Une drogue miracle par Henry Slesar

« Plus de mensonge, » dit Paula. « Pour l’amour de Dieu, docteur, plus de mensonge ! Toute l’année, j’ai vécu avec des mensonges et j’en ai assez. »

Bernstein referma la porte blanche avant de répondre. L’obscurité retomba sur la forme immobile sous les draps, dans le lit d’hôpital. Il prit le bras de la jeune femme et l’entraîna jusque dans le couloir carrelé.

— « Évidemment, il est mourant, » dit-il sur le ton de la conversation. « Nous ne vous avons jamais caché cette issue, Mrs. Hills. Nous vous l’avons toujours dit. J’avais espéré que vous vous seriez résignée, maintenant. »

— « Je m’étais résignée, » dit-elle avec amertume. Ils étaient devant la porte du petit bureau de Bernstein et elle retira son bras. « Mais vous m’avez convoquée. Pour me parler de cette drogue…»

— « Il le fallait. La sénopoline ne peut être administrée sans l’accord du patient, et comme votre mari se trouve dans le coma depuis quatre jours…»

Il ouvrit et lui fit signe d’entrer. Elle hésita, puis s’avança. Il prit place derrière le bureau encombré et attendit qu’elle se fût assise en face de lui. Il y avait une expression tendue sur son visage grave. Il prit le téléphone, le reposa, brassa des papiers avant de croiser les mains sur un sous-main.

« La sénopoline est une drogue curieuse, » dit-il. « Je l’ai fort peu expérimentée moi-même. Vous devez avoir entendu parler des controverses qu’elle a soulevées. »

— « Non, » murmura-t-elle. « J’ignorais tout à ce sujet. Depuis l’accident d’Andy, je ne me suis occupée de rien. »

— « De toute façon, vous êtes la seule personne au monde qui puisse décider si votre mari peut recevoir le traitement. C’est une drogue curieuse, comme je vous l’ai dit, mais, étant donné l’état actuel de votre mari, je puis vous assurer que cela ne peut lui faire aucun mal. »

— « Mais cela peut-il lui faire du bien ? »

— « Ça, » soupira Bernstein, « c’est le sujet de toutes les controverses, Mrs. Hills. »


* * *

Rame, rame, tire sur les rames, chantait-il au fond de son esprit, tandis que les langues d’eau froide du lac venaient effleurer ses doigts et qu’il flottait, flottait doucement sous les saules inclinés. Les mains de Paula pesaient légèrement sur ses yeux et il les écarta. Puis il embrassa les paumes douces, les pressa contre sa poitrine. En ouvrant les yeux, il fut surpris de découvrir que le bateau était un lit, que l’eau était la pluie qui battait la vitre et que les saules n’étaient que les ombres déployées au mur. Seules les mains de Paula étaient bien vraies, réelles et douces sur son visage.

Il lui sourit : « Bizarre, » dit-il. « Pendant une minute, je me suis cru revenu à Finger Lake. Tu te souviens de cette nuit où le bateau faisait eau ? Je n’oublierai jamais ton expression quand tu as vu le bas de ta robe. »

— « Andy, » dit-elle doucement, « Andy, sais-tu ce qui s’est passé ? »

Il se gratta la tête. « Il me semble bien que le toubib était ici il y a un instant. Était-ce bien lui ? À moins qu’ils ne m’aient encore charcuté…»

— « C’était une drogue, Andy. Tu ne te souviens pas ? Ils ont cette nouvelle drogue-miracle, la sénopoline. Le Dr. Bernstein t’en avait parlé. Il t’avait dit qu’il fallait essayer…»

— « Oh ! oui, bien sûr, je me souviens. »

Il s’assit dans son lit, sans effort, comme si c’était là un mouvement quotidien. Il prit une cigarette sur la tablette et l’alluma. Il fuma pendant un instant en réfléchissant, puis se rappela qu’il était à l’horizontale, depuis huit mois. Rapidement, il palpa ses côtes, sa chair.

« Le corset, » dit-il, stupéfait. « Où est ce bon Dieu de corset ? »

— « Ils te l’ont enlevé, » dit Paula avec des larmes dans les yeux. « Oh ! Andy, ils te l’ont enlevé. Tu n’en as plus besoin. Tu es guéri, complètement guéri. C’est un miracle ! »

— « Un miracle…»

Elle le prit dans ses bras. Ils ne s’étaient plus embrassés ainsi depuis l’accident, un an auparavant, l’accident qui avait brisé sa colonne vertébrale en plusieurs points. Il était âgé de vingt-deux ans, à ce moment-là.


Trois jours plus tard, on le laissa quitter l’hôpital. Après des mois passés dans un monde silencieux et blanc, la ville semblait pleine d’un fracas terrible et d’un désordre bariolé, comme si le carnaval battait son plein. Andy ne s’était jamais senti aussi bien de toute sa vie. Il se sentait impatient d’essayer la force nouvelle de ses muscles. Bernstein lui avait fait le discours d’usage pour le repos mais, une semaine après sa sortie de l’hôpital, ils se retrouvèrent sur les courts en tenue de tennis.

Andy avait toujours été un joueur acharné, mais la raideur de ses avant-bras et son mauvais jeu au filet l’avaient empêché d’être plus qu’un honnête amateur. À présent, c’était un véritable démon sur le court. Aucune balle n’échappait à sa raquette fulgurante. Il était lui-même stupéfait de la précision de ses services et de l’habileté de son jeu au ras du filet.

Paula, qui avait été championne junior de son collège, ne pouvait plus lui tenir tête. En riant, elle abandonna et le regarda affronter un professionnel du club. Andy gagna le premier set par 6-0, 6-0, 6-0. Dès lors, il comprit qu’un événement magique s’était produit, qui dépassait la médecine.

Excités comme des enfants, ils en parlèrent en revenant à la maison. Andy avait pris un emploi dans le commerce à la fin de ses études et il avait bien cru y mourir d’ennui jusqu’à son accident. Il se demandait à présent s’il ne pourrait pas faire carrière sur les courts de tennis.

Afin de s’assurer que son jeu magnifique n’était pas une illusion, ils retournèrent au club dès le lendemain. Cette fois, Andy affronta un ex-challenger de la Coupe Davis. À la fin de l’après-midi, le cœur battant de joie, il était vainqueur et il comprit que tout était bien réel.

Cette nuit-là, il prit Paula dans ses bras et, tout en caressant ses longs cheveux bruns, il dit : « Non, Paula, nous nous trompons. J’aimerais bien continuer, mais cette vie n’est pas pour moi. Ce n’est qu’un jeu, après tout. »

— « Qu’un jeu ? » répéta-t-elle d’un ton moqueur. « Voilà une drôle de réflexion pour un futur champion. »

— « Non, je suis sérieux. Oh ! je ne veux pas dire que j’ai l’intention de rester à Wall Street. Ce n’est pas non plus mon ambition. En fait, je songeais plutôt à reprendre la peinture. »

— « Peindre ? Mais tu n’as rien fait depuis le collège. Tu crois que tu pourrais en vivre ? »

— « Je me suis toujours bien défendu, tu le sais. J’aimerais me lancer dans l’illustration commerciale, rien que pour faire bouillir la marmite. Et puis, quand nous n’aurons plus de soucis à nous faire pour les dettes, je voudrais faire quelques petites choses à moi. »

— « Surtout, ne deviens pas un Gauguin ! » Elle l’embrassa sur la joue. « N’abandonne pas ta femme et ta famille pour quelque idylle tahitienne. »

— « Quelle famille ? »

Elle s’écarta, se leva et alla vider le cendrier dans la cheminée. Quand elle revint, son visage était illuminé par le feu et par ce qu’elle s’apprêtait à lui annoncer.

Andrew Hills Junior vint au monde en septembre. Deux ans plus tard, la petite Denise occupait à son tour le berceau déserté. À cette époque, la signature d’Andrew Hills apparaissait sur la couverture des plus grands hebdomadaires d’Amérique et elle était très recherchée. La part de gloire qu’Andy se taillait comme champion de tennis amateur ajoutait encore au prestige de sa signature.


Lorsqu’Andrew Junior eut trois ans, Andrew Senior connut son plus grand triomphe artistique. Non pas sur la couverture du Saturday Evening Post mais dans les salons du Musée d’Art Moderne. Sa première exposition souleva un tel torrent d’éloges que le New York Times jugea la chose assez importante pour lui consacrer un article en première page. Les Hills, ce soir-là, donnèrent une réception pour leurs meilleurs amis. Des couvertures de magazines furent brûlées en grande cérémonie et les cendres déposées dans une urne que Paula avait dénichée à cette occasion.

Un mois après, ils signaient les documents qui faisaient d’eux les propriétaires d’une vaste maison de Westchester dont le studio seul, construit en verre, avait les dimensions de leur ancien appartement.

Andy avait trente-cinq ans lorsqu’il prit la décision de modifier la déplorable situation politique de leur ville. Sa célébrité artistique et sportive lui permit d’entrer aisément dans la mêlée politique. Au premier abord, l’idée de se présenter aux élections l’effraya mais, quand le mouvement fut lancé, il ne put l’arrêter. Il gagna avec facilité et fut élu au conseil municipal. C’était un poste mineur, mais Andy était assez célèbre pour attirer l’attention du pays tout entier. Dans l’année qui suivit, il commença à recevoir la visite d’hommes influents des différents cercles politiques. Aux élections sénatoriales de l’été, son nom figurait sur les bulletins. À quarante ans, Andrew Hills était élu sénateur.

Ce printemps-là, Paula et lui passèrent un mois à Acapulco, dans la demeure enchanteresse qu’ils avaient fait construire dans l’ombre fraîche des montagnes, face à la baie. Andy parla de leur avenir.

— « Je sais ce que voudrait le parti, » dit-il à sa femme. « Mais je suis sûr qu’ils se trompent. Je n’ai pas l’étoffe d’un président, Paula. »

Mais la décision ne fut pas nécessaire. Cet été-là, l’Alliance Asiate, lasse des incessants pourparlers de paix, lança une attaque sur la frontière de l’Alaska. Andy fut promu Commandant. Son audace dans l’action, la reprise brillante de Shaktolik et la marche triomphale sur Nome lui valurent un poste dans le Haut-Commandement des Armées Alliées.

À la fin de la première année de combat, il avait deux étoiles d’argent sur l’épaule et on lui conféra l’insigne honneur de représenter les Alliés aux négociations de Fox Island dans les Aléoutiennes. Il se défendit plus tard d’avoir été l’unique artisan du succès de ces pourparlers de paix, mais le peuple américain le considéra comme un héros et cela suffit pour le conduire à la Maison-Blanche l’année suivante. Ce fut un triomphe inégalé dans l’histoire de la politique.

Andy avait cinquante ans lorsqu’il quitta Washington mais sa plus grande victoire l’attendait encore. Sa position dans l’Organisation Mondiale lui avait donné un rôle prépondérant dans la politique planétaire. Premier Secrétaire du Conseil Mondial, son habileté à établir un compromis entre les différentes idéologies fut la cause directe de l’instauration du Gouvernement Mondial.

À soixante-quatre ans, Andrew Hills était élu Président du Monde et il tint ce poste jusqu’à sa retraite volontaire à l’âge de soixante-quinze ans. Toujours actif et vigoureux, toujours capable de disputer une partie de tennis ou de peindre des œuvres qui soulevaient l’admiration des milieux artistiques, il se retira avec Paula dans leur maison d’Acapulco.

Il avait quatre-vingt-six ans quand la vie lui devint un poids trop lourd. Andrew Junior, avec ses quatre petits-enfants, et Denise, avec ses charmants jumeaux, lui rendirent une dernière visite avant qu’il s’alite.


* * *

— « Mais que fait la drogue ? » demanda Paula. « Est-ce qu’elle guérit, ou quoi ? J’ai le droit de savoir ! »

Le Dr. Bernstein fronça les sourcils. « C’est plutôt difficile à dire. La drogue n’a aucun pouvoir curatif. Elle pourrait être comparée à un hypnotique, mais son effet est assez particulier. Elle provoque un rêve. »

— « Un rêve ? »

— « Oui. Un rêve incroyablement long et détaillé, dans lequel le patient vit une vie tout entière, exactement celle qu’il aurait voulu vivre. Vous pouvez aussi bien dire que c’est un opium mais le plus humain qu’on ait jamais conçu. »

Paula regarda la forme couchée dans le lit. La main de son mari glissait lentement sur les draps et vint toucher la sienne.

— « Andy, » souffla-t-elle, « Andy chéri…»

Faiblement, le vieillard auquel on avait administré la drogue lui prit la main.

— « Paula, » murmura-t-il, « dis adieu aux enfants pour moi. »

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