Il n’y a pas d’épée ! Il n’y a que lui ! Maintenant, attrapez-le ! » hurla Wonse.

Deux gardes saisirent timidement Vimaire par les épaules.

« Vous allez rien faire d’héroïque, hein ? chuchota l’un d’eux.

— Je ne saurais pas par où commencer, répondit Vimaire.

— Oh. Bon. »

Alors qu’on l’emmenait, le prisonnier entendit Wonse éclater d’un rire dément. Réaction classique des types qui pavoisent.

Mais il avait raison sur un point, le Secrétaire. Vimaire n’avait pas de plan. Il n’avait guère réfléchi à la suite des événements. Il avait été bête, se dit-il, de croire qu’il suffisait d’une confrontation et que tout serait terminé.

Il se demandait aussi ce qu’était l’« autre petit travail ».

Les gardes du palais ne disaient rien mais regardaient fixement droit devant eux ; ils l’entraînèrent à travers la salle dévastée et les décombres d’un autre couloir jusqu’à une porte de mauvais augure. Ils l’ouvrirent, le jetèrent à l’intérieur et repartirent au pas.

Et personne, absolument personne ne remarqua la petite chose fine comme une feuille qui descendit légèrement des ombres du toit en tournoyant sur elle-même comme une graine de sycomore pour atterrir parmi le fatras de babioles du trésor.

Une cosse de cacahuète.


* * *

Ce fut le silence qui réveilla dame Ramkin. Sa chambre donnait sur la dragonnerie, et elle avait l’habitude de dormir au milieu des bruissements d’écailles, des grondements occasionnels d’une bête crachant le feu dans son sommeil et des lamentations des femelles gravides. L’absence de tout bruit agissait sur elle comme un réveille-matin.

Elle avait un peu pleuré avant d’aller se coucher, mais pas trop, parce qu’il ne servait à rien de jouer les midinettes et de manquer de dignité. Elle alluma la lampe, enfila ses bottes de caoutchouc, saisit le bâton qui serait peut-être son seul rempart contre la perte théorique de sa vertu et descendit en hâte dans la maison obscure. Tandis qu’elle traversait la pelouse humide vers la dragonnerie, elle eut vaguement conscience qu’il se passait quelque chose en ville, mais ne vit pas l’intérêt de s’y attarder pour l’instant. Ses pensionnaires étaient beaucoup plus importants.

Elle poussa la porte.

Ma foi, ils étaient toujours là. La puanteur familière des dragons des marais, moitié vase d’étang et moitié réaction chimique, jaillit dans la nuit.

Chaque animal, en équilibre sur les pattes arrière au milieu de son parc, le cou arqué, fixait le plafond d’un regard féroce.

« Oh, dit dame Ramkin. Il est encore là-haut, en train de voler, hein ? Il fait l’intéressant. Ne vous inquiétez pas, mes petits. Maman est là. »

Elle posa la lampe sur une étagère en hauteur et se rendit d’un pas bruyant à la stalle d’Errol. « Et alors, mon garçon… » commença-t-elle pour s’arrêter net.

Errol était étendu sur le flanc. Une mince volute de fumée grise lui montait de la gueule, et son ventre se dilatait et se contractait comme un soufflet de forge. Sa peau, à partir du cou, était d’un blanc presque pur.

« Je crois que si jamais je réécris les Maladies, tu auras droit à un chapitre pour toi tout seul, dit-elle tranquillement avant de déverrouiller la porte du box. Voyons si la vilaine température est tombée, d’accord ? »

Elle tendit le bras pour lui caresser la peau et sursauta. Elle retira sa main en vitesse et regarda les ampoules se former au bout de ses doigts.

Errol était si froid qu’il brûlait.

Alors qu’elle le contemplait, les petites marques rondes laissées par sa chaleur humaine s’embuèrent de givre.

Dame Ramkin s’accroupit.

« Quelle espèce de dragon tu es, toi… ? »

Elle entendit au loin qu’on frappait à la porte d’entrée de la maison. Elle hésita un instant, puis souffla la lampe, se glissa pesamment sur toute la longueur de la dragonnerie, écarta le bout de toile à sac qui masquait la fenêtre.

Les premières lueurs de l’aube lui révélèrent la silhouette d’un garde debout sur son seuil, dont le plumet s’agitait au vent.

Elle se mordit la lèvre, paniquée, revint précipitamment à la porte, fonça sur la pelouse, s’engouffra dans la maison et grimpa l’escalier quatre à quatre.

« Idiote, idiote », marmonna-t-elle en s’apercevant qu’elle avait laissé la lampe en bas dans la dragonnerie. Mais inutile d’y songer. Le temps d’aller la chercher, Vimaire risquait d’être reparti.

En se repérant au toucher et de mémoire dans l’obscurité, elle trouva sa meilleure perruque et se l’enfonça sur le crâne. Quelque part sur sa coiffeuse, au milieu des onguents et des remèdes pour dragons, elle avait un flacon, si elle se rappelait bien, affublé du nom de Rosée nocturne ou d’un autre tout aussi mal approprié, lointain cadeau d’un neveu malavisé. Elle en renifla plusieurs avant d’en dénicher un qui, d’après l’odeur, devait être le bon. Même pour un nez dont la plupart des cellules sensorielles avaient depuis longtemps fermé boutique devant l’odeur suffocante des dragons, il avait l’air, disons, plus puissant que dans son souvenir. Mais, apparemment, les hommes aimaient ça. Du moins l’avait-elle lu. De foutues bêtises, oui. Elle tirailla sur le bord supérieur de sa chemise de nuit soudain bien trop sage, pour lui donner une inclinaison qui révélait sans vraiment dévoiler, et se dépêcha de redescendre l’escalier.

Elle s’arrêta devant la porte, prit une profonde inspiration, actionna la poignée et s’aperçut au moment où elle ouvrait qu’elle aurait dû ôter ses bottes de caoutchouc…

« Dites, capitaine, fit-elle d’un ton engageant, en voilà une… Vous êtes qui, vous, bons dieux ? »

Le chef de la Garde du palais recula de plusieurs pas et, parce qu’il était de souche paysanne, traça en l’air quelques signes furtifs afin de chasser les esprits malfaisants. Sans effet, visiblement. Lorsqu’il rouvrit les yeux, la créature était toujours là, elle écumait toujours de rage, dégageait toujours des relents écœurants de fermentation, toujours coiffée d’une masse bouclée de guingois, elle se dressait toujours derrière une poitrine frémissante qui lui assécha le voile du palais…

Il en avait entendu parler, de ces créatures. Des harpies, on appelait ça. Qu’avait-elle fait de dame Ramkin ?

La vue des bottes en caoutchouc l’avait cependant troublé. Les légendes sur les harpies ne faisaient guère mention de bottes en caoutchouc.

« Allez-y, parlez, mon vieux, tonitrua dame Ramkin en remontant d’une saccade l’encolure de sa chemise de nuit à un niveau plus respectable. Ne restez donc pas là, à ouvrir et refermer la bouche. Vous voulez quoi ?

— Dame Sybil Ramkin ? demanda le garde, non pas du ton poli de qui cherche une simple confirmation, mais du ton incrédule de qui envisage mal une réponse affirmative.

— Servez-vous de vos yeux, jeune homme. Qui croyez-vous que je sois ? »

Le garde se ressaisit.

« C’est-à-dire que j’ai là une assignation pour dame Sybil Ramkin », fit-il, hésitant.

La voix de dame Ramkin avait de quoi le ratatiner sur pied. « Comment ça, une assignation ?

— Pour vous présenter au palais, comprenez.

— Je ne vois pas pourquoi je serais obligée d’y aller si tôt le matin », dit-elle, et elle voulut claquer la porte. Laquelle refusa de se fermer à cause de la pointe d’épée qui la bloqua au dernier moment.

« Si vous v’nez pas, dit le garde, j’ai ordre de prendre des mesures. »

Le battant se rouvrit à toute vitesse ; la figure de dame Ramkin se pressa contre celle de l’homme et son parfum de pétales de roses en décomposition manqua l’assommer net.

« Si vous vous figurez que vous allez poser la main sur moi… » commença-t-elle.

Le garde jeta un coup d’œil en coin, l’espace d’un instant, vers la dragonnerie. Sybil Ramkin pâlit.

« Vous ne feriez pas ça ! » siffla-t-elle.

Il déglutit. Bien qu’effrayante, elle n’était qu’humaine. Elle ne pouvait que lui arracher la tête métaphoriquement avec les dents. Il existait des trucs bien pires que dame Ramkin, même si, il fallait le reconnaître, ils ne se trouvaient pas à cet instant précis à moins de dix centimètres de son nez.

« De prendre des mesures », répéta-t-il dans un croassement.

Elle se redressa et toisa le rang de gardes derrière lui.

« Je vois, dit-elle d’un ton glacial. C’est comme ça, hein ? À six pour venir chercher une faible femme. Très bien. Vous permettez, bien entendu, que j’aille prendre un manteau. Il fait plutôt frisquet. »

Elle claqua la porte.

Les gardes du palais battirent de la semelle dans le froid et s’efforcèrent de ne pas se regarder. À l’évidence, ce n’était pas comme ça qu’on arrêtait les gens. On ne leur permettait pas de faire attendre l’autorité sur le seuil, ça n’était pas dans l’ordre des choses. D’un autre côté, la seule autre solution, c’était d’entrer dans la maison et de l’en tirer de force, une solution pour laquelle personne ne montrait beaucoup d’enthousiasme. Et puis le capitaine n’était pas sûr d’avoir assez d’hommes pour tirer dame Ramkin de force où que ce soit. Il en aurait fallu des milliers, organisés par équipes et pourvus de rouleaux en billes de bois.

La porte se rouvrit en grinçant pour ne révéler que l’obscurité et l’odeur de renfermé du hall d’entrée.

« D’accord, les gars… » fit le capitaine, inquiet.

Dame Ramkin apparut. Le capitaine eut la vision brève et floue de la femme qui franchissait la porte d’un bond en hurlant, et il ne se serait peut-être rien rappelé d’autre si un garde n’avait pas eu la présence d’esprit de la faire trébucher au moment où elle dévalait les marches. Elle plongea en avant en jurant, laboura la pelouse envahie de hautes herbes, donna de la tête contre une statue effritée d’un ancien Ramkin et s’arrêta en bout de glissade.

L’épée à deux mains qu’elle avait tenue atterrit à côté d’elle, droite comme un piquet, vibra quelques secondes et s’immobilisa.

Au bout d’un moment, un des gardes s’avança prudemment à pas de loup et tâta la lame du doigt.

« Nom des dieux, dit-il d’une voix où se mêlaient horreur et respect. Et c’est elle qu’il veut bouffer, le dragon ?

— Ça s’explique, dit le capitaine. Y s’trouve que c’est la dame de plus haute naissance de la ville. J’sais pas si c’est une jeune fille, ajouta-t-il, et j’aime mieux pas vérifier pour l’instant. Que quelqu’un s’en aille chercher une carriole. »

Il se palpa l’oreille, entaillée par la pointe de l’épée. Il n’était pas d’un naturel méchant, mais en ce moment il était sûr de préférer mettre une peau de dragon bien épaisse entre Sybil Ramkin et lui lorsqu’elle se réveillerait.

« On était pas censés lui tuer ses dragons de compagnie, mon capitaine ? demanda un autre garde. Je croyais que monsieur Wonse avait dit quelque chose, comme quoi fallait tuer tous les dragons.

— C’était seulement une menace qu’on devait y faire », répondit le capitaine.

Les sourcils de l’homme se froncèrent. « Vous êtes sûr, mon capitaine ? Moi, j’pensais… »

Le capitaine en avait assez. Des harpies hurlantes et des épées à deux tranchants qui fendaient l’air sous son nez dans un bruit de soie déchirée avaient sérieusement entamé sa capacité à partager le point de vue d’un subalterne.

« Oh, t’as pensé, hein ? grogna-t-il. Un penseur, c’est ça ? Penses-tu que tu serais apte pour un autre poste, alors ? Au Guet municipal, p’t-être ? Chez eux ça manque pas, les penseurs, dame. »

Les autres gardes laissèrent échapper des ricanements gênés.

« Si t’avais vraiment pensé, ajouta le capitaine, railleur, t’aurais deviné que le roi tient pas tellement à voir mourir d’autres dragons, tu crois pas ? Ils sont sans doute de lointains parents, quelque chose comme ça. J’veux dire, il voudrait pas qu’on s’en aille tuer sa propre espèce, tout d’même ?

— Ben quoi, mon capitaine, les hommes font bien ça, mon capitaine, répliqua le garde d’un ton boudeur.

— Ah, ben, dit le capitaine, là, c’est différent. » Il tapota le côté de son casque en un geste éloquent. « On est intelligents, nous autres. »


* * *

Vimaire atterrit dans de la paille humide ainsi que dans une obscurité totale, mais au bout d’un moment ses yeux s’habituèrent aux ténèbres et il finit par distinguer les murs du cachot.

Les lieux n’avaient pas été conçus pour des séjours raffinés. Ce n’était rien de plus qu’un espace regroupant tous les piliers et arcs-boutants qui soutenaient le palais. À l’autre extrémité, en hauteur sur le mur, une petite ouverture grillée laissait entrer un vague soupçon de lumière d’occasion pas très nette.

Il y avait un autre trou carré dans le sol. Lui aussi était muni de barreaux. De barreaux plutôt rouillés, cependant. Vimaire se dit qu’à la longue il arriverait sans doute à les dégager, et alors il n’aurait plus qu’à maigrir suffisamment pour passer par un orifice de vingt-cinq centimètres de large.

Ce que ne contenait pas le cachot, c’étaient des rats, des scorpions, des cancrelats et des serpents. Il avait autrefois contenu des serpents, ceci dit, parce que les sandales de Vimaire écrasèrent de petits squelettes longs et blancs.

Il se glissa prudemment le long d’un mur humide en se demandant d’où venait le raclement régulier qu’il entendait. Il contourna un pilier trapu et eut la réponse.

Le Patricien se rasait, les yeux plissés devant un bout de miroir appuyé contre le pilier pour capter la lumière. Non, s’aperçut Vimaire, pas appuyé. Soutenu, en réalité. Par un rat. Un gros rat aux yeux rouges.

Le Patricien lui fit un signe de tête sans surprise apparente.

« Oh, dit-il. Vimaire, n’est-ce pas ? J’ai appris que vous descendiez. Parfait. Il vaudrait mieux prévenir les cuisines… – et là Vimaire se rendit compte que l’homme s’adressait au rat – que nous serons deux pour le déjeuner. Voulez-vous une bière, Vimaire ?

— Quoi ? fit le capitaine.

— J’imagine que oui. Hélas, ce sera au petit bonheur la chance, j’en ai peur. Les congénères de Skrp sont plutôt intelligents, mais on dirait qu’ils ont comme un bandeau sur les yeux quand il s’agit de reconnaître des étiquettes sur des bouteilles. »

Le seigneur Vétérini se tapota le visage avec une serviette et la laissa tomber par terre. Une forme grise jaillit de l’ombre et l’emporta par l’ouverture dans le sol.

« Très bien, Skrp, dit alors le Patricien. Tu peux disposer. » Le rat remua des moustaches à son intention, posa le miroir contre le mur et s’en alla au petit trot.

« Vous avez des rats à votre service ? s’étonna Vimaire.

— Ils dépannent, vous savez. Ils ne sont pas vraiment efficaces, je le crains. À cause de leurs pattes.

— Mais… mais… mais… Je veux dire, comment ça se fait ?

— Je soupçonne le peuple de Skrp d’avoir creusé des tunnels qui s’étendent jusque dans l’Université, poursuivit le seigneur Vétérini. Mais à mon avis, ils étaient sûrement déjà très intelligents au départ. »

Là, au moins, Vimaire comprenait. Il était notoire que des radiations thaumiques affectaient les animaux vivant à proximité du campus de l’Université de l’Invisible, qu’elles les poussaient parfois à reproduire en miniature la civilisation humaine, qu’elles en transformaient même certains en une espèce entièrement nouvelle et spécialisée, comme l’anobion.303 et le poisson mural. Et, le Patricien venait de le dire, les rats étaient déjà très intelligents au départ.

— Mais ils vous aident ?

— Réciproque. C’est réciproque. En paiement de services rendus, pourrait-on dire », fit le Patricien en s’asseyant – Vimaire ne put s’empêcher de le remarquer – sur un petit coussin de velours. Sur une étagère basse, pour des raisons de commodité, se trouvaient un bloc-notes et une rangée impeccable de livres.

« Comment vous pouvez aider les rats, monsieur ? demanda-t-il d’une petite voix.

— Les conseils. Je leur donne des conseils, voyez-vous. » Le Patricien se renversa en arrière. « C’est ça, l’ennui, avec des gens comme Wonse. Ils ne savent pas quand s’arrêter. Des rats, des serpents et des scorpions. C’était une vraie maison de fous, ici, quand je suis arrivé. Et les rats avaient la mauvaise part dans l’affaire. »

Vimaire songea qu’il commençait à saisir.

« Vous voulez dire que vous les avez dressés, quoi ? fit-il.

— Conseillés. Conseillés. Je suppose que c’est un talent », répondit modestement le seigneur Vétérini.

Vimaire se demanda comment les choses s’étaient passées. Est-ce que les rats s’étaient alliés aux scorpions contre les serpents puis, une fois les serpents vaincus, avaient convié les scorpions à un fameux repas de célébration et les avaient mangés ? Ou est-ce que certains scorpions avaient été engagés contre de grosses quantités de… disons, ce que mangeaient ces bêtes-là, pour s’approcher la nuit en douce de serpents de premier plan et les piquer ?

Il se souvint avoir un jour entendu parler d’un homme qui, enfermé dans une cellule pendant des années, avait dressé des petits oiseaux et s’était créé une espèce de liberté. Et il songea à d’anciens marins qui, privés de la mer par leur grand âge et leurs infirmités, passaient le temps à construire de grands bateaux dans de petites bouteilles.

Puis il songea au Patricien, dépouillé de sa ville, assis en tailleur sur le sol grisâtre d’un sombre cul-de-basse-fosse, qui la recréait autour de lui, encourageait à une échelle réduite toutes les petites rivalités, luttes pour le pouvoir et factions. Il l’imagina comme une statue sombre et soucieuse au milieu de pavés grouillants d’ombres furtives et de brusques décès politiques. C’était sans doute plus facile que de diriger Ankh-Morpork, infestée d’une vermine plus grosse qui n’avait pas besoin des deux mains pour tenir un couteau.

Il y eut un tintement du côté du trou d’écoulement. Une demi-douzaine de rats apparurent, qui traînaient un paquet enveloppé dans de la toile. Ils lui firent passer la grille et, au prix de grands efforts, le traînèrent jusqu’aux pieds du Patricien. Lequel se pencha et défit le nœud.

« Il semble que nous ayons du fromage, des cuisses de poulet, du céleri, un morceau de pain plutôt rassis et une bonne bouteille, oh, une bonne bouteille apparemment de Très Célèbre Sauce Brune de Merckel et Picroussette. De la bière, j’avais dit, Skrp. » Le chef des rats remua le museau vers lui. « Vous me pardonnerez, Vimaire. Ils ne savent pas lire, voyez-vous. Apparemment, le concept leur échappe. Mais ils écoutent à la perfection. Ils m’apportent toutes les nouvelles.

— Je vois que vous vous trouvez très bien ici, dit faiblement Vimaire.

— Ne jamais bâtir un cachot où l’on n’aimerait pas passer la nuit soi-même, énonça le Patricien en étalant les mets sur la toile. Il ferait meilleur vivre ici-bas si davantage de gens s’en souvenaient.

— Tout le monde croyait que vous aviez creusé des tunnels secrets, des choses comme ça.

— Je ne vois pas pourquoi. On n’arrêterait pas de courir. Tellement inefficace. Alors qu’ici, je me trouve au centre de tout. J’espère que vous comprenez ça, Vimaire. Ne faites jamais confiance à un gouvernant qui s’en remet à des tunnels, des abris et des voies de détresse. Il y a de fortes chances pour qu’il ne prenne pas sa tâche à cœur.

— Oh. »

Le voici dans un cachot de son propre palais pendant qu’un fou furieux dirige les affaires au-dessus et qu’un dragon met le feu à la ville, et il se figure mener le monde où il l’entend. Ça doit venir des hautes fonctions. L’altitude rend dingue.

« Vous, euh… Ça ne vous fait rien si je jette un coup d’œil à droite à gauche, dites ? demanda-t-il.

— Ne vous gênez pas », répondit le Patricien.

Vimaire parcourut la longueur du cachot et vérifia la porte. Elle était puissamment barrée et verrouillée, et la serrure était solide.

Puis il tapota les murs au cas où ils sonneraient le creux. Pas de doute, c’était un cachot bâti dans les règles. Du genre où l’on se réjouit de voir enfermer les criminels dangereux. Dans ce cas-là, bien sûr, on les préfère sans trappes, tunnels cachés ni passages secrets pour s’échapper.

Mais on n’était pas dans ce cas-là. Etonnant, l’effet d’un ou deux mètres de pierre massive sur le sens de la perspective.

« Est-ce que les gardes entrent ici ? demanda-t-il.

— Presque jamais, répondit le Patricien en agitant une cuisse de poulet. Ils ne se soucient pas de me nourrir, voyez-vous. On est là pour y moisir. D’ailleurs, tout récemment encore, j’allais à la porte et je gémissais un peu de temps en temps, histoire de leur faire plaisir.

— Ils vont quand même bien venir pour voir ? fit Vimaire avec espoir.

— Oh, je ne crois pas que nous devrions tolérer ça.

— Comment vous allez les en empêcher ? »

Le seigneur Vétérini lui lança un regard peiné.

« Mon cher Vimaire, dit-il, je vous croyais observateur. Avez-vous examiné la porte ?

— Évidemment, tiens, fit Vimaire avant d’ajouter : monsieur. Elle est sacrément massive.

— Vous devriez peut-être y jeter un autre coup d’œil ? »

Vimaire fixa le Patricien, bouche bée, puis il repartit à pas sonores jusqu’au battant et le fixa méchamment. C’était un modèle populaire de porte rébarbative, toute en barres, verrous, pointes de fer et gonds solides. Il avait beau la regarder longuement, elle n’en demeurait pas moins massive. La serrure était une de ces vacheries de facture naine qu’on mettait des années à crocheter. Bref, si vous cherchiez un symbole pour exprimer la force inébranlable, cette porte, c’était votre homme.

Le Patricien apparut à côté de lui sans un bruit, de quoi provoquer un arrêt cardiaque.

« Vous comprenez, dit-il, c’est toujours la même histoire, dès qu’une ville est la proie de violents troubles civils, on jette le gouvernant en place aux oubliettes. Pour certains types d’esprits, c’est beaucoup plus satisfaisant qu’une simple exécution.

— Ben, d’accord, mais je ne vois pas… commença Vimaire.

— Vous regardez cette porte et, ce que vous voyez, c’est une porte de cellule très solide, n’est-ce pas ?

— Évidemment. Suffit de poser les yeux sur les verrous et…

— Vous savez, vous me faites bien plaisir, vraiment », dit le seigneur Vétérini d’une voix calme.

Vimaire fixa la porte à en avoir mal aux sourcils. Puis, tout comme des formes fortuites dans un nuage qui, sans changer le moins du monde, deviennent soudain une tête de cheval ou un grand voilier, il vit ce qu’il avait toujours regardé.

Il se sentit envahi d’une admiration terrifiante.

Il se demanda à quoi ressemblait l’intérieur du cerveau du Patricien. Il devait être froid et luisant, se dit-il, façon glace et acier bleuté, plein de petits rouages en train de cliqueter inlassablement comme une immense horloge. Le genre d’esprit à se pencher attentivement sur sa propre chute et la tourner à son avantage.

C’était une porte de cachot parfaitement normale, mais tout dépendait comment on la regardait.

Dans ce cachot, le Patricien pouvait tenir le monde à distance.

Tout ce qu’il y avait à l’extérieur, c’était la serrure.

Toutes les barres et tous les verrous se trouvaient à l’intérieur.


* * *

Les hommes du Guet escaladaient maladroitement les toits détrempés tandis que la brume matutinale s’évaporait au soleil. Le temps ne s’éclaircirait cependant pas aujourd’hui – des andains de fumée poisseuse et de vapeur viciée enguirlandaient la ville et saturaient l’atmosphère de l’odeur déprimante de cendres mouillées.

« On est où, là ? » demanda Carotte en aidant les autres dans un passage glissant.

Le sergent Côlon considéra la forêt de cheminées autour de lui.

« On est juste au-dessus d’la distillerie de whisky de Jacquin Constricteur, répondit-il. En plein sur la ligne droite qui va du palais à la place. Il va forcément passer au-dessus d’nous. »

Chicard jeta un regard rêveur par-dessus le bord du bâtiment. « J’suis entré là-dedans, une fois, dit-il. J’vérifiais la lourde une nuit, il faisait vachement noir, et v’là qu’elle s’ouvre sous ma pogne.

— Au bout d’un moment, j’imagine, fit Côlon avec aigreur.

— Ben, fallait que j’entre, pas vrai, pour être sûr qu’y s’passait pas de filoutage. Etonnant, à l’intérieur. Que des tuyaux et des bidules. Et l’odeur !

— « Chaque bouteille a jusqu’à sept minutes d’âge », cita Côlon. « Une ’tite goutte avant d’y aller », qu’ça dit sur l’étiquette. Et c’est pas d’la blague. J’en ai pris une goutte une fois et j’suis allé toute la journée. »

Il s’agenouilla et déballa le long paquet de grosse toile qu’il avait transporté, avec beaucoup de mal, durant l’ascension. Apparurent un arc de facture ancienne et un carquois de flèches.

Il s’empara lentement de l’arc, avec respect, et fit courir ses doigts boudinés le long du bois.

« Vous savez, dit-il doucement, j’étais vachement bon à ce truc-là dans mon jeune temps. L’pitaine aurait dû m’laisser essayer l’autre nuit.

— T’arrêtes pas de nous l’rabâcher, lança froidement Chicard.

— Ben, j’gagnais des prix. » Le sergent déroula une corde neuve, fit une boucle autour d’une extrémité de l’arc, se releva, appuya, gémit un peu…

« Euh… Carotte ? dit-il, un peu essoufflé.

— Oui, sergent ?

— T’es bon, pour corder les arcs ? »

Carotte empoigna l’arc, le comprima sans peine et glissa l’autre bout de la corde en place.

« Ça commence bien, sergent, fit Chicard.

— Me charrie pas, Chicard ! C’est pas une question d’force, c’est l’acuité de l’œil et la sûreté d’la main qui comptent. Maintenant, passe-moi une flèche. Pas celle-là ! »

Les doigts de Chicard se figèrent sur le fût d’une flèche.

« Ça, c’est ma flèche porte-bonheur ! bredouilla Côlon. Personne doit y toucher, à ma flèche porte-bonheur !

— Moi, j’trouve qu’elle ressemble à n’importe quelle autre putain d’flèche, sergent, fit remarquer Chicard d’une voix douce.

— C’est celle-là que je tirerai pour le chaispasquoi, là, le coude crasse, dit Côlon. M’a jamais laissé tomber, ma flèche porte-bonheur. Touche toujours sa cible. À peine besoin d’viser. Si ce dragon, il a des vénérables, ma flèche va les trouver. »

Il en choisit une autre apparemment identique mais sûrement moins porte-bonheur et l’encocha. Puis il parcourut les toits d’un œil méditatif.

« Vaudrait mieux que je m’refasse la main, marmonna-t-il. Évidemment, une fois qu’on a appris, ça s’oublie plus, c’est comme faire du… faire du… faire du quelque chose qu’on se sait toujours capable de faire. »

Il ramena la corde jusqu’à son oreille et grogna.

« Bon, fit-il d’une voix sifflante tandis que son bras tremblait sous la tension comme une branche par grand vent. Vous voyez le toit de la Guilde des Assassins, là-bas ? »

Leurs regards se perdirent dans l’espace douteux.

« Bon, fit Côlon. Et vous voyez la girouette dessus ? Vous la voyez ? »

Carotte lorgna sur la pointe de flèche. Elle tressait dans le vide des chapelets de huit.

« C’est loin, sergent, dit-il d’un air dubitatif.

— T’occupe, quittez pas des yeux la girouette », gémit le sergent.

Ils hochèrent la tête. La girouette représentait un homme dans une grande cape en train de ramper ; sa dague brandie se tournait toujours face au vent, comme pour le frapper. Mais à cette distance, elle était toute petite.

« D’acc-cord, haleta Côlon. Maintenant, vous voyez l’œil du type ?

— Oh, ça va, fit Chicard.

— La ferme, la ferme, la ferme ! gémit Côlon. J’vous demande si vous l’voyez ?

— Moi, je crois que je le vois, sergent, répondit loyalement Carotte.

— Bien. Bien, fit le sergent qui oscillait d’avant en arrière sous l’effort. Bien. Brave petit. D’accord. Maintenant, regardez bien, hein ? »

Il grogna et lâcha la flèche.

Plusieurs choses se passèrent si vite qu’il est nécessaire de les décomposer image par image. La première, ce fut sans doute la corde de l’arc claquant sur la partie interne et tendre du poignet de Côlon, lequel poussa un cri et lâcha l’arc. Ce qui n’eut aucune incidence sur la trajectoire de la flèche : elle volait déjà tout droit vers une gargouille du toit de l’autre côté de la rue. Elle frappa l’oreille de la gargouille, rebondit, ricocha sur un mur à deux mètres de là et revint vers Côlon à une vitesse légèrement accrue, semblait-il, pour lui frôler la tempe dans un bourdonnement soyeux.

Elle disparut en direction de l’enceinte de la ville.

Au bout d’un moment, Chicard toussa puis tourna vers Carotte un regard interrogateur et innocent.

« À une queue de vache près, demanda-t-il, c’est gros comment, les vénérables d’un dragon ?

— Oh, ça peut être un tout petit point, répondit Carotte avec obligeance.

— C’est bien ce que j’craignais », fit Chicard. Il se rendit nonchalamment au bord du toit et pointa le doigt en bas. « Y a une mare juste là, dit-il. Ça leur sert à refroidir l’eau dans les alambics. C’est pas mal profond, j’crois, alors une fois que l’sergent aura tiré sur le dragon, on pourra sauter dedans. Qu’esse t’en dis ?

— Oh, mais on n’aura pas besoin de ça. La flèche porte-bonheur du sergent trouvera le point et le dragon sera mort, donc pas la peine de s’inquiéter.

— D’accord, d’accord, s’empressa de reconnaître Chicard devant la figure renfrognée de Côlon. Mais c’est juste au cas où, quoi, s’il y a une chance sur un million pour qu’il rate – j’dis pas qu’il ratera, note bien, mais faut envisager toutes les possibilités –, si par un manque de pot incroyable il arrive pas à toucher le vénérable en plein dedans, du coup le dragon va piquer sa crise, voilà, et ce sera sûrement une riche idée de pas traîner dans l’coin. Le coup est risqué, je l’sais. Traitez-moi de pétochard si ça vous chante. J’vous aurai prévenus. »

Le sergent Côlon rajusta son armure avec hauteur.

« Quand on en a vraiment besoin, dit-il, les chances sur un million se produisent tout l’temps. C’est bien connu.

— Le sergent a raison, Chicard, fit vertueusement Carotte. On le sait, quand il n’y a qu’une seule chance pour que ça marche… eh ben, ça marche. Sinon, il n’y aurait pas… – il baissa la voix – Je veux dire, ça tombe sous le sens, si les dernières chances ne marchaient pas, il n’y aurait pas de… Ben, les dieux n’accepteraient pas ça. Dame non. »

Comme un seul homme, tous trois se tournèrent et regardèrent à travers l’espace trouble en direction du moyeu du Disque-monde, à des milliers de kilomètres de là. L’atmosphère était pour l’heure grise de vieille fumée et de lambeaux de brume, mais par temps clair il était possible de distinguer Cori Celesti, séjour des dieux. Site du séjour des dieux, en tout cas. Ils vivaient à Dunmanifestine, le Walhalla en stuc ; ils y affrontaient l’éternité avec l’état d’esprit des inactifs qui se demandent comment tuer l’après-midi. Ils jouaient à des jeux avec le destin des hommes, disait-on. À quel jeu exactement ils croyaient jouer en ce moment, mystère.

Mais évidemment, il existait des règles. Tout le monde savait ça. Il fallait seulement espérer très fort que les dieux les connaissent eux aussi.

« Ça doit forcément marcher, marmonna Côlon. J’me servirai de ma flèche porte-bonheur et tout l’toutim. T’as raison. Les dernières chances doivent forcément marcher. Sinon, plus rien a de sens. Autant être mort. »

Chicard regarda encore la mare en dessous. Après un instant d’hésitation, Côlon le rejoignit. Ils avaient la mine pensive d’hommes qui en ont beaucoup vu et savent qu’on peut évidemment compter sur des héros, des rois et, en dernier recours, des dieux, mais bien moins que sur la gravité et l’eau profonde.

« C’est pas qu’on en aura besoin… fit Côlon d’un air vertueux.

— Pas avec ta flèche porte-bonheur, dit Chicard.

— C’est vrai. Mais, juste pour savoir, ça fait un saut de combien, à ton avis ?

— À peu près dix mètres, je dirais. En gros.

— Dix mètres. » Côlon hocha lentement la tête. « C’est ce que j’pense aussi. Et c’est profond, hein ?

— Très profond, à ce qu’on m’a dit.

— J’veux bien te croire. Ça m’a l’air drôlement bourbeux. J’aimerais pas avoir à sauter dedans. »

Carotte lui asséna une claque joyeuse dans le dos, laquelle manqua l’envoyer dans le vide, et lança : « Qu’est-ce qu’il y a, sergent ? Vous voulez vivre éternellement ?

— Chaispas. Repose-moi la question dans cinq cents ans.

— C’est une bonne chose d’avoir votre flèche porte-bonheur, alors !

— Hmm ? fit Côlon qui avait l’air ailleurs, dans un rêve éveillé sans joie.

— Je veux dire, c’est une bonne chose d’avoir une dernière chance sur un million et de pouvoir compter dessus, on serait dans un drôle de pétrin, sinon !

— Oh, oui, fit tristement Chicard. On a une de ces veines… »


* * *

Le Patricien se renversa en arrière. Deux rats lui traînèrent un coussin derrière la tête. « La situation est plutôt mauvaise, dehors, si j’ai bien compris, dit-il.

— Oui, fit amèrement Vimaire. Vous avez raison. C’est vous qui êtes le plus à l’abri dans toute la ville. »

Il coinça un autre couteau dans une fissure des moellons du mur et pesa dessus prudemment de tout son poids, sous l’œil intéressé du seigneur Vétérini. Il avait réussi à monter à près de deux mètres, jusqu’au niveau de l’ouverture grillée.

Il entreprit alors de donner des coups au mortier autour des barreaux.

Le Patricien l’observa un instant, puis prit un livre sur la petite étagère à côté de lui. Comme les rats ne savaient pas lire, la bibliothèque qu’il avait réunie était un peu excentrique, mais il n’était pas homme à dédaigner l’acquisition de connaissances nouvelles. Il retrouva son signet dans la Dentellerie à travers les âges et lut quelques pages.

Au bout d’un moment, il fut forcé de balayer quelques miettes de mortier de son livre et il leva la tête.

« Vous arrivez à vos fins ? » s’enquit-il poliment.

Vimaire serra les dents et continua son travail de sape. De l’autre côté de la petite grille s’ouvrait une cour sale, à peine mieux éclairée que la cellule. Un tas d’ordures se dressait dans un angle, mais en cet instant le prisonnier le trouvait très séduisant. Plus séduisant que le cachot, en tout cas. Un honnête tas d’ordures était préférable à la façon dont Ankh-Morpork vivait ces temps-ci. C’était probablement allégorique, quelque chose dans ce goût-là.

Il frappait, frappait, frappait. La lame du couteau vibrait et tremblait dans sa main.


* * *

Le bibliothécaire se gratta les aisselles d’un air songeur. Il se trouvait devant des problèmes personnels.

Il était arrivé ici bouillant de rage contre les voleurs de livres et cette rage bouillait encore en lui. Mais une pensée séditieuse lui était venue : d’accord, les crimes contre les livres étaient les pires qui soient, mais il valait peut-être mieux remettre la vengeance à plus tard.

S’il se fichait complètement de ce que les humains décidaient de s’infliger les uns aux autres, se disait-il, il fallait mettre un frein à certaines activités au cas où ceux qui s’y livraient prendraient trop d’assurance et commenceraient à faire la même chose aux livres.

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