VI A LA LOUCHE

Or donc veille à te munir d’une grande louche

Quand tu bâfreras avec quelque ami.

Geoffrey Chaucer,

Les Contes de Canterbury (« Le Récit du Marchand »).

89

Dans un vaste lit, sous un drap de lin et un édredon, Clarice Starling est étendue, inconsciente. Ses bras passés dans les manches d’un pyjama en soie reposent sur les couvertures. Ils sont attachés par des foulards, en soie également, mais seulement pour l’empêcher de s’égratigner le visage et pour protéger la perfusion reliée à sa main gauche.

Trois sources de lumière dans la pièce : la lampe à grand abat-jour et les deux points rouges au centre des pupilles du docteur Lecter, fixées sur elle.

Il est assis dans un fauteuil, le menton posé sur ses doigts croisés. Au bout d’un moment, il se lève pour lui prendre le pouls, examiner le fond de ses yeux à l’aide d’une torche miniature. Il passe une main sous le drap, trouve son pied, le libère des couvertures et entreprend de stimuler la plante avec l’extrémité d’une clé en guettant ses réactions. Il reste là, apparemment perdu dans ses pensées, gardant le pied de Starling dans sa paume comme s’il y choyait un petit animal.

Il a obtenu du fabricant la composition exacte du narcotique et, puisque la seconde aiguille n’a atteint que l’os du tibia, il est certain qu’elle n’a pas reçu deux doses complètes. Avec une patience infinie, il lui administre des stimulants savamment dosés.

Quand il ne lui dispense pas ses soins, il reste dans le fauteuil, une grosse liasse de papier de boucherie à la main, plongé dans ses calculs. Les feuilles sont couvertes de symboles d’astrophysique et de physique des particules. Les formules liées à la théorie des cordes reviennent souvent, avec insistance. Les rares mathématiciens qui seraient capables de le suivre dans ses efforts diraient sans doute que ses équations débutent brillamment avant de s’égarer, victimes d’un présupposé entêté : le docteur Lecter veut que le temps inverse son cours, que l’entropie croissante cesse enfin de lui imposer son orientation, cède le pas à un ordre toujours accru. Il veut que les dents de lait de Mischa sortent de la fosse d’aisance. Oui, derrière ces calculs enfiévrés palpite le désir désespéré de trouver une place à Mischa dans ce monde, peut-être celle occupée jusqu’ici par Clarice Starling.

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C’est le matin et un flot de soleil jaune entre dans la salle de jeux. Les gros animaux en peluche braquent leurs yeux de verre sur le cadavre de Cordell, maintenant recouvert.

Bien qu’on soit en plein hiver, une mouche à viande a trouvé le corps et arpente le drap imbibé de sang par endroits.

Si Margot Verger avait pu savoir à l’avance à quelle tension érosive est soumis l’auteur d’un crime sensationnel, elle n’aurait sans doute pas plongé la murène dans la gorge de son frère.

Son choix de ne pas tenter de nettoyer le gâchis à Muskrat Farm et de se contenter d’attendre que l’orage passe était avisé, pourtant : aucun être encore vivant ne l’avait vue à la ferme quand Mason et les autres avaient été tués. Selon sa version, l’appel téléphonique affolé de l’infirmier venu relever Cordell à minuit l’avait réveillée chez elle, dans la maison qu’elle partageait avec Judy. Elle s’était aussitôt rendue sur les lieux, où elle était arrivée peu après les hommes du shérif.

Clarence Franks, l’inspecteur chargé de l’enquête, avait un air juvénile et des yeux un peu trop rapprochés, mais il n’était pas aussi stupide que Margot l’aurait souhaité.

— Dites, pour se pointer ici, suffit pas de sauter dans cet ascenseur, là, faut quand même une ou deux clés, non ?

Assis côte à côte sur la causeuse, Franks et Margot constituaient un tableau incongru.

— Je suppose, oui. Si c’est comme ça qu’ils sont entrés.

— « Ils sont entrés » ? Vous pensez qu’ils étaient plus qu’un, alors ?

— Je n’en ai aucune idée, Mr Franks.

Elle avait vu le corps de son frère sur lequel la créature se collait encore, le tout masqué par un drap. Quelqu’un avait débranché le poumon artificiel. Deux experts étaient en train de prendre des échantillons de l’eau de l’aquarium et des flaques de sang au sol. Le bout de scalp de Lecter était toujours dans la main de son frère, avait-elle constaté : ils ne l’avaient pas encore remarqué. Les deux hommes lui avaient fait penser à Jean qui pleure et Jean qui rit.

L’inspecteur Franks était très occupé à gribouiller dans son calepin.

— Est-ce qu’on sait qui sont ces pauvres gens ? finit par demander Margot. Ils ont des proches, une famille ?

— On travaille là-dessus. Il y avait trois armes sur place, c’est une piste qui peut se remonter.

En réalité, l’équipe du shérif n’était pas en mesure de dire avec exactitude combien de personnes avaient trouvé la mort dans la grange, car les porcs s’étaient rabattus dans les bois en traînant les restes humains qu’ils se réservaient pour plus tard.

— Dans le cadre de l’enquête en cours, reprit Franks, nous pourrions avoir à vous demander, à vous et à votre… compagne, de vous prêter à un examen polyréactionnel… De passer au détecteur de mensonges, autrement dit. Vous accepteriez, miss Verger?

— Je ferai tout pour qu’on attrape les coupables, Mr Franks. En ce qui concerne précisément votre question, convoquez-nous dès que vous le jugerez nécessaire, Judy et moi. Dois-je aviser notre avocat ?

— Non, si vous n’avez rien à cacher.

— A cacher ? Moi ?

Deux larmes forcées perlèrent dans ses yeux.

— S’il vous plaît, miss Verger… C’est mon devoir.

L’inspecteur faillit poser une main apaisante sur la massive épaule, mais il se ravisa au dernier moment.

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Elle s’éveilla dans la pénombre fraîche, et aussitôt son odorat et son instinct lui dirent qu’elle était au bord de la mer. En changeant de position sur le lit, elle fut traversée d’une douleur sourde et perdit à nouveau connaissance.

A son second réveil, une voix lui parlait doucement, une main approchait une tasse chaude de ses lèvres. Le breuvage avait le goût de l’infusion de la grand-mère d’Ardelia Mapp.

Un jour passa, le soir revint. Un parfum de fleurs tout juste coupées dans la maison et, à un moment, la brûlure ténue d’une aiguille hypodermique. Tels les échos d’un lointain feu d’artifice, les dernières traînées de peur et de souffrance jaillissaient à l’horizon sans se rapprocher, sans jamais plus s’approcher. Elle était dans le jardin qu’est l’œil du cyclone.

— On se réveille. Tout est calme. On se réveille dans une chambre agréable, prononça quelqu’un.

De la musique, à peine audible.

Elle se sentait toute propre, une odeur de menthe montait de sa peau, un onguent qui procurait une chaleur rassurante, en profondeur.

Les yeux de Starling s’ouvrirent en grand.

Le docteur Lecter se tenait debout, immobile, comme elle l’avait découvert la première fois au milieu de sa cellule. Mais nous sommes habitués à le voir libéré de ses entraves, désormais. Dans un espace ouvert, aux côtés d’une autre créature mortelle. Cela n’a plus rien de choquant.

— Bonsoir, Clarice.

— Bonsoir, docteur Lecter.

Elle lui avait retourné son salut sans avoir vraiment conscience de l’heure.

— Si vous avez un peu mal, ce ne sont que des contusions superficielles. Pour le reste, tout ira bien. J’ai simplement besoin de m’assurer de quelque chose, encore. Pourriez-vous regarder cette lumière, s’il vous plait?

Il s’approcha d’elle avec une petite torche. Il sentait la soie fraîche.

Elle se força à ne pas cligner des paupières tandis qu’il examinait ses pupilles. Satisfait, il recula.

— Merci. Vous trouverez une salle de bain très plaisante par ici. Vous voulez essayer de marcher ? Il y a des pantoufles sous votre lit. J’ai été contraint de vous emprunter vos bottes, voyez-vous.

Veille et sommeil, elle connaissait les deux états en même temps. La salle de bain était en effet des plus confortables, rien n’y manquait. Les jours suivants, elle passa de longs moments dans la baignoire. Elle ne se regarda pas une seule fois dans la glace, tant elle était partie loin d’elle-même.

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Des jours à parler, elle s’écoutait parfois et se demandait qui était en train d’exprimer une connaissance aussi intime de ses pensées. Jours de sommeil, et de bouillons reconstituants, et d’omelettes.

Et puis il arriva un matin où le docteur Lecter lui dit :

— Clarice, vous devez être lasse des pyjamas et des robes de chambre. Dans ce placard, il y a quelques vêtements qui pourraient vous plaire, si vous avez envie de les porter.

Il poursuivit d’un ton égal :

— J’ai rangé vos affaires personnelles dans le premier tiroir de la commode, si vous les voulez. Votre sac, votre revolver et votre porte-cartes.

— Merci, docteur Lecter.

Des tenues variées l’attendaient dans le placard, robes, tailleurs-pantalons et une longue robe du soir chatoyante, avec un gilet incrusté. Surtout tentée par les pantalons et les pulls en cachemire, elle choisit un ensemble tabac et des mocassins.

Dans le tiroir, elle trouva son fourreau yaqui, dépouillé du calibre 45 qu’elle avait perdu, mais le holster de cheville était là, à côté de son sac, avec le 45 automatique à canon court, son chargeur empli de cartouches, le magasin vide, exactement comme elle avait l’habitude de le porter à la jambe. Son couteau l’attendait dans son étui, et les clés de sa voiture.

Elle se sentait lucide et elle n’était plus elle-même, aussi. Lorsqu’elle pensait à des événements passés, elle avait l’impression de les appréhender de biais. Il y avait une grande distance entre son image et elle.

Quand le docteur Lecter la guida jusqu’au garage, elle fut heureuse de revoir sa Mustang. Ses yeux se posèrent sur les essuie-glaces et elle se dit qu’il était temps de les changer.

— D’après vous, Clarice, comment les hommes de Mason ont-il pu nous suivre au supermarché ?

Elle réfléchit un moment, le regard au plafond.

Il lui fallut moins de deux minutes pour trouver le fil d’antenne tendu en croix entre le dossier du siège et la plage arrière, et pour le suivre jusqu’à la balise dissimulée sous la caisse.

Elle l’éteignit et la rapporta dans la maison en la tenant par le fil, comme on saisit un rat mort par la queue.

— Très classe, constata-telle. Dernier cri, ce matériel. Et pas mal installé. Je suis sûre que les empreintes de Mr Krendler sont dessus. Je peux avoir un sac en plastique ?

— Ils ont pu la repérer depuis un avion ou un hélicoptère ?

— Elle est coupée. Non, pour qu’ils utilisent des moyens pareils, il faudrait que Krendler ait reconnu qu’il s’en est servi. Ce qui est exclu, vous le savez bien. Mais Mason, avec son hélico, est très capable de l’avoir fait.

— Mason est mort.

— Hummm, fit Starling. Vous voudriez me jouer un peu de musique ?

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Les jours qui suivirent les meurtres, Paul Krendler fut partagé entre l’agacement et une peur grandissante. II veilla à ce que les rapports de l’antenne du FBI dans le Maryland lui parviennent directement.

Il était presque certain qu’un audit de la comptabilité de Mason ne pourrait pas l’inquiéter, les virements sur son compte numéroté ayant transité par une société-écran virtuellement sans faille aux îles Caïmans. Mason disparu, cependant, il se retrouvait avec de grands projets, mais sans protecteur. Quant à Margot, elle était au courant de l’argent qu’il avait reçu et elle savait qu’il avait violé la confidentialité du dossier Lecter au FBI. Il fallait qu’elle tienne sa langue, absolument.

Le moniteur qui avait servi à localiser la balise était également un sujet d’inquiétude pour lui. Il l’avait pris au service technique de Quantico sans signer de reçu mais son nom figurait sur la feuille de visite du bâtiment, à cette date-là.

Le docteur Doemling et cet infirmier costaud, oui, Barney… Ils l’avaient vu chez Mason, d’accord, mais dans un rôle qui n’avait rien de répréhensible, en train de s’entretenir avec lui des moyens de capturer Hannibal Lecter.

Le soulagement fut général le quatrième après-midi après la tuerie, lorsque Margot Verger repassa à l’intention des inspecteurs du shérif le message que son répondeur venait d’enregistrer.

Pétrifiés dans sa chambre à coucher, les yeux fixés sur le lit qu’elle partageait avec Judy, les policiers écoutèrent la voix du monstre. Le docteur Lecter se félicitait de la mort de Mason, en précisant à sa sœur que son agonie avait été extrêmement longue et douloureuse. Margot étouffa quelques sanglots dans sa paume pendant que Judy la soutenait. Finalement, Franks la conduisit hors de la pièce en lui disant :

— Vous n’avez pas besoin de réentendre ça.

Sous la supervision empressée de Krendler, le répondeur fut apporté à Washington, où une analyse vocale complète confirma que l’auteur du message était bien le docteur Lecter.

Mais c’est le soir, à la faveur d’un appel téléphonique, que les dernières angoisses de Krendler furent dissipées.

C’était Parton Vellmore en personne, représentant de l’Illinois au Congrès, qui désirait lui parler. Krendler ne l’avait rencontré qu’à deux ou trois reprises, mais il reconnut aussitôt sa voix grâce aux multiples interviews télévisées qu’il l’avait entendu donner. Le simple fait qu’il lui téléphone chez lui était rassurant : membre de la sous-commission des affaires juridiques et fouille-merde notoire, il aurait immédiatement oublié son existence si Krendler avait été dans la ligne de mire.

— Je sais que vous avez bien connu Mason Verger, Mr Krendler.

— En effet.

— Eh bien, c’est une honte, une sacrée honte, même ! Cette crapule, ce sadique, après avoir gâché la vie de Mason, après l’avoir mutilé, qui revient pour le tuer… Ah, vous n’êtes peut-être pas au courant mais l’un de mes administrés a également perdu la vie dans cette tragédie. Johnny Mogli, un digne représentant de la loi qui a servi ses concitoyens de l’Illinois pendant des années.

— Non, Mr Vellmore, je l’ignorais. Navré.

— Enfin, ce que je voulais vous dire, Krendler, c’est qu’il faut continuer. La philanthropie légendaire des Verger, leur grand souci du bien-être public, ne va pas s’arrêter là. Cela dépasse la disparition d’un homme, ça. Je me suis déjà entretenu avec les responsables de la vingt-septième circonscription et avec les gens de chez Verger. La sœur, Margot, m’a parlé de votre souhait d’embrasser une carrière politique. Extraordinaire, cette femme. Remarquable sens pratique. Donc, on va se rencontrer très bientôt, d’accord, entre nous, hein, une petite réunion informelle pour voir ce que nous pourrons faire en novembre prochain. On vous veut avec nous, Krendler. Vous pensez que vous allez pouvoir vous libérer ?

— Oui, Mr Vellmore. Avec plaisir.

— Margot vous téléphonera pour vous donner les détails. Ce sera dans les tout prochains jours.

En raccrochant, Krendler se sentait pousser des ailes.


La découverte dans la grange du Colt 45 immatriculé au nom de feu John Brigham et légué officiellement à Clarice Starling fut accueillie avec un considérable embarras au FBI.

Si Starling avait été portée disparue, son cas n’était pas considéré comme un enlèvement puisque aucun témoin vivant ne pouvait certifier l’avoir vue emmenée de force. Il ne relevait pas non plus de la disparition en service : elle n’était qu’un agent en disponibilité forcée qui s’était évaporé quelque part dans le vaste monde. Un avis de recherche fut lancé pour sa voiture, avec les numéros de série et d’immatriculation, mais sans mention particulière de sa propriétaire.

Une disparition requiert bien moins d’efforts de la part des autorités qu’un kidnapping, évidemment…

Ardelia Mapp avait été tellement scandalisée par cette version des faits qu’elle rédigea une lettre de démission avant de se raviser. Elle resta au sein du Bureau pour mieux chercher sa camarade. Aller dans la partie du duplex que Starling avait occupée devint une habitude presque machinale.

Elle consultait sans cesse le dossier Lecter sur le site VICAP et sur celui du Centre national d’informations criminelles, sans constater le moindre enrichissement, sinon un petit détail frustrant : la police italienne avait fini par retrouver l’ordinateur portable de Lecter et, dans leur salle de détente, les Carabinieri jouaient désormais à « Super Mario » dessus; à l’instant où les techniciens avaient appuyé sur une seule touche, la machine avait purgé d’elle-même toute sa mémoire.

Ardelia harcelait tous les hauts fonctionnaires du FBI auxquels elle pouvait avoir accès. Ses nombreux appels au domicile de Jack Crawford restant sans réponse, elle contacta la division Science du comportement, où on lui apprit que Crawford restait hospitalisé en raison de douleurs thoraciques.

Elle n’essaya pas de le contacter dans sa chambre du Jefferson Memorial. Au FBI, il était le dernier ange gardien de Starling.

94

Elle n’avait plus aucune notion du temps. Leurs conversations se poursuivaient jour et nuit. Elle s’entendait parler des heures. Elle écoutait.

Parfois, elle riait d’elle-même quand elle se surprenait par des confidences sans fard qui l’auraient fait rougir de honte, normalement. Ce qu’elle racontait au docteur Lecter l’étonnait souvent, aurait pu quelquefois paraître choquant à un jugement commun, mais c’était toujours la vérité qu’elle disait. Et le docteur parlait, lui aussi. A voix basse, égale, il exprimait son intérêt et ses encouragements, jamais de surprise ni de blâme.

Il lui raconta son enfance, il lui raconta Mischa.

Pour débuter leurs échanges, il leur arrivait de fixer ensemble un unique objet qui reflétait la seule source de lumière dans la pièce où ils se trouvaient. Ce n’était presque jamais le même.

Ce jour-là, ils avaient commencé avec le miroitement isolé sur le flanc d’une théière mais, à mesure que leur dialogue se développait, le docteur Lecter parut discerner qu’ils arrivaient à une galerie encore inexplorée dans les pensées de Starling. Peut-être avait-il entendu des trolls se battre derrière un mur? En tout cas, il remplaça la théière par une boucle de ceinturon en argent.

— C’est à mon papa, ça ! lança-t-elle en tapant une fois dans ses mains comme l’aurait fait une enfant.

— Oui. Vous aimeriez parler à votre père, Clarice ? Il est ici. Vous voudriez lui parler?

— Papa est ici! Hé, oui, d’accord !

Le docteur Lecter prit la tête de Starling entre ses paumes, au-dessus des lobes temporaux, là où elle pourrait trouver de son père tout ce dont elle aurait jamais besoin. Il la regarda loin dans les yeux, très loin.

— Je sais que vous préférez rester seule avec lui. Je vous laisse, maintenant. Vous n’avez qu’à fixer la boucle et, d’ici quelques minutes, vous allez l’entendre frapper à la porte. Ça va ?

— Ouiii ! Super!

— Parfait. Ce ne sera pas long.

Piqûre fugace d’une aiguille plus fine qu’un cheveu. Starling ne baissa même pas les yeux pour voir. Puis le docteur quitta la pièce.

Elle contempla la boucle argentée jusqu’à ce qu’on frappe à la porte, deux coups fermes, et son père entra tel qu’elle se le rappelait, sa haute stature se découpant dans l’embrasure, chapeau à la main, la chevelure plaquée sur son crâne par la pluie, tout comme lorsqu’il s’approchait de la table du dîner.

— Salut, bébé ! A quelle heure tu soupes, ici ?

Pendant les vingt-cinq ans qui avaient suivi sa mort, il ne l’avait pas serrée une seule fois dans ses bras mais là, quand il l’attira contre lui, les boutons-pression de sa chemise de cow-boy étaient toujours là, et son odeur de tabac et de savon noir, et elle sentit contre elle la grande masse de son cœur.

— Hé, bébé… T’es tombée, bébé ?

C’était comme la fois où il l’avait relevée quand elle avait tenté de chevaucher une grosse chèvre dans le jardin, un défi qu’elle s’était lancé à elle-même.

— Tu te débrouillais pas mal du tout, jusqu’à ce qu’elle change de pied aussi vite… Viens dans la cuisine, on va voir ce qu’on peut se trouver.

Sur la table de la modeste pièce, dans la maison de son enfance, un paquet en cellophane de « Boules de neige » et un sac d’oranges.

Le père de Starling ouvrit son couteau Barlow, dont la lame était cassée en carré au bout, pour peler deux fruits, leur écorce se dévidant en un seul ruban sur la toile cirée. Ils prirent place sur les chaises de cuisine en bois et il libéra les quartiers au fur et à mesure, en mangeant un, puis en tendant un à Clarice. Elle cracha les pépins dans sa main et les garda au creux de sa robe. Il étendait ses longues jambes quand il était assis, comme John Brigham.

Il mâchait plus d’un côté que de l’autre, là où une de ses incisives latérales portait une couronne en métal blanc comme les dentistes militaires en utilisaient dans les années 40. La dent scintillait lorsqu’il riait.

Ils mangèrent deux oranges et une « boule de neige » chacun tout en échangeant quelques blagues. Starling avait oublié la délicieuse élasticité du sucre glace sous la noix de coco. La cuisine s’effaça peu à peu, ils conversaient maintenant comme deux adultes.

— Comment ça se passe pour toi, bébé ?

La question était sérieuse.

— Ils me cherchent des histoires, au boulot.

— Je suis au courant, oui. C’est cette bande de ronds-de-cuir, chérie. Pire racaille, y a pas. Tu n’as jamais flingué personne sans y être obligée, toi.

— Je ne crois pas. Mais il y a autre chose, aussi.

— Et t’as jamais menti, dans cette histoire.

— Non.

— Et tu as sauvé ce petit gars.

— Il s’en est tiré, oui.

— J’ai été très fier de toi pour ça, vraiment.

— Merci, monsieur.

— Bon, chérie, faut que je file. On se reparle.

— Tu… tu ne peux pas rester…

Il posa une main sur ses cheveux.

— On ne peut jamais rester, bébé. Jamais autant qu’on voudrait.

Il planta un baiser sur son front et s’en alla. Elle aperçut le trou que la balle avait laissé dans son chapeau quand il l’agita en guise d’au revoir, si grand dans l’embrasure de la porte.

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Il était clair que Starling aimait son père autant que nous pouvons aimer quelqu’un, et qu’elle se serait aussitôt révoltée contre la moindre atteinte à sa mémoire. Et cependant, au cours de ses conversations avec le docteur Lecter, sous l’influence d’une drogue hypnotique très puissante, elle en arriva à prononcer ces mots :

— Je suis vraiment furieuse contre lui, en fait. Enfin, je veux dire, comment il s’est débrouillé pour se retrouver derrière ce fichu magasin, en pleine nuit, à donner la chasse aux deux minables qui l’ont descendu? Tout ça parce que son vieux fusil à pompe s’est enrayé… Lui, se faire avoir par deux rien-du-tout. Il ne savait pas ce qu’il fabriquait. Il n’a jamais rien appris de la vie.

Elle aurait giflé n’importe qui d’autre pour de telles paroles.

Le monstre se laissa aller d’un millième de centimètre dans son fauteuil. « Aaaaah, on y arrive, enfin ! Tous ces souvenirs d’adolescente commençaient à devenir lassants… »

Starling essaya de balancer ses jambes sous la chaise comme une petite fille, mais elles étaient trop longues.

— Voilà, il avait ce job, il allait au charbon comme on lui demandait, toujours avec cette saleté d’horloge de veilleur de nuit et puis, paf, il est mort. Et maman qui nettoie le sang sur son chapeau pour l’enterrer avec… Et qui est venu nous voir, après ? Personne. Ensuite, les « boules de neige », je n’en ai plus eu souvent, je peux vous le dire, moi ! Maman et moi, allez, on faisait le ménage dans les motels. Pour des gens qui laissaient des capotes pleines sur la table de nuit… C’est parce qu’il était trop con qu’il s’est fait descendre, qu’il nous a laissées… Il aurait dû dire à ces abrutis de la ville de se démerder tout seuls.

Des mots qu’elle n’aurait jamais osé prononcer, des paroles bannies du plus intime de son cerveau.

Depuis le début de leurs relations, le docteur Lecter l’avait piquée au vif à propos de son père, avait raillé son métier. Et là, il se muait en champion de sa bonne réputation.

— Il n’a rien cherché d’autre que votre bonheur et votre bien-être, Clarice.

— Fais un vœu dans une main et chie dans l’autre, tu verras laquelle est pleine la première, rétorqua Starling.

Venu d’une aussi jolie bouche, l’adage, qui lui restait du temps de l’orphelinat, aurait dû sembler particulièrement déplaisant. Mais le docteur Lecter parut satisfait, voire encouragé.

— Je vais vous demander de me suivre dans une autre pièce, Clarice, annonça-t-il. Votre père vous a rendu visite, du mieux que vous ayez pu. Vous avez constaté que malgré tout le désir que vous en aviez, il n’a pas été en mesure de rester. Mais il s’est déplacé. Maintenant, c’est à vous d’aller le voir.

Ils traversèrent un couloir et s’arrêtèrent devant la porte d’une chambre d’amis, fermée.

— Attendez-moi un instant, Clarice.

Il disparut à l’intérieur. La main sur la poignée, Starling l’entendit craquer une allumette. La porte s’ouvrit.

— Vous savez que votre père est mort, Clarice. Vous le savez mieux que quiconque.

— Oui.

— Alors, entrez, venez le voir.

Les ossements étaient disposés sur un lit jumeau, longs membres et cage thoracique se dessinant sous un drap. Une forme blanche, ténue, comme un ange dessiné dans la neige par un enfant.

Confié aux petits nécrophages marins que le docteur Lecter avait ramassés sur sa plage, le crâne nettoyé, séché et blanchi, reposait sur l’oreiller.

— Où est passée son étoile, Clarice ?

— La mairie l’avait reprise. Ils disaient qu’elle coûtait sept dollars.

— C’est ainsi qu’il est, désormais. C’est tout ce qu’il est. C’est à cela que le temps l’a réduit.

Elle regarda les os, tourna les talons et quitta la pièce rapidement. Ce n’était pas une fuite et le docteur Lecter ne chercha pas à la suivre. Il attendit dans la pénombre. Il n’avait pas peur, mais il l’entendit revenir avec les oreilles aux aguets d’une chèvre qui se sent épiée. Un objet métallique brillait dans sa main. Un insigne. Celui de John Brigham. Elle le déposa sur le drap.

— Qu’est-ce qu’un insigne peut avoir de si important pour vous, Clarice ? Je vous ai vue en percer un d’une balle, dans la grange.

— Pour lui, ça l’était. C’est dire le peu qu’il avait compris de la v…

La phrase s’éteignit sur ses lèvres qui s’étaient soudain affaissées. Elle prit le crâne de son père et s’assit sur l’autre lit. Les larmes jaillirent de ses yeux, coulèrent sur ses joues.

Comme une enfant, elle se frotta le visage avec son pull et continua à sangloter, ses larmes amères tombant en un goutte-à-goutte qui sonnait creux sur le crâne posé dans son giron. L’incisive couronnée luisait dans l’ombre.

— J’aime mon papa, je l’aime… Il a toujours été bon pour moi, il savait comment s’y prendre. Ça a été le meilleur moment de toute ma vie, le meilleur.

Et c’était vrai, tout aussi vrai que lorsqu’elle avait laissé sa colère éclater.

Quand le docteur Lecter lui tendit un mouchoir en papier, elle le garda en boule dans son poing. Il se chargea lui-même d’essuyer ses joues.

— Clarice ? Je vais vous laisser avec ces restes, maintenant. Des restes, Clarice… Vous pouvez hurler votre détresse dans ses orbites, aucune réponse n’en sortira. — Il lui prit la tête entre les mains. — Ce qu’il vous faut de votre père est là, Clarice, dans ce crâne que je tiens, et dépend de votre jugement, non du sien. Je m’en vais. Vous voulez que je laisse les bougies allumées ?

— S’il vous plaît.

— Quand vous allez ressortir d’ici, n’emportez que ce dont vous avez réellement besoin, Clarice.

Il attendit dans le salon, devant l’âtre. Il passa le temps en jouant du thérémin, créant la musique par le seul mouvement de ses mains dans le champ électronique. Il bougeait les mains qu’il venait de poser sur la chevelure de Starling comme s’il était le chef d’orchestre et qu’il dirigeait l’œuvre en train de naître. Il sentit la présence de la jeune femme derrière lui un moment avant qu’il n’ait terminé.

Lorsqu’il se retourna, elle avait un sourire doux et triste, et ses mains étaient vides.


Sans cesse, le docteur Lecter cherchait la constante.

Il savait que Starling, comme tout être conscient, formait à partir de ses expériences passées des matrices, des structures à travers lesquelles ses sensations à venir seraient décodées.

Il en avait découvert une d’importance chez elle, plusieurs années auparavant, alors qu’il s’entretenait avec elle derrière les barreaux de sa cellule : l’abattage des agneaux et des chevaux dans le ranch où elle avait été placée. Leur détresse l’avait marquée à jamais.

Sa poursuite acharnée de Jame Gumb avait été motivée par la détresse de sa captive. Et elle l’avait sauvé de la torture, lui, pour la même raison.

Une invariable, donc. Excellent.

Toujours attentif aux transferts émotionnels, le docteur Lecter était convaincu que Starling avait cru retrouver les qualités de son père en John Brigham. Investi des vertus paternelles, le malheureux devenait du même coup inapprochable, marqué par le tabou de l’inceste. Brigham et probablement Crawford avaient donc les bons côtés du père. Mais où étaient les mauvais ?

Le docteur Lecter se pencha de plus près sur cette matrice fragmentée. Grâce à des médications et des techniques d’hypnose très éloignées de la thérapie traditionnelle, il en arrivait à découvrir des kystes durs et rebelles dans la personnalité de Clarice Starling, tels les nœuds dans le bois, ainsi que de vieux ressentiments encore aussi inflammables que la résine.

Il parvint devant des scènes baignées d’une lumière implacable, anciennes mais toujours entretenues dans le moindre détail, qui envoyaient des éclairs de fureur limbique à travers le cerveau de Starling comme la foudre zèbre le cœur de l’orage.

La majorité de ces fulgurances avaient rapport à Paul Krendler. La rancune inspirée par les injustices très réelles que Krendler lui avait fait subir était encore renforcée par l’animosité contre son père, une colère qu’elle ne reconnaitrait jamais en toute lucidité mais qui n’en était pas moins intense : elle ne pouvait lui pardonner d’être mort, d’avoir laissé sa famille derrière lui, d’avoir cessé de peler des oranges dans la cuisine. Il avait condamné sa mère à la balayette et au seau. Il avait arrêté de prendre Starling dans ses bras, de l’attirer contre son vaste cœur qui battait aussi fort que celui d’Hannah la nuit où elles s’étaient enfuies.

Krendler était le symbole de l’échec et de la déception. Il pouvait être blâmé, mais serait-elle capable de le défier? Ou bien, à l’instar de toutes les autorités et de tous les tabous devant lesquels elle s’inclinait, était-il habilité à l’enfermer dans une existence que le docteur Lecter jugeait mesquine, étriquée ?

Il y avait cependant un élément qui lui donnait raison d’espérer, selon lui : elle restait impressionnée par les insignes, certes, mais elle était aussi prête à en transpercer un d’une balle et à tuer celui qui le portait. Pourquoi ? Parce qu’elle avait été forcée d’agir, qu’elle avait identifié le porteur de l’insigne comme un criminel et qu’avec ce jugement instantané elle avait rejeté l’autorité conventionnelle que son étoile symbolisait. Flexibilité potentielle, donc. Les règles du cortex cérébral. Cela signifiait-il qu’il y avait place pour Mischa « dans » Starling ? Ou bien n’était-ce qu’un autre aspect positif de la place que Starling devrait quitter ?

96

De retour chez lui à Baltimore, Barney avait repris son travail par roulement à l’hôpital Misericordia, il était de service de quinze à vingt-trois heures. Sur le chemin de son appartement, il s’arrêta au café prendre un bol de soupe. Il était presque minuit lorsqu’il entra et alluma le plafonnier.

Ardelia Mapp était assise à la table de sa cuisine. Elle braquait un semi-automatique noir entre les yeux de Barney. A la taille de la gueule du canon, il estima qu’il devait s’agir d’un calibre 40.

— Prenez un siège, m’sieur l’infirmier. — Sa voix était rauque, ses yeux orangés autour des pupilles sombres. -Emportez votre chaise là-bas et mettez-vous en équilibre contre le mur.

Plus encore que le gros revolver dans sa main, ce qui l’inquiétait, c’était l’autre arme qu’elle avait posée sur le set de table devant elle : un Colt Woodsman calibre 22 avec une petite bouteille en plastique scotchée au canon en guise de silencieux.

La chaise gémit sous le poids de Barney.

— Si les pieds cassent, me tirez pas dessus, ce sera pas ma faute.

— Vous savez quoi que ce soit à propos de Clarice Starling ?

— Non.

Mapp saisit le deuxième pistolet.

— Je suis pas là pour blaguer avec vous, m’sieur l’infirmier. A la seconde où j’ai l’impression que vous mentez, je vous flingue comme un pigeon. Vous me croyez?

— Oui, répondit-il, convaincu en effet.

— Alors, je repose ma question : est-ce que vous savez quoi que ce soit qui puisse m’aider à trouver Clarice Starling ? A la poste, ils disent que vous avez fait suivre votre courrier chez Mason Verger pendant un mois. C’est quoi, ce bordel, Baaarney ?

— Je travaillais là-bas. Je m’occupais de Verger et il m’a tout demandé au sujet de Lecter. J’aimais pas être là, j’ai donné ma dém’. Un drôle de macaque, le Mason.

— Starling a disparu.

— Je sais.

— C’est peut-être Lecter qui l’a prise, ou peut-être les cochons. Si c’est lui, qu’est-ce qu’il peut lui faire ?

— Je vais être honnête avec vous : j’en sais rien. Si je pouvais, j’aiderais Starling. Pourquoi non ? Je l’aimais bien, dans son genre, et puis elle se démenait pour qu’ils passent l’éponge sur mon casier. Regardez dans ses dossiers, dans ses notes, vous…

— C’est déjà fait. Je veux que vous compreniez bien quelque chose, Barney : il n’y aura pas de deuxième chance. Si vous savez quoi que ce soit, autant me le dire maintenant. Parce que si jamais, même dans des années, si jamais j’apprends que vous m’avez caché un truc qui aurait pu servir, je reviens ici et ce flingue sera la dernière chose que vous aurez vue de votre vie. Je vous explose votre gros cul puant. Vous me croyez ?

— Oui.

— Alors ?

— Je sais rien.

Silence. Le plus long dont il puisse se souvenir.

— Restez comme vous êtes jusqu’à ce que je sois partie.


Il tarda une heure et demie avant de se mettre au lit. Étendu sur le dos, il contempla le plafond, son front aussi large que celui d’un dauphin tantôt trempé de sueur, tantôt sec et brûlant. Il pensait aux visites qu’il pourrait encore avoir.

Il allait éteindre la lumière mais il se ravisa, se rendit à la salle de bain et sortit de son nécessaire à raser un petit miroir en acier inoxydable, un élément de l’équipement des Marines.

Revenu à la cuisine, il ouvrit le boîtier du compteur électrique dans le mur et scotcha la glace sur le battant, à l’intérieur. C’était tout ce qu’il pouvait faire.

Dans son sommeil, il se contractait et sursautait comme un chien.

Le lendemain, à la fin de son service, il rapporta de l’hôpital un kit d’auto-prélèvement destiné aux victimes de viols.

97

Malgré toutes ses ressources, le docteur Lecter devait bien se contenter de l’ameublement de la villa qu’il avait louée à l’Allemand. Fleurs et paravents vinrent à sa rescousse. Les notes de couleur étaient intéressantes, sur fond de meubles massifs et de dense pénombre : elles produisaient un contraste frappant, médiéval, comme un papillon posé sur un gantelet d’armure.

Son propriétaire absentéiste faisait visiblement une fixation sur la Léda au cygne, puisque pas moins de huit tableaux et quatre bronzes de qualité variable, le meilleur étant une reproduction de Donatello, reprenaient le thème du couple hétérospécié. Parmi les peintures, le docteur Lecter se délectait de celle due à Anne Shingleton, pour son exceptionnelle pertinence anatomique et la vraie passion dans la baise. Les autres, il les avait masquées d’un drap, de même que l’inepte collection de sculptures de chasse que l’Allemand lui avait laissée.

Tôt dans la matinée, il dressa la table pour trois avec le plus grand soin, étudiant la disposition sous différents angles avec un doigt posé sur la narine en guise de mire, changeant les chandeliers de place à deux reprises et renonçant finalement à ses sets damassés pour une nappe repliée de manière à réduire l’espace utilisé sur la grande surface ovale.

La sombre et formidable desserte ressemblait moins à un porte-avions lorsque le nécessaire à service et les chauffe-plats en cuivre étincelant furent installés dessus. Il alla jusqu’à ouvrir plusieurs tiroirs du meuble et à disposer des fleurs à l’intérieur, en une manière de jardins suspendus qui semblaient contempler la table.

Constatant que la pièce était maintenant trop fleurie, il décida d’en ajouter ailleurs pour revenir à un équilibre, car si trop est trop, beaucoup trop peut s’avérer parfait… Deux compositions florales vinrent donc parer la table : des pivoines équeutées et simplement posées sur une assiette en argent, aussi blanches que des « boules de neige », et un imposant bouquet de molucella, d’iris de Hollande, d’orchidées et de tulipes multicolores qui cachait le reste de la table et créait un espace plus intime.

Figés comme des aiguilles de glace, les verres attendaient devant les assiettes. Les couverts en argent, eux, avaient été mis au chaud et ne seraient placés qu’au dernier moment.

Puisque l’entrée allait être préparée à table, il installa ses réchauds à alcool, avec son fait-tout, sa sauteuse et sa casserole en cuivre, les condiments et la scie d’autopsie à portée de la main.

Il pourrait apporter encore des fleurs, tout à l’heure. Quand il annonça à Clarice Starling où il allait, elle ne broncha pas. Il lui suggéra de dormir un peu.

98

L’après-midi du cinquième jour après les meurtres, Barney achevait de se raser et se frictionnait les joues à l’after-shave quand il entendit des bruits de pas sur son palier. Il était presque l’heure de partir au travail.

On frappa énergiquement à la porte. Margot Verger. Elle était chargée d’un grand sac à main et d’une sacoche.

— Salut, Barney.

Elle paraissait fatiguée.

— Hé, Margot ! Entre.

Il l’invita à s’asseoir à la table de la cuisine.

— Un coca?

A ce moment-là, il se rappela que Cordell s’était retrouvé la tête dans le frigidaire et il se mordit la langue.

— Non merci.

Il s’assit en face d’elle. Margot observa ses bras avec l’œil d’une rivale en body-building, puis le dévisagea.

— Tout va bien, Margot?

— Je crois, oui.

— On dirait que tu n’as pas de souci à te faire… Enfin, d’après ce que je lis dans les journaux.

— Des fois, je repense aux discussions qu’on avait tous les deux, Barney. Je… je m’étais dit que tu ferais peut-être signe.

Lui, il se demandait si le marteau était dans son sac, ou dans la sacoche.

— Signe ? Ouais, ça m’est arrivé d’avoir envie de savoir comment tu allais, si tout allait bien… Mais rien d’autre, hein. Pas pour demander quoi que ce soit. On est potes, Margot.

— C’est juste que, tu vois, on s’inquiète toujours pour un petit détail qui aurait échappé… Quoique je n’aie rien à cacher, moi.

Il comprit alors qu’elle avait obtenu le sperme. C’était lorsque la grossesse serait officielle, si elles y parvenaient, que Barney la préoccuperait vraiment.

— Enfin, je veux dire que ça a été un vrai don du ciel, sa mort… Je ne vois pas pourquoi raconter des bobards là-dessus.

A la vitesse de son débit, Barney sentit qu’elle était en train de rassembler ses forces.

— Finalement, je ne serais pas contre un coke, reprit-elle.

— Okay, mais avant, laisse-moi te montrer quelque chose qui va t’intéresser. Crois-moi, ça peut te libérer de tous tes tracas et ça te coûtera pas un rond. J’en ai pour une seconde, attends.

Il attrapa un tournevis dans un pot rempli d’outils qui se trouvait sur le plan de travail. C’était possible sans tourner tout à fait le dos à sa visiteuse.

Il y avait apparemment deux boîtiers électriques au mur de la cuisine mais, en réalité, dans ce vieil immeuble, l’ancien compteur n’avait pas été démonté et seul celui de droite fonctionnait.

Obligé de se retourner entièrement cette fois, Barney se hâta d’ouvrir le boîtier de gauche. Il pouvait maintenant la surveiller dans le miroir scotché à l’intérieur du battant. Elle venait de plonger la main dans son sac. Et elle ne l’en retirait pas.

Après avoir enlevé quatre vis, il ôta le panneau de fusibles déconnectés, atteignant la cavité dans le mur. Il en sortit avec précaution une pochette en plastique.

Il entendit la respiration de Margot s’altérer lorsqu’il sortit l’objet qu’il contenait. Une face patibulaire devenue célèbre : le masque-muselière que le docteur Lecter avait été contraint de porter à l’asile pour qu’il ne morde pas ceux qui l’approchaient. C’était la dernière et la plus recherchée des pièces de la réserve de raretés lectériennes que Barney s’était constituée.

— Waouhh…

Il déposa le masque retourné sur une feuille de papier paraffiné, juste sous le plafonnier. Le docteur Lecter n’avait jamais été autorisé à nettoyer sa muselière, Barney ne l’avait pas oublié. Une croûte de salive séchée recouvrait l’ouverture buccale ; trois cheveux étaient encore pris dans les attaches latérales, arrachés au cours d’une des manipulations.

Il jeta un coup d’œil à Margot. Elle se tenait tranquille, pour le moment.

Barney alla chercher dans le placard le kit d’auto-prélèvement qu’il avait pris à l’hôpital. La petite boîte contenait des écouvillons, des curettes, une fiole d’eau déminéralisée et des flacons vides.

Avec le plus grand soin, il préleva quelques paillettes de salive séchée sur le masque, les glissa avec l’écouvillon dans un flacon, et retira les trois cheveux pour les placer dans un autre.

Puis il scotcha leurs bouchons après avoir délibérément appuyé ses deux pouces sur le ruban adhésif, y laissant des empreintes digitales bien nettes, et tendit le tout à Margot dans une autre pochette plastique.

— Admettons que j’aie des ennuis, que je panique et que j’essaie de te balancer… Admettons que je veuille raconter aux flics des choses à ton sujet pour essayer de me tirer d’un sale pas. Là, tu as la preuve que j’ai été au moins complice du meurtre de Mason Verger, ou même que c’est moi l’auteur. Et je te fournis ici tout l’ADN qu’il te faut, en tout cas.

— Ils te fileront l’immunité avant même que tu mouchardes.

— Pour préméditation peut-être, mais pas pour avoir participé physiquement à un crime qui a fait tant de raffut. Ou plutôt ils me la promettront pour me baiser dès qu’ils penseront avoir obtenu tout ce que je pouvais leur dire. Et me baiser méchamment, pour la vie. Voilà, la décision est entre tes mains.

Barney n’en était pas absolument convaincu, mais il se trouva tout de même assez persuasif.

Elle pouvait également laisser l’ADN de Lecter sur le corps inanimé de Barney, ce dont ils étaient tous deux très conscients.

Elle garda ses yeux d’un bleu implacable sur lui, pendant un moment qui lui parut très long. Enfin, elle déposa la sacoche sur la table.

— Plein de fric ici. De quoi aller voir tous les Vermeer de la planète. Une seule fois, tout de même ! — Elle semblait étonnamment heureuse soudain, presque étourdie de bonheur. — Bon, faut que j’y aille, j’ai le chat de Franklin en bas dans l’auto. Ils vont venir à la ferme dès que le petit sortira de l’hôpital, lui, sa belle-mère, sa sœur Shirley et un dénommé Stringbean et Dieu sait qui encore… Il m’a coûté cinquante dollars, ce foutu matou ! En fait, il vivait chez un voisin de Franklin, sous une fausse identité…

Elle ne plaça pas la pochette dans son sac, préférant la prendre dans sa main libre. Sans doute, pensa Barney, pour ne pas lui montrer, à l’intérieur du sac, ce qu’elle avait préparé en prévision de l’autre cas de figure.

A la porte, il demanda :

— Je peux avoir un baiser, tu crois ?

Elle se dressa sur la pointe des pieds pour l’embrasser rapidement sur les lèvres.

— Voilà, ça ira comme ça, déclara-t-elle d’un ton guindé.

Les marches de l’escalier gémirent sous son poids lorsqu’elle s’en alla.

Après avoir refermé, Barney resta plusieurs minutes debout dans sa cuisine, le front contre la paroi fraîche du réfrigérateur.

99

Starling fut réveillée par des accords lointains de musique de chambre et par des arômes de cuisine épicée. Elle se sentait merveilleusement reposée, et affamée. Il y eut un coup discret frappé à la porte et le docteur Lecter entra, vêtu d’un pantalon sombre, d’une chemise blanche et d’un foulard de soie. Il portait une housse à habits sous un bras et un cappuccino dans l’autre main, pour elle.

— Vous avez bien dormi ?

— Magnifiquement, merci.

— Le chef m’annonce que le dîner sera servi dans une heure et demie. L’apéritif d’ici une heure, cela vous convient ? J’ai pensé que ceci pourrait vous plaire. A vous de voir.

Il suspendit la housse dans le placard et se retira sans un mot de plus.

Elle n’alla pas regarder avant de s’attarder dans son bain, mais ce qu’elle découvrit ensuite lui plut beaucoup: une longue robe du soir en soie crème, au décolleté étroit et cependant généreux, complétée d’une veste exquisément incrustée de perles.

Sur la commode, elle trouva une paire de boucles d’oreilles, avec des cabochons d’émeraude en pendants. Ils n’étaient pas facettés mais n’en brillaient pas moins de mille feux.

Ses cheveux n’avaient jamais été difficiles à coiffer. Elle se sentait très à l’aise dans sa tenue, et même si elle n’avait pas l’habitude d’être aussi habillée, elle ne se regarda que brièvement dans la glace, rien que pour voir si tout était en ordre.

Le propriétaire allemand avait conçu des cheminées démesurées. Dans le salon, un feu de bûches de bonne taille l’attendait. Elle s’approcha de l’âtre et de la chaleur dans un murmure de soie.

De la musique montait de l’épinette, un peu plus loin. Le docteur Lecter était au clavier, en tenue de soirée.

Quand il leva les yeux et l’aperçut, il en eut le souffle coupé. Ses mains s’immobilisèrent elles aussi, encore étendues sur les touches. Comme cet instrument n’a pas de résonance prolongée, le silence envahit soudain la pièce et tous deux l’entendirent reprendre sa respiration.

Deux verres étaient préparés devant l’âtre. Il reprit contenance en allant les prendre et en tendant un à Clarice Starling. Du Lillet avec un zeste d’orange.

— Même si je vous voyais tous les jours encore, à jamais, je me souviendrais de ce moment.

Ses yeux sombres ne la quittaient pas.

— Combien de fois vous m’avez vue, déjà ? Sans que je le sache.

— Trois, seulement.

— Mais ici, vous…

— Ici, nous sommes hors du temps, et ce que je peux voir en m’occupant de vous n’est pas une atteinte à votre intimité. Cela, je le conserve à la place qui lui revient, avec votre dossier médical. Je dois avouer cependant qu’il est agréable de vous regarder endormie. Vous ne manquez pas de beauté, Clarice.

— On ne choisit pas son apparence, docteur Lecter.

— Si le charme se méritait, vous n’en seriez pas moins belle.

— Merci.

— Ne dites pas « merci » !

Un seul mouvement de sa tête, un sursaut à peine, et son agacement avait fusé comme lorsqu’on jette son verre dans les flammes.

— Je dis ce que je pense, répliqua Starling. Vous auriez préféré que je réponde : « Je suis contente que vous me voyiez ainsi » ? D’accord, ce serait un peu plus chic. Et tout aussi vrai.

Elle leva son apéritif à hauteur de son regard égal de fille de la Prairie, ferme sur sa position.

A cet instant, le docteur Lecter comprit que, malgré tout son savoir et son intrusion dans la vie privée de Starling, il ne serait jamais entièrement capable de prévoir ses réactions, et encore moins de l’avoir sous sa coupe. Il pouvait nourrir la chenille, souffler sur la chrysalide, mais ce qui devait en éclore suivrait sa nature intrinsèque, dépassant son intervention. Il se demanda si, sous la robe longue, elle avait son 45 au mollet.

Et là, Clarice Starling lui sourit, les cabochons s’illuminèrent des reflets de l’âtre et le monstre s’abandonna au plaisir égoïste de constater la sûreté de son choix et son habileté.

— Clarice, le dîner est un tribut au goût et à l’odorat, les plus anciens des sens et aussi les plus proches du centre de la pensée. Le goût et l’odorat résident dans des régions de l’esprit qui ont préséance sur la pitié, et la pitié n’est pas reçue à ma table. Mais le cérémonial, le spectacle et les échanges du dîner jouent sur le dôme du cortex tels les miracles illuminés au plafond d’une église. Cela peut se révéler bien plus passionnant qu’une pièce de théâtre.

Il rapprocha son visage de celui de Starling, lisant attentivement dans ses yeux.

— Je veux que vous compreniez quel enrichissement vous allez y apporter, Clarice, et quelles sont vos « prérogatives ». Avez-vous étudié votre image récemment, Clarice ? Je ne pense pas. Je doute que vous l’ayez jamais fait. Venez, venez dans le hall, placez-vous devant le miroir.

Il saisit un chandelier sur le manteau de la cheminée.

La haute glace était une belle pièce du XVIIIe siècle, certes un peu ternie et fendillée, qui provenait du château de Vaux-le-Vicomte et avait donc dû en voir de belles…

— Regardez, Clarice. Cette délicieuse apparition, c’est vous. Ce soir, pendant un moment, vous allez vous observer avec une certaine distance. Vous allez constater ce qui est juste, dire ce qui est vrai. Vous avez toujours eu assez de courage pour affirmer vos opinions, mais trop de contraintes vous ont entravée. Je vous le répète, la pitié n’a pas de place à ma table.

» Si certaines remarques peuvent vous paraître déplaisantes sur le coup, vous verrez que le contexte est parfois susceptible de les rendre cocasses, voire à mourir de rire. Si des vérités qui font mal à entendre sont exprimées, n’oubliez pas que la vérité est fugace et changeante… — Il but une gorgée de son verre. — Si vous sentez la douleur s’épanouir en vous, elle porte déjà le fruit du réconfort. Vous me suivez ?

— Non, docteur Lecter, mais je me rappelle ce que vous avez dit. Maîtrise de soi, tout ce fatras psychologique, ras le bol ! Je veux seulement un dîner agréable.

— Il le sera, c’est promis.

Il eut un sourire, de quoi en terroriser plus d’un.

Ils ne regardaient plus le reflet de la jeune femme dans la glace fanée mais s’observaient l’un l’autre entre les bougies du chandelier, et le miroir les contemplait tous les deux.

— Voyez, Clarice.

Fascinée par les étincelles rougeoyantes qui tourbillonnaient au fond de ses pupilles, elle ressentait l’excitation d’une enfant sur le chemin de la fête foraine.

Le docteur Lecter retira une seringue de la poche de sa veste. Sans détourner une seconde les yeux des siens, ne se guidant qu’au toucher, il plongea l’aiguille aussi fine qu’un cheveu dans le bras de Starling. Lorsqu’il la retira, pas même une gouttelette de sang ne perla de la minuscule blessure.

— Qu’est-ce que vous jouiez, quand je suis entrée tout à l’heure ? demanda-t-elle.

Qu’Amour puisse céans régner.

— C’est très ancien ?

— Henry VIII l’a composé en 1510, environ.

— Vous voulez le jouer pour moi ? Vous voulez bien le terminer maintenant ?

100

A leur entrée dans la salle à manger, le courant d’air fit frémir les flammes des bougies et des chauffe-plats. Starling, qui s’était jusqu’alors contentée de traverser cette pièce, fut émerveillée par les transformations apportées. Tout était lumineux, accueillant. Les grands verres en cristal bien rangés multipliaient l’éclat des chandelles sur la nappe crémeuse, un écran de fleurs délimitait un espace plus intime sur l’immense table.

Comme le docteur Lecter avait disposé l’argenterie au tout dernier moment, elle sentit une chaleur de fièvre sur le manche du couteau lorsqu’elle effleura ses couverts.

Après lui avoir versé à boire, le docteur lui servit un amuse-gueule minimaliste, une unique belon flanquée d’une minuscule saucisse. Il était pressé de s’asseoir devant son verre de vin empli à moitié et d’admirer sa convive dans le cadre de ce dîner.

Les bougies avaient la hauteur idéale : les flammes éclairaient les profondeurs de son décolleté et il n’avait pas à craindre que les amples manches de la jeune femme ne les frôlent de trop près.

— C’est quoi, le menu ?

Il posa son index sur les lèvres.

— Il ne faut pas demander, cela gâche la surprise.

Ils parlèrent des techniques de taille des pennes de corneille et de leurs effets sur la sonorité de l’épinette. Le souvenir de l’un de ces oiseaux venu chaparder sur le chariot de service de sa mère au balcon d’un motel, des lustres auparavant, traversa l’esprit de Starling. Avec un grand détachement, elle décida qu’il ne convenait pas à un si agréable moment et l’écarta sans hésitation.

— Vous avez faim ?

— Oui !

— Alors, passons aux entrées.

Il alla chercher un plateau sur la desserte, qu’il posa près de sa place, puis approcha une table roulante sur laquelle étaient alignés ses casseroles, ses réchauds et ses condiments dans de petits bols en cristal.

D’abord un bon morceau de beurre des Charentes dans le fait-tout, qu’il remua sur le feu et laissa brunir jusqu’à obtenir un authentique « beurre noisette ». Lorsque la préparation parvint à la couleur voulue, il mit le réchaud de côté, sur un dessous-de-plat. Il sourit à Starling. Ses dents étaient très blanches.

— Vous vous rappelez ce que nous avons dit à propos des remarques déplaisantes qui peuvent devenir très amusantes selon le contexte, Clarice ?

— Ce beurre sent merveilleusement bon! Oui, je m’en souviens.

— Et vous n’avez pas oublié la femme que vous avez vue dans le miroir, à quel point elle était belle ?

— Ne m’en veuillez pas de dire ça, docteur Lecter, mais je commence à me sentir un peu comme à la maternelle, là ! Je me la rappelle parfaitement, oui.

— Parfait… Mr Krendler va se joindre à nous pour les entrées.

A ces mots, il s’empara du grand bouquet et alla le poser sur la desserte.

Le sous-inspecteur général Paul Krendler en personne était assis à la table, dans un solide fauteuil en chêne. Il ouvrit de grands yeux et regarda autour de lui. Il portait son bandeau de jogging et un très beau costume d’ordonnateur des pompes funèbres, avec la chemise et la cravate intégrées. Comme le vêtement était entièrement fendu dans le dos, le docteur Lecter avait réussi à le border dedans, pratiquement, et à dissimuler ainsi les mètres de ruban adhésif qui le maintenaient sur son siège.

Il est possible que Starling ait fermé les paupières une fraction de seconde et que ses lèvres se soient à peine froncées, comme cela arrivait parfois sur la piste de tir.

Le docteur Lecter avait déjà saisi une pince en argent sur la desserte, avec laquelle il retira d’un coup sec l’adhésif qui couvrait la bouche de Krendler.

— Encore bonsoir, Mr Krendler.

— Bonsoir.

Il n’avait pas tout à fait l’air dans son état normal. Son couvert était mis, une petite soupière individuelle posée sur son assiette.

— Vous aimeriez saluer miss Starling ?

— Salut, Starling. — Il parut s’animer un peu. — J’ai toujours eu envie de vous regarder manger.

Elle assumait sa présence avec une certaine distance, comme si elle était l’ancien et sagace miroir de l’entrée en train de le regarder.

— Bonjour, Mr Krendler.

Elle tourna la tête vers le docteur Lecter, qui s’affairait sur ses casseroles.

— Comment vous avez réussi à l’attraper ?

— Mr Krendler est en route pour une importante conférence qui concerne son avenir politique, expliqua le docteur. Margot m’a fait la faveur de l’y inviter. Un prêté pour un rendu, en quelque sorte. Donc, Mr Krendler trottait vers la piste de Rock Creek Park pour sauter dans l’hélicoptère des Verger quand il s’est retrouvé dans ma voiture, à la place. Mr Krendler, voulez-vous dire le bénédicité avant que nous commencions notre repas? Mr Krendler ?

— Bénédicité ? Oui, oui… — Il ferma les yeux. — Notre Père qui es aux cieux, nous Te remercions des bienfaits que nous allons recevoir et nous les consacrons à Ton service. Starling est trop grande pour continuer à baiser son père, même pour une fille du Sud. Veuille lui pardonner cette faute et la dédier à mon service. Au nom de Jésus, amen.

Starling remarqua que le docteur Lecter gardait les paupières pieusement closes tout au long de la prière. Elle se sentait très lucide, très calme.

— Ah, Paul, laissez-moi vous dire que l’autre Paul, l’apôtre, n’aurait pas mieux fait. Lui aussi, il détestait les femmes. Il aurait dû s’appeler « Paultron ».

— Cette fois-ci, Starling, vous vous êtes bien fait baiser. Vous ne retrouverez jamais votre poste.

— Ah, cette partie de la bénédiction, il fallait la comprendre comme une proposition de job, alors ? Quel tact! Je suis impressionnée.

— Je vais entrer au Congrès. — Krendler eut un vilain sourire. — Passez à mon QG électoral, un de ces quatre, je pourrais bien vous trouver quelque chose à faire. Secrétaire, tiens… Vous savez taper à la machine, tenir des dossiers ?

— Tout à fait.

— La sténo ?

— Je me sers d’un programme de reconnaissance vocale, plutôt.

Une pause, puis elle poursuivit d’un ton réfléchi :

— Vous n’êtes pas assez malin pour vous faufiler au Congrès, si je puis me permettre de parler affaires à table. Une intelligence médiocre ne se rachète pas, même avec des magouilles. Servir de larbin à un gros escroc, c’est davantage dans vos cordes.

— Ne nous attendez pas, Mr Krendler, intervint le docteur Lecter. Goûtez votre potage pendant qu’il est encore chaud.

Il souleva le couvercle de la petite soupière et glissa une paille entre les lèvres de Krendler.

Celui-ci fit la grimace.

— Pas très bonne, cette soupe.

— Une infusion de persil et de thym, en fait. Qui est prévue pour notre satisfaction plus que pour la vôtre. Prenez encore quelques gorgées et laissez bien circuler.

Ses paumes levées à l’horizontale comme les deux plateaux de la balance de la justice, Starling était de toute évidence en train de soupeser une question.

— Vous savez, Mr Krendler ? Toutes les fois que vous m’avez lorgnée, j’ai eu la désagréable impression que j’avais fait quelque chose pour m’attirer vos regards libidineux. — Ses mains exécutèrent un lent mouvement de balancier, d’avant en arrière. — Mais non, je ne le méritais pas! Et à chaque commentaire négatif que vous avez ajouté à mon dossier personnel, j’étais furieuse, bien sûr, mais aussi je doutais de moi, je me remettais en cause un moment, et il y avait toujours cette petite démangeaison, là où une voix vous dit : « Papa sait mieux que toi… » Mais vous, Mr Krendler, vous ne savez pas mieux. Vous ne savez rien, en fait.

Elle s’arrêta pour prendre une gorgée du merveilleux Bourgogne blanc qui emplissait son verre, se tourna vers le docteur Lecter.

— Superbe. Mais à mon avis on devrait le sortir du seau à glace.

Puis, en hôtesse prévenante, elle revint à son invité.

— Vous n’êtes qu’un… mufle, annonça-t-elle d’un ton amène. Et un mufle sans le moindre intérêt, en plus. Mais assez gâché ce splendide dîner avec vous. Puisque le docteur Lecter vous reçoit à sa table, je vous souhaite bon appétit.

— Mais qui vous êtes, d’abord ? éructa Krendler. Vous n’êtes pas Starling. Vous avez la même tache sur la joue mais vous n’êtes pas Starling.

Le docteur Lecter avait ajouté des échalotes à son beurre fondu. Au moment où leur parfum pénétrant s’éleva, il compléta la sauce de câpres émincées, retira la casserole du feu et la remplaça par la sauteuse. Il prit un grand bol en cristal rempli d’eau glacée et un plateau en argent sur la desserte, les posa près de Paul Krendler. Ce dernier continuait à invectiver Starling

— A quoi une langue si bien pendue pourrait me servir, j’ai quelques idées là-dessus, mais que je vous donne du boulot, n’y comptez plus ! Qui penserait seulement à vous embaucher, d’ailleurs ?

— Je ne m’attendais pas à vous voir changer d’attitude aussi radicalement que l’autre Paul, Mr Krendler, observa le docteur Lecter. Vous n’êtes pas sur le chemin de Damas, vous. Ni même sur celui de l’hélicoptère des Verger.

Il lui retira son bandeau de jogging, comme on enlève la bande plastifiée autour d’une boîte de caviar.

— Tout ce que nous vous demandons, c’est de manifester une certaine « ouverture d’esprit »…

Avec précaution, des deux mains, il souleva la calotte crânienne de Krendler, l’installa sur le plateau et rapporta le tout à la desserte. L’incision, très nette, ne saignait pratiquement pas : les principaux vaisseaux avaient été ligaturés, les autres neutralisés par une anesthésie locale et le crâne scié à la cuisine, une demi-heure avant le début du dîner.

La méthode utilisée par le docteur Lecter pour ce faire était aussi ancienne que la médecine égyptienne, sinon qu’il avait pu profiter des avantages modernes d’une scie d’autopsie, d’un craniotome et d’anesthésiques plus puissants. Le cerveau ne ressent pas la douleur quand elle s’applique à lui-même.

Au-dessus de la boîte crânienne tronquée, le dôme de la masse cervicale, d’un rose grisâtre, émergeait nettement.

Penché sur Krendler avec un instrument qui ressemblait à une curette d’amygdalectomie, le docteur Lecter préleva une tranche de lobe frontal, une autre encore, jusqu’à en avoir retiré quatre. Les yeux de Krendler étaient levés comme s’il surveillait l’opération. Le docteur déposa les tranches dans le bol d’eau glacée, acidulée d’un jus de citron, afin d’en raffermir la chair.

— « Voudrais-tu te balancer sur une étoile ? » se mit soudain à chanter Krendler. « Remplir ta cruche de rayons de lune ? »

La gastronomie classique veut que la cervelle soit rincée, essorée et mise au frais une nuit entière pour lui donner toute sa fermeté. Il s’agit d’éviter que la pièce, exposée à l’air depuis peu, ne se désintègre en un petit tas de gélatine informe.

Avec une admirable dextérité, le docteur Lecter coucha les tranches raffermies sur une assiette, les saupoudra de farine assaisonnée puis de miettes de brioche à peine sortie du four.

Il râpa une truffe fraîche au-dessus de sa sauce, qu’il releva d’un trait de jus de citron. Il saisit rapidement les tranches, les faisant dorer de chaque côté.

— Ça sent bon ! croassa Krendler.

Après avoir dressé les filets sur des canapés, il les nappa de sauce et de lamelles de truffe. Sur les assiettes chaudes, une garniture de persil et de câpres non équeutées, ainsi qu’une fleur de capucine couchée sur un lit de cresson pour rehausser l’ensemble, vinrent compléter sa présentation.

La voix de Krendler s’éleva derrière le bouquet qui avait été replacé en écran devant lui, avec une force incontrôlée, comme c’est souvent le cas chez les sujets ayant subi une lobotomie.

— Comment c’est?

— Délicieux, vraiment, fit Starling. C’est la première fois que je mange des câpres.

Le docteur Lecter trouvait ses lèvres particulièrement troublantes sous le luisant subtil que leur donnait la sauce.

Derrière son rideau de verdure, Krendler chantonnait, pour l’essentiel des refrains de jardin d’enfants. Sa conduite l’exposait aux remontrances, mais le docteur et Starling l’ignorèrent.

Ils parlaient de Mischa.

A la faveur de leurs conversations sur le thème de la perte, la jeune femme avait appris le sort que la sœur du docteur Lecter avait connu, mais voici qu’il évoquait maintenant son possible retour en des termes pleins d’optimisme. Et en cette soirée si particulière, il ne parut aucunement déraisonnable à Starling que Mischa, en effet, puisse revenir.

Elle émit l’espoir de faire sa connaissance.

— Vous seriez même pas capable de prendre les appels à mon bureau ! hurla Krendler à travers les fleurs. Avec cette voix de connasse provinciale que vous avez.

— Attendez un peu que j’aie celle d’Oliver Twist quand je vais en demander encore ! répliqua Starling, ce qui provoqua chez Hannibal Lecter une jubilation qu’il eut du mal à contenir.

Lorsqu’ils se resservirent, le lobe frontal disparut dans son entier ou presque, pratiquement jusqu’au cortex cérébral moteur. Krendler en fut réduit à d’absurdes remarques limitées à son champ de vision immédiat et, derrière le bouquet, à la récitation ânonnante d’un long et obscène poème intitulé « Shine ».

Captivés comme ils l’étaient par leur échange, Starling et Lecter n’en étaient pas plus importunés que s’ils s’étaient trouvés près d’une table où l’on piaillait « Happy Birthday »dans un restaurant. Quand le vacarme produit par Krendler devint par trop éprouvant, le docteur Lecter finit par aller chercher son arbalète posée dans un coin.

— Je voudrais que vous écoutiez le son de cet instrument à cordes, Clarice.

Il attendit que Krendler se taise un instant pour tirer, droit par-dessus la table, à travers le grand bouquet.

— Cette fréquence très particulière de la corde d’arbalète, où que vous ayez à l’entendre encore, signifie seulement votre complète liberté, votre tranquillité et votre indépendance.

L’extrémité du trait et l’empennage dépassaient de l’arrangement floral, de leur côté. Ils s’agitaient à un rythme qui suggérait une baguette de chef d’orchestre dirigeant les battements d’un cœur. La voix de Krendler s’éteignit instantanément et, après quelques mesures, la baguette s’arrêta, elle aussi.

— C’est un en dessous du la du diapason, non ? proposa Starling.

— Exactement.

Quelques secondes plus tard, Krendler émit un gargouillement derrière les fleurs. Ce n’était qu’un spasme de la glotte provoqué par l’acidité grandissante du sang en raison de sa mort toute fraîche.

— Poursuivons notre dîner, dit le docteur. Un petit sorbet pour nous rafraîchir le palais avant de passer aux cailles. Non, non, ne vous dérangez pas ! Mr Krendler va m’aider à débarrasser, si vous voulez bien l’excuser…

Le service fut des plus rapides. A l’abri du rideau floral, Lecter racla le fond des assiettes dans le crâne ouvert, les empila sur les genoux de Krendler, remit la calotte, saisit la corde du plateau à roulettes sur lequel son fauteuil était fixé et entraîna le tout à la cuisine.

Là, il retendit son arbalète, qui avait l’avantage de pouvoir se brancher sur la batterie de sa scie d’autopsie.

Les cailles, farcies au foie gras, avaient la peau craquante à souhait. Le docteur Lecter évoqua les talents de compositeur du roi Henry VIII, Starling lui parla de la mise au point informatisée de la sonorité d’un moteur, qui permettait de reproduire des fréquences agréables à l’oreille.

Le dessert serait servi au salon, annonça-t-il.

101

Un soufflé et des verres de Château-d’Yquem devant la cheminée, le café déjà prêt sur une table basse, à portée de main de Starling.

Les flammes dansaient sur la robe dorée du vin, son arôme tranchant sur les notes profondes des bûches dans l’âtre.

Ils parlaient de tasses à thé, du temps et de la loi du désordre.

— Et donc, poursuivit le docteur Lecter, j’en suis arrivé à penser qu’il y avait une place dans ce monde pour Mischa, une place de choix libérée spécialement pour elle. Et je suis parvenu à la conclusion que la meilleure, Clarice, c’était la vôtre.

Si la lueur du foyer ne sondait pas les mystères de son décolleté avec la même hardiesse que les bougies plus tôt, elle jouait merveilleusement sur les reliefs de son visage.

Elle réfléchit un moment.

— Permettez-moi de vous poser une question, docteur Lecter. Si Mischa a besoin d’une place de choix dans ce monde, et je ne conteste pas cette idée, pourquoi pas la vôtre, alors ? Elle est bien occupée et je sais que vous ne lui en refuserez pas l’entrée. Elle et moi, nous pourrions être des sœurs. Et puisque, comme vous l’avez dit, il y a assez de place en moi pour mon père, pourquoi n’y en a-t-il pas en vous pour Mischa ?

Le docteur Lecter parut charmé : était-ce par la suggestion elle-même ou par l’esprit d’à-propos de Starling, il serait impossible de trancher. Peut-être se mêlait-il à son intérêt la vague appréhension de l’avoir encore mieux modelée qu’il ne l’avait cru ?

En reposant son verre sur la table, elle écarta la tasse de café qui tomba au sol et se brisa devant le foyer. Elle ne lui accorda pas un regard.

Le docteur Lecter contemplait les débris, lui. Ils restèrent immobiles.

— Je ne pense pas que vous soyez obligé de prendre votre décision, là, tout de suite, docteur.

Ses yeux et les cabochons d’émeraude scintillaient dans la lumière du feu. Une bûche soupira. Elle sentait la chaleur de l’âtre à travers sa robe longue et soudain un souvenir fugace : le docteur Lecter, il y avait si longtemps, avait demandé à la sénatrice Martin si elle avait nourri sa fille au sein.

Dans le calme surnaturel qui la baignait, un miroitement se produisait : pendant un instant, de nombreuses fenêtres s’étaient alignées en enfilade dans son esprit et elle put voir loin, très loin à travers son propre passé.

— Est-ce que votre mère vous a donné le sein, Hannibal Lecter ?

— Oui.

— Avez-vous jamais eu l’impression que vous deviez y renoncer en faveur de Mischa ? Qu’on exigeait de vous de l’abandonner à votre sœur ?

Une mesure de silence.

— Je n’en ai pas souvenir, Clarice. Si j’y ai renoncé, je l’ai fait de bon cœur.

Clarice Starling glissa sa main incurvée dans le décolleté, en libéra un sein dont la pointe s’érigea instantanément au contact de l’air.

— Celui-là, vous n’avez pas à l’abandonner.

Sans le quitter des yeux, elle enfonça l’index, le doigt qui presse la gâchette, dans sa bouche, où un peu de vin suave réchauffait et fit perler sur son téton une goutte de l’onctueux nectar, qui brillait comme un cabochon doré et frissonnait au rythme de sa respiration.

Il se leva souplement, vint poser un genou devant le fauteuil de Starling. A la lueur des flammes, il inclina sa tête racée sur cette offrande corail et crème.

102

Buenos Aires, trois ans plus tard.

En début de soirée, Barney et Lillian Hersh se promènent Avenida 9 de Julio, près de l’obélisque. Miss Hersh est une enseignante de l’université de Londres en congé sabbatique. Ils se sont rencontrés au Musée anthropologique de Mexico, ils se sont plu et voyagent depuis deux semaines ensemble. Ils vivent dans l’instant, et cela leur plaît de plus en plus, et aucun d’eux ne se lasse de l’autre.

Ils sont arrivés trop tard dans la capitale argentine pour se rendre le jour même au Museo Nacional, où un Vermer est temporairement exposé. Voir tous les tableaux du maître hollandais à travers la planète, le vœu de Barney, est une idée que Lillian Hersh a trouvée originale, et qui ne les a pas empêchés de prendre du bon temps. Pour l’instant, il a réalisé le quart de son projet. C’est dire qu’il reste du chemin…

Ils étaient à la recherche d’un restaurant agréable où ils pourraient dîner en terrasse.

Devant le Teatro Colon, le monumental Opéra de la ville, un ballet de limousines. Ils s’arrêtèrent un instant, observant l’arrivée des mélomanes. Il y avait une excellente distribution pour le Tamerlan de Haendel, et à Buenos Aires l’affluence d’une première constitue toujours un spectacle intéressant.

— Ça te dit, Barney ? Je crois que tu aimerais. C’est moi qui arrose.

Il prenait un air amusé à chaque fois qu’elle avait recours à une expression argotique.

— Si tu arrives à me faire passer dans cette cohue, c’est moi qui arrose. Tu crois qu’on pourrait avoir des places ?

A ce moment-là, une Mercedes bleu nuit et argent vint se garer dans un murmure de pneus le long du trottoir. Un portier se précipita vers elle. Un homme mince, qui portait le smoking avec une grande élégance, apparut d’abord. La femme à qui il tenait la portière provoqua des chuchotements admiratifs dans la foule près de l’entrée lorsqu’elle quitta le véhicule. Sa chevelure était un casque platine bien dessiné. Elle portait un soyeux fourreau couleur corail sous un superposé en tulle. Des émeraudes scintillaient sur sa gorge. Barney ne fit que l’entrevoir par-dessus la tête des badauds ; elle s’était déjà glissée à l’intérieur, escortée par son cavalier.

Il avait davantage eu le temps de détailler ce dernier. Une tête fine et racée comme celle d’une loutre, un nez impérieusement arqué, à l’instar de celui de Perón. Son maintien impeccable le faisait paraître plus grand qu’il ne l’était.

— Barney ? Hé, Barney ? chantonna Lillian. Quand tu reviendras sur terre, si jamais ça t’arrive, tu me diras si tu veux vraiment y aller, à ce concert. A condition qu’ils nous laissent entrer habillés en pékin… Ah, voilà, je l’ai casé ! Ce n’est peut-être pas tout à fait approprié, là, mais j’ai toujours eu envie de dire ça, « en pékin ».

Comme Barney ne lui demandait pas ce qu’elle entendait exactement par là, elle l’observa du coin de l’œil. Lui qui posait toujours des questions…

— Oui, finit-il par répondre. C’est moi qui arrose…

Barney avait un portefeuille bien rempli. Il dépensait avec prudence, mais il n’était pas mesquin. En tout état de cause, les seules places encore disponibles étaient au poulailler, avec les étudiants.

En prévision de l’altitude où ils allaient devoir se percher, il loua des jumelles de théâtre dans le foyer.

Dans l’énorme enceinte sous triple influence architecturale, grecque, Renaissance italienne et française, dans cette profusion de dorures, de laiton et de velours grenat, les bijoux des dames explosaient parmi la foule tels les flashs dans un stade de football.

Penchée sur son oreille, Lillian lui résuma l’intrigue de l’opéra avant le lever de rideau.

Les lumières allaient s’éteindre lorsque, balayant la salle de ses jumelles, Barney retrouva enfin la blonde platine et son chevalier servant. Ils venaient d’apparaître entre les rideaux dorés de leur loge toute proche de la scène et s’installaient. Les émeraudes à son cou captèrent les mille éclats des lustres lorsqu’elle s’assit.

Barney n’avait vu que son profil droit à l’entrée. Elle lui présentait maintenant l’autre.

Vétérans des sièges bon marché, les étudiants qui les entouraient s’étaient équipés de toute sorte d’instruments d’optique. L’un d’eux manipulait une lunette de vue si longue qu’elle dérangeait la coiffure de la spectatrice assise devant lui. Barney la lui échangea contre ses lunettes afin de mieux observer la loge. De si loin, il eut du mal à la retrouver dans l’étroit objectif mais, quand il y parvint, le couple lui parut étonnamment proche.

La femme avait un grain de beauté sur la joue, dans la position que les Français ont surnommée « courage ». Ses yeux parcoururent le parterre, montèrent jusqu’aux rangées du poulailler, continuèrent à vagabonder. Elle semblait pleine de vivacité, mais avec un contrôle exercé sur les mouvements de sa bouche coralline. Elle s’inclina sur son cavalier et lui adressa quelques mots. Barney les vit rire ensemble, puis elle posa sa main sur celle de l’homme et la prit par le pouce.

— Starling…, souffla Barney.

— Quoi? chuchota Lillian.

Il eut le plus grand mal à suivre le premier acte. Dès que les lumières revinrent à l’entracte, il braqua à nouveau la lunette sur la loge. L’homme saisit une flûte à champagne sur le plateau du garçon qui était entré et l’offrit à sa belle avant de se servir à son tour. Barney zooma sur son profil, la forme de ses oreilles.

Son objectif parcourut les bras dénudés de la femme dans toute leur longueur. Ils étaient lisses, immaculés, et l’énergie musculaire qui émanait d’eux n’échappa pas à son œil expérimenté.

A cet instant, le gentleman tourna la tête comme s’il venait d’entendre un bruit lointain, dans la direction de Barney, et prit ses jumelles. Barney aurait juré qu’il les dirigeait droit sur lui. Feignant de se plonger dans la lecture de son programme, il se tassa sur son siège pour tenter de se fondre dans la masse des spectateurs malgré sa haute taille.

— Lillian ? J’aimerais que tu me fasses un grand, un énorme plaisir.

— Hmm ! Tel que je te connais, je veux d’abord savoir de quoi il s’agit.

— Quand les lumières vont s’éteindre, on s’en va et on prend l’avion pour Rio ensemble, ce soir. Sans poser de questions.

Le Vermeer de Buenos Aires reste le seul que Barney n’ait jamais vu.

103

Suivre ce beau couple à la sortie de l’Opéra ? Entendu, mais alors très, très discrètement…

A l’aube du nouveau millénaire, Buenos Aires est possédée par le tango et ses nuits en palpitent. Vitres baissées pour laisser entrer la musique venue des bars, la Mercedes glisse à travers le quartier de la Recoleta jusqu’à l’Avenida Alvear, où elle disparaît dans la cour d’un délicieux immeuble Beaux-Arts, près de l’ambassade de France.

Il fait doux. Un souper a été préparé sur la terrasse du dernier étage mais les domestiques se sont retirés. Non par manque de zèle, car ils sont au contraire très dévoués. Ils obéissent à la discipline de fer qui leur interdit l’accès à cette partie de la demeure avant midi, ou après le premier service du dîner.

A table, en tête à tête, le docteur Lecter et Clarice Starling ne se limitent pas à la langue natale de la jeune femme, l’anglais. Du lycée, elle a gardé des bases de français et d’espagnol, et elle a découvert qu’elle était douée d’une bonne oreille. Ils conversent volontiers en italien, dont les nuances inspirent à Clarice une surprenante sensation de liberté.

Parfois, notre couple danse pendant le dîner. Parfois, ils n’achèvent même pas leur repas.

Leur relation tient pour beaucoup à la pénétration de Clarice Starling, qu’elle accueille et encourage avidement, et à l’enveloppement d’Hannibal Lecter, qui avec elle dépasse de loin les limites de son expérience. Il est possible qu’elle l’effraie, parfois. Le sexe est une splendide construction qu’ils embellissent chaque jour.

Le palais de la mémoire de Clarice Starling connaît lui aussi une extension permanente. Certaines de ses pièces sont communes à celui du docteur Lecter — il y a découvert la jeune femme en plusieurs occasions -, mais son édification suit sa propre logique et accueille maintes nouveautés. Elle peut y retrouver son père, désormais. Hannah y a sa pâture. Jack Crawford est là, également, quand elle décide de le voir penché sur son bureau.

Un mois s’était écoulé depuis sa sortie de l’hôpital quand ses douleurs thoraciques l’avaient repris une nuit. Au lieu d’appeler une ambulance et de recommencer tout le processus, il s’était contenté de gagner le côté du lit que son épouse occupait jadis, son seul havre de paix.

Starling avait appris la mort de Crawford à la faveur de l’une des visites que le docteur Lecter rend régulièrement au site Internet du FBI destiné au public afin d’admirer son image au sein de la galerie de portraits des dix personnes les plus recherchées des USA. Son ancienne image, plutôt, car la photographie dont le Bureau dispose garde un confortable retard de deux visages sur son apparence actuelle.

Après avoir lu l’avis de décès de Jack Crawford sur l’ordinateur, Starling avait passé la majeure partie de la journée dehors, à marcher, seule. Au soir tombé, elle avait été heureuse de regagner la maison.

Il y a un an, elle a fait monter l’une de ses émeraudes en bague, avec la formule « AM-CS » gravée sur la face intérieure. Ardelia Mapp l’a reçue dans un colis postal dont l’origine était impossible à identifier, avec un mot : « Chère Ardelia, je vais bien, plus que bien, même. N’essaie pas de me chercher. Je t’aime. Je regrette que tu te sois inquiétée pour moi. Brûle cette lettre. Starling. »

Avec l’anneau, Ardelia Mapp est allée au bord de la Shenandoah River, là où Starling aimait venir courir. Elle a marché longtemps, le bijou dans son poing serré, bouillant de colère, les yeux rouges, prête à jeter la bague dans les flots à tout moment, la voyant déjà scintiller dans les airs, imaginant le bruit ténu qu’elle ferait en touchant la surface. Et puis, pour finir, elle l’a passée à son doigt et elle a enfoncé son poing dans sa poche. Mapp ne pleure pas facilement. Elle a marché encore, jusqu’à être capable de retrouver son calme. Il faisait nuit lorsqu’elle est revenue à sa voiture.

Il n’est pas facile de savoir ce que Starling retient de son ancienne existence, ce qu’elle a choisi de garder dans son souvenir. Les drogues qui l’ont soutenue dans les premiers jours ne font plus partie de leur vie depuis longtemps, pas plus que leurs interminables conversations dans l’obscurité seulement percée d’une source de lumière.

A l’occasion, le docteur Lecter laisse délibérément tomber une tasse à thé sur le sol. Elle se brise et il est heureux de ne pas la voir se reconstituer. Plusieurs mois ont passé sans qu’il revoie Mischa dans ses rêves.

Un jour, peut-être, une tasse brisée bondira pour reprendre sa place sur la table, intacte. Ou bien, quelque part, Starling entendra vibrer une corde d’arbalète et ce sera peut-être un réveil forcé, si tant est qu’elle ait jamais dormi…

Nous allons nous retirer, maintenant, pendant qu’ils dansent sur la terrasse. Barney le sage a déjà quitté la ville, nous devons suivre son exemple. Pour elle comme pour lui, nous surprendre ici aurait une issue fatale.

Il ne nous reste qu’à apprendre, nous aussi, et à vivre.

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