Vladimir Mikhanovski Loterie sans perdants

L’ameublement strict, voire Spartiate du bureau était en harmonie avec le caractère de celui qui l’occupait : le directeur de la Western Company aimait à répéter que la place de travail d’un administrateur était idéale lorsqu’elle ressemblait à la cabine d’un vaisseau spatial où rien n’est superflu. Chalmers songea que les paroles de John Wilnerton semblaient ne pas diverger des faits. Les parois de plastique de son bureau étaient effectivement nues, aucun portrait, aucun tableau ne les profanait. La pièce était vide, même les chaises, sans lesquelles il n’y aurait pas de conférences, étaient noyées dans le mur et n’apparaissaient que lorsqu’un doigt présidentiel appuyait sur un bouton.

Assis sur un bord de chaise devant la table, Chalmers ne disait mot, il n’avait pas la force de détourner son regard du presse-papier massif qui scintillait dans la lumière inanimée des plafonniers. Chose étrange, il ne pouvait, comme la fois précédente, définir au jugé le métal dans lequel cet objet avait été coulé.

Maintenant, alors que l’essentiel avait été dit, Chalmers se trouvait sous l’emprise d’une profonde indifférence.

Wilnerton saisit le regard de Chalmers et spontanément rapprocha le presse-papier. Le silence s’installa qui, en se prolongeant, se fit menaçant.

— A présent cela m’est égal, prononça Chalmers. Mettez-moi à la porte.

Wilnerton mesura du regard l’homme — déjà plus jeune et aux traits fatigués — qui était assis de l’autre côté de la table.

— La compagnie n’a pas l’intention de vous licencier, John Chalmers, vous pouvez en être sûr, dit Wilnerton. Seulement il est une autre circonstance. Il y a deux ans, votre thème a bénéficié d’une coquette subvention. Je vous demande : où est passée cette somme ? Vous l’avez dépensée.

Chalmers inclina la tête.

— Et les résultats ? Néant, poursuivit le directeur en s’emportant. Seulement ne pensez surtout pas que vous réussirez à rouler la Western. Vous engagerez vos biens.

— Vous voulez faire saisir mes biens ? dit Chalmers en levant la tête.

— Quelle perspicacité surprenante !

Envahi par la pâleur, le visage basané de Chalmers prit une teinte céruléenne.

— Dans le contrat il n’est rien dit sur ce sujet, marmonna-t-il.

— Vous faites erreur, mon cher, dit John Wilnerton en marquant chaque mot. Dans le document il est mentionné que, ayant reçu une certaine somme pour les expériences, vous vous engagez à créer dans les deux ans un objet satisfaisant à certains impératifs qui sont énoncés dans les annexes de dix-huit pages… C’est juste ?

— Oui.

— Alors, si les clauses du contrat ne sont pas remplies, la partie fautive paye un dédit si rien ne stipule le contraire. N’importe quel juriste vous le confirmera.

— Accordez-moi encore deux mois, dit à voix basse Chalmers, en détournant le regard.

— Deux jours, pas une minute de plus. La réponse de Wilnerton avait fusé comme un ordre. Nous avons été assez stupides pour louer votre œuvre, maintenant les clients nous assiègent. Dans quarante-huit heures vous recevrez la visite d’un huissier.

A peine la lourde porte eut-elle claqué sur Chalmers qu’un écran brun s’alluma devant la table du directeur, et Wilnerton jura mentalement.

— Tu as tort de t’irriter, c’est mauvais pour toi, modula son épouse en souriant. Pourquoi as-tu admonesté ce pauvre Chalmers ? Je n’ai pas saisi…

— Admonesté ? Admonester, c’est encore trop peu !

— Qu’a-t-il donc fabriqué ? Tu sais, je n’y connais absolument rien dans les épouvantables robots que tu fabriques…

— Cela ne te regarde pas, dit Wilnerton en faisant un geste de la main. Il maintenait sa jeune épouse loin des turbulences propres à l’activité de la compagnie et, par la même occasion, des secrets qu’auraient pu révéler des lèvres par trop insouciantes.


Deux années auparavant, le professeur John Chalmers avait proposé au directeur de la Western Company une curieuse idée. Le prix Nobel avait été reçu avec bienveillance. C’est avec une agréable excitation que Wilnerton avait écouté la proposition séduisante du prestigieux savant : créer, en dix-huit à vingt-quatre mois, un robot à même de saisir et de manifester de l’émotion.

Il ne s’agissait pas du tout d’imiter le sourire, le trouble, les larmes, etc. C’était chose faite depuis longtemps.

— Ce que je veux, avait dit John Chalmers à son chef tout-puissant, c’est fabriquer un robot capable, exactement comme l’homme, de souffrir et de s’extasier, de se morfondre et de s’indigner.

— Racontez-moi, succinctement, comment vous envisagez d’y parvenir, avait demandé le directeur en observant avec intérêt le visage énergique du visiteur.

— Vous savez, mon idée est extrêmement simple, avait répondu le professeur Chalmers.

D’après mes calculs — il avait tapoté sur une épaisse chemise de vinyle —, à partir d’un certain seuil, le système s’auto-organisant devient apte à l’émotion. Au fond, tout le problème réside dans ce seuil critique.

— Comment se détermine-t-il, ce seuil ?

— Pour l’essentiel, par le volume d’information accumulée. En outre…, Chalmers s’était troublé.

— Je comprends, je comprends, avait fait le directeur radieux. Secret d’invention !… Venez me voir après-demain. J’espère réussir à intéresser les actionnaires à votre proposition.


Effectivement, le robot dont le projet avait été proposé par le professeur John Chalmers promettait d’immenses avantages à la compagnie.

Le contrat entre les deux parties avait été signé et la machine s’était mise à tourner.

On n’avait pas lésiné sur la publicité. « Nouvelle envolée de la pensée technique ! avaient titré les gazettes. La Western Company vous propose un ami. Il vous témoignera de la compassion et jamais ne vous trahira, à la différence de l’homme… » « Votre mari, votre fils ou votre frère reste longtemps sans revenir de l’Espace ? Non, il est revenu. Le voilà debout devant vous, modeste et élégant, habillé par la célèbre maison de mode “Liwing et frères”. Il partage votre tristesse, vos larmes et aussi vos humbles joies. » Un quotidien avait publié à la une la photo d’une charmante star tenant une enveloppe portant cette inscription expressive : « Mes secrets, je ne les partage qu’avec mon plus proche ami fabriqué par la Western Company. » Suivaient les coordonnées de cette dernière, où le lecteur désirant acquérir un ami positron devait s’adresser.

Ces mesures avaient eu pour effet de faire grimper en flèche les actions de la Western Company. Pendant plusieurs mois la fièvre avait régné à la bourse. S’ils avaient été publiés, les chiffres concernant les profits réalisés par les membres du conseil des actionnaires auraient troublé la vue. Les commandes de robots Chalmers ne cessaient d’affluer…

Bref, tout allait on ne peut mieux.

Mais brusquement, alors que le délai imparti arrivait à terme, le professeur Chalmers avait fait une déclaration qui avait retenti comme un coup de tonnerre dans un ciel serein.

— J’ai probablement commis une erreur quelque part, avait dit John Chalmers au directeur. Le volume d’information amassée par le robot dépasse depuis longtemps le seuil théorique, mais aucune manifestation de sentiments n’est observée… Bien évidemment, ces propos avaient suscité une vive réaction du directeur. Une formidable confusion s’annonçait.


John Chalmers était assis, immobile, à la table du laboratoire, le visage caché dans les mains.

L’œuvre de sa vie s’était donc effondrée. Fini les rêves et les espoirs ambitieux ! Des tableaux, l’un plus désolant que l’autre, défilaient dans l’imagination de Chalmers.

Le cottage saisi pour cause de dettes… La même chose pour le garage et son véhicule… On le met derrière les barreaux pour violation de contrat… Et qu’adviendra-t-il de sa femme et de son fils ?…

Les pas de quelqu’un marchant avec assurance se firent entendre dans le couloir. Charlie entra. Frappant la fenêtre circulaire, les rayons du soleil couchant découpaient avec netteté sa silhouette imposante.

« Tout ça, c’est à cause de lui, se dit avec une méchanceté subite Chalmers en regardant son œuvre. Enfin, il serait absurde de demander des comptes à un robot. Le responsable, ce n’est pas la machine, mais celui qui l’a conçue. »

Depuis la pénible discussion avec le directeur, Chalmers éprouvait amertume et tristesse.

— Bonsoir, père, dit Charlie en s’approchant de Chalmers.

— Bonsoir, Charlie.

— Le programme quotidien d’accumulation de l’information a été réalisé, gronda une voix de basse assurée. J’ai assimilé en sus de notre programme le trente-deuxième volume de l’Encyclopedia Britannica, ainsi qu’une monographie sur les particularités de la langue des Aztèques.

— Cela n’a plus d’importance, dit Chalmers en faisant un geste de la main.

— Je n’ai pas compris, prière de répéter, proféra rapidement le robot en clignant de l’œil.

« Je dois me ressaisir, se dit Chalmers, et tenir jusqu’au bout. »

— Tu es formidable, Charlie, dit Chalmers avec tendresse en regardant le robot.

— Que dois-je faire maintenant ?

— Va et entame le trente-troisième volume.

« Qu’est-ce que cela lui aurait coûté, songea Chalmers en regardant s’éloigner le robot protéique, d’exprimer sa satisfaction des propos élogieux tenus à son égard ! Pourtant, il n’a manifesté aucun sentiment ressemblant. »

Le professeur se leva péniblement et quitta la table.

— Aucun sentiment ressemblant…, répéta-t-il à mi-voix. Hum, ressemblant…

« Et si j’optais pour l’imitation ? Qui s’appesantira… Et puis si quelqu’un découvre la supercherie, la compagnie toute-puissante écartera aisément les désagréments. Ce sera alors la gloire et l’argent. Et il n’y aura plus à payer le dédit. »

Mais Chalmers écarta immédiatement cette idée. Ce n’était pas un charlatan et il n’était pas question qu’il le devienne.

Maussade, le professeur errait sans but dans l’immense laboratoire désert (Chalmers n’avait pas de collaborateurs, il préférait travailler avec des manipulateurs), s’arrêtant tantôt devant des rayonnages sur lesquels étaient rangés des blocs de mémoire, tantôt devant des conduits d’ondes formant des bouquets insolites, tantôt devant la chambre dans laquelle étaient élevées les cellules protéiques de la mémoire du robot.

« Charlie s’est quand même attaché à moi, se dit Chalmers. Par exemple, il vient vers moi plus volontiers que vers un autre. Pourquoi alors il ne manifeste jamais ses sentiments, ne fut-ce que dans une forme primitive ? C’est qu’il avait beaucoup lu sur ce sujet, vu d’innombrables films spécialement sélectionnés. »

John avait rappelé la conversation qu’il avait eue la veille avec Charlie, après laquelle il avait décidé d’avoir une explication avec Wilnerton.

— Pourquoi caches-tu toujours ta joie ou ta tristesse, Charlie ? demanda le professeur.

— A quoi bon la montrer, répondit sereinement le robot scintillant de toutes ses cellules photoélectriques.

— Comment ça, à quoi bon ? demanda Chalmers décontenancé.

— L’expression des sentiments réclame beaucoup trop d’énergie, expliqua Charlie, c’est pourquoi elle est superflue. Il importe de s’en tenir au principe du minimum d’actions.

« Il a peut-être raison à sa façon », se dit le professeur toujours plongé dans ses réflexions.

— Non, jamais, dit Chalmers à haute voix. Mais comment expliquer cela à Charlie ?

Il est toujours possible, bien sûr, d’agir par voie de directives. Mais alors, cela détériorera à jamais le merveilleux système logique du robot. Non, la méthode autoritaire doit être catégoriquement écartée. C’est indépendamment que le robot doit arriver aux conclusions appropriées. Autrement…

Chalmers s’arrêta près d’une fenêtre et regarda distraitement dans la cour de la compagnie. D’en haut, les gens qui allaient et venaient ressemblaient à des fourmis.

« Même une hirondelle ne viendrait pas ici », songea Chalmers avec mélancolie.

A ce moment une idée vint brusquement à l’esprit du professeur qui sentit son sang se glacer. Tout d’abord, cette idée lui sembla terrible, mais plus il réfléchissait et plus il se convainquait que c’était probablement la seule issue de l’impasse dans laquelle il s’était engagé.

Il ne fallait pas escompter un ajournement prolongé pour achever le travail concernant Charlie.

« La compagnie n’a pas l’intention de tolérer davantage les pertes », lui avait dit sans détour le directeur le matin. Donc… Bon. C’est décidé. Au pis aller, Anna touchera l’assurance, sourit tristement Chalmers.

— Comme dans une loterie sans perdants, dit-il en s’éloignant de la fenêtre.


* * *

— Il s’est tiré une balle ? pria de répéter le directeur en soufflant dans le vidéophone. Il a voulu s’éclipser, le coquin ! Pour le moment, pas un mot à personne… Quoi ? Au Centre hospitalier ? Vous délirez ! Il n’en est pas question, je vous dis. La compagnie a le sien, et des médecins aussi. Exécutez. Et n’oubliez pas qu’il s’agit d’un accident. C’est clair ?

Le visage sur l’écran du vidéophone fit plusieurs signes d’acquiescement puis disparut.


— Je vous en prie, Mrs. Chalmers, par là. Attention, ne vous cognez pas. Ce n’est pas un hôpital… une infirmerie plutôt. Vous savez, la compagnie emploie plusieurs milliers de personnes. Parfois il y a des accidents, comme celui qui est arrivé à votre mari. Comment cela s’est passé ? Mais notre médecin vous l’a expliqué. Il nettoyait un pistolet, un faux mouvement et… Mais comment voulez-vous que je le sache, Mrs. Chalmers !… Je ne suis qu’infirmière. Non, nous approchons. Bien, vous n’avez pas oublié ce qu’a dit le médecin ? Calme complet. Vous avez cinq minutes. Quelle chance que la balle n’ait pas touché d’organes vitaux ! Voilà, c’est cette porte.

Pâle comme un linge, allongé sur un lit de fer, John regarda la femme vêtue avec sobriété.

— Bonjour, Anna, dit-il en tentant de sourire. Vois-tu, quelle malchance !…

— Ne parle pas, l’interrompit Anna de la main. Elle saisit une chaise immaculée comme tout ce qui se trouvait dans la chambre, la plaça au chevet de son mari et s’assit. Tu as besoin de calme.

— Ne t’en fais pas, dit doucement John, c’est du passé maintenant. Si la balle était passée deux millimètres plus à gauche… Alors je serais maintenant dans le calme absolu.

— Comme tu es imprudent, John, mon chéri.

Pourquoi ne m’avais-tu jamais dit que tu avais affaire avec des armes à feu ?

-Je n’en avais pas eu l’occasion, voilà tout. Mais à présent nous allons être riches, Anna, très riches.

Anna regarda son mari, interrogative.

— Mon expérience a réussi, expliqua Chalmers en saisissant son regard perplexe.

— C’est vrai ? fit la femme en s’épanouissant. Nous pourrons même acheter un yacht pour le garçon ?

— Dix si tu veux.

La conversation avait fatigué Chalmers et il ferma les paupières. Ne sachant que dire d’autre, Anna se prépara à partir, mais on frappa à la porte et Charlie entra. Il tenait un plateau chargé de raisin et de bananes et le déposa sur la table de chevet de Chalmers.

— Quelle est votre température matinale, père ? demanda le robot. Anna saisit dans sa voix une émotion non feinte…

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