Francis Carsac LES ROBINSONS DU COSMOS

Science Fiction

NOUVELLES ÉDITIONS OSWALD (NéO), coll. Fantastique/SF/Aventure n° 209, dépôt légal: mai 1988

192 pages, catégorie/prix: nd, ISBN: 2-7304-0493-7

AVERTISSEMENT

Les personnages de ce récit sont fictifs, toute ressemblance de nom ou de caractère avec des personnes actuellement vivantes, serait pure coïncidence.

PROLOGUE

Je n’entreprendrai pas ici l’histoire du cataclysme, ni celle de la conquête de Tellus. Tout cela vous le trouverez, étudié en détail, dans les ouvrages de mon frère. Je veux simplement raconter ma propre vie. Vous tous, qui descendez de moi ou de mes compagnons et vivez sur ce monde, le vôtre par droit de naissance vous aimerez peut-être connaître les impressions et les luttes d’un homme, né sur un autre monde, et qui fut transporté ici par un phénomène sans précédent et encore mal expliqué, et qui désespéra presque avant de comprendre quelle magnifique aventure s’offrait à lui.

Pourquoi écrire ce livre ? Peu d’entre vous, sans doute, le liront. Vous en connaissez l’essentiel. Aussi est-ce surtout pour les âges futurs que j’écris. Je me souviens que sur cette Terre qui vous est inconnue, et gît dans quelque coin ignoré de l’Espace, la curiosité des historiens s’attachait aux témoignages des hommes des temps passés. Quand cinq ou six cents ans se seront écoulés, ce livre aura l’intérêt d’être la relation d’un témoin oculaire du Grand Commencement.

À l’époque où débute mon récit, je n’étais pas le vieillard courbé et un peu radoteur que je suis. J’avais alors vingt-trois ans, il y a soixante ans de cela ! Soixante ans qui ont glissé comme une onde rapide. Je sais que je baisse: mes mouvements n’ont plus la précision d’autre fois, je suis vite fatigué et je n’aime plus grand-chose, sauf mes enfants et petits-enfants, encore un peu la géologie, et me chauffer au soleil — aux soleils, plutôt, puisqu’il y en a deux qui vous éclairent. Aussi je me hâte de dicter à mon petit-fils Pierre — mes mains tremblent trop pour écrire — l’histoire irremplaçable et unique d’une destinée humaine. Je m’aide pour cela du journal que j’ai tenu tout au long de ma vie, et que je détruirai, une fois ma tâche finie. Tout ce qui importe sera dit ici. Pour le reste, je ne me soucie guère de livrer à la curiosité parfois un peu sadique des historiens ce qui fut mes humbles joies et mes peines.

Tout en dictant, je regarde par la fenêtre les blés onduler sous le vent, et il me semble un moment être revenu sur ma Terre natale, jusqu’au moment où je m’aperçois que les arbres ont deux ombres …

PREMIÈRE PARTIE LE CATACLYSME

CHAPITRE I LES SIGNES PRÉCURSEURS

Qui je suis, d’abord. Pour vous, mes descendants immédiats, les précisions sont inutiles. Mais bientôt vos enfants, puis les enfants de vos enfants oublieront même que j’ai un jour existé. Combien peu de chose je sais sur mon propre grand-père !

Ce mois de juillet 1985, j’achevais ma première année comme assistant au laboratoire de Géologie de la Faculté des sciences de Bordeaux, une ville de la Terre. J’avais alors vingt-trois ans, et, sans être beau, j’étais un jeune homme bien planté. Si ma taille, réduite par l’âge, fait piètre figure dans ce monde de jeunes géants, sur Terre mes 1 m 83 et ma carrure en imposaient. Pour vous, 1 m 83 n’est qu’une taille moyenne ! Si vous voulez connaître mon aspect, regardez mon premier petit-fils Jean. Comme lui, j’étais brun, avec un grand nez, de grandes mains et des yeux verts.

J’avais été très heureux de ma nomination. Je revenais ainsi dans le même laboratoire où j’avais, quelques années avant, dessiné mes premiers fossiles. Je m’amusais désormais des erreurs que commettaient les étudiants, en confondant deux formes voisines qui, pour un œil exercé, se différenciaient immédiatement.

Juillet était donc arrivé. Les examens étaient terminés, et je me préparais à aller, avec mon frère Paul, passer quelques vacances chez notre oncle Pierre Bournat, directeur de l’observatoire nouvellement construit dans les Alpes, dont le miroir géant de 5 m 50 d’ouverture allait permettre aux astronomes français de lutter à armes égales avec leurs collègues américains. Mon oncle devait être assisté dans ses travaux par son second, Robert Ménard, quadragénaire prodigieusement savant et effacé, et par une armée d’astronomes, de calculateurs et de techniciens qui n’étaient pas encore arrivés, ou se trouvaient en mission ou en congé, quand se produisit le cataclysme. Il n’avait auprès de lui, en ce moment, outre Ménard, que ses deux élèves Michel et Martine Sauvage, que je ne connaissais pas encore. Michel est mort, maintenant, depuis six ans, et Martine, votre grand-mère, m’a quitté il y a seulement trois mois, comme vous le savez. À cette époque, j’étais loin de me douter des sentiments qui m’uniraient un jour à eux. À vrai dire, de tempérament plutôt solitaire, et satisfait de la compagnie de mon oncle et de mon frère — Ménard ne comptait pas —, je les considérais comme des gêneurs, malgré, ou plutôt à cause de leur jeunesse: Michel avait alors trente ans, et Martine vingt-deux.

Ce fut exactement le 12 juillet 1985, à seize heures, que j’eus connaissance des premiers signes avant-coureurs du cataclysme. J’achevais mes valises quand on sonna à la porte. J’ouvris, et me trouvai en présence de mon cousin Bernard Verilhac, géologue comme moi. Trois ans plus tôt, il avait fait partie de la première expédition internationale Terre-Mars. Il était reparti l’année précédente.

« D’où viens-tu, cette fois ? Lui demandai-je.

— Nous avons fait un petit tour circulaire, sans escale, au-delà de l’orbite de Neptune. Comme une comète.

— Ça a marché ?

— Bien sûr ! Nous avons pris des tas de photos extraordinaires. Mais le retour a été dur.

— Accident ?

— Non. Nous avons dévié. Selon le navigateur, tout se passe comme si une énorme masse matérielle, mais invisible, s’était glissée dans le système solaire. »

Il consulta sa montre.

« 16 h 20. Il faut que je te quitte. Bonnes vacances ! Quand viendras-tu avec nous ? Prochain objectif: les satellites de Jupiter. Et, tu sais, il y aura du travail pour deux géologues — et même plus ! Tu auras là un beau sujet de thèse, assez neuf, je crois. Nous en reparlerons. J’ai l’intention de passer voir ton oncle cet été. »

La porte se referma sur lui. Je ne devais jamais plus le revoir. Cher vieux Bernard ! Il est certainement mort. Il aurait quatre-vingt-seize ans maintenant. S’il avait su ce qui devait m’arriver, il ne m’eût certes pas quitté !

Nous prîmes le train, mon frère et moi, le soir même. Vers seize heures le lendemain, nous arrivâmes à la gare de … peu importe le nom, que je n’ai pas noté, et que je ne retrouve pas dans ma mémoire. C’était une insignifiante petite gare. Nous étions attendus. Appuyé à une auto, un grand jeune homme blond, plus grand que moi, nous fit signe. Il se présenta:

« Michel Sauvage. Votre oncle s’excuse de ne point être venu, mais il est retenu par un travail important et urgent.

— Du nouveau dans les nébuleuses ? interrogea mon frère.

— Dans les nébuleuses, non. Dans l’Univers, peut-être. Hier soir, j’ai voulu photographier Andromède, pour une supernova que l’on vient d’y découvrir. J’ai donc pointé le grand télé au calcul et, heureusement, par curiosité, j’ai jeté un coup d’œil par le « chercheur », la petite lunette qui se pointe parallèlement au grand télé. Andromède n’était pas là ! Je l’ai trouvée … à 18 degrés de sa position normale !

— Tiens ! Fis-je, vivement intéressé. Bernard Verilhac m’a dit hier …

— Il est revenu ? Coupa Michel.

— Oui, de plus loin que l’orbite de Neptune. Il m’a donc dit que leurs calculs étaient faux, ou que quelque chose les avait déviés de leur route, au retour.

— Ceci intéressera beaucoup M. Bournat.

— Bernard doit passer cet été à l’observatoire. Entre-temps, je vais lui écrire pour lui demander des détails. »

Pendant que nous parlions ainsi, l’auto filait rapidement dans la vallée. Une voie ferrée suivait la route.

« Le train passe au village, maintenant ?

— Non, c’est la ligne construite depuis peu pour l’usine de métaux légers dont nous avons hérité. Heureusement que tous les traitements sont électriques. S’il y avait eu de la fumée, il aurait fallu la déplacer, ou déplacer l’observatoire.

— Importante, cette usine ?

— 350 ouvriers pour le moment. Il doit en venir au moins le double. »

Nous prîmes la route en lacets qui montait à l’observatoire. Au pied du petit pic qui le supportait, dans une vallée perchée, se nichait un gentil village. Un peu plus haut avait poussé l’agglomération formée de l’usine et des maisons préfabriquées du personnel. Une ligne à haute tension filait vers le lointain, derrière les montagnes.

« Elle vient du barrage construit spécialement pour l’usine. Il nous alimente aussi en courant », expliqua Michel.

Au pied même de l’observatoire se dressaient les maisons de mon oncle et de ses assistants.

« Quel changement, depuis deux ans ! remarqua mon frère.

— Nous serons nombreux à table, ce soir: votre oncle, Ménard, vous deux, ma sœur et moi, Vandal, le biologiste …

— Vandal ! Je le connais depuis ma naissance ! C’est un vieil ami de famille.

— Il est ici avec un de ses collègues de l’Académie, le célèbre chirurgien Massacre.

— Quel drôle de nom pour un chirurgien, plaisanta mon frère Paul. Brr ! Cela ne me dirait rien d’être opéré par lui.

— Vous auriez tort. C’est bien le plus habile chirurgien de France, et probablement même d’Europe ! Il y a enfin un de ses amis — et de ses élèves en même temps — l’anthropologue André Breffort.

— Le Breffort des Patagons ? Demandai-je.

— Lui-même. Quoique vaste, la maison est pleine. »

Sitôt arrivé, je pénétrai dans l’observatoire et frappai à la porte du bureau de mon oncle.

« Entrez ! hurla-t-il.

— Ah ! C’est toi, dit-il d’un ton radouci. »

Il se leva de son fauteuil, et déploya sa stature gigantesque, m’enveloppant dans une étreinte d’ours. Je le revois encore, avec ses cheveux et ses sourcils gris, ses yeux charbonneux et sa grande barbe d’ébène en éventail sur son gilet.

Un timide « Bonjour, monsieur Bournat » me fit faire demi-tour. Le chétif Ménard était debout à sa table, devant des papiers couverts de signes algébriques. C’était un petit bonhomme à binocles, avec une barbiche de chèvre et un immense front ridé. Sous cet aspect insignifiant se cachait un homme capable de parler douze langues, d’extraire de tête des racines invraisemblables, et à qui les spéculations les plus hardies des mathématiques et de la physique transcendantales étaient aussi familières qu’à moi les horizons burdigaliens des environs de Bordeaux. Par ce côté, mon oncle, observateur et expérimentateur admirable, ne lui arrivait pas à la cheville, et à eux deux, ils trustaient toute l’astronomie et la physique nucléaire.

Un cliquetis de machine attira mon attention vers un autre coin.

« C’est vrai, dit mon oncle. J’ai oublié de te présenter. Mademoiselle, voici mon neveu Jean, un vaurien qui n’a jamais su faire une addition exacte. La honte de la famille !

— Je ne suis pas le seul, protestai-je. Paul n’est pas plus fort que moi !

— C’est vrai, reconnut-il. Dire que leur père jonglait avec les intégrales ! La race baisse. Enfin, ne leur ôtons pas ce qu’ils ont. Jean fera un excellent géologue, et je crois que Paul ne fait pas du trop mauvais travail sur les Assyriens.

— Les Hindous, mon oncle, les Hindous !

— C’est la même racaille ! Jean, voici Martine Sauvage, la sœur de Michel, notre assistante.

— Comment allez-vous ? » Dit-elle en me tendant la main.

Un peu éberlué, je la lui serrai. Je m’attendais à voir un rat de laboratoire, à lunettes et nez pointu. J’avais devant moi une robuste fille bâtie comme une statue grecque, avec de longs cheveux aussi noirs que ceux de son frère étaient blonds, un front un peu bas, peut-être, mais de splendides yeux gris vert et un visage d’une régularité désespérante tant elle était parfaite. On ne pouvait pas dire qu’elle était jolie. Non, elle était belle, plus belle qu’aucune femme que j’aie jamais vue.

Sa poignée de main fut franche et courte, et elle se replongea dans ses calculs. Mon oncle m’attira à part.

« Je vois que Martien fait son effet, railla-t-il. Il ne manque jamais. Je suppose que cela tient au contraste avec ce lieu. Maintenant, tu m’excuseras, mais il faut que je finisse mon travail avant ce soir, de façon à être prêt pour les observations de cette nuit. Comme tu le sais, je n’ai pas encore de personnel. On dîne à sept heures et demie.

— C’est important, ce travail ? Demandai-je. Michel m’a dit qu’il se passe d’étranges phénomènes …

— D’étranges phénomènes ! Tu veux dire que ça fiche toute la science par terre ! Imagine un peu ça: Andromède à 18 degrés de sa position normale ! De deux choses l’une: ou bien cette nébuleuse a réellement bougé, auquel cas, comme avant-hier elle était à sa place, elle aurait atteint une vitesse physiquement impossible ; ou bien — et c’est mon avis aussi bien que celui de nos collègues du Mont Palomar — sa lumière a été déviée par quelque chose qui n’était pas là avant-hier. Et pas seulement sa lumière: celle des étoiles situées dans la même direction, celle de Neptune, et peut-être aussi … Une seule hypothèse n’est pas trop absurde: tu sais, ou plutôt tu ne dois pas savoir, que la lumière est déviée par des champs de gravitation intense. Tout se passe comme si une masse énorme avait fait son apparition entre Andromède et nous, à l’intérieur du système solaire. Et cette masse est invisible ! C’est fou, impossible, et cela est !

— Bernard me disait qu’au retour de leur dernière expédition …

— Tu l’as vu ? Quand ?

— Hier.

— Et il est revenu quand ?

— Dans la nuit d’avant-hier à hier, de plus loin que l’orbite de Neptune, justement. Il me disait donc qu’ils avaient probablement été déviés au retour …

— De combien ? Et quand ?

— Je ne le lui ai pas demandé ! Il est passé en coup de vent. Il viendra ici cet été !

— Cet été ! Vraiment ! Cet été ! Prépare un télégramme pour lui dire d’arriver immédiatement avec ses compagnons et leur journal de bord. Le fils du jardinier le portera à la poste. La clef de l’énigme est peut-être là ! Cet été ! Va, file ! Quoi, tu es encore là ? »

Je m’éclipsai et rédigeai donc le télégramme, que le petit Benoit partit, en courant, porter au village. J’ignorerai toujours si Bernard l’a reçu.

Après quoi, j’entrai dans la maison de mon oncle et j’y rencontrai les invités. Vandal, d’abord, dont j’avais été l’élève quand je préparais ma licence: grand et voûté, il avait une chevelure d’un blanc d’argent, quoique à peine âgé de quarante-cinq ans. Il me présenta son ami Massacre, petit homme brun aux gestes ronds, et Breffort, long gaillard osseux et taciturne.

À 7 h 20 exactement, mon oncle et sa suite arrivèrent, et à 7 h 30 nous étions à table.

À part mon oncle et Ménard, visiblement préoccupés, nous étions gais, même Breffort qui nous raconta avec humour les difficultés qu’il avait eues à éviter un mariage, honorifique, certes, mais peu plaisant, avec la fille d’un chef Ona de la Terre de Feu. Pour ma part, j’étais fasciné par Martine. Quand elle était sérieuse, son beau visage était comme un marbre glacé, mais quand elle riait, ses yeux pétillaient, elle secouait son abondante chevelure en renversant un peu la tête, et, ma foi, elle était encore plus belle.

Je ne devais pas longtemps jouir de sa compagnie ce soir-là. À 8 h 15, mon oncle se leva et lui fit signe. Ils sortirent avec Ménard, et, par la fenêtre, je les vis se diriger vers l’observatoire.

CHAPITRE II LE CATACLYSME

Nous passâmes sur la terrasse pour le café. Le soir était doux. Le soleil couchant rougissait les hautes montagnes, assez loin à l’est. Michel parlait de la désaffectation où étaient tombées les études d’astronomie planétaire depuis que, selon son expression, la Mission Paul Bernadac était allée « sur les lieux ». Puis Vandal nous mit au courant des dernières recherches en biologie. La nuit vint. Une demi-lune brillait sur les montagnes, les étoiles scintillaient.

La fraîcheur nocturne tomba, et nous rentrâmes dans la salle commune, sans allumer. J’étais assis face à la fenêtre à côté de Michel. Tous les détails de cette soirée sont extraordinairement présents à ma mémoire, après si longtemps ! Je voyais la coupole de l’observatoire se découpant à contre-ciel, flanquée des petites tourelles abritant les lunettes accessoires. La conversation s’était scindée en aparté, et je parlais avec Michel. Sans savoir pourquoi, je me sentais heureux et léger. J’avais l’impression de peser très peu et j’étais, dans mon fauteuil, aussi à l’aise qu’un bon nageur dans l’eau.

À l’observatoire, une petite fenêtre s’alluma, s’éteignit, se ralluma.

« Le patron a besoin de moi, dit Michel. J’y vais. »

Il consulta sa montre lumineuse.

« Quelle heure est-il ? Demandai-je.

— 11 h 36. »

Il se leva, et, à sa grande stupéfaction, et à la nôtre, ce simple geste le projeta contre la muraille, éloignée de trois bons mètres.

« Mais … je ne pèse rien ! »

Je me levai à mon tour, et, malgré mes précautions, percutai la tête la première dans le mur.

« Ah ! Ça alors ! »

Ce fut un concert d’exclamations étonnées. Pendant quelques instants nous tourbillonnâmes dans la salle, comme des grains de poussière balayés par le vent. Il nous vint à tous la même sensation angoissante, un vide intérieur, un vertige, la perte presque totale du sens du haut et du bas. M’accrochant aux meubles, j’allai à la fenêtre. Non, j’étais fou !

Les étoiles semblaient danser une sarabande effrénée, comme le fait leur reflet dans une onde agitée. Elles palpitaient, grossissaient, s’éteignaient, reparaissaient, glissaient brusquement d’une place à une autre.

« Regardez ! Criai-je.

— C’est la fin du monde, gémit Massacre.

— Je crois bien que c’est la fin, en effet », me souffla Michel. Et je sentis ses doigts s’incruster dans mon épaule.

Je baissai mes yeux fatigués par la danse stellaire.

« Les montagnes ! »

Les cimes des montagnes disparaissaient ! Les plus proches étaient encore intactes, mais les plus éloignées, à gauche, étaient coupées aussi nettement qu’un fromage avec un couteau. Et cela se précipitait vers nous !

« Ma sœur ! » cria Michel d’une voix rauque, et il se rua vers la porte.

Je le vis gravir, à longues enjambées maladroites de plus de dix mètres chacune, le sentier de l’observatoire. Le cerveau vide, au-delà même de la peur, j’enregistrais les progrès du phénomène.

C’était comme une grande lame qui venait vers nous en plongeant, une lame invisible au-dessus de laquelle tout disparaissait. Cela dura peut-être vingt secondes ! J’entendais les exclamations étouffées de mes compagnons. Je vis Michel s’engouffrer dans l’observatoire. Soudain, celui-ci disparut ! J’eus le temps de voir, à des centaines de mètres plus bas, la montagne tranchée net, comme au rasoir, montrant ses couches comme sur un diagramme géologique, et éclairée par une étrange lumière livide, une lumière d’Autre Monde. L’instant d’après, avec un bruit assourdissant, le cataclysme fut sur nous. La maison oscilla, je m’agrippai à un meuble. La fenêtre éclata, comme poussée de l’intérieur par un gigantesque genou. Je fus aspiré au-dehors, entraîné par un vent d’une puissance inconnue, pêle-mêle avec mes compagnons, roulé sur la pente, me heurtant aux pierres et aux arbustes, bouleversé, étouffant, saignant copieusement du nez. Quelques secondes, et ce fut fini. Je me retrouvai 500 mètres plus bas, au milieu de corps épars, de débris de bois, de vitres, de tuiles. L’observatoire avait reparu, intact, semblait-il. Et il faisait jour, un bizarre jour cuivré. Je levai les yeux et vis un soleil diminué, rougeâtre, lointain. Mes oreilles bourdonnaient, mon genou gauche était enflé, j’avais les yeux injectés de sang. L’air était empuanté d’une étrange odeur.

Ma première pensée fut pour mon frère. Il gisait sur le dos, à quelques mètres de moi. Je me précipitai, étonné de me sentir lourd à nouveau. Paul avait les yeux clos, et du sang coulait de son mollet droit profondément entamé par un débris de vitre. Comme je lui faisais un garrot avec mon mouchoir, il reprit connaissance.

« Encore vivants ?

— Oui, tu es blessé, mais ce n’est pas grave. Je vais voir les autres. »

Il s’assit:

« Va ! »

Déjà Vandal se relevait. Massacre avait les yeux pochés, mais c’était tout. Il se dirigea vers Paul, l’examina.

« Ce n’est rien. Le garrot est à peu près inutile. Pas de grosse artère intéressée. »

Breffort était plus vilainement touché. Il avait un gros trou à la tête, et était inconscient.

« Il faut le soigner d’urgence, dit le chirurgien. J’ai tout ce qu’il faut chez votre oncle. »

Je regardai la maison. Elle avait assez bien résisté. Le toit manquait en partie, les fenêtres étaient crevées et les volets arrachés, mais le reste semblait intact. Portant Breffort et mon frère, nous entrâmes. À l’intérieur, les meubles renversés vomissaient leur contenu sur le plancher. Tant bien que mal, nous redressâmes la grande table, y étendîmes Breffort. Vandal aida Massacre.

Soudain, je m’aperçus que je ne m’étais pas, jusqu’alors, inquiété de mon oncle. La porte de l’observatoire était ouverte, mais rien ne bougeait.

« Je vais aller voir », fis-je, et je partis en boitant. Comme je contournais la maison, parut le jardinier, le père Anselme, que j’avais totalement oublié. Il saignait abondamment de la face. Je l’envoyai se faire soigner. Arrivé à l’observatoire, je montai l’escalier. La coupole était déserte, le grand télescope abandonné. Dans son bureau, Ménard rajustait ses lunettes d’un air étonné.

« Où est mon oncle ? » lui criai-je.

Tout en frottant ses verres avec son mouchoir, il me répondit:

« Quand c’est arrivé, ils ont voulu sortir, et je ne sais où ils sont. »

Je me ruai au-dehors, appelant:

« Mon oncle ! Michel ! Martine ! »

Un « ohé » me répondit. Derrière un éboulement de rochers, je trouvai mon oncle, assis, adossé à un bloc.

« Il a une cheville foulée, m’expliqua Martine.

— Et Michel ? »

Malgré les circonstances, j’admirai la rondeur d’une épaule, sous la robe déchirée.

« Il est allé chercher de l’eau à la source.

— Eh bien, mon oncle, comment expliquez-vous cela ?

— Que veux-tu que je te dise ? Je n’en sais rien. Comment vont les autres ? »

Je le mis au courant.

« Il va falloir descendre au village, voir ce qu’il en est là-bas, reprit-il.

— Malheureusement, le soleil se couche.

— Le soleil se couche ? Mais non, il se lève.

— Il se couche, mon oncle. Tout à l’heure, il était plus haut dans le ciel.

— Ah ! Tu veux parler de ce misérable petit lumignon de cuivre ? Regarde plutôt derrière toi ! »

Je me retournai, et vis un radieux soleil bleuté, derrière les montagnes écroulées. Il fallait se rendre à l’évidence: nous étions sur un monde qui possédait deux soleils.

Ma montre marquait 0 h 10.

DEUXIÈME PARTIE LES ROBINSONS DE L’ESPACE

CHAPITRE I LES DÉCOMBRES

Décrire l’avalanche de sentiments qui s’abattit alors sur moi, non, je ne le peux pas. Inconsciemment, malgré toute son étrangeté, j’avais assimilé la catastrophe aux normes terrestres: raz de marée, séismes, éruptions. Et je me trouvais soudain devant ce fait impossible, fou, mais réel: j’étais sur un monde éclairé par deux soleils ! Non, je ne saurais dire l’affolement qui s’empara de moi. J’essayais de nier l’évidence.

« Mais … nous sommes pourtant sur Terre ! Voici la montagne, et l’observatoire, et le village en bas !

— Je suis certes assis sur un fragment de la Terre, répondit mon oncle. Mais, à moins que je ne sois assez ignare en astronomie pour ne pas connaître un fait de cette importance, notre système ne comporte qu’un seul soleil, et ici, il y en a deux.

— Mais alors, où sommes-nous ?

— Je n’en sais rien, te dis-je. Nous étions dans l’observatoire. Il a vacillé. J’ai pensé à un tremblement de terre, et nous sommes sortis, Martine et moi. Nous avons trouvé Michel dans l’escalier, et nous avons tous été projetés au-dehors. Nous avons perdu conscience, et n’avons rien vu.

— J’ai vu, moi, dis-je, frissonnant. J’ai vu les montagnes disparaître avec l’observatoire, dans une lueur livide. Puis je me suis retrouvé dehors, moi aussi, et l’observatoire était là, de nouveau !

— Dire que, sur quatre astronomes, nul n’a été témoin de ça, se lamenta-t-il.

— Michel a vu le début. Mais où est-il ? Il tarde bien …

— En effet, dit Martine. Je vais voir.

— Non, c’est à moi d’y aller. Mon oncle, par pitié, où pensez-vous que nous soyons ?

— Je te répète encore que je n’en sais rien. Mais à coup sûr, pas sur Terre. Ni même dans notre Univers, peut-être, ajouta-t-il, à mi-voix.

— Alors, la Terre ? C’est fini pour nous ?

— J’en ai bien peur ! Mais occupe-toi plutôt de retrouver Michel. »

J’avais à peine fait quelques pas que je le vis. Il était accompagné de deux hommes, l’un brun âgé de trente ans environ, l’autre rouquin, et de dix ans son aîné. Michel fit les présentations, ce qui me parut comique, étant donné les circonstances. C’étaient Simon Beuvin, ingénieur électricien, et Jacques Estranges, ingénieur métallurgiste, directeur de l’usine.

« Nous venions voir ce qui est arrivé, dit Estranges. Nous sommes descendus d’abord au village, où les équipes de secours se sont promptement organisées. Nous avons envoyé nos ouvriers en renfort. L’église est effondrée. La mairie a enseveli le maire et sa famille. Aux premiers rapports, il y aurait environ 50 blessés, dont quelques-uns assez gravement. Onze morts, en plus du maire et de sa famille. Mais la plupart des maisons ont tenu.

— Et chez vous ? demanda mon oncle.

— Peu de dégâts. Vous savez, ces maisons préfabriquées sont légères et font bloc. Quelques machines descellées à l’usine. Ma femme a quelques coupures peu profondes. C’est notre seul blessé, répondit Beuvin.

— Nous avons avec nous un chirurgien. Nous allons l’envoyer au village. »

Puis, se tournant vers Michel et moi-même:

« Aidez-moi, vous deux. Je vais aller à la maison. Martine, ramenez Ménard. Venez avec nous, messieurs. »

Quand nous arrivâmes à la maison, nous vîmes que Vandal et Massacre avait bien travaillé. Tout était de nouveau en ordre. Sur deux lits reposaient mon frère et Breffort. Massacre préparait sa trousse.

« Je vais aller voir en bas, dit-il. Il doit y avoir du travail pour moi.

— En effet, répondit mon oncle. Ces messieurs en viennent ; il y a beaucoup de blessés. »

Je m’assis à côté du lit de Paul.

« Comment cela va-t-il, vieux ?

— Bien. À peine un peu mal à la jambe.

— Et Breffort ?

— Bien aussi. Il a repris connaissance. C’est beaucoup moins grave qu’on ne pouvait le craindre.

— Alors, je descends au village, dis-je.

— C’est ça, dit mon oncle. Allez-y aussi, Michel, Martine, Vandal. Ménard et moi veillerons ici. »

Nous partîmes. Chemin faisant, je demandai aux ingénieurs.

« A-t-on idée de l’étendue de la catastrophe ?

— Non. Il faut attendre. Occupons-nous d’abord du village, et des quelques fermes voisines. Nous verrons plus loin, après. »

La rue principale était à peu près comblée par les maisons écroulées. Les autres rues, perpendiculaires, étaient presque intactes. Les dégâts atteignaient leur maximum à la place centrale, où la mairie et l’église n’étaient plus qu’un tas de décombres. Comme nous arrivions, on dégageait le corps du maire. Je remarquai parmi les sauveteurs un groupe dont l’action était mieux coordonnée. Au même moment, un homme s’en détacha, vint vers nous.

« Enfin, du renfort ! dit-il d’un ton joyeux. On en a besoin ! »

Il était jeune, vêtu d’une combinaison bleue. Moins grand que moi, il était puissamment bâti et devait posséder une force peu commune. Sous une chevelure noire, des yeux gris perçants brillaient dans un visage aux traits accusés. Je me sentis pour lui une sympathie que la suite des événements devait transformer en amitié.

« Où sont les blessés ? demanda Massacre.

— Dans la salle des fêtes. Vous êtes médecin ? Votre confrère ne se plaindra pas d’un coup de main !

— Je suis chirurgien.

— Ça, c’est une chance ! Hé, Jean-Pierre. Conduis le docteur à l’infirmerie !

— Je vais avec vous, dit Martine. Je vous aiderai. »

Michel et moi, nous nous joignîmes aux déblayeurs. Le jeune homme parlait aux ingénieurs avec animation. Il revint vers nous.

« Ce fut dur de les convaincre que leur premier travail consistait à nous fournir de l’eau et de l’électricité, si possible. Ils voulaient déblayer ! S’ils n’usent pas de leurs connaissances maintenant, quand le feront-ils ? Au fait, quels sont vos métiers ?

— Géologue.

— Astronome.

— Bon, cela peut être utile, plus tard. Pour le moment, il y a plus pressé. Au travail !

— Plus tard ? Que voulez-vous dire ?

— Je pense que vous devez savoir que nous ne sommes plus sur Terre ? Pas besoin d’être grand clerc pour s’en apercevoir ! Tout de même, c’est drôle. Hier, c’étaient eux qui me donnaient des ordres, et aujourd’hui, c’est moi qui ai fixé leur travail aux ingénieurs !

— Qui êtes-vous donc ? interrogea Michel.

— Louis Maurière, contremaître à l’usine. Et vous ?

— Lui, c’est Michel Sauvage, et moi, Jean Bournat.

— Vous êtes parent du vieux. C’est un chic type ! »

Tout en parlant, nous avions commencé à déblayer les ruines d’une maison. Deux ouvriers s’étaient joints à nous.

« Chut, fit Michel. J’entends quelque chose. »

De sous l’amas de décombres, de faibles appels sortaient.

« Dis, Pierre, demanda Louis à l’un des ouvriers, qui habitait là ?

— La mère Ferrier et sa fille, une belle gosse de seize ans. Attends. Je suis venu une fois chez elles. Ici, c’était la cuisine. Elles doivent être dans la chambre qui était là ! »

Il indiquait un pan de mur à demi écroulé. Michel se pencha, et cria dans les interstices:

« Tenez bon ! On arrive ! »

Nous écoutions tous, anxieux.

« Vite, vite, » répondit une voix jeune et angoissée. Rapidement, mais méthodiquement, nous creusâmes un tunnel dans les débris, étayant parfois avec les objets les plus invraisemblables: un balai, une boîte à ouvrages, un poste de radio. Une demi-heure après, les appels cessèrent. Nous continuâmes, avec une vitesse redoublée, prenant nos risques, et nous réussîmes à dégager à temps Rose Ferrier. Sa mère était morte. Si j’ai parlé en détails de ce sauvetage, parmi tant d’autres que nous réussîmes ou non ce jour-là, c’est que Rose devait plus tard jouer, bien involontairement, le rôle d’Hélène de Sparte, et fournir le prétexte de la première guerre sur Tellus.

Nous l’emportâmes à l’infirmerie, et comme nos estomacs criaient famine, nous nous assîmes et cassâmes la croûte. Le soleil bleu était à son zénith quand ma montre marqua 7 h 17. Il s’était levé vers 0 heure. Le jour bleu durait donc approximativement 14 h 30.

Tout l’après-midi, nous travaillâmes d’arrache-pied. Au soir, quand le soleil bleu se coucha derrière l’horizon de l’ouest, et que le soleil rouge minuscule se leva à l’est, aucun blessé n’était plus enseveli sous les ruines. Leur nombre total se montait à 81. On comptait 21 morts.

Autour du puits, tari d’ailleurs, un campement pittoresque se dressa. Des draps tendus sur des piquets servirent de tentes à ceux qui étaient sans abri. Louis en fit monter une pour les ouvriers qui avaient participé au sauvetage.

Nous nous assîmes devant une tente et fîmes un repas froid de viande et de pain, arrosé de vin rouge, qui me parut le meilleur de ma vie. Puis je poussai jusqu’à l’infirmerie, dans l’espoir, déçu, de voir Martine: elle dormait. Massacre était satisfait ; peu de cas étaient graves. Il avait fait descendre, sur des brancards, Breffort et mon frère. Tous deux allaient bien.

« Excusez-moi, je tombe de fatigue, me dit le chirurgien, et demain j’ai une opération à faire, qui sera délicate dans les circonstances où nous nous trouvons. »

Je retournai à la tente, et ne tardai pas à m’assoupir à mon tour sur une épaisse couche de paille. Je fus réveillé par un ronflement de moteur. Il faisait encore « nuit », c’est-à-dire ce demi-jour pourpre que vous connaissez sous le nom de « nuit rouge ». L’auto était derrière une maison écroulée. J’en fis le tour et vis mon oncle. Il était descendu aux nouvelles avec Vandal.

« Quoi de neuf ? Demandai-je.

— Rien. Faute d’électricité, la coupole est immobilisée. Je suis passé à l’usine. Estranges m’a dit qu’il ne fallait pas compter avoir du courant avant longtemps. Le barrage ne nous a pas suivis. Par ailleurs, je t’annonce que nous sommes sur une planète qui tourne sur elle-même en 29 heures, et dont l’axe est peu ou pas incliné sur le plan de son orbite.

— Comment sais-tu cela ?

— C’est simple. Le jour bleu a duré 14 h 30. Le soleil rouge a mis 7 h 15 pour atteindre le zénith. Donc la durée totale du nycthémère est de 29 heures. D’autre part, les jours et les nuits sont égaux, et nous ne sommes certes pas à l’équateur ; nous serions plutôt vers le 45°degré de latitude nord. J’en déduis donc que l’axe de la planète est très peu incliné, à moins que nous ne soyons tombés juste à l’équinoxe. Le soleil rouge est extérieur à notre orbite, et tourne probablement comme nous autour du soleil bleu. Nous sommes arrivés à un moment où les deux soleils et nous-mêmes sommes en opposition. Plus tard, nous devrons nous attendre à être éclairés parfois par les deux à la fois, ou par aucun. Il y aura donc des nuits noires, ou plutôt des nuits de lune.

— De la lune ? Il y en a une ?

— Regarde le ciel ! »

Je levai les yeux. Pâles dans le ciel rosé, il y en avait deux, une bien plus grosse que notre vieille lune terrestre, l’autre à peu près de sa taille.

« Tout à l’heure, il y en avait même trois, reprit mon oncle. La plus petite est déjà couchée.

— Quelle durée de « nuit » reste-t-il ?

— À peine une heure. À l’usine, on a vu quelques fermiers des environs. Il y a peu de victimes. Mais plus loin …

— Il faudrait y aller voir, dis-je. Je vais prendre ton auto avec Michel et Maurière. Il faut savoir jusqu’où s’étend notre territoire.

— Je viens avec vous, alors.

— Non, mon oncle. Tu as un pied foulé. Nous pouvons avoir une panne, être obligés de marcher. Nous allons faire un tour ultra-rapide. Plus tard …

— Soit. Aide-moi à descendre, alors, et mène-moi à l’infirmerie. Vous venez, Vandal ?

— J’aurais bien aimé participer à ce raid, dit le biologiste. Je suppose que la partie terrestre n’est pas très étendue, et que vous avez l’intention d’en faire le tour.

— Pour autant que nous trouverons des chemins praticables. Soit, venez. Nous découvrirons peut-être de la faune inédite. Ce raid risque d’ailleurs de ne point être de tout repos, et votre expérience de Nouvelle-Guinée peut nous être utile. »

Je réveillai Michel et Louis.

« Bien, dit ce dernier, mais je voudrais d’abord parler à votre oncle. Monsieur Bournat, voudriez-vous, pendant notre absence, vous occuper de faire recenser la population, les ressources en vivres, armes, outils, etc. Depuis que le maire est mort, vous êtes ici le seul que tous écouteront. Vous êtes en bons termes aussi bien avec le curé qu’avec l’instituteur. Je ne vois guère que Jules, le bistrot, qui ne vous aime pas, peut-être parce que vous n’allez jamais chez lui. Mais celui-là, je me charge de le faire marcher droit. Bien entendu, nous serons de retour bien avant que vous ayez fini. »

Nous montâmes dans l’auto, un vieux modèle découvert, très robuste. Comme je prenais le volant, mon oncle m’appela:

« Tiens, prends ce qui est dans ma serviette. »

Je l’ouvris, et en tirai un pistolet d’ordonnance, calibre 45.

« C’était mon arme d’officier d’artillerie. Prends-la. Qui sait ce que vous rencontrerez ? Dans la poche de l’auto, il y a deux boîtes de balles.

— Ça, c’est une bonne idée, dit Louis. Vous n’avez pas d’autre arme ?

— Non, mais je pense qu’il doit y avoir des fusils de chasse au village.

— En effet. Arrêtez-vous chez le père Boru. C’est un ancien adjudant de la coloniale et un chasseur enragé. »

Nous réveillâmes le bonhomme, et, malgré ses protestations, nous nous emparâmes d’une bonne partie de son arsenal: une Winchester et deux fusils de chasse, avec des cartouches de chevrotines. Nous partîmes au soleil levant, vers l’est. Nous suivîmes la route autant que nous le pûmes ; par endroits, elle était coupée de failles gênantes, mais à faible rejet, et nous réussîmes toujours à passer. Un éboulement nous arrêta pendant une heure. Trois heures après notre départ, nous tombâmes sur une zone chaotique: à perte de vue ce n’était que montagnes écroulées, immenses amoncellements de terre, de rocs, d’arbres, et, hélas ! De débris de maisons.

« Nous devons être près du bord, dit Michel. Allons à pied. »

Abandonnant, peut-être un peu imprudemment, l’auto sans gardien, nous prîmes nos armes, quelques provisions, et nous gagnâmes la zone dévastée. Nous avançâmes pendant plus d’une heure, d’une marche pénible. Pour un géologue, le spectacle était fantastique: c’était une purée de roches sédimentaires, un magma de primaire, de secondaire et de tertiaire, bouleversés au point que je recueillis, en quelques mètres, un trilobite, une ammonite cénomanienne et des nummulites.

Louis et Vandal, en tête, gravirent une pente pendant que je m’attardais ainsi à glaner des fossiles. Ils parvinrent au sommet et nous les entendîmes pousser une exclamation. En quelques instants, Michel et moi, nous les rejoignîmes. Aussi loin que la vue pouvait porter s’étendait un marais aux eaux huileuses, peuplé d’une végétation d’herbes raides, grisâtres, comme couvertes de poussière. Le paysage était sinistre et grandiose. Vandal prit ses jumelles et fit le tour de l’horizon.

« Des montagnes », dit-il.

Il me prêta l’appareil d’optique. Très loin, au sud-est, une ligne bleuâtre se découpait sur le ciel.

Autour du promontoire que formait la zone terrestre, la vase avait giclé, s’entassant en bourrelet, culbutant la végétation et l’ensevelissant. Avec précautions, nous descendîmes au bord de l’eau. Vue de près, elle était assez transparente ; le marais avait l’air profond, et il était saumâtre.

« Tout est désert, remarqua Vandal. Ni poisson, ni oiseau.

— Regardez-là », dit Michel.

Il indiquait, sur un banc de vase, un être verdâtre, long d’à peu près un mètre. Une bouche saillait à une extrémité, entourée d’une couronne de six tentacules mous ; à la base de chaque tentacule, un œil fixe et glauque. À l’autre extrémité du corps, une queue puissante s’aplatissait en nageoire. Nous ne pûmes l’examiner de plus près, le banc de vase étant inaccessible. Comme nous remontions la pente, un animal identique passa, très vite, à la surface, les tentacules ramenés le long du corps. Nous eûmes à peine le temps de l’entrevoir que déjà il plongeait.

Avant de regagner l’auto, nous jetâmes un dernier regard sur les marais. Alors, pour la première fois depuis notre arrivée dans ce monde, nous aperçûmes un nuage. Il flottait très haut, et était verdâtre. Nous devions en apprendre plus tard la terrible signification.

Nous trouvâmes les phares de l’auto allumés.

« Je suis pourtant absolument sûr, dis-je, de les avoir laissés éteints. Quelqu’un a dû venir tripoter la voiture ! »

Mais, autour d’elle, dans la poussière de la route, il n’y avait trace que de nos propres pas. Je tournai le bouton pour éteindre les phares, et poussai une exclamation: la manette était enduite d’une substance gluante et froide, comme de la bave d’escargot.

Nous retournâmes jusqu’à un embranchement se dirigeant vers le nord, et, très vite, fûmes arrêtés par des montagnes écroulées.

« Le mieux, dit Louis, est de revenir au village, et de prendre la route de la clairière. Ici, nous sommes trop près de la zone morte. »

Nous trouvâmes mon oncle assis dans un fauteuil, le pied bandé, parlant avec le curé et l’instituteur. Nous annonçâmes qu’il ne fallait pas nous attendre avant le lendemain, et filâmes droit au nord. La route montait d’abord vers un petit col, puis descendait sur une vallée parallèle. Nous trouvâmes quelques fermes, qui n’avaient pas trop souffert ; les paysans soignaient leurs animaux, et vaquaient à leurs travaux comme si rien ne s’était passé. Quelques kilomètres plus loin, nous fûmes de nouveau arrêtés par des éboulements. Mais ici, la zone détruite était moins large, et, au milieu d’elle, se dressait un petit mont intact. Nous le gravîmes et pûmes ainsi nous rendre compte de l’aspect général des lieux. Là aussi, un marécage bordait la terre. Comme la nuit rouge venait, nous couchâmes dans une ferme, épuisés par nos escales. Après six heures de sommeil, nous partîmes vers l’ouest. Cette fois, ce ne fut pas un marais qui nous arrêta mais une mer désolée.

Nous allâmes ensuite au sud. La terre s’étendait sur douze kilomètres environ avant la zone morte. Par miracle, la route était à peu près intacte au milieu des éboulements, ce qui facilita grandement notre exploration. Nous étions cependant obligés de rouler à petite vitesse, car de temps à autre elle était à demi barrée par des rochers. Brusquement, après un tournant, nous débouchâmes sur un coin épargné. C’était, environné de pâturages et de forêt, un petit vallon où stagnait un lac formé par un torrent barré par l’éboulement. À mi-pente se dressait un marais. Une allée ombragée y conduisait. J’y fis entrer la voiture, et remarquai un écriteau: Entrée interdite, propriété privée.

« Je pense, dit Michel, que vu les circonstances … »

Nous venions de déboucher devant le château quand, sur le perron, parurent un jeune homme et deux jeunes filles. Les traits du jeune homme exprimaient une surprise mêlée de colère. Il était assez grand, brun, solide, plutôt beau. Une des jeunes filles, jolie, était évidemment sa sœur. L’autre, plus âgée, était vraiment trop blonde pour que ce fût naturel. Le jeune homme descendit rapidement le perron.

« Vous ne savez pas lire ?

— Je pensais, commença Vandal, que dans de telles circonstances …

— Il n’y a pas de circonstances qui tiennent ! C’est ici une propriété privée, et je n’y veux voir personne qui ne soit invité ! »

À l’époque, j’étais jeune, vif et assez peu poli.

« Dites donc, jeune veau, nous venions voir si par hasard ce glorieux château, qui n’est probablement pas celui de vos ancêtres, ne s’était pas écroulé sur ce qui vous sert de tête, et c’est ainsi que vous nous recevez ?

— Sortez de chez moi, hurla-t-il, ou je vous fais jeter dehors, vous et votre guimbarde ! »

J’allais sauter à terre quand Vandal intervint.

« Inutile de nous disputer. Nous allons partir, sans regrets. Mais laissez-moi vous avertir que nous sommes sur un autre monde, et que votre argent risque de n’y avoir pas cours …

— Qu’y a-t-il ? »

Un homme dans la force de l’âge, à la large carrure, venait d’apparaître, suivi d’une douzaine d’individus assez peu sympathiques d’aspect.

« Il y a, père, que ces gens sont entrés ici sans permission, et que …

— Tais-toi, Charles ! » Puis, s’adressant à Vandal:

« Vous parliez d’un autre monde. Qu’en est-il ? »

Vandal le renseigna.

« Ainsi, nous ne sommes plus sur Terre ? C’est très intéressant. Nous sommes dans un pays vierge ?

— Pour le moment, je dois dire qu’en fait de pays, nous n’avons vu qu’un marais de deux côtés, et une mer de l’autre. Il nous reste à explorer le quatrième côté, le vôtre, si toutefois votre fils nous y autorise !

— Charles est jeune et ignorait les événements. Nous n’y avions rien compris. J’ai d’abord cru à un tremblement de terre. Mais quand j’ai vu les deux soleils et les trois lunes … Merci de m’avoir expliqué la situation. Vous prendrez bien quelque chose avec nous …

— Merci, mais nous n’avons pas le temps.

— Mais si ! Ida, fais préparer …

— Sincèrement, nous n’avons pas le temps, dis-je. Il faut que nous allions au moins jusqu’à la limite et que nous soyons ce soir au village.

— En ce cas, je n’insiste pas. Je viendrai demain voir le résultat de vos explorations. »

Nous repartîmes.

« Pas très sympathiques, ces gens-là, dit Michel.

— De beaux salauds, oui, dit Louis. Vous ne savez pas qui ils sont ? Ce sont les Honneger. Des Suisses — à ce qu’ils prétendent — milliardaires, enrichis par le trafic d’armes. Le fils est pire que le père. Persuadé que toutes les filles vont lui tomber dans les bras à cause de son argent. Pas de chance ! Ils auraient pu être écrasés, au lieu de ce brave homme de maire !

— Et la belle blonde ?

— C’est Madeleine Ducher, dit Michel. Une actrice de cinéma, plus célèbre par ses aventures scandaleuses que par son jeu. Sa photo était dans tous les journaux.

— Et la douzaine d’individus patibulaires ?

— Probablement des hommes de main pour leur sale travail, dit Louis.

— J’ai peur que ces gens-là ne nous donnent du fil à retordre, » déclara pensivement Vandal.

Nous pénétrâmes dans une autre zone morte. Elle nous demanda quatre heures de marche pour la traverser, mais cette fois nous eûmes le plaisir de la voir se terminer en terre ferme. Je me sentis ému. Debout, sur un bloc calcaire à demi enfoui dans une végétation inconnue, j’hésitai un moment à fouler le sol d’un autre monde. Déjà Louis et Michel, moins impressionnables, m’avaient devancé. Nous recueillîmes des échantillons de plantes. C’étaient des herbes verdâtres, dures et coupantes, sans inflorescences, des arbustes à tige très droite et à écorce d’un gris métallique. Nous pûmes examiner aussi un représentant de la faune. Ce fut Louis qui le découvrit. Il avait la forme d’un serpent plat, long d’environ trois mètres, aveugle et invertébré. La tête était munie de deux grandes mandibules acérées et tubulaires, analogues à celles de la larve de dytique, nous dit Vandal. Il n’avait aucun correspondant dans la faune terrestre. Il paraissait desséché. Je remarquai avec intérêt que son tégument portait un trou déchiqueté, autour duquel avait séché une bave brillante. Vandal aurait bien voulu emporter ce document. Mais, en l’examinant de plus près, nous vîmes — et surtout nous sentîmes — que seul le tégument était sec, et que l’intérieur était en pleine décomposition. Nous nous contentâmes de le photographier. Comme les hautes herbes pouvaient en cacher d’autres spécimens, bien vivants ceux-là, et dangereux, nous battîmes en retraite et reprîmes la route du village.

La plaine s’étendait à perte de vue, au loin flottait un nuage vert.

CHAPITRE II SOLITUDE

Avant de songer à explorer la planète, il fallait d’abord s’établir solidement sur le coin de terre qui nous avait suivi, et y organiser une société. Une bonne nouvelle nous attendait au village: le puits avait de nouveau de l’eau. À l’analyse qu’en fit Vandal, elle se révéla parfaitement potable, à peine un peu saumâtre. Le recensement était en train. Il avait été facile pour les hommes, plus difficile pour le bétail, et marchait très mal pour les ressources matérielles. Car, comme le dit mon oncle: « Ils me connaissent, mais je ne suis rien, ni maire ni même conseiller municipal. »

Il découlait du décompte que la population du village et des environs se montait à 943 hommes, 1 007 femmes, 897 enfants de moins de seize ans, soit 2 847 âmes. Le bétail semblait abondant, surtout des bovins.

Louis dit alors:

« Demain matin, il faut tenir une réunion générale. »

Il appela le crieur public et lui remit un bout de papier portant un texte au crayon. En voici exactement la teneur. J’ai, en effet, encore en ma possession ce morceau de papier, tout jauni et fragile.

Citoyennes et citoyens: demain matin, place du puits, assemblée générale. M. Bournat, astronome, vous expliquera la catastrophe. Louis Maurière et ses compagnons vous diront le résultat de leurs explorations. Réunion deux heures après le lever du soleil bleu. Il y aura des décisions à prendre pour l’avenir. Présence indispensable.

J’ai un clair souvenir de cette première assemblée. Louis prit la parole le premier.

« Avant que M. Bournat vous explique, dans la mesure du possible, ce qui est arrivé, je vais vous dire quelques mots. Vous devez vous être rendu compte que nous ne sommes plus sur la Terre. Maintenant que le sauvetage des blessés est terminé, nous allons nous trouver devant les tâches difficiles. Tout d’abord, il faut nous organiser. Aucune communauté humaine ne peut vivre sans lois. Une partie de la Terre nous a suivis: elle mesure à peu près 30 kilomètres de long sur 17 de large, et a la forme d’un losange grossier, soit une superficie de près de 300 kilomètres carrés. Mais il ne faut pas se faire d’illusions: un quart environ sera propre aux cultures, le reste n’est que montagnes renversées. Je pense que cette superficie sera suffisante pour nous nourrir, bien que notre nombre puisse augmenter sensiblement à l’issue du recensement. Le vrai problème n’est pas celui des terres, il y en aura assez pour que tout le monde puisse avoir des milliers d’hectares, puisqu’une planète entière nous attend. Le vrai problème, c’est celui de la main-d’œuvre. À partir de maintenant, tout le monde est indispensable, et tout le monde doit travailler. Nous avons la chance inouïe d’avoir avec nous des techniciens et des savants. Mais nous devons nous considérer comme des pionniers, et en prendre la mentalité. Celui qui, au lieu d’aider son voisin, lui nuit, est un criminel, et doit être considéré comme tel. Que nous le voulions ou non, telle est désormais notre loi, et nous devons nous y conformer — ou crever ! Tout à l’heure, avec des volontaires, je vais organiser un bureau de recensement des métiers. Ceux qui sont ici donneront des renseignements sur ceux qui n’y sont pas. Après-demain se réunira l’assemblée qui élira des députés chargés de constituer notre gouvernement, les affaires ordinaires restant du ressort du conseil municipal. Maintenant, je passe la parole à M. Bournat. »

« Mes chers amis, comme vous le savez, une catastrophe sans précédent nous a arrachés, pour jamais je le crains, à notre vieille Terre, et nous a projetés dans ce monde inconnu. Quel est ce monde ? Je ne saurais vous le dire. Vous avez pu constater qu’il a deux soleils et trois lunes. Que ceci ne vous effraie pas. M. le curé, et votre instituteur, qui sont souvent venus me voir à l’observatoire, vous diront que c’est fréquent dans le ciel. Par un hasard providentiel — ici le curé hocha la tête d’un air approbateur — nous sommes tombés sur une planète qui possède un air respirable pour nous, à peine différent, à vrai dire, de l’air de la Terre. D’après mes premiers calculs, cette planète doit être légèrement plus grosse que la Terre. Louis Maurière, tout à l’heure, a excellemment esquissé ce qu’il nous reste à faire. Dès que je saurai quelque chose de nouveau sur ce monde qui est maintenant le nôtre, je vous le ferai savoir. »

La réaction des auditeurs fut bonne en général. Les paysans avaient manifestement accepté le cataclysme. Casaniers et attachés à la terre, la plupart avait conservé toute leur famille. Chez les villageois, l’incrédulité fut plus grande:

« Il nous en raconte, le vieux, avec son autre monde ! D’abord, on n’y va que quand on est mort !

— Pourtant, les deux soleils ?

— Il est tout petit, le deuxième. Et puis, on a tellement vu avec leur science ! Si vous voulez mon avis, c’est encore un coup des Chinois dans le genre de la bombe atomique. »

Les drames familiaux y étaient aussi plus fréquents. Un jeune homme était atterré à l’idée qu’il ne reverrait plus jamais sa fiancée, en voyage chez une cousine. Il voulait à tout prix lui télégraphier. D’autres avaient eu des parents enterrés sous les montagnes, ou sous les ruines de leurs maisons.

Le lendemain était un dimanche. Au matin, nous fûmes réveillés par un carillon. Le curé, aidé de ses ouailles, avait récupéré les cloches dans les ruines de l’église, et maintenant, suspendues à la maîtresse branche d’un chêne, elles sonnaient à toute volée. Quand nous arrivâmes, il finissait de célébrer la messe en plein air. C’était un bien brave homme, ce curé, et il montra plus tard que sa personne grassouillette recélait de vastes possibilités d’héroïsme. Je m’approchai de lui.

« Eh bien, Monseigneur, je vous félicite. Vos cloches nous ont agréablement rappelé la Terre.

— Monseigneur ? interrogea-t-il.

— Eh oui, vous êtes évêque maintenant. Que dis-je ? Pape !

— Mon Dieu, je n’y avais pas pensé ! C’est une terrible responsabilité, ajouta-t-il en pâlissant.

— Bah ! Ça marchera très bien ! »

Je le plantai là tout effaré et rejoignis Louis, installé à l’école. Il était assisté de l’instituteur et de sa femme, tous deux jeunes.

« Ton recensement avance ?

— À peu près. Ce que l’un ne veut pas dire, l’autre le dit pour lui. Voici un décompte provisoire:

2 instituteurs.

2 charrons.

3 maçons.

1 charpentier.

1 apprenti-charpentier.

1 garagiste auto-vélo.

1 curé et un abbé.

1 sacristain.

3 cafetiers.

1 boulanger.

2 mitrons.

2 merciers.

3 épiciers.

1 forgeron et deux aides.

6 carriers.

2 gendarmes.

5 contremaîtres.

350 ouvriers.

5 ingénieurs.

4 astronomes.

1 géologue — toi.

1 chirurgien.

1 médecin.

1 pharmacien.

1 biologiste.

1 historien — ton frère.

1 anthropologue.

1 vétérinaire.

1 horloger T.S.F.

1 tailleur et deux apprentis.

2 couturières.

1 garde-champêtre.

« Les autres sont cultivateurs. Quant au père Boru, il a tenu à se faire recenser comme « braconnier ! Ah ! J’oubliais: un châtelain, son fils, sa fille, sa maîtresse, et au moins douze sbires, sans compter les larbins. Ceux-là ne nous causeront que des em … bêtements !

— Et les ressources matérielles ?

— 11 autos en état de marche, plus celle de ton oncle et la 20 chevaux de Michel, qui consomme trop ; 8 tracteurs, dont un à chenilles ; 18 camions, dont 15 à l’usine ; 10 motos, une centaine de vélos. Malheureusement, seulement 12 000 litres d’essence et 13 600 litres de gas-oil. Assez peu de pneus de rechange.

— Bah, pour l’essence, on les fera marcher au gazogène.

— Et comment les construiras-tu, ces gazogènes ?

— L’usine ?

— Pas d’électricité ! Il y a bien les génératrices de secours, à vapeur. Mais nous avons si peu de charbon — et pas tellement de bois.

— Il y avait de la houille, pas très loin d’ici, dans les montagnes. Elle a dû « suivre ». Difficilement exploitable, certainement. Mais nous n’avons pas le choix.

— Trouve-la. C’est ton travail. Pour les vivres, nous sommes parés, mais il faudra faire attention jusqu’à la récolte prochaine. Il faudra probablement des tickets de rationnement. Je me demande comment nous allons faire accepter cela ! »

Les premières élections sur Tellus eurent lieu le lendemain. Elles se firent sans programme précis: les électeurs furent simplement avertis qu’ils allaient élire un comité de salut public.

Il devait se composer de neuf membres, élus à la majorité relative, chaque électeur votant pour une liste de neuf noms.

Le résultat fut une surprise. Le premier élu, avec 987 voix sur 1 302 votants, fut le premier adjoint au maire, Alfred Charnier, un riche paysan. Le second fut l’instituteur, son cousin éloigné, avec 900 voix, le troisième le curé, avec 890 voix. Puis venaient Louis Maurière, avec 802 voix, Marie Presle, une paysanne instruite, ancienne conseillère, avec 801 voix, mon oncle, 798 voix, Estranges, 780 voix et, à notre étonnement, Michel, avec 706 voix — il était très populaire parmi l’élément féminin ! — et moi-même, avec 700 voix. J’ai su plus tard que Louis avait fait campagne pour moi, disant que je saurais trouver le fer et le charbon nécessaire. À son grand dépit, le principal cafetier n’obtint que 346 voix !

Ce qui nous surpris le plus fut la faible proportion de paysans élus. Peut-être, en ces circonstances étranges, les électeurs se portèrent-ils vers ceux qu’ils croyaient, de par leurs connaissances, capables de tirer parti de tout ; peut-être aussi se méfiaient-ils les uns des autres et avaient-ils préféré élire des hommes étrangers aux querelles du village.

Nous offrîmes donc la présidence à Charnier comme cela s’imposait. Il se récusa et, finalement, elle fut assurée, à tour de rôle, par le curé et l’instituteur. Le soir même, Louis, qui partageait une chambre avec Michel et moi, nous parla comme suit:

« Il faut que nous fassions bloc. Votre oncle marchera avec nous. Je crois que nous pouvons compter sur l’instituteur. Nous serons cinq, c’est-à-dire la majorité. Il nous faudra imposer nos vues, ce qui peut ne pas être toujours facile. Nous aurons l’appui des ouvriers, et même d’un certain nombre de villageois, peut-être des ingénieurs. Ce n’est pas par ambition personnelle que je parle, mais je crois sincèrement que nous sommes les seuls à savoir assez nettement ce qu’il faut faire pour diriger ce fragment de monde.

— En fait, dit Michel, tu nous proposes une dictature ?

— Une dictature ? Non, mais un gouvernement fort.

— Je ne vois pas très bien la différence, dis-je, mais je pense que c’est nécessaire, en effet. Nous aurons de l’opposition …

— Le curé … commença Michel.

— Pas nécessairement, coupa Louis. Il est intelligent, et comme nous laisserons complètement de côté la question religieuse … Nous pouvons même le prendre avec nous. Les paysans ? Ils auront autant de terre qu’ils pourront en cultiver. Il n’y a rien, dans le collectivisme très modéré que j’envisage, limité aux industries, qui puisse les inquiéter. Non, les difficultés viendront plutôt de l’esprit routinier. Tout au moins pour le proche avenir. Plus tard, dans quelques générations, le problème pourra être tout autre. Aujourd’hui, il s’agit de vivre. Et si nous commençons à nous manger le foie ou à laisser le désordre s’établir …

— Soit, je marche.

— Moi aussi, dit Michel. Si l’on m’avait prédit que je ferais parti un jour d’un directoire ! »

La première réunion du Conseil fut consacrée à la distribution des « portefeuilles ».

« Commençons par l’Éducation nationale, dit Michel. Je propose que M. Bournat soit notre ministre. Nous ne devons, à aucun prix, laisser perdre notre héritage. Chacun de nous, les « savants », devra choisir parmi les élèves de l’école ceux qui nous paraîtront les plus aptes. Nous leur enseignerons d’abord le côté pratique de nos sciences respectives. Le côté théorique sera enseigné aux sujets d’élite, s’il s’en trouve. Il nous faudra aussi composer des livres, pour compléter la bibliothèque de l’observatoire, heureusement vaste et éclectique, et celle de l’école.

— Très bien, dit Louis. Je propose l’industrie pour M. Estranges, l’Agriculture pour M. Charnier. Toi, Jean, tu prends les Mines, poste très important. M. le curé aura la Justice de paix, M. l’instituteur les Finances, puisque l’étude de l’économie politique était son passe-temps. Il faut maintenir une monnaie, un moyen d’échanges quelconque.

— Et moi ? demanda Michel.

— Toi, tu prendras la Police.

— Moi, flic ?

— Oui. Tu auras un poste difficile: recensements, réquisitions, ordre public, etc. Tu es populaire, cela t’aidera.

— Je ne le resterai pas longtemps ! Et toi, que prends-tu ?

— Attends. Marie Presle s’occupera de la Santé publique, assistée par le docteur Massacre et le docteur Julien. Pour moi, je prends, si vous le voulez bien, l’Armée.

— L’Armée ? Pourquoi pas la Flotte ?

— Qui sait ce que cette planète nous réserve ? Et je serai bien étonné si le sinistre individu du château ne fait pas bientôt des siennes ! »

Louis ne croyait pas si bien dire. Le lendemain, une affiche, imprimée, était collée en multiples exemplaires sur nos murs. Elle portait:

Villageois et paysans. Un soi-disant comité de salut public a pris le pouvoir, sous une apparence de démocratie. Que comprend ce conseil ? Cinq étrangers sur neuf membres ! Un ouvrier, trois intellectuels, un ingénieur, un instituteur ! Cela fait six voix contre trois voix paysannes et celle de M. le curé, entraîné malgré lui dans cette aventure. Que peuvent comprendre ces gens à vos légitimes aspirations ? Qui au contraire mieux que moi, grand propriétaire terrien, saurait les partager ? Mettez-vous de mon côté, balayez cette clique ! Venez me rejoindre au Vallon.

Et c’était signé: Joachim Honneger.

Louis chanta victoire.

« Je vous l’avais bien dit ! Il faut prendre des mesures. »

La première fut de réquisitionner toutes les armes et de les distribuer à une garde choisie parmi les éléments sûrs. Elle se monta à cinquante hommes et fut placée sous le commandement de Simon Beuvin, lieutenant de réserve. Cet embryon d’armée, muni de fusils disparates, était cependant une force de police appréciable.

Vers la même époque se plaça la confirmation de notre solitude. Les ingénieurs, aidés par Michel et mon oncle, réussirent à monter un poste émetteur assez puissant, Radio-Tellus. Nous avions nommé notre nouveau monde Tellus, en souvenir de la Terre, dont c’était le nom latin. La plus grosse lune fut Phébé, la deuxième Séléné, et la troisième Artémis. Le soleil bleu fut Hélios, le rouge Sol. C’est sous ces noms que vous les connaissez.

C’est avec émotion que Simon Beuvin lança les ondes dans l’espace. Quinze jours de suite, nous répétâmes l’expérience, sur une gamme très variée de longueurs d’ondes. Aucune réponse ne vint. Comme le charbon était rare, nous espaçâmes nos appels, n’en lançant plus qu’un seul par semaine. Il fallut se résigner: autour de nous, il n’y avait que la solitude. Peut-être quelques petits groupes sans T.S.F.

CHAPITRE III LES HYDRES

À part d’autres affiches, du même style, aussitôt lacérées, Honneger ne s’était plus manifesté. Nous ne pûmes prendre les colleurs d’affiches sur le fait. Mais le châtelain devait bientôt nous rappeler son existence de façon tragique. Vous vous souvenez de Rose Ferrier, la jeune fille que nous avions dégagée des ruines de sa maison, le premier jour ? Quoique toute jeune — elle avait alors seize ans — c’était la plus jolie fille du village. L’instituteur nous avoir avertis qu’avant le cataclysme, Charles Honneger avait beaucoup tourné autour d’elle. Une nuit rouge, nous fûmes réveillés par des coups de feu. Michel et moi bondîmes hors du lit, précédés pourtant par Louis. À peine sortis, nous nous heurtâmes à des gens affolés, courant dans le demi-jour pourpre. Revolver en main, nous courûmes en direction du bruit. Le piquet de garde était déjà là, et nous entendîmes les coups de leurs fusils de chasse, mêlés au claquement de la Winchester du père Boru, engagé dans l’armée comme sergent. Une lueur s’éleva, grandit: une maison brûlait. La bataille semblait confuse. Comme nous débouchions sur la place du puits, des balles sifflèrent à nos oreilles, suivies du déchirement d’une arme automatique: les assaillants avaient des mitraillettes ! En rampant, nous rejoignîmes le père Boru.

« J’en ai eu un, nous dit-il tout fier. « Au vol », comme je tirais les chamois !

— Un qui ? demanda Michel.

— Je n’en sais rien ! Les salauds qui nous attaquent ! »

Quelques coups de feu claquèrent encore, suivis d’un appel de femme:

« À moi ! Au secours !

— Rose Ferrier, dit Louis. C’est cette canaille d’Honneger qui l’enlève ! »

Une rafale de fusil mitrailleur nous fit courber la tête. Les cris décrûrent dans le lointain. Une auto ronfla.

« Attends un peu, cochon », hurla Michel.

Un ricanement lui répondit. Près de l’incendie, nous vîmes sur la place quelques morts, et un blessé qui rampait. À notre stupéfaction, nous reconnûmes le tailleur. Il était touché aux jarrets par des chevrotines, et nous trouvâmes dans sa poche un chargeur de mitraillette. L’interrogatoire fut rapidement mené. Croyant sauver sa peau, il dévoila les plans d’Honneger, ou du moins ce qu’il en savait. Profitant d’armes perfectionnées et, appuyé par une bande d’environ cinquante gangsters, il comptait s’emparer du village et dicter sa loi à ce monde. Fort heureusement pour nous, son fils, qui désirait Rose depuis longtemps, n’avait pas eu la patience d’attendre et était venu l’enlever, à la tête de douze bandits. Lui, le tailleur, faisait l’espion et devait repartir avec eux. Aidé de Jules Maudru, le grand bistrot, il collait les affiches.

La même nuit, il fut pendu ainsi que son complice, à la branche d’un chêne. Cette affaire nous coûta trois morts et six blessés. Trois jeunes filles, Rose, Michelle Audouy et Jacqueline Presle, la nièce de Marie, avaient disparu. En revanche, cette agression eut pour effet de ranger tout le village et les fermiers derrière nous. Les bandits avaient eu deux morts, en plus de leurs complices pendus. Nous récupérâmes sur le champ de bataille deux mitraillettes, un revolver et une assez grande quantité de munitions. Avant l’aube bleue, le Conseil à l’unanimité, décréta la mise hors-la-loi de Charles et Joachim Honneger, de leurs complices, et la mobilisation de l’armée. De graves événements allaient cependant retarder l’attaque du château.

Au matin, comme l’armée se réunissait, un homme affolé parut, à moto sur la route. Trois jours avant, ce même homme, un cultivateur vivant avec sa femme et ses deux enfants dans une ferme isolée, à cinq kilomètres du village, nous avait signalé qu’une de ses vaches était morte dans des circonstances étranges. Le matin, elle était en parfaite santé et le soir, elle était étendue sur le pâturage, vidée de son sang et même de sa chair. Son cuir portait une dizaine de trous disséminés.

L’homme descendit de moto avec tant de précipitation qu’il roula dans la poussière. Il était livide.

« Des bêtes qui tuent ! Comme des pieuvres volantes, et elles tuent d’un seul coup ! »

Après lui avoir fait prendre un grand verre d’eau-de-vie, nous pûmes avoir des renseignements plus précis.

« Ce matin donc, à l’aube, j’ai fait sortir les vaches. Je voulais nettoyer complètement l’étable. Mon fils Pierre les a menées au pâturage. Parbleu, j’avais bien vu un nuage vert, très haut au-dessus de ma tête, mais je n’y avais pas fait attention. Dame, dans un monde qui a deux soleils et trois lunes, les nuages peuvent bien être verts, que je pensais. Ah bien oui ! Quelles saletés ! Pierre revenait quand tout à coup le nuage vert est tombé. Oui, il est tombé ! Et j’ai vu que c’était une centaine au moins de pieuvres vertes, avec des bras qui s’agitaient ! Elles sont tombées sur les vaches, et les pauvres bêtes ont roulé mortes à terre. J’ai tout de suite crié à Pierre de se cacher. Il n’en a pas eu le temps, le malheureux ! Une des pieuvres a nagé dans l’air, et quand elle a été à trois mètres de lui, elle a lancé comme une langue qui a touché mon Pierre dans le dos, et il est mort ! Alors j’ai enfermé la femme à clé dans la maison, avec mon second fils, et je lui ai crié de ne pas bouger, et j’ai pris la moto. Elles m’ont poursuivi, les saletés, mais j’ai pu leur échapper. Par pitié, venez ! J’ai peur qu’elles rentrent dans la maison ! »

À la description du paysan, nous avions tout de suite reconnu l’animal du marais. Ce qui nous étonnais, c’est qu’il volât. De toute manière, c’était un danger terrible. Je pris avec Michel une conduite intérieure, et nous emportâmes les deux mitraillettes. Vandal, prévenu, s’installa d’autorité sur le siège arrière. Beuvin fit monter un détachement de la garde dans un camion bâché, et nous partîmes.

Deux kilomètres plus loin, nous rencontrâmes la première hydre. C’est le nom que Michel leur donna, et il leur est resté. Elle voletait, poursuivant une brebis. Un coup de fusil à plomb l’abattit. Malgré les supplications du paysan qui voulait qu’on ne s’arrêtât pas, nous fîmes stopper le convoi.

« Il faut connaître ses ennemis avant de les combattre », expliqua Vandal.

L’animal mesurait environ quatre mètres de long et avait la forme d’une outre effilée vers l’arrière, avec une queue puissante et aplatie. À l’avant, six bras creux portaient à leur extrémité une ouverture entourée de dents cornées, qui sécrétait une bave gluante. Il y avait six yeux, à la base des tentacules. Au centre de la couronne formée par ceux-ci, une éminence conique portait un long filament terminé par un tube corné, coupé en oblique comme une aiguille à injection.

« Certainement un appareil à venin, dit Vandal. Je vous conseille de combattre sans sortir du camion, dont les bâches de toile épaisse vous protégeront peut-être. C’est bien le même animal que l’autre jour, mais bien plus gros, et aérien. Comment peuvent-ils voler ? » À la partie supérieure du corps, l’hydre possédait deux gros sacs dégonflés, crevés par les plombs. À l’arrière de la couronne de tentacules, le gros de la charge avait fait un trou à loger le poing, dans la chair verte.

Nous repartîmes. J’avais baissé un peu la vitre de mon côté, pour passer le canon de ma mitraillette. Michel conduisait. Vandal avait pris l’autre arme, et surveillait le côté gauche. Le camion nous suivait. Au détour de la route, à trois mètres de haut, entre les arbres, nous aperçûmes une autre hydre. Elle flottait en l’air, immobile, les tentacules pendants et ondulant faiblement. De saisissement, ma première rafale fut mal ajustée ; l’hydre donna un violent coup de queue, puis fila en zigzaguant, prenant de la hauteur, à grande vitesse: au moins 60 à l’heure ! Nous ne pûmes l’abattre. À six cent mètres de là était la ferme. Une spirale de fumée sortait paisiblement de la cheminée.

Nous la dépassâmes, prenant un chemin de terre dont les profondes ornières nous firent déraper. Derrière la vitre d’une fenêtre, nous entrevîmes le visage affolé de la fermière, et celui de son deuxième fils, un gamin de onze ou douze ans. Filant à travers près, nous arrivâmes au pâturage. Une soixantaine d’hydres étaient affairées autour des cadavres des vaches. Chacune avait plongé un ou deux tentacules dans leur chair.

« Il y en avait d’autres tout à l’heure, nous cria le fermier. Méfiez-vous ! »

Jusqu’à notre premier coup de feu, les hydres ne se dérangèrent pas. Quelques-unes, alourdies, quittaient les cadavres et allaient boire: du moins est-ce ainsi que nous interprétâmes leur comportement sur le moment. Elles voletaient vers une mare, plongeaient dans l’eau un tentacule spécial, plus gros que les autres, et pompaient. Au bout de quelques instants, elles semblaient gonfler, et leur vol était nettement plus léger.

Nous choisîmes chacun notre objectif. Je visai soigneusement le groupe le plus proche, composé de six animaux « attablés » à la même vache.

« Feu ! » cria Beuvin.

Une salve s’étira avec le bruit d’une soie déchirée. Les douilles vides de ma mitraillette crépitèrent contre le pare-brise. Une d’elles, brûlante, pénétra par le col ouvert de la chemise de Michel, qui jura. Chez les hydres, ce fut la panique. Un bon nombre d’entre elles, touchées à mort, s’abattirent au sol, dégonflées. Mes rafales firent mouche. Vandal, plus heureux encore — ou plus adroit — en tua deux d’une seule giclée de balles. Les chevrotines les déchiquetèrent.

Celles qui ne furent pas blessées prirent de la hauteur à une vitesse qui nous étonna. Quelques secondes plus tard, il ne restait qu’une tache verte, très haut. Armes rechargées, je descendis à terre avec Michel et Vandal. Les autres restèrent dans le camion, prêts à nous couvrir de leur feu. La peau des vaches mortes était trouée de multiples ouvertures à peu près rondes, faites évidemment par les dents cornées situées au bout des tentacules. La chair était transformée en une sorte de boue noirâtre.

« Digestion externe, expliqua Vandal, comme chez la larve du dytique. L’hydre tue avec son appareil à poison, puis elle injecte dans le corps de sa victime, par les tentacules, les sucs digestifs qui transforment cette chair en une bouillie nutritive. Après quoi, elle pompe cette bouillie. »

Voulant examiner le monstre de plus près, il se pencha, s’accroupit à côté. Ce faisant, sa main effleura la chair verte. Il poussa un cri de douleur.

« Attention ! N’y touchez pas. Ça brûle. »

Sa main gauche se couvrit de pustules blanchâtres.

« Comme un cœlentéré ! Vous connaissez tous deux le pouvoir urticant des méduses. C’est ici le même résultat, sinon le même procédé. Qui s’y frotte s’y pique ! »

Sa main enfla rapidement, et devint douloureuse, mais l’effet ne se prolongea que deux jours.

Cependant, là-haut, le nuage vert des hydres restait immobile. Nous étions embarrassés, hésitant à nous en aller, de peur qu’elles n’attaquent la ferme et craignant aussi, que pendant notre absence, Honneger ne tente un coup de force sur le village. Les hydres devaient elles-mêmes nous tirer de cette indécision.

« En retraite ! » cria soudain Michel, qui les observait. Nous bondîmes vers l’auto. Vandal y pénétra, puis Michel, puis moi-même. Comme je claquais la portière, une hydre se précipita sur la voiture, s’écrasant sur le toit qui, heureusement résista. Les autres, en une ronde infernale, tournaient autour du camion, à grande vitesse, fantastique carrousel.

Hâtivement, je relevai la vitre, puis j’observai le spectacle, prêt à intervenir. Une fusillade nourrie éclata. Certes, les gardes n’économisaient pas la poudre. Les hydres atteintes se tordaient sur le sol, les autres continuaient leur tournoiement fou. À un moment, comme sur un signal, elles passèrent à l’attaque, le dard tendu en avant. Un cri s’éleva du camion: une hydre avait passé son appareil à poison par une fente de la bâche, et un homme avait dû être piqué. Le camion se mit en marche. Nous ouvrîmes alors le feu. En peu de temps, nous fîmes du beau travail. Il était difficile, collées comme elles l’étaient au camion, de les atteindre sans blesser nos camarades, mais comme aucune ne s’occupait de nous, nous tirions comme à l’exercice. Nous en détruisîmes une trentaine, qui, ajoutées aux victimes de la première attaque, portèrent le total de leurs pertes à plus de soixante-dix. Cette fois, la leçon porta et elles s’envolèrent pour ne plus revenir.

Une d’elles, morte, mais non dégonflée, dérivait dans l’air, à deux mètres de haut. Habilement, un de nos hommes encercla son corps d’un lasso, et nous la ramenâmes au village, remorquée comme un ballon captif. Nous ramenâmes aussi le fermier, sa femme, son deuxième fils, et le cadavre à demi digéré du premier. Les douze vaches mortes restèrent sur place, ainsi que les hydres, sauf une que Vandal fit charger avec des cordes, a fin de dissection. Contrairement à nos craintes, personne n’avait été piqué, et le cri que nous avions entendu n’était qu’un cri de peur. Quoi qu’il en fût, nous connaissions maintenant la gravité de la menace que la faune sauvage de Tellus faisait peser sur nous.

Nous revînmes au village en triomphateurs. Les gardes chantaient. Ouvriers pour la plupart, ils entonnaient des refrains révolutionnaires. Michel et moi, nous beuglions l’air des trompettes d’Aïda de la façon la plus « pompière » possible. Les nouvelles que Louis nous communiqua refroidirent un peu notre bel enthousiasme.

CHAPITRE IV VIOLENCES

Une reconnaissance, effectuée par douze gardes du côté du château, avait été accueillie par une rafale de mitrailleuse de 20 mm. Un projectile non éclaté en faisait foi.

« Le fait est là, dit Louis. Ces salauds ont un armement bien plus puissant que le nôtre. Contre cela — il montra l’obus — nos fusils à lapin ou une sarbacane … Nous avons une seule arme sérieuse: la Winchester du père Boru.

— Et deux mitraillettes, dis-je.

— Bon pour le combat à trente mètres ! Et combien nous reste-t-il de munitions pour elles ? Et pourtant, nous ne pouvons pas les laisser faire. Au fait, Michel, votre sœur n’est pas en sécurité, à l’observatoire.

— Les salauds ! S’ils osaient …

— Ils oseront, mon vieux ! Nous avons à peu près cinquante hommes armés à la diable, peu de cartouches. Ils sont une soixantaine, bien armés. Et ces charognes de pieuvres vertes par-dessus le marché ! Ah ! Si Constant avait été là !

— Qui donc ?

— Constant, l’ingénieur chargé des fusées. Ah ! Oui, tu n’es pas au courant. Parmi de multiples autres choses, l’usine devait fabriquer des fusées d’arme, pour les avions. Nous en avons tout un lot, mais rien que les corps métalliques, pas les charges. Oh ! bien sûr, il doit y avoir au laboratoire de chimie de quoi les charger, mais il nous manque le personnel capable de le faire. »

Je lui saisis les mains, et l’entraînai dans une ronde effrénée.

« Louis, mon vieux, nous somme sauvés ! Tu sais que mon oncle est commandant de réserve dans l’artillerie ?

— Oui, et après ? Nous n’avons pas de canons !

— Eh bien, il a effectué sa dernière période dans les lance-fusées antiaériens ! Il est tout à fait au courant de la question ! Tout va bien, si vraiment il y a les produits chimiques nécessaires. Lui et Beuvin s’en chargeront. Au besoin, on doit pouvoir les faire marcher à la poudre noire, pour ce que nous voulons en faire !

— Bon, mais cela prendra bien dix à quinze jours. En attendant …

— Oui, en attendant, il faut les occuper. Attends. »

Je courus à l’hôpital, où mon frère achevait de guérir en tenant compagnie à Breffort.

« Dis donc, Paul. Pourrais-tu reconstituer une catapulte romaine ?

— Oui, c’est facile. Pourquoi ?

— Pour attaquer le château. Quelle portée peut-on atteindre ?

— Oh ! Tout dépend du poids que l’on désire lancer. Trente à cent mètres, aisément.

— Bon, trace les plans. »

Je revins trouver Louis et Michel et leur exposai mon plan.

« Pas mal, dit Louis, mais cent mètres sont cent mètres, et une mitrailleuse de vingt, ça porte plus loin.

— Près du château, il y a un creux où l’on arrive par un chemin défilé, si je me souviens bien. Il s’agit d’installer la catapulte dans ce creux.

— Si je comprends bien, dit Michel, tu veux leur envoyer des charges d’explosif et de ferraille. Où trouveras-tu l’explosif ?

— Il y a trois cents kilos de dynamite à la carrière. Elle venait d’être réapprovisionnée lors du cataclysme.

— Ce n’est pas avec cela que nous prendrons le château, dit Michel en hochant la tête.

— Nous n’en avons pas l’intention ! Il s’agit de gagner du temps, de leur faire croire que nous gaspillons nos munitions en des attaques futiles. D’ici là, les fusées seront prêtes. » Et j’expliquai à Michel ce que Louis m’avait dit.

Sur l’ordre du Conseil, Beuvin envoya des patrouilles sonder les défenses de l’ennemi. Également ces patrouilles devaient nous signaler les hydres, le cas échéant. Elles furent munies d’un petit poste de radio, fruit des loisirs d’Estranges. Puis nous commençâmes la construction d’une catapulte. Un jeune frêne fut sacrifié et transformé en ressort. Le bâti fut construit et l’engin essayé avec des blocs de rochers. La portée se révéla satisfaisante.

Notre petite armée, sous le commandement de Beuvin, prit alors le chemin du château, avec trois camions et les trois tracteurs remorquant les catapultes. Pendant huit jours, il n’y eut que des escarmouches. L’usine travaillait fiévreusement. Le neuvième jour, je me rendis sur le front avec Michel.

« Eh bien, demanda Beuvin, c’est prêt ?

— Les premières fusées arriveront aujourd’hui ou demain, répondis-je.

— Ouf ! Je puis bien vous dire que je n’étais pas tranquille. S’il leur était venu à l’idée de faire une sortie … »

Nous allâmes aux avant-postes.

« Passé la crête, nous dit le père Boru, qui, en sa qualité d’ancien adjudant, vétéran de la guerre 1939–1945, commandait les avant-gardes, on tombe sous le feu de leurs mitrailleuses. Autant que je sache, il y en a quatre: deux de 20 mm et deux autres, de 7 mm 5 probablement. Il y a aussi des fusils mitrailleurs.

— Hors de portée des catapultes ?

— Nous n’avons pas essayé de les atteindre. Nous nous sommes soigneusement gardés de révéler la portée exacte de nos armes, dit Beuvin.

— Et de l’autre côté du château ?

— Ils ont fortifié la place avec des troncs d’arbres. De plus, la route est sous leur feu. Impossible d’y amener du matériel lourd.

— Attendons. »

En rampant, nous allâmes jusqu’à la crête. Une mitrailleuse lourde la commandait.

« On pourrait essayer d’atteindre celle-là, dit Michel.

— Oui, mais nous n’attaquerons que lorsque les fusées seront arrivées. À l’aube bleue prochaine, je pense. »

Au moment indiqué, un camion arriva du village, portant mon oncle, Estranges et Breffort. Ils en descendirent plusieurs caisses.

« Voici des grenades, » dit Estranges.

Elles étaient faites d’un tube de fonte muni d’un détonateur.

« Et voici les fusées, dit mon oncle. Nous les avons essayées. Portée: 3 km 500. Précision assez bonne. Leur tête contient un kilo de débris de fonte et ce qu’il faut de T.N.T. Un camion suit avec les chevalets de lancement, et d’autres caisses. Il y a en tout 50 fusées de ce modèle. On en fabrique d’autres plus puissantes.

— Hé, hé ! dit Beuvin. Notre artillerie se monte ! »

Comme il disait cela, un de nos hommes dévala la pente.

« Ils agitent un drapeau blanc, dit-il.

— Ils se rendent ? Dis-je, incrédule.

— Non, ils envoient un parlementaire.

— Répondez », ordonna Beuvin.

Du côté ennemi, un homme se dressa et avança, agitant un mouchoir. Le père Boru le fit cueillir à mi-chemin dans le no man’s land, et nous l’amena. C’était Charles Honneger en personne.

« Que voulez-vous ? demanda Beuvin.

— Parler à vos chefs.

— Il y en a quatre ici.

— Pour éviter le sang inutilement répandu, nous proposons ceci: Vous dissolvez votre Conseil. Vous rendez vos armes, et nous prenons le pouvoir. Il ne vous sera fait aucun mal.

— Oui, vous voulez nous réduire en esclavage, dis-je. Voici nos contre-propositions. Vous rendez les jeunes filles que vous avez enlevées. Vous déposez les armes. Vos hommes sont mis en surveillance, et vous et votre père en prison, pour être jugés.

— Vous ne manquez pas de culot ! Venez-y toujours, avec vos pétoires de chasse.

— Je vous avertis, dit alors Michel, que si vous êtes vaincus, et qu’il y ait des morts chez nous, vous êtes pendus !

— Je m’en souviendrai !

— Je vous propose alors ceci, puisque vous ne voulez pas vous rendre, dis-je. Mettez les jeunes filles, ainsi que votre sœur et Mlle Ducher à l’abri, par exemple sur ce piton, là-bas.

— Rien à faire ! Ma sœur n’a pas peur, ni Mad. Si les autres sont tuées, je m’en fiche. Il y en aura d’autres après la victoire ; votre sœur, par exemple … »

Il se retourna à terre, la face tuméfiée. Michel avait été plus prompt que moi.

Il se releva.

« Vous avez frappé un parlementaire, dit-il blême.

— Vous n’êtes pas un parlementaire, mais un salaud. Allez, filez ! »

Il fut reconduit manu militari. À peine avait-il franchi la crête que le deuxième camion arriva. Les chevalets de lancement furent rapidement montés.

« Dans dix minutes, nous ouvrons le feu, dit Beuvin. Quel dommage de ne pas avoir d’observatoire !

— Et ce petit monticule, dis-je désignant, cent mètres derrière nous, une éminence de cinquante mètres de haut à peu près.

— Il est sous le feu de l’ennemi.

— Oui, mais de là, on doit voir même le château. J’ai une vue exceptionnelle. Je vais y aller en emportant ce téléphone. Le fil semble assez long.

— Je vais avec toi, » dit Michel.

Nous partîmes, déroulant le fil. À mi-hauteur, un brusque fracas et des éclats de pierre volant de tous côtés nos apprirent que nous avions été repérés. Nous nous aplatîmes au sol et, contournant la butte, prîmes le versant abrité. D’en haut, on voyait très bien les lignes ennemies. Le petit fortin de la mitrailleuse lourde était relié à l’arrière par une tranchée et flanqué de nids de F.M. Par-ci, par-là, des trous où remuaient des hommes.

« D’après le tailleur, ils devraient être 50 à 60. Mais d’après leur système de fortifications, ils doivent être plus nombreux, » remarqua Michel.

À environ un kilomètre à vol d’oiseau, dans sa clairière à mi-pente se dressait le château. De petites formes noires entraient et sortaient.

« Quel dommage que Vandal ait cassé ses jumelles !

— Hélas ! Nous n’avons plus que des télescopes. C’est puissant, mais peu maniable !

— Tiens, j’aurais dû démonter un petit « chercheur ».

— Tu auras le temps de le faire. Cela m’étonnerait que nous prenions le château aujourd’hui !

— Allô ! Allô ! Nasilla le téléphone. Dans une minute, nous ouvrons le feu sur le château. Observez. »

Je jetai un regard sur notre camp. La moitié des hommes se déployait en tirailleur, juste derrière la crête. D’autres s’affairaient autour des catapultes. Estranges et mon oncle réglaient minutieusement les bâtis lance-fusées. Les camions étaient répartis.

À 8 h 30 exactement, six jets de feu montèrent de notre retranchement. Ils montèrent haut, laissant un sillage de fumée, qui cessa. Les fusées avaient consommé leur charge propulsive. Six petits éclairs s’allumèrent sur la pelouse du château, et se transformèrent en six petits nuages de fumée. Quelques secondes plus tard, les détonations sèches nous parvinrent.

« Trop court de 30 mètres, » signalai-je.

À nouveau, six fusées s’envolèrent. Cette fois, elles firent mouche. L’une explosa en plein sur le perron, et les petites formes s’abattirent. Trois se relevèrent en chancelant et traînèrent la quatrième à l’intérieur. Une des fusées disparut par une fenêtre. Les autres percutèrent dans les murs, sans faire de gros dégâts, sembla-t-il.

« But ! » criai-je.

Coup sur coup, dix-huit fusées s’éparpillèrent ; l’une d’elles frappa l’auto d’Honneger, à droite de la maison, et l’incendia.

« Stop pour les fusées, téléphona Beuvin. Observez les catapultes. »

Trois charges s’envolèrent. Elles manquèrent de peu le fortin.

« Un peu trop long, » signala Michel.

Je le plaquai au sol. Ne pouvant atteindre nos hommes cachés derrière la crête, la mitrailleuse et les F.M. tiraient sur nous. Pendant quelques minutes, nous n’osâmes pas bouger, rasés par un essaim de balles bruissantes. Les obus de 20 mm fouillaient la terre un peu plus bas.

« Heureusement qu’ils n’ont pas de fusants !

— Il faudra aménager ce poste de guet. Descendons un peu. »

La mitrailleuse cessa de tirer, les F.M. se turent.

« Tir de harcèlement sur le territoire ennemi. Observez. »

Les fusées frappèrent au hasard le sol, ou disparurent dans les sapins, sans autre résultat visible que l’incendie d’une meule de paille.

La fusillade reprit, mais cette fois elle visait la crête. Blessé, un de nos hommes se laissa glisser en bas de la pente. Un autre camion était arrivé, portant des fusées de plus fort calibre. Massacre en descendit.

« Attention, feu de catapultes ! »

Cette fois, une charge explosa en plein sur le fortin ennemi. Il y eut des cris de douleur, mais la mitrailleuse continua son tir.

« Supériorité des armes à tir courbe sur celles à tir tendu pour la guerre de tranchées, remarqua Michel. Tôt ou tard, nous démolirons leur cahute, et ils ne peuvent nous atteindre.

— Je me demande pourquoi ils n’ont pas occupé la crête.

— Trop facile à tourner. Tiens, qu’est-ce que je disais !

Attention à gauche, téléphona-t-il. Six hommes rampent par là ! »

Quatre gardes se portèrent vers l’endroit menacé. Le sommet de la crête, battu par le feu des armes automatiques, était devenu intenable pour nous, et le père Boru s’était replié avec ses hommes. Des tranchées ennemies, une trentaine d’hommes surgirent. Ils coururent, se planquèrent.

« Attaque par-devant ! »

Sur la gauche, la fusillade crépitait déjà. Beuvin laissa approcher l’ennemi jusqu’à quinze mètres, puis fit lancer les grenades. Les tubes de fonte bourrés d’explosif remplirent bien leur rôle. Onze morts ou blessés restèrent sur le terrain. Avant que l’ennemi se soit replié, la Winchester du père Boru fit encore deux victimes. Sur la gauche, nous avions un mort et deux blessés, les autres trois morts et un blessé qui fut fait prisonnier. Il avait le bras droit littéralement déchiqueté par des chevrotines, et mourut pendant que Massacre essayait de lui poser un garrot.

Pendant un quart d’heure, les catapultes ne chômèrent pas. Au douzième coup, une charge tomba sur le pied de la mitrailleuse, la réduisant à un silence définitif. Trois F.M. sur quatre furent neutralisés et le dernier s’enraya sans doute, car il cessa de tirer. Nos hommes attaquèrent et, au prix de deux blessés, emportèrent les lignes ennemies, faisant trois prisonniers. Les autres réussirent à s’enfuir.

Pendant que nos éléments de reconnaissance poussaient prudemment en avant, nous arrosâmes le château de fusées. Il y eut une dizaine de coups au but. Avec curiosité, je suivis la trajectoire des six premières du grand modèle. Cette fois-ci, les murs cédèrent, et une aile s’écroula.

Un rapide interrogatoire des prisonniers nous renseigna sur la force de l’ennemi. Ses pertes étaient de 17 morts et de 20 blessés. Il restait comme défenseurs au château environ 50 hommes. Notre première victoire nous rapportait deux fusils mitrailleurs, une mitrailleuse de 20 mm intacte, et des munitions en abondance. Notre petite armée cessa du coup d’être une plaisanterie. En attendant le retour des éclaireurs, nous continuâmes l’arrosage du château, où un incendie se déclara.

Les éclaireurs revinrent enfin. La deuxième ligne ennemie, à 200 mètres du château, se composait de tranchées, avec trois mitrailleuses et un certain nombre de fusils mitrailleurs. Le père Boru, après son rapport, ajouta:

« Je me demande ce qu’ils voulaient faire de toutes ces armes. Ils ne prévoyaient pourtant pas ce qui est arrivé. Il faudra signaler cela à la police.

— Mais, mon vieux, la police, c’est nous maintenant.

— Tiens, c’est vrai. Ça simplifie les choses. »

Beuvin nous accompagna sur la butte, étudia minutieusement le paysage, et fit faire par Michel, excellent dessinateur à ses heures, un croquis des environs.

« Vous restez ici, avec deux hommes et l’artillerie. J’emmène les autres, ainsi que les catapultes et la mitrailleuse. J’emporte trois fusées d’artifice. Quand vous les verrez monter, cessez le feu. La ligne ennemie est sur cette petite crête, en bas de la pelouse. Tirez juste !

— Vous emmenez Massacre ?

— Non, il reste ici. C’est le seul chirurgien de ce monde !

— Bien. Mais rappelez-vous que vous êtes ingénieur ! »

Traînant la mitrailleuse et les catapultes, leur troupe partit.

J’envoyai à l’artillerie l’ordre de commencer le feu sur les retranchements. Pendant trois quarts d’heure, à la cadence de deux fusées par minute — il fallait économiser les munitions, nous n’avions que 210 fusées et l’usine avait fait des miracles ! — nous arrosâmes l’ennemi. De notre observatoire, faute de jumelles, nous ne pûmes guère apprécier les dégâts. En général le tir était bien groupé sur le milieu et les deux extrémités, là où l’on nous avait signalé la présence de mitrailleuses. Nous en étions à la 35e salve quand notre mitrailleuse commença son tir. La 45e venait de s’abattre juste sur la crête, quand je vis monter la colonne de fusée d’une fusée d’artifice.

« Cessez le feu ! »

De l’autre côté du château, une fusillade éclata. Les nôtres attaquaient par là aussi. Avec soulagement, je notai l’absence d’armes automatiques. Pendant vingt minutes, la bataille fit rage, ponctuée de l’éclatement des grenades et du bruit sourd des charges de catapultes. Puis le silence retomba. Nous nous regardâmes, anxieux, nous demandant si l’attaque avait réussi, et quelles étaient nos pertes.

Débouchant du bois, parut un garde brandissant un papier. Le temps de dévaler la pente, il était arrivé.

« Ça marche, » nous dit-il, haletant. Il nous tendit le message. Fébrilement, Michel le déplia, et lut à haute voix: « Nous avons forcé les lignes. 5 tués, 12 blessés. Pertes ennemies lourdes. Une vingtaine d’hommes se sont retranchés dans le château. Prenez un camion, et amenez les lance-fusées et le docteur. Arrêtez-vous à la maison du garde-chasse. Méfiez-vous, il peut y avoir quelques éléments ennemis dans le bois. »

Nous trouvâmes Beuvin à la maison du garde.

« L’affaire a été brève, mais chaude. Vos fusées ont eu un excellent résultat, dit-il à mon oncle. Sans elles … et sans vos catapultes … ajouta-t-il, se tournant vers moi.

— Qui a été tué, chez nous ?

— Trois ouvriers: Salavin, Freux et Robert. Deux paysans, dont j’ignore encore le nom. Il y a trois blessés graves dans la pièce à côté. »

Massacre y alla immédiatement.

« Neuf blessés légers, dont moi (il montra sa main gauche bandée): un éclat à la base du pouce.

— Et chez eux ?

— Beaucoup de morts et de blessés. Les trois dernières salves sont tombées en plein sur leurs tranchées. Venez voir. »

Effectivement, c’était du « beau travail ». L’artillerie n’eût pas fait mieux — ou pis. Comme nous levions la tête, une rafale de balles nous rappela à la prudence.

« Ils ont réussi à emporter une mitrailleuse légère et un F.M. Monsieur Bournat, vous allez montrer à deux hommes le maniement de vos chevalets.

— Non pas, j’y vais moi-même !

— Je ne vous laisserai pas vous exposer !

— J’ai fait toute la campagne d’Italie, en 43. Ils ne sont pas pires que les Fritz d’Hitler. Deuxièmement, il y a pléthore d’astronomes ! Et troisièmement, je suis commandant dans la réserve, et vous n’êtes que lieutenant. Allez, rompez, acheva-t-il en plaisantant.

— Soit. Mais soyez prudent. »

Les lance-fusées furent mis en batterie dans la tranchée, à 200 mètres à peine du château. La fière demeure était bien abîmée. Toute l’aile droite avait brûlé. Les fenêtres et la porte étaient barricadées. Sur la pelouse, une carcasse tordue et noircie était tout ce qui restait de la luxueuse auto d’Honneger.

« Savez-vous ce que sont devenues nos jeunes filles ? demanda Michel.

— Un des prisonniers nous a affirmé qu’elles étaient enfermées dans la cave voûtée depuis le début du combat. Mlle Honneger ne semble pas partager les idées de sa famille. Elle serait enfermée elle aussi, pour avoir essayé de nous avertir de ce que tramaient son père et son frère. Visez la porte et les fenêtres, » dit-il, pour mon oncle.

Salués par une rafale chaque fois que nous levions la tête, nous pointâmes les chevalets.

Mon oncle mit le contact électrique. Un fusement bref, une explosion violente.

« Mouche ! »

Une deuxième salve enfila les ouvertures ainsi créées, les fusées éclatèrent à l’intérieur. La mitrailleuse se tut. Trois autres salves suivirent. Derrière nous, nos mitrailleuses crachèrent leurs rafales dans les fenêtres défoncées. À une lucarne, sous le toit, un bras passa qui agitait un linge blanc.

« Ils se rendent ! »

À l’intérieur même du château, il y eut une série de coups de feu. Apparemment, les partisans de la lutte à outrance et ceux de la reddition se battaient. Le drapeau blanc disparut, puis reparut. La fusillade cessa. Méfiants, nous ne quittâmes pas les tranchées, mais cessâmes le feu. Par la porte défoncée, un homme parut, avec un mouchoir déployé.

« Approchez », ordonna Beuvin.

Il obéit. Il était blond, très jeune, beau, mais les traits tirés et les yeux creux.

« Si nous nous rendons, aurons-nous la vie sauve ?

— Vous serez jugés. Si vous ne vous rendez pas, vous serez tous morts avant une heure. Livrez-nous les Honneger, sortez sur la pelouse, les mains en l’air.

— Charles Honneger est mort. Nous avons dû assommer son père, mais il est vivant. Il a tiré sur nous quand nous avons hissé le drapeau blanc.

— Et les jeunes filles ?

— Elles sont dans la cave avec Ida — avec Mlle Honneger et Madeline Ducher.

— Saines et sauves ? »

Il haussa les épaules.

« Ça va. Compris. »

TROISIÈME PARTIE LA CONQUÊTE

CHAPITRE I LE JUGEMENT

Sans incident, les douze survivants s’alignèrent sur la pelouse, les mains derrière la nuque, les armes jetées à terre. Les deux derniers avaient porté Honneger, encore inconscient. Il fut soigneusement gardé à vue. Mitraillette au poing, je pénétrai dans le château avec Michel sous la conduite d’un prisonnier. L’intérieur était dans un état pitoyable. Les toiles de maîtres, accrochées, dans des cadres luxueux, aux murs du salon, pendaient lamentablement crevées. Deux extincteurs à mousse carbonique, vides, témoignaient qu’un début d’incendie avait été éteint. Nous trouvâmes le cadavre de Charles Honneger, à demi coupé en deux, dans le vestibule, dont le parquet et les murs étaient incrustés d’éclats. Par un escalier de pierre, en colimaçon, nous descendîmes à la cave, dont la porte de fer sonnait sous des coups frappés de l’intérieur. À peine fût-elle entrebâillée qu’Ida Honneger en jaillit. Michel la happa par le poignet.

« Où allez-vous ?

— Mon père ? Mon frère ?

— Votre frère est mort. Votre père … Il est encore vivant.

— Vous n’allez pas le tuer ?

— Mademoiselle, dis-je, une dizaine de nos hommes sont morts à cause de lui — sans compter les vôtres.

— Oh ! C’est affreux. Pourquoi ont-ils fait cela, pourquoi ? dit-elle, fondant en larmes.

— C’est encore un mystère pour nous, répondit Michel. Où sont les jeunes filles qu’ils avaient enlevées ? Et Mlle … enfin, la star !

— Mad Ducher ? Là, dans la cave. Les autres sont enfermées dans l’autre cave, à gauche, je crois. »

Nous pénétrâmes dans le souterrain. Une lampe à pétrole l’éclairait vaguement. Madeline Ducher était assise dans un coin, très pâle.

« Elle ne doit pas avoir la conscience très tranquille, dit Michel, qui ajouta rudement: Levez-vous et sortez. »

Nous délivrâmes les trois villageoises. Remonté au rez-de-chaussée, je trouvai Louis, arrivé avec le reste du Conseil.

« Le vieux Honneger s’est ranimé. Viens, nous allons l’interroger. »

Il était assis sur la pelouse, sa fille à côté de lui. Quand il nous vit venir, il se leva.

« Je vous ai sous-estimé, messieurs. J’aurais dû penser à avoir les techniciens avec moi. Nous aurions dominé ce monde !

— Pour quoi faire ? Dis-je.

— Pour quoi faire ? Ne voyez-vous donc pas qu’il y avait là une occasion unique de diriger l’évolution humaine ? En quelques générations, nous aurions pu produire des surhommes !

— Avec votre matériel humain ? Dis-je, sarcastique.

— Mon matériel humain ne manquait pas de qualités: courage, opiniâtreté, mépris de la vie. Mais vous auriez joué un grand rôle, dans mes projets. Ma faute a été de croire que je pouvais prendre le pouvoir contre vous. J’aurais dû le faire avec vous. »

Il se pencha vers sa fille qui pleurait.

« Ne soyez pas durs pour elle. Elle ignorait tout de mes projets et a essayé ensuite de les faire échouer. Maintenant, adieu, messieurs.

D’un geste rapide, il porta quelque chose à sa bouche.

« Cyanure, dit-il en s’écroulant.

— Eh bien, cela fera un homme de moins à juger », dit Michel, en guise d’oraison funèbre.

Nos hommes chargeaient déjà le butin dans les camions: 4 mitrailleuses, six fusils mitrailleurs, 150 fusils et mitraillettes, 50 revolvers, des munitions en abondance. C’était un véritable arsenal que cette maison. Chose précieuse, nous trouvâmes une petite presse d’imprimerie, intacte.

« Je me demande ce qu’ils voulaient faire de tout ce matériel, sur Terre.

— D’après un prisonnier, Honneger commanditait une ligue fasciste, dit Louis.

— Tant mieux pour nous, au fond. Nous pourrons, ainsi, lutter contre les hydres.

— À ce propos, on n’en a plus revu. Vandal est en train de disséquer la petite, qu’on avait conservée dans un tonneau d’alcool, avec l’aide de Breffort. Il est précieux, ce garçon. Il a déjà enseigné à des jeunes gens l’art de la poterie, à la manière des indigènes sud-américains. »

Nous rentrâmes au village. Il était seize heures. La bataille n’avait pas duré une journée ! Chez moi, je m’endormis, épuisé. Je revis mon vieux labo de Bordeaux, le visage du « patron » me souhaitant de bonnes vacances: (« Je suis sûr qu’il y a encore quelques petites choses à étudier pour vous là où vous allez. » Oh ! Ironie ! Toute une planète !) ; La massive carrure de mon cousin Bernard dans l’embrasure de la porte, puis la montagne coupée net, à des centaines de mètres sous moi. Vers dix-huit heures, mon frère me réveilla, et j’allai voir Vandal. Il était dans une salle de l’école ; sur une table, devant lui, l’hydre empestant l’alcool, à demi disséquée. Il dessinait des schémas, tantôt au tableau noir, tantôt sur le papier. Breffort et Massacre l’assistaient.

« Ah ! Te voilà, Jean, me dit-il. Je donnerais dix ans de ma vie pour pouvoir présenter ce spécimen à l’Académie ! Une organisation extraordinaire ! »

Il me conduisit devant ses schémas.

« Je n’ai encore que grossièrement commencé l’étude de l’anatomie de ces animaux, mais plusieurs choses importantes ressortent déjà. On ne saurait mieux les comparer, à certains points de vue, qu’à des animaux très inférieurs. Ils ont quelque chose de nos cœlentérés, ne serait-ce que la multitude de nématocystes, de cellules urticantes, contenues dans leur tégument. Système circulatoire très simple: cœur à deux poches, sang bleuâtre. Une seule artère se ramifiant, le reste de la circulation est lacunaire. Une seule grosse veine afférente au cœur. Les lacunes jouent un très grand rôle ; même dégonflées, la densité de ces hydres est remarquablement faible. Appareil digestif à digestion externe, avec injection des sucs digestifs dans la proie et aspiration par un estomac-pharynx. Intestin très simple. Mais deux choses sont curieuses: 1°La dimension et la complexité des centres nerveux. Il existe un véritable cerveau, placé dans une capsule chitineuse, à l’arrière de la couronne de tentacules. Ceux-ci sont richement innervés, ainsi qu’un curieux organe, situé sous le cerveau, et qui ressemble un peu à l’appareil électrique d’un poisson-torpille. Les yeux sont aussi perfectionnés que ceux de nos mammifères. Cette bête serait, dans une certaine mesure, intelligente que cela ne m’étonnerait pas. 2°Les poches à hydrogène. Car c’est de l’hydrogène que contiennent ces énormes sacs membraneux qui boursouflent la partie supérieure du corps et occupent les quatre-cinquièmes de son volume. Et cet hydrogène provient de la décomposition catalytique de l’eau, à basse température ! L’eau est amenée par un tube hydrophore, venant d’un tentacule spécial, dans cet organe, où doit se faire la décomposition. Je suppose que l’oxygène passe dans le sang, car l’organe est entouré de multiples capillaires artériels. Ah ! Si un jour nous maîtrisons le secret de cette catalyse de l’eau !

« Une fois les poches à hydrogène gonflées, la densité de l’animal est inférieure à celle de l’air, et il flotte dans l’atmosphère. La puissante queue aplatie sert de nageoire, mais surtout de gouvernail. Le principal mode de propulsion réside en des sacs contractiles, qui projettent de l’air mêlé d’eau vers l’arrière avec une violence inouïe, à travers de vraies tuyères ! Sur le spécimen que nous n’avons pas conservé, j’ai excité électriquement les muscles des sacs contractiles ; j’avais placé à l’intérieur un anneau de fer. Regarde ce qu’il est devenu ! »

Il me tendit un gros anneau plié en huit.

« La puissance de ces fibres musculaires est prodigieuse ! »

Le lendemain matin, je fus réveillé par des coups frappés à ma porte. Louis me faisait prévenir que le jugement des prisonniers valides allait commencer, et que, en tant que membre du Conseil, je faisais partie de la Cour. Je sortis. Le soleil bleu se levait.

La Cour siégeait dans un grand hangar, transformé en tribunal. Elle comprenait le Conseil, renforcé de notables. Parmi ceux-ci, Vandal, Breffort, mon frère Paul, Massacre, cinq paysans, Beuvin, Estranges et six ouvriers. Nous occupions une estrade avec une table, les notables étaient assis de part et d’autre de nous. Puis un espace vide, où se tiendraient les accusés, enfin l’emplacement réservé au public, avec des bancs. Toutes les issues étaient gardées par des hommes en armes. Avant qu’on introduisît les accusés, mon oncle, que son âge et son ascendant moral avaient fait désigner comme président, se leva et dit:

« Aucun de nous n’a encore eu à juger ses semblables. Nous formons une cour martiale extraordinaire. Les accusés n’auront pas d’avocats, car nous n’avons pas de temps à perdre dans des discussions interminables. Aussi avons-nous le devoir d’être aussi justes, aussi impartiaux que possible. Les deux principaux criminels sont morts. Et je vous rappelle que les hommes sont rares et précieux sur cette planète. Mais n’oublions pas que douze des nôtres sont morts par la faute des accusés, et que trois de nos jeunes filles ont été odieusement maltraitées. Introduisez les accusés. »

Je lui glissai: « Et Ménard ?

— Il travaille avec Martine à une théorie du cataclysme. C’est très intéressant. Nous en reparlerons. »

Un par un, entre des gardes armés, les trente et un survivants valides entrèrent, Ida Honneger et Madeline Ducher les dernières. Mon oncle reprit la parole:

« Vous êtes collectivement accusés de meurtres, rapts et attaques à main armée. Subsidiairement de complot contre la sécurité de l’État. Y a-t-il un chef parmi vous ? »

Ils hésitèrent un instant, puis, poussé par les autres, un colosse roux s’avança.

« Je commandais, quand les patrons n’étaient pas là.

— Vos nom, âge, profession ?

— Biron Jean. Trente-deux ans. J’étais mécanicien, autrefois.

— Reconnaissez-vous les faits dont vous êtes accusé ?

— Que je les reconnaisse ou non, cela ne fera pas de différence. Vous nous fusillerez quand même !

— Ce n’est pas sûr. Vous pouvez avoir été égarés. Faites sortir les autres ! Comment en êtes-vous venus à agir ainsi ?

— Eh bien, après le grand chamboulement, le patron nous a fait un discours, disant que le village était entre les mains — excusez-moi — d’une racaille, que nous étions sur une autre planète, qu’il fallait défendre la civilisation et — il hésita — que si nous marchions bien, nous serions tous comme les seigneurs de l’ancien temps.

— Avez-vous participé à l’attaque du village ?

— Non. Vous pouvez demander aux autres. Tous ceux qui y ont pris part sont morts. C’étaient les hommes du fils du patron. Le patron a été furieux, d’ailleurs. Charles Honneger a prétendu qu’il avait pris des otages. En réalité, il y avait longtemps qu’il voulait cette fille. Le patron n’était pas d’accord. Moi non plus. C’est Levrain qui l’a poussé.

— Quels étaient les buts de votre patron ?

— Je vous l’ai déjà dit. Il voulait être le maître de ce monde. Il avait des tas d’armes au château — il faisait la contrebande des armes, sur Terre — et puis, il avait nous autres. Il a risqué le coup. Il nous tenait. Nous avions tous fait des bêtises, autrefois. Il savait que vous n’aviez presque pas d’armes. Il ne pensait pas que vous en fabriqueriez si vite !

— Bon. Sortez ! Au suivant. »

Le suivant fut le jeune homme blond qui avait agité le drapeau blanc.

« Vos nom, âge, profession ?

— Beltaire Henri. Vingt-trois ans. Étudiant en sciences.

— Que diable alliez-vous faire dans cette galère ?

— Je connaissais Charles Honneger. Un soir, j’avais perdu tout l’argent de mon mois au poker. Il a payé mes dettes. Il m’a invité au château et, au cours d’une excursion en montagne, m’a sauvé la vie. Puis il y a eu le cataclysme. Je n’ai pas approuvé les projets de son père, ni sa conduite. Mais je ne pouvais pas laisser tomber Charles. Je lui dois la vie. Je n’ai pas tiré un seul coup de feu contre vous !

— Nous vérifierons. À un autre. Ah ! Encore une question. Quelle était votre partie ?

— Je voulais devenir aérodynamicien.

— Cela pourra servir un jour, qui sait ?

— Je voulais aussi vous dire … Ida Honneger … elle a fait ce qu’elle a pu pour vous prévenir.

— Nous savons, et nous en tiendrons compte. »

Le défilé continua. Il y avait là, mêlées, à peu près toutes les professions. La grande majorité des accusés avaient appartenu à une ligue plus ou moins fasciste.

Je ne sais ce que pensaient les autres à ce moment, mais, pour ma part, j’étais embarrassé. Beaucoup de ces hommes avaient l’air sincère, et même, pour quelques-uns, honnêtes. Il était évident que les principaux coupables étaient morts. Beltaire m’avait été sympathique, dans sa fidélité à son ami. Aucun des autres accusés ne l’avait chargé. Au contraire, ils avaient confirmé, pour la plupart, qu’il n’avait pas pris part au combat. Le vingt-neuvième accusé entra. Il déclara se nommer Jules Levrain, journaliste, âgé de quarante-sept ans. C’était un homme de petite taille, maigre, au visage dur. Louis compulsa des papiers.

« D’après les déclarations des témoins, vous ne faites pas partie des hommes de main d’Honneger. Vous étiez un invité, et certains supposent même que vous étiez le grand patron. Vous ne pouvez pas nier avoir tiré sur nous. De plus, les témoins se plaignent de … mettons violences de votre part.

— C’est faux ! Je ne les ai jamais vues. Et je n’étais pas dans le coup. Je n’étais qu’un simple invité !

— Bien, il en a du culot ! clama le garde de la porte. Je l’ai vu à la mitrailleuse du centre, celle qui nous a tué Salavin et Robert ! Je l’ai visé trois fois sans pouvoir le descendre, cet enfant de salaud ! »

Dans la salle, beaucoup de gardes, venus en spectateurs, approuvèrent. Malgré ses protestations, il fut entraîné au-dehors.

« Introduisez Mlle Ducher. »

Elle entra, l’air abattu, malgré son fard. Elle semblait inquiète, désorientée.

« Madeline Ducher, vingt-huit ans, actrice. Mais je n’ai rien fait !

— Vous étiez la maîtresse du père Honneger, n’est-ce pas ?

— Des deux, oui », clama une voix dans la salle. Une tempête de rires se déchaîna.

« C’est faux, cria-t-elle. Oh ! C’est odieux ! Me laisser insulter comme cela !

— C’est bon, c’est bon. Silence dans la salle ! Nous verrons. À la suivante.

— Ida Honneger, dix-neuf ans, étudiante. »

Ses yeux rougis ne l’empêchaient pas d’éclipser complètement l’actrice.

« Étudiante en quoi ?

— En droit.

— J’ai peur que cela ne vous soit pas très utile ici. Nous savons que vous avez fait tout ce que vous avez pu pour éviter le drame. Hélas ! Vous n’avez pas réussi. Tout au moins avez-vous adouci la captivité de nos trois jeunes filles. Pouvez-vous nous donner des renseignements sur ceux que nous allons juger ?

— Pour la majorité, je ne les connais pas. Biron n’était pas un mauvais homme. Et Henri Beltaire mérite votre indulgence. Il m’a dit qu’il n’avait pas tiré, et je le crois. Il avait de l’amitié pour mon frère … » Elle étouffa un sanglot.

« Mon père et mon frère n’étaient pas mauvais non plus, au fond. Ils étaient violents, ambitieux. Quand je suis née, nous étions très pauvres. La richesse est venue tout d’un coup, et les a grisés. Oh ! C’est cet homme, ce Levrain, qui est la cause de tout. C’est lui qui a fait lire Nietzsche à mon pauvre père, qui s’est cru un surhomme. C’est lui aussi qui lui a soufflé ce projet insensé de conquérir un monde ! Il est capable de tout ! Oh ! Je le hais ! »

Elle fondit en larmes.

« Asseyez-vous, mademoiselle, dit doucement mon oncle. Nous allons délibérer. Mais n’ayez aucune crainte pour vous. Nous vous considérons plutôt comme un témoin. »

Nous nous retirâmes, assistés du corps des notables, derrière un rideau. La discussion fut longue. Louis et les paysans étaient partisans de peines sévères. Michel, mon oncle, le curé, moi-même, prêchâmes la modération. Les hommes étaient rares. Ne comprenant rien à ce qui s’était passé, les accusés avaient naturellement suivi leurs chefs. Finalement, nous tombâmes d’accord. Mon oncle lut le verdict aux accusés réunis.

« Jules Levrain: vous êtes reconnu coupable de meurtre, rapt et violences avec préméditation. Vous êtes condamné à mort par pendaison. La sentence est exécutoire dans l’heure qui vient. »

Le bandit fit bonne contenance, mais pâlit affreusement. Une houle passa dans les rangs des accusés.

« Henri Beltaire: vous êtes reconnu innocent de toute activité néfaste à la communauté. Mais comme vous n’avez rien fait pour nous prévenir …

— Je ne pouvais pas …

— Silence ! Je dis donc: comme vous ne nous avez pas prévenus, vous êtes classé comme citoyen mineur, sans droit de vote, jusqu’à ce que vous ayez racheté votre conduite.

— À part cela, je suis libre ?

— Oui, libre comme nous. Mais si vous voulez rester au village, il vous faudra travailler.

— Oh ! Je ne demande pas mieux !

— Ida Honneger: vous êtes reconnue innocente. Mais vous serez inéligible pour dix ans.

« Madeline Ducher: rien n’a été retenu contre vous, sinon une moralité douteuse, et des attaches, mettons sentimentales — il y eut des rires — avec les principaux criminels. Silence ! Vous êtes privée de tout droit politique, et affectée d’office aux cuisines.

« Tous les autres: vous êtes condamnés aux travaux forcés pour une période qui ne pourra pas excéder cinq ans terrestres, que vous pourrez réduire par votre conduite. Vous êtes privés de tous droits politiques à vie, sauf action d’éclat au bénéfice de la communauté. »

Il y eut une once de joie dans le groupe, qui craignait d’être frappé bien plus durement.

« Vous êtes de chic types, nous cria Biron.

— La séance est levée. Emmenez les condamnés. »

Le curé alla rejoindre Levrain, sur la demande de celui-ci. Les spectateurs, les uns approuvant, les autres furieux, se dispersèrent. Je descendis de l’estrade, me dirigeai vers Beltaire. Je le trouvai en train de consoler Ida.

« Bon, dis-je à mon oncle. Je comprends pourquoi ils se défendaient mutuellement si bien ! »

Je m’approchai d’eux.

« Où allez-vous loger ? La Ducher loge à la cantine, qu’elle le veuille ou non. Pour vous, c’est différent. Vous ne pouvez songer à retourner au château, à demi détruit et à la merci des hydres. Ici, la place est rare, avec toutes ces maisons démolies. Il faudra aussi vous trouver du travail. La loi interdit la paresse, maintenant !

— Où est-elle inscrite, cette loi ? demanda Ida. Nous voulons être de bons citoyens, et pour cela, il nous faut la connaître.

— Hélas ! Mademoiselle, elle n’est pas encore rédigée. Il y a tout un fatras de textes, dans les procès-verbaux du Conseil. Au fait, vous étiez juriste ?

— Je venais d’achever ma deuxième année.

— Voilà un travail tout trouvé pour vous. Vous rédigerez notre Code. Je vais en parler au Conseil. Quant à vous, dis-je à Beltaire, je vous prends avec moi. Vous m’aiderez dans mon travail de ministre des Mines. Avec votre formation scientifique, vous serez vite un prospecteur tout à fait convenable. Appointements: la nourriture à la cantine et un toit sur votre tête, tout comme moi. »

Michel nous rejoignit.

« Si tu veux engager Beltaire, c’est trop tard, je viens de le faire.

— Tant pis. Je prendrai ma sœur. L’astronomie attendra. Au fait, elle est descendue ici avec Ménard. Il doit nous faire part de ses théories ce soir. »

Je regardai Hélios, haut dans le ciel.

« Ce ne sera donc pas tout de suite ! Dis, Michel, est-ce que cela gênerait ta sœur si cette jeune fille partageait son logement, en attendant que nous lui trouvions autre chose ?

— La voilà. Tu peux toujours le lui demander.

— Fais-le pour moi. Elle m’intimide, ton astronome de sœur !

— Tu as bien tort. C’est une chic fille et qui a beaucoup de sympathie pour toi !

— Qu’en sais-tu ?

— Elle me le dit assez souvent ! »

Et il partit en riant.

CHAPITRE II L’ORGANISATION

L’après-midi, l’Académie des sciences de Tellus se réunit dans la salle d’école. Ménard devait faire son exposé. Étaient présents Michel et Martine, Massacre, Vandal, Breffort, mon oncle, les ingénieurs, le curé, l’instituteur, Henri et Ida, Louis, mon frère, moi-même et quelques curieux. Ménard monta en chaire.

« Je vais vous exposer le résultat de mes observations et de mes calculs. Nous sommes, comme vous le savez tous, sur un autre monde. Appelons-le Tellus, puisque ce nom a prévalu. Son équateur doit mesurer environ 50 000 kilomètres. L’intensité de la pesanteur à sa surface est à peu près de 0,9 g terrestres ; Tellus possède trois satellites, à des distances que je ne connais encore qu’à peu près. Vers 100 000 kilomètres, le plus petit, Phébé, qui nous paraît le plus gros. Vers 530 000, Séléné, plus gros que notre ancienne Lune, et vers 780 000, Artémis, sensiblement trois fois plus gros en réalité. J’ai d’abord cru que nous appartenions à un système d’étoile double. Il n’en est rien. En réalité Sol, le petit soleil rouge, n’est qu’une grosse planète extérieure, encore à l’état stellaire. Mais, plus loin qu’elles se situent d’autres planètes qui tournent autour d’Hélios, et non de Sol. Celui-ci possède cependant onze satellites au moins. Pour le moment, nous sommes en opposition: quand Hélios se couche, Sol se lève. Mais dans un certain temps, dans un quart d’année tellurienne à peu près, nous serons en quadrature. Nous aurons alors tantôt les deux soleils à la fois, tantôt un seul, tantôt pas du tout — ce qui sera plus commode pour les observations, acheva-t-il avec satisfaction.

« Les jours et les nuits sont et restent égaux. Nous sommes donc sur une planète dont l’axe est très peu incliné sur le plan de son orbite. Comme, d’autre part, la température est modérée, je pense que nous devons être placés vers le 45e degré de latitude nord. En admettant l’hypothèse d’une obliquité nulle, la latitude de l’observatoire serait de 45 degrés 12 minutes.

« Je vais maintenant vous faire part de la seule hypothèse pas trop absurde que je sois arrivé à mettre sur pied. Elle m’est venue à l’idée, en même temps qu’une autre, d’ailleurs, dans les heures qui ont suivi notre arrivée ici.

« Vous savez sans doute que certains astronomes considèrent l’Univers comme une hypersphère — ou plutôt un hypersphéroïde — à quatre dimensions, courbée selon la quatrième, et épaisse, dans cette dernière, d’une molécule, le tout flottant dans un hyperespace que nous ne pouvons concevoir que fort vaguement, par analogie. La majorité des théoriciens considérait même, à un moment tout au moins, qu’en dehors du continuum Espace-Temps, il n’y avait rien, pas même le vide, car le vide, c’est de l’espace. Cette conception m’avait toujours paru indigente et je crois maintenant avoir la preuve du contraire. D’après ma théorie, il y aurait, dans l’hyperespace, une multitude d’hypersphères-Univers, flottant comme pourraient flotter dans cette pièce une multitude de ballons d’enfants. Prenons deux de ces ballons. L’un est notre vieil univers, avec, perdue dans son immensité, notre galaxie et notre système solaire. L’autre est l’Univers enfermant Tellus, dans sa propre galaxie. Pour une raison inconnue, ces deux Univers se sont heurtés. Il y a eu interpénétration partielle des deux continuums, et Tellus et la Terre se sont trouvées au même endroit, à la fois dans un univers et dans l’autre. Pour des causes également inconnues, c’est un fragment de la Terre qui a été chassé dans le nouvel univers: peut-être Tellus a-t-elle aussi perdu quelques plumes dans la rencontre, et nos amis terrestres sont-ils en train de chasser l’hydre dans les plaines du Rhône. Il est une chose certaine, c’est que les deux univers étaient animés d’une vitesse sensiblement égale et de même sens, et que les vitesses orbitales de la Terre et de Tellus étaient à peu près égales. Sans cela, il est peu probable que nous eussions survécu. C’est ce qui explique aussi que la mission interplanétaire où figurait le cousin de Jean Bournat, ici présent, ait pu soupçonner le cataclysme du côté de Neptune et le gagner de vitesse dans leur retour vers la Terre. Il est fort possible que les planètes extérieures de notre ancien système solaire aient été « soufflées » dans cet univers, et dans ce cas je pense avec amusement à la tête que doivent faire mes collègues restés sur Terre. Mais je ne le crois pas.

« Il reste bien des choses mystérieuses. Comment se fait-il qu’il ne semble pas y avoir eu d’interpénétration des espaces au niveau des atomes, ce qui aurait probablement entraîné une fantastique explosion ? Comment se fait-il que le cataclysme se soit borné au transfert d’un fragment de Terre dans ce nouvel univers ? Nous n’en savons rien. Le saurons-nous jamais ? Il est une chose bien troublante aussi, car c’est un hasard inconcevable, c’est le fait que nous soyons tombés sur une planète où la vie protoplasmique est possible. M. le curé y voit la main de la Providence. Qui sait ?

« Je vous ai dit que j’avais conçu un moment une autre hypothèse encore plus fantastique. J’ai pensé un moment que nous avions pu faire un voyage dans le temps, et que nous nous étions heurtés au propre passé de notre planète, à l’antécambrien, par exemple. Le nœud se serait fait dans le temps, et Sol aurait été Jupiter. Mais, outre le fait que cette hypothèse soulevait de multiples difficultés, tant physiques que métaphysiques, les caractéristiques de Tellus et des autres planètes le démentent formellement.

« Peut-être aussi, comme l’ont pensé Michel et Martine Sauvage, est-ce avec notre vieil univers que nous nous sommes heurtés, par un simple pli dans la quatrième dimension. Nous pourrions être alors dans le système d’une étoile de la nébuleuse d’Andromède, par exemple, ou même tout bonnement à l’autre bout de notre ancienne galaxie. Les observations futures nous l’apprendront peut-être.

« Pour terminer, et rendre hommage à l’esprit prophétique de certains romanciers, je rappellerai que J.H. Rosny aîné avait, dans sa Force mystérieuse, prévu un cataclysme analogue. Mais il s’agissait d’un univers fait d’une autre matière que la nôtre. Ceux que les développements mathématiques intéressent peuvent venir me voir. »

Il descendit de la chaire et, l’instant d’après, s’engagea dans une vive discussion avec mon oncle, Michel et Martine. Je m’approchai, mais entendant parler de tenseurs, de champs de gravitations, etc., je battis promptement en retraite.

Louis m’attira dans un coin.

« C’est tout à fait passionnant, la théorie de M. Ménard, mais du point de vue pratique, cela ne nous avance guère. Il est évident que nous devrons vivre et mourir sur cette planète. Il s’agit de s’organiser. Bien des choses sont à faire. Tu me disais l’autre jour qu’il pourrait y avoir de la houille pas très loin. Nous a-t-elle suivis ?

— C’est possible. Je serais bien étonné si le chamboulement n’avait pas ramené à la surface du Stéphanien ou du Westphalien — ne t’affole pas, ce sont simplement les noms des étages houillers que nous pouvons rencontrer dans notre région. Mais tu sais, ce ne sera pas grand-chose de merveilleux ! Quelques veines de cinq à trente centimètres d’épaisseur, peut-être, de houille maigre ou d’anthracite.

— Ce sera toujours ça ! Il est capital pour nous que l’usine puisse fournir de l’électricité. Tu sais que la fabrication des fusées a dévoré presque toute notre réserve de charbon. Heureusement, nous avons des stocks d’alu et de durai. Faute d’acier … »

Les jours qui suivirent furent pour moi une période d’activité intense. Au Conseil, nous prîmes toute une série de mesures de protection. Des postes de guet, munis d’un refuge hermétique, furent installés au nombre de six à quelques kilomètres du village. Ils étaient approvisionnés comme pour un siège, reliés par téléphone rudimentaire au poste central et chargés de donner l’alarme à la moindre trace d’hydre. Les habitants de quatre fermes trop isolées furent repliés sur le village, avec leur bétail. Les travaux des champs s’effectuèrent sous la protection de camions armés de mitrailleuses. Pour économiser le carburant, ils étaient amenés à pied d’œuvre par le bétail qu’ils devaient protéger. Nous perfectionnâmes nos fusées et eûmes ainsi une artillerie antiaérienne, qui fit ses preuves lors de l’incursion d’une cinquantaine d’hydres, dont trente environ furent abattues.

Je partis un matin à la recherche du charbon, avec Beltaire et deux gardes armés. Comme je l’avais pensé, le gisement houiller était proche. Une partie était dans la zone intacte, le reste dans la zone morte, et par endroits le charbon affleurait.

« Ce sera plus commode pour commencer, dit Beltaire.

— Oui, mais les veines sont probablement impossibles à suivre, dans ce chaos. Voyons la partie non disloquée. »

Comme je l’avais prévu, peu de veines dépassaient 15 centimètres d’épaisseur. L’une d’entre elles, cependant, atteignait 55 centimètres.

« Sale boulot en perspective pour les mineurs », dis-je.

Fort de mon titre de ministre des Mines, je réquisitionnai trente hommes, et leur fis déboulonner la voie ferrée qui allait autrefois vers la plus proche gare, ainsi que la deuxième voie qui allait à la carrière d’argile qui servait de minerai d’aluminium. Grâce à la découverte de Moissac et Wilson, en 1978 on extrayait l’aluminium de l’argile, et non pas seulement de la bauxite, comme autrefois. Nous sommes revenus à ce vieux procédé, commode pour nous qui possédons sur Tellus des gisements énormes de bauxite d’une pureté admirable. Tout ceci ne se fit pas sans qu’Estranges protestât.

« Comment voulez-vous que j’amène le minerai à l’usine ?

— Et d’un, je vous laisse une voie sur deux. Deuxièmement, nous n’avons pas besoin d’une quantité énorme d’alu, pour le moment au moins. Troisièmement, comment votre usine marchera-t-elle sans charbon ? Et quatrièmement, nous fondrons du fer, dès que j’aurai trouvé du minerai. En attendant, il y a un tas de vieille ferraille que vous pouvez transformer en rails. C’est votre travail ! »

Je réquisitionnai de même deux petites locomotives, sur les six que possédait l’usine, et des wagons en nombre suffisant. Aux carrières de calcaire, je pris trois marteaux-piqueurs et un compresseur.

Quelques jours après, la mine fonctionnait, et le village avait de l’électricité. Elle employait dix-sept des « forçats », avec des gardes dont le rôle était moins de les surveiller que de les défendre contre les hydres. Ils cessèrent vite de se considérer comme des prisonniers, et nous cessâmes nous aussi de les considérer comme tels. Ils furent « les mineurs » et, sous la direction d’un ancien porion, devinrent rapidement capables de creuser leurs galeries.

Soixante jours passèrent ainsi, occupés par des travaux d’organisation. Michel et mon oncle, aidés par l’horloger, fabriquèrent des pendules telluriennes. Nous étions très gênés par le fait que le nycthémère comprenait 29 de nos heures. Chaque fois que nous tirions nos montres, il fallait se livrer à des calculs compliqués. Deux types d’horloges furent fabriqués, les uns divisés en 24 « grandes heures », les autres en 29 heures terrestres. Finalement, quelques années plus tard, nous adoptâmes le système encore utilisé aujourd’hui et qui vous est seul familier: division du jour en 10 heures de 100 minutes, chaque minute comprenant 100 secondes de 10 dixièmes chacune. Ces secondes diffèrent très peu des anciennes secondes. Entre parenthèses, un des premiers résultats du cataclysme avait été de dérégler les pendules à balancier, au grand ahurissement des paysans, à cause de la valeur un peu plus faible de g.

Notre stock de provisions, en y ajoutant celles trouvées dans les caves du château, nous aurait permis de tenir environ dix mois terrestres. Nous étions dans la zone tempérée de Tellus, la zone d’éternel printemps, et nous pouvions compter sur plusieurs récoltes par an, si le blé s’acclimatait. La surface restée cultivable de la vallée suffirait tant que la population ne s’accroîtrait pas trop. Le sol de Tellus avait l’air fertile.

Nous avions réparé un grand nombre de maisons et nous n’étions plus entassés. L’école avait rouvert ses portes, et le Grand Conseil siégeait dans un hangar métallique. Ida régnait sur la salle des archives, et j’étais sûr d’y trouver Beltaire quand j’avais besoin de lui. Nous avions entrepris de rédiger un embryon de code, en changeant le moins possible le droit usuel sur la Terre, mais en le simplifiant et en l’adaptant. Ce code est toujours en vigueur. Il y avait aussi une salle commune et une bibliothèque.

Le chemin de fer de la mine de houille fonctionnait, celui de la carrière d’argile aussi, l’usine tournait à la mesure de nos besoins. Nous étions tous occupés, car la main-d’œuvre n’était pas trop abondante. Le village était actif, et on se serait cru plutôt dans une vivante bourgade terrestre qu’à la surface d’un monde perdu dans l’infini de l’espace — ou faut-il dire: des espaces ?

Nous eûmes nos premières pluies, sous la forme d’orages qui brouillaient le temps pour une dizaine de jours. Nous eûmes aussi nos premières nuits totales, encore brèves. Je ne saurais décrire l’impression que je ressentis quand je vis nettement pour la première fois les constellations qui allaient être les nôtres pour toujours.

Les membres du Conseil avaient pris l’habitude de se réunir en séances officieuses chez mon oncle, soit dans sa maison du village, soit plus souvent dans celle, remise en état, de l’observatoire. Nous y retrouvions Vandal, Massacre, absorbés tous deux dans l’étude des hydres, avec Breffort pour aide, Martine, Beuvin, sa femme, mon frère, et Ménard, quand nous pouvions l’arracher à son ordinateur. Si dans les conseils officiels Louis menait la danse pour tout ce qui était pratique, ici, où l’on parlait beaucoup plus de sciences ou de philosophie, mon oncle, avec sa puissante érudition, était le chef incontesté du cercle. Ménard parlait parfois aussi et nous étions frappés par l’ampleur des conceptions que développait ce petit homme à barbe de chèvre. J’ai gardé un excellent souvenir de ces réunions, car c’est là que j’ai connu véritablement Martine.

Un soir, je montais la pente, tout joyeux, car, à environ trois kilomètres de la zone morte, sur le sol tellurien, j’avais, dans le creux d’un ravin, trouvé de l’excellent minerai de fer. À vrai dire, d’ailleurs, je ne l’avais pas découvert moi-même. Un de mes hommes d’escorte m’en avait apporté un morceau, me demandant ce que c’était. Au détour du chemin, je rencontrai Martine.

« Vous voilà. Je descendais vous chercher !

— Je suis en retard ?

— Non, les autres sont à l’observatoire, où Ménard leur expose une découverte.

— Et vous êtes venue à ma rencontre ? Dis-je, flatté.

— Oh ! Je n’ai pas de mérite. Cela ne m’intéresse pas, c’est moi qui l’ai faite.

— Qu’est-ce donc ?

— C’est … »

Je ne devais pas le savoir ce jour-là. Tout en parlant, Martine avait levé les yeux. Elle resta la bouche ouverte, une horreur indicible sur son visage. Je me retournai: une hydre gigantesque piquait droit sur nous !

Au dernier moment, je repris le contrôle de moi-même, plaquai Martine au sol, m’allongeant à côté d’elle. L’hydre nous frôla, mais nous manqua. Emportée par sa vitesse, elle vola encore plus de cent mètres avant de pouvoir virer. Je fus debout d’un bond.

« Filez au village ! Il y a des arbres, le long de la route !

— Et vous ?

— Je vais l’occuper. Je l’aurai sans doute avec mon revolver.

— Non, je reste !

— Filez, nom de Dieu ! »

Il était déjà trop tard pour fuir. Je savais qu’avec mon revolver j’avais peu de chances de tuer le monstre. Un creux béait dans un roc. J’y poussai Martine de force, me mis devant elle. Avant que l’hydre eût le temps de projeter son dard, je tirai cinq balles: elles durent porter, car, avec un sifflement, la bête ondula et fit un écart. Il me restait trois balles et mon couteau, un long couteau suédois que je conservais affilé comme un rasoir. L’hydre se plaça en face de nous ; ses tentacules remuaient comme ceux d’une pieuvre, ses six yeux fixes nous regardaient, glauques et mornes. À une légère contraction du cône central, je sentis que le dard allait partir. J’usai mes trois dernières balles, puis, couteau au poing, fonçai tête baissée entre les tentacules. Parvenu sous le monstre, j’empoignai un des bras et tirai violemment. Malgré l’atroce brûlure à la main, je tins bon. Déséquilibrée, la bête lança son dard qui manqua Martine, et dont le bout corné s’émoussa contre le rocher. L’instant d’après, collé au flanc du monstre, je le lardais de coups de couteau. Puis mes souvenirs sont confus. Je me rappelle ma rage grandissante, des lambeaux de chair ignoble pendant contre mon visage, la sensation de quitter le sol, une chute, un choc. C’est tout.

Je me réveillai sur un lit, chez mon oncle. Massacre et mon frère me soignaient. Mes mains étaient rouges et enflées, et le côté gauche de ma figure me lancinait.

« Martine ? Demandai-je.

— Elle n’a rien. Une légère commotion nerveuse, répondit Massacre. Je lui ai donné un somnifère.

— Et moi ?

— Brûlures, épaule gauche démise. Vous avez de la chance. Vous avez été projeté à dix mètres, et, à part l’épaule, vous n’avez même pas de grosses contusions. Un arbuste a amorti le choc. Je vous ai remis votre épaule pendant votre évanouissement, et c’est ce qui vous a ranimé. Vous en avez pour quinze jours au plus !

— Quinze jours ! Il y a tant à faire ! Je venais de trouver du minerai de fer … »

Une violente douleur me transperça les mains.

« Dites, docteur, vous n’avez rien contre ce venin ? Cela me brûle vraiment beaucoup.

— Dans cinq minutes vous vous sentirez mieux. Je vous ai mis une pommade calmante. »

La porte explosa, et Michel se rua dans ma chambre. Il se précipita vers moi, la main tendue, et s’arrêta net quand il vit les miennes bandées.

« Docteur ?

— Ça ne sera rien.

— Ah ! Mon vieux, mon vieux ! Sans toi, ma sœur était perdue !

— Tu n’aurais pas voulu que je nous laisse manger par cette espèce de pieuvre qui s’est trompée de milieu, essayai-je de plaisanter. Au fait, est-elle morte ?

— Morte ? Plutôt ! Tu en as fait de la charpie ! Ah ! Je ne sais comment reconnaître …

— Ne t’inquiète pas. Dans ce monde, tu auras certainement l’occasion de me revaloir ça !

— Maintenant, coupa Massacre, laissez-le dormir. Il va probablement nous faire une forte fièvre. »

Ils sortirent tous docilement. Comme Michel franchissait le seuil, je lui demandai:

« Envoie-moi Beltaire demain matin. »

Je tombai dans un sommeil agité, d’où je sortis, quelques heures plus tard, épuisé, mais sans fièvre. Je me rendormis paisiblement, et me réveillai très tard le lendemain. La douleur de mes mains et de mon visage était très réduite. Sur la chaise, Michel, dormait, plié en deux.

« Il t’a veillé toute la nuit », dit la voix de mon frère, debout dans l’embrasure de la porte. « Comment vas-tu ?

— Mieux, bien mieux. Quand crois-tu que je pourrai me lever ?

— Massacre a dit dans deux ou trois jours, si la fièvre ne revient pas. »

Derrière Paul parut soudain Martine, portant un plateau où fumait une cafetière.

« Voici pour Hercule ! Le docteur a dit qu’il pouvait manger ! »

Elle posa son plateau, m’aida à m’asseoir et, m’ayant calé le dos avec des coussins, me posa un rapide baiser sur le front.

« Voilà un bien petit remerciement ! Dire que sans vous je serais un cadavre informe. Brr ! »

Elle secoua Michel.

« Debout, vieux frère ! Louis t’attend. »

Michel se leva, bâilla, et, après s’être informé de ma santé, partit avec Paul.

« Louis montera cet après-midi. Maintenant, monsieur Hercule, je vais vous faire manger.

— Pourquoi Hercule ?

— Dame ! Quand on combat les hydres corps à corps …

— Et moi qui croyais que c’était pour mon physique avantageux, dis-je d’un ton comiquement désolé.

— Bon, vous plaisantez, vous serez vite guéri. »

Elle me fit manger comme un enfant, puis boire une tasse de café.

« Il est excellent, dis-je.

— J’en suis heureuse, je l’ai préparé moi-même. Croyez-vous que j’ai été obligée d’en référer au Conseil pour avoir une malheureuse ration de café ? Il est classé comme médicament !

— Il va falloir s’habituer à s’en passer, je le crains. Il est peu probable qu’il y ait des caféiers sur Tellus. Ce qui est plus grave, c’est le sucre !

— Bah ! Nous trouverons bien une plante sucrière. Sinon … il y a ici des ruches. Nous reviendrons au miel.

— Oui, mais s’il y a des fleurs sur notre lambeau de Terre, la végétation tellurienne en semble jusqu’à présent complètement dépourvue.

— Nous verrons bien. Pour ma part, je suis optimiste. Nous avions une chance sur des milliards de rester vivants, et nous le sommes ! »

Des coups frappés à la porte l’interrompirent. C’étaient les deux inséparables, Henri et Ida.

« Nous venons voir le héros, dit celle-ci.

— Oh ! Héros ! Quand on est acculé, l’héroïsme est inévitable !

— Je ne sais pas. Je pense que je me serais laissé manger, dit Henri.

— Même si tu avais été avec Ida ?

— Ah ? »

Je rougis.

« Non. Ce n’est pas ça que je veux dire. Supposons que tu aies été avec Martine, ou une autre jeune fille.

— Eh bien, franchement, je n’en sais rien.

— Tu te calomnies ! Mais ce n’est pas pour cela que je t’ai fait venir. Tu vas aller, avec les deux hommes qui m’escortaient, reconnaître plus complètement le gisement de fer. Tu me rapporteras des échantillons variés. Comme il était tard quand nous l’avons trouvé, je n’ai fait qu’y jeter un coup d’œil. Tu relèveras aussi le meilleur tracé pour une voie ferrée, si le gisement te semble en valoir la peine. Et méfie-toi des hydres: elles ne volent pas toujours en bande ! La preuve ! Elles peuvent te tomber dessus à deux ou trois. Prends plutôt dix hommes d’escorte et un camion. Et vous, Ida, comment va votre travail ?

— J’ai commencé à codifier vos décrets. C’est curieux à étudier, ce droit naissant. Votre Conseil s’est arrogé des pouvoirs dictatoriaux.

— C’est provisoire, j’espère. Il le faut bien ! Quoi de neuf, en bas ?

— Louis est furieux contre les guetteurs qui ont laissé passer votre hydre sans la signaler, sous prétexte qu’elle était isolée. Ce sont ceux du poste 3.

— Les saligauds !

— Louis parle de les faire fusiller !

— C’est excessif. Nous n’avons pas trop d’hommes. »

En fait, la première fois que je sortis, cinq jours après, appuyé d’un côté sur Michel et de l’autre sur Martine, j’appris qu’ils avaient été simplement chassés de la garde et condamnés à deux ans de mine. Petit à petit, je repris la vie normale.

Nous construisîmes la voie ferrée allant au gisement de fer, et un haut fourneau rudimentaire. Le minerai — de l’hématite — était riche, mais peu abondant. Il devait suffire à nos besoins réduits. Malgré la compétence d’Estranges, la première coulée fut faite avec difficulté. La fonte, d’assez mauvaise qualité, faute de charbon vraiment cokéfiable, fut raffinée en acier. À vrai dire, c’est plutôt pour mesurer nos forces que nous hâtâmes tant cette première coulée, car, pour un avenir immédiat, nous ne manquions pas de fer. Nous coulâmes des rails et des roues de wagons. Près de la mine, nous construisîmes des abris maçonnés, refuges pour les travailleurs en cas d’attaque des hydres. Les locomotives eurent leur habitacle modifié, de façon à le rendre hermétique au besoin.

La température était toujours la même, une douce température de printemps chaud. Les « nuits noires » augmentaient régulièrement de durée. À l’observatoire, mon oncle et Ménard avaient déjà décelé cinq planètes extérieures, dont la plus proche offrait à la vue une atmosphère traversée de nuages. Par les trouées, on pouvait voir des mers et des continents. Le spectroscope indiquait la présence d’oxygène et de vapeur d’eau. Elle était sensiblement de la taille de la Terre et possédait deux gros satellites. Le désir d’étendre son domaine est si profondément ancré au cœur de l’homme que nous, pauvre fragment d’humanité incertain encore de sa survie, nous nous réjouîmes d’avoir comme voisine une planète habitable pour nous !

Près de la mine, sous la protection de la garnison, un hectare à peu près du sol tellurien avait été défriché pour expérience. C’était un terreau léger riche en humus, formé par la décomposition des plantes grisâtres. J’y fis immédiatement semer du blé de différentes variétés, malgré la désapprobation des paysans, arguant du fait que « ce n’était pas la saison ». Michel dut dépenser tout un après-midi pour les convaincre que, sur Tellus, il n’y avait pas de saisons au sens terrestre du mot, et qu’autant valait semer maintenant que plus tard.

Au cours du défrichement, nous eûmes à lutter contre les serpents plats dont nous avions trouvé un cadavre lors de notre première exploration. Les paysans les appelèrent « vipères » et ce nom leur resta, quoiqu’ils n’aient absolument aucun point commun avec les vipères terrestres. Leur taille variait de 50 centimètres à 3 mètres, et quoique non venimeux à proprement parler, ils étaient fort dangereux. Leurs puissantes mandibules creuses injectaient dans la proie un liquide digestif très actif, qui causait, si le secours n’était pas prompt, une sorte de gangrène, de liquéfaction des tissus entraînant la mort, ou tout au moins la perte du membre piqué. Heureusement ces animaux, très agressifs, et fort agiles, étaient rares. Un bœuf fut piqué et mourut, un homme ne dut son salut qu’à la présence de Massacre et Vandal, qui firent immédiatement un garrot et amputèrent le pied touché. Ce furent les seules victimes.

Les premiers animaux à essaimer à la surface de Tellus furent les fourmis. Vandal en découvrit un nid, de grosses fourmis brunes dont j’ai oublié le nom, proche de la mine de fer. Elles raffolaient d’une gomme qu’exsudaient les plantes grisâtres. Les colonies se multiplièrent rapidement, et notre blé sortait à peine sa tête verte que nous en trouvions partout. Dans la lutte qui les oppose à de petite « insectes » sociaux telluriens, elles l’emportèrent, aisément.

Ce fut un temps paisible, après nos âpres débuts. Le travail absorbait nos journées. Petit à petit, ce qui avait semblé impossible se faisait. Plusieurs mois passèrent. Nous eûmes notre première récolte de blé, magnifique sur l’hectare défriché de Tellus, bonne sur les champs terrestres. Le blé semblait s’acclimater fort bien. Notre cheptel croissait, mais la question des pâturages ne se posait pas encore. Les plantes terrestres semblaient l’emporter sur les plantes autochtones. Déjà existaient des prairies mixtes, et c’était une chose étrange que de voir nos plantains entourer quelque arbuste poudreux, à feuilles de zinc.

J’eus alors le loisir de réfléchir à ma nouvelle destinée. Immédiatement après le cataclysme, j’avais ressenti le désarroi le plus complet, l’impression d’être à jamais exilé, séparé de mes amis par des distances auprès desquelles toutes les distances terrestres étaient néant. Puis l’horreur d’être jeté dans un monde inconnu et peuplé de monstres. Ensuite l’urgence de l’action, la guerre civile, l’organisation nécessaire, le rôle de chef dans lequel j’avais été poussé avaient entièrement accaparé mon esprit. Et maintenant, je m’en apercevais avec stupeur, ce qui dominait en moi était la joie de l’aventure, un désir forcené d’aller voir derrière les horizons.

J’exposais tout cela à Martine, un jour, en allant vers l’observatoire. Michel et elle n’y travaillaient plus guère. Ils partageaient leur temps entre les « travaux sociaux » et l’enseignement des sciences à un petit pâtre, Jacques Vidal, qui s’était révélé d’une intelligence bien au-dessus de la normale. Pour ma part, je lui enseignais la géologie, Vandal la biologie, et mon frère l’histoire de la Terre. Depuis, il est devenu un grand savant, et, comme vous le savez, vice-président de la République. Mais n’anticipons pas.

« Dire, lançai-je, que mon cousin Bernard voulait m’emmener dans leur fusée interplanétaire, et que j’ai toujours refusé, disant que je voulais d’abord finir mes études ! En réalité, j’avais peur ! Moi qui serais allé au bout de la Terre pour chercher un fossile, j’éprouvais une véritable horreur à l’idée d’en sortir ! Et me voilà sur Tellus — et ravi d’y être. C’est drôle.

— Pour moi, c’est encore plus drôle. J’étais en train d’essayer, dans ma thèse, de réfuter la théorie de l’espace courbe. Et voici que j’ai eu une preuve éclatante de sa véracité ! »

Nous étions à mi-chemin quand la sirène sonna.

« Zut ! Encore ces sales bêtes. Au refuge ! »

Un peu partout, nous avions construit des refuges. Cette fois, j’avais, en plus de mon revolver et de mon couteau, une mitraillette. Le refuge le plus proche était à trente mètres. Nous y courûmes, sans fausse honte. Je forçai Martine à y entrer et restai sur le pas de la porte, prêt à tirer. Des pierres roulèrent, une silhouette courbe, vêtue de noir, parut: le curé.

« Ah — c’est vous, monsieur Bournat. D’où viennent les hydres ?

— Du nord, je pense. La sirène n’a sonné qu’une fois. Entrez.

— Mon Dieu, quand serons-nous débarrassés de ces bêtes d’enfer ?

— J’ai peur que ce ne soit pas de sitôt. Ah ! Les voilà. Entrez donc, vous n’êtes pas armé ! »

Au-dessus de nous, très haut, un nuage vert se déplaçait. Tout près, mais légèrement en dessous, de petits flocons noirs pommelèrent le ciel: les fusées.

« Trop court ! Ah ! Voilà qui est mieux ! »

La salve suivante avait éclaté en plein. Quelques secondes plus tard, des lambeaux de chair verte tombèrent en pluie autour du refuge. Laissant la porte entrouverte, je rentrai. Même quand elles étaient mortes, le contact des hydres était urticant. À l’intérieur, Martine, tout en regardant par la lucarne de verre épais, parlait au curé. Comprenant le danger qu’elles couraient à rester groupées, les hydres se laissaient tomber par paquets de deux ou trois. De ma porte, je les vis tourner autour d’une locomotive hermétiquement fermée. J’éclatai de rire: le mécanicien venait de lâcher un jet de vapeur, à la grande terreur des hydres.

Je riais encore, tout en jetant un regard circulaire. Au sud, dans le village, la fusillade crépitait, et, sur la place du puits, quelques hydres mortes gisaient à terre. Soudain le ciel sembla s’obscurcir: je bondis à l’intérieur et claquai la porte. Une hydre passe au ras du toit. Avant que j’aie eu le temps d’introduire le canon de mon arme dans la meurtrière, le monstre était loin. Un cri de Martine me fit sursauter.

« Jean ! Ici, vite ! »

Je bondis à la fenêtre. Dehors, à cent cinquante mètres, un gosse d’une douzaine d’années courait de toutes ses forces vers le refuge. Une hydre le poursuivait. Quoique en danger de mort, l’enfant n’était pas affolé et utilisait très intelligemment les arbres qui gênaient son poursuivant. Je vis la scène dans un éclair et me ruai dehors, à sa rencontre. L’hydre avait pris de la hauteur et plongeait.

« Couche-toi ! »

Le gosse comprit et s’aplatit, l’hydre le manqua. Je tirai une rafale d’environ dix balles, à cinquante mètres. La bête sursauta, vira et revint à la charge. J’épaulai à nouveau, visant à trente mètres cette fois. À la troisième balle, mon arme s’enraya. Le temps de remplacer le canon par celui de recharge que j’avais dans mon étui, et le gosse était perdu. Je jetai mon arme, tirai mon revolver. L’hydre arrivait.

Alors, essoufflé, ridicule et sublime, passa le curé, sa soutane relevée. Il courait plus vite qu’il n’avait jamais dû le faire de sa vie. Et, quand l’hydre plongea, il était campé les bras en croix, faisant de son corps un rempart à l’enfant. Ce fut lui qui fut piqué. Mon arme enfin désenrayée, je criblai le monstre, à dix mètres. Il s’abattit sur le corps de sa victime.

Aucune hydre n’était plus en vue. La fusillade avait cessé au village. Quelques taches vertes flottaient, haut dans le ciel. Je dégageai le cadavre du curé — un centimètre cube de poison d’hydre tuait un bœuf, et l’animal en injectait chaque fois au moins dix fois plus ! — Martine prit l’enfant évanoui dans ses bras robustes, et nous descendîmes au village. Les habitants débarricadaient leurs portes. Comme nous arrivions, l’enfant se ranima, et quand Martine le rendit à sa mère, il pouvait marcher.

Je trouvai Louis sur la place du puits, sombre.

« Mauvaise journée. Deux morts ici: Pierre Évreux et Jean-Claude Chart. Ils n’ont pas voulu s’abriter, pour mieux tirer.

— Trois morts, dis-je.

— Qui est le troisième ? »

Je le mis au courant.

« Eh bien, je n’aime pas beaucoup les curés, mais celui-ci est mort en brave ! Je propose que les trois hommes morts aujourd’hui aient des funérailles solennelles.

— Si tu veux. Ça leur fera une belle jambe !

— Il faut remonter le moral. Il y a beaucoup trop d’hommes qui ont peur. Pourtant, nous avons tué trente-deux hydres ! »

De la salle du Conseil, je téléphonai à mon oncle pour lui dire que nous étions saufs. Le lendemain eut lieu l’enterrement. Louis prononça un bref discours sur les tombes, exaltant le sacrifice des trois hommes. Je revins du cimetière avec Michel et Martine. Comme nous prenions un raccourci à travers champs, nous trouvâmes le cadavre d’une hydre, barrant le chemin. L’animal était énorme, il devait bien mesurer six mètres de long, sans les tentacules. Nous le contournâmes. Martine était très pâle.

« Qu’y a-t-il, petite sœur ? demanda Michel. Il n’y a plus de danger !

— Oh ! Michel, j’ai peur ! Ce monde est trop sauvage, trop impitoyable pour nous ! Ces monstres verts nous tueront tous !

— Je ne crois pas, dis-je. Notre armement se perfectionne chaque jour. Hier, avec un peu plus de prudence, il n’y aurait pas eu de victimes. Au fond, nous ne courons pas plus de dangers que les Hindous avec les tigres et les serpents …

— Pour les serpents, il y a les sérums. Les tigres, eh bien, ce sont des tigres, des animaux pas trop différents de nous. Mais être digérée dans sa propre peau par ces polypes verts, ah ! L’horreur ! » Tout bas elle répéta: « J’ai peur ! »

Nous la réconfortâmes de notre mieux. Mais en arrivant au village, nous vîmes qu’elle n’était pas la seule. Le train de minerai de fer était arrêté, et le chauffeur parlait avec un paysan.

« Toi, disait celui-ci, tu t’en fiches. Dans ta cabine bien fermée, tu es peinard. Mais nous, avant qu’on ait dételé les bœufs et qu’on soit entré dans un refuge, on a le temps d’être tué dix fois ! La sirène a beau corner, elle corne toujours trop tard ! Et je t’assure que chaque fois que je vais au champ, je fais ma prière. Je ne suis tranquille que chez moi. Et encore ! »

Nous entendîmes pas mal de conversations de ce genre, ce jour-là. Certains éléments de l’usine, même, qui pourtant travaillaient à l’abri, flanchaient. Si les hydres avaient attaqué journellement, je ne sais trop ce qui serait arrivé. Fort heureusement, elles ne firent plus d’incursions avant la grande bataille, et, petit à petit, la tension des esprits se relâcha, au point que nous dûmes sévir parfois contre des guetteurs négligents.

CHAPITRE III L’EXPLORATION

Vers la même époque, je mis sur pied mon projet d’exploration et je m’aperçus que j’aimais Martine. Nous montions chaque soir ensemble à la maison de mon oncle, où nous prenions nos repas. Parfois Michel nous accompagnait, mais la plupart du temps il nous y précédait. Je confiais à Martine mes projets, et elle s’était révélée d’excellent conseil. Nous échangions aussi nos points de vue sur nos recherches respectives, et petit à petit, nous en vînmes à échanger des souvenirs personnels. J’appris ainsi qu’elle était orpheline depuis l’âge de treize ans, et que Michel l’avait élevée. Comme il était astronome, et qu’elle était elle-même très douée pour les sciences exactes, il l’avait poussée dans cette voie. Pour moi j’avais eu la chance, étant cousin germain de Bernard Verilhac, d’approcher de près les membres de la première expédition Terre-Mars, et je pus lui fournir sur eux bien des détails inédits. Je fus même photographié par un reporter enthousiaste entre Bernard et Sigurd Olsson comme « le plus jeune membre de l’expédition », ce qui me valut maintes railleries à la Faculté. Pourtant, quand il fut question de me prendre à bord pour le deuxième raid, je refusai, moitié pour ne pas affliger ma mère, encore vivante à cette époque, ce qui était honorable, moitié par simple peur, ce qui l’était moins. Je retrouvai les journaux de l’époque dans la bibliothèque de mon oncle et montrai à Martine la fameuse photo. En revanche, elle me montra un autre cliché, représentant l’assistance à une conférence du chef de la mission, Paul Bernadac. D’un léger trait de crayon, elle encadra, au cinquième rang, un jeune homme et une jeune fille.

« Michel et moi. Nous avions dû à sa qualité d’astronome d’avoir une bonne place. Ce fut pour moi une glorieuse journée !

— Je vous ai peut-être rencontrée ce jour-là, dis-je. J’aidais Bernard à faire passer les clichés dans l’appareil de projection ! »

M’aidant d’une loupe, je pus reconnaître le visage de Martine, encore un peu enfantin.

Ainsi devisions-nous, soir après soir. Puis, sans que je sache très bien comment cela se passe, nous en vînmes à nous tutoyer. Et, un soir où Michel nous attendait sur le pas de la porte — nous arrivâmes la main dans la main. Comiquement, il plaça les siennes au-dessus de nos têtes.

« Mes chers enfants, en tant que chef de famille, je vous donne ma bénédiction ! »

Un peu gênés, nous nous regardâmes.

« Eh quoi ? Me serais-je trompé ? »

En même temps, nous répondîmes:

« Demande à Martine. »

« Demande à Jean. »

Puis tous trois nous éclatâmes de rire.

Le lendemain, ayant ruminé depuis longtemps mes projets, j’exposai au Conseil mon plan d’exploration.

« Pouvez-vous, demandai-je à Estranges, transformer un camion en une sorte de tank léger, blindé en dural et armé d’une mitrailleuse ? Ce serait pour explorer une partie de la surface de Tellus.

— Est-ce bien nécessaire ? dit Louis.

— Certes ! Tu n’ignores pas que nos ressources sont assez précaires. La poche de minerai de fer est à peine suffisante pour deux ans — en y allant doucement ! La plaine et le marais qui nous entourent sont très peu propices à la découverte de gisements métallifères. Il faudrait aller vers les montagnes. Peut-être là-bas trouverions-nous aussi des arbres capables de nous fournir du bois d’œuvre sans que nous ayons à massacrer les forêts qui nous restent — et il n’y en a pas beaucoup ! Peut-être découvrirons-nous des animaux utiles, de la houille, que sais-je ? Peut-être aussi un endroit sans hydres. Il est peu probable qu’elles s’éloignent beaucoup des marais.

— Combien penses-tu consommer de gas-oil ?

— Combien consomme le meilleur camion ?

— 22 litres au cent. Chargé, et en terrain varié, cela peut monter à trente.

— Mettons que j’emporte 1 200 litres. Cela me donne un rayon d’action de 2 000 kilomètres. Je ne m’éloignerai pas autant mais il faut compter avec les zigzags.

— Combien d’hommes te faut-il ?

— Sept en me comptant. Je pense prendre Beltaire, à qui j’ai enseigné à reconnaître les principaux minerais. Michel, s’il veut venir …

— Bien sûr, j’en suis ! Je vais enfin faire de l’astronomie « sur le terrain ».

— Tu me seras surtout utile pour faire le point et les levés topographiques. Pour les autres membres, je verrai. »

À l’unanimité moins une voix, celle de Charnier, le projet fut adopté. Dès le lendemain, Estranges mit les ouvriers au travail, pour faire subir au camion les transformations désirées. On choisit un camion à roues arrière jumelées. On remplaça les vitres trop fragiles, par des plaques de plexiglas, provenant des réserves de l’observatoire. Le système de fermeture des portes fut renforcé, des plaques de dural pouvant, le cas échéant, obstruer les fenêtres. La cloison entre le poste de direction et la plate-forme fut percée, la plate-forme elle-même élargie et transformée en habitacle: de forts arceaux d’acier furent recouverts de plaques épaisses de durai. Une coupole supérieure reçut une des mitrailleuses de 20 mm, le pivotement étant obtenu par un système de pédales. Nous devions emporter en plus: 50 fusées de 1 m 10 de long, à grande portée, et deux F.M., plus quatre mitraillettes. La mitrailleuse fut approvisionnée à 800 coups, les F.M. à 600 chacun, les mitraillettes à 400. Six réservoirs supplémentaires de 200 litres contenaient notre gas-oil. Six couchettes superposées par trois, une petite table pliante, des caisses pleines de vivres et servant en même temps de sièges, des instruments, des explosifs, des outils, un réservoir d’eau potable, un petit poste émetteur-récepteur achevaient d’encombrer l’espace réduit de l’intérieur et le toit. L’habitacle était éclairé par deux ampoules et trois fenêtres obturables. Des meurtrières permettaient de tirer en restant à l’abri. Sur le toit, autour de la coupole, se placèrent six pneus neufs. Le moteur fut entièrement révisé, et j’eus à ma disposition un engin assez redoutable, bien armé, capable de défier les hydres, possédant en carburant une autonomie de 4 000 kilomètres, en vivres une autonomie de 25 jours. Aux essais sur route, nous obtînmes facilement une moyenne de 60 km/h. En terrain varié, il ne fallait pas compter dépasser le 30.

Je m’occupai, en même temps, de composer l’équipage. Il devait comprendre:

Chef de mission et géologue: Jean Bournat.

Chef de camp: Breffort.

Zoologiste et botaniste: Vandal.

Navigateur: Michel Sauvage.

Prospecteur: Beltaire.

Mécanicien-radio: Paul Schœffer.

Ce dernier, ancien mécanicien navigant d’aviation, était un ami de Louis.

Je ne savais comment choisir le dernier membre. J’aurais bien emmené Massacre, mais sa présence était au moins aussi indispensable au village. Je laissai ma liste incomplète sur la table.

Quand je revins, elle portait, de l’écriture hardie de Martine:

Cuisinier et infirmier: Martine Sauvage.

Malgré toutes mes supplications et celles de son frère, il fut impossible de lui en faire démordre. Comme elle était robuste, courageuse et excellente tireuse, je ne fus pas fâché outre mesure d’avoir à céder. J’étais d’ailleurs convaincu que notre « tank » nous offrait un maximum de sécurité.

Nous fîmes nos derniers préparatifs. Chacun casa comme il put les quelques livres ou objets personnels qu’il voulait emporter. Chacun prit possession de sa couchette. Il y avait bien 60 centimètres de haut entre elles ! Martine prit la plus haute à droite, moi la plus haute à gauche. J’avais sous moi Vandal et Breffort, elle avait sous elle Michel et Beltaire. Schœffer devait coucher sur la banquette du conducteur, la cabine étant assez large pour ses 1 m 60. Comme la température risquait d’être étouffante, nous installâmes encore un ventilateur. Une trappe, s’ouvrant à côté de la coupole, permettait de monter sur le toit. Mais, au moindre danger, tout le monde devait rentrer immédiatement.

Nous prîmes place, un matin, à l’aube bleue. Je me mis au volant, avec Michel et Martine à côté de moi Vandal, Breffort et Schœffer montèrent sur le toit. Beltaire était au poste de mitrailleur, dans la tourelle, relié à moi par téléphone. Je m’étais assuré que chacun de nous, y compris Martine, était capable de conduire, tirer à la mitrailleuse, réparer les pannes les plus fréquentes. Après avoir serré la main à nos amis et embrassé mon oncle et mon frère, je mis le moteur en marche. Nous roulâmes dans la direction du château. Dans la tourelle, Beltaire agita longtemps la main, en réponse au mouchoir d’Ida. J’étais exalté et heureux, chantant à tue-tête. Nous dépassâmes les ruines, longeâmes la voie ferrée, et par la route nouvelle que nous avions construite — une piste plutôt — nous arrivâmes à la mine de fer. J’eus la satisfaction de trouver les guetteurs à leurs postes. Quelques ouvriers allaient et venaient avant de commencer le travail, d’autres cassaient la croûte. Nous échangeâmes des signes amicaux. Puis nous commençâmes à rouler sur la plaine, parmi les herbes telluriennes. Au début, par-ci, par-là, nous vîmes des plantes terrestres. Elles disparurent vite. Une heure plus tard, nous dépassâmes les ultimes ornières, traces de mes reconnaissances, et nous nous enfonçâmes dans l’inconnu.

Un léger vent d’ouest courbait la tête des végétations qui se couchaient sous le camion avec un bruissement doux. Le sol était ferme, très plat. À l’infini s’étendait la savane grise. Quelques nuages blancs — des nuages « ordinaires » fit remarquer Michel — flottaient vers le sud.

« Dans quelle direction allons-nous ? » demanda Michel, qui avait disposé sur une petite étagère les instruments dont il avait besoin pour son rôle de navigateur. Quoique inversé par rapport à celui de la Terre — la pointe du compas qui sur Terre indiquait le nord pointe ici au sud — le magnétisme de Tellus est constant, et nos boussoles fonctionnaient parfaitement.

« D’abord droit au sud, puis au sud-est. Comme cela, nous contournerons le marais. Du moins je l’espère. Ensuite, vers les montagnes. »

À midi, nous fîmes halte. Nous prîmes notre premier repas « à l’ombre du camion », dit Paul Schœffer, ombre à peu près inexistante. Heureusement un vent doux soufflait. Comme nous buvions joyeusement un verre de bon vin, les herbes ondulèrent, et une énorme « vipère » parut. Sans hésitation, elle piqua droit et enfonça ses mandibules … dans le pneu gauche de devant, qui émit aussitôt un sifflement caractéristique.

« Nom de Dieu ! » jura Paul, qui bondit dans le camion et en ressortit armé d’une hache. Poursuivi par les: « Ne l’abîmez pas ! » de Vandal, il assena à la bête un si furieux coup qu’il la trancha en deux et que le fer de la hache s’enfouit dans le sol jusqu’au manche. Nous nous tordions de rire.

« Je ne sais si elle aura trouvé cette proie juteuse », dit Michel en s’efforçant de desserrer les mandibules.

Il fallut employer une pince. Le pneu démonté, nous vîmes que les sucs digestifs de l’animal étaient si puissants que la toile était dissoute et le caoutchouc corrodé.

« Mes excuses, dit Michel tourné vers les restes de l’animal. Je crois que vous auriez pu manger le caoutchouc ! »

Nous repartîmes et roulâmes à 25 ou 30 de moyenne. Quand le soir tomba, moi toujours au volant, nous avions fait 300 kilomètres, et des pointes poussées à gauche nous avaient convaincus que le marais était toujours là. Ce ne fut qu’à la troisième heure, le lendemain, après une bonne nuit, que nous pûmes changer de cap, sans avoir rencontré autre chose que des herbes grises, de rares arbrisseaux, quelques ravines qu’il nous fallut contourner. Au loin se profilaient les montagnes vers lesquelles nous roulions. Peu avant dix heures, le temps changea, et, à la halte de midi, la pluie tambourinait sur les surfaces de durai. Nous prîmes notre repas à l’intérieur, à l’étroit. La pluie était si violente qu’elle brouillait la vue, et je pris le parti de rester sur place jusqu’à ce qu’elle cessât. Nous entrouvrîmes les fenêtres pour laisser pénétrer la fraîcheur, et, les uns allongés sur leurs couchettes, les autres assis à la table, nous discutâmes. J’étais dans une position intermédiaire, à demi couché sur la banquette avant, avec Michel et sa sœur à côté de moi, assis sur le pas de la porte de communication. Michel et moi fumions nos pipes, les autres des cigarettes. Grâce à Dieu ou au hasard, il y avait des plants de tabac au village, en plus d’une abondante provision, et nous avions pu les planter, à l’abri des incursions des contrôleurs de la Régie !

La pluie dura 17 heures. Quand nous nous réveillâmes, elle durait encore, quoique affaiblie, et les veilleurs affirmèrent qu’elle n’avait pas cessé un seul instant. Toute la plaine était couverte d’une pellicule d’eau, lentement absorbée par l’humus. Quand Michel mit en marche, le camion patina avant de partir. À la fin du troisième jour, ayant parcouru 650 kilomètres, nous arrivâmes près des montagnes. Des collines, orientées S.O. N.E., rétrécissaient l’horizon. Et, entre deux d’entre elles, je devais faire une découverte capitale. C’était le soir. Nous avions stoppé au pied d’un monticule roux, où la végétation faisait place à la terre nue, argileuse. Emportant mon arme, je m’étais un peu écarté. Tout en vagabondant, surveillant de temps en temps le ciel, je réfléchissais. Je me demandais si les lois de la géologie terrestre étaient applicables à Tellus. Je venais de conclure par l’affirmative, quand je m’aperçus que depuis quelque temps j’éprouvais une sensation indéfinissable, mais déjà connue. Je m’arrêtai. J’étais devant un petit marais huileux, où la végétation était très pauvre, à peine quelques touffes jaunâtres, entourées de reflets irisés. J’eus un sursaut: cela sentait le pétrole !

Je m’approchai. Des bulles de gaz montaient à la surface, dans une petite crique. Elles s’enflammèrent sans difficulté, ce qui n’était pas une preuve, car il eût pu s’agir de simple gaz des marais. Mais les irisations ? Selon toute apparence, un gisement de pétrole était là, probablement à faible profondeur. Attentivement, j’étudiai le site. La couche d’argile qui formait la colline était ici remplacée par une roche noirâtre, schisteuse. À cent mètres de là, cette roche butait contre une barre de calcaire blanc: toutes les apparences d’une faille. Cette constatation m’inquiéta. Le pétrole pouvait remonter à la faveur de cette faille, et dans ce cas, il y avait des chances que le gisement soit perdu. Ou bien il était tout proche de la surface. De toute façon, il y avait du pétrole sur Tellus, et nous trouverions bien un moyen de l’exploiter.

Nous repérâmes soigneusement le lieu sur notre itinéraire, et contournâmes par le sud une chaîne de montagnes — il vaudrait mieux dire de hautes collines, car elles ne dépassaient pas 800 mètres de haut. C’étaient des chaînons calcaires, peu érodés, probablement très jeunes. Dans un bloc éboulé, je découvris une coquille fossile, assez analogue à un brachiopode terrestre. Tous les êtres de Tellus n’étaient donc pas — ou n’avaient pas été — aussi complètement dépourvus d’armature que les hydres. La végétation était toujours aussi monotone: herbes grises et « arbres » vert-de-gris. Pendant les haltes, Vandal transformait la table en laboratoire, et le microtome ne chômait pas. Mais, jusqu’alors, il n’avait pas fait de découvertes sensationnelles. Les cellules des plantes étaient analogues à celles des végétaux terrestres, quoique souvent polynucléées. Ces plantes n’avaient pas d’inflorescences, mais des graines analogues à celles des ptéridospermées de l’ère primaire sur Terre.

Aussitôt que nous eûmes contourné les collines, nous vîmes au loin une puissante chaîne de montagnes, couronnées de pics neigeux. Le plus haut d’entre eux était particulièrement beau. Il frappait le regard par son altitude énorme. Il se dressait, noir comme la nuit, sous son chapeau de neige, conique, régulier, tombant droit sur la plaine. Il était probablement volcanique. Nous le baptisâmes « Mont-Ténèbre ».

Nous roulâmes droit vers lui. Michel fit quelques visées, et, par un calcul simple, déduisit sa hauteur. Il siffla: « 12 km 700 à peu près !

— 12 kilomètres ! Mais il enfonce l’Everest de …

— De plus de 3 000 mètres, oui.

— Comment se fait-il qu’on distingue si bien le sommet ? Il devrait être au-dessus des nuages …

— Il se trouve qu’il n’y a pas de nuages. Ils ont l’air assez rares sur Tellus ! Mais quand il pleut ! Rappelle-toi avant-hier !

— Il doit pleuvoir pourtant plus souvent que tu ne penses. Cette végétation ne vit pas sans eau ! »

Avant d’arriver au pied du pic, nous nous heurtâmes à un obstacle majeur. Le sol se mit à descendre, et, au fond d’une large vallée, nous aperçûmes une rivière. Elle était bordée d’une végétation dendriforme, qui se révéla plus proche des arbres terrestres que tout ce que nous connaissions jusque-là. Il y avait même des inflorescences que Vandal rapprocha des cônes de certains gymnospermes.

Comment traverser la rivière ? Elle n’était pas très large — environ 200 mètres — mais rapide et profonde. Ses eaux étaient noires. En souvenir de mon pays natal, je la baptisai « Dordogne ». Il semblait peu probable que des eaux si rapides puissent convenir aux hydres, mais nous prîmes nos précautions. Nous remontâmes vers l’amont, espérant trouver un point de passage plus facile. De fait, au soir, nous tombâmes sur une résurgence. La rivière semblait jaillir toute formée d’une falaise calcaire. Il ne fut pas facile de faire passer le camion dans cet endroit rocheux qui formait pont: il était encombré de végétation et de blocs, coupé de ravines. Revenant vers l’aval par l’autre rive, nous filâmes vers le Mont-Ténèbre. Par une illusion d’optique, il nous avait semblé faire partie de la chaîne de montagnes. En réalité, il se dressait assez en avant, gigantesque masse recouverte de raves noires, basaltes et autres roches. Cela me sembla la preuve d’un changement récent de l’origine profonde du magma épandu par ce volcan, car ces raves fluides ne donnent pas un relief escarpé. De grandes coulées d’obsidienne sillonnaient la base. Et, près de l’une d’elles, je fis une découverte étonnante: dans un amas d’éclats, je trouvai une pointe finement taillée, en forme de feuille de laurier, tout à fait analogue à celles que nos ancêtres ont fabriquées sur Terre au cours de l’époque solutréenne.

CHAPITRE IV LES SSWIS

J’attirai Vandal, Michel et Breffort à part, et leur montrai ma trouvaille.

« Es-tu sûr, demanda Michel, que ce ne peut être un jeu de la nature ?

— Absolument. Considère la forme générale, les retouches. C’est exactement la réplique d’une pointe solutréenne.

— Ou de certaines pièces, en obsidienne également, venant d’Amérique, que tu aurais pu voir au Musée de l’Homme, si tu l’avais fréquenté, ajouta Breffort.

— Donc, reprit Michel, il nous faut admettre qu’il y a des hommes sur Tellus.

— Pas nécessairement, dit Vandal. L’intelligence peut fleurir dans des formes différentes de la nôtre. Jusqu’à présent, la faune tellurienne n’a rien de terrestre.

— Certes. Ce n’est pas une raison parce que mon cousin et ses compagnons ont trouvé des humanoïdes sur Mars pour qu’il y en ait aussi ici !

— Ne pourrait-il s’agir, reprit Michel, de Terriens comme nous, qui, n’ayant pas à leur disposition les mêmes moyens que les nôtres, sont retournés à l’âge de pierre ?

— Je ne crois pas. Je ne connaissais, sur Terre, que quelques hommes capables de tailler la pierre, à la manière préhistorique. Et, crois-moi, la fabrication d’une telle pièce suppose une habileté qui ne s’acquiert que par un entraînement de plusieurs années. De toute façon, ouvrons l’œil, et mettons les autres au courant ! »

Ainsi fut fait. Je fis vérifier les phares et le projecteur solidaire de la coupole mobile. Pour faire face à toute éventualité, la garde de nuit fut doublée, et je pris le premier tour avec Michel. Il monta dans la tourelle, je pris place sur la banquette avant, et, par une meurtrière, passai le canon d’un F.M. Chargeurs prêts, j’attendis. Au bout d’un moment, j’appelai Michel par le téléphone.

« Il vaut mieux que nous nous parlions de temps en temps, cela nous empêchera de nous assoupir. Si tu veux fumer ta pipe, débrouille-toi pour que la lueur du briquet ne filtre pas dehors.

— Entendu. Si je vois quelque chose, je t’avertis tout de suite et … »

Dehors, tout près, retentit un étrange et puissant cri. Il tenait du barrissement, du gargouillement, et se termina par un sifflement horrible, qui sciait les nerfs. Je me sentis devenir roide. Les sauriens géants du Secondaire devaient avoir eu des voix de ce genre. Étions-nous dans une région peuplée de tyrannosaures ? Dans le micro, Michel me souffla:

« As-tu entendu ?

— Certes !

— Que diable cela peut-il être ? Faut-il allumer ?

— Non, sur ta vie ! Tais-toi ! »

L’étrange cri s’éleva de nouveau, plus proche encore. Derrière un rideau d’arbres, je vis, à la pâle lumière de Séléné, remuer quelque chose d’énorme. Le souffle court, j’introduisis un chargeur dans le F.M. Le claquement produit me sembla retentissant. Avec un léger grincement, la tourelle pivota. Sans doute Michel avait-il vu, lui aussi, et il pointait son arme. Dans le silence retombé, j’entendis les ronflements de Vandal. Ils devaient être bien fatigués, tous, pour ne pas avoir été réveillés par les cris ! Comme je me demandais s’il ne fallait pas sonner le branle-bas de combat, la forme bougea et sortit de derrière les arbres. Dans la mauvaise lumière, j’entrevis un dos crénelé, des pattes courtes et épaisses, une tête cornue, plate, très longue. Quelque chose de bizarre dans la démarche attira mon attention: la bête avait six pattes ! Elle devait mesurer 25 ou 30 mètres de long, et 5 à 6 mètres de haut. Du doigt je tâtais la sûreté, vérifiant que mon arme était prête au tir, mais ne me hasardai pas à poser l’index sur la détente, craignant de lâcher une rafale par nervosité.

« Attention. Tiens-toi prêt, mais ne tire pas, dis-je.

— Qu’est-ce que c’est que cette saleté-là ?

— Sais pas ! Attention ! »

Le monstre avait remué. Il s’avançait vers nous. Sa tête portait des cornes palmées, comme celles d’un élan, luisantes sous la lune. À petite allure, mi-glissement, mi-rampement, il passa dans l’ombre du rideau d’arbres, et je le perdis de vue. Ce furent de terribles minutes. Quand il reparut, il était plus loin, et se fondit graduellement dans la nuit. Un « ouf » me parvint par téléphone. Je répondis de même.

« Fais un tour d’horizon », dis-je.

Au grincement des pédales, je compris que Michel obéissait. Soudain un « ah ! » étouffé me parvint.

« Viens ici ! »

Je grimpai l’échelle, m’insinuai près de Michel, de l’autre côté de la mitrailleuse.

« En face de toi, loin. »

À la tombée de la nuit, dans cette direction, nous avions vu une falaise. Dans cette falaise, maintenant, des points lumineux scintillaient, parfois masqués par quelque chose.

« Des feux ! Dans des grottes ! C’est là que vivent les tailleurs d’obsidienne ! »

Nous restâmes là, comme hypnotisés, faisant de temps à autre un tour d’horizon. Quand, quelques heures plus tard, le soleil rouge se leva, nous y étions encore.

« Pourquoi ne pas nous avoir réveillés ? Se lamenta Vandal. Dire que je n’ai pas vu cet animal !

— Ce n’est pas chic de votre part, ajouta Martine.

— J’y ai pensé, dis-je. Mais tant que l’animal était là, je n’ai pas voulu de la confusion d’un réveil en sursaut, et après, eh bien, il était parti. Maintenant, Michel et moi allons dormir un peu. Vandal et Breffort, prenez la garde. Inutile de vous recommander d’ouvrir l’œil ! Ne tirez qu’en cas de nécessité absolue. Toi, Charles, dis-je à Breffort, prends le deuxième F.M., et monte à la tourelle. Ne te sers de la mitrailleuse que si tu ne peux faire autrement. Les munitions sont relativement rares. Mais si c’est nécessaire, n’hésite pas. Défense absolue à quiconque de sortir. Dès le lever d’Hélios, réveillez-moi. »

Nous ne dormîmes qu’une heure ! Une pétarade de coups de feu et le brusque départ du camion me tirèrent de mon sommeil. En un clin d’œil j’étais en bas du lit, et je reçus Michel, encore à moitié endormi, sur la tête. Par la porte de communication, je vis Paul au volant et le dos de Vandal, penché sur un F.M., Martine lui passait les chargeurs. À l’arrière, Beltaire, le deuxième F.M. à ses côtés, regardait, l’œil collé à la meurtrière. La tourelle tournait en tous sens et, par rafales de 4 ou 5 balles, la mitrailleuse lourde tirait.

« Michel, approvisionne la mitrailleuse ! »

Je passai à l’avant.

« Qu’y a-t-il. Pourquoi est-on en route ?

— Le feu est aux herbes !

— Sur quoi tirez-vous ?

— Sur ceux qui l’ont allumé. Tiens, les voilà ! »

Au-dessus des hautes herbes, j’entrevis une silhouette vaguement humaine, qui filait à grande allure.

« Des cavaliers ?

— Non, des centaures ! »

Comme pour confirmer l’expression dont Vandal s’était servi, une des créatures parut sur un tertre dénudé, à cent mètres.

À première vue elle évoquait bien la légende: elle mesurait environ deux mètres de haut, avait un corps quadrupède, aux longues jambes fines. Perpendiculaire à ce corps se dressait un torse quasi humain, avec deux longs bras. La tête était chauve. Le tégument, brun, luisait comme un marron d’Inde tout juste sorti de sa bogue. L’être tenait dans une main un faisceau de bâtons. Il en saisit un de sa droite, courut vers nous, le projeta.

« Une sagaie », dis-je, étonné.

L’arme se ficha en terre à quelques mètres, craqua sous les roues. Un cri d’angoisse vint du fond du camion:

« Plus vite, plus vite ! Le feu gagne !

— Nous filons au maximum. 55 à l’heure ! Dis-je. Le feu est-il loin ?

— À 300 mètres seulement. Le vent le pousse vers nous ! »

Nous continuâmes tout droit. Les « centaures » avaient disparu.

« Comment cela s’est-il passé ? Demandai-je à Martine.

— Nous étions en train de parler de la bête que vous avez vu cette nuit quand Breffort signala à Vandal que des feux venaient de s’allumer derrière nous. À peine avait-il dit cela qu’une centaine de ces êtres est apparue. Ils se sont mis à nous jeter des sagaies. Quelques-uns ont même des arcs, je crois. Nous avons riposté et nous sommes partis. C’est tout.

— Le feu gagne, cria Beltaire. Il est à 100 mètres ! »

La fumée obscurcissait le paysage à droite. Des flammèches volaient au-dessus du camion, allumant des foyers secondaires qu’il fallait éviter.

« Essaie de forcer un peu l’allure, Paul.

— Nous allons plein gaz ! 60 à l’heure. Et si un essieu pète …

— Eh bien, nous rôtirons. Mais ils tiendront !

— À gauche, Paul, à gauche, cria Breffort. La terre nue ! »

Schœffer obliqua, et, quelques instants plus tard, nous roulions sur une vaste étendue dénudée d’argile roussâtre. Les montagnes étaient proches, et Hélios se levait. Je consultai ma montre ; entre le moment où je m’étais couché et l’instant présent, il s’était écoulé une heure et demie.

Notre position était maintenant bonne. Nous étions sur une surface nue de plusieurs kilomètres de circonférence, probablement. Avec notre armement intact, nous étions redoutables. Nous ne craignions, dans notre camion, ni flèche, ni sagaie, excepté pour nos pneus. Petit à petit, le feu encercla notre îlot de salut, nous dépassa sur la gauche. Devant lui courait tout un flot de bêtes bizarres. Vandal, descendu à terre, en captura quelques-unes. Très variées de formes et de tailles — de celle d’une musaraigne à celle d’un gros chien — elles présentaient toutes un caractère commun, la présence de six pattes. Le nombre des yeux variait entre trois et six.

À notre droite, le feu, rencontrant peut-être une végétation plus humide, s’arrêta. Sur la gauche, il nous avait largement débordé.

Il atteignit un bouquet d’arbres, qui crépitèrent et s’enflammèrent violemment, comme s’ils avaient été imprégnés d’essence. Un hurlement terrifiant s’éleva. Une forme énorme jaillit d’entre les arbres en feu et vint en tanguant droit sur nous, à toute allure. C’était l’animal de la nuit, ou son frère de race, qui devait avoir sa bauge dans le bosquet. À 500 mètres de nous il s’arrêta, sur la terre nue. À la longue-vue, je pus l’examiner en détails. Sa forme générale — les six pattes exceptées — était celle d’un dinosaurien. L’échine crénelée se prolongeait par une longue queue hérissée de piquants. Son tégument vert brillant était écailleux. La tête, longue de trois à quatre mètres, munie de nombreuses cornes, dont deux étaient ramifiées, possédait trois yeux, deux latéraux et un frontal. Comme il se retournait pour lécher une blessure, je vis les dents énormes, aiguës, une longue langue rougeâtre dans une gueule violacée.

Puis parurent dix « centaures », armés d’arcs. Ils commencèrent à cribler le monstre de flèches. La bête fonça sur eux. Avec une merveilleuse prestesse, ils l’évitèrent ; leurs mouvements étaient vifs et gracieux, et leur vitesse dépassait celle d’un cheval au galop. Elle leur était d’ailleurs nécessaire, le monstre déployant une agilité remarquable pour son poids. Nous regardions tous, empoignés par cette chasse épique, hésitant à intervenir. Il eût été difficile de tirer sans atteindre les chasseurs eux-mêmes, tournoyant autour de la proie. J’allais donner l’ordre de mettre en route quand le drame se déroula. Un des « centaures » glissa. La gueule énorme le saisit et le broya.

« En avant ! Prêts à faire feu ! »

Nous fonçâmes, à vitesse modérée, pour pouvoir mieux manœuvrer. Si bizarre que cela puisse paraître, je ne crois pas que les « centaures » aient noté notre présence avant que nous soyons à moins de cent mètres d’eux. Ils nous aperçurent alors, et abandonnèrent immédiatement l’attaque du monstre, se regroupant par trois. À mesure que nous avancions, ils reculaient, nous laissant en tête-à-tête avec la bête. Il fallait éviter à tout prix un choc avec celle-ci, choc qui nous eût écrasés.

« Feu ! » criai-je.

Le monstre fonçait sur nous. Quoique criblé de balles et d’obus perforants, il ne s’arrêta pas. Schœffer donna un violent coup de volant à gauche. Il me sembla que l’animal glissait à droite, un coup de queue cabossa le blindage. Immédiatement retournée, la mitrailleuse continua à tirer. La bête voulut revenir vers nous, trébucha, s’affala immobile, morte. À distance, les « centaures » observaient.

Le monstre ne bougeait plus. Mitraillette au poing, je descendis avec Michel et Vandal. Martine voulut venir, mais je le lui interdis. Bien m’en prit. À peine avions-nous posé le pied à terre qu’avec des cris sibilants: « Sswi ! Sswi ! », les « centaures » nous chargèrent. Un F.M. crépita, puis se tut, enrayé peut-être. La mitrailleuse tira deux fois. Déjà, les assaillants étaient sur nous. Nos rafales furent plus efficaces. Trois centaures, tués, roulèrent à terre ; deux autres, blessés, s’enfuirent. Une pluie de flèches s’abattit autour de nous, nous manquant. Puis ce fut le corps à corps. Nos mitraillettes déchargées, nous saisîmes nos revolvers. À peine avais-je le mien en main que je me sentis saisi par-derrière et emporté. J’étais serré par des bras puissants contre un torse huileux qui répandait une âcre odeur de graisse rance. J’avais les bras collés au corps, mon revolver dans la main gauche. J’entendis des coups de feu, mais ne pus me retourner. La terre nue sonnait sous les pieds de mon ravisseur.

Je me rendis compte que, si je ne me dégageais pas rapidement, j’étais perdu. Une trentaine de « centaures » accouraient à la rescousse. Par un violent effort, je pus desserrer l’étreinte de mon ennemi, me retourner et dégager mon bras droit. Je fis passer mon revolver dans la main droite et tirai cinq balles dans la tête de l’être qui m’emportait. Je roulai à terre, meurtri, à demi assommé. Quand je me redressai, les autres n’étaient plus qu’à trois cents mètres de moi, et le camion arrivait, à toute vitesse, les armes muettes. Je me mis à courir vers lui, sans grand espoir d’échapper. J’étais inondé d’un liquide orange et gluant, le sang du « centaure ». J’entendais, de plus en plus proche, le galop de mes poursuivants. Ma respiration se fit courte, un point de côté me laboura la poitrine. Par l’ouverture de la tourelle, je vis Michel me faire de grands signes avec le bras.

« Trop tard, pensai-je. Pourquoi ne tirent-ils pas ? »

Soudain, je compris: ils ne pouvaient tirer sans risquer de m’atteindre. Brutalement, je me plaquai au sol, me retournai dans la direction de l’ennemi. J’avais encore trois balles dans mon arme. À peine étais-je à terre que les premiers obus sifflèrent au-dessus de moi, culbutant une dizaine d’ennemis. Ils s’affolèrent. Deux cependant continuèrent vers moi ; je les cueillis à dix mètres. Le camion stoppa, dans un grincement de freins, tout près, porte ouverte. Je bondis à l’intérieur. Une volée de flèches crépita contre la porte, rayant le plexiglas de la vitre. L’un des projectiles passa par une meurtrière et se ficha en vibrant dans le dossier. Notre feu reprit, les quelques survivants s’enfuirent. Nous étions maîtres du champ de bataille. Michel descendit de la tourelle.

« Eh bien, mon vieux, tu l’as échappé belle ! Pourquoi diable ne t’es-tu pas couché plus tôt ?

— Si tu crois que j’y pensais ! Pas de dégâts ?

— Vandal a reçu une flèche dans le bras, lors de la bagarre. Ce ne sera rien … si elle n’est pas empoisonnée. Breffort a examiné la pointe et assure que non.

— Quels êtres infernaux !

— Où allons-nous maintenant ?

— Retournons voir le Goliath que nous avons abattu. »

Michel, Vandal et moi descendîmes pour la seconde fois examiner le monstre, ainsi que les cadavres des « centaures » restés sur le premier champ de bataille. D’après Vandal, la cuirasse du Goliath, comme nous appelâmes le monstre, était d’une matière se rapprochant de la chitine des insectes terrestres, mais assez différente. En tout cas, elle était très dure, et nous ébréchâmes une scie à métaux avant de réussir à détacher une des cornes ramifiées, que Vandal voulait emporter. Nous photographiâmes l’animal, ainsi que les centaures morts. Nous avions encore quelques films pour mon Leica, dont nous usions avec parcimonie.

Ce sont d’étranges créatures que les « centaures » ou, comme nous les appelâmes d’après leur cri — et ils se nomment eux-mêmes ainsi — les Sswis. Un corps à peu près cylindrique, quatre pattes fines à sabots durs et petits, une courte queue écailleuse. Ce corps se coude brusquement à la partie antérieure pour donner un torse presque humain, avec deux longs bras terminés par des mains à six doigts subégaux, dont deux opposables. La tête, sphérique, chauve, dépourvue d’oreilles externes — elles sont remplacées par une membrane tendue sur une cavité — possède trois yeux d’un gris pâle, dont le plus grand est situé au milieu du front. La bouche est largement fendue, avec des dents aiguës, reptiliennes. Le nez, long, mou, ballant comme une trompe, tombe devant la bouche. Vandal en disséqua un sommairement. Le cerveau est compliqué et volumineux, protégé par une capsule chitinoïde. L’ossature est minéralisée, mais souple. Quoique très éloignés de nous, ils nous étaient incommensurablement plus proches que les hydres. Certains cadavres étaient encore chauds. Le torse ne renfermait que deux vastes poumons, analogues aux nôtres, mais plus simples, le cœur, à quatre cavités, l’estomac et les autres viscères étant enfermés dans la partie horizontale du corps. Le sang, épais, était de couleur orange.

« Ce sont des êtres que nous sommes obligés d’appeler humains, dit enfin Vandal. Ils connaissent le feu, taillent la pierre, fabriquent des arcs. Bref, ils sont intelligents. Quel dommage d’être entré en relations de cette manière ! »

Nous repartîmes non sans avoir noté qu’en plus de leurs armes — un arc ou des javelots à pointe d’obsidienne finement taillée — les Sswis portaient, autour de la partie verticale de leur corps, une sorte de ceinture de fibres végétales artistement tressées, soutenant de petits sacs de même nature, emplis d’objets d’obsidienne rappelant curieusement les outils de notre Paléolithique supérieur humain.

Pour passer la nuit, nous choisîmes une portion de plaine complètement dépourvue d’herbes et d’arbres. Ces étranges espaces dénudés étaient assez fréquents, et je me convainquis qu’ils étaient dus à la nature du sol, une sorte de latérite parfaitement stérile. Quelle qu’en fût la cause, elle servait nos desseins. Nous arrêtâmes le camion en haut d’une longue pente, de façon à être à l’abri d’une possible défaillance du démarreur. Toutes ces précautions furent inutiles. La nuit se passa sans alerte, à peine troublée par le cri lointain d’un Goliath. Au matin, cependant, Michel me réveilla avec une mine préoccupée.

« Regarde », me dit-il en me montrant le baromètre.

Celui-ci, au lieu des 91 centimètres de mercure qui nous sont habituels, en indiquait à peine 76.

« J’ai l’impression qu’il va y avoir un drôle de temps d’ici peu !

— Tu es sûr que ce n’est pas une question d’altitude ?

— Hier soir, il marquait 90. »

Puis, m’entraînant vers la vitre de gauche:

« Vois les montagnes. »

Les « monts inconnus » que nous longions, disparaissaient dans la brume. À l’ouest, des nuages gris noir planaient.

« Nous ne pouvons rester ici, décidai-je. En avant. Il nous faut trouver un abri naturel. »

Paul prit le volant. En s’installant, il regarda l’horizon, et laissa échapper un sifflement appréciateur.

« Mince, alors. Pas vu ça depuis le « pot-au-noir » sur l’Atlantique sud ! »

Tout l’ouest était devenu d’un gris plombé, sinistre. Le contraste était étonnant, entre l’est, où le soleil levant brillait de tous ses feux, et cette affreuse teinte, qui montait rapidement dans le ciel.

« Serre à gauche, dis-je. Plus nous serons sur de hautes terres, moins nous craindrons l’inondation. »

Nous filâmes vers le sud-ouest, à travers la plaine déserte. Les nuages étaient maintenant presque au zénith. Soudain, larges et claquantes, tombèrent les premières gouttes de pluie. Si, là-haut, le vent traquait les nuages, au ras du sol il était nul. Une chaleur étouffante stagnait. Laissant Michel à côté du conducteur, je gagnai, suivi de Martine, la tourelle, d’où j’espérais découvrir un abri. Pour nous rapprocher plus vite des montagnes, nous obliquâmes plein sud, puis sud-est. Le sol montait doucement. La pluie continuait, à gouttes espacées. Avec un roulement sourd, l’orage grondait à l’ouest. Nous approchions d’une falaise qui, dans la lumière de plus en plus livide, me sembla creusée d’abris. Nous en étions encore à deux bons kilomètres. Tout d’un coup, ce fut la tempête. Le vent frappa le camion, qui fit une embardée. J’entendis Paul jurer, et je sentis le coup de volant qui nous rétablissait dans la bonne route. La pluie croula, longues flèches liquides balayées par le vent, la falaise parut plus lointaine ou plus proche, selon que le vent écartait ou laissait retomber le rideau de pluie. Avec un bruit fracassant, le tonnerre retentit. La nuit était presque totale, coupée seulement de grands éclairs d’un violet aveuglant. Je dus basculer la mitrailleuse à l’intérieur, et fermer l’embrasure. Bientôt il devint impossible de converser sans crier, tant le tonnerre était continu et assourdissant.

Le camion peinait. Le sol liquéfié n’offrait guère de prise aux pneus qui patinaient. Le vent n’était pas continu, mais soufflait par brusques rafales, rendant la conduite difficile. Notre vitesse ne put excéder, sans danger, dix kilomètres à l’heure. Les éclairs semblaient palpiter des minutes entières ; puis, pendant quelque temps, ce fut une fantasmagorie d’éclairements et de ténèbres d’où émergeait et disparaissait à côté de moi la face pâle et un peu effrayée de Martine.

Quand je me penchais et regardais entre mes pieds, je voyais sous moi l’intérieur du camion. Sur la table, Breffort écrivait le journal de bord, et Vandal mettait au clair ses notes. Je ne pus découvrir Beltaire. Je finis par voir sa jambe pendant de sa couchette. Quand je relevais la tête, par contraste avec le calme de l’intérieur, l’univers semblait encore plus déchaîné. Le vent et la pluie s’acharnaient. Les éclairs montraient le toit et le capot ruisselants comme s’ils sortaient de la mer. L’antenne vibrait, tendue à se rompre. Dans l’intervalle des coups de tonnerre, j’entendais son chant aigu.

« Eh bien, criai-je, pour un orage, c’est un orage.

— C’est magnifique », répondit Martine.

C’était un spectacle magnifique, en effet, quoique effrayant. J’avais déjà été surpris par des orages en montagne, sur la Terre, mais je n’avais jamais rien vu qui approchât celui-ci en violence et en beauté. Comme la foudre venait de tomber à 200 mètres à peine, je criai à Michel:

« Que fait le baromètre ?

— Il dégringole encore !

— Nous arrivons ! Je vois des abris. Allumez les phares ! »

La falaise était toute proche. Nous la longeâmes pendant deux ou trois minutes avant de trouver un surplomb suffisant pour abriter le camion, et dont le sol fut de plain-pied. Craignant la rencontre de Sswis — ou d’un Goliath — je remis la mitrailleuse en batterie, et une bouffée d’air froid et humide pénétra avec le bruit de la pluie. L’abri était vide, et bientôt le camion fut au sec, protégé par plus de trente mètres de rocher. Nous le plaçâmes l’avant face à l’extérieur, puis descendîmes. Beltaire, dont c’était le tour, resta à la mitrailleuse. L’abri mesurait environ 50 mètres de long sur 20 de haut et 25 de profondeur. Si par endroits l’eau glissait le long de la voûte, formant des gouttières, ailleurs des ressauts du rocher jouaient le rôle de larmiers, et le sol était sec. Dans un coin, des cendres, des outils d’obsidienne, des débris d’os témoignaient que les Sswis avaient habité ici, il y avait peu de temps.

Il fallait donc veiller. Nous trouvâmes aussi, soigneusement cachés dans une anfractuosité, des blocs d’obsidienne et des réserves de bois sec.

C’était peut-être une imprudence, mais nous allumâmes du feu derrière le camion. Nous prîmes notre repas de midi à côté de lui, et des boîtes de conserves vides allèrent grossir le tas de rebut laissé par les Sswis.

« Je me demande quelle tête feront nos amis les « centaures » quand ils trouveront ces drôles de récipients, dis-je.

— Surtout s’ils regardent les images », ajouta Michel.

Une boîte de saucisse portait en polychromie l’effigie de « Tante Irma », sous l’aspect d’une plantureuse cuisinière.

« Ils auront une piètre idée de notre art, » intervint Martine.

Toutes ces répliques furent criées, pour dominer le bruit des cataractes.

Michel ayant relevé Beltaire, je mobilisai celui-ci pour creuser, avec Breffort et moi, une petite tranchée de fouille dans le sol de l’abri. Je voulais savoir s’il avait été habité à diverges époques. Notre travail fut récompensé par la découverte, dans la terre sableuse, de deux couches de cendres et de débris, épaisses chacune de vingt centimètres. Toutes deux nous livrèrent la même industrie, différente de celle des Sswis actuels, pour autant que nous pouvions en juger. Elle était plus grossière, ne contenant pas de pointes en « feuilles de laurier », mais seulement des pointes taillées sur une seule face. Nous exhumâmes aussi un squelette de Sswis, bien conservé, mais nous ne pûmes voir s’il avait été enseveli volontairement ou non. Nous découvrîmes aussi pas mal d’ossements variés, dont quelques-uns pouvaient avoir appartenu à des Goliaths.

Trois de ces animaux, de taille relativement faible — ils ne dépassaient pas dix mètres de long — vinrent nous rendre visite en fin d’après-midi. Impoliment, nous refusâmes de les recevoir, et les renvoyâmes sous la pluie. Comme ils insistaient, nous tirâmes et en tuâmes un. Les autres fuirent.

La pluie dura deux jours entiers, avec de courtes intermittences. Nous les passâmes en fouilles, ne pouvant rien faire d’autre. J’approfondis ma tranchée. Au lieu du sable des couches supérieures, je trouvai des lits d’éboulis calcaires anguleux, formés sous un climat différent, certainement bien plus froid. Tellus avait dû connaître, comme la Terre, des périodes glaciaires, et je me promis de chercher, dans les montagnes, les anciennes moraines. Un lot de pierres taillées et d’ossements prit place dans le camion, noyau d’un futur musée.

Le matin du troisième jour, le soleil se leva dans un ciel nettoyé. Il fallut cependant attendre. Les bas-fonds étaient remplis d’eau, et ailleurs, la terre détrempée était transformée en boue jusqu’à quinze ou vingt centimètres de profondeur. Heureusement un fort vent se leva, qui accéléra l’évaporation. Nous profitâmes de ce repos forcé pour prendre contact par radio avec le Conseil. Nous établîmes la liaison par phonie. Ce fut mon oncle qui répondit. Je lui appris la découverte de l’existence des Sswis, et d’indices de pétrole. En revanche il m’apprit que, depuis quelques jours, les hydres survolaient fréquemment le territoire, sans attaquer. Les fusées en avaient descendu une bonne cinquantaine. J’avertis alors le Conseil que nous allions pousser encore un peu au sud-ouest, puis rentrer. Le camion était en bon état, il nous restait plus de la moitié du carburant, les munitions et les vivres étaient encore abondantes. Nous avions fait déjà 1070 kilomètres.

Dès que le sol fut assez sec, nous partîmes. Peu de temps après, nous rencontrâmes une autre rivière, que je nommai « Vézère ».

Moins importante que la Dordogne, elle se rétrécissait parfois jusqu’à une cinquantaine de mètres. Le problème de la traverser était difficile car ses eaux, gonflées par le récent orage, coulaient rapides et profondes. Nous devions la franchir, cependant, mais dans des conditions qui me donnèrent le frisson.

En remontant son cours nous arrivâmes en vue d’une cataracte. La Vézère tombait de plus de trente mètres de haut. L’examen des environs me fit penser à une faille, qui se traduisait dans la topographie, outre la chute, par une falaise. Nous eûmes la chance de trouver, à quelques kilomètres, une pente praticable pour notre véhicule, et nous revînmes perpendiculairement à la rivière, juste en amont de la cataracte. Nous nous demandions comment faire pour passer. Alors une idée hardie et effrayante germa dans le cerveau de Michel. M’indiquant un large rocher plat émergeant à dix mètres de la rive, puis d’autres, espacés de cinq à six mètres jusqu’à l’autre bord:

« Voici les piles du pont. Il ne nous reste qu’à établir le tablier ! »

Je le regardai, ébahi.

« Et avec quoi ?

— Il y a ici des arbres de dix à vingt mètres de haut. Nous avons des haches, des clous et des cordes. Certains arbustes sont assez souples pour servir de liens.

— Ne crois-tu pas que c’est un peu risqué ?

— Et notre expédition, elle n’est pas risquée ?

— Soit. Consultons les autres. »

Breffort fut d’avis que la chose était faisable.

« Il faut du culot, certes, mais on a fait pire ! »

Sous la protection du camion, patrouillant avec Vandal à la mitrailleuse et Martine au volant, nous nous transformâmes en bûcherons. Les troncs, abattus et élagués, grossièrement équarris, furent traînés par le camion à une cinquantaine de mètres en amont de la chute. Il s’agissait de faire porter un des bouts sur le premier rocher. Je cherchais un moyen quand je vis Michel se déshabiller.

« Tu ne vas pas y aller à la nage ?

— Mais si ! Attache-moi avec une corde. Je vais plonger ici et me laisser dériver jusqu’au rocher.

— Tu es fou ! Tu vas te noyer !

— Ne t’en fais donc pas ! J’ai été champion universitaire des 100 mètres en 53” 4. Vite, avant que ma sœur ne me voie. Je suis sûr de mon affaire, mais inutile de lui donner des émotions. »

À peine dans l’eau, il nagea vigoureusement vers le milieu, jusqu’à ce qu’il soit à dix mètres environ du bord. Puis il se laissa dériver. Breffort et moi tenions le bout de la corde qui le ceinturait. À quelques mètres du roc, il lutta farouchement contre le courant qui l’aspirait vers le gouffre. Il parvint toutefois sans trop de peine à agripper le bord. D’un rétablissement, il se hissa.

« Brr ! Elle est froide ! nous cria-t-il dans le fracas des eaux. Attachez le tronc par un bout à ma corde, et l’autre bout à une corde que vous garderez ! C’est ça ! Balancez-le à l’eau, maintenant ! Tenez bon, ne le laissez pas filer en bas ! »

L’énorme madrier buta par la tête contre le rocher, l’autre extrémité, maintenue par notre corde, raclait la berge. Non sans effort, nous la hissâmes sur le bord. Puis Paul, Breffort et moi-même traversâmes, Paul et moi à califourchon, les jambes dans l’eau ; Breffort debout, à cinq mètres de la cataracte, ayant, dit-il, horreur de se mouiller les pieds. Le bout de l’arbre fut posé sur le rocher, fixé avec des crampons d’acier. Nous avions posé la première poutrelle de notre pont.

Nous recommençâmes la manœuvre pour la seconde. Avant le soir, trois d’entre elles étaient placées. La nuit interrompit nos efforts. J’étais fatigué, Michel et Paul harassés, mais Breffort était assez frais. Je pris la première garde avec lui, jusqu’à minuit. La deuxième fut assurée par Vandal et Beltaire, la troisième par Martine, seule, après le lever de Sol. Au matin, nous reprîmes le travail. Le lendemain, toutes les poutrelles étaient en place, et nous foulâmes le sol de l’autre rive. Il nous fallut quatre jours pour placer le tablier. Notre chantier était pittoresque. Il faisait bon et frais, la lumière était jaune et vive, même au crépuscule ; nous étions gais. Le dernier jour, au repas de midi, je débouchai deux ou trois vieilles bouteilles, ce qui mit l’optimisme à son comble. Nous en étions au dessert, mangé sur l’herbe grise, hors du camion, quand une volée de flèches s’abattit. Par bonheur, personne ne fut touché, mais un de nos pneus transpercé. J’avais un F.M. à côté de moi, je m’aplatis au sol et commençai un feu d’enfer dans la direction d’où étaient venues les flèches: un rideau d’arbres à une quarantaine de mètres. J’eus la satisfaction de voir qu’un bon nombre des Sswis qui en jaillirent étaient touchés. L’attaque finit aussitôt.

Moins gais — nous aurions pu tous périr — le tablier fut rapidement achevé, et le camion, prudemment piloté par Paul, s’engagea sur le pont. Non, jamais ingénieur ayant construit le plus grand viaduc du monde ne fut aussi fier que nous de déboucher sur l’autre rive … ni aussi soulagé !

La nuit arriva sans incidents. Avant le coucher du soleil, je choisis la route du lendemain. Nous irions plein sud vers une montagne qui, quoique bien moins haute que le Mont-Ténèbre, atteignait ses 3 000 mètres. À minuit, étant de garde, j’aperçus près de son sommet un point lumineux. Était-ce encore un volcan ? La lumière s’éteignit. La vérité m’apparut quand elle se ralluma plus bas. C’était un signal de feu ! Je me retournai. Derrière la Vézère, sur les collines, brillaient d’autres feux. Assez inquiet, je fis part de mes observations à Michel qui me remplaça.

« C’est en effet ennuyeux. Si les Sswis font une mobilisation générale, nous serons dans une mauvaise situation, en dépit de notre armement supérieur. As-tu remarqué qu’ils n’ont pas peur des armes à feu ? Et nos munitions ne sont pas inépuisables …

— Je tiens pourtant à pousser jusqu’à ce « Mont-Signal ». Ce n’est guère que dans la montagne — ou tout près d’elle — que nous pourrons trouver du minerai. Nous ferons un raid rapide. »

Au matin, avant de repartir, nous dûmes changer le pneu, percé la veille par une flèche, et dont la fente s’agrandissait. Une fois en route, le sol monta insensiblement, puis le terrain devint ondulé, coupé de ruisseaux que nous eûmes du mal à franchir. Dans une petite vallée, j’avisai des filons verdâtres dans une falaise. C’était de la gamiérite, assez bon minerai de nickel. La vallée se révéla d’une richesse minière prodigieuse, et, le soir, j’avais des échantillons de nickel, chrome, cobalt, manganèse et fer, ainsi que, chose inestimable, de l’excellente houille, affleurant en veines épaisses.

« C’est ici que nous établirons notre centre métallurgique, dis-je.

— Il y a les Sswis, objecta Paul.

— Nous ferons comme les Américains des temps héroïques. Le sol semble fertile. Nous combattrons s’il le faut, tout en cultivant la terre et en exploitant nos mines. De toute façon, depuis le deuxième jour de notre voyage, nous n’avons plus vu d’hydres. Ceci compense cela.

— Soit, dit Michel. Hurrah pour Cobalt-City ! La difficulté sera de transporter tout notre matériel ici.

— On y arrivera. Il nous faudra d’abord exploiter le pétrole, et ce ne sera pas si facile. »

Nous virâmes au nord, puis à l’ouest. À 60 kilomètres de là, je découvris un gisement de bauxite.

« Décidément, c’est le paradis des prospecteurs, cette région, dit Martine.

— Nous avons de la chance. Espérons qu’elle durera, » répondis-je, pensant à autre chose.

Depuis le matin, je me demandais s’il ne serait pas possible de faire alliance avec les Sswis, ou au moins avec certains Sswis. Il était probable qu’il existait plusieurs tribus se faisant la guerre. Nous pourrions profiter de ces rivalités. La première chose à faire était d’entrer en contact autrement qu’à coups de fusil.

« Si nous avons encore à combattre les Sswis, dis-je à haute voix, il faudrait au moins un prisonnier.

— Pourquoi ? demanda Paul.

— Pour apprendre leur langue, ou leur enseigner la nôtre. Cela pourra nous servir.

— Croyez-vous que cela vaut la peine de risquer nos vies ? » Interrogea Vandal qui, évidemment, ne demandait pas mieux.

J’exposai mon plan. Le hasard devait servir mes projets. Le lendemain, nous fûmes arrêtés, peu après notre départ, par une panne. Pendant que Paul réparait, nous assistâmes à une brève bataille entre trois Sswis rouge brun, de l’espèce que nous connaissions, et une dizaine d’autres, plus petite, à épiderme noir luisant. Malgré une héroïque défense qui coûta la vie à cinq des attaquants, les rouges succombèrent sous le nombre. Les vainqueurs se mirent alors en mesure de les dépecer, ignorant notre présence. Je les arrosai au fusil mitrailleur et ils s’enfuirent, laissant trois morts. Je passai de l’autre côté du rideau de végétation qui nous avait dissimulés. Un des Sswis rouges qui n’était pas mort essaya de s’enfuir quand il me vit. Il retomba vite: il avait cinq flèches dans les membres.

« Mon cher Vandal, tâchez de le sauver !

— Je ferai mon possible, mais je n’ai qu’une connaissance très rudimentaire de leur anatomie. Cependant, reprit-il après examen, les blessures me paraissent légères. »

Le Sswi ne bougeait plus, ses trois yeux étaient fermés. Seule la dilatation rythmique de sa poitrine indiquait qu’il vivait. Vandal entreprit d’extraire les flèches, avec l’aide de Breffort, qui avait été étudiant en médecine avant de se spécialiser en anthropologie. « Je n’ose pas l’anesthésier. Je ne sais s’il résisterait ! »

Pendant toute l’opération, le Sswi ne bougea pas. Il tressaillait seulement. Breffort fit les pansements qui se tachèrent de jaune. Nous le transportâmes dans le camion. Il n’était pas très lourd — 70 kilos peut-être —, évalua Michel. Nous lui fîmes une sorte de divan, avec des herbes et des couvertures. Pendant tout le transport, il garda les yeux clos. La panne réparée, nous repartîmes. Dès que le moteur ronfla, le Sswi s’agita, effrayé, et, pour la première fois, parla. C’étaient des syllabes claquantes, riches en consonnes sifflantes, curieusement rythmées. Il voulut se lever, et nous dûmes nous mettre à trois pour le maintenir, tant sa force était grande. Sa chair donnait une impression à la fois dure et souple. Petit à petit, il se calma. Nous le laissâmes, et, m’asseyant à table, je pris quelques notes pour mon journal personnel. Ayant soif, je me versai un verre d’eau. J’entendis une exclamation étouffée de Vandal, me retournai. À demi dressé, le Sswi tendait la main.

« Il veut boire, » dit Vandal.

Je tendis le verre. Il le considéra un moment avec méfiance, puis but. Je tentai une expérience. Je versai de l’eau dans le verre, et dis: eau. Distinctement, avec une agilité d’esprit surprenante, il comprit tout de suite, et répéta: « eau ».

Je lui montrai un verre vide: verre. Il répéta: « ferre ». Je bus une gorgée, et dis: « boire ». Il répéta: « boire ». Je m’étendis sur une couchette, pris la position du sommeil, et dis: « dormir ». Le mot me fut déformé en « tormir ». Me désignant: Moi. Il imita mon geste: Vzlik. Je fus embarrassé. Voulait-il me donner une traduction de « moi », ou était-ce son nom ? Je conclus en faveur de la seconde hypothèse. Il devait croire que je m’appelais Moi.

Voulant pousser l’expérience plus loin, je dis alors: « Vzlik dormir. » Il répondit: « Eau boire. » Nous étions tous stupéfaits. Cet être montrait une intelligence extraordinaire. Je lui versai un verre d’eau qu’il but. J’aurais continué la leçon si Vandal ne m’avait pas fait observer que le Sswi était blessé, et probablement épuisé. De fait, il dit de lui-même: « Vzlik tormir », et s’assoupit peu après.

Vandal rayonnait:

« Doués comme ils le sont, nous pourrons leur apprendre rapidement beaucoup de nos techniques !

— Oui, dis-je, mi-figue mi-raisin. Et dans cinquante ans, ils nous tireront dessus à coups de fusil ! Non, je ne vois pas si loin. Mais ils nous seront certainement précieux, si nous pouvons nous allier à eux.

— Après tout, intervint Breffort, nous lui avons sauvé la vie.

— Après avoir tué pas mal d’individus de sa race, peut-être même de sa tribu !

— Ils nous avaient attaqués !

— Nous étions sur leur territoire. S’ils veulent la guerre … Nous nous trouverons, mutatis mutandis, dans la position où se serait trouvé Cortez si les Aztèques n’avaient craint ni ses armes à feu, ni ses chevaux. Enfin, soignons-le bien ! C’est une chance à ne pas négliger. »

Je passai à l’avant. Michel conduisait, Martine à son côté.

« Qu’en penses-tu, Martine ?

— Qu’ils sont redoutablement intelligents.

— C’est bien mon avis. Mais d’un autre côté, je me sens soulagé. Nous ne sommes plus les seuls êtres pensants dans ce monde.

— Pour moi, c’est tout comme, dit Martine. Ce ne sont pas des hommes.

— Évidemment. Qu’en dis-tu, Michel ?

— Je ne sais pas. J’attends. Mais voici à gauche un rideau d’arbres. Probablement encore une rivière à traverser !

— Il y en a également à droite. Ils se rejoignent. Cela laisse supposer un confluent. »

Effectivement, nous étions sur une langue de terre entre deux rivières. Celle de gauche, nouvelle pour nous, fut appelée Dronne. Celle de droite était-elle la Vézère ou la Dordogne ? Je penchai pour la seconde hypothèse, à cause de sa largeur: trois cents mètres au moins. Elle semblait profonde. Les eaux coulaient paresseusement, grises et mornes. Le soir tombait.

« Nous camperons ici. Le site est facile à défendre.

— Il peut aussi être considéré comme un piège parfait, dit Breffort.

— Nulle voie de retraite, en effet, ajouta Vandal.

— Une force capable de nous couper la retraite serait capable aussi bien de nous anéantir. Ici, nous n’aurons qu’un côté à surveiller, ce qui nous permettra, le cas échéant, de concentrer le feu de toutes nos armes. Demain, nous chercherons les possibilités de traverser. »

Cette soirée reste dans mon souvenir comme la plus heureuse de toute notre expédition, du moins dans sa première partie. Nous dînâmes sur l’herbe, avant le coucher du soleil. Le temps était doux. S’il n’y avait pas eu les armes à côté de nous, et la silhouette étrange de Vzlik, nous aurions pu nous croire sur Terre, en partie de camping. Comme sur notre planète natale, le soleil, avant de disparaître, déploya une féerie d’or, de pourpre et d’ambre. Quelques nuages roses voguaient paresseusement dans le ciel, très haut. Nous avions tous mangé de fort bon appétit, y compris Vzlik. Ses blessures étaient en bonne voie de cicatrisation. Il sembla apprécier particulièrement les biscuits de mer et le corned-beef. Mais, ayant voulu goûter au vin, il le recracha avec une nausée.

« Ils ne semblent pas avoir pour l’alcool le goût qu’avaient nos sauvages », remarqua Vandal.

Le soleil se coucha. Les trois lunes, réunies dans le ciel, donnaient assez de lumière pour qu’on pût lire. Saisissant une toile de tente roulée, je m’en fis un oreiller, et m’étendis, le dos au sol, les yeux perdus dans les constellations qui nous étaient déjà familières. Le ciel était beaucoup plus riche en étoiles que celui de la Terre. Pipe allumée, je me laissai aller à mes pensées, écoutant d’une oreille distraite la leçon de français que Vandal et Breffort donnaient au Sswi. Martine s’allongea à ma gauche, Michel à ma droite. Beltaire et Schœffer s’étant découvert une égale passion pour les échecs, jouaient sur un échiquier crayonné sur un carton, avec des pièces qu’ils avaient sculptées eux-mêmes.

À demi assoupi, j’attirai la tête de Martine sur mon bras. J’entendais vaguement la voix sifflante du Sswi répétant les mots, les annonces espacées des joueurs d’échecs, et, ma foi, le ronflement de Michel.

Un barrissement tonna. Je m’assis. À cinq cents mètres, une troupe nombreuse d’animaux venait boire. Sans être aussi gros que les Goliaths, ils atteignaient bien huit mètres de long pour quatre de haut. Leur museau très allongé et ballant, la voussure de leur dos, leur courte queue, leurs pattes massives, malgré leur nombre, suggéraient, comme leurs cris, les éléphants. Ils se rangèrent sur la rive, et, pliant les jambes de devant, burent. Vandal, les désignant du doigt, prit, à l’intention du Sswi, une mine interrogative.

« Assek », dit ce dernier. Puis, ouvrant la bouche, il fit le geste de mastiquer.

« Je suppose qu’il veut nous dire qu’ils sont bons à manger », dit le biologiste.

Nous les regardâmes boire. Le spectacle, sous les rayons des lunes, était splendide. Je pensai que la destinée m’avait offert ce dont j’avais souvent rêvé dans le calme du laboratoire, la vision des grandes énergies primitives. Martine, émue, regardait aussi. Je l’entendis murmurer: « Une terre vierge … »

Les animaux repartirent. Des minutes s’écoulèrent.

« Qu’est-ce que c’est que celui-là ? demanda subitement Beltaire, abandonnant ses échecs que le spectacle du troupeau n’avait pu lui faire lâcher.

Je me tournai vers le point indiqué. Une bizarre silhouette se mouvait sur un tertre, à contre-lune. Toute sa démarche puissante, ramassée, féline, indiquait un fauve. Plutôt petit — 1 m 50 de haut, peut-être — il donnait une impression de force extraordinaire. Je le désignai au Sswi. Aussitôt une agitation fébrile s’empara de lui, et il se mit à parler avec volubilité. Voyant que nous ne comprenions pas, il fit le geste de bander un arc, et désigna nos armes, disant maintes fois: « Bisir ! Bisir ! » De sa mimique, je conclus que l’animal était dangereux. Sans trop de hâte — le fauve était bien à deux cents mètres encore — je mis un chargeur dans mon F.M. Ce qui se passa alors fut d’une rapidité inconcevable. L’animal sauta, ou plutôt parut s’envoler. Au premier bond, il franchit bien trente-cinq mètres. Déjà il s’enlevait de nouveau, droit sur nous. Martine poussa un cri. Les autres se levèrent précipitamment. Je lâchai une rafale au hasard, manquai mon but. Le fauve se ramassa pour son troisième bond. Près de moi, un autre F.M. crépita, servi par qui ? Je tirai à nouveau sans succès, vidant le chargeur. Michel, allongé à côté de moi, le remplaça aussitôt.

« Dans le camion. Vite ! » Criai-je tout en reprenant le feu.

J’entrevis Beltaire et Vandal portant le Sswi.

« À toi, Michel ! »

Venant du camion, une rafale traçante d’obus de 20 mm passa au-dessus de nous, en direction du monstre. Elle dut le toucher, car il s’arrêta. J’étais seul sur la prairie. Je bondis dans le camion, claquai la porte arrière. Michel me prit le F.M. des mains, passa le canon par la meurtrière, tira. Les douilles vides tintaient sur le plancher. Je regardai à l’intérieur. Tous étaient là, sauf Martine.

« Martine !

— Ici, » répondit-elle entre deux rafales de mitrailleuse.

Michel recula précipitamment, hurlant:

« Cramponnez-vous ! »

Un choc terrible secoua le camion. Les tôles craquèrent, se bombèrent vers l’intérieur. Je fus projeté sur Vandal et reçus les 85 kilos de Michel sur le corps. Le plancher oscilla, et je crus que notre refùge allait verser. La mitrailleuse s’était tue, l’électricité éteinte. Péniblement, Michel se dégagea, alluma une lampe de poche.

« Martine ! cria-t-il.

— Je suis là. C’est fini. Avancez un peu, la porte arrière est bloquée. »

Le cadavre l’animal gisait contre le camion. Il avait reçu vingt et une balles de mitrailleuse, dont cinq explosives, et avait dû mourir en plein bond. La tête, endommagée, était affreuse et terrible, avec ses crocs de trente centimètres de long.

« Comment cela s’est-il passé ? Tu as été la seule à voir.

— C’est simple. Quand tu es entré, le dernier, le fauve était arrêté. Je l’ai arrosé copieusement. Il a bondi. Je me suis retrouvée en bas de l’échelle. J’ai regrimpé et l’ai vu mort contre le camion. Vzlik s’était traîné jusqu’à la porte.

« Vzlik », dit-il. Puis il fit le geste de bander un arc, et montra deux doigts.

« Quoi ? Il prétend en avoir tué deux avec des flèches ?

— Ce n’est pas impossible, surtout si les flèches ont été trempées dans un poison assez violent, répliqua Breffort.

— Mais ils n’emploient pas de poison ! Heureusement, car sans cela Vandal ne serait peut-être plus là !

— Peut-être n’empoisonnent-ils que leurs flèches de chasse ? Il y a sur Terre des tribus qui considèrent comme déloyal l’emploi du poison pour la guerre.

— Eh bien, s’il y en a beaucoup comme celui-là du côté de Cobalt-City, dit Beltaire, le pied sur le monstre mort, nous aurons des ennuis. Je voudrais les y voir, les chasseurs de tigres de chez nous. Quels bonds ! Et quelle vitalité ! Quelles dents, et quelles griffes, continua-t-il en examinant les pattes.

— Ils ne doivent pas briller par l’intelligence, dit Vandal. Je me demande où ils peuvent loger un cerveau dans ce crâne déprimé.

— Tu le disais tout à l’heure, murmurai-je à Martine: une terre vierge avec ses attraits … et ses risques. Mais à ce propos, je dois te féliciter pour ton adresse à la mitrailleuse.

— Il faut en reporter la louange à Michel, qui a voulu que je fasse beaucoup de tir, prétendant que cela sert toujours, ne serait-ce qu’à éduquer les nerfs.

— Je ne pensais certes pas que tu aurais à t’en servir dans de telles circonstances », dit-il en souriant.

CHAPITRE V LE RETOUR

Le lendemain matin, après une courte et calme nuit rouge, nous décidâmes de franchir la rivière. Nous construisîmes un grand radeau, ce qui nous prit six jours entiers, pendant lesquels nous vîmes de nombreuses bêtes, mais pas de fauves. Nous goûtâmes pour la première fois de la viande tellurienne. Un petit animal, miniature des « éléphants » du premier soir, nous fournit le rôti. Nous n’en mangeâmes que très peu, et avec appréhension, ne sachant si cette viande n’était pas toxique, ou même simplement inassimilable pour nous. Au goût, elle rappelait le veau un peu rouge. Vzlik, presque guéri, en mangea goulûment. Il n’y eut pas de troubles digestifs, et jusqu’à notre retour dans la zone des hydres, nous variâmes ainsi notre menu, nous en tenant toutefois toujours à de petites quantités. En revanche, nous n’osâmes pas goûter aux fruits que portaient les arbres abattus pour la fabrication du radeau, fruits dont le Sswi se délecta. Il pouvait marcher un peu et semblait totalement habitué à nous. Son vocabulaire commençait à lui permettre d’exprimer des idées simples.

La traversée eut lieu sans encombres. Nous récupérâmes les cordes et les clous du radeau, puis descendîmes le long de la rivière pendant deux jours. Tantôt elle s’élargissait en nappes presque lacustres, tantôt elle forait des canons dans les collines. Je remarquai qu’elle restait toujours profonde sans rapides. Ses rives fourmillaient de vie. Nous aperçûmes des hardes massives d’« éléphants », des Goliaths isolés ou par couples, de nombreuses autres formes, géantes ou petites. Deux fois, nous vîmes au loin des « tigrosaures ». Ce nom, forgé par Beltaire pour le fauve qui nous avait attaqués, fut adopté malgré les protestations de Vandal qui fit fort justement remarquer qu’il ne tenait ni du tigre, ni du saurien. Mais, comme l’observa Michel, l’essentiel était de s’entendre, et peu importait au fond que le nom vulgaire de l’animal fut tigrosaure, léviathan, ou … tartempion.

Les eaux hébergeaient de multiples aquatiques, dont aucune ne s’approcha assez de la rive pour que nous puissions la voir nettement. Vers le soir du deuxième jour, il plut. Nous roulions toujours sur la plaine, avec des rideaux d’arbres le long des rivières et des ruisseaux. La température, avoisinant 35°à l’ombre à midi, fraîchissait le soir, tombant aux environs de 10 degrés.

À l’aube du troisième jour, après une nuit troublée par le hurlement des Goliaths, nous aperçûmes une colonne de fumée, loin au sud, de l’autre côté de la Dordogne. Campement sswi, ou feu de brousse. Le sol devint accidenté, des collines basses nous obligeaient à des détours. Quand nous eûmes dépassé la dernière, l’air fut pénétré d’un parfum âcre et violent, comme celui de l’Atlantique.

« La mer est proche », dit Beltaire.

Il la signala bientôt, du haut de sa tourelle. Quelques instants plus tard, nous la vîmes tous. Elle était vert foncé, agitée. Le vent soufflait de l’ouest, et les vagues déferlaient, crêtées d’écume. La côte était rocheuse, mais à quelques kilomètres au sud, la Dordogne se terminait par un estuaire sableux.

Nous stoppâmes sur une plage de galets, gneiss et granit, à quelques mètres des flots. Vandal sauta à terre et commença à explorer ce paradis des biologistes qu’est une côte marine. Dans les flaques grouillait toute une faune inédite, certaines formes proches d’aspect des formes terrestres, d’autres totalement différentes. Nous découvrîmes des coquilles vides, ressemblant à d’énormes pectens, ou, comme on le disait sur la Terre, des coquilles Saint-Jacques. Certaines mesuraient plus de trois mètres de large. D’autres, beaucoup plus petites, étaient encore attachées aux rochers. Avec peine, Michel en détacha une qu’il porta à Vandal. L’animal se révéla plus proche des brachiopodes terrestres que des mollusques lamellibranches. Loin dans la mer, un dos noir apparut, entre deux vagues, puis plongea.

« J’ai bien envie de me baigner, dit Martine.

— Non, décidai-je. Qui sait quels monstres habitent ces rivages. Ce serait trop risqué. »

Cependant, derrière un promontoire de gneiss, Schœffer découvrit une grande mare, longue d’une centaine de pas, profonde d’environ deux mètres. L’eau transparente recouvrait un fond de galets. Seules quelques coquilles de très petite taille et quelques algues y vivaient. Nous nous ébattîmes comme des enfants. Pendant que Vandal, à la mitrailleuse, montait la garde, j’organisai une course. Michel, nageur incomparable, arriva bon premier, suivi de Martine, Schœffer et Breffort. Je fus bon avant-dernier, battant Beltaire d’une courte tête. Ayant découvert un galet sphérique pesant environ cinq kilos, je pris une facile revanche au jet du poids.

Vzlik nous avait regardés. Il se mit à l’eau à son tour. Il utilisait à peine ses membres, nageant par ondulation de son corps étendu de tout son long. À mon estimation, il eût rendu dix bons mètres à Michel sur la traversée de la mare. Je relevai Vandal, qui partit immédiatement faire une ample provision de formes animales et végétales diverses. Puis nous continuâmes notre route vers le nord. Nous suivîmes la côte, à quelque cent mètres à l’intérieur des terres. Le sol était assez difficile: une série de vieux anticlinaux érodés se terminant en pointe dans la mer. Trois heures et demie après notre départ, nous rencontrâmes des marais et des hydres. Elles étaient brunes, de très petite taille, ne dépassant pas cinquante centimètres. Elles ne nous attaquèrent pas. Nous contournâmes le marais par l’est. Au déclin du jour, nous touchâmes à sa fin et obliquâmes de nouveau vers l’ouest. La côte était maintenant sableuse et basse. Contrairement à notre habitude, nous roulâmes au clair de lunes, sur un sol idéalement plat, à cinquante à l’heure. Peu avant l’aube rouge, la côte devint chaotique, et nous dûmes de nouveau nous enfoncer dans l’intérieur des terres. C’est ainsi que nous découvrîmes le lac. Nous l’abordâmes par sa rive sud-ouest, basse. À l’est, une chaîne de collines l’abritait. Une végétation abondante l’entourait d’un cercle sombre, de petites vagues phosphorescentes couraient à sa surface, sous la lumière lunaire. Le spectacle était doux et reposant, presque irréel. Craignant que ses eaux n’abritassent des hydres — nous n’avons su que plus tard que ces animaux exigent pour leur développement des marais saumâtres —, nous n’approchâmes pas. Nous stoppâmes sur une éminence, à environ un kilomètre.

Je cédai la garde à Michel et allai dormir. J’étais fatigué, et il me sembla ne me reposer que quelques secondes. Pourtant, quand j’ouvris les yeux, l’aube bleue entrait par la fenêtre. Michel était penché sur moi, un doigt sur ses lèvres. Sans bruit, il réveilla sa sœur.

« Vous allez voir un spectacle digne des dieux ! »

Nous sortîmes, et un cri d’admiration nous échappa. Le lac était d’un bleu profond, un bleu de glacier, serti dans un cadre d’or et de pourpre. Les roches du rivage étaient d’un rouge magnifique, et les végétations, arbres comme herbes, d’une couleur allant du métal neuf au vieil or. À peine, de-ci, de-là, pointait une frondaison verte. Les collines à l’est, qu’Hélios effleurait encore, possédaient la couleur des bruyères fleuries.

« Que c’est beau, dis-je.

— C’est un lac magique, dit Martine. Non, je n’ai jamais rien vu de semblable !

— Le Lac Magique. C’est un joli nom, dit Michel.

— Il lui restera, décidai-je. Réveillons les autres. »

Nous longeâmes le lac tout le jour. Sa surface ondulait doucement sous la brise marine. À peu de distance de son extrémité nord, mais séparés de lui par une puissante barre rocheuse, nous trouvâmes un marais communiquant avec la mer. Pendant que nous le contournions, je décidai d’entrer en contact avec le Conseil. Au même moment, Breffort signala des hydres. Elles étaient de la petite espèce brune, et très nombreuses. Elles entourèrent aussitôt le camion d’un véritable essaim, ne cherchant pas à nous attaquer, se contentant de nous suivre. Après les avoir observées un moment, j’essayai de joindre le Conseil par radio. Cela me fut impossible. Non pas que l’appareil restât muet: de ma vie je n’ai jamais entendu une telle série de sifflements, de couacs et de friture. Ne sachant à quoi attribuer pareil résultat, je renonçai momentanément à mon projet. Brusquement, sans raison apparente, l’essaim d’hydres brunes cessa de nous accompagner.

Nous roulâmes jour et nuit. À l’aube bleue suivante, nous n’étions plus qu’à cent cinquante kilomètres à peu près de l’îlot terrestre. Nous ne pensions pas arriver avant le soir, car je voulais étudier les environs immédiats. Subitement, le Conseil nous appela par radio, et nous apprîmes des nouvelles qui changèrent complètement mes projets.

CHAPITRE VI LA BATAILLE DES HYDRES

C’était Louis qui nous appelait. Depuis trois jours, les hydres faisaient des incursions continuelles. La veille, elles avaient tué trois hommes et deux bœufs. Elles se laissaient tomber en ordre dispersé et attaquaient au ras du sol, où les fusées ne pouvaient guère les atteindre. La situation était critique.

« Je crois que la meilleure solution sera l’évacuation de ce coin de terre, répondis-je. En dehors des zones marécageuses, nous n’avons pas trouvé d’hydres.

— Cela ne sera pas facile, mais … Allons bon, les voilà qui reviennent ! »

Dans l’écouteur, j’entendis nettement la sirène.

« Reste au micro, dit Louis. Je tâcherai de vous tenir au courant. Peut-être vaudra-t-il mieux … »

Une série de violentes détonations lui coupa la parole, puis la fusillade crépita. Sauf Michel au volant, et Breffort dans la tourelle, tous étaient autour de moi, près de la radio. Le Sswi, très étonné, écoutait lui aussi. Nous n’entendions plus que le sifflement du poste. Inquiet, je lançai un appel. Il y eut un bruit de porte ouverte, puis Louis parla, haletant:

« Foncez ! Soyez ici avant la nuit, si possible. Les saletés se collent maintenant aux toitures, et il est très difficile de les tirer de l’intérieur des maisons. Sortir serait se suicider ! Il y en a au moins trois mille ! En roulant dans les rues, vous pourrez les canarder, Dépêchez-vous ! En certains endroits, elles enlèvent les tuiles !

— Tu as entendu, Michel ? Fonce !

— Plein gaz ! 60 à l’heure !

— Nous serons au village dans un peu plus de deux heures, radiophonai-je. Tenez bon !

— Vous êtes si près que cela ! C’est une chance. Il y en a deux ou trois ici, sur la toiture, mais le plancher du grenier est solide. L’ennui, c’est que je ne puis joindre tous les groupes par téléphone.

— Tu es seul ?

— Non, j’ai six gardes avec moi, et Ida. Elle fait dire à Beltaire de ne pas s’inquiéter.

— Mon oncle ?

— Enfermé dans l’observatoire avec Ménard. Il ne risque rien. Ton frère est avec les ingénieurs, dans le refuge 7. Ils ont une mitrailleuse légère, et ont l’air de bien s’en servir. Je te quitte. Il faut que je prenne contact avec d’autres groupes.

— Ne sors pas, surtout !

— T’en fais pas ! »

Breffort se pencha, cria:

« Alerte ! Des hydres ! »

Je grimpai près de lui. À un kilomètre environ en avant de nous, et à cinq ou six cents mètres d’altitude, une centaine d’hydres, de la grande espèce verte, planaient en nuage.

« Vite, les fusées, avant qu’elles se dispersent ! »

Les tubes lance-fusées latéraux se dressèrent. Me penchant, je vis Vandal et Martine d’un côté, Beltaire et Paul de l’autre, qui y introduisaient les fusées par les panneaux mobiles.

« Breffort, en bas. Occupe-toi du réglage des fusées. Je prends la mitrailleuse. »

Je pointai.

« Feu ! »

Mes obus traçants filèrent vers les hydres, bientôt suivis par le sillage blanc des fusées. Par chance, elles éclatèrent en plein dans ce nuage. Des débris tombèrent en pluie noire, à contre-jour. Les hydres piquèrent vers nous. À partir de ce moment, je fus seul en action. J’en abattis une dizaine. Les autres tournèrent un moment autour de nous, puis, se rendant compte de leur impuissance, partirent au ras du sol.

Nous parvînmes sans autre incident à la mine de fer. Elle était déserte. Au bout de quelques secondes, la porte d’un abri s’ouvrit, et un homme nous fit signe. Michel approcha le camion, et je reconnus le contremaître, Joseph Amar.

« Où sont les autres ?

— Partis avec le train transformé en tank, et toutes les armes.

— Et vous ?

— Je suis resté pour vous avertir. Le Conseil a téléphoné que vous arriviez. Les gars du train ont machiné une lance à eau bouillante.

— Bon. Montez avec nous. Il y a longtemps qu’ils sont partis ?

— Une heure.

— En avant, Michel ! »

Amar considéra Vzlik avec ahurissement.

« Qu’est-ce que c’est que ce citoyen-là ?

— Un indigène. On vous expliquera plus tard. »

Dix minutes après, nous commençâmes à entendre les détonations. Enfin, nous aperçûmes le village. Toutes les portes et fenêtres étaient barricadées, le toit de certaines maisons était couvert d’hydres. Des monstres voletaient, à faible hauteur. Le train de la mine de fer était arrêté à la « gare », et sa mitrailleuse lourde tirait sur toute hydre qui se détachait des toits.

« Aux postes de combat ! Paul au volant. Michel, Breffort, aux F.M. Martine, Vandal, passez-moi les munitions. Beltaire et Amar, approvisionnez les F.M. Vzlik dans un coin, où il ne gênera pas. Ça y est ? Bon, Paul, rejoins le train. »

Les mineurs avaient bien travaillé. Avec des plaques de métal, des planches, des madriers, ils avaient transformé leur train en forteresse. Une centaine d’hydres, boursouflées, jonchaient le sol autour de lui.

« Comment, diable, les avez-vous descendues ? Demandai-je au mécanicien, qui se trouvait être Biron.

— Une idée à moi. On les a ébouillantées. D’ailleurs, en voilà d’autres qui rappliquent. Vous allez voir. Ne tirez pas. » Cria-t-il à l’intention des servants de la mitrailleuse placée dans le premier wagon.

« Ne tirez pas », répétai-je pour ceux du camion.

Les hydres approchaient, au nombre d’une trentaine.

« Dès que je te le dirai, mets la pompe en marche », dit Biron à son chauffeur.

Il prit une sorte de lance d’arrosage, dont il introduisit le bout de cuivre, muni d’une poignée de bois, dans une meurtrière.

« Reculez votre camion ! »

Les monstres étaient à trente mètres, approchant à toute vitesse. Ils furent accueillis par un jet d’eau bouillante et de vapeur, qui en culbuta une bonne dizaine. Les autres battirent en retraite. Alors la mitrailleuse du train tira, et je joignis mon feu au sien.

« Voilà, ce n’est pas plus difficile que ça, dit Biron. On en aurait tué bien davantage, si j’avais eu le culot, la première fois, d’attendre qu’elles soient tout près. Mais je n’ai pas osé, et maintenant, elles se méfient un peu.

— Qui a eu cette idée ?

— Moi, comme je l’ai dit. Mais Cyprien, mon chauffeur, m’a bien aidé à la réaliser.

— Excellente invention, qui va économiser des balles. Il faudra l’améliorer encore. Mais j’en parlerai au Conseil, et je crois que cela va vous valoir de rentrer dans vos droits politiques. Nous allons maintenant jusqu’au village. Dans quelle maison se trouve Louis Maurier ?

— À la poste, je crois.

— Nous commencerons donc par elle. Tout le monde est à son poste ? En avant, doucement. Visez bien, et tirez peu ! »

Nous parvînmes sans être attaqués jusqu’à la place du puits. Le toit de la poste était vert d’hydres. Chaque balle faisait mouche, mais il en fallait souvent plus d’une pour tuer les bêtes. Je n’osai employer ni fusées, ni mitrailleuse, de peur de blesser nos amis. Stupidement, les monstres restaient immobiles sur le toit, insinuant leurs tentacules sous les tuiles. Leur immobilité nous surprit un peu, les hydres ayant donné auparavant des preuves d’intelligence.

Nous pûmes soigner notre tir, viser le cerveau. Au bout de quelque temps, la poste était débarrassée de son revêtement vivant.

De-ci, de-là, dans le village, une détonation claquait. Deux ou trois fois, j’entendis le sifflet de la locomotive, saluant une nouvelle victoire de l’eau bouillante. Par la porte débarricadée, Louis sortit et bondit dans le camion.

« Alors ?

— Ça va mieux depuis que vous êtes là. Mais les sales bêtes ont pénétré dans trois maisons. Nous avons une douzaine de morts.

— Qui ?

— Alfred Charnier, sa femme, une de ses filles. Cinq autres villageois, dont j’ignore encore le nom. Madeline Ducher, l’actrice, et trois ouvriers. Le fil du téléphone est rompu quelque part entre la poste et l’usine. Tâchez de le réparer. J’ignore comment ça va là-haut. Je retourne à la poste. »

Suivant le fil, nous trouvâmes le point de rupture. Trois hydres étaient tapies sur un toit, à cinquante mètres. Muni d’un bout de fil de cuivre, je sautai à terre et réparai le fil cassé. À peine avais-je fini que la mitrailleuse tira. Les hydres fonçaient. Employant ma tactique habituelle, je m’aplatis au sol, puis, sitôt qu’elles furent passées, sautai dans le camion. Deux fois, je recommençai ce petit jeu, jeu étrange où l’on risquait sa vie.

Puis nous entreprîmes le nettoyage des toits. Méthodiquement, nous commençâmes par la place du puits ; une heure après, c’était fait. Nous attaquâmes alors la grand-rue. Les premiers coups avaient à peine été portés que, comme à un signal, toutes les hydres s’envolèrent. Immédiatement, ce fut une ruée à l’extérieur des maisons, hommes et femmes portant des lance-fusées. Au moins cent cinquante de ces engins s’élevèrent dans les deux minutes qui suivirent. Le ciel était piqueté de taches vertes — les hydres — et noires — l’éclatement des fusées. Reformées en nuage, très haut, les hydres fuirent.

« Je dois signaler un fait curieux, dit Louis. Dès que les hydres sont arrivées, j’ai très mal entendu tes messages. Il y avait une formidable friture.

— Bizarre, j’ai observé quelque chose d’analogue quand nous étions entourés par de petites hydres brunes, fis-je. Ces animaux émettraient-ils des ondes hertziennes ? Cela pourrait expliquer leur extraordinaire coordination de mouvement. Il faudra en parler à Vandal. »

Le Conseil se réunit le soir même. Nous n’étions plus que sept, le vieux curé et Charnier étant morts. Je rendis compte de la mission, et présentai Vzlik, en présence des autres membres de l’expédition qui étaient là à titre consultatif. Louis nous mit alors au courant des problèmes qui s’étaient posés en notre absence, et dont le plus grave était la nouvelle tactique des hydres. Elles arrivaient de nuit, s’embusquaient dans les fourrés, d’où elles fondaient sur les passants. On ne pouvait plus guère sortir qu’en groupes armés.

« Tu nous as proposé par radio, ajouta-t-il, d’émigrer vers la région du Mont-Signal. Je ne demande pas mieux, mais comment ? S’il faut faire le trajet en camion, notre réserve d’essence ne suffira pas, et s’il faut le faire à pied, entre les hydres et les Sswis … Et nous devrions abandonner notre matériel ! Même avec les camions, je ne vois pas comment nous pourrions transporter les locomotives, les machines-outils, etc.

— Aussi n’est-ce pas de cette manière que j’envisage la chose.

— Et comment alors ? Par avion, peut-être ?

— Non, en bateau.

— D’où le tireras-tu, ce bateau ?

— Je pense qu’Estranges peut nous faire les plans. Je ne lui demande pas un super-destroyer filant 50 nœuds. Non, un bon petit cargo fera mieux notre affaire. Notre domaine touche à la mer. D’autre part nous avons suivi la Dordogne depuis un point situé à deux cents kilomètres de Cobalt-City jusqu’à son embouchure. Elle est certainement navigable. Chaque fois que j’ai pu effectuer un sondage, j’ai trouvé plus de dix mètres. La mer semble calme. Après tout, ce ne serait qu’un voyage d’à peine sept cents kilomètres sur mer, et deux cent cinquante en rivière.

— Et comment marchera-t-il, ce bateau ? interrogea mon oncle.

— Un gros diesel de l’usine ou une machine à vapeur. Ah ! Si seulement j’avais du matériel de forage, pour voir si le pétrole est profond.

— Mais il y en a, dit alors Estranges. Tout ce qu’il faut. Le matériel employé lors des sondages pour le deuxième barrage qui devait être construit est resté entreposé à l’usine. J’avais juste reçu une lettre m’avertissant qu’on allait venir l’enlever quand le cataclysme s’est produit.

— Ah ! Ça, c’est plus fort que le Robinson suisse ! Jusqu’à quelle profondeur peut-on aller, avec votre engin ?

— Ils sont allés jusqu’à 600 ou 700 mètres.

— Bigre ! Ce sont des sondages bien profonds, pour un barrage !

— J’ai l’impression que la société qui les a effectués cherchait autre chose en même temps. Ne nous en plaignons pas. De plus, j’ai parmi les ouvriers trois hommes qui ont autrefois travaillé aux Pétroles d’Aquitaine.

— De mieux en mieux. À partir de demain, au travail. Tout le monde est d’accord pour quitter ces lieux ?

— Je demande un vote, dit Marie Presles. Je comprends qu’il est difficile de rester ici, mais aller au pays de ces gens-là … » Et elle désigna le Sswi, qui écoutait, silencieux.

« Oh ! Je pense que nous pourrons nous entendre avec eux, intervint Michel. Mais il est mieux qu’on vote. »

Le dépouillement du scrutin donna deux voix « contre » — Marie Presles et l’instituteur — et cinq voix « pour ».

« Vous savez, mon oncle, je ne garantis pas que nous pourrons déménager l’observatoire, dis-je. Du moins pas tout de suite.

— Je sais, je sais. Mais si nous restons ici, nous y passerons tous. »

QUATRIÈME PARTIE LES CITÉS

CHAPITRE I L’EXODE

Je partis quelques jours plus tard dans le « tank », à la tête de trois camions chargés de matériel. Un quatrième portait le carburant qui devait actionner le moteur de la foreuse. Nous nous mîmes immédiatement au travail. Comme je l’avais supposé, la poche de pétrole n’était pas à grande profondeur ; nous la rencontrâmes à 83 mètres. Non sans difficultés, nous remplîmes un camion citerne. Une raffinerie rudimentaire avait été montée au village, qui nous donna une essence de qualité suffisante. Je restai deux mois et demi absent. Vzlik, qui était venu avec moi, faisait de rapides progrès en français, et je conversais maintenant avec lui comme avec un compatriote. Il me fut très utile comme éclaireur. Son endurance était extraordinaire, et, à pleine vitesse, il dépassait le 90 à l’heure. Chaque soir, je prenais contact avec le Conseil par radio. Les plans du navire étaient achevés, et l’exécution des pièces commencée. La vie était infernale au village. Les hydres faisaient des incursions continuelles, difficiles à repousser, et nous perdîmes dix-sept hommes et une grande quantité de bétail. Nous avions aussi des nouvelles et des lettres par les chauffeurs des camions-citernes, qui maugréaient chaque fois qu’il leur fallait repartir vers la zone terrestre.

Puis, laissant l’exploitation sous la direction d’un contremaître, je rentrai avec Vzlik. Bien des choses avaient changé pendant mon absence. Des abris légers, mais solides, avaient été construits partout en bordure des champs, de façon à pouvoir faire les moissons sans trop de danger. L’usine sortait de grandes quantités de rails. Ils n’étaient pas laminés — nous n’avions pas de laminoirs à rails — mais coulés. Ils étaient grossiers, mais suffisants. Une voie nouvelle conduisait à la côte. Là se dressait le chantier naval. La quille du navire était déjà en place. Il devait mesurer 47 mètres de long, et 8 mètres de large. À l’estimation d’Estranges, il pourrait filer sept à huit nœuds. À proximité se dressaient les réservoirs de carburant. Nous en avions environ 40 000 litres pour le moment.

Huit mois passèrent ainsi, fiévreux. La coque du navire fut achevée, le lancement eut lieu dans de bonnes conditions. Il fallut finir les aménagements intérieurs, construire le wharf de chargement. À la fin de notre deuxième année sur Tellus, il fit ses essais. Il tenait bien la mer, roulait peu, mais ne put dépasser une vitesse de croisière de six nœuds.

Michel et Breffort firent un raid rapide vers la région de Cobalt, emportant des graines de graminées terrestres, de façon à ce que notre bétail trouve en arrivant des pâturages à sa convenance. Ils emmenèrent aussi Vzlik, qui fut chargé de négocier avec sa tribu. Il devait nous attendre au confluent de la Dronne et de la Dordogne. Avant de partir, il nous fit une intéressante révélation: une rivière profonde, quoique assez étroite, se jetait dans la Dronne, et passait à trente kilomètres seulement de l’emplacement que nous avions choisi. Michel s’assura qu’elle était navigable: elle l’était jusqu’à cinquante kilomètres de Cobalt.

Nous construisîmes une péniche à faible tirant d’eau, remorquable par le navire. Et, vingt-neuf mois terrestres après notre arrivée, le premier convoi prit la route du sud. Le bateau emportait soixante-quinze hommes, des armes, des outils, des plaques de durai et d’acier, des rails. Je le dirigeai, assisté de Michel et de Martine. La péniche transportait une locomotive, une grue démontée, du carburant. Nous naviguâmes prudemment, à la sonde la plupart du temps. Parfois, il nous fallut nous éloigner de la côte. La mer était calme.

Je me tenais de préférence à la proue, ou sur la passerelle. L’eau était très verte. Des formes indécises nageaient autour du navire. Ignorant quels monstres inconnus pouvaient cacher cet océan, je ne me sentais pas tranquille. Le Conquérant — ainsi s’appelait notre navire — était armé d’une mitrailleuse de 20 mm et d’une de 7 mm. Mais je me sentis soulagé quand nous entrâmes dans l’estuaire de la Dordogne.

Nous remontâmes le fleuve à très petite vitesse. Bien nous en prit. Malgré notre faible tirant d’eau, nous nous échouâmes deux fois dans l’estuaire, heureusement à marée basse. À part Michel, Martine et moi-même, aucun des membres de l’équipage n’avait été en contact avec des formes telluriennes autres que les hydres. Leur étonnement était sans borne. Un soir, un tigrosaure réussit à bondir sur le pont depuis la rive, et blessa deux hommes avant d’être abattu d’une rafale de mitrailleuse à bout portant. Et, lorsque nous arrivâmes à quelques kilomètres du confluent de la Dronne, deux Sswis filèrent à grande allure dans les herbes sèches de la rive. Quelques minutes après, trois colonnes de fumée s’élevèrent ; le signal convenu avec Vzlik.

Il nous attendait, seul, à l’extrême pointe de la langue de terre. À cent mètres en arrière, une cinquantaine de Sswis de sa race se tenaient, massés en un groupe triangulaire.

« Salut, dit-il de sa voix sifflante.

— Salut, Vzlik, » répondis-je.

Le Conquérant s’immobilisa, sans toutefois jeter l’ancre, une traîtrise étant toujours possible.

« Monte à bord », continuai-je.

Il se jeta à l’eau, et grimpa par l’échelle de coupée. À ce moment, le mécanicien passa la tête par le panneau de la chambre des machines.

« Alors, c’est avec ces citoyens-là que nous allons vivre ? », dit-il. Vzlik se retourna et répondit:

« Tu verras, ils ne sont pas méchants. »

Dire la stupeur qui se peignit sur les traits du mécano serait impossible:

« Ah ! Ça alors ! Il parle français ! »

Son étonnement me surprit. Puis je me souvins que la plupart des habitants du village n’avaient fait qu’entrevoir le Sswi, qui était, au cours de son séjour, toujours resté avec moi. Or, la plupart du temps, j’avais été en expédition.

Michel et Martine m’avaient rejoint.

« Eh bien, Vzlik, dit-elle, quelle est la réponse à nos propositions ?

— Nous avons choisi la paix. Nous vous cédons le Mont-Signal, que nous appelons Nssa, et le territoire entre la Vézère, la Dordogne et la Dronne, jusqu’aux Monts Inconnus, que nous appelons Bsser, en toute propriété, sauf droit de passage permanent pour nous. En revanche, vous vous engagez à nous fournir en quantité suffisante le fer pour nos armes, et votre aide contre les Sswis noirs, les « Sslwips », les tigrosaures, et les Goliaths. Vous aurez droit de passage sur notre territoire, et droit d’y faire des trous, mais pas droit de chasse, excepté avec l’accord du Conseil des tribus.

— Nous acceptons, dis-je. Pour le fer, il nous faudra du temps pour le fabriquer.

— Nous le savons. J’ai dit aux Sswis comment vous le tirez de la terre. Le Conseil des chefs voudrait vous voir.

— Soit, nous venons. »

Un youyou fut mis à l’eau. J’y descendis, avec Michel et Vzlik. Martine resta sur le pont, et, discrètement, s’approcha de la mitrailleuse.

« Be quiet, but careful », lui dis-je en mauvais anglais, pour ne pas être compris de Vzlik.

En quatre coups d’aviron, nous fûmes à la rive. Douze des Sswis s’étaient avancés, et nous examinaient. À nos yeux de terrestres, ils se ressemblaient tous, et si Vzlik s’était mêlé à eux, nous aurions été incapables de le reconnaître. Plus tard, nous nous sommes habitués à leur aspect, et maintenant nous les distinguons facilement les uns des autres, quoique, à vrai dire, ils soient bien moins dissemblables entre eux que nous ne le sommes entre nous.

Vzlik, en quelques mots, leur communiqua notre acceptation de leurs conditions. Ils répondirent en nous souhaitant la bienvenue, en des termes concis, bien différents du langage fleuri que les romans d’aventures de mon enfance prêtaient aux sauvages terrestres. Je remis alors à chacun, en gage d’amitié, un excellent couteau d’acier, semblable à celui que Vzlik possédait. Leurs remerciements prouvèrent que le cadeau leur faisait plaisir, mais pas un trait de leur visage ne bougea.

Nous retournâmes sur le bateau, avec Vzlik, et la lente remontée de la rivière commença. Nous arrivâmes à la grande courbe de l’Isle — j’avais ainsi baptisé la nouvelle rivière — au-delà de laquelle elle n’est plus navigable, étant coupée de rapides. C’était une vaste étendue d’eau, large de plus de deux cents mètres. Sur la rive nord, une petite crique se creusait, amorce de port. Je décidai d’effectuer là le débarquement.

Comme le soir tombait, nous jetâmes l’ancre. La journée du lendemain fut consacrée à l’abattage d’arbres destinés à la construction d’un débarcadère. Huit jours après, il fut fini. Nous posâmes des rails, et la délicate manœuvre consistant à mettre la grue en place commença. Bien que démontée, elle était fort lourde, et, sur le coup de midi, un accident tragique nous endeuilla: un jeune ouvrier de vingt-cinq ans, Léon Bellières, fut écrasé par un bâti qui tomba sur lui. Nous étions pressés, nous l’enterrâmes, et le port fut « Port-Léon » en son souvenir.

Une fois la grue montée, le travail fut plus facile. Non sans peine toutefois, nous débarquâmes la petite loco et les trois wagons. Le reste fut un jeu.

Le Conquérant repartit, sous le commandement de Michel. Nous restâmes soixante, et nous commençâmes par édifier un fortin de madriers où nous serions à l’abri des tigrosaures aussi bien que d’une traîtrise possible des Sswis. Un poste de radio nous reliait au Conseil. Puis nous édifiâmes des entrepôts, en rondins, recouverts de plaques de durai. Nous entassâmes à l’abri tout le matériel déjà apporté. Entre-temps, une équipe avait déjà commencé les travaux de la voie ferrée, longue de cinquante kilomètres, qui devait conduire à Cobalt-City.

Nous en étions au kilomètre 4, et avions employé tous les rails quand le Conquérant revint avec une nouvelle cargaison, vingt-trois jours plus tard. Il apportait de grandes quantités de carburant, de rails, de provisions, et une petite excavatrice. Il amenait aussi cinquante hommes de renfort. Au troisième voyage débarquèrent les premières femmes avec des enfants. La situation s’était un peu améliorée au village, mais les hydres se montraient encore tous les jours. Les voyages suivants amenèrent quelques bovins et quelques moutons, que nous enfermâmes dans un enclos semé d’herbes terrestres. Chaque soir, nous les rentrions dans le fortin, car les tigrosaures rôdaient, et nous dûmes en tuer cinq ou six avant de les dégoûter de venir nous visiter.

À mesure que les hommes arrivaient, de nouvelles cabanes étaient construites. Chaque famille disposait de deux pièces, les célibataires, de plus en plus rares, couchaient en dortoir. Port-Léon prenait l’aspect d’une ville champignon du Far West américain, sans les « saloons », et les coups de revolver toutefois. Le moral était élevé: tous étaient heureux d’être délivrés de la menace des hydres. La voie ferrée s’allongeait tous les jours. Elle fut au kilomètre 20, puis 30, puis 40. Un village temporaire était édifié à la pointe, se déplaçant à mesure. Le jour vint où la voie atteignit la vallée où devait s’édifier notre capitale. Il ne restait plus au village « terrestre » que cent cinquante hommes, chargés de démonter l’usine, sous la direction des ingénieurs. Mon oncle et Ménard étaient bien résolus à rester jusqu’au dernier bateau: il ne pouvait être question pour le moment de démonter l’observatoire. Il devait être clos avec le plus grand soin, et laissé là, attendant que nos moyens deviennent plus puissants. Toutefois, une lunette de 50 cm et un télescope de 1 m 80 devaient nous suivre. Transporter le grand réflecteur de 5 m 50 eût été au-dessus de nos forces.

Je garde un souvenir délicieux de ce premier établissement. Nos maisons, partie rondins, partie durai, s’étageaient un peu en désordre sur les pentes de la vallée. Les animaux abondaient, mais il n’y avait ni tigrosaures, ni Goliaths. Les formes que nous voyions tous les jours étaient soit des herbivores, soit de petits fauves, homologues de nos renards ou de nos chats. Soit dit entre parenthèses, les chats terrestres du village se multiplièrent, et nous furent fort utiles en détruisant de petits rongeurs qui menaçaient nos récoltes.

Une falaise de calcaire marneux nous fournit le ciment. Nous bâtîmes en premier lieu l’usine métallurgique, à trois cents mètres de l’affleurement de houille. À mesure de leur arrivée, les machines furent mises en place.

À l’époque où l’usine commença à tourner, j’épousai Martine. Il y eut une cérémonie très simple, purement civile — nous n’étions croyants ni l’un ni l’autre. Nous n’eûmes même pas la gloire d’être le premier couple uni sur Tellus, Beltaire et Ida s’étant mariés à Cobalt deux mois avant nous. Mais comme c’était, selon l’expression de Vzlik, un « mariage de chefs », les Sswis envoyèrent une délégation chargée de présents. Vzlik leur ayant raconté que j’appréciais particulièrement les cailloux, ils m’en apportèrent un monceau, parmi lesquels des cristaux variés très beaux, et de l’excellent minerai de cuivre. Ce dernier me fit particulièrement plaisir, et je m’enquis du lieu où on le trouvait. Il provenait des collines situées au sud-est du Mont-Ténèbre, où il abondait.

Depuis longtemps je désirais visiter la tribu de Vzlik, aussi profitai-je de l’occasion, et nous partîmes « en voyage de noces » dans le camion blindé. Je repassai le pont que nous avions jeté sur la Vézère, et que les Sswis avaient respecté, et utilisaient. Nous arrivâmes aux cavernes vers le soir. Elles s’ouvraient dans une haute falaise, orientée vers l’ouest, au sommet d’une pente abrupte. Un petit ruisseau coulait en bas. Les Sswis, prévenus par Vzlik, nous attendaient. Nous fûmes conduits au chef, un très vieux Sswi, dont la peau décolorée tournait au gris verdâtre. Il était couché sur une épaisse litière d’herbes sèches, dans une grotte dont les parois étaient couvertes de peintures remarquablement exécutées, représentant des Goliaths ou des tigrosaures percés de flèches. Elles devaient avoir servi à des pratiques magiques d’envoûtement. Nous eûmes l’amusement de nous voir figurés nous-mêmes, d’une façon assez ressemblante, avec le camion ; mais là, les flèches d’envoûtement avaient été soigneusement grattées ! Je fus frappé par la propreté de ces demeures troglodytes. Les ouvertures étaient presque entièrement fermées par des peaux tendues sur des cadres de bois. Des lampes à huile, une huile végétale, éclairaient les grottes.

« Leur civilisation est remarquablement humaine, dit Martine.

— Oui. J’ai l’impression qu’il ne doit guère y avoir de différences entre leur mode de vie et celui de nos ancêtres paléolithiques, si ce n’est leur propreté ! »

Le vieux Sliouk — tel était le nom du chef — se leva quand il nous vit. Par l’intermédiaire de Vzlik, il nous souhaita la bienvenue. Derrière lui, contre la muraille rocheuse, étaient posées ses armes: grand arc, flèches, épieux. À part un collier de pierres brillantes, il était complètement nu. Je lui remis un couteau et des pointes de flèches en acier, ainsi qu’un miroir. Ce dernier le fascina, et pendant le repas qui suivit — nous savions maintenant que nous pouvions manger la viande tellurienne — il ne cessa de le manipuler. Sa fille assista à ce repas. Les Sswis sont très prévenants pour leurs femmes et les traitent fort bien pour un peuple primitif. Elles sont plus petites que les mâles, plus trapues, de peau plus claire. Je crus comprendre que Vzlik et Ssouaï s’entendaient fort bien, ce qui me réjouit, car si Vzlik devenait chef de tribu à la mort de son « beau-père », notre position s’en trouverait renforcée.

Nous restâmes huit jours avec eux. J’eus de longues conversations avec Vzlik, et lui posai maintes questions que je n’avais pas eu jusqu’alors l’occasion de poser. Je pus me faire une idée de l’organisation sociale. Les Sswis sont monogames, contrairement à leurs ennemis, les Sswis noirs, ou Slwips. La tribu comprenait quatre clans, chacun commandé par un chef secondaire, qui ne s’unissent étroitement qu’en temps de guerre ou de grande chasse. Elle compte environ huit mille individus, y compris les « femmes » et les enfants. À un degré plus élevé, onze de ces tribus étaient confédérées, mais la solidarité ne joue que dans les cas de menace très grave. En plus de la chasse, les Sswis ont comme ressources alimentaires une céréale qu’ils « cultivent », si l’on peut employer ce mot, tout leur travail consistant à semer et à récolter deux fois par an. Ils connaissent l’art de fumer la viande, et peuvent ainsi faire des provisions.

Les Sswis sont entourés de tous côtés, sauf au nord, par leurs ennemis noirs. D’autres tribus rouges vivent très loin vers le sud, et la légende y place leur origine.

Ils sont ovipares. Les femelles pondent deux œufs par an, de la taille d’un œuf d’autruche terrestre. Les enfants éclosent après trente jours d’incubation, et sont capables de se nourrir immédiatement. Les liens de famille sont assez lâches dès que l’on dépasse le deuxième degré de parenté. Les Sswis vivent assez longtemps, 80 à 110 ans terrestres, quand ils ne meurent pas à la guerre, ce qui est plutôt rare. Ils sont généralement d’une bravoure extraordinaire, mais très agressifs. Respectueux des alliances, ils tuent l’ennemi uniquement parce que c’est l’ennemi. Le vol est inconnu à l’intérieur de la tribu. À l’extérieur, c’est une autre affaire ! Ils possèdent presque tous une intelligence égale à celle des hommes, et sont très capables de progrès. Mais je m’aperçois que je m’égare à vous parler de choses que vous connaissez tous, puisqu’aujourd’hui beaucoup d’entre eux se sont mêlés à notre vie, au point d’être ouvriers ou mathématiciens !

Au retour, au lieu de rentrer directement, nous passâmes par Port-Léon. Le Conquérant arrivait juste de son dernier voyage, chargé de tuiles, de briques, et du télescope de 1 m 80. Il ramenait aussi mon oncle et Ménard.

CHAPITRE II L’AVION

Plus d’un an s’écoula, à la mesure terrestre. Il y avait quatre de nos anciennes années que nous étions arrivés sur Tellus. D’après les calculs de Ménard, cela correspondait à trois années telluriennes. Cobalt-City prenait forme. C’était maintenant une bourgade animée, comptant plus de 2 500 habitants, avec sa centrale électrique, ses fonderies, son usine métallurgique, entourée de champs labourés où poussaient le blé et le Skin, la céréale sswie. Elle possédait un petit hôpital, où Massacre formait des élèves, une école, et même un embryon d’université, où j’enseignais pour ma part cinq heures par semaine. Les troupeaux paissaient sur les collines voisines, où la végétation terrestre se mêlait de plus en plus aux herbes telluriennes. Les mines de charbon, de fer et des autres métaux, étaient exploitées à la mesure de nos besoins. Une voie ferrée nous réunissait au hameau d’Alumine, à 55 kilomètres au nord, où quarante hommes formaient le personnel de la carrière de bauxite. Port-Léon groupait 600 habitants. Hanté par des idées d’exploration, j’y avais fait installer un chantier naval, qui achevait un navire plus rapide que le Conquérant. Le premier effort des ingénieurs avait été de fabriquer d’autres machines-outils avec le matériel de base que nous possédions.

Tous les vingt jours, par une piste permanente, deux camions-citernes partaient pour les « Puits-de-Pétrole », situés à 800 kilomètres. Le gisement s’épuisait vite, et je voyais le moment où je pourrais faire rentrer les soixante hommes restés là-bas. Nous avions plusieurs dizaines de milliers de litres de réserves, essence ou mazout, et j’avais repéré d’autres points pétrolifères, à 100 kilomètres seulement.

Bref, si on n’avait pas parfois rencontré des Sswis se promenant dans nos rues, et sans les deux soleils et les trois lunes, nous aurions pu nous croire revenus sur Terre. C’est alors que se produisit le fait le plus important de notre histoire, après notre projection sur Tellus.

J’avais veillé tard, mettant au clair des notes et dessinant des cartes géologiques rudimentaires, dans mon cabinet de travail, qui occupait le rez-de-chaussée de notre petite maison. Avant de me coucher, j’allai à l’appareil de radio installé dans un coin, et appelai les puits de pétrole, pour donner des instructions au contremaître de garde, par phonie. Puis je montai me coucher, oubliant de fermer le récepteur. Je dormais depuis une demi-heure quand Martine me réveilla.

« Écoute, on parle en bas !

— Ce doit être dehors … »

J’allai à la fenêtre, l’ouvris. Tout était noir, la rue déserte. La ville dormait, lumières éteintes. Seul le projecteur de la tour de garde balayait l’espace, faisant surgir les maisons de la nuit.

« Tu as dû rêver ! Dis-je, et je me recouchai.

— Écoute, ça recommence ! »

Prêtant l’oreille, j’entendis en effet de vagues sons. Repris par une vieille habitude terrestre:

« Ça doit être la radio que j’ai oublié de fermer », commençai-je à demi endormi. Puis: « Nom de Dieu ! Qui peut donc parler à cette heure-ci ? »

En deux bonds, je fus en bas. Le poste, allumé, était muet. Par la fenêtre, je voyais la nuit, piquetée d’étoiles. Les lunes étaient couchées. Et soudain une voix jaillit du récepteur:

« Here is W.A., calling New-Washington … Here is W.A., calling New-Washington … »

Puis le silence.

« Here is W.A. … — »

Le son était très net. La station qui émettait devait être très proche.

« Écoute ! », me dit à nouveau Martine.

Je m’immobilisai, respiration bloquée. Un léger ronflement se faisait entendre.

« Un avion ? »

Je me ruai à la fenêtre. Une petite lueur se déplaçait parmi les étoiles. Je revins au poste de radio, manœuvrai fébrilement les manettes, cherchant la longueur d’ondes de réception de l’avion.

« W.A. W.A. Who are you ? » Je dévidai tout ce que je savais de mauvais anglais. Je trouvai, enfin, la longueur d’ondes correcte.

« W.A. Who are you ? Here New-France ! »

J’entendis une exclamation étouffée, et une voix me répondit, en excellent français:

« Ici W.A. avion américain. Où êtes-vous ?

— Sous vous. J’allume une lampe extérieure. »

L’avion tournait maintenant au-dessus de nos têtes.

« Je vois votre lumière. Impossible d’atterrir de nuit. Nous reviendrons plus tard. Combien êtes-vous, et qui ?

— 4 000 environ. Tous Français. Et vous ?

— Sept dans l’avion. À New-Washington, onze mille, Américains, Français, Canadiens et Norvégiens. Gardez votre longueur d’ondes. Nous continuerons à vous appeler.

— Il y a longtemps que vous êtes partis ?

— Dix heures. Nous explorons. Au jour, nous reviendrons. Nous allons maintenant au sud. Cessez vos appels, mais mettez un homme de garde à votre radio. Nous allons appeler New-Washington. Très heureux de savoir que nous ne sommes plus seuls. À bientôt … »

Puis, reprit l’indicatif: Here is W.A. Bientôt suivit une longue conversation que je compris mal. Ils annonçaient notre découverte.

Nous ne pouvions plus tenir en place. Nous allâmes réveiller mon frère, qui habitait avec Louis et Breffort une maison à cent mètres de la nôtre, puis mon oncle, Michel, Ménard, tous les dirigeants. L’effervescence gagna finalement tout le monde, et la nouvelle partit pour Port-Léon par le fil du téléphone, avec l’ordre d’activer les travaux sur le Téméraire. Le matin vint enfin. Nous fîmes des préparatifs pour accueillir dignement les aviateurs. Un vaste pré, au sol dur, fut balisé, avec une flèche blanche indiquant la direction du vent. Puis je revins au poste de radio. Martine avait assuré la permanence.

« Rien ?

— Rien.

— Nous n’avons pourtant pas rêvé ! »

Nous attendîmes deux heures, entourés d’une foule qui bousculait ma table de travail, tellement « tabou » que même Martine n’y touchait pas d’habitude. À la mairie, où était l’autre radio, même spectacle. Et soudain:

« W.A. appelle Nouvelle-France ! W.A. appelle Nouvelle-France !

— Ici Nouvelle-France. J’écoute …

— Nous volons au-dessus d’une terre équatoriale. Deux moteurs sur quatre nous lâchent. Nous ne pensons pas pouvoir revenir. Impossible de communiquer avec New-Washington. Nous vous entendons très mal. Au cas où nous péririons, voici la position de New-Washington: latitude 41° 32 nord. Longitude 62° 12 ouest par rapport à vous.

— Et votre position actuelle ?

— Environ 8 degrés latitude nord et 12 degrés longitude est par rapport à vous.

— Êtes-vous armés ?

— Oui. Mitrailleuses du bord, et fusils.

— Essayez d’atterrir. Nous nous portons à votre secours. Il nous faudra — je fis un rapide calcul — environ vingt à vingt-cinq jours pour être là. Les animaux qui ressemblent à des rhinocéros sont comestibles. Ne mangez pas les fruits que vous ne connaissez pas !

— Nous avons des vivres pour trente jours en nous rationnant. Nous allons atterrir, un autre moteur nous lâche.

— Méfiez-vous des hydres si vous en voyez ! Ne les laissez surtout pas approcher !

— Que sont les hydres ?

— Des sortes de pieuvres volantes. Vous les reconnaîtrez facilement. Tirez tout de suite !

— Entendu. Nous descendons vers une plaine, entre de très hautes montagnes et la mer. À tout à l’heure … »

Puis le silence. Angoissés, nous attendions. À plus de six mille kilomètres de nous, sept hommes luttaient pour leur vie. Notre attente dura une heure, puis la voix reprit:

« Nous avons réussi. L’avion est démoli en partie, mais nous sommes tous saufs. Malheureusement, nous avons été obligés de vidanger presque toute l’essence, et nos accumulateurs sont peu chargés. Nous ne pourrons émettre que rarement, pour vous guider.

— Nous vous avertirons quand nous partirons. Nous émettrons toutes les 24 heures terrestres. Il est ici 9 h 37. Bon courage. À bientôt ! »

Je partis immédiatement pour Port-Léon. Le Téméraire fit ses essais le jour même. C’était un petit bateau de 48 mètres de long sur 5 de large, déplaçant environ 140 tonnes. Deux diesels pris à l’ancienne usine, très puissants, lui communiquaient une vitesse maximum de 25 nœuds. À 12 nœuds, il pouvait parcourir plus de 10 000 milles. Pour nos moyens réduits, c’était un chef-d’œuvre.

Il était armé d’une mitrailleuse de 20 mm, et, comme les munitions étaient relativement rares, d’une artillerie de lance-fusées. Nous avions bien perfectionné ces armes depuis les temps héroïques de la bataille des hydres. À l’avant et à l’arrière, quatre tubes, jumelés deux par deux, lançaient à cinq kilomètres des projectiles de 12 kilos avec une précision acceptable. De chaque côté, d’autres canons de calibre moindre qui portaient à sept kilomètres. Les essais bâclés — nous allâmes jusqu’à l’embouchure de la Dordogne et retour — je fis embarquer les vivres et les munitions. Nous partîmes le lendemain. L’équipage se composait de douze hommes, de Michel comme navigateur et de Biron comme mécanicien. Parmi les hommes, cinq avaient été marins de l’État. Pour ma part, j’avais traversé trois fois la Méditerranée sur un petit voilier appartenant à un ami, et j’avais quelques notions rudimentaires de navigation. Nous emportions une camionnette aménagée, réduction de notre camion-tank, et un poste de radio.

À petite allure, nous descendîmes le fleuve. Au sortir de l’estuaire, je lançai un appel. L’équipage de l’avion répondit brièvement. Au même instant, le Téméraire tangua ; nous venions, de pénétrer dans l’océan.

À un mille du rivage, je fis mettre cap au sud. La côte était plate, herbeuse. C’était, au dire des rares Sswis qui avaient pu revenir du territoire ennemi, une vaste plaine, filant, loin à l’intérieur, vers une haute chaîne de montagnes, invisible de la mer.

Je me tenais avec Michel sur la passerelle. Le bateau filait 12 nœuds, les moteurs tournaient rond, la mer était calme. N’ayant rien d’autre à faire, je prélevai un peu d’eau de mer, l’analysai dans le petit laboratoire. Elle était très riche en chlorures. Ralentissant un moment, nous mîmes un grossier chalut à la traîne. Il ramena toute une faune dont certains éléments rappelaient les poissons terrestres, mais dont les autres étaient complètement différents.

Le soleil se coucha ce soir-là dans un déploiement de pourpres. Par suite de la plus grande épaisseur de l’atmosphère de Tellus, les couchers de soleil sont plus rouges que sur Terre, quoique Hélios soit plus bleu que notre bon vieux soleil. À la nuit tombée, nous ramenâmes l’allure à six nœuds, malgré un brillant clair de lunes, je ne tenais pas à éventrer le Téméraire sur un écueil inconnu. Quand l’aube se leva, nous avions parcouru 450 kilomètres depuis notre départ. La côte, à l’est, était toujours plate. Vers le milieu du jour, nous tombâmes sur un inextricable dédale d’îlots et de bernes de sable, et, plutôt que d’engager le navire dans des passes incertaines, je fis piquer vers le large, perdant la terre de vue. Nous établîmes un tour de quart: je prenais le premier, Michel le deuxième, et notre maître d’équipage, montagnard d’origine, mais qui avait servi quinze ans dans la Flotte, le troisième.

Quatre jours après, sans avoir changé notre cap plein sud, nous étions en vue de la terre, qui s’infléchissait donc vers le sud-ouest, à moins que ce ne fût une île. Nous nous trouvions sur le 32e degré de latitude nord. La température était chaude, mais supportable. Au soir du même jour, nous vîmes au loin quelque chose d’énorme et de noir, qui s’ébattait dans la mer. À tout hasard, je fis charger les armes, et les servants se tinrent prêts à faire feu. La chose s’éloigna sans nous inquiéter. Ayant pris contact par radio avec Cobalt-City, j’appris qu’ils n’avaient pas réussi, malgré tous leurs efforts, à joindre New-Washington.

Nous reperdîmes la terre de vue. Un matin, comme j’allais donner l’ordre de « faire de l’est », la vigie signala une côte à l’avant. Je décidai de la reconnaître. Avançant à la sonde, nous arrivâmes à deux cents mètres d’une plage désolée. La position donnée par Michel fut 19° 5’ 44” latitude nord et 18° 22’ longitude ouest par rapport à Cobalt. Vraisemblablement, c’était la pointe d’une île: abandonnant le projet de débarquer, que j’avais eu un instant, nous repartîmes vers le sud-est. Un message lancé à l’avion resta d’abord sans réponse. Deux heures après, ils nous appelèrent eux-mêmes et nous dirent qu’ils venaient de repousser une attaque lancée par des hydres, non point vertes, mais brunes, et de taille énorme: douze à quinze mètres de long.

Sans autres incidents qu’un peu de grosse mer, que le Téméraire étala sans peine, nous arrivâmes en vue du continent sur lequel l’avion s’était abattu, continent qui, au dire des aviateurs, était séparé de celui qui portait Cobalt par un large détroit. Pour trouver celui-ci, il nous fallut tâtonner vers le nord. Après avoir contourné une énorme presqu’île, nous longeâmes la côte, par moins de 10 degrés de latitude. La température était étouffante, et nous dûmes mettre de larges chapeaux et arroser fréquemment le pont métallique. À d’autres moments, la mer était couverte d’une brume chaude et suffocante, plus pénible encore que l’insolation aveuglante d’Hélios.

Enfin, un soir, nous touchâmes le point de la côte qui, selon nos calculs, nous rapprochait au maximum de l’avion. Nous examinâmes le rivage avec découragement. C’était une véritable mangrove, où les arbres poussaient dans la mer, sur des plages vaseuses, molles, grouillantes d’une vie indistincte, et dégageant une terrible puanteur. Je me demandai avec anxiété comment nous ferions pour débarquer. À l’arrière-plan, très loin, une gigantesque chaîne poussait ses pics à plus de 15 000 mètres.

Nous longeâmes la côte, à la recherche d’un lieu plus hospitalier. Quelques kilomètres plus loin, nous trouvâmes l’estuaire turbide d’un fleuve, où nous entrâmes malgré un violent courant. Nous le remontâmes, à la sonde, sur 90 kilomètres. Puis des bancs de vase nous arrêtèrent. Toutes nos armes étaient chargées, les veilleurs doublés. Les rives, presque toujours marécageuses, nourrissaient une vie immonde, quasi-protozoïque. D’étranges amas de gelée vivante, animés de mouvements amiboïdes, rampaient sur la vase, colorés en gris ou en vert acide. Une odeur de pourriture emplissait l’air, le thermomètre indiquait 48 degrés à l’ombre ! La nuit venue, toute la rive s’illumina de phosphorescences mouvantes, diversement colorées.

À force de chercher, nous trouvâmes, sur la rive droite, un banc de rochers qui semblaient nus, dépourvus d’êtres vivants. Manœuvrant avec ses deux hélices, le Téméraire accosta, des câbles l’amarrèrent à des piquets de fer plantés dans le schiste mou. Un pont de madriers fut établi, qui permit à la camionnette de gagner la terre.

« Qui y va ? demanda Michel. Toi et moi, et puis ?

— Pas toi. Il faut que quelqu’un, capable de ramener le Téméraire, reste ici.

— Alors c’est à toi de rester. Tu es le seul géologue, alors qu’il y a des tas d’astronomes.

— Je suis le chef ici, et je t’ordonne de rester. Tu iras au second voyage. Prends contact avec l’avion. À combien sommes-nous de lui, et dans quelle direction se trouve-t-il ?

— Environ trente kilomètres sud-ouest. »

Quand ils surent que nous étions si proches, les Américains poussèrent des cris de joie.

« Nous n’avions plus que deux litres d’eau potable, et plus de comprimés pour en stériliser d’autres.

— Nous serons là avant deux heures, je pense, répondis-je. Préparez-vous. Si vous avez du combustible, allumez un feu. La fumée nous guidera. »

Je pris place au volant. André Étienne, un marin, s’occupa de la tourelle armée de deux lance-fusées. Un peu ému, j’embrassai Michel, saluai les autres, et nous partîmes.

CHAPITRE III LA MORT VIOLETTE

L’œil fixé sur la boussole, je pris la direction du sud-ouest. Le sol rocheux se prolongea pendant deux ou trois kilomètres, puis le terrain devint mou. Étienne dut descendre mettre les chaînes aux pneus. Malgré ma défense, il voulut saisir une sorte d’amibe de quarante centimètres de diamètres, et eut la main brûlée comme par un acide. Ces animaux pullulaient. Certains atteignaient un mètre de long. Ils se livraient de féroces combats au ralenti, où le vaincu était englobé par les pseudopodes du vainqueur, et digéré. Notre avance devint pénible, l’eau jaillissait parfois sous les roues. Heureusement, les végétaux étaient rares et souples et se courbaient sous la voiture. Une odeur d’œuf pourri, provenant de la décomposition de ces herbes, et peut-être aussi des êtres gélatineux, nous incommodait terriblement. Deux heures après notre départ, enfin, nous vîmes au loin une colonne de fumée.

Puis le sol monta, et les répugnants êtres remparts disparurent. La terre s’affermit, notre vitesse augmenta, et nous pûmes enlever les chaînes. J’aperçus au loin la silhouette d’un avion aux ailes brisées. Dès qu’ils nous virent, les Américains, oubliant toute prudence, coururent vers nous. Tous, sauf un, vêtu d’une combinaison d’aviateur, portaient l’uniforme de l’U.S. Navy. J’ouvris la porte de derrière et les fis entrer. À neuf dans la camionnette, nous nous trouvâmes à l’étroit. Ils me démontèrent presque le bras de leurs poignées de main. Tirant une bouteille de dessous mon siège, je leur offris un cognac à l’eau, pas très frais peut-être, mais qui fut fort apprécié.

Le plus âgé, qui pouvait avoir trente-cinq ans, et était commandant, fit les présentations. Il commença par une espèce de géant blond qui me dépassait de la tête: capitaine Elliot Smith. Puis un homme brun, trapu: capitaine Ronald Brewster. Un échalas roux, dégingandé, se nommait Donald O’Hara, et était lieutenant. L’ingénieur Robert Wilkins, âgé de trente ans, avait des cheveux châtains, des yeux noisette et un vaste front dégarni. Le sergent John Pary, était Canadien. Enfin, désignant l’homme en combinaison d’aviateur:

« Une surprise pour vous: André Biraben, géographe, votre compatriote.

— Tiens ! J’ai souvent entendu parler de vous sur Terre, dis-je.

— Enfin moi-même, Arthur Jeans. »

Je présentai mon mécanicien, et ajoutai:

« Messieurs, il faut songer à sauver tout ce qui peut être sauvé de votre avion, et repartir. Avez-vous revu les hydres géantes ?

— Non, répondit Jeans. Vous pourrez voir les restes de celles que nous avons abattues de l’autre côté de l’avion. »

En camionnette, nous nous y rendîmes. Des masses énormes achevaient de se putréfier.

« Avez-vous déjà eu affaire à ces bêtes ? demanda Biraben.

— Certes ! Mais les nôtres étaient vertes, et plus petites, ce qui ne les empêchaient pas d’être dangereuses. Votre avion est-il un abri sûr ?

— Oui.

— Dans ce cas, je vais prendre avec moi quatre d’entre vous. Les trois autres resteront ici avec mon matelot. Démontez vos armes de bord. Avez-vous encore des munitions ?

— Elles sont largement approvisionnées.

— Nous les prendrons alors dans un troisième voyage. »

Jeans désigna Smith, Brewster, Biraben et Wilkins. Les autres s’enfermèrent dans l’avion.

Je pris Smith auprès de moi. Je parlais mal l’anglais, mais bien l’allemand. Smith le parlait suffisamment, et nous pûmes échanger quelques renseignements. Je sus ainsi que New-Washington était un fragment des États-Unis tombé en plein océan tellurien. Il n’y avait eu que 10 000 survivants, mais 45 000 morts. L’île ainsi formée s’étendait sur trente-sept kilomètres de long sur vingt de large. Il y avait une usine d’aviation, à peu près dévastée par le choc, et qu’ils avaient reconstruite, des champs labourables, de fortes réserves de provisions et de munitions, et, chose étrange, plusieurs navires: un croiseur léger français, le Surcouf, un destroyer américain, le Pope, un torpilleur canadien et deux navires marchands, un cargo mixte norvégien et un pétrolier argentin. J’avais un ami de collège sur le Surcouf, et j’appris avec peine qu’il avait été porté disparu lors de la catastrophe. Les navires se trouvaient tous en pleine mer, et avaient rallié New-Washington au bout de quelque temps, marchant parfois avec des voiles de fortune, tôles défoncées, endommagés comme par un combat, mais intacts quant au principal. Le cataclysme s’était présenté à eux sous la forme d’une gigantesque lame de fond.

« Pourquoi avez-vous tant tardé à explorer ?

— Il y a eu plus pressé à faire ! Ensevelir les morts, déblayer, reconstruire. Nous n’avions que peu d’essence, qui a servi à mettre au point l’un des dix-sept avions pas trop démolis, celui qui s’est abattu ici.

— Vous n’avez jamais reçu nos messages ?

— Non, jamais. Nous sommes pourtant restés à l’écoute plus d’un an.

— C’est curieux. Comment avez-vous vécu ?

— Nous avions beaucoup de conserves. Le blé a poussé. Nous avons péché les poissons. Quelques formes terrestres ont survécu et se sont considérablement multipliées. Faute de lait, nous avons perdu beaucoup d’enfants, » ajouta-t-il, attristé.

Je le mis au courant de ce que nous avions fait. Vers trois heures de l’après-midi, nous arrivâmes au Téméraire. Je laissai les rescapés, et repartis immédiatement, malgré les protestations de Michel. Je devais assister à un spectacle qui me glaça d’épouvante.

Comme j’arrivais en vue de l’avion, j’aperçus, un peu à droite, une énorme masse gélatineuse, d’un beau violet clair, qui rampait à grande vitesse — 30 ou 40 km/h peut-être. De forme amiboïde, elle atteignait bien dix mètres de diamètre et un mètre de haut. Intrigué, je stoppai. L’animal ne s’en soucia pas et continua sa route vers l’avion. La porte de celui-ci s’ouvrit, et le Canadien sortit. Il vit la camionnette arrêtée, me fit un signe de la main et vint vers moi. Derrière lui parurent Étienne, O’Hara et Jeans. Je regardai à nouveau le monstre: sa riche couleur violette avait disparu, il était maintenant gris, opaque, arrondi, semblable à un rocher couvert de lichens. Pary approchait. Prévoyant un danger, je remis en marche et klaxonnai. Le mécanicien sourit, agita de nouveau la main et accéléra son allure. Plein gaz, je fonçai. J’arrivai trop tard. Le monstre était soudain redevenu violet, et se précipitait sur lui. Pary le vit, hésita, et courut vers l’avion. Il se passa alors une étrange chose ; un claquement sec retentit, une sorte d’étincelle bleuâtre vint frapper le Canadien, qui s’écroula. Englobé par les pseudopodes, il disparut.

Béant d’horreur, je freinai net. L’animal se retourna et vint droit sur moi. Je bondis hors de mon siège, grimpai dans la coupole lance-fusées. Fébrilement, je pointai les tubes, déjà chargés depuis le matin. L’étincelle bleuâtre jaillit à nouveau, et frappa le radiateur. Je sentis une secousse. Non pas une secousse électrique, mais comme un froid glacial qui me fit me contracter. Et j’appuyai sur la détente. Les deux fusées percutèrent en plein dans le monstre, à dix mètres. Il y eut deux explosions sourdes, une série de violents crépitements accompagnés d’étincelles. Des lambeaux de gelée volèrent. L’animal se recroquevilla, et ne bougea plus. Je remis en marche, m’approchai prudemment. Des irisations parcouraient encore la gelée vivante qui palpitait faiblement. Du Canadien, nulle trace. Par la portière, je jetai deux grenades incendiaires. Sous l’intense chaleur, la masse grésilla, se réduisit, ne palpita plus. Les autres m’avaient rejoint.

« What an awful thing ! » dit Jeans. Il reprit en français: « Quelle horrible chose !

— Je crains qu’il n’y ait plus rien à faire pour votre mécanicien, dis-je. Tout au plus, pourrons-nous l’enterrer. »

Mais quand nous ouvrîmes, à coups de hache, la gelée ratatinée, devenue dure comme du bois, tout ce que nous trouvâmes fut une chevalière d’or !

Attristés, nous chargeâmes dans l’auto deux mitrailleuses, et les deux aviateurs. Étienne reprit sa place au lance-fusées. Le lendemain, d’autres expéditions furent faites pour ramener le reste des armes, les munitions, les moteurs électriques, tout ce qui put être sauvé. La dernière, conduite par Michel, eut à lutter contre la « Mort violette ». Ils détruisirent quatre de ces ignobles animaux.

Sitôt la camionnette rembarquée, nous partîmes, saluant d’une salve de fusées une hydre géante trop curieuse, qui s’abattit en lambeaux. J’étais plus confiant qu’à l’aller, ayant rempli ma mission, et pouvant me décharger de la conduite du navire sur des hommes dont deux au moins savaient réellement ce que c’était qu’un bateau.

CHAPITRE IV J’AI DÉCOUVERT DES TERRES INCONNUES

Je laissai le commandement technique à Jeans et à ses officiers, Michel et moi nous réservant la direction générale. J’envoyai un message à Cobalt. Puis, sur le conseil de Wilkins, j’essayai de joindre New-Washington. À ma grande surprise, je réussis. Jeans fit un rapport succinct, nous transmit les remerciements du gouvernement et une invitation.

« À mon vif regret, je ne puis accepter pour l’instant, répondis-je. Nous n’avons pas assez de carburant pour faire les 10 000 kilomètres qui nous séparent de New-Washington. Nous passerons d’abord à Cobalt-City.

— Pourquoi vous, Français, avez-vous baptisé ainsi votre ville ? s’enquit O’Hara.

— Parce qu’elle ressemble, plus qu’à toute autre chose, à une des villes de votre Far West vers 1880 — tout au moins tel que nous l’imaginons ! »

À peine sortie du fleuve, nous fîmes du nord-ouest. Le vent était assez violent, et le Téméraire tangua copieusement, au grand dam de certains estomacs. Moitié en français, moitié en anglais, nous conversions. Quand un mot manquait, Biraben faisait l’interprète. Notre premier jour de mer se passa sans incident. À la nuit, nous ralentîmes, quoique la mer se fût calmée. Laissant Smith sur la passerelle, j’allai me coucher. Un changement dans le balancement du Téméraire me réveilla. J’écoutai, éprouvant la sensation que quelque chose était anormal. Puis je compris: les moteurs avaient stoppé. Je m’habillai en hâte, montai sur le pont. J’interpellai l’homme de barre.

« Qu’y a-t-il ?

— Je ne sais pas. Ça vient juste de s’arrêter, commandant.

— Où est le commandant américain ?

— À l’arrière, avec l’ingénieur. »

Michel passa la tête par un hublot du roof.

« Qu’est-ce qui se passe. Pourquoi a-t-on stoppé ?

— Je ne sais pas. Viens.

— J’arrive. »

À peine avait-il dit cela qu’il y eut, tout contre la coque, un grand bruit d’eau remuée, puis une secousse ébranla le navire. J’entendis un sonore « damn it ! » puis une exclamation étonnée, et un cri, un cri terrible:

« Tous dedans ! »

Déjà Smith était sur moi et me projetait dans la coursive. Wilkins plongea littéralement à l’intérieur. Smith passa la tête sur le pont, s’assura qu’il était désert, claqua la porte. À la lumière de la lampe, je vis leurs visages livides, décomposés. J’entendis le capot du poste d’équipage se rabattre en claquant. Il y eut une nouvelle secousse, et le Téméraire donna de la bande à tribord. Je trébuchai et m’aplatis contre la cloison.

« Au nom du Ciel, qu’y a-t-il ? »

Wilkins répondit enfin:

« Des calmars géants ! »

Je me sentis glacé d’horreur. Depuis ma prime enfance, quand je lisais Vingt mille lieues sous les mers, j’avais été épouvanté par ces bêtes. Je réussis à dire:

« Come with me. »

Les jambes molles, nous montâmes l’escalier qui conduisait à la passerelle couverte. Je jetai un coup d’œil par les vastes hublots: le pont était désert, et luisait sous les lunes. À l’extrémité avant, une sorte de gros câble ondulait, derrière l’affût des lance-fusées. À dix mètres à bâbord, une masse émergea un instant de la mer d’encre, puis ce fut un tournoiement de bras, à contre-lune. J’estimai la longueur de ces bras à vingt mètres. Michel nous rejoignit, puis les autres Américains. Smith fit son récit. Quand les deux hélices avaient stoppé à la fois, il était allé à l’arrière avec Wilkins, et, se penchant, il avait vu briller faiblement des yeux énormes. L’animal avait lancé un bras qui les avait manqués. C’est alors qu’il avait crié.

Nous essayâmes de faire repartir les moteurs. Ils démarrèrent, les hélices battirent l’eau, le Téméraire frémit et avança de quelques mètres, puis les moteurs calèrent de nouveau, et il y eut une série de secousses.

« Attendons le jour, » conseilla Wilkins.

Il fut long à venir. À l’aube, nous pûmes voir l’étendue du danger. Au moins trente monstres nous encerclaient. Ce n’étaient pas des calmars, quoique, à première vue, on pût s’y méprendre. Ils avaient un corps fusiforme, pointu en arrière, sans nageoire, de dix à douze mètres de long pour deux ou trois de diamètre. De l’avant partaient six bras énormes, d’une vingtaine de mètres de long et de cinquante centimètres de diamètre à la base. Ils étaient armés de griffes luisantes, acérées, et se terminaient par une pointe en forme de fer de lance. Les yeux, au nombre de six également, se trouvaient à la base des tentacules.

« Apparemment, ils sont cousins des hydres, dis-je.

— Ça, mon vieux, je m’en fiche pour le moment, répliqua Michel. S’ils se mettent tous ensemble sur le Téméraire …

— Idiot que je suis ! Pourquoi ne pas avoir mis les lance-fusées en tourelles !

— Trop tard ! Mais, en passant une des mitrailleuses de l’avion par un hublot ? Il faudra aussi mettre les hélices en tunnel … si nous nous en sortons ! »

Je criai à l’équipage:

« Apportez une mitrailleuse et des bandes. Ne passez surtout pas sur le pont.

— ’Tension, » cria Michel.

Un monstre approchait, dans un tournoiement de tentacules. Un de ceux-ci accrocha la rambarde tribord, et l’arracha.

« Si nous pouvons en tuer un à la mitrailleuse, peut-être les autres le mangeront-ils ? »

Le tube acoustique de la machine siffla:

« Commandant, les hélices sont libres.

— Bon, tenez-vous prêts. Dès que je commanderai en avant, donnez toute la vitesse. »

Par le trou d’homme, trois marins montèrent une mitrailleuse. Je fis glisser une vitre dans son châssis et passai le canon de l’arme. Au moment où j’allais tirer, Michel me tapa sur l’épaule.

« Attends. Il vaut mieux que ce soit un Américain. Ils ont l’habitude de leurs armes. »

Je passai la mitrailleuse à Smith, véritable affût vivant. Il visa minutieusement un calmar qui reposait dans un creux de vague, tira. L’animal touché fit un véritable bond hors de l’eau, puis plongea. Au moment où Smith se disposait à en canarder un second, il y eut comme le déchaînement d’une tempête. Une dizaine de gigantesques bras balayèrent le pont, arrachant les rambardes, tordant la petite grue, défonçant les tôles du masque de la mitrailleuse avant. Une vitre se fracassa, et un tentacule pénétra dans la dunette, faisant éclater le cadre du hublot. Il s’agitait furieusement. Heurté, Michel fut projeté contre la cloison. Cloués sur place par l’horreur, Wilkins et moi ne bougions pas. Jeans gisait à terre, assommé. Smith réagit le premier. Arrachant la hache fixée au mur, d’un grand geste de bûcheron il trancha net le tentacule. Par la porte entrouverte, je bondis dans le poste de radio, voulant lancer un S.O.S. avant que les mâts soient emportés. Le Téméraire donnait fortement de la bande, et j’entendis un marin crier: « Nous coulons ! » Par le hublot, je vis la mer fouettée de tentacules. Puis vint le deus ex machina qui nous sauva.

À environ deux cents mètres émergea une énorme tête plate, longue de plus de dix mètres, fendue par une immense gueule aux dents pointues et blanches. Le nouvel arrivant se précipita sur un premier calmar, et le coupa en deux. Puis ce fut, entre lui, flanqué de deux de ses congénères accourus à la curée, et les calmars, un combat farouche dont je serais bien en peine de dire s’il dura une heure ou une minute ! La mer se calma, et il ne resta rien que des tronçons de bras flottant à la dérive. Il nous fallut plus de dix minutes pour nous rendre compte que nous étions sauvés. Alors, à pleine vitesse, nous fonçâmes droit au nord.

Au soir nous avions en vue, par bâbord, un archipel de récifs escarpés, dressant contre le couchant des silhouettes ruiniformes. Nous nous approchâmes prudemment. Nous n’en étions plus qu’à quelques encablures quand nous aperçûmes un grouillement suspect entre deux rochers denticulés. Une minute plus tard, nous reconnûmes une bande de calmars, et, la barre à tribord et vitesse toute, nous les laissâmes derrière nous.

La nuit, très claire, nous permit d’avancer assez vite. Nous frôlâmes un calmar isolé, endormi, qui fut pulvérisé d’une salve de fusées. Au matin, nous étions en vue d’une île.

O’Hara monta sur la dunette, apportant la carte qu’il avait dressée d’après les photos à l’infrarouge prises de l’avion. Il nous fut possible d’identifier l’île qui était devant nous avec une terre très allongée, orientée est-ouest, qui se plaçait entre le continent équatorial, d’où nous venions, et le continent boréal. La photo, prise de très haut, ne donnait guère de détails, mais on pouvait distinguer une chaîne axiale et de grandes forêts. Au nord-est, au-delà d’un large détroit, on apercevait la pointe d’une autre terre. Je décidai de toucher la pointe est de la première île, la pointe ouest de la seconde et la grosse péninsule au sud du continent boréal.

Nous longeâmes la côte sud de la première île. Elle était rocheuse, abrupte et inhospitalière. Les montagnes ne semblaient pas très élevées. À la fin du jour, parvenus à la pointe est, nous jetâmes l’ancre dans une petite baie.

À l’aube rouge, le rivage se dessina, plat et monotone, avec quelque végétation. Au lever d’Hélios, nous vîmes plus clairement une savane qui venait mourir dans la mer par une étroite plage de sable blanc. Nous approchâmes à la sonde et fîmes cette heureuse découverte que la plage se terminait par un à-pic, de sorte que la côte n’était qu’à quelques mètres de distance de fonds de 10 brasses. Il nous fut facile de poser le pont volant et de débarquer la voiture. Dans celle-ci, où nous avions remplacé le lance-fusées par une des mitrailleuses de l’avion, plus maniable, prirent place Michel, Wilkins et Jeans. Ce ne fut pas sans appréhension que je les vis disparaître en haut d’une pente. Les herbes couchées gardaient la trace de l’auto, ce qui rendrait, le cas échéant, leur recherche plus aisée. Sous la protection des armes du bord, je descendis à terre et visitai les environs. Je pus recueillir, dans les herbes, une dizaine d’espèces différentes de curieux « insectes » telluriens. Des traces de pas indiquaient la présence d’une faune plus volumineuse. Deux heures plus tard, un ronflement annonça le retour de la camionnette. Michel en descendit, seul.

« Où sont les autres ?

— Restés là-bas.

— Où ça, là-bas ?

— Viens, tu verras. Nous avons fait une trouvaille.

— Quoi donc ?

— Tu verras. »

Intrigué, je passai le commandement à Smith et pris place dans l’auto. La savane ondulait, coupée de bosquets. Près d’un de ceux-ci errait un troupeau d’animaux ressemblant à des Goliaths, mais sans cornes. Après une heure de route environ, je vis une table rocheuse, haute de quelques mètres, et, debout sur elle, Jeans. Michel stoppa juste au pied. Nous descendîmes, et, de l’autre côté, entrâmes dans un abri sous roche.

« Que penses-tu de cela ? » me demanda Michel.

Sur la paroi une série de signes étaient gravés, signes ressemblant curieusement à des caractères sanscrits. Je pensai d’abord à une plaisanterie, mais la patine de la pierre me convainquit vite de mon erreur. Il pouvait y avoir trois ou quatre cents signes.

« Ce n’est pas tout. Viens voir.

— Attends que je prenne une arme. »

Mitraillette en main, nous repartîmes. À deux cents mètres de là, le sol plongeait dans une vallée morte, au fond de laquelle s’étalait un amoncellement de plaques de métal, de poutres tordues, qui avait gardé une allure générale fusoïde. Wilkins rôdait parmi les débris.

« Qu’est-ce que c’est ? Un avion ?

— Peut-être. Mais pas terrestre, à coup sûr ! »

Je m’approchai, et pénétrai dans l’enchevêtrement des épaves. Les tôles plongeaient dans le sable ruisselé. Elles étaient d’un métal jaunâtre, que je ne reconnus pas, mais que Wilkins assura être un alliage d’aluminium.

L’ingénieur me laissa gratter à la base des plaques, et se dirigea vers la pointe de l’amas. Nous l’entendîmes pousser une exclamation, puis appeler. L’étrange engin était moins endommagé à cet endroit, et avait gardé sa forme de pointe de cigare. Dans une cloison intacte s’ouvrait une porte sans huis. Une demi-obscurité régnait dans la cabine tronconique où nous pénétrâmes, et au début je ne pus rien voir, que la silhouette imprécise de mes deux compagnons. Puis, mes yeux s’habituant à la pénombre, je distinguai une sorte de tableau de bord, avec des signes semblables à ceux de l’inscription, des sièges métalliques étroits, des câbles de cuivre rompus et pendants et, crispée sur un levier de métal blanc, une main momifiée. Énorme, noire, encore musculeuse malgré son dessèchement, elle n’avait que quatre doigts munis de griffes qui avaient dû être rétractiles. Le poignet était déchiqueté.

Instinctivement, nous saluâmes. Depuis combien de temps cette main, crispée dans une ultime manœuvre, se momifiait-elle sur cette île perdue ? Quel était l’être qui avait piloté cet engin ? Venait-il d’une autre planète du système d’Hélios, d’une autre étoile, ou avait-il été, comme nous, fauché hors de son propre univers ? Toutes questions dont nous ne devions, bien plus tard, trouver qu’une réponse incomplète.

Nous fouillâmes dans les débris de l’appareil jusqu’au soir. Nos trouvailles furent médiocres. Quelques objets de métal: boîtes vides, fragments d’instruments, un livre aux pages d’aluminium, sans aucune illustration, hélas ! un marteau de forme très terrestre. À l’arrière, où avaient dû se placer les moteurs, des blocs rouillés informes, et, dans un tube de plomb épais, un fragment de métal blanc qui, analysé à New-Washington, se révéla être de l’uranium.

Nous prîmes des photos et rentrâmes. Il était normal que nos trouvailles soient maigres: certains des passagers de l’engin avaient survécu, comme le prouvait l’inscription, et avaient dû emporter tout ce qui pouvait être de quelque utilité. Nous n’avions pas le temps de fouiller l’île. Après l’avoir baptisée « île Mystère », nous partîmes pour celle qui se situait au nord-est. Nous y débarquâmes difficilement et ne pûmes mettre la voiture à terre. La faible partie que nous visitâmes était aride, et peuplée de « vipères », à l’exclusion de toute autre vie, sauf quelques « insectes ». Nous trouvâmes cependant quelques outils Sswis en obsidienne. Plus fructueuse et plus mouvementée fut notre exploration de la pointe sud du continent boréal.

Nous accostâmes au petit matin, dans une crique entourée de hauts rochers fantastiquement découpés. La mise à terre de l’auto fut laborieuse, et le soleil était déjà haut quand je partis avec Michel et Smith. Non sans difficultés, nous parvînmes sur un plateau qui s’étendait à perte de vue à l’est et au nord. Au sud s’élevaient de petites montagnes. Nous nous dirigeâmes vers elles, par la savane coupée de bosquets. Le pays était extrêmement peuplé d’animaux variés: Goliaths, éléphants, formes plus petites, isolés ou par troupeaux. Nous dérangeâmes dans leur sommeil un couple de tigrosaures qui ne nous attaqua pas. Fort heureusement, car notre camionnette n’eût pas résisté au choc.

À trois heures de l’après-midi, comme nous achevions notre repas, une troupe nombreuse parut dans le lointain. Elle se rapprocha, et nous reconnûmes des Sswis de la grande race rouge, la race de Vzlik. Je me rappelai que ce dernier m’avait maintes fois dit que sa tribu venait du sud, s’étant séparée de son peuple, peu de générations auparavant, pour des raisons qui m’étaient restées inconnues. Cette rencontre nous ennuya, car ils nous barraient la route des montagnes, et, avec leur caractère belliqueux, la bataille semblait inévitable si nous avancions. Mais peut-être ne nous avaient-ils pas vus, car ils obliquèrent à gauche et se perdirent à l’horizon. Nous tînmes un rapide conseil de guerre. J’optai pour le retour immédiat, car nous étions déjà loin du Téméraire, et en pays inconnu. Mais Smith et Michel étaient d’avis de pousser en avant, et de ne rentrer que le lendemain. Nous continuâmes donc vers les montagnes, et, à quatre heures, nous étions en vue d’une falaise qui se dressait en avant de la chaîne. Haute d’environ trente mètres, elle nous sembla crénelée. Quand nous en fûmes plus près, nous vîmes qu’elle portait des fortifications faites de tours espacées d’une vingtaine de pas, hautes d’environ dix mètres. Au pied de la falaise, et sur une profondeur de cinq à six cents mètres, pas un arbre, pas un buisson ne se dressait. Entre les tours galopaient des Sswis. Ils semblaient très agités, et, à la jumelle, nous les vîmes nous montrer du doigt. Hésitant, je ralentis.

Soudain, du haut d’une tour, en face de nous, à quatre cents mètres, quelque chose jaillit, long et noir, qui plana dans le ciel et piqua. Avec un sifflement, une gigantesque javeline, qui devait bien peser une trentaine de kilos, se planta en terre à quelques pas de nous. Je freinai, puis, reprenant mon sang-froid, virai et accélérai.

« Zigzague », me cria Michel.

Je me retournai, et vis une dizaine de traits dans le ciel. Ils se piquèrent en vibrant dans le sol tout autour de nous, et je dus donner un violent coup de volant pour en éviter un. La mitrailleuse cracha: Smith était à son affaire ! Il avait été champion de tir de l’aviation américaine. Michel me raconta plus tard qu’en un rien de temps il avait incendié six tours. De cette phase du combat, je ne vis rien. J’étais cramponné au volant, le pied enfonçant l’accélérateur, cahoté sur le sol inégal, la tête rentrée dans les épaules, croyant à chaque instant sentir une javeline se planter dans mon dos. Et, de fait, il s’en fallut de peu ! Comme nous arrivions aux premiers arbres qui limitaient la zone dénudée, il y eut derrière moi un choc violent, un bruit de métal déchiré. Je fis une embardée. Quand, plusieurs minutes après, je passai le volant à Michel, je vis qu’un javelot avait traversé le toit, était passé entre les jambes de Smith et avait terminé sa course la pointe enfouie dans une grosse boîte de corned-beef, la clouant au plancher. La hampe dépassait du toit de deux bons mètres. Sans nous arrêter, nous la sciâmes, et je pus examiner la pointe: elle était triangulaire, barbelée, et en acier !

À la nuit, nous fîmes une courte halte, et, tout en mangeant, discutâmes de notre aventure.

« Il est bizarre, dis-je, que ces Sswis connaissent le métal, et, qui plus est, un acier de bonne trempe ! Il s’agit certainement du peuple dont provient la tribu de Vzlik, ce qui signifie qu’il y a quelques générations seulement, ils en étaient encore à l’âge de pierre. Les Sswis sont fort intelligents, certes, mais une telle rapidité de progrès m’étonne. »

Michel réfléchissait.

« Peut-être est-ce en rapport avec notre découverte dans l’île ?

— Peut-être. Et ils ont des catapultes — ou plutôt des balistes — qui portent à plus de cinq cents mètres !

— En tout cas, dit Smith en anglais, je leur ai démoli au moins six tours.

— Oui. Filons maintenant. Le pays n’est pas sûr ! »

Nous roulâmes toute la nuit. Certes, j’avais déjà vécu sur ce monde des nuits agitées, mais aucune comme celle-là ! Les trois lunes étaient levées, et toute la faune de la planète semblait s’être réunie dans ce coin. Nous dûmes nous frayer un passage à travers des troupeaux d’éléphants attirés par les phares. Puis ce fut un tigrosaure en chasse qui subit notre feu, sans dommages apparents, sauf une frousse certaine, que nous partageâmes largement d’ailleurs. Trois fois des Goliaths nous forcèrent à changer de route, et deux de nos pneus expirèrent sous la morsure de vipères. Cependant, avant le lever du jour nous étions en vue des fusées lancées du Téméraire et, à l’aube, nous étions à bord.

CHAPITRE V LE DANGER

Quelques jours plus tard, nous arrivâmes à l’embouchure de la Dordogne, sans autre ennui qu’une panne de moteurs qui nous obligea à un jour de voile. Ayant alerté Cobalt par radio, nous ne fûmes pas surpris d’être attendus au confluent de l’Isle par un canot portant Martine, Louis et Vzlik. Ils montèrent à bord, et le canot fut pris en remorque jusqu’à Port-Léon. Il y avait plus d’un mois que nous étions partis. Inutile de dire que je fus heureux de revoir Martine. Bien des fois, au cours du voyage, j’avais cru ne plus revenir.

Louis me tendit le texte du dernier radio reçu de New-Washington. Je le lus avec étonnement et le passai aux Américains. Biraben le leur traduisit. La teneur pouvait en être résumée ainsi: New-Washington s’enfonçait lentement dans la mer, et si le rythme de l’affaissement ne changeait pas, dans six mois au plus l’île aurait totalement disparu. Le gouverneur nous lançait donc un S.O.S.

Le conseil se réunit en présence des Américains. Jeans prit la parole en français:

« Nous avons à New-Washington un croiseur français, deux torpilleurs, un cargo et un petit pétrolier. Nous avons aussi seize avions en état de vol, dont quatre à hélices, et trois hélicoptères.

Mais nous n’avons plus ni essence ni mazout. Pouvez-vous nous en vendre ? Et l’apporter ?

— Il n’est pas question de vendre, répondit mon oncle. C’est le plus élémentaire des devoirs que d’aller à votre secours. Mais la grande question est le transport. Comme navire, nous n’avons que le Téméraire, et il est bien petit !

— Nous avons encore la coque du Conquérant, dis-je, et surtout les péniches remorquées, qu’il serait facile de transformer en pétroliers. Qu’en dites-vous ? » Demandai-je à nos ingénieurs.

Estranges réfléchit.

« Dix à douze jours de travail pour construire les réservoirs. Autant au moins pour les dispositifs de sécurité. Cela fait un mois. Deux réservoirs de 10 m X 3 X 2, soit en tout 120 000 litres. Moitié essence, moitié mazout.

— Nous préférerions moins d’essence et plus de mazout.

— C’est possible. Quel est le chiffre exact de notre réserve ?

— Six millions de litres, dis-je. J’avais stoppé l’exploitation, faute de place.

— Combien de New-Washington à Port-Léon ?

— Environ 4 500 kilomètres.

— Oui, dis-je, mais en pleine mer, au large.

— Si nous vous confions le Téméraire et quelques hommes de chez nous, pensez-vous réussir ? demanda mon oncle à Jeans.

— J’en réponds. Votre petit navire est excellent.

— Soit. Risquons le coup. »

Un mois plus tard, le Téméraire partit, remorquant la péniche chargée de 145 000 litres de carburant. Ainsi que me le raconta Michel plus tard, le voyage fut absolument sans histoire. Ils ne rencontrèrent ni calmars, ni autres monstres. New-Washington était une terre basse, avec deux collines semées de maisons. Ils furent accueillis par les salves des canons des navires de guerre. Toute la ville, située au bord même de la mer, était pavoisée. La musique du croiseur joua l’hymne américain après La Marseillaise, et les officiers regardèrent avec étonnement le petit Téméraire se glisser dans le port. Le mazout passa directement dans les soutes du pétrolier argentin, qui appareilla immédiatement. L’essence partit en camion pour le camp d’aviation.

Michel fut reçu par le président de New-Washington, Lincoln Donaldson, puis à bord du Surcouf dont les officiers et l’équipage furent enchantés d’apprendre qu’ils allaient retrouver un morceau de France.

Les New-Washingtoniens passèrent leurs jours en travail acharné, démontant et entassant sur les navires tout ce qui pouvait être sauvé. Puis le Porfirio Diza revint, et le cargo norvégien, le Surcouf et les deux torpilleurs partirent, chargés à couler de matériel et d’hommes.

Michel m’avertit par radio de leur départ. En revanche je lui appris que nous avions obtenu de Vzlik, grand chef des Sswis depuis la mort de son beau-père, qu’il concède aux Américains un territoire qui en réalité appartenait aux Sswis noirs, mais sur lequel sa tribu avait des droits, et une partie du territoire qui lui appartenait réellement, allant de la Dronne aux Monts Inconnus. J’avais obtenu pour nous-mêmes un couloir le long de la Dordogne, jusqu’à son embouchure, près de laquelle nous voulions faire construire un port, Port-de-l’Ouest. Nous n’étions pas inactifs non plus. Des maisons avaient été construites pour les Américains près des montagnes, dans la partie réellement sswie de leur territoire, juste de l’autre côté de la Dronne, en face de notre petit poste de « Chrome ».

Puis ce fut l’arrivée du premier convoi. Un matin, la vigie placée à l’embouchure de la Dronne l’aperçut. Le Surcouf et le cargo, trop gros, ne purent aller plus loin et s’ancrèrent. Les torpilleurs remontèrent l’Isle. Puis, par trains de petits bateaux remorqués, les émigrants atteignirent leur nouveau domaine. Il fut décidé que les Américains se contenteraient pour le moment du territoire proprement sswi, remettant à plus tard la conquête — car il faudrait une conquête — de la partie slwip.

Michel revint par avion peu de temps avant le septième et dernier convoi. L’île était presque complètement submergée, mais la Nouvelle-Amérique comptait déjà une ville et sept villages, et les premières récoltes allaient être faites. La ville — New-New-Washington disaient en plaisantant les Américains — comptait cinq mille habitants. Notre propre population s’accrût des six cents hommes du Surcouf, des soixante Argentins qui préférèrent vivre « en pays latin » et de quelque cinquante Canadiens français qui, d’abord rebutés par notre collectivisme pourtant réduit aux installations industrielles, s’aperçurent bientôt que nul ne les empêchait d’aller à la messe si le cœur leur en disait. Les Norvégiens, au nombre de deux cent cinquante — lors du cataclysme, ils avaient recueilli les survivants d’un paquebot de leur nation — s’établirent, sur leur demande, dans une enclave de notre territoire, près de l’embouchure de la Dordogne. Ils y créèrent un port de pêche. En réalité, la ségrégation des nations ne fut pas absolue, et il y eut des mariages internationaux. Fort heureusement les femmes étaient en surnombre chez les Américains, et beaucoup de marins du Surcouf s’étaient déjà mariés à Old-New-Washington. Un an après cet exode, comme mon premier fils Bernard venait de naître, Michel épousa une jolie Norvégienne de dix-huit ans, Inge Unset, fille du commandant du cargo.

Nous aidâmes les Américains à établir leurs usines. En contrepartie, ils nous cédèrent les machines-outils et quatre avions. Avec deux collègues américains, je trouvai, sur leur territoire, mais en pays slwip, d’importants gisements de pétrole.

Cinq ans plus tard eut lieu la fondation des États-Unis de Tellus. Mais auparavant se plaça la conquête du territoire slwip, et nous avions été à deux doigts d’une guerre avec les Américains !

Ce furent les slwips qui déclenchèrent la bataille. Un soir, une centaine d’entre eux surprit un petit poste américain, massacra dix hommes sur douze que comprenait la garnison. Les deux derniers réussirent à échapper en auto. Sitôt la nouvelle connue, deux avions prirent l’air à la recherche des meurtriers. Il leur fut impossible de les trouver, car les forêts couvraient des étendues immenses, et les plaines étaient vides. Une colonne légère en mission de représailles subit des pertes assez graves sans résultats positifs. Alors les Américains firent appel à nous, qui avions plus d’expérience qu’eux, et à nos alliés Sswis.

Ce fut bien la plus étrange guerre qu’on puisse imaginer ! Les Américains et nous, montés sur camions, avec quatre ou cinq avions évoluant au-dessus de nos têtes, un hélico comme éclaireur, et entourés par des êtres d’un autre monde, armés d’arcs et de flèches ! La campagne fut dure, et nous eûmes nos revers. Comprenant vite qu’en combat ouvert ils auraient le désavantage, les Slwips se mirent à harceler nos frontières, à empoisonner les puits, les sources, à faire des raids sur New-America, sur le territoire sswi, et même à travers les montagnes, en Nouvelle-France. C’est en vain que les torpilleurs découvrirent et bombardèrent deux villages côtiers. En vain, les avions détruisirent d’autres villages. Mais quand nous nous fûmes enfoncés en territoire ennemi plus loin même que la future frontière de New-America, les Slwips crurent pouvoir donner l’assaut décisif. Au petit matin une horde de plus de cinquante mille d’entre eux se précipita au grand galop sur notre camp, de tous côtés à la fois. Immédiatement Jeans, qui commandait en chef l’expédition, lança un appel aux avions qui décollèrent de New-Washington et de Cobalt. À 1 000 km/h, ils seraient là dans peu de temps, mais pourrions-nous tenir ? La situation était critique: nous étions 500 Américains et 300 Français, bien armés, certes ; et 5 000 Sswis, contre 50 000 ennemis armés d’arcs portant à quatre cents mètres ! Impossible de profiter de la mobilité des camions: l’ennemi nous encerclait sur une profondeur de trente rangs. Nous mîmes nos cinquante véhicules en cercle, sauf notre vieux camion blindé, et, mitrailleuses prêtes, nous attendîmes.

À six cents mètres, nous ouvrîmes le feu. Ce fut une faute d’avoir tant attendu, nous faillîmes être submergés. En vain nos armes automatiques fauchaient les Slwips comme du blé mûr, en vain les Sswis lançaient flèche sur flèche. En un rien de temps nous eûmes dix morts et plus de quatre-vingts blessés, et les Sswis, cent morts et le double de blessés. La bravoure des Slwips était merveilleuse, et leur vitalité phénoménale. J’en vis un qui, une épaule emportée par un 20 mm, courut jusqu’à la mort et s’effondra à deux pas d’un Américain. Au troisième assaut, arrivèrent les avions. Ils ne purent intervenir, car la mêlée avait déjà commencé. Dans cette phase du combat, Michel reçut une flèche dans le bras droit, et moi-même une dans la jambe gauche, blessures sans gravité d’ailleurs. Dès que l’ennemi eut été repoussé, les avions se mirent de la partie, à coups de mitrailleuses, de fusées et de bombes. Ce fut la déroute. Pris en rase campagne, les Slwips se débandèrent, et nos camions les poursuivirent, tandis que Vzlik, à la tête de ses Sswis, traquait et massacrait les isolés. Il y eut encore des retours offensifs, et, le soir, nous trouvâmes un de nos camions dont tous les occupants étaient morts criblés de flèches.

Profitant de la nuit, les survivants nous échappèrent. Nous eûmes alors à lutter contre les tigrosaures, attirés en grand nombre par le carnage, et qui firent encore six morts chez nous. Nos pertes totales se montèrent à 22 morts américains, 12 français, 227 sswis, et à 145 Américains, 87 Français et 960 Sswis blessés. Les Slwips laissèrent au bas mot plus de vingt mille des leurs sur le terrain.

Après cette extermination, les Américains construisirent une série de fortins à leur frontière, dont la défense fut facilitée par le fait qu’elle suivait un escarpement de faille, courant de la mer aux montagnes sur plus de sept cents kilomètres. Les deux années suivantes s’écoulèrent calmement dans le travail. Mais nous vîmes avec regret les Américains se cantonner de plus en plus chez eux. Nous ne nous fréquentions guère, sauf des cas individuels — tels l’équipage de l’avion et nous — que pour échanger des matières premières ou des produits manufacturés. Les Américains avaient ouvert des mines, moins riches que les nôtres, mais suffisant largement à leurs besoins.

Trop peu d’entre nous parlaient anglais, et vice versa. Les coutumes étaient différentes. Ils suspectaient notre collectivisme, pourtant très partiel, et taxaient notre Conseil de dictature. Ils avaient aussi des préjugés tenaces contre les « natives », préjugés que nous ne partagions nullement, puisque deux cents enfants sswis fréquentaient nos écoles.

En revanche, nous avions d’excellentes relations avec les Norvégiens. Nous leur avions fourni les matériaux nécessaires à la construction de chalutiers, et ils nous approvisionnaient abondamment en produits de la mer. Quelques poissons terrestres avaient survécu, et s’étaient multipliés en des proportions étonnantes. Les poissons telluriens étaient excellents.

La « période héroïque » était passée, et, pour couper court aux critiques des Américains, nous remaniâmes nos institutions. Après de longues discussions, bien dans la manière française, il fut décidé que la Nouvelle-France se composait de: 1) l’État de Cobalt, peuplé de cinq mille habitants, avec pour capitale Cobalt-City (800 h) et la ville de Port-Léon (324 h) ; 2) le territoire de Port-de-l’Ouest, avec sa capitale du même nom, comprenant 600 habitants ; 3) le territoire des Puits-de-Pétrole, où ne restaient plus que 50 hommes ; 4) le territoire de Beaulieu-les-Mines, sur le lac Magique, avec Beaulieu (400 h) et Port-du-Nord (60 h). Soit pour l’ensemble de la Nouvelle-France six mille habitants environ. Port-Léon, Port-de-l’Ouest et Beaulieu avaient leur conseil municipal. Le gouvernement se composait du Parlement, élu au suffrage universel, composé de cinquante membres, ayant l’initiative des lois, votant toutes les décisions, et nommant les ministres, et du Conseil inamovible, composé de sept membres, qui furent à l’origine mon oncle, Michel, Estranges, Beuvin, Louis, le curé et moi-même. Ce conseil avait un veto suspensif de six mois, et également l’initiative des lots. En cas d’état d’urgence, voté à la majorité des deux tiers, il prenait le pouvoir seul, pour une période de six mois renouvelable. Trois partis politiques se constituèrent: le parti collectiviste, dont Louis fut le chef, et qui eut vingt sièges ; le parti paysan conservateur, qui emporta également vingt sièges, et le parti libéral, sous la direction d’Estranges, qui eut les dix sièges restant, et fournit ainsi, obligatoirement, les ministres, selon la bonne tradition française qui veut que la minorité gouverne.

Notre changement de gouvernement ne transforma guère notre manière de vivre. Si les usines et les machines étaient, ainsi que les mines et la flotte, propriété collective, la terre avait de tous temps appartenu aux paysans qui la cultivaient. Nous développâmes notre réseau routier et ferroviaire. Les Américains en firent autant. Ils avaient plus de machines à vapeur que nous, mais nous réussîmes à construire de puissants moteurs électriques. La plus longue voie allait de Cobalt-City à Port-de-l’Ouest, par Port-Léon. Nos relations avec les Américains se refroidirent encore. La première affaire fut celle du destroyer canadien, monté en majorité par des Canadiens français. Ceux-ci décidèrent de venir habiter avec nous et voulurent, évidemment, emmener leur navire. Ce fut la source de nombreuses difficultés. Finalement nous laissâmes l’armement aux Américains et nous transformâmes le navire en cargo rapide. Notre deuxième point de friction fut notre refus d’exploiter en commun des gisements de pétrole situés à peu de profondeur en territoire sswi, à côté du Mont-Ténèbres. Les Américains avaient du pétrole chez eux, quoique plus profond, et nous savions que les Sswis verraient d’un mauvais œil les Américains sur leurs terres. Mais, le 5 juillet de l’an 9 de Père tellurienne, le conflit ouvert faillit éclater.

Ce jour-là, une douzaine de Sswis voulurent, comme le traité leur en donnait le droit, traverser la pointe que formait la partie est de New-America dans leur propre territoire. Ils voulaient aller à notre poste de Beaulieu-les-Monts échanger du gibier contre des pointes de flèches en acier. Ils pénétrèrent donc en Amérique et ils étaient en vue de notre poste, de l’autre côté de la haute Dronne, quand ils furent arrêtés par trois Américains armés de mitraillettes qui les interpellèrent brutalement, et leur ordonnèrent de rebrousser chemin, chose parfaitement absurde, car ils étaient à cent mètres à vol d’oiseau de Beaulieu, et à quinze kilomètres de la frontière dans l’autre sens. En français, le chef des Sswis, Awithz, le leur fit remarquer. Furieux, ils tirèrent trois rafales, tuant deux Sswis, et en blessant deux dont Awithz qu’ils firent prisonnier. Les autres traversèrent la Dronne sous une grêle de balles. Ils firent leur rapport au chef de notre poste, Pierre Lefranc, qui, pour mieux se rendre compte de la situation, vint avec eux sur la rive. Mal lui en prit, car une rafale partie de l’autre rive, tua encore un Sswi et blessa Lefranc. Fous de rage, les hommes de celui-ci ripostèrent par une dizaine de fusées, qui démolirent et incendièrent une ferme du côté américain. Le hasard voulut que je passe par là, accompagné de Michel quelques instants plus tard. Embarquant Lefranc et les Sswis blessés sur mon camion, je fonçai sur Cobalt. À peine arrivé, je bondis au siège du Conseil qui, réuni immédiatement avec le Parlement, vota l’état d’urgence. Lefranc, allongé sur un brancard, fit sa déposition, corroborée par celle des Sswis. Nous hésitions sur la décision à prendre quand un radio nous parvint de Pont-aux-Sswis, sur la Vézère. Le poste entendait très nettement les tambours de guerre, et de nombreuses colonnes de fumée montaient en territoire sswi. Par un procédé inconnu, Vzlik était déjà au courant et rassemblait ses guerriers. Il n’y avait aucun doute que, dans une telle circonstance, les tribus fédérées marcheraient avec lui. Connaissant le caractère vindicatif et absolument impitoyable de nos alliés, je songeai immédiatement aux fermes américaines isolées le long de la frontière, et à ce qui pourrait s’y passer dans quelques heures. J’envoyai un messager par hélico à Vzlik, lui demandant d’attendre un jour et, entouré du Conseil, me rendis au poste émetteur pour prendre contact avec New-Washington.

Déjà les événements se précipitaient. Comme nous arrivions, le radio me tendit un feuillet: le destroyer américain bombardait Port-de-l’Ouest ! Le Téméraire et le Surcouf ripostaient. Pour être prêts à toute éventualité, l’ordre de mobilisation fut lancé. Les avions devaient se tenir prêts à prendre l’air, armes chargées et soutes pleines. Par radio, nous suppliâmes le gouvernement américain de suspendre les hostilités et d’attendre l’arrivée de plénipotentiaires. Ils acceptèrent et nous apprîmes que le bombardement de notre port avait cessé. Le destroyer était d’ailleurs mal en point, ayant reçu une fusée radioguidée du Surcouf en plein sur la plage avant.

Michel, mon oncle et moi-même partîmes immédiatement par avion. Une demi-heure après, nous étions à New-Washington. L’entrevue fut d’abord orageuse. Les Américains furent d’une telle arrogance que Michel dut leur rappeler que, sans nous, ils seraient la proie des monstres marins ou dériveraient, morts de faim, sur leurs navires sans mazout. Finalement une commission d’enquête fut désignée, comprenant Jeans, Smith, mon oncle, moi-même, et le frère de Vzlik, Isszi. Les deux Américains furent fair play et reconnurent les torts de leurs nationaux. Ceux-ci furent condamnés à dix ans de prison. Les Sswis eurent dix mille pointes de flèches en dédommagement.

Chose curieuse, après cette alerte, les rapports se détendirent. À la fin de l’an 10, ils étaient assez bons pour que nous puissions proposer la fondation des États-Unis de Tellus. Le 7 janvier de l’an 11 une conférence réunit les représentants des Américains, Canadiens, Argentins, Norvégiens et Français. Une constitution fédérale fut adoptée. Elle conservait à chaque État une large autonomie, mais établissait un gouvernement fédéral, siégeant dans une ville qui fut créée au confluent de la Dronne et de la Dordogne, au point même où nous avions abattu notre premier tigrosaure. Ce fut « Union ». Deux cents kilomètres carrés furent déclarés terre fédérale. Il nous fut difficile de faire reconnaître aux Américains l’inviolabilité présente et future des territoires sswis. Finalement, elle fut limitée à ceux de nos alliés actuels, ou à ceux des Sswis qui deviendraient nos alliés dans un délai de cent ans. Les colonies qui seraient fondées à l’avenir seraient terres fédérales jusqu’à ce que leur population atteigne 50 000 âmes. Elles passeraient alors au rang d’États, libres de choisir leurs constitutions internes. Le 25 août de l’an 12, le parlement fédéral se réunit pour la première fois, et mon oncle fut élu président des États-Unis de Tellus. Le drapeau fédéral flotta pour la première fois, bleu nuit, avec les cinq étoiles blanches symbolisant les cinq États fondateurs: New-America, Nouvelle-France, Argentine, Canada de Tellus et Norvège. Les deux langues officielles furent l’anglais et le français. Je n’entrerai pas dans le détail des lois qui furent votées, elles vous régissent encore. Le gouvernement fédéral fut seul autorisé à posséder une armée, une flotte, une aviation et des fabriques d’armes. Voyant loin, nous lui réservâmes aussi l’énergie atomique, que nous arriverons bien à posséder un jour sur Tellus.

CHAPITRE VI LA VOIE TRACÉE

Il y a cinquante ans de cela ! Depuis, Tellus a tourné. La présidence de mon oncle, qui dura sept ans, fut entièrement consacrée à l’organisation. Nous développâmes nos voies ferrées, plus pour l’avenir que pour le présent, car notre population totale n’atteignait pas vingt-cinq mille âmes. Elle crût vite, d’ailleurs. Les ressources étaient grandes, les récoltes magnifiques, et les familles furent nombreuses. J’ai eu onze enfants, qui tous ont vécu. Michel en eut huit. La moyenne des familles fut de six à la première génération, de sept à la seconde. Il n’y eut pas, contrairement à nos craintes, d’épidémies nouvelles. Nous constatâmes une élévation surprenante de la taille humaine. Sur notre vieille Terre, les statistiques plaçaient la moyenne humaine aux environs de 1 m 65. C’était également, à peu de choses près, la moyenne française. Or, aujourd’hui, en Nouvelle-France, cette moyenne atteint 1 m 78. En Nouvelle-Amérique, elle est de 1 m 82 et en Norvège de 1 m 86. Seuls les Argentins et leurs descendants purs sont restés à la traîne, avec 1 m 71.

Sous les présidents suivants, l’Américain Crawford et le Norvégien Hansen, nous fîmes porter notre effort principal sur l’industrie. Nous eûmes une usine d’aviation, capable non seulement de construire les modèles courants, mais encore d’en étudier de nouveaux. L’ingénieur américain Stone réalisa sur Tellus une idée qu’il avait eue sur Terre, et son avion, le « Cornet » battit tous les records d’altitude.

Nous fûmes aussi des explorateurs. Le restant de ma vie s’est passé à établir des cartes, géologiques ou topographiques, seul ou avec mes deux collègues américains, puis bientôt avec les trois aînés de mes sept fils, Bernard, Jacques et Martin. J’ai survolé toute la planète, navigué sur bien des océans, et foulé maintes îles et continents. Les grandes découvertes ! Mais avec un matériel dont jamais Colomb ni Vasco de Gama n’auraient osé rêver ! J’ai étouffé à l’Équateur, sous 60 degrés de chaleur, gelé aux Pôles, combattu des Sswis rouges, noirs ou jaunes, ou fait alliance avec eux, affronté les calmars et les hydres, non sans une peur terrible. Et toujours Michel m’accompagna, et Martine m’attendit, quelquefois pendant des mois. Je ne veux pas m’attribuer la gloire de toutes ces découvertes. Elles auraient été impossibles sans le courage et l’intelligence des matelots ou des aviateurs qui vinrent avec moi. Michel me fut incomparablement précieux, et sans le dévouement de ma femme, je n’aurais pas résisté à la terrible fièvre des marais qui me tint au lit pendant six mois, au retour de ma troisième exploration. Martine m’accompagna trois fois, partageant, comme toujours, les ennuis et les dangers sans se plaindre.

Et je ne fus pas le seul. La passion des découvertes s’était emparée de nous tous. Que dire de l’exploit de Paul Bringer et Nathaniel Hawthome, partis en auto vers le sud, et qui firent le tour du « Vieux Continent », perdirent leur voiture à plus de sept mille kilomètres de la Nouvelle-France, et revinrent à pied, au milieu des Goliaths, des tigrosaures et des indigènes hostiles ? Que dire de l’aventure du capitaine Unset, beau-frère de Michel, qui, avec son fils Eric et treize hommes, fit le premier tour du monde à bord du Téméraire, en sept mois et vingt jours ?

Vingt ans après notre première visite, je revis, avec Michel, l’île Mystère. Rien n’avait changé. La terre avait simplement un peu plus recouvert l’étrange épave. Entrant à nouveau dans la cabine où se trouvait encore la main momifiée, nous vîmes la trace de nos pas, restée à l’abri des intempéries. Au retour, nous visitâmes la cité des catapultes. Nous avions emmené cette fois le fils de Vzlik, Ssiou, qui put entrer en rapport avec les Sswis rouges qui connaissaient l’acier. Le chef nous fit voir les hauts fourneaux rudimentaires où ils le fabriquaient. Il consentit à nous dire la légende. Il y avait plus de 500 ans telluriens, trois êtres étranges étaient arrivés dans une barque « qui marchait toute seule » sur une grève située au sud de la cité actuelle. Attaqués, ils s’étaient défendus « en lançant des flammes ». Non point, précisa le chef, « des flèches courtes qui font boum », comme nous, mais de longues flammes bleues. Quelques jours plus tard, ils avaient été surpris endormis, et faits prisonniers. Il y avait eu dans la tribu une violente dispute à leur sujet, pour un motif oublié, et la moitié des Sswis rouges était partie vers le nord. De ceux-ci descendaient les tribus de Vzlik. Les étrangers avaient appris la langue et avaient montré aux Sswis à fondre le métal. Deux fois ils avaient sauvé la tribu affaiblie de l’attaque des Slwips « en lançant des flammes ». Ils semblaient attendre quelque chose venant du ciel. Puis ils étaient morts, non sans avoir écrit tout un long livre qui restait comme un dépôt sacré dans la grotte-temple, avec des objets leur ayant appartenu. J’essayai de me faire décrire les étrangers. Le chef ne le put, mais nous mena au temple. Là, un très vieux Sswi nous montra des peintures rupestres: il y avait trois silhouettes peintes en noir, bipèdes, avec une tête et un corps analogues aux nôtres, mais de très longs bras pendant presque jusqu’au sol, et un seul œil bien dessiné placé au milieu du front. En les comparant aux Sswis représentés à côté d’eux, j’évaluai leur taille à deux mètres cinquante. Nous demandâmes à voir les objets: il y avait trois livres en métal, semblables à celui que nous avions trouvé sur l’île Mystère, quelques outils plus compréhensibles, et les restes des armes « qui lançaient les flammes ». C’étaient trois tubes de 70 centimètres de long, élargis à un bout, et plaqués intérieurement de platine. Un filetage à l’autre bout devait se raccorder à une partie disparue. Probablement les êtres ne s’étaient pas souciés de laisser une arme trop puissante entre les mains de sauvages. Enfin nous vîmes le livre, fait de parchemin, épais d’environ cinq cents feuilles, couvert des mêmes signes que ceux des livres en métal. Comme je me lamentais à l’idée que nul ne saurait jamais ce qu’il contenait, le vieux Sswi affirma qu’il était écrit en sa langue, et qu’il savait le lire. Après maintes réticences, il le prit, et, le tenant probablement à l’envers, commença à réciter:

« Tilir, Tilir, Tilir ! À ceux qui viendront trop tard, salut ! Nous avons espéré jusqu’au bout. Maintenant, deux sont morts. Nous ne reverrons jamais Tilir. Soyez bons pour les Sswis qui nous ont bien traités … »

Io se tut.

« Je ne sais pas lire plus loin », ajouta-t-il.

Je réussis à lui faire dire que les premières lignes, apprises par cœur, se transmettaient de prêtre en prêtre, et que « Tilir » devait servir de mot de passe si des congénères des étrangers débarquaient de nouveau sur Tellus. Il m’avoua aussi que le livre était double, écrit d’une part en langue sswie, et, à partir de la moitié, dans celle des étrangers. Quoi qu’il en fût, cela donnait une clef précieuse pour le déchiffrement, et je pris une copie soigneuse.

Bien des fois, j’ai rêvé devant ces feuillets noircis de caractères bizarres. Bien des fois j’ai retardé mon travail habituel pour commencer à le traduire avec l’aide de Vzlik. Finalement, je n’ai jamais eu le temps. À peine, puisant une phrase par-ci, par-là, ai-je augmenté ma curiosité sans la satisfaire. Il y était question de Tilir, de monstres, de catastrophes, de glace et de peur … Aujourd’hui le livre est à Union, où mon petit-fils Henri et Hoï, le petit-fils de Vzlik, un Sswi « humanisé », essaient de le traduire. Il semble que les êtres qui l’ont écrit venaient de la première planète extérieure, qui est la plus proche de nous, et que nous appelons Arès, en homologie avec l’ancien Mars de notre vieux système solaire. Peut-être vivrai-je assez pour connaître le mot de l’énigme. Mais il faudra qu’ils se hâtent.

Nous vous avons tracé la voie, à vous de la suivre. Nous n’avons pas résolu tous les problèmes, tant s’en faut. Les deux plus importants n’ont même pas été effleurés. Le premier est celui de la cohabitation de deux espèces intelligentes sur une même planète. Pour celui-ci, il n’y a que trois solutions: notre extermination, qui est évidemment pour nous la pire, l’extermination des Sswis — dont nous ne voulons à aucun prix — et leur acceptation comme nos égaux, ce qui implique leur intégration dans les États-Unis de Tellus, ce dont les Américains ne veulent pas, pour le moment. Pour moi, le problème ne se pose pas. Ils sont nos égaux, et même, sur certains points, nos supérieurs peut-être, si je prends pour exemple l’œuvre mathématique de Hoï, que peu d’entre nous comprennent.

Le deuxième problème est la coexistence, dans le même système solaire, d’une autre espèce intelligente, si les inconnus de l’île Mystère viennent bien d’Arès. S’ils reviennent sur Tellus avant que nous ayons pu maîtriser nous-mêmes l’Espace, nous serons probablement heureux d’avoir les Sswis pour alliés !

ÉPILOGUE

Et voilà. J’ai fini. Je viens de brûler mes cahiers. Dehors, Hélios rayonne. Sol est déjà couché. De ma maison, située à la limite de Cobalt-City, je vois les champs où ondule le blé encore vert. Mon arrière-petit-fils Jean vient de rentrer de l’école. Un avion plane, tout est calme. Des Sswis passent dans la rue, ils parlent avec nos concitoyens, en français. Cobalt-City compte 25 000 habitants. Par la fenêtre, je vois sur la cime du Mont-Paris l’observatoire où mon oncle eut la joie de pouvoir terminer son étude d’Arès avec le grand télescope, que nous sommes allés chercher il y a plus de quarante ans. Je viens de voir passer la petite-fille de Michel, Martine, qui ressemble en blond à ma Martine à moi, autant qu’on puisse lui ressembler. Elle et mon petit-fils Claude … Mais ceci est l’avenir. Votre avenir à vous, citoyens des États-Unis de Tellus …

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