Il n’est plus possible de savoir qui a eu le premier l’idée d’acheter à frais communs un ticket d’entrée au Labyrinthe et de le tirer au sort.
Ce qui est sûr, c’est que cela s’est produit effectivement sur le port un après-midi, quand, sous les rayons verticaux du soleil, la vie des quais ralentit, les bateaux s’immobilisent, les pavillons ne flottent plus au vent, les grues se figent et les dockers, répartis en petits groupes, se reposent.
Il restait encore une quarantaine de minutes avant la sirène. A l’ombre d’un long entrepôt régnait une relative fraîcheur, et le vin jeune, bu à l’occasion des soixante ans du vieux Léon, faisait agréablement tourner les têtes.
— On nous appelle des épaves, la lie de la grande ville, pérorait Léon, vautré sur une balle de corde de jute. Et alors ? On n’est pas vexés. Il n’y a pas de honte à être un débris d’un vaisseau qui a vaillamment sombré dans la tempête…
Léon jeta un regard circulaire sur les dockers qui l’écoutaient.
— Eh bien, tout le monde n’est pas destiné à se retrouver dans le Labyrinthe pour recevoir sa place dans la vie, soupira Lucinda, faisant étinceler ses yeux de Gitane.
— A chacun son sort, ajouta la jeune femme qui tenait un enfant dans ses bras.
— Le sort n’est rien contre l’argent, corrigea sévèrement le robuste brun assis à côté de Lucinda. Pour acheter un ticket d’entrée au Labyrinthe, nous autres, on devrait payer une dizaine d’années de salaire.
— Et encore, fit désespérément Léon.
— Aucun prix n’est trop fort pour avoir sa place dans la vie, dit, songeur, le jeune homme au visage maigre. Savoir que tu es à ta place, c’est ça, le bonheur.
— Le bonheur…, répéta Lucinda, dégageant doucement sa main que le brun Topesh essayait de lui serrer à la dérobée. Qui peut savoir comment il est, le bonheur ? Où erre-t-il ?
— Le bonheur s’est égaré dans le Labyrinthe…, lança Orth, le garçon au visage maigre.
— Le Labyrinthe est l’institution centrale de l’État, l’interrompit rudement Léon, considérant son poing, gros comme une noix de coco.
— Je ne plaisante pas, rétorqua Orth en haussant les épaules. Et je suis prêt à le répéter : c’est seulement au Labyrinthe qu’on peut trouver son bonheur. Mais on dirait qu’il coûte trop cher, ce bonheur…
— Assurément un peu plus cher que certains poèmes, sourit malicieusement Topesh.
En un éclair, Orth fut sur Topesh. Le costaud parut effrayé. Il recula, mais plusieurs bras stoppèrent Orth.
— Cette fois, je t’aurai, cria Orth, respirant rageusement.
— Calmez-vous, les coqs, dit Léon. De toute façon, il est peu probable que l’un de vous puisse aller dans le Labyrinthe. Nous avons tous le même sort. Qu’avez-vous à partager, les trop verts… !
C’est alors que quelqu’un suggéra :
— Et si, tous ensemble, nous rendions heureux l’un de nous ? On se cotise pour acheter un ticket.
puis on le met à la loterie…
Des exclamations approbatrices fusèrent. La proposition plut à tout le monde.
Aussitôt, le vaste chapeau de Léon circula dans l’assistance.
La nouvelle fit le tour du port à la vitesse du son.
Les gens venaient devant l’entrepôt, chacun apportant sa contribution au bonheur de l’inconnu qui tirerait le lot…
— Faisons le compte, dit Léon en versant solennellement le contenu du chapeau, plein jusqu’aux bords, sur le fond d’un tonnelet fendu renversé, et les dockers qui l’entouraient observèrent en silence les doigts noueux qui formaient des colonnes de pièces de différentes valeurs.
— Ça y est ? questionna Orth quand Léon cessa de remuer les lèvres en comptant.
Léon fit un geste dépité.
— Bande de gueux ! dit-il, se redressant. Après un silence, il ajouta : — J’ai toujours pensé que même si on vidait toutes vos poches…
— Il en manque, Léon ? demanda Lucinda.
Elle ne reçut aucune réponse.
— Comme ça, reprenez, mes amis, ce que chacun a donné, et finissons-en, décida Léon.
— Attendez ! cria Topesh alors que deux ou trois mains se tendaient déjà vers le tonnelet. On voyait sur le visage basané du jeune homme le reflet d’une lutte intérieure acharnée.
— Il en manque beaucoup, Léon ? interrogea Topesh.
— Quarante balles, fiston, dit d’une voix de basse le vieux docker.
— Quarante… Le garçon semblait hésiter. Bon, risquons le coup !
Il arracha furieusement sa ceinture de cuir et fit couler sur le tonnelet des ronds métalliques.
— Voilà. Exactement quarante, fit Topesh.
— Comment peux-tu avoir tant d’argent ? demanda sévèrement Léon, touchant du doigt les pièces.
— J’en mets de côté depuis quatre ans.
— Pour quoi faire ?
— Pour me marier, répondit Topesh, baissant la tête et tripotant sa ceinture désormais vide.
— Le mariage est une bonne chose, approuva Léon. Seulement, pourquoi cette soudaine générosité, mon gars ? Hein ? Tu comptes sur la chance ?
Topesh se taisait.
— Bon, conclut Léon. Espérons que Dieu t’entendra.
Le vieux Léon recompta l’argent, le ramassa dans son chapeau et annonça :
— N’oubliez pas ce jour ! Aujourd’hui, tous ensemble, nous faisons le bonheur d’un homme. Lequel exactement, on va le savoir !
Et, conduite par Léon, la foule, riant et chantant, alla acheter le ticket d’entrée au Labyrinthe.
— Pensez donc, une bagatelle pareille vaut une fortune, dit Topesh, considérant l’étroit rectangle de carton posé sur le fond du tonnelet renversé, recouvert d’un vieux journal.
— Allons-y ! prononça Léon, et il secoua le chapeau.
Maintenant, celui-ci était rempli de bouts de papier enroulés à la hâte. Sur un seul d’entre eux il était écrit en caractères biscornus : « Ticket »…
Les gens venaient prendre dans le chapeau de Léon un tuyau de papier, le déroulaient. Les uns jetaient le bout de papier par terre, après l’avoir froissé, les autres le tournaient et retournaient, d’autres encore fourraient le papier dans la poche et souriaient comme s’ils ne s’attendaient qu’à cela.
Quand vint le tour de Topesh, il devint blanc comme de la craie et, glissant la main dans le chapeau tenu par Léon, ferma un instant les yeux.
Topesh déroula lentement le tuyau… et n’y vit rien ! Il déchira soigneusement le papier et le lança en l’air.
— Il est perdu, ton argent, fiancé ! cria un gamin nu-pieds, mais Topesh ne le gratifia même pas d’une taloche.
Cependant, il y avait toujours moins de papiers dans le chapeau du vieux Léon, tout comme de personnes qui n’avaient pas encore joué leur chance.
Vint le tour d’Orth. Le jeune homme tendit la main et tira avec indifférence le tuyau qui se trouvait sur le haut.
Lucinda lui jeta un regard rapide.
Orth déroula le papier.
— J’ai gagné ! dit-il bien haut.
Sur le visage de Topesh, la confusion fut remplacée par un sourire triomphant. Il n’était pas difficile d’en saisir le sens. Donc, le sort était tombé sur Orth. L’argent de Topesh était perdu, mais en revanche le Labyrinthe engloutirait son rival. Peut-être, Lucinda serait-elle désormais plus bienveillante à son égard ? N’était-ce pas à Lucinda qu’allaient — hélas, sans retour — toutes les pensées de Topesh ?
Quant à Orth… On n’avait pas à s’inquiéter : le destin de cet enfant chéri de la fortune, ce beau causeur, ce bibliophile, était assuré. Le Labyrinthe lui définirait sa place dans la vie. Celle pour laquelle il avait été créé, où il pourrait s’assumer pleinement. Quelle serait cette place ? Cela ne préoccupait nullement Topesh. Pourvu que le Labyrinthe mène Orth le plus loin possible.
Topesh avait souvent entendu parler de l’organisation du Labyrinthe, mais n’avait qu’une idée assez vague du principe de fonctionnement de cette œuvre du génie humain.
Il savait que le Labyrinthe englobait toute la ville géante, la mégalopole, en expansion aussi bien en largeur et en hauteur qu’en profondeur. Les étages interminables des bâtiments perçaient les nuages, plongeaient à des lieues sous la terre, et partout passaient les couloirs du Labyrinthe. Ce dernier était équipé d’analyseurs électroniques sensibles, lesquels, pendant que l’homme circulait dans les couloirs, devaient définir ses penchants, ses capacités, dont il ne soupçonnait pas parfois l’existence, ses habitudes, bref, tout ce qui compose la personnalité de l’individu. Par conséquent, le Labyrinthe déterminait quel poste précis l’homme qui venait de passer par l’épreuve pouvait occuper pour se rendre utile à ses concitoyens.
Il est inutile de préciser que les verdicts du Labyrinthe étaient sans appel.
En somme, tout ce que Topesh avait entendu de la bouche d’un vieil opérateur portuaire sur le Labyrinthe et qu’il se rappelait pendant que ses amis congratulaient bruyamment Orth pour son gain, était assez compliqué. Topesh avait bien saisi l’essentiel : l’entrée au Labyrinthe coûte cher. Quiconque n’en a pas les moyens végète dans le port, n’est que la lie de la ville, comme se plaît à le répéter Léon.
Le seul homme au port à avoir traversé le Labyrinthe était l’opérateur, un vieillard flétri, qui restait jour et nuit au poste de commande du port. Il possédait le don surprenant d’enregistrer mentalement et de coordonner des milliers d’opérations de levage, surpassant n’importe quel ordinateur. On dit qu’avant de se faire désigner comme chef du port par le Labyrinthe, il n’avait pas la moindre idée de sa vocation et proposait dans les fêtes foraines des manipulations avec les nombres à six chiffres. Du reste, ce n’étaient là, peut-être, que des affabulations, car, pour se faire forain, il fallait aussi passer par le Labyrinthe.
En ce qui concernait le vieil opérateur, il n’aimait pas évoquer son passé et personne n’osait le questionner là-dessus, pas même le téméraire Orth.
L’entrée la plus proche du Labyrinthe se trouvait à proximité de l’entrepôt.
Pourtant, Orth ne bougeait pas.
— Dépêche-toi, Orth ! C’est bientôt la sirène, dit Léon.
Orth, soudainement, leva haut son ticket.
— Qui veut éprouver le sort ? lança-t-il. Qui veut aller au Labyrinthe à ma place ?
Il regarda tout le monde, et ceux qu’il fixait se détournaient ou baissaient la tête.
« Pourquoi refusent-ils leur bonheur ? pensa Orth. Sont-ils trop abrutis ? Ils ne veulent pas braver le sort ? Craignent-ils d’irriter la fortune qui m’a souri ? »
— Non, Orth. Le sort est juste. C’est toi qui dois aller au Labyrinthe, dit sévèrement Léon.
— Nous t’aimons bien, Orth, et te souhaitons du bonheur, ajouta quelqu’un dans la foule.
— Tu iras dans le monde et parleras du port, tu parleras de nous à ceux qui vivent aux autres niveaux, dit la jeune femme avec l’enfant dans les bras.
— Seulement, ne nous oublie pas, prononça Lucinda, mais sa faible voix fut couverte par le brouhaha de la foule.
Léon en tête, avec à ses côtés le morose Orth, la foule quitta l’ombre et sortit au soleil.
La porte de fer déclive paraissait incrustée dans la petite colline couverte de bruyères. Pas étonnant, car elle s’était ouverte la dernière fois il y a près d’un demi-siècle pour laisser sortir un jeune ingénieur portant un frivole nœud papillon : le Labyrinthe l’envoyait occuper le poste d’opérateur principal du port.
Topesh s’efforcait de rester près de Lucinda. « Peut-être, serais-je finalement gagnant », songeait-il en triturant toujours entre ses fortes mains la ceinture de cuir sans quitter du regard le profil triste de la jeune fille.
Orth glissa le ticket dans la fente de contrôle. Un rayon clignota dans le minuscule voyant, et la porte s’ouvrit en soupirant.
L’obscurité avala Orth. La dernière chose qu’il eut le temps d’apercevoir en se retournant, c’étaient les yeux de Lucinda remplis de larmes.
Le sombre couloir semblait être interminable. Ses murs luisaient faiblement et se rejoignaient quelque part au-dessus de lui.
Le plus inattendu était que le couloir n’avait pas d’embranchements et s’avéra être droit comme un fil. Où sont donc les pièges du Labyrinthe auxquels Orth s’attendait ?
Il ne pouvait pas préciser depuis combien de temps il se trouvait sous la terre, sa montre s’étant arrêtée.
Orth marchait silencieusement : le bruit de ses pas était étouffé par le sol. La pénombre et la solitude étaient pénibles. Ses amis étaient restés là-haut, dans la violente lumière d’une journée d’été.
Orth avançait avec l’impression qu’il se trouvait là depuis longtemps déjà. Mais il ne se sentait pas encore fatigué, ce qui, peut-être, était dû à l’excitation qui ne le quittait pas.
Subitement, une lueur brilla devant lui : il accéléra le pas, puis courut. Une minute plus tard, essoufflé, il s’arrêta à une bifurcation vivement éclairée. Ici, le couloir se dédoublait à angle aigu, et les deux passages avaient, à première vue, l’air parfaitement identique.
Orth réfléchissait : quelle direction prendre ?
Une musique lui parvint de loin. Mais, peut-être, n’était-ce qu’une hallucination provoquée par l’émotion ? Où pouvait donc conduire chacun des deux tunnels ? « Le Labyrinthe te mènera vers le bonheur », lui avait dit en guise d’adieux Léon.
Et comment est-il, le bonheur ? Est-ce qu’Orth en avait besoin ? N’était-il pas heureux au port, avec ses amis ? Ne ferait-il pas mieux de revenir parmi les siens, au port, avant de se perdre dans le Labyrinthe ?
En fait, pourquoi, obéissant au sort aveugle, était-il venu ici ? Pourquoi avait-il accepté de quitter à jamais un monde qu’il connaissait depuis l’enfance, auquel il tenait ? En échange de quoi ? Serait-il mieux là-bas, dans la mégalopole ?
Ce doit être la faute au vin jeune qu’on a bu pour l’anniversaire de Léon. Il en était encore légèrement ivre.
C’est seulement maintenant, en s’arrêtant à la bifurcation, qu’Orth comprit nettement ce qu’il venait d’abandonner pour toujours. Il était peu probable qu’il revienne au port. Le vieil opérateur portuaire disait que ia personne entrée dans le Labyrinthe n’en ressortait jamais au même endroit.
A lui aussi, à Orth, le Labyrinthe trouverait une autre place. Mais Orth n’en voulait pas, de cette place. Et il lui serait impossible de regagner le port de son gré. Qu’est-ce que ça donnera si chaque individu se met à sillonner n’importe comment les espaces infinis de la mégalopole, changeant de domicile quand bon lui semble ?
Conclusion : il lui fallait rentrer au port pendant qu’il n’était pas trop tard, tant qu’il ne s’était pas égaré dans les couloirs du Labyrinthe. Retrouver les quais, ses amis qui chantaient ses poèmes. Léon. Lucinda. Pourquoi le regardait-elle parfois d’une drôle de façon ?
Orth tourna les talons et fit un pas. Plus exactement, il tenta de faire un pas, mais sans succès, car une onde élastique le frappa au visage si fort qu’il faillit étouffer. D’abord, il ne comprit pas et s’obstina à vouloir franchir l’obstacle invisible. Puis, voyant que ses efforts étaient vains, Orth renonça. Dans le Labyrinthe, on ne pouvait qu’avancer. Pas question de faire marche arrière.
Donc, si, ayant erré dans les galeries du Labyrinthe, il faisait le mauvais choix, il lui serait impossible de rectifier.
Sa tentative pour vaincre le champ de force épuisa Orth. Les muscles fatigués réclamaient du repos, mais il fallait se dépêcher s’il voulait ne pas rester pour l’éternité sous la terre. Il courait quantité de récits terrifiants sur des accidents de ce genre.
La mélodie lointaine se faisait de plus en plus nette. Il semblait à Orth que c’était quelque chose d’ancien, qu’il connaissait depuis son enfance, mais sans qu’il pût reconnaître l’air.
Les vagues de musique le berçaient et l’appelaient quelque part au loin. Dans le passé, peut-être ?
Les sanglots d’un violon solitaire… La tendresse empoisonnée par l’amertume de la fatalité…
Orth choisit le couloir de gauche. La musique résonna plus fort. Orth croyait distinguer des cris d’accueil : « Orth ! Orth ! » Ou bien c’étaient simplement les soupirs assourdis du tambour ?
La musique se transforma en bruit de foule qui salue. Et on aurait effectivement cru que des gens s’agitant joyeusement saluaient Orth, l’accueillaient comme un grand héros de retour dans son pays.
Y a-t-il au monde quelque chose de plus doux que la gloire ? N’est-ce pas elle que le couloir brusquement illuminé promettait à Orth ? Et si le chemin brillant conduisait Orth vers la foule exaltée des admirateurs de son talent ?
Et là-bas, dans le port, ses chansons n’étaient-elles pas chantées ?
Orth coula un regard vers l’autre couloir. La musique résonna moins fort. Il fit un pas de côté. Les voix se turent, les couleurs se fanèrent. L’obscurité se condensa de façon menaçante.
Orth préférait depuis toujours le risque. Après une brève hésitation, il prit le couloir de droite.
L’inconnu l’attirait. Et quelque chose d’autre encore l’appelait à avancer, à s’aventurer dans les coudes du couloir faiblement éclairé, mais Orth n’aurait su dire quoi.
D’abord, Orth marcha lentement, comme s’il portait sur sa tête un vase rempli d’un liquide précieux qu’il craignait de répandre. Puis, il accéléra l’allure et, finalement, il se mit à courir, toujours silencieusement, comme dans un rêve, le plancher absorbant le bruit de ses pas.
Le Labyrinthe sembla se tapir.
Orth poussa un cri mais ne s’entendit pas crier.
Les couloirs se ramifiaient et se rejoignaient à nouveau, tels des ruisseaux en crue. Orth s’orientait presque sans réfléchir, ne s’en remettant qu’à son flair.
Parfois, les murs devenaient transparents, comme prêts à fondre, et alors Orth avait la brève impression qu’il s’était arraché au Labyrinthe et avait regagné l’air libre.
Tous les passages n’étaient pas droits, quelquefois, ils se tordaient en spirale, s’enroulaient en ressort pour jaillir en un ruban uni, quand il semblait qu’il n’y avait plus d’issue.
Le plafond tantôt descendait au point qu’Orth devait se baisser en marchant, tantôt remontait.
Une fois, quand Orth s’arrêta pour reprendre haleine et leva par hasard les yeux, des étoiles froides apparurent au plafond. Le soir était-il tombé ? Ou bien n’était-ce qu’un tour de vidéoplastique, une invention des ingénieurs qui avaient construit le Labyrinthe ? Quand il était entré inconsidérément dans le Labyrinthe, l’après-midi venait de commencer…
Là-haut, la vie de l’immense ville battait son plein. Des milliers de personnes se dirigeaient quelque part, des milliers d’autres travaillaient à leurs postes, chacune étant passée par les filtres du Labyrinthe. Lui, Orth, sera également contrôlé par les filtres, qui, expliquait le vieil opérateur portuaire, captent les moindres désirs, les plus fins mouvements de l’âme de celui qu’ils examinent.
— Les filtres peuvent déceler ce qu’ils veulent, dit alors Orth à l’opérateur. Et qu’est-ce que ça fait ?
— Ce qui est capté se trouve projeté sur les murs des couloirs. L’homme voit en réalité ses pensées les plus secrètes. Il se peut qu’il ne les ait même pas soupçonnées, répondit l’opérateur.
— A quoi bon projeter ces images ?
— Pour se repérer. Pour bien choisir son chemin dans le Labyrinthe, expliqua le vieillard.
— Mais, de toute façon, l’homme est libre de son choix ? insistait Orth.
Le vieil opérateur ne fit que hausser les épaules.
La mégalopole était habitée de chanceux passés par le Labyrinthe. Et combien de milliers de personnes vivent dans le port ? Sont-elles blâmables de ne pas avoir de quoi payer l’entrée au Labyrinthe ? Est-il juste que les droits d’une personne dépendent de sa situation matérielle ?
Avant, Orth ne songeait pas beaucoup à ces choses-là. Il vivait comme un oiseau, léger et insouciant, et les souffrances des autres ne touchaient pas les cordes de son âme.
Maintenant, avançant péniblement dans le couloir turquoise, Orth pensa soudain que le débrayage au port, auquel Léon lui avait fait allusion dans le plus grand secret, serait le bienvenu. Orth imagina les grues immobiles, les multiples navires, les fusées amerries attendant vainement le déchargement, les robots désemparés qui fainéantent. L’imagination lui peignit aussi les groupes d’ouvriers excités, brandissant les poings, leurs yeux rayonnant de la joie de combattre… Et ses chansons, chantées non pas tout doucement et avec circonspection, mais à pleine voix.
Comme il serait bon de chanter avec eux ! Comme il voudrait regagner le port, serrer la main calleuse de Léon, regarder dans les yeux de Lucinda.
Orth pressa involontairement le pas. Il passa un doigt sur le mur bleu ciel. Le doigt y laissa une trace, une ligne sombre, vite disparue dans un bleu d’orage.
De nouveau, pour la nième fois déjà, le couloir bifurqua. L’une des galeries était mal éclairée et peu accueillante, l’autre brillait à faire mal aux yeux. Les murs, le sol, le plafond répandaient un vif éclat jaune aux reflets rougeâtres. De l’or fin…
Après l’azur serein, l’éclat de l’or était si inattendu qu’Orth plissa un instant les paupières. Quand il rouvrit les yeux, le tableau était différent. Les murs du passage étaient parsemés de pierres précieuses, comme si un semeur invisible à la main généreuse les y avait jetées. Saphirs, rubis, diamants et autres minéraux rares adressaient à Orth des clins d’yeux multicolores : « Par ici, courage ! N’attends pas !.. »
Orth n’en attendait pas moins. Il ne comprenait pas lui-même ce qui le retenait. Il faillit s’engager dans le couloir doré, mais il se souvint des mains tremblantes de Topesh débouclant sa ceinture de cuir bourrée de pièces et s’arrêta.
Non, il n’avait pas besoin d’argent. Non pas parce qu’il n’en connaissait pas le prix. Enfant trouvé, Orth savait depuis toujours ce que c’est que la misère et n’ignorait pas que tout se payait.
Et pourtant, la richesse ne le séduisait pas. Il n’en voulait pas du moment que ses amis laissés sur le port vivotaient dans l’indigence. Pour obtenir d’un distributeur automatique du vin bon marché et fêter à frais communs l’anniversaire de Léon, il leur avait fallu ruser pendant une semaine, réduire leurs repas déjà frugaux.
L’autre galerie, à peine éclairée, avait l’air d’une grotte. Elle sentait l’humidité, tout comme le sous-sol où Orth devait parfois dormir quand il n’avait pas d’argent pour l’asile de nuit.
Pour la dernière fois, Orth jeta un coup d’œil sur le dessin exotique formé de pierres fines et enfila le couloir obscur.
Soudain, de tendres mains lui touchèrent les épaules. Était-ce une illusion ? Le jeune homme précipita le pas et atteignit une nouvelle bifurcation.
— Par ici, Orth ! murmura une voix doucereuse venant d’un des couloirs.
Une petite salle s’illumina vivement. Des bacchantes menaient une ronde. Elles souriaient et lui adressaient des gestes d’invite. Elles étaient gaies et insouciantes, leurs robes effleuraient les murs brillants du Labyrinthe.
Ici, on pouvait s’étourdir, se payer du bon temps…
Orth fit un pas indécis. Une fille quitta ses compagnes et le rejoignit. Ils marchèrent côte à côte, mais Orth regarda un mur transparent et crut déceler dans le couloir voisin l’ombre légère de la silhouette de Lucinda.
Orth ralentit.
— Qu’est-ce que tu as ? fit la fille, inquiète. Avance, il ne faut pas regarder ailleurs.
Sans répondre, Orth fit brusquement demi-tour. La fille put l’attraper par la manche : le tissu s’enflamma et une odeur de brûlé se répandit.
Lui arrachant sa main, Orth prit son élan pour franchir l’obstacle invisible. Des milliers d’aiguilles lui piquèrent la peau, une flamme brilla brièvement devant ses yeux et, exténué, il retomba sur les genoux de l’autre côté du seuil qu’il venait d’enjamber en se dirigeant vers la joyeuse ronde.
Il était sans forces. La fatigue alourdissait chaque cellule de son corps, ses jambes étaient de coton.
Et, comme devinant l’unique désir d’Orth, qui se traînait vers une bifurcation de plus, une flûte se fit entendre dans la large galerie que noyait une pénombre vespérale. Elle chantait les prés endormis d’automne, la joie du repos, la paix des campagnes, la douceur du sommeil sur une meule de foin…
Orth soupira avidement. La galerie sentait l’herbe fanée, les feuilles mortes, l’iode des algues en décomposition, la fumée légère d’un feu de bois, allumé on ne sait par qui ni pour quoi faire ; elle sentait cet automne qu’Orth aimait depuis l’enfance, quand, par beau temps, il allait si loin que la flèche dorée du port haï se perdait au loin, se dissolvait dans la clarté du ciel.
La voie qui s’offrait à lui promettait la paix. Et n’est-ce pas elle le bien suprême ?
L’autre couloir était étroit. Y coulant à tout hasard un regard, Orth ressentit une vague d’inquiétude. Le sol, pavé, était éclairé de reflets vacillants, mais la flamme elle-même n’était pas visible.
La place au centre du port était pavée de la même façon. Après le travail, on s’y retrouvait pour vider une chope de bière et tailler une bavette. Léon l’appelait le forum.
Non, la seconde voie ne promettait pas de paix. Là-bas, au-delà du premier détour, on croyait discerner des cris de haine. Apportée par un coup de vent, une odeur de brûlé lui parvint. Et ce n’était pas la fumée légère d’un feu de bois : ça sentait la poudre. Orth ne pouvait pas s’y tromper…
Et Orth mit le pied sur le pavé…
Il avançait, et les voix lointaines et confuses se faisaient plus fortes et plus nettes.
Les pieds d’Orth glissaient sur les pierres humides. Il tomba plusieurs fois, se fit mal, mais, chaque fois, il se releva et continua opiniâtrement à avancer.
On avait l’impression qu’au détour le plus proche se trouvait un tir, car on en entendait venir des coups de feu accompagnés d’une rumeur de voix, pareille à celle d’une foule de supporters quand une balle bien placée frappe le petit cerf en fer-blanc qui court.
Orth parcourut les derniers mètres comme évanoui. Il se fraya un passage à travers des buissons épineux, repoussa des mains collantes, poussa de l’épaule des portes aux ressorts raides…
Brusquement, une vive lumière l’atteignit aux yeux. Orth s’arrêta. Devant, à quelques pas de lui, la mer clapotait emprisonnée dans le vieux béton lézardé. Loin sur la droite, se détachait en noir le contour familier des quais.
La place grouillait de monde. Tous étaient des travailleurs du port. Les dockers ne semblaient pas étonnés de revoir subitement Orth parmi eux. Ils avaient la tête ailleurs. Les gens criaient et s’agitaient.
Plusieurs personnes s’affairaient autour de Léon, qui était blessé au bras.
— Que se passe-t-il ? demanda Orth à Topesh qui passait en courant.
— C’est la grève ! répondit l’autre en souriant à Orth.
Orth aborda Léon.
— Je savais que tu nous rejoindrais, dit le vieux docker, et, de son bras valide, il donna à Orth une tape sur l’épaule.
— J’ai la sensation de revenir au bon moment, prononça Orth.
— Ça ne marche pas fort, dit Léon avec dépit.
Les yeux d’Orth recherchaient quelqu’un dans le tourbillon des visages familiers.
— On manque d’ordre, poursuivit Léon. Les jeunes n’ont pas d’expérience. Sous le feu, ils perdent la tête. Si la police réussit à réprimer notre grève, nous y laisserons notre peau.
Comme pour confirmer ces paroles, on entendit au loin une salve. Une balle ricocha sur une pierre aux pieds d’Orth, faisant jaillir une étincelle quasiment invisible dans la lumière du jour.
— Nous avons reculé tant que c’était possible, dit le vieux Léon. Maintenant, acculés à la jetée, nous n’avons que la mer derrière nous. Certains tâchent de s’enfuir, de se cacher, histoire de laisser passer l’orage dans un coin tranquille. Ils ne comprennent pas qu’il sera plus facile que tout de nous vaincre quand nous serons isolés.
Orth leva la tête et, sans s’y attendre lui-même, se mit à chanter. Ainsi chante la flèche lancée par la corde de l’arc. Ainsi chante l’oiseau accueillant le premier rayon de soleil.
Tout le monde connaissait cette chanson d’Orth. Elle parlait d’un pêcheur emporté au large par une tempête, de son long combat contre les éléments décharnés.
Les gens ont repris la chanson comme un labour desséché boit les premières gouttes de pluie.
Même ceux qui s’apprêtaient à filer en cachette, à trouver un endroit plus calme, chantaient aussi, et leurs regards s’affermissaient, leurs muscles se durcissaient.
La chanson finit. Orth vit les yeux heureux de Lucinda. Il comprit qu’il aurait pu définir sa place dans la vie même sans le Labyrinthe. Celui-ci lui paraissait flou, lointain, irréel. Allons donc, y avait-il seulement été ?
— Tu es blessé ? demanda Lucinda, anxieuse, prenant Orth par le bras.
Orth regarda la manche brûlée de sa chemise et ne dit rien.