Le robot gardien par Robert Silverberg

Ben Azai fut jugé digne, et il s’arrêta à la porte du sixième palais et contempla la splendeur éthérée des plaques de marbre pur. Il ouvrit la bouche et dit par deux fois : « De l’eau ! De l’eau ! » En un clin d’œil, ils lui tranchèrent la tête et le percèrent de onze mille lances. Cela servira de preuve, pour toutes les générations futures, que personne ne doit tomber dans l’erreur à la porte du sixième palais.

(Hekhalot le Mineur)


Il y avait le trésor, et il y avait le gardien du trésor. Et il y avait les ossements blanchis de ceux qui avaient tenté en vain de s’approprier le trésor. Les os eux-mêmes avaient pris une sorte de beauté, là où ils gisaient, près de la porte de la cache recelant le trésor, sous la voûte éclatante du ciel. Le trésor donnait de la beauté à tout ce qui était proche de lui – même aux ossements épars, même au gardien inexorable.

L’endroit où se trouvait le trésor était une petite planète appartenant au système de Valzar la Rouge. Guère plus grosse que la lune, dépourvue d’atmosphère ou presque – un astre infime, silencieux et mort, gravitant dans les ténèbres à des milliards de kilomètres d’une primaire qui se refroidissait lentement. Jadis, un routier de l’espace s’y était arrêté. D’où venait-il, où allait-il ? Nul ne l’a su. Il avait aménagé une cache, et c’était là que le trésor se trouvait toujours, immuable, éternel, échappant aux imaginations les plus folles, surveillé par l’homme d’acier, le robot sans visage qui attendait avec une patience de métal le retour de son maître.

Il y avait ceux qui convoitaient le trésor. Ils venaient, le gardien les interrogeait et ils y perdaient la vie.

Sur une autre planète gravitant autour de Valzar, des hommes que ne décourageait pas le sort de leurs prédécesseurs rêvaient à ces richesses fabuleuses et dressaient des plans pour s’en emparer. Lipescu était de ceux-là : stature herculéenne, barbe blonde, poings aussi lourds que des marteaux, gosier d’airain, torse puissant comme le tronc d’un arbre deux fois centenaire. Et Bolzano : minceur d’anguille, regard brillant, le doigt prompt, fin comme l’ambre.

Ni l’un ni l’autre ne tenait à perdre la vie.


La voix de Lipescu faisait songer au tonnerre des galaxies entrant en collision. Il ramena vers lui une chope de bonne bière noire et dit : « Je pars demain, Bolzano. »

— « Le cerveau est prêt ? »

— « Programmé sur toutes les questions que la brute pourrait poser ! » mugit le colosse. « Pas de danger d’être pris de court, ni de se tromper. »

— « Et si cela arrivait quand même ? » insista Bolzano en plongeant un regard indolent dans les yeux de son compagnon – des yeux bleus étrangement pâles dont la douceur surprenait. « Et si le robot te tue ? »

— « J’ai déjà eu affaire à des robots. »

Bolzano éclata de rire. « Cette plaine où nous nous poserons est jonchée d’ossements, camarade. Les tiens viendront s’y ajouter. Des os de belle taille, Lipescu. Je vois très bien cela ! »

Lipescu hocha pesamment la tête. « Tu as toujours le mot pour rire, l’ami. » Il reprit, d’une voix lente : « Si tu étais réaliste, tu ne te serais pas engagé avec moi dans cette affaire. Il n’y a qu’un rêveur pour tenter ce genre de chose. » Une énorme patte plana au-dessus de Bolzano et lui saisit l’avant-bras. Le petit homme grimaça quand l’articulation craqua. « Tu ne vas pas te défiler, hein ? Si je meurs, tu essaieras à ton tour ? »

— « Bien sûr que oui, imbécile ! »

— « Vraiment ? Tu es poltron, comme tous les gringalets. Tu me regarderas mourir et tu ficheras le camp à toute vitesse pour un autre coin de l’univers… n’est-ce pas ? »

— « Je ferai mon profit de tes bourdes, n’aie crainte, » répliqua aigrement Bolzano. « Laisse mon bras. »

Lipescu le lâcha. Le petit homme se renfonça dans son fauteuil en se frottant le poignet. Il avala une gorgée de bière, puis sourit à l’adresse de son compagnon et leva sa chope.

— « À notre succès, » dit-il.

— « Bien parlé. Au trésor ! »

— « Et à la belle vie ensuite. »

— « Pour tous les deux ! » tonna le géant.

— « Peut-être, » acquiesça Bolzano. « Qui sait ? »


Il avait des doutes. Certes, Lipescu était un malin. Il avait imaginé un plan astucieux, tel qu’on n’en trouve pas souvent, qui alliait la force à la ruse. Pourtant, les risques demeuraient grands, et Bolzano en arrivait à ne plus très bien savoir ce qu’il préférait. Si Lipescu obtenait le trésor à l’issue de sa propre tentative, il était sûr, lui, d’en avoir une part sans courir le moindre danger. Mais si, au contraire, Lipescu succombait, Bolzano serait forcé de risquer sa vie. Un tiers du trésor à coup sûr, ou la totalité pour la mise la plus élevée. Quel était le meilleur parti ?

Il y avait de quoi faire hésiter un joueur chevronné comme Bolzano. Toutefois, ce n’était pas chez lui que de la poltronnerie : à sa façon, il attendait l’occasion de risquer sa vie sur la planète morte où gisait le trésor.

Lipescu tenterait sa chance le premier. Telles étaient les conventions. Après avoir volé le cerveau électronique, Bolzano l’avait remis au colosse qui irait, lui d’abord, affronter le gardien. S’il gagnait, il aurait la plus grosse part. S’il succombait, la totalité reviendrait à Bolzano. Association peu banale, tout comme le pacte conclu, mais Lipescu ne l’entendait pas autrement et Ferd Bolzano n’avait pas cherché à contrarier son imposant compatriote. Lipescu reviendrait avec le trésor, ou bien il ne reviendrait pas. Il n’y aurait pas de milieu – ce dont, l’un comme l’autre, ils étaient persuadés.

Bolzano passa une mauvaise nuit. Son appartement était confortable, situé dans une tour bien exposée d’un immeuble qui dominait les eaux scintillantes du Lac Eris, et il avait quelque regret à le quitter. Lipescu, lui, préférait les quartiers sordides que l’on trouvait au sud du lac. Quand les deux hommes se séparèrent, ils prirent chacun une direction opposée. Bolzano songea d’abord à ramener une femme pour la nuit, mais n’en fit rien. Incapable de trouver le sommeil, il resta assis devant l’écran du télévecteur, à suivre d’un œil maussade les planètes vertes et ocrées qui gravitaient dans l’espace.

Peu avant l’aube, il fit passer la bande consacrée au trésor. Elle datait de plus d’un siècle, prise par Octave Merlin alors qu’il se trouvait en orbite à quatre-vingt-dix kilomètres au-dessus de la surface de la planète. À présent, les ossements de Merlin blanchissaient dans la plaine, mais on avait récupéré la bande, dont des copies circulaient en fraude pour se vendre très cher sur certains marchés non autorisés. L’objectif ultra-sensible de sa caméra avait enregistré beaucoup de choses.


Il y avait la porte – et il y avait le gardien. Étincelant, insensible à la fuite du temps, splendide. Il était là, haut de trois mètres, silhouette carrée que surmontait un dôme minuscule figurant la tête, une tête sans visage, entièrement lisse. Derrière le robot, la porte, grande ouverte mais infranchissable. Et le trésor, composé de tout ce que l’art avait produit de plus beau dans la multitude des galaxies. Laissé là, depuis un nombre d’années incalculable.

Aucune pierrerie brute, pourtant, ni aucun de ces métaux que l’on dit précieux. La valeur, ici, n’était pas intrinsèque, et nul vandale n’aurait pu songer à transformer le trésor en vulgaires lingots. On voyait des statuettes de fer tissé qui semblaient vivantes.

Des plaques du plomb le plus pur, dont la surface gravée au tour avait de quoi confondre l’esprit humain. Des intaglios en plein granit provenant d’une planète glacée située à un demi-parsec de là. Des opales à profusion, brillant d’un feu intérieur, et que des artisans de génie avaient façonnées en boucles scintillantes.

Une spire faite d’un bois aux reflets irisés. Un entrelacs de bandes découpées dans l’os de quelque animal, courbé et gauchi de telle sorte que le motif brouillait la vue et touchait peut-être à un continuum régi par d’autres dimensions. Des coquillages gigognes que l’on pouvait séparer grâce à des ouvertures habilement pratiquées, et dont les plus petits étaient presque invisibles. Des feuillages satinés qui avaient poussé sur des arbres sans nom. Des galets brillants provenant de plages ignorées. Une débauche de merveilles, une profusion vertigineuse s’étalait là, derrière cette porte, sur les quarante ou cinquante mètres carrés que mesurait la cache.

Des hommes frustes ignorant les premiers principes de l’esthétique avaient perdu la vie pour posséder le trésor. Car sa valeur était évidente, sans qu’il fallût faire effort d’imagination. Dans toutes les galaxies, les collectionneurs alléchés se disputeraient à couteaux tirés la moindre part d’un tel butin. Des lingots ne constituaient pas une toison d’or.

Mais ces choses ? Ces objets que l’on ne pourrait jamais reproduire, qui étaient pratiquement inestimables ?

Avant même la fin de la bande, la convoitise brûlait Bolzano comme une fièvre ardente. Quand la dernière image eut disparu il resta longtemps prostré dans son fauteuil, à bout de nerfs, littéralement privé de forces.

Le jour pointa. Les trois lunes argentées descendirent derrière les montagnes. Valzar la Rouge éclaboussa le firmament. Bolzano s’accorda une heure de sommeil.

Puis vint le moment de partir.


Ils jugèrent prudent de laisser l’astronef en orbite à cinq mille mètres au-dessus de la planète morte. On ne pouvait se fier aveuglément à des comptes rendus anciens, et on ignorait le rayon d’action dont disposait le gardien robot. Si Lipescu gagnait la partie, Bolzano poserait le vaisseau pour l’embarquer – lui et le trésor. S’il échouait, Bolzano tenterait la chance à son tour.

Le colosse était encore plus imposant sous la double carapace de son spatioscaphe et de l’atterrisseur. Contre sa poitrine massive il tenait le cerveau électronique, seconde mémoire aussi jalousement fignolée que les merveilles étalées dans la cache. Le gardien lui poserait des questions auxquelles le cerveau l’aiderait à répondre. Et Bolzano écouterait.

Si Lipescu se trompait, son associé pourrait relever l’erreur commise et réussir quand il se présenterait après lui.

— « M’entends-tu ? » demanda Lipescu.

— « Parfaitement. Tu peux y aller. Démarre ! »

— « Qu’est-ce qui presse ? Tu tiens donc à me voir mourir ? »

— « Manquerais-tu de confiance à ce point ? » répliqua Bolzano. « Tu veux que j’y aille le premier ? »

— « Imbécile ! En tout cas, tâche d’écouter. Si je meurs, je ne tiens pas à ce que ce soit en vain. »

— « Quelle importance pour toi ? »

L’énorme silhouette fit volte-fa-ce. Bolzano ne pouvait voir le visage de son associé, mais il comprit que Lipescu ne devait pas sourire. « La vie a donc tellement de valeur à tes yeux ? » gronda le géant. « Est-ce que je n’ai pas le droit de la risquer ? »

— « À mon profit ? »

— « Au mien, » trancha Lipescu. « Je reviendrai. »

Et il gagna le sas. Un moment plus tard, il sortait de l’astronef et descendait obliquement vers la planète, sa chute freinée par les réacteurs qui crachaient sous ses pieds. Bolzano s’installa devant l’écran d’observation pour suivre sa trajectoire. Un faisceau du télévecteur atteignit Lipescu dès qu’il toucha le sol dans un jaillissement de flammes. Le trésor et son gardien se trouvaient environ quinze cents mètres plus loin. Lipescu abandonna l’atterrisseur, d’où il sortit comme un insecte de son cocon, et il se dirigea vers la cache en faisant des enjambées qui étaient autant de bonds gigantesques.

Bolzano regardait.

Écoutait.

Le télévecteur transmettait tout avec la plus parfaite fidélité. Cela répondait aux desseins de Bolzano – et à l’orgueil de Lipescu qui voulait que son aventure fût enregistrée dans les moindres détails pour la postérité. Et quel spectacle ! Face au gardien, à présent, Lipescu semblait petit. Le robot sans visage, toujours immobile, le dominait de plus d’un mètre.

— « Écarte-toi, » ordonna Lipescu.


La réponse vint, avec une intonation extraordinairement humaine, quoique ne traduisant aucun sentiment. « Ce que je garde ici n’est pas à prendre. »

— « Je le réclame de droit, » déclara Lipescu.

— « Beaucoup d’autres l’ont déjà fait. Mais leurs droits n’existaient pas. Et les tiens n’existent pas non plus. Je ne peux m’écarter pour toi. »

— « Mets-moi à l’épreuve : tu verras bien si j’ai le droit ou non. »

— « Mon maître seul a le droit de passer. »

— « Qui cela, ton maître ? Ton maître, c’est moi ! »

— « Mon maître est celui qui peut me commander. Et nul ne peut me commander s’il fait preuve d’ignorance devant moi. »

— « Mets-moi à l’épreuve, en ce cas, » insista Lipescu.

— « La mort est le châtiment de l’échec. »

— « Mets-moi à l’épreuve. »

— « Le trésor ne t’appartient pas. »

— « Mets-moi à l’épreuve et écarte-toi. »

— « Tes os iront rejoindre ceux qui sont là. »

— « Mets-moi à l’épreuve, » répéta encore Lipescu.

De l’astronef, Bolzano suivait chaque geste, chaque mot avec une attention fiévreuse. Tout était désormais possible. Le robot proposerait peut-être des énigmes, comme jadis le Sphinx défié par Œdipe. Il pouvait demander à Lipescu de démontrer des théorèmes. Ou de traduire des mots étrangers. C’était la conclusion qu’ils avaient tirée de la triste expérience de leurs prédécesseurs. Et aussi le fait, semblait-il, qu’une seule réponse fausse équivalait au trépas immédiat.

Bolzano et Lipescu avaient fouillé et refouillé les bibliothèques de l’univers entier. Ils avaient emmagasiné tout le savoir humain (du moins, ils l’espéraient) dans leur cerveau électronique. Travail acharné, auquel ils s’étaient astreints des mois durant. Et maintenant, ce petit globe de métal brillant que Lipescu portait en bandoulière contre sa poitrine pouvait répondre à un nombre de questions pratiquement illimité.

Il y eut un long silence. L’homme et le robot restaient face à face, s’observant mutuellement. Puis le gardien parla. « Définition de la latitude. »

— « S’agit-il de la latitude géographique ? » demanda Lipescu.

La peur empoigna Bolzano. L’imbécile, qui s’imaginait obtenir des précisions ! Il allait périr avant même d’avoir commencé.

Le robot répéta : « Définition de la latitude. »

— « C’est la distance angulaire d’un point de la surface d’une planète, au nord ou au sud de l’équateur, mesurée à partir du centre de cette planète. »

— « De la tierce mineure et de la sixte majeure, » reprit le robot, « quelle est la plus consonante ? »

Lipescu sembla hésiter. Il n’était pas musicien. Mais le cerveau électronique allait lui fournir la réponse.


— « La tierce mineure, » dit-il. Le robot passa immédiatement à une autre question. « Liste des nombres premiers compris entre 5237 et 7641. »

Bolzano sourit, car cette fois Lipescu répondait tout de go. Jusqu’à présent, tout allait bien. Le robot n’était pas sorti du domaine positif et ses questions ne présentaient pas de vraies difficultés. Après avoir ergoté au début sur la latitude, Lipescu semblait plus confiant. Bolzano se rapprocha encore de l’écran pour mieux voir la porte ouverte et le fabuleux pêle-mêle du trésor. Il supputait déjà les objets qui leur reviendraient, à chacun, quand aurait lieu le partage – les deux tiers pour Lipescu, le reste pour lui…

— « Les noms des sept poètes tragiques d’Elifora, » demanda le robot.

— « Domiphar, Halionis, Slegg, Hork-Sekan…»

— « Les quatorze Signes du Zodiaque tels qu’on les voit de Morniz. »

— « Les Dents, les Serpents, les Feuilles, la Cascade, la Tache…»

— « Qu’est-ce qu’un pédicelle ? »

— « La tige d’une des fleurs qui composent une inflorescence simple. »

— « Combien d’années dura le siège de Larrinax ? »

— « Huit. »

— « Quelle est la plainte poussée par la fleur dans le troisième chant des Chars Célestes de Somnor ? »

— « Je souffre, je pleure, je gémis, je meurs ! » tonna Lipescu.

— « Quelle différence y a-t-il entre l’étamine et le pistil ? »

— « L’étamine d’une fleur est l’organe qui produit le pollen ; le pistil…»

Et ainsi de suite. Le robot ne s’en tenait pas aux trois questions légendaires dont parle la mythologie. Il en avait déjà posé neuf, et il continuait. Et Lipescu répondait sans broncher, tiré d’affaire le cas échéant par l’incomparable puits de science qu’il portait contre sa poitrine. Bolzano comptait au fur et à mesure. Cela faisait maintenant dix-sept questions, dont le géant s’était magnifiquement tiré. Le robot n’allait-il pas enfin s’avouer battu ? N’allait-il pas mettre un terme à ce sinistre examen de passage, et laisser l’entrée libre ?

La dix-huitième question fut d’une simplicité enfantine. Énoncer le théorème de Pythagore. Lipescu n’avait certes pas besoin du cerveau électronique ! Sa réponse vint tout de suite, claire et concise. Bolzano l’admira.

Et, au même instant, le robot foudroya Lipescu.


Tout se fit en un clin d’œil. Lipescu venait d’achever sa phrase, il attendait la question suivante. Mais il n’y eut pas de dix-neuvième question. Un panneau s’ouvrit dans le ventre du robot, quelque chose de brillant jaillit, se déroula comme un ressort sur les deux ou trois mètres qui séparaient le gardien de celui venu l’affronter, et coupa Lipescu en deux. Et la chose brillante redisparut aussitôt.

Le torse de Lipescu bascula en arrière. Les jambes massives restèrent un moment plantées de façon grotesque, puis les genoux fléchirent, une des bottes du spatioscaphe racla le sol, et le grand corps ne bougea plus.

Cloué sur place, tremblant dans l’astronef maintenant silencieux, Bolzano sentit son sang se glacer. Que s’était-il passé ? Lipescu avait correctement répondu à chaque question – et le robot l’avait tué. Pourquoi ? S’était-il embrouillé dans l’énoncé du théorème de Pythagore ? Mais non… Bolzano écoutait. La réponse avait été excellente, de même que les dix-sept autres. En ce cas, il fallait admettre que le gardien s’était montré mauvais joueur. Il avait triché. Furieux de perdre, il avait frappé Lipescu.

Une pareille chose était-elle vraiment possible ? Est-ce qu’un robot pouvait agir de la sorte, par dépit ? Bolzano n’en connaissait aucun. Mais celui-ci était différent des autres.

Bolzano demeura longtemps prostré dans la cabine. L’envie ne lui manquait pas de prendre le chemin du retour. Mais le trésor l’appelait. Quelque chose en lui, qui tenait du suicide, le poussait sur les traces de Lipescu. Telle une sirène, le robot l’attirait vers la planète morte.

Il devait bien y avoir un moyen pour le faire obéir, songeait-il tout en guidant le petit astronef de façon à le poser dans la plaine. Ce moyen existait nécessairement. Le cerveau électronique ? L’idée était bonne en soi, mais elle n’avait pas permis à Lipescu de vaincre le robot. Malgré leur imprécision, tous les documents enregistrés semblaient montrer que, dans le passé, des audacieux étaient morts pour avoir trébuché tôt ou tard sur une seule question après une suite de réponses exactes. Lipescu n’avait commis aucune erreur. Pourtant, lui aussi était mort. Et il était invraisemblable que le gardien pût concevoir, entre le carré de l’hypoténuse et les carrés des côtés de l’angle droit, un rapport différent de celui établi jadis par Pythagore.

Bolzano se demandait quelle méthode employer à coup sûr.


Il traversait maintenant l’étendue déserte, cheminant péniblement en direction de la porte et de son gardien. Ses jambes pesaient comme du plomb, mais à mesure qu’il avançait, une idée germait en lui.

Il se savait condamné à mort par sa propre cupidité. Seule, une extrême agilité d’esprit pouvait le sauver. L’intelligence au sens banal du terme était impuissante. Il n’y avait de salut possible que dans l’adresse prêtée par le poète à 1’« ingénieux » Ulysse.

Il arriva enfin devant le robot. Des ossements jonchaient le sol autour de lui et Lipescu baignait dans une mare de sang. Le cerveau électronique était là, fixé contre la poitrine sans vie. Mais Bolzano ne put se résoudre à tendre le bras vers le globe de métal. Il s’en passerait. Il détourna son regard. Il ne voulait pas que la vue de ce corps coupé en deux vînt troubler ses pensées.

Il rassembla tout son courage. Le gardien semblait ignorer la présence de l’homme.

— « Place ! » lança Bolzano. « Me voici. Je viens pour le trésor. »

— « Obtiens d’abord le droit d’y accéder. »

— « Que dois-je faire ? »

— « Démontrer la vérité, » articula le robot. « Révéler le sens profond. Savoir interpréter. »

— « J’attends, » répondit Bolzano.

Le gardien posa une première question : « Comment appelle-t-on le mécanisme excréteur du rein chez les vertébrés ? »

Bolzano réfléchit. Il n’en avait pas la moindre idée. Le cerveau électronique aurait pu lui souffler la réponse, mais il était là-bas, sur le cadavre de Lipescu. Du reste, le gardien voulait la vérité, le sens profond, l’interprétation – toutes choses qui n’étaient pas nécessairement un simple énoncé ou une définition classique. Lipescu avait répondu par des définitions, des citations ou des listes de mots. Et il était mort.

— « La grenouille dans la mare. » scanda Bolzano, « fait entendre un cri d’azur. »


Un silence suivit. L’homme épiait le robot, s’attendant à voir jaillir la chose brillante qui le couperait en deux.

Et le gardien posa une deuxième question : « Durant la Guerre des Chiens, sur Vanderveer IX, les colons aux prises rédigèrent trente-huit articles de défi. Citer le troisième, le neuvième, le vingt-troisième et le trente-cinquième. »

Bolzano prit son temps avant de répondre. Le robot appartenait à un autre monde. Ce n’étaient pas des mains humaines qui l’avaient construit. Comment fonctionnait l’esprit de son créateur ? Respectait-il le savoir ? Accumulait-il jalousement les faits pour eux-mêmes ? Ou bien admettait-il qu’une simple définition n’a aucune valeur, que la connaissance profonde des choses est un phénomène indépendant de la logique ?

Lipescu avait respecté la logique. Il gisait maintenant en morceaux.

— « La plus pure souffrance, » prononça Bolzano, « est ineffable et rafraîchissante. »

— « Les guerriers d’Oda Nobugana vinrent assiéger le monastère de Kwaisen le 3 avril 1582. Quelles furent les sages paroles dites par l’abbé ce jour-là ? »

Cette fois, Bolzano trouva immédiatement une réponse : « Onze, quarante et un, éléphant volumineux. »

Le dernier mot lui échappa sans qu’il ait pu s’arrêter à temps. Il venait de se rendre compte que, logiquement, un éléphant est volumineux. Erreur fatale ? Le robot ne semblait rien avoir remarqué.

Il passa à la question suivante. Sa voix retentit, plus forte, plus sonore, les mots nettement détachés. « Quel est le pourcentage d’oxygène dans l’atmosphère de Muldonar VII ? »

— « Le faux témoin est toujours prompt à tirer l’épée. »

Le gardien fit entendre un étrange bourdonnement. Sans autre signe avertisseur, il roula sur d’énormes rails, ce qui le déplaça de deux mètres vers la gauche. La porte se trouvait libre, grande ouverte.

— « Tu peux entrer, » dit le robot.

Bolzano sentit son cœur bondir. Il avait gagné ! Le trésor était à lui !

Tous les autres avaient échoué, leurs ossements blanchissaient dans la plaine. Ils avaient essayé de répondre au gardien. Parfois ils tombaient juste, parfois à côté. Tous avaient trouvé la mort. Et Bolzano, lui, était sain et sauf.

Un vrai miracle. Hasard ? Habileté ? Un peu des deux, songeait-il. Il avait vu un homme donner dix-huit réponses justes et mourir. Ce n’était donc pas cela qui intéressait le robot. Que voulait-il, alors ? Le sens profond des choses. Leur interprétation. La vérité cachée.

Bolzano comprenait que des réponses faites au hasard pouvaient satisfaire à tout cela. Le fort en thème avait échoué là où triomphait le comédien. Il avait joué sa vie sur des inepties et l’enjeu lui revenait.


Il fit trois, quatre pas vacillants et se trouva dans la cache. Malgré la faible pesanteur, ses jambes étaient de plomb. Il tomba à genoux parmi les trésors.

Les films, les objectifs les plus puissants eux-mêmes n’avaient fait que donner un bien faible aperçu des splendeurs étalées sur le sol. Bolzano contempla avec une admiration qui était presque de l’extase un disque minuscule dont le diamètre n’excédait pas celui d’un œil humain. Des milliers de lignes s’y enroulaient et s’y déroulaient pour former des motifs sans cesse différents, d’une beauté incomparable. Un instant plus tard, il eut le souffle coupé et dut fermer les yeux quand son regard tomba sur une flèche de marbre étincelante qui présentait de mystérieux changements de plans. Ici, il voyait un scarabée sculpté dans une fragile substance cireuse, que supportait un socle en jade. Là-bas, c’était un monceau d’étoffe métallique où se jouaient des luminescences multiples. Et là… et derrière ce… et là encore…

Plusieurs voyages seraient nécessaires pour tout transporter jusqu’à l’astronef. Ne valait-il pas mieux amener celui-ci près du trésor ? Bolzano se demanda s’il ne perdrait pas le bénéfice de sa victoire en voulant à nouveau franchir la porte. Ne serait-il pas obligé de conquérir une seconde fois le droit de pénétrer dans la cache ? Et le robot accepterait-il ses réponses comme il venait de le faire ?

Il se décida finalement à courir le risque. Son esprit agile échafauda un plan. Il allait choisir une douzaine, non, deux douzaines d’objets parmi les plus beaux, autant qu’il en pourrait transporter sans risques, et il regagnerait l’astronef. Puis il viendrait se poser près de la porte. Si le gardien faisait des difficultés pour le laisser entrer, Bolzano partirait purement et simplement, emmenant le lot qu’il aurait déjà mis en lieu sûr. À quoi bon chercher le danger ? Quand il aurait vendu cette cargaison, il pourrait toujours revenir. Personne, certainement, ne volerait le trésor s’il devait l’abandonner.

Le tout était de faire un choix.


Bolzano, accroupi, fit un tri judicieux, rassemblant les objets qui étaient faciles à transporter et pour lesquels il aurait rapidement des acquéreurs. La flèche de marbre ? Trop lourde. Mais le disque aux lignes brillantes, oui, et le scarabée, bien sûr, et cette statuette de couleur mate, et ces camées représentant des scènes qu’aucun œil humain n’avait jamais vues. Et les coquillages, et les feuilles, et ceci encore…

Ses tempes battaient, son cœur cognait à coups sourds. Il se voyait parcourant l’univers. Il allait de planète en planète vendre ses richesses. Les collectionneurs, les musées, les gouvernements rivalisaient à qui obtiendrait la préférence. Pour chaque objet, il laissait monter les enchères jusqu’aux millions avant d’accepter. Naturellement, il se réservait quelques pièces, trois ou quatre, à titre de souvenirs.

Et un jour, blasé de sa fortune, il revenait sur la planète morte. Il affrontait de nouveau le gardien qui lui posait d’autres questions, et il répondait toutes sortes d’absurdités, démontrant ainsi qu’il possédait cette connaissance fondamentale : que le savoir a peu de valeur. Et le robot le laissait encore une fois pénétrer…

Bolzano se releva. Une à une, il ramassa ses merveilles et les mit dans le creux de ses bras. Doucement, s’ordonnait-il, tout doucement. Puis il fit demi-tour et franchit la porte.

Le gardien était resté sur place. Immobile. Il n’avait pas prêté la moindre attention à Bolzano pendant que ce dernier pillait le trésor. Le petit homme passa sans broncher près de lui.

Alors, le robot demanda : « Pourquoi as-tu pris ces choses ? Que veux-tu en faire ? »

Bolzano sourit. D’un ton négligent, il expliqua : « Parce qu’elles sont belles et parce que j’en ai besoin. Y a-t-il de meilleures raisons ? »

— « Non, » dit le robot et, dans son ventre, le panneau glissa.

Bolzano comprit – trop tard – que l’épreuve n’était pas encore terminée. Le gardien n’avait pas posé la question par simple curiosité. Et cette fois, l’homme avait répondu sérieusement, de façon logique.

Il cria. Il vit jaillir la lanière fulgurante.

La mort suivit instantanément.

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