BENOÎT DUTEURTRE Le Retour du Général

1 L’œuf mayonnaise

Il faisait doux, ce 13 mai, quand je sortis de mon immeuble, au cœur de Paris, puis remontai la rue d’Arcole, toute fraîche et joyeuse sous les fleurs des marronniers roses. En quelques pas j’arrivai devant Notre-Dame où la foule touristique s’agitait depuis le matin. Les objectifs des téléphones mobiles se tendaient vers les chimères médiévales ajoutées au XIXe siècle. Les têtes en l’air cherchaient un souvenir de Quasimodo et d’Esmeralda — avec les seins de Gina Lollobrigida. Au sommet des deux tours, une barrière de barbelés réfrénait les ardeurs suicidaires. Au pied de l’édifice, la file d’attente traversait le parvis dans toute sa longueur, et je la fendis sans un regard, comme un habitant du quartier décidé à poursuivre son chemin.

Près du pont de l’Archevêché, au-dessus du bras de Seine qui longe la cathédrale, plusieurs grands peupliers donnaient à l’eau verte des reflets de grenouillère. Dressé sur le fleuve, l’édifice blanchi par les Monuments historiques scintillait en plein soleil. D’un côté, Paris n’avait jamais été aussi radieux ; de l’autre, cette mise en scène de la beauté, arpentée par une foule en casquettes Nike, entretenait des rapports toujours plus lointains avec la ville aventureuse qui m’avait fait rêver.

Au milieu du pont, une voiture de police affalée sur ses quatre roues annonçait le retour de l’été. Du mois de mai au mois d’octobre, sa carrosserie bardée d’insignes tricolores faisait, chaque matin, son entrée dans ce paysage de carte postale et demeurait là jusqu’au soir. Derrière les portières hermétiquement closes, deux policiers assis côte à côte semblaient rongés par l’ennui. Leurs visages exprimaient l’absence, parfois la frustration mêlée d’hostilité pour l’humanité environnante. Le flux touristique ne s’y trompait pas, d’ailleurs, et se serrait sur les trottoirs afin d’éviter ce véhicule, où il semblait risqué de demander un renseignement.

Cette patrouille était-elle affectée à la protection antiterroriste ? Ou censée repérer les pickpockets ? En fait, comme je l’avais appris au fil de mes sorties, les agents étaient simplement chargés de tenir le pont où des adolescents à rollers s’affrontaient dans des concours d’adresse : devant les promeneurs en goguette, leurs sauts et slaloms hautement périlleux assuraient la réputation de la glisse parisienne. Ces déhanchements de jeunes machos, fiers de leurs chaussures de marque, avaient quelque chose de futile ; mais pareils spectacles d’acrobates se donnent depuis toujours sur le parvis des cathédrales… Sauf qu’un fonctionnaire de la préfecture avait, paraît-il, pris ombrage de ce rassemblement sous prétexte qu’il présentait certains risques pour la sécurité.

La patrouille débarquait donc dès les premiers beaux jours. Aux explications demandées par les champions de la glisse, les policiers répondaient en baissant légèrement la vitre que la mesure était destinée à « prévenir les accidents ». Les plus loquaces ajoutaient qu’un saut maladroit pouvait provoquer une collision avec les touristes, ou même projeter les acrobates par-dessus le parapet… La largeur du pont rendait ces craintes invraisemblables, mais les ordres étaient les ordres. Chaque jour, le véhicule tricolore s’installait à cet endroit où les champions de rollers revenaient après le départ des gardiens de la paix. Serrés dans leur véhicule, les représentants de la loi paraissaient endurer de la bêtise de leur destin. Dans leurs uniformes de shérifs, casquettes à visière, écussons aux manches, menottes et flash-ball à la ceinture, ils ressemblaient aux flics de séries américaines en patrouille sur Hollywood Boulevard ; sauf que leur présence ici avait quelque chose d’incongru.

Ainsi s’allongeait le catalogue des mesures qui, jour après jour, gâchaient ma vie pour assurer ma sécurité. La semaine précédente, un contrôleur m’avait empêché de grimper dans un train prêt à partir, parce qu’une nouvelle règle interdisait de s’avancer sur le quai après l’affichage d’un certain signal. Il avait ajouté avec une moue désagréable : « C’est pour votre sécurité. » J’avais alors compris que la poésie des vieux films en noir et blanc, où l’on attrapait la dernière voiture en marche, appartenait à un monde révolu. Près des guichets automatiques de la SNCF, une patrouille de police déambulait avec un chien méchant pour assurer elle aussi ma sécurité. Plus loin, dans la salle des pas perdus, des militaires circulaient armés de mitraillettes ; mais cette protection n’avait rien de rassurant et je me demandais si elle n’entretenait pas plutôt une angoisse permanente, comme le faisait aujourd’hui la police au milieu du pont de l’Archevêché. Sachant toutefois combien il est risqué de raisonner les forces de l’ordre, je me contentai de poursuivre mon chemin en direction de la place Maubert.

Rue Galande, recouvrant ma belle humeur, je saluai d’un geste le patron du 8 à Huit où je fais habituellement mes courses (cet homme sympathique et consciencieux range lui-même les commissions dans des sacs en plastique gratuits). À l’angle du boulevard Saint-Germain, j’achetai plusieurs journaux, puis demeurai pensif. Songeant que les rituels ont du bon (ils me conduisaient régulièrement au Village Ronsard, les jours de marché), mais qu’il faut savoir se renouveler, j’optai alors pour un café où je n’étais pas retourné depuis longtemps. Il avait fermé tout l’hiver, le temps de remplacer les canapés en skaï et les lustres orange des années soixante-dix par un décor de bistrot d’avant-guerre. « Le Moderne » était devenu « Le Vieux Zinc ». Quelques tables s’offraient sur la terrasse et je franchis la porte avec satisfaction. Presque toujours, en effet, la rénovation des bistrots consiste à supprimer le comptoir, ce lieu de rendez-vous cher aux poivrots et aux importuns. Les patrons branchés préfèrent le style lounge, qui permet de disposer la clientèle en carrés étanches, avant de lui servir une fausse cuisine réchauffée au micro-ondes. Ici, pourtant, comme l’indiquait le nom de l’établissement, le gérant avait planté un vrai zinc à l’ancienne ; et quand je demandai s’il était possible de déjeuner au bar, il me répondit sur un ton de complicité :

— Mais naturellement, monsieur !

Il n’y a pas si longtemps, on me disait : « Jeune homme ». À l’approche de la cinquantaine, je fais moins que mon âge, sous mes boucles de cheveux châtains ; mais un coup d’œil attentif ne manque pas de remarquer ma petite bedaine, mon dos courbé par un début de lumbago ou l’implantation plus clairsemée au sommet du crâne… si bien que je suis devenu « monsieur ». J’ai aussi découvert que les atteintes de l’âge s’accommodent mieux du costume ; si bien que je soigne davantage mon habillement pour mener, jour après jour, cette existence réglée faite de travail, de brèves sorties et de déjeuners au comptoir.

Je dépliai mon journal tout en jetant un coup d’œil circulaire dans l’établissement. Même en toc, la salle était jolie avec ses photos en noir et blanc du quartier : l’ancienne place Maubert, chantée par Bruant comme un terrible coupe-gorge. Le menu figurait sur une ardoise, ce qui est parfois bon signe, mais il faut se méfier : les néo-commerçants usent en virtuoses de tous les procédés faussement authentiques. Les plats du jour semblaient assez simples pour être honnêtes : un bœuf bourguignon, une raie aux câpres et, surtout, l’indispensable œuf mayonnaise auquel je ne résiste jamais.

Au fil des ans, j’ai développé une véritable doctrine sur cette entrée de bistrot. Après maintes lectures et conversations, je sais par exemple qu’un œuf mayonnaise, sur une table parisienne, comporte normalement trois moitiés d’œuf dur, ni plus ni moins. Je soutiens également que le véritable œuf mayonnaise dédaigne ces ajouts dont raffolent les bistrotiers amateurs : feuilles de laitue, salade de pommes de terre, quand ce n’est pas une rondelle de tomate ou d’absurdes carottes râpées. Ces suppléments décoratifs servent trop souvent à masquer l’incapacité à concocter une nourriture de qualité (il faut voir ce qu’est, aux États-Unis, un morceau de brie congelé agrémenté de cacahuètes). Or le vrai miracle tient tout entier dans ce mélange d’œuf dur et de sauce onctueuse, elle-même constituée de jaune d’œuf, de moutarde, d’huile, de sel et de poivre. Rien de plus. C’est ainsi — et pas autrement — que cet alliage gras et parfumé reste l’un des symboles de Paris.

Mon choix, donc, ne se fit pas attendre : un œuf mayonnaise et un verre de côtes-du-rhône. Puis je commençai à feuilleter le journal en éprouvant l’agréable sentiment d’être chez moi, dans la ville des artistes — où manquaient seulement cet exquis nuage de tabac et ces monologues d’ivrognes qui faisaient autrefois le charme des comptoirs. Tandis que le tenancier disposait sur le bar une nappe en papier et des couverts, je parcourais les colonnes en poussant — comme chaque jour — des soupirs d’indignation. Trois titres au moins comportaient le mot « terroriste ». Les spectres d’épidémies et de pandémies planaient sur deux pages entières. En rubrique « société », sur un ton plus doucereux, l’administration recommandait aux cyclistes l’usage systématique d’un casque et d’une veste fluorescente. Toute cette litanie échauffait mon cerveau, tant il me semblait que je possédais les arguments pour ridiculiser ces angoisses collectives… si seulement ces imbéciles avaient songé à demander mon avis.

Je me sentis toutefois soulagé en voyant le cafetier de retour, porteur d’une assiette sur laquelle figuraient précisément trois demi-œufs durs, sans la moindre feuille verte pour déranger cette harmonie en jaune et blanc. J’allais terminer la lecture de mon article, repoussant de quelques secondes le moment délicieux de la première bouchée et de la première gorgée de vin… quand un réflexe m’arracha derechef à la lecture du Monde. Portant sur l’assiette un regard plus attentif, je sentis mon front se plisser, puis mon visage se tordre dans une grimace, tandis que je hélais le patron d’une voix inquiète :

— Pardonnez-moi, monsieur, je voudrais juste savoir… S’agit-il bien de mayonnaise maison ?

Par cette question, je cherchais moins à connaître la réponse qu’à jauger l’honnêteté du responsable. Car j’avais identifié, sans aucune hésitation, la couleur trop pâle d’une mayonnaise industrielle : ce petit étron strié de rayures, sorti d’un tube au lieu d’avoir grandi sous la fourchette du cuisinier. Je déteste les conflits, mais l’affreuse déception exigeait une explication. Quitte à avaler cette nourriture sans plaisir, je voulais comprendre quelle démarche avait pu conduire le commerçant à acquérir un comptoir en zinc pour y servir une cuisine frelatée. Telle était sans doute la logique même du « vrai-faux-bistrot », comme je l’avais écrit dix ans plus tôt (ah, si tous ces imbéciles me lisaient plus souvent !). Une vague fierté de prophète vint se mêler à l’accablement : le monde avait suivi bêtement mes prévisions en optant pour cet ersatz de mayonnaise, peu coûteux et n’exigeant aucun savoir-faire. J’écoutai néanmoins la réponse affable de mon interlocuteur :

— Je sais bien, monsieur. Mais, que voulez-vous, c’est une nouvelle norme d’hygiène. Une directive de Bruxelles.

Je le regardai dans les yeux, consterné, comme s’il venait de prononcer un blasphème. Non pas en citant Bruxelles qui est l’une des plus charmantes villes d’Europe ; mais en rapprochant certains mots comme norme, directive et, plus encore, hygiène, cette arme faite pour balayer les vieux usages, sous prétexte de prévention des risques.

— Nous n’avons plus le droit de conserver notre mayonnaise maison. Ou alors il faudrait tout bazarder chaque soir à cause des dangers sanitaires !

Les « dangers sanitaires » me percèrent comme une autre flèche.

— Ça figure dans la « directive sauces émulsifiées », précisa-t-il.

À cet énoncé, mon désespoir se fit aigu. L’homme reprit alors sur un ton plus confiant :

— Seules les mayonnaises avec conservateurs sont autorisées. Mais on en fabrique d’excellentes, aujourd’hui.

Le professionnel de la communication l’emportait sur le bougnat. Agacé, je rétorquai :

— Vos confrères continuent pourtant à servir de la vraie mayonnaise…

— Les grands restaurants peuvent se permettre d’en faire tous les jours. Pour les bistrots, ça devient trop compliqué.

Avec les sauces industrielles, tout était plus rapide et meilleur marché. Je connaissais la chanson. D’un côté, l’administration poursuivait sa guerre hygiéniste contre toute activité non normalisée. De l’autre côté, les petits commerçants se saisissaient facilement de faux prétextes (l’Europe, l’administration, les taxes…) pour justifier leur propre négligence et se simplifier la tâche en distribuant une mauvaise nourriture. Celui-ci me jetait à présent un regard médical :

— Pensez à la listériose !

Puis il conclut son auscultation en ajoutant :

— Et à la salmonellose !

Anéanti par ces recommandations, je tournai la tête vers mon assiette, pris ma fourchette et découpai un morceau d’œuf dur. Le portant à ma bouche, je retrouvai un instant le plaisir du jaune friable et du blanc gélatineux… aussitôt annulé par le goût fade de cette émulsion de pacotille, venue d’un monde où le souvenir de la vraie mayonnaise avait disparu pour toujours.


Ce 13 mai, vers quatorze heures, je rentrai chez moi en fulminant. Rien ne me serait donc épargné. Après le déclin de l’économie française, les ventes décevantes de mon dernier livre, le réchauffement de la planète, l’interdiction de fumer partout, les autorités prétendaient supprimer mon entrée favorite ; et ce mauvais coup était comme le signe de l’ultime liquidation.

Depuis longtemps, les indices se précisaient. En vacances au bord de la mer, je ne pouvais plus franchir les bouées de la zone de baignade sans me voir rappeler à l’ordre par les maîtres-nageurs. Dans les chambres d’hôtel, équipées de détecteurs de fumée, un simple bâton d’encens risquait de faire tomber des trombes d’eau. Même les voitures faisaient désormais la morale à quiconque négligeait d’attacher sa ceinture. D’autres normes s’attaquaient aux pommes ou aux tomates pour en faire des légumes parfaits et insipides. Dans le village de montagne où je me rendais l’hiver, l’épicier ambulant n’accomplissait plus sa tournée depuis qu’une norme d’hygiène avait rendu son véhicule non conforme. Dans la campagne environnante, d’autres normes agricoles avaient accéléré l’éradication des petites fermes et des basses-cours, remplacées par des usines en béton où l’on incarcérait les animaux dans des boxes métalliques. Les éleveurs traitaient le lait dans des laboratoires réfrigérés, les mains recouvertes de gants en latex et le visage de masques antiseptiques — alors même que les déjections de leur exploitation polluaient toute la contrée.

D’un côté l’administration s’acharnait à supprimer tout contrôle de l’économie ; de l’autre, quantité de règles tatillonnes se greffaient sur la vie quotidienne. Officiellement, l’Europe se prenait pour un monde différent, fort de son Histoire et de ses cultures ; mais par chaque réforme commerciale, juridique, sanitaire, elle se changeait en mauvais pastiche de l’Amérique, envahie par les lignes à ne pas franchir, la hantise des microbes, et toutes ces normes derrière lesquelles des bataillons d’avocats guettaient la moindre faille pour lancer de juteux procès. J’aimais trop le jazz et les désordres de New York pour supporter ce cauchemar puritain qui envahissait la planète. Je détestais surtout le zèle de mes concitoyens, pressés de liquider leurs moindres usages pour faire de ce pays une banale province de la nouvelle société mondiale, avec sa monnaie barrée de deux traits et ses agents déguisés en policiers du Bronx. Mais quelque chose me semblait plus déprimant encore que tout cela : l’idée d’être moi-même un absurde geignard en train de se lamenter sur la transformation des choses.

Je fis encore quelques pas boulevard Saint-Germain, la bouche pleine du goût de mayonnaise frelatée. À présent, chaque détail contribuait à m’agacer davantage. Au carrefour suivant, mon attention fut attirée par un camion qui procédait à une manœuvre pour entrer dans une cour d’immeuble. Un signal aigu se répétait toutes les secondes et je reconnus cet avertisseur de recul, aujourd’hui obligatoire, qui se déclenche automatiquement en marche arrière. On l’entend partout, jusqu’au fond des campagnes où les machines agricoles travaillent dans ce bruit permanent censé protéger les paysans, eux-mêmes affublés de combinaisons fluorescentes… Ce camion avançait, puis reculait encore, et le bruit se répétait comme il se répète nuit et jour aux quatre coins du monde, sur le moindre bout de chantier. Où que vous vous trouviez, cette exaspérante sonorité semblait vouloir proclamer l’omniprésence d’une sécurité inversement proportionnelle à l’augmentation du chômage et à la suppression de lits dans les hôpitaux.

Arrivé devant mon immeuble, ma décision était prise : j’allais lancer une pétition. Comme chaque fois que j’avais eu besoin de me rappeler à l’attention du monde intellectuel, je rédigerais un texte brillant, incisif et sans appel. Recourant à mes relations, je le ferais paraître dans un grand quotidien, assorti d’une vingtaine de signatures judicieusement choisies. Je croyais modérément à la portée de telles initiatives, car les choses évoluaient toujours dans le sens inverse de mes recommandations. Cette fois, pourtant, le moment semblait venu de passer aux choses sérieuses. L’œuf mayonnaise serait la mère de toutes les batailles.

De retour dans mon bureau, je me jetai sur internet pour en savoir davantage. Passionnément, je plongeai dans ces débats qui, depuis plusieurs mois, avaient permis aux experts d’élaborer leur « norme réglementaire pour les sauces émulsifiées », suivie par une « norme régionale révisée pour le vinaigre » répondant aux « objectifs de sécurité sanitaire des aliments ». Sans attendre, je rédigeai le brouillon de mon manifeste :

La Commission européenne a encore frappé. Une récente directive sanitaire sur les « sauces émulsifiées » a pour effet d’empêcher la commercialisation de mayonnaise maison dans les bistrots et la plupart des établissements de restauration bon marché. On mesure l’émoi des amateurs d’œuf mayonnaise, privés de leur entrée favorite. Véritable offense au goût, cette directive marque la disparition programmée de toute cuisine artisanale au profit des seuls produits industriels.

L’obsession de l’hygiène et de la précaution découle sans doute de louables intentions ; mais, à trop vouloir nous protéger, les responsables de la vie publique dérivent dangereusement vers la construction d’une Europe sans goût ni diversité. Nous prétendons au contraire que l’œuf mayonnaise figure au nombre des richesses de notre gastronomie, à condition que la mayonnaise ne soit pas l’apanage des industriels de l’alimentation. Ouverts sur le monde, mais amateurs de bonne chère, les signataires de cette pétition appellent au retrait immédiat de la directive et au refus de l’appliquer dans les pays de l’Union.

Quand le soir tomba, j’abandonnai l’écran et me rendis dans la cuisine, épuisé. Je disposai sur la table un œuf, de la moutarde, de l’huile, du sel, du poivre, une miche de pain et une bouteille de vin rouge ; puis je me répétai que les choses n’en resteraient pas là.


Au milieu de la nuit, je fis un rêve. Je me trouvais au comptoir du Vieux Zinc, en grande conversation avec le patron. Debout derrière le bar, celui-ci portait dans chaque main un seau de mayonnaise d’usine, et il me regardait d’un air apitoyé :

— Pas de chance pour vous ! Un nouvel arbitrage vient d’interdire toute consommation de sauces sans conservateurs.

— Comment ça, toute consommation ?

Il parlait avec une excitation croissante :

— Plusieurs marques ont porté plainte auprès de l’Organisation mondiale du commerce pour concurrence déloyale : selon leurs juristes, la mayonnaise maison pénalise l’industrie agro-alimentaire. Aujourd’hui, ces firmes exigent des normes précises de fabrication, dans chaque famille et dans chaque cuisine.

— Les Français n’accepteront jamais une chose pareille !

Abasourdi, j’espérais que le coq gaulois, le petit village invincible se mobiliseraient pour la mayonnaise comme ils l’avaient fait, cinq ans auparavant, lors du sauvetage in extremis du camembert au lait cru. Mais, cette fois, la décision était tombée dans la torpeur générale.

— Je dis cela pour votre sécurité, répétait frénétiquement le tenancier, les yeux exorbités.

Je rentrai chez moi anxieux. Mais, alors que j’approchais de Notre-Dame, je trouvai le pont fermé par la police. À ma demande d’explication, un agent répondit que des piétons maladroits risquaient de tomber dans la Seine.

— C’est bien pour cela qu’on bâtit des ponts ! m’exclamai-je.

— N’insistez pas, s’il vous plaît. C’est pour votre sécurité !

Dans la suite du rêve (qui se répéta et s’amplifia au cours des nuits suivantes), un titre en lettres immenses barrait la première page d’un grand quotidien : « Protégeons l’œuf mayonnaise ! » La pétition rassemblait des personnalités prestigieuses : écrivains, comédiens, responsables politiques de gauche et de droite. Mon nom apparaissait en tête, accompagné d’une photographie qui me désignait comme le capitaine de cette armée.

Quelques heures plus tard, j’intervenais au journal de la première chaîne. Aussitôt, les points de vue sur la mayonnaise se multipliaient sur les ondes. Les éditorialistes s’intéressaient enfin à la question des normes, de l’Europe, de l’industrie agro-alimentaire. Les réactions sur les blogs mobilisaient déjà des armées d’internautes. Le conflit opposait schématiquement deux camps : d’un côté, ceux qui voyaient l’œuf mayonnaise comme un symbole de la diversité culinaire, menacée par une bureaucratie aveugle ; de l’autre, ceux qui redoutaient qu’on réveille, au nom d’un banal plat de bistrot, les mauvais penchants d’une nation étriquée, moisie dans ses habitudes. Un débat s’ouvrait au Parlement.

Au-delà même des frontières, cet accès inattendu de folie française excitait les chroniqueurs. La presse anglaise et américaine ironisait sur le désespoir d’un peuple ayant perdu toute influence, réduit à se mobiliser pour la défense d’un usage barbare comme l’abus de nourriture grasse. Mais on voyait également fleurir en Amérique, au Japon, des comités de soutien à l’œuf mayonnaise, composés de vieux francophiles désolés de voir ce pays succomber, depuis trop longtemps, aux sirènes d’une modernité de pacotille.

Pourquoi certaines polémiques s’enflamment-elles ? Pourquoi d’autres retombent-elles dans l’indifférence ? Ces dernières années, cent pamphlétaires talentueux avaient soulevé des débats plus importants. Or, ce sujet qui paraissait le plus dérisoire devait marquer la fin d’un cycle de résistances isolées et permettre l’expression d’une révolte longtemps contenue. Des flots d’encre allaient couler pour tenter de comprendre ce qui se produisit alors, mais dont la réalité ne ferait bientôt plus de doute : la révolution de l’œuf mayonnaise était en marche. Et j’étais son prophète.

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