Jinn et Phyllis passaient des vacances merveilleuses, dans l’espace, le plus loin possible des astres habités.
En ce temps-là, les voyages interplanétaires étaient communs ; les déplacements intersidéraux, non exceptionnels. Les fusées emportaient des touristes vers les sites prodigieux de Sirius, ou des financiers vers les Bourses fameuses d’Arcturus et d’Aldébaran. Mais Jinn et Phyllis, un couple de riches oisifs, se signalaient dans le cosmos par leur originalité et par quelques grains de poésie. Ils parcouraient l’univers pour leur plaisir – à la voile.
Leur navire était une sorte de sphère dont l’enveloppe – la voile – miraculeusement fine et légère, se déplaçait dans l’espace, poussée par la pression des radiations lumineuses. Un tel engin, abandonné à lui-même dans le voisinage d’une étoile (assez loin cependant pour que le champ de gravitation ne soit pas trop intense) se dirigera toujours en ligne droite dans la direction opposée à celle-ci ; mais comme le système stellaire de Jinn et Phyllis comprenait trois soleils, relativement peu éloignés les uns des autres, leur embarcation recevait des coups de lumière suivant trois axes différents. Jinn avait alors imaginé un procédé extrêmement ingénieux pour se diriger. Sa voile était doublée intérieurement par une série de stores noirs, qu’il pouvait enrouler ou dérouler à volonté, ce qui changeait la résultante des pressions lumineuses, en modifiant le pouvoir réflecteur de certaines sections. De plus, cette enveloppe élastique pouvait se dilater ou se contracter au gré du navigateur. Ainsi, quand Jinn désirait accélérer l’allure, il lui donnait le plus grand diamètre possible. Elle prenait alors le souffle des radiations sur une surface énorme et le vaisseau se précipitait dans l’espace à une vitesse folle, qui donnait le vertige à son amie Phyllis ; un vertige qui le saisissait à son tour et qui les faisait s’étreindre passionnément, le regard perdu au loin vers les abîmes mystérieux où les entraînait leur course. Quand, au contraire, ils désiraient ralentir, Jinn appuyait sur un bouton. La voile se rétrécissait jusqu’à devenir une sphère juste assez grande pour les contenir tous deux, serrés l’un contre l’autre. L’action de la lumière devenait négligeable et cette boule minuscule, réduite à sa seule inertie, paraissait immobile, comme suspendue dans le vide par un fil invisible. Les deux jeunes gens passaient des heures paresseuses et enivrantes dans cet univers réduit, édifié à leur mesure pour eux seuls, que Jinn comparait à un voilier en panne et Phyllis à la bulle d’air de l’araignée sous-marine.
Jinn connaissait bien d’autres tours, considérés comme le comble de l’art par les cosmonautes à voile ; par exemple, celui d’utiliser, pour virer de bord, l’ombre des planètes et celle de certains satellites. Il enseignait sa science à Phyllis, qui devenait presque aussi habile que lui et souvent plus téméraire. Quand elle tenait la barre, il lui arrivait de tirer des bordées qui les entraînaient aux confins de leur système stellaire, dédaignant tel orage magnétique qui commençait à bouleverser les ondes lumineuses et à secouer leur esquif comme une coquille de noix. En deux ou trois occasions, Jinn, réveillé en sursaut par la tempête, avait dû se fâcher pour lui arracher le gouvernail et mettre en marche d’urgence, afin de regagner le port au plus vite, la fusée auxiliaire qu’ils mettaient un point d’honneur à n’utiliser que dans des circonstances périlleuses.
Ce jour-là, Jinn et Phyllis étaient allongés côte à côte, au centre de leur ballon, sans autre souci que de jouir de leurs vacances en se laissant griller par les rayons de leurs trois soleils. Jinn, les yeux clos, ne songeait qu’à son amour pour Phyllis. Couchée sur le flanc, Phyllis regardait l’immensité du monde et se laissait hypnotiser, comme cela lui arrivait souvent, par la sensation cosmique du néant.
Elle sortit soudain de son rêve, fronça le sourcil et se dressa à demi. Un éclair insolite avait traversé ce néant. Elle attendit quelques secondes et perçut un nouvel éclat, comme un rayon se reflétant sur un objet brillant. Le sens du cosmos, qu’elle avait acquis au cours de ces croisières, ne pouvait la décevoir. D’ailleurs, Jinn, alerté, fut de son avis, et il était inconcevable que Jinn fît une erreur en cette matière : un corps étincelant sous la lumière flottait dans l’espace, à une distance qu’ils ne pouvaient encore préciser. Jinn saisit des jumelles et les braqua sur l’objet mystérieux, tandis que Phyllis s’appuyait sur son épaule.
« C’est un objet de petite taille, dit-il. Cela semble être du verre… Laisse-moi donc regarder. Il se rapproche. Il va plus vite que nous. On dirait…»
Son visage devint sérieux. Il laissa retomber les jumelles, dont elle s’empara aussitôt.
« C’est une bouteille, chérie.
— Une bouteille ! »
Elle regarda à son tour.
« Une bouteille, oui. Je la vois distinctement. Elle est en verre clair. Elle est bouchée ; je vois le cachet. Il y a un objet blanc à l’intérieur… du papier, un manuscrit, sûrement. Jinn, il nous faut l’attraper ! »
C’était bien l’avis de Jinn, qui avait déjà commencé à effectuer des manœuvres savantes pour se placer sur la trajectoire du corps insolite. Il y parvint rapidement et réduisit la vitesse de la sphère pour se laisser rattraper. Pendant ce temps, Phyllis revêtait son scaphandre et elle sortit de la voile par la double trappe. Là, se tenant d’une main à une corde, de l’autre brandissant une épuisette à long manche, elle s’apprêta à pêcher la bouteille.
Ce n’était pas la première fois qu’ils croisaient des corps étranges et l’épuisette avait déjà servi. Naviguant à petite allure, parfois complètement immobiles, ils avaient connu des surprises et fait des découvertes interdites aux voyageurs des fusées. Dans son filet, Phyllis avait déjà ramassé des débris de planètes pulvérisées, des fragments de météorites venus du fond de l’univers et des morceaux de satellites lancés au début de la conquête de l’espace. Elle était très fière de sa collection ; mais c’était la première fois qu’ils rencontraient une bouteille, et une bouteille contenant un manuscrit – de cela elle ne doutait plus. Tout son corps frémissait d’impatience, tandis qu’elle gesticulait comme une araignée au bout d’un fil, criant dans son téléphone à son compagnon :
« Plus lentement, Jinn… Non, un peu plus vite ; elle va nous dépasser ; à bâbord… à tribord… laisse aller… Je l’ai ! »
Elle poussa un cri de triomphe et rentra à bord avec sa prise.
C’était une bouteille de grande taille, dont le goulot avait été soigneusement scellé. On distinguait un rouleau de papier à l’intérieur.
« Jinn, casse-la, dépêche-toi ! » clama Phyllis en trépignant.
Plus calme, Jinn faisait voler les morceaux de cire avec méthode. Mais quand la bouteille fut ainsi ouverte, il s’aperçut que le papier, coincé, ne pouvait sortir. Il se résigna à céder aux supplications de son amie et brisa le verre d’un coup de marteau. Le papier se déroula de lui-même. Il se composait d’un grand nombre de feuillets très minces, couverts d’une écriture fine. Le manuscrit était écrit dans le langage de la Terre, que Jinn connaissait parfaitement, ayant fait une partie de ses études sur cette planète.
Un malaise le retenait pourtant de commencer à lire un document tombé entre leurs mains d’une manière si bizarre ; mais la surexcitation de Phyllis le décida. Elle comprenait mal, elle, le langage de la Terre et avait besoin de son aide.
« Jinn, je t’en supplie ! »
Il réduisit le volume de la sphère de façon qu’elle flottât mollement dans l’espace, s’assura qu’aucun obstacle ne se dressait devant eux, puis s’allongea auprès de son amie et commença à lire le manuscrit.
Je confie ce manuscrit à l’espace, non dans le dessein d’obtenir du secours, mais pour aider, peut-être, à conjurer l’épouvantable fléau qui menace la race humaine. Dieu ait pitié de nous… !
« La race humaine ? souligna Phyllis, étonnée.
— C’est ce qui est écrit, confirma Jinn. Ne m’interromps pas dès le début. » Et il reprit sa lecture.
Pour moi, Ulysse Mérou, je suis reparti avec ma famille dans le vaisseau cosmique. Nous pouvons subsister pendant des années. Nous cultivons à bord des légumes, des fruits et nous élevons une basse-cour. Nous ne manquons de rien. Peut-être trouverons-nous un jour une planète hospitalière. C’est un souhait que j’ose à peine formuler. Mais voici, fidèlement rapporté, le récit de mon aventure.
C’est en l’an 2500 que je m’embarquai avec deux compagnons dans le vaisseau cosmique, avec l’intention d’atteindre la région de l’espace où trône en souveraine l’étoile supergéante Bételgeuse.
C’était un projet ambitieux, le plus vaste qui eut jamais été formé sur la Terre. Bételgeuse, alpha d’Orion, comme l’appelaient nos astronomes, se trouve à environ trois cents années-lumière de notre planète. Elle est remarquable par bien des points. D’abord, par sa taille : son diamètre mesure de trois cents à quatre cents fois celui de notre soleil, c’est-à-dire que si son centre était amené en coïncidence avec celui de cet astre, ce monstre s’étendrait jusqu’à l’orbite de Mars. Par son éclat : c’est une étoile de première grandeur, la plus brillante de la constellation d’Orion, visible de la Terre à l’œil nu, malgré son éloignement. Par la nature de son rayonnement : elle émet des feux rouges et orange du plus magnifique effet. Enfin, c’est un astre d’éclat variable : sa luminosité varie avec le temps, ceci étant causé par des altérations de son diamètre. Bételgeuse est une étoile palpitante.
Pourquoi, après l’exploration du système solaire, dont toutes les planètes sont inhabitées, pourquoi un astre aussi éloigné fut-il choisi comme but du premier vol intersidéral ? C’est le savant professeur Antelle qui imposa cette décision. Principal organisateur de l’entreprise, à laquelle il consacra la totalité d’une énorme fortune, chef de notre expédition, il avait lui-même conçu le vaisseau cosmique et dirigé sa construction. Il m’expliqua la raison de ce choix pendant le voyage.
« Mon cher Ulysse, disait-il, il n’est pas plus difficile et il est à peine plus long pour nous d’atteindre Bételgeuse qu’une étoile beaucoup plus proche, Proxima du Centaure, par exemple. »
Ici, je crus bon de protester et d’étaler des connaissances astronomiques fraîchement acquises.
« A peine plus long ! Pourtant, l’étoile Proxima du Centaure n’est qu’à quatre années-lumière, tandis que Bételgeuse…
— Est à trois cents, je ne l’ignore pas. Pourtant nous ne mettrons guère plus de deux ans pour y parvenir, alors qu’il nous aurait fallu une durée très légèrement inférieure pour arriver dans la région de Proxima du Centaure. Vous croyez le contraire parce que vous êtes habitué à ces sauts de puce que sont les voyages dans nos planètes, pour lesquels une forte accélération est admissible au départ, parce qu’elle ne dure que quelques minutes, la vitesse de croisière à atteindre étant ridiculement faible et hors de proportion avec la nôtre… Il est temps que je vous donne quelques explications sur la marche de notre navire.
« Grâce à ses fusées perfectionnées, que j’ai l’honneur d’avoir mises au point, ce vaisseau peut se déplacer à la plus grande vitesse imaginable dans l’univers pour un corps matériel, c’est-à-dire la vitesse de la lumière moins epsilon.
— Moins epsilon ?
— Je veux dire qu’il peut s’en approcher d’une quantité infinitésimale, de l’ordre du milliardième, si vous voulez.
— Bon, dis-je. Je comprends cela.
— Ce que vous devez savoir aussi, c’est que, lorsque nous nous déplaçons à cette allure, notre temps s’écarte sensiblement du temps de la Terre, l’écart étant d’autant plus grand que nous allons plus vite. En ce moment même, depuis le début de cette conversation, nous avons vécu quelques minutes, qui correspondent à une durée de plusieurs mois sur notre planète. A la limite, le temps ne s’écoulera presque plus pour nous, sans d’ailleurs que nous nous apercevions d’un changement quelconque. Quelques secondes pour vous et moi, quelques battements de notre cœur coïncideront avec une durée terrestre de plusieurs années.
— Je comprends encore cela. C’est même la raison pour laquelle nous pouvons espérer arriver au but avant d’être morts. Mais alors, pourquoi un voyage de deux ans ? Pourquoi pas quelques jours ou quelques heures seulement ?
— C’est là que je veux en venir. Tout simplement parce que, pour atteindre cette vitesse où le temps ne s’écoule presque plus, avec une accélération acceptable pour notre organisme, il nous faut environ un an. Une autre année nous sera nécessaire pour ralentir notre course. Saisissez-vous alors notre plan de vol ? Douze mois d’accélération ; douze mois de freinage ; entre les deux, quelques heures seulement, pendant lesquelles nous accomplirons la plus grande partie du trajet. Et vous comprenez en même temps pourquoi il n’est guère plus long d’aller vers Bételgeuse que vers Proxima du Centaure. Dans ce dernier cas, nous aurions vécu la même année, indispensable, d’accélération ; la même année de décélération, et peut-être quelques minutes au lieu de quelques heures entre les deux. La différence est insignifiante sur l’ensemble. Comme je me fais vieux et n’aurai sans doute plus jamais la force d’effectuer une autre traversée, j’ai préféré viser tout de suite un point éloigné, avec l’espoir d’y trouver un monde très différent du nôtre.
Ce genre de conversation occupait nos loisirs à bord et, en même temps, me faisait mieux apprécier la prodigieuse science du professeur Antelle. Il n’était pas de domaine qu’il n’eût exploré et je me félicitais d’avoir un tel chef dans une entreprise aussi hasardeuse. Comme il l’avait prévu, le voyage dura environ deux ans de notre temps, pendant lesquels trois siècles et demi durent passer sur la Terre. C’était là le seul inconvénient d’avoir visé si loin : si nous revenions un jour, nous trouverions notre planète vieillie de sept cents à huit cents ans. Mais nous ne nous en souciions guère. Je soupçonnais même que la perspective d’échapper aux hommes de sa génération était un attrait supplémentaire pour le professeur. Il avouait souvent que ceux-ci le lassaient…
« Les hommes, toujours les hommes, remarqua encore Phyllis.
— Les hommes, confirma Jinn. C’est écrit. »
Nous n’eûmes aucun incident de vol sérieux. Nous étions partis de la Lune. La Terre et les planètes disparurent très vite. Nous avions vu le soleil décroître jusqu’à devenir comme une orange dans le ciel, une prune, puis un point brillant sans dimensions, une simple étoile que la science du professeur pouvait seule déceler parmi les milliards d’étoiles de la galaxie.
Nous vécûmes donc sans soleil, mais nous n’en souffrîmes pas, le vaisseau étant pourvu de sources lumineuses équivalentes. Nous ne connûmes pas l’ennui non plus. La conversation du professeur était passionnante ; je m’instruisis davantage pendant ces deux années que pendant ma précédente existence. J’appris aussi tout ce qu’il était utile de connaître pour la conduite du vaisseau. C’était assez facile : il suffisait de donner des instructions aux appareils électroniques, qui effectuaient tous les calculs et commandaient directement les manœuvres.
Notre jardin nous procura des distractions agréables. Il occupait une place importante à bord. Le professeur Antelle, qui s’intéressait, entre autres matières, à la botanique et à l’agriculture, avait voulu profiter du voyage pour vérifier certaines de ses théories sur la croissance des plantes dans l’espace. Un compartiment cubique de près de dix mètres de côté servait de terrain. Grâce à des étagères, tout le volume y était utilisé. La terre était régénérée par des engrais chimiques et, deux mois à peine après notre départ, nous eûmes la joie de voir pousser toutes sortes de légumes, qui nous fournissaient en abondance une nourriture saine. L’agréable n’avait pas été oublié : une section était réservée aux fleurs, que le professeur soignait avec amour. Cet original avait aussi emporté quelques oiseaux, des papillons et même un singe, un petit chimpanzé que nous avions baptisé Hector et qui nous amusait de ses tours.
Il est certain que le savant Antelle, sans être misanthrope, ne s’intéressait guère aux humains. Il déclarait souvent qu’il n’attendait plus grand-chose d’eux et ceci explique…
« Misanthrope ? fit encore Phyllis, interloquée. Humains ?
— Si tu m’interromps à chaque instant, remarqua Jinn, nous n’arriverons jamais à la fin. Fais comme moi ; essaie de comprendre. »
Phyllis jura de garder le silence jusqu’au bout de la lecture, et elle tint parole.
… Ceci explique sans doute qu’il ait rassemblé dans le vaisseau – assez vaste pour contenir plusieurs familles – de nombreuses espèces végétales, quelques animaux, en limitant à trois le nombre des passagers : lui-même, Arthur Levain, son disciple, un jeune physicien de grand avenir, et moi, Ulysse Mérou, journaliste peu connu, qui avais rencontré le professeur au hasard d’une interview. Il avait proposé de m’emmener après s’être aperçu que je n’avais pas de famille et que je jouais convenablement aux échecs. C’était une occasion exceptionnelle pour un jeune journaliste. Même si mon reportage ne devait être publié que dans huit cents ans, peut-être à cause de cela, il aurait une valeur unique. J’avais accepté avec enthousiasme.
Le voyage se passa donc sans anicroche. Le seul désagrément fut une pesanteur accrue pendant l’année d’accélération et pendant celle de freinage. Nous dûmes nous accoutumer à sentir notre corps peser environ une fois et demie son poids de la Terre, phénomène un peu fatigant au début, mais auquel nous ne prîmes bientôt plus garde. Entre ces deux périodes, il y eut une absence totale de gravité, avec toutes les bizarreries connues de ce phénomène ; mais cela ne dura que quelques heures et nous n’en souffrîmes pas.
Et, un jour, après cette longue traversée, nous eûmes l’émotion de voir l’étoile Bételgeuse s’inscrire dans le ciel avec un aspect nouveau.
L’exaltation que procure un pareil spectacle ne peut être décrite : une étoile, hier encore point brillant parmi la multitude des points anonymes du firmament, se détacha peu à peu du fond noir, s’inscrivit dans l’espace avec une dimension, apparaissant d’abord comme une noix étincelante, puis se dilata en même temps que la teinte s’affirmait, pour devenir semblable à une orange, s’intégra enfin dans le cosmos avec le même diamètre apparent que notre astre du jour familier. Un nouveau soleil était né pour nous, un soleil rougeâtre, comme le nôtre à son déclin, dont nous ressentions déjà l’attraction et la chaleur.
Notre vitesse était alors très réduite. Nous nous approchâmes encore de Bételgeuse, jusqu’à ce que son diamètre apparent excédât de loin celui de tous les corps célestes contemplés jusqu’alors, ce qui produisit sur nous une impression fabuleuse. Antelle donna quelques indications aux robots et nous nous mîmes à graviter autour de la super géante. Alors, le savant déploya ses instruments astronomiques et commença ses observations.
Il ne fut pas long à découvrir l’existence de quatre planètes, dont il détermina rapidement les dimensions, et les distances à l’astre central. L’une d’elles, la deuxième à partir de Bételgeuse, se mouvait sur une trajectoire voisine de la nôtre. Elle avait à peu près le volume de la Terre ; elle possédait une atmosphère contenant oxygène et azote ; elle tournait autour de Bételgeuse à une distance égale à trente fois environ celle de la Terre au Soleil, en recevant un rayonnement comparable à celui que capte notre planète, grâce à la taille de la supergéante et compte tenu de sa température relativement basse.
Nous décidâmes de la prendre comme premier objectif. De nouvelles instructions ayant été données aux robots, notre vaisseau fut très vite satellisé autour d’elle. Alors, les moteurs arrêtés, nous observâmes à loisir ce nouveau monde. Le télescope nous y montra des mers et des continents.
Le vaisseau se prêtait mal à un atterrissage ; mais le cas était prévu. Nous disposions de trois engins à fusée, beaucoup plus petits, que nous appelions des chaloupes. C’est dans l’un d’eux que nous prîmes place, emportant quelques appareils de mesure et emmenant avec nous Hector, le chimpanzé, qui disposait comme nous d’un scaphandre et avait été habitué à s’en accommoder. Quant à notre navire, nous le laissâmes simplement graviter autour de la planète. Il était là plus en sécurité qu’un paquebot à l’ancre dans un port et nous savions qu’il ne dériverait pas d’une ligne de son orbite.
Aborder une planète de cette nature était une manœuvre facile avec notre chaloupe. Dès que nous eûmes pénétré dans les couches denses de l’atmosphère, le professeur Antelle préleva des échantillons de l’air extérieur et les analysa. Il leur trouva la même composition que sur la Terre, à une altitude correspondante. Je n’eus guère le temps de réfléchir à cette miraculeuse coïncidence, car le sol approchait rapidement ; nous n’en étions plus qu’à quelque cinquante kilomètres. Les robots effectuant toutes les opérations, je n’avais rien d’autre à faire que coller mon visage au hublot et regarder monter vers moi ce monde inconnu, le cœur enflammé par l’exaltation de la découverte.
La planète ressemblait étrangement à la Terre. Cette impression s’accentuait à chaque seconde. Je distinguais maintenant à l’œil nu le contour des continents. L’atmosphère était claire, légèrement colorée d’une teinte vert pâle, tirant par moments sur l’orangé, un peu comme dans notre ciel de Provence au soleil couchant. L’océan était d’un bleu léger, avec également des nuances vertes. Le dessin des côtes était très différent de tout ce que j’avais vu chez nous, quoique mon œil enfiévré, suggestionné par tant d’analogies, s’obstinât follement à découvrir là aussi des similitudes. Mais la ressemblance s’arrêtait là. Rien, dans la géographie, ne rappelait notre ancien ni notre nouveau continent.
Rien ? Allons donc ! L’essentiel, au contraire ! La planète était habitée. Nous survolions une ville ; une ville assez grande, d’où rayonnaient des routes bordées d’arbres, sur lesquelles circulaient des véhicules. J’eus le temps d’en distinguer l’architecture générale : de larges rues ; des maisons blanches, avec de longues arêtes rectilignes.
Mais nous devions atterrir bien loin de là. Notre course nous entraîna d’abord au-dessus de champs cultivés, puis d’une forêt épaisse, de teinte rousse, qui rappelait notre jungle équatoriale. Nous étions maintenant à très basse altitude. Nous aperçûmes une clairière d’assez grandes dimensions, qui occupait le sommet d’un plateau, alors que le relief environnant était assez tourmenté. Notre chef décida de tenter l’aventure et donna ses derniers ordres aux robots. Un système de rétrofusées entra en action. Nous fûmes immobilisés quelques instants au-dessus de la clairière, comme une mouette guettant un poisson.
Ensuite, deux années après avoir quitté notre Terre, nous descendîmes très doucement et nous nous posâmes sans heurt au centre du plateau, sur une herbe verte qui rappelait celle de nos prairies normandes.
Nous restâmes un assez long moment immobiles et silencieux, après avoir pris contact avec le sol. Peut-être cette attitude paraîtra-t-elle surprenante, mais nous éprouvions le besoin de nous recueillir et de concentrer notre énergie. Nous étions plongés dans une aventure mille fois plus extraordinaire que celle des premiers navigateurs terrestres et nous préparions notre esprit à affronter les étrangetés qui ont traversé l’imagination de plusieurs générations de poètes à propos des expéditions transsidérales.
Pour le présent, en fait de merveilles, nous nous étions posés sans à-coup sur l’herbe d’une planète qui contenait, comme la nôtre, des océans, des montagnes, des forêts, des cultures, des villes et certainement des habitants. Nous devions, cependant, nous trouver assez loin des pays civilisés, étant donné l’étendue de jungle survolée avant de toucher le sol.
Nous sortîmes enfin de notre rêve. Ayant revêtu nos scaphandres, nous ouvrîmes avec précaution un hublot de la chaloupe. Il n’y eut aucun mouvement d’air. Les pressions intérieure et extérieure s’équilibraient. La forêt entourait la clairière comme les murailles d’une forteresse. Aucun bruit, aucun mouvement ne la troublaient. La température était élevée, mais supportable : environ vingt-cinq degrés centigrades.
Nous sortîmes de la chaloupe, accompagnés d’Hector. Le professeur Antelle tint d’abord à analyser l’atmosphère d’une manière précise. Le résultat fut encourageant : l’air avait la même composition que celui de la Terre, malgré quelques différences dans la proportion des gaz rares. Il devait être parfaitement respirable. Cependant, par excès de prudence, nous tentâmes d’abord l’épreuve sur notre chimpanzé. Débarrassé de son costume, le singe parut fort heureux et nullement incommodé. Il était comme grisé de se retrouver libre, sur le sol. Après quelques gambades, il se mit à courir vers la forêt, sauta sur un arbre et continua ses cabrioles dans les branches. Il s’éloigna bientôt et disparut, malgré nos gestes et nos appels.
Alors, ôtant nous-mêmes nos scaphandres, nous pûmes nous parler librement. Nous fûmes impressionnés par le son de notre voix, et c’est avec timidité que nous nous hasardâmes à faire quelques pas, sans nous éloigner de la chaloupe.
Il n’était pas douteux que nous étions sur une sœur jumelle de notre Terre. La vie existait. Le règne végétal était même particulièrement vigoureux. Certains de ces arbres devaient dépasser quarante mètres de hauteur. Le règne animal ne tarda pas à nous apparaître sous la forme de gros oiseaux noirs, planant dans le ciel comme des vautours, et d’autres plus petits, assez semblables à des perruches qui se poursuivaient en pépiant. D’après ce que nous avions vu avant l’atterrissage, nous savions qu’une civilisation existait aussi. Des êtres raisonnables – nous n’osions pas encore dire des hommes – avaient modelé la face de la planète. Autour de nous, pourtant, la forêt paraissait inhabitée. Cela n’avait rien de surprenant : tombant au hasard dans quelque coin de la jungle asiatique, nous eussions éprouvé la même impression de solitude.
Avant toute initiative, il nous parut urgent de donner un nom à la planète. Nous la baptisâmes Soror, en raison de sa ressemblance avec notre Terre.
Décidant de faire sans plus tarder une première reconnaissance, nous nous engageâmes dans la forêt, suivant une sorte de piste naturelle. Arthur Levain et moi-même étions munis de carabines. Quant au professeur, il dédaignait les armes matérielles. Nous nous sentions légers et marchions allègrement, non que la pesanteur fût plus faible que sur la Terre – là aussi, il y avait analogie totale – mais le contraste avec la forte gravité du vaisseau nous incitait à sauter comme des cabris.
Nous progressions en file indienne, appelant parfois Hector, toujours sans succès, quand le jeune Levain, qui marchait en tête, s’arrêta et nous fit signe d’écouter. Un bruissement, comme de l’eau qui s’écoule, s’entendait à quelque distance. Nous avançâmes dans cette direction et le bruit se précisa.
C’était une cascade. En la découvrant, nous fûmes tous trois émus par la beauté du site que nous offrait Soror. Un cours d’eau, clair comme nos torrents de montagne, serpentait au-dessus de nos têtes, s’étalait en nappe sur une plate-forme, et tombait à nos pieds d’une hauteur de plusieurs mètres dans une sorte de lac, une piscine naturelle bordée de rochers mêlés de sable, dont la surface reflétait les feux de Bételgeuse alors à son zénith.
La vue de cette eau était si tentante que la même envie nous saisit, Levain et moi. La chaleur était maintenant très forte. Nous quittâmes nos vêtements, prêts à piquer une tête dans le lac. Mais le professeur Antelle nous fit comprendre que l’on doit agir avec un peu plus de prudence quand on vient seulement d’aborder le système de Bételgeuse. Ce liquide n’était peut-être pas de l’eau et pouvait fort bien être pernicieux. Il s’approcha du bord, s’accroupit, l’examina, puis le toucha du doigt avec précaution. Finalement, il en prit un peu dans le creux de la main, le huma et en humecta le bout de sa langue.
« Cela ne peut être que de l’eau », marmonna-t-il.
Il se penchait de nouveau pour plonger la main dans le lac, quand nous le vîmes s’immobiliser. Il poussa une exclamation et tendit le doigt vers la trace qu’il venait de découvrir sur le sable. J’éprouvai, je crois, la plus violente émotion de mon existence. Là, sous les rayons ardents de Bételgeuse qui envahissait le ciel au-dessus de nos têtes comme un énorme ballon rouge, bien visible, admirablement dessinée sur une petite bande de sable humide, apparaissait l’empreinte d’un pied humain.
« C’est un pied de femme », affirma Arthur Levain.
Cette remarque péremptoire, faite d’une voix oppressée, ne me surprit en aucune façon. Elle traduisait mon propre sentiment. La finesse, l’élégance, la singulière beauté de l’empreinte m’avaient profondément agité. Aucun doute ne pouvait naître quant à l’humanité du pied. Peut-être appartenait-il à un adolescent ou à un homme de petite taille, mais beaucoup plus vraisemblablement, et je le souhaitais de toute mon âme, à une femme.
« Soror est donc habitée par des humains », murmura le professeur Antelle.
Il y avait une nuance de déconvenue dans sa voix, qui me le rendit, en cet instant, un peu moins sympathique. Il haussa les épaules d’un geste qui lui était familier et se mit à inspecter avec nous le sable autour du lac. Nous découvrîmes d’autres traces, manifestement laissées par la même créature. Levain, qui s’était écarté de l’eau nous en signala une sur le sable sec. L’empreinte, elle-même, était encore humide.
« Elle était là il y a moins de cinq minutes, s’écria le jeune homme.
— Elle était en train de se baigner, nous a entendus venir et s’est enfuie. »
C’était devenu pour nous une évidence implicite qu’il s’agissait d’une femme. Nous restâmes silencieux, épiant la forêt, sans entendre même le bruit d’une branche cassée.
« Nous avons bien le temps, dit le professeur Antelle, en haussant de nouveau les épaules. Mais si un être humain se baignait ici, nous pouvons sans doute le faire sans danger. »
Sans plus de façons, le grave savant se débarrassa à son tour de ses vêtements et plongea son corps maigre dans la piscine. Après notre long voyage, le plaisir de ce bain, dans une eau fraîche et délicieuse, nous faisait presque oublier notre récente découverte. Seul, Arthur Levain paraissait songeur et absent. J’allais le plaisanter sur son air mélancolique, quand j’aperçus la femme, juste au-dessus de nous, juchée sur la plate-forme rocheuse d’où tombait la cascade.
Jamais je n’oublierai l’impression que me causa son apparition. Je retins ma respiration devant la merveilleuse beauté de cette créature de Soror, qui se révélait à nous, éclaboussée d’écume, illuminée par le rayonnement sanglant de Bételgeuse. C’était une femme ; une jeune fille, plutôt, à moins que ce ne fût une déesse. Elle affirmait avec audace sa féminité à la face de ce monstrueux soleil, entièrement nue, sans autre ornement qu’une chevelure assez longue qui lui tombait sur les épaules. Certes, nous étions privés de point de comparaison depuis deux années, mais aucun de nous n’était enclin à se laisser abuser par des mirages. Il était évident que la femme qui se tenait immobile sur la plateforme, comme une statue sur un piédestal, possédait le corps le plus parfait qui pût se concevoir sur la Terre. Levain et moi restâmes sans souffle, éperdus d’admiration, et je crois bien que le professeur Antelle, lui-même, était touché.
Debout, penchée en avant, la poitrine tendue vers nous, les bras légèrement relevés en arrière dans l’attitude d’une plongeuse qui prend son élan, elle nous observait et sa surprise devait égaler la nôtre. Après l’avoir contemplée un long moment, j’étais si bouleversé que je ne pouvais discerner en elle des détails ; l’ensemble de sa forme m’hypnotisait. Ce fut après plusieurs minutes que je distinguai qu’elle appartenait à la race blanche, que sa peau était dorée, plutôt que bronzée, qu’elle était grande, sans excès, et mince. Ensuite, j’entrevis comme dans un rêve un visage d’une pureté singulière. Enfin, je regardai ses yeux.
Alors, mes facultés d’observation furent réveillées, mon attention se fit plus aiguë et je tressaillis, car là, dans son regard, il y avait un élément nouveau pour moi. Là, je décelai la touche insolite, mystérieuse, à laquelle nous nous attendions tous dans un monde si éloigné du nôtre. Mais j’étais incapable d’analyser et même de définir la nature de cette étrangeté. Je sentais seulement une différence essentielle avec les individus de notre espèce. Elle ne tenait pas à la couleur des yeux : ils étaient d’un gris assez peu courant chez nous, mais non exceptionnel. L’anomalie était dans leur émanation : une sorte de vide, une absence d’expression, me rappelant une pauvre démente que j’avais connue autrefois. Mais non ! ce n’était pas cela, ce ne pouvait être de la folie.
Lorsqu’elle s’aperçut qu’elle était elle-même un objet de curiosité, plus précisément lorsque mon regard rencontra le sien, elle parut recevoir un choc et se détourna brusquement, d’un geste mécanique aussi prompt que celui d’un animal apeuré. Ce n’était pas par pudeur d’être ainsi surprise. J’avais la conviction qu’il eût été extravagant de la supposer capable d’un tel sentiment. Simplement, son regard n’aimait pas ou ne pouvait pas soutenir le mien. La tête de profil, elle nous épiait maintenant à la dérobée, du coin de l’œil.
« Je vous l’avais dit, c’est une femme », murmura le jeune Levain.
Il avait parlé d’une voix étranglée par l’émotion, presque basse ; mais la jeune fille l’entendit et le son de la voix produisit chez elle un effet singulier. Elle eut un mouvement de recul subit, si preste que je le comparai encore au réflexe d’un animal effaré, hésitant avant de prendre la fuite. Elle s’arrêta toutefois, après avoir fait deux pas en arrière, les rochers cachant alors la plus grande partie de son corps. Je ne distinguais plus que le haut de son visage et un œil qui nous épiait encore.
Nous n’osions faire un geste, torturés par la crainte de la voir s’enfuir. Notre attitude la rassura. Au bout d’un moment, elle s’avança de nouveau au bord de la plate-forme. Mais le jeune Levain était décidément bien trop surexcité pour pouvoir tenir sa langue.
« Jamais je n’ai vu…», commença-t-il.
Il s’arrêta, comprenant son imprudence. Elle s’était encore reculée de la même façon, comme si la voix humaine la terrifiait.
Le professeur Antelle nous fit signe de nous taire et se remit à barboter dans l’eau sans paraître lui accorder la moindre attention. Nous adoptâmes la même tactique, qui obtint un plein succès. Non seulement, elle s’approcha de nouveau, mais elle manifesta bientôt un intérêt visible pour nos évolutions, un intérêt qui s’exprimait d’une manière assez insolite, excitant davantage notre curiosité. Avez-vous jamais observé sur une plage un jeune chien craintif, dont le maître se baigne ? Il meurt d’envie de le rejoindre, mais n’ose pas. Il fait trois pas dans un sens, trois pas dans l’autre, s’éloigne, revient, secoue la tête, frétille. Tel était exactement le comportement de cette fille.
Et soudain, nous l’entendîmes ; mais les sons qu’elle proféra ajoutaient encore à l’impression d’animalité que donnait son attitude. Elle était alors à l’extrême limite de son perchoir, à croire qu’elle allait se précipiter dans le lac. Elle avait interrompu un instant son espèce de danse. Elle ouvrit la bouche. J’étais un peu à l’écart et pouvais l’observer sans être remarqué. Je pensais qu’elle allait parler, crier. J’attendais un appel. J’étais préparé au langage le plus barbare, mais non pas à ces sons étranges qui sortirent de sa gorge ; très précisément de sa gorge, car la bouche ni la langue n’avaient aucune part dans cet espèce de miaulement ou de piaulement aigu, qui semblait une fois de plus traduire la frénésie joyeuse d’un animal. Dans nos jardins zoologiques, parfois, les jeunes chimpanzés jouent et se bousculent en poussant de petits cris semblables.
Comme, interloqués, nous nous forcions à continuer de nager sans nous soucier d’elle, elle parut prendre un parti. Elle s’accroupit sur le rocher, prit appui sur ses mains et commença de descendre vers nous. Elle était d’une agilité singulière. Son corps doré se déplaçait rapidement le long de la paroi, nous apparaissant éclaboussé d’eau et de lumière, comme une vision féerique, à travers la mince lame transparente de la cascade. En quelques instants, s’accrochant à des saillies imperceptibles, elle fut au niveau du lac, à genoux sur une pierre plate. Elle nous observa encore quelques secondes, puis se mit à l’eau et nagea vers nous.
Nous comprîmes qu’elle voulait jouer et, sans nous être concertés, nous continuâmes avec ardeur des ébats qui l’avaient si bien mise en confiance, corrigeant nos façons dès qu’elle semblait effarouchée. Il en résulta, au bout de très peu de temps, un jeu dont elle avait inconsciemment établi les règles, jeu étrange en vérité, présentant quelque analogie avec les évolutions de phoques dans un bassin, qui consistait à nous fuir et à nous poursuivre alternativement, à bifurquer brusquement dès que nous nous sentions près d’être atteints et à nous rapprocher jusqu’à nous frôler sans jamais entrer en contact. C’était puéril ; mais que n’eussions-nous fait pour apprivoiser la belle inconnue ! Je remarquai que le professeur Antelle participait à ce batifolage avec un plaisir non dissimulé.
Cette séance durait depuis déjà longtemps, et nous commencions à nous essouffler, quand je fus frappé par un caractère paradoxal de la physionomie de cette fille : son sérieux. Elle était là, prenant un plaisir évident à ces amusements qu’elle inspirait, et jamais un sourire n’avait éclairé son visage. Cela me causait depuis un moment un malaise confus, dont la raison précise m’échappait et que je fus soulagé de découvrir : elle ne riait ni ne souriait ; elle émettait seulement de temps en temps un de ces petits cris de gorge qui devaient exprimer sa satisfaction. Je voulus tenter une expérience. Comme elle s’approchait de moi, fendant l’eau de sa nage particulière, qui ressemblait à celle des chiens, sa chevelure déployée derrière elle comme la queue d’une comète, je la regardai dans les yeux et, avant qu’elle eût le temps de se détourner, je lui décochai un sourire chargé de toute l’amabilité et de toute la tendresse dont j’étais capable.
Le résultat fut surprenant. Elle s’arrêta de nager, prit pied dans l’eau qui lui arrivait à la taille et tendit ses mains crispées en avant dans un geste de défense. Puis elle me tourna le dos et s’enfuit vers la rive. Sortie du lac, elle hésita, se retourna à demi, m’observant en oblique comme sur la plate-forme, avec l’air perplexe d’un animal qui vient de contempler un spectacle alarmant. Peut-être eût-elle repris confiance, car le sourire s’était figé sur mes lèvres et je m’étais remis à nager d’un air innocent, mais un nouvel incident renouvela son émoi. Nous entendîmes du bruit dans la forêt et, dégringolant de branche en branche, notre ami Hector nous apparut, toucha le sol et s’avança vers nous en gambadant, tout joyeux de nous avoir retrouvés. Je fus saisi de voir l’expression bestiale, faite d’épouvante et de menace, qui s’inscrivit sur le visage de la fille quand elle aperçut le singe. Elle se replia sur elle-même, incrustée dans les rochers jusqu’à se fondre avec eux, tous ses muscles tendus, les reins cambrés, les mains crispées comme des griffes. Tout cela, pour un aimable petit chimpanzé qui s’apprêtait à nous faire fête.
Ce fut lorsqu’il passa tout près d’elle, sans la remarquer, qu’elle bondit. Son corps se détendit comme un arc. Elle l’empoigna à la gorge et ferma ses mains autour du cou, pendant qu’elle immobilisait le malheureux dans l’étau de ses cuisses. Son agression fut si rapide que nous n’eûmes pas le temps d’intervenir. Le singe se débattit à peine. Il se raidit au bout de quelques secondes et tomba mort quand elle le lâcha. Cette radieuse créature – dans un élan romantique de mon cœur je l’avais baptisée « Nova », ne pouvant comparer son apparition qu’à celle d’un astre éclatant – Nova avait proprement étranglé un animal familier et inoffensif.
Quand, revenus de notre stupeur, nous nous précipitâmes vers elle, il était bien trop tard pour sauver Hector. Elle tourna la tête vers nous comme si elle allait faire front, les bras de nouveau tendus en avant, les lèvres retroussées, dans une attitude menaçante qui nous cloua sur place. Puis elle poussa un dernier cri aigu, qui pouvait être interprété comme un chant de triomphe ou un hurlement de colère, et s’enfuit dans la forêt. En quelques secondes, elle disparut dans la broussaille, qui se referma sur son corps doré, nous laissant interdits au milieu de la jungle redevenue silencieuse.
« Une sauvagesse, dis-je, appartenant à quelque race attardée comme on en trouve en Nouvelle-Guinée ou dans nos forêts d’Afrique ? »
J’avais parlé sans aucune conviction. Arthur Levain me demanda, presque avec violence, si j’avais jamais remarqué une allure et une finesse de formes pareilles parmi les peuplades primitives. Il avait cent fois raison et je ne sus que répondre. Le professeur Antelle, qui paraissait méditer profondément, nous avait cependant écoutés.
« Les peuples les plus primitifs de chez nous ont un langage, finit-il par dire. Celle-ci ne parle pas. »
Nous fîmes une ronde dans les environs du cours d’eau, sans trouver la moindre trace de l’inconnue. Alors, nous retournâmes vers notre chaloupe, dans la clairière. Le professeur songeait à repartir dans l’espace, pour tenter un autre atterrissage dans une région plus civilisée. Mais Levain proposa d’attendre au moins vingt-quatre heures sur place pour essayer d’établir d’autres contacts avec les habitants de cette jungle. Je soutins cette suggestion qui, finalement prévalut. Nous n’osions nous avouer que l’espoir de revoir l’inconnue nous tenait attachés à ces lieux.
La fin de la journée se passa sans incident ; mais, vers le soir, après avoir admiré le fantastique coucher de Bételgeuse, dilatée à l’horizon au-delà de toute imagination humaine, nous eûmes l’impression d’un changement autour de nous. La jungle s’animait de craquements et de frémissements furtifs, et nous nous sentions épiés à travers le feuillage par des yeux invisibles. Nous passâmes cependant une nuit sans alerte, barricadés dans notre chaloupe, faisant le guet à tour de rôle. Au petit jour, la même sensation nous assaillit encore et il me sembla entendre de petits cris aigus, comme ceux que Nova proférait la veille. Mais aucune des créatures dont notre esprit enfiévré peuplait la forêt ne se montra.
Nous décidâmes alors de retourner à la cascade et, tout le long du trajet, nous fûmes obsédés par cette impression énervante d’être suivis et observés par des êtres qui n’osaient pas se montrer. Pourtant, Nova, la veille, était bien venue nous rejoindre.
« Ce sont peut-être nos vêtements qui les effraient », dit soudain Arthur Levain.
Ceci me parut un trait de lumière. Je me rappelai distinctement que Nova, lorsqu’elle s’enfuyait après avoir étranglé notre singe, s’était trouvée devant le tas de nos habits. Elle avait fait alors un écart brusque pour les éviter, comme un cheval ombrageux.
« Nous verrons bien. »
Et, plongeant dans le lac, après nous être dévêtus, nous recommençâmes à jouer comme la veille indifférents en apparence à tout ce qui nous entourait.
La même ruse obtint le même succès. Au bout de quelques minutes, nous aperçûmes la fille sur la plate-forme rocheuse, sans l’avoir entendue venir. Elle n’était pas seule. Un homme se tenait auprès d’elle, un homme bâti comme nous, semblable aux hommes de la Terre, entièrement nu lui aussi, d’âge mur, et dont certains traits rappelaient ceux de notre déesse, si bien que j’imaginai qu’il était son père. Il nous regardait comme elle le faisait, dans une attitude de perplexité et d’émoi.
Et il y en avait beaucoup d’autres. Nous les découvrîmes peu à peu, tandis que nous nous efforcions de conserver notre feinte indifférence. Ils sortaient furtivement de la forêt et formaient graduellement un cercle continu autour du lac. C’étaient tous de solides, de beaux échantillons d’humanité, hommes, femmes à la peau dorée, s’agitant maintenant, paraissant en proie à une grande surexcitation et émettant parfois de petits cris.
Nous étions cernés, et assez inquiets en nous rappelant l’incident du chimpanzé. Mais leur attitude n’était pas menaçante ; ils semblaient seulement intéressés, eux aussi, par nos évolutions.
C’était bien cela. Bientôt, Nova – Nova que je considérais déjà comme une vieille connaissance – se laissa glisser dans l’eau et les autres l’imitèrent peu à peu avec plus ou moins d’hésitation. Tous approchèrent et nous recommençâmes à nous poursuivre comme la veille à la manière des phoques, avec la différence qu’il y avait maintenant autour de nous une vingtaine de ces créatures étranges, barbotant, s’ébrouant, tous avec un visage sérieux marquant un singulier contraste avec ces enfantillages.
Au bout d’un quart d’heure de ce manège, je commençai à m’en lasser. Était-ce pour nous conduire comme des gamins que nous avions abordé l’univers de Bételgeuse ? J’avais presque honte de moi-même et j’étais peiné de constater que le savant Antelle semblait prendre beaucoup de plaisir à ce jeu. Mais que pouvions-nous faire d’autre ! On imagine mal la difficulté d’entrer en contact avec des êtres qui ignorent la parole et le sourire. Je m’y employai pourtant. J’esquissai des gestes qui avaient la prétention d’être significatifs. Je joignis les mains dans une attitude aussi amicale que possible, m’inclinant en même temps, un peu à la façon des Chinois. Je leur adressai des baisers avec la main. Aucune de ces manifestations n’éveilla le moindre écho. Aucune lueur de compréhension n’apparut dans leur prunelle.
Quand nous avions discuté, pendant le voyage, de nos rencontres éventuelles avec des êtres vivants, nous évoquions des créatures difformes, monstrueuses, d’un aspect physique très différent du nôtre, mais nous supposions toujours implicitement chez elles la présence de l’esprit. Sur la planète Soror, la réalité paraissait complètement opposée : nous avions affaire à des habitants semblables à nous au point de vue physique, mais qui paraissaient totalement dénués de raison. C’était bien cela la signification de ce regard qui m’avait troublé chez Nova et que je retrouvais chez tous les autres : le manque de réflexion consciente ; l’absence d’âme.
Ils ne s’intéressaient qu’au jeu. Encore fallait-il que ce jeu fût bien stupide ! Ayant eu l’idée d’y introduire un semblant de cohérence, tout en restant à leur portée, nous nous prîmes tous trois par la main et, dans l’eau jusqu’à la ceinture, nous esquissâmes une ronde, élevant et abaissant les bras en cadence, comme auraient fait de très jeunes enfants. Ceci ne parut les toucher d’aucune manière. La plupart s’écartèrent de nous ; certains se mirent à nous contempler avec une absence de compréhension si évidente que nous restâmes nous-mêmes interloqués.
Et ce fut l’intensité de notre désarroi qui provoqua le drame. Nous étions si décontenancés de nous découvrir ainsi, trois hommes rassis dont l’un était une célébrité mondiale, nous tenant par la main, en train de danser une ronde enfantine sous l’œil narquois de Bételgeuse, que nous ne pûmes garder notre sérieux. Nous avions subi une telle contrainte depuis un quart d’heure qu’une détente nous était nécessaire. Nous fûmes secoués par un éclat de rire insensé, qui nous tordit en deux pendant plusieurs secondes, sans que nous pussions le maîtriser.
Alors, cette explosion d’hilarité éveilla enfin un écho chez ces hommes, mais certes pas celui que nous souhaitions. Une sorte de tempête agita le lac. Ils se mirent à fuir dans toutes les directions, dans un état d’affolement qui nous eût paru risible en d’autres circonstances. Au bout de quelques instants, nous nous trouvâmes seuls dans l’eau. Ils avaient fini par se rassembler sur la berge, au bout de la piscine, en un groupe frémissant, proférant leurs petits cris furieux et tendant les bras vers nous avec rage. Leur mimique était si menaçante que nous prîmes peur. Levain et moi, nous nous rapprochâmes de nos armes ; mais le sage Antelle nous enjoignit à voix basse de ne pas nous en servir et même de ne pas les brandir tant qu’ils n’approcheraient pas.
Nous nous rhabillâmes à la hâte, sans cesser de les surveiller. Mais à peine avions-nous enfilé pantalons et chemises que leur agitation s’accrut jusqu’à la frénésie. Il semblait que la vue d’hommes vêtus leur fût insupportable. Quelques-uns prirent la fuite ; d’autres s’avancèrent vers nous, les bras tendus en avant, les mains crispées. Je saisis ma carabine. Paradoxalement pour des êtres aussi obtus, ils parurent saisir la signification de ce geste, tournèrent le dos et disparurent derrière les arbres.
Nous nous hâtâmes de regagner la chaloupe. Pendant le retour, j’avais l’impression qu’ils étaient toujours présents, quoique invisibles, et qu’ils accompagnaient silencieusement notre retraite.
L’assaut fut donné alors que nous parvenions en vue de la clairière, avec une soudaineté qui nous interdit toute défense. Débouchant des fourrés comme des chevreuils, les hommes de Soror furent sur nous avant que nous eussions pu épauler nos armes.
Ce qu’il y avait de curieux dans cette agression, c’est qu’elle n’était pas exactement dirigée contre nos personnes. J’en eus l’intuition immédiate, qui bientôt se précisa. A aucun moment, je ne me sentis en danger de mort, comme l’avait été Hector. Ils n’en voulaient pas à notre vie, mais à nos vêtements et à tous les accessoires que nous portions. En un instant, nous fûmes immobilisés. Un tourbillon de mains fureteuses nous arrachaient armes, munitions et sacs pour les jeter au loin, tandis que d’autres s’acharnaient à nous dépouiller de nos habits pour les lacérer. Quand j’eus compris ce qui excitait leur fureur, je me laissai faire avec passivité et, si je fus un peu griffé, je ne reçus aucune blessure sérieuse. Antelle et Levain m’imitèrent et nous nous retrouvâmes bientôt nus comme des vers, au milieu d’un groupe d’hommes et de femmes qui, visiblement rassurés de nous revoir ainsi se remirent à jouer autour de nous, nous serrant de trop près toutefois pour nous permettre de fuir.
Ils étaient maintenant au moins une centaine aux abords de la clairière. Ceux qui n’étaient pas tout près de nous se ruèrent alors sur notre chaloupe avec une furie comparable à celle qui leur avait fait mettre en pièces nos vêtements. Malgré le désespoir que je ressentais à les voir saccager notre précieux véhicule, je réfléchissais à leur conduite et il me semblait pouvoir en dégager un principe essentiel : ces êtres étaient mis en rage par les objets. Tout ce qui était fabriqué excitait leur colère, et aussi leur frayeur. Quand ils avaient saisi un instrument quelconque, ils ne le gardaient à la main que le temps de le briser, le déchirer ou le tordre. Ensuite, ils le rejetaient vivement au loin comme si c’eût été un fer rouge, quitte à le reprendre ensuite pour parfaire sa destruction. Ils me faisaient songer à un chat se battant avec un gros rat à demi mort, mais encore dangereux, ou à une mangouste ayant attrapé un serpent. J’avais déjà noté comme un fait curieux qu’ils nous eussent attaqués sans aucune arme, sans même se servir d’un bâton.
Nous assistâmes, impuissants, à la mise à sac de notre chaloupe. La porte avait vite cédé à leur poussée. Ils se ruèrent à l’intérieur et détruisirent tout ce qui pouvait être détruit, en particulier les instruments de bord les plus précieux dont ils dispersèrent les débris. Ce pillage dura un long moment. Ensuite, comme l’enveloppe métallique restait seule intacte, ils revinrent vers notre groupe. Nous fûmes bousculés, tiraillés et finalement entraînés par eux au plus profond de la jungle.
Notre situation devenait de plus en plus alarmante. Désarmés, dépouillés, obligés de marcher pieds nus à une allure trop rapide pour nous, nous ne pouvions ni échanger nos impressions ni même nous plaindre. Toute velléité de conversation provoquait des réflexes si menaçants que nous dûmes nous résigner à un silence douloureux. Et pourtant, ces créatures étaient des hommes comme nous. Habillés et coiffés, ils n’auraient guère attiré l’attention dans notre monde. Leurs femmes étaient toutes belles sans qu’aucune pût rivaliser avec la splendeur de Nova.
Celle-ci nous suivait de près. A plusieurs reprises, comme j’étais harcelé par mes gardes, je tournai la tête vers elle, implorant une marque de compassion qu’il me sembla surprendre une fois sur son visage. Mais ce n’était, je crois, que le fait de mon désir de l’y trouver. Dès que mon regard accrochait le sien, elle cherchait à l’éviter, sans que son œil exprimât d’autre sentiment que la perplexité.
Ce calvaire dura plusieurs heures. J’étais accablé de fatigue, les pieds ensanglantés, le corps couvert d’égratignures causées par les ronces, à travers lesquelles les hommes de Soror se faufilaient sans dommage comme des serpents. Mes compagnons n’étaient pas en meilleur état que moi et Antelle trébuchait à chaque pas, quand nous arrivâmes enfin en un lieu qui semblait être le but de cette course. La forêt y était moins épaisse et les buissons avaient fait place à une herbe courte. Là, nos gardes nous lâchèrent et, sans plus s’occuper de nous, se mirent de nouveau à jouer en se poursuivant à travers les arbres, ce qui paraissait la principale occupation de leur existence. Nous tombâmes sur le sol, hébétés par la fatigue, profitant de ce répit pour nous concerter à voix basse.
Il fallait toute la philosophie de notre chef pour nous empêcher de sombrer dans un noir découragement. Le soir tombait. Nous pouvions sans doute réussir une évasion en profitant de l’inattention générale ; mais où aller ? Même si nous parvenions à refaire le chemin parcouru, nous n’avions aucune chance de pouvoir utiliser la chaloupe. Il nous parut plus sage de rester sur place et de tenter d’amadouer ces êtres déconcertants. D’autre part, la faim nous tenaillait.
Nous nous levâmes et fîmes quelques pas timides. Ils continuèrent leurs jeux insensés sans se soucier de nous. Seule, Nova semblait ne pas nous avoir oubliés. Elle se mit à nous suivre à distance, détournant toujours la tête quand nous la regardions. Après avoir erré au hasard, nous découvrîmes que nous étions dans une sorte de campement, où les abris n’étaient même pas des huttes, mais des espèces de nids, comme en font les grands singes de notre forêt africaine : quelques branchages entrelacés, sans aucun lien, posés sur le sol ou encastrés dans la fourche des branches basses. Certains de ces nids étaient occupés. Des hommes et des femmes – je ne vois pas par quel autre nom je les désignerais – étaient tapis là, souvent par couples, assoupis, pelotonnés l’un contre l’autre à la manière des chiens frileux. D’autres abris, plus étendus, servaient à des familles entières et nous aperçûmes plusieurs enfants endormis, qui me parurent tous beaux et bien portants.
Cela n’apportait aucune solution au problème alimentaire. Enfin, nous aperçûmes au pied d’un arbre une famille qui s’apprêtait à manger ; mais leur repas n’était guère fait pour nous tenter. Ils dépeçaient, sans l’aide d’aucun instrument, un assez gros animal, qui ressemblait à un cerf. Avec leurs ongles et leurs dents, ils en arrachaient des morceaux de chair crue, qu’ils dévoraient, après en avoir seulement détaché des lanières de peau. Il n’y avait aucune trace de foyer dans les environs. Ce festin nous soulevait le cœur et d’ailleurs après nous être approchés de quelques pas, nous comprîmes que nous n’étions en aucune façon conviés à le partager ; au contraire ! Des grondements nous écartèrent bien vite.
Ce fut Nova qui vint à notre secours. Le fit-elle parce qu’elle avait fini par comprendre que nous avions faim ? Pouvait-elle vraiment comprendre quelque chose ? Ou bien parce qu’elle était affamée elle-même ? En tout cas, elle s’approcha d’un arbre de haute taille, enserra le tronc de ses cuisses, s’éleva ainsi jusqu’aux branches et disparut dans le feuillage. Quelques instants après, nous vîmes tomber sur le sol une profusion de fruits qui ressemblaient à des bananes. Puis elle redescendit, en ramassa deux ou trois et se mit à les dévorer en nous regardant. Après quelques hésitations, nous nous enhardîmes à l’imiter. Les fruits étaient assez bons et nous parvînmes à nous rassasier pendant qu’elle nous observait sans protester. Après avoir bu l’eau d’un ruisseau, nous décidâmes de passer la nuit là.
Chacun de nous choisit son coin d’herbe pour y construire un nid semblable à ceux de la cité. Nova fut intéressée par notre manège, au point même de s’approcher de moi pour m’aider à briser une branche récalcitrante.
Je fus ému par ce geste, dont le jeune Levain ressentit un dépit tel qu’il se coucha immédiatement, s’enfouit dans la verdure et nous tourna le dos. Quant au professeur Antelle, il dormait déjà tant il était recru.
Je m’attardai à terminer ma couche, toujours observé par Nova, qui s’était un peu reculée. Quand je m’étendis à mon tour, elle resta un long moment immobile, comme indécise ; puis elle s’approcha à petits pas hésitants. Je ne fis pas un geste, de crainte de l’effaroucher. Elle se coucha à côté de moi. Je ne bougeai toujours pas. Elle finit par se pelotonner contre moi, et rien ne nous distingua des autres couples qui occupaient les nids de cette étrange tribu. Mais quoique cette fille fût d’une merveilleuse beauté, je ne la considérais pas, alors, comme une femme. Ses façons étaient celles d’un animal familier qui cherche la chaleur de son maître. J’appréciai la tiédeur de son corps, sans qu’il me vînt à l’esprit de la désirer. Je finis par m’endormir dans cette position extravagante, à demi mort de fatigue, serré contre une créature étrangement belle et incroyablement inconsciente, après avoir à peine accordé un coup d’œil à un satellite de Soror, plus petit que notre Lune, qui répandait sur la jungle une lueur jaunâtre.
Le ciel blanchissait à travers les arbres quand je me réveillai. Nova dormait encore. Je la contemplai en silence et soupirai en me rappelant sa cruauté envers notre pauvre singe. Elle avait été aussi, sans doute, à l’origine de notre mésaventure, en nous signalant à ses compagnons. Mais comment lui en garder rancune devant l’harmonie de son corps ?
Elle bougea soudain et dressa la tête. Une lueur d’effroi passa dans sa prunelle et je sentis ses muscles se durcir. Devant mon immobilité, cependant, sa physionomie s’adoucit peu à peu. Elle se souvenait ; elle parvint pour la première fois à soutenir mon regard pendant un moment. Je considérai cela comme une victoire personnelle et, oubliant son émoi de la veille devant cette manifestation terrestre, je me laissai aller à lui sourire encore.
Sa réaction, cette fois, fut atténuée. Elle tressaillit, tendue de nouveau comme pour prendre son élan, mais resta immobile. Encouragé, j’accentuai mon sourire. Elle frémit encore, mais finit par se calmer, son visage n’exprimant bientôt qu’un intense étonnement. Avais-je réussi à l’apprivoiser ? Je m’enhardis à poser une main sur son épaule. Elle eut un frisson, mais ne bougea toujours pas. J’étais enivré par ce succès ; je le fus bien davantage lorsque j’eus l’impression qu’elle cherchait à m’imiter.
C’était vrai. Elle essayait de sourire. Je devinais ses efforts pénibles pour contracter les muscles de sa face délicate. Elle fit ainsi plusieurs tentatives, parvenant seulement à esquisser une sorte de grimace douloureuse. Il y avait un élément émouvant dans ce labeur démesuré d’un être humain vers une expression familière, avec un résultat si pitoyable. Je me sentis soudain bouleversé, empli de commisération comme envers un enfant infirme. J’accentuai la pression de ma main sur son épaule. J’approchai mon visage du sien. J’effleurai ses lèvres. Elle répondit à ce geste en frottant son nez contre le mien, puis en passant sa langue sur ma joue.
J’étais désorienté et indécis. A tout hasard, je l’imitai, avec maladresse. Après tout, j’étais un visiteur étranger et c’était à moi d’adopter les mœurs du grand système de Bételgeuse. Elle parut satisfaite. Nous en étions là de nos tentatives de rapprochement, moi, ne sachant trop comment poursuivre, angoissé à la pensée de commettre quelque bévue avec mes façons de la Terre, quand un effroyable charivari nous fit sursauter.
Mes deux compagnons, que j’avais égoïstement oubliés, et moi-même, nous nous trouvâmes debout dans l’aube naissante. Nova avait fait un bond encore plus rapide et présentait les signes du plus profond affolement. Je compris d’ailleurs tout de suite que ce vacarme n’était pas seulement une mauvaise surprise pour nous, mais pour tous les habitants de la forêt, car tous, abandonnant leur tanière, s’étaient mis à courir de-ci de-là d’une manière désordonnée. Il ne s’agissait plus d’un jeu, comme la veille ; leurs cris exprimaient une terreur intense.
Ce vacarme, rompant brusquement le silence de la forêt, était de nature à glacer le sang, mais j’avais en outre l’intuition que les hommes de la jungle savaient à quoi s’en tenir et que leur épouvante était due à l’approche d’un danger précis. C’était une cacophonie singulière, un mélange de coups précipités, sourds comme des roulements de tambour, d’autres sons plus discordants ressemblant à un concert de casseroles ; et aussi de cris. Ce furent ces cris qui nous impressionnèrent le plus car, quoique n’appartenant à aucune langue connue de nous, ils étaient incontestablement humains.
Le petit jour éclairait dans la forêt une scène insolite : hommes, femmes, enfants couraient en tous sens, se croisant, se bousculant, certains mêmes grimpant aux arbres comme pour y chercher un refuge. Bientôt pourtant, quelques-uns, parmi les plus âgés, s’arrêtèrent pour tendre l’oreille et écouter. Le bruit se rapprochait assez lentement. Il venait de la région où la forêt était le plus dense et semblait émaner d’une ligne continue assez longue. Je le comparai au tapage que font les rabatteurs dans certaines de nos grandes chasses.
Les anciens de la tribu parurent prendre une décision. Ils poussèrent une série de glapissements, qui étaient sans doute des signaux ou des ordres, et s’élancèrent dans la direction opposée du bruit. Tous les autres les suivirent et nous les vîmes galoper autour de nous comme une harde de cerfs débusqués. Nova avait pris son élan, mais elle hésita soudain et se retourna vers nous, vers moi surtout, me sembla-t-il. Elle lança un gémissement plaintif, que je pris pour une invitation à la suivre, puis fit un bond et disparut.
Le tapage devenait plus intense et il me semblait entendre craquer la broussaille comme sous des pas pesants. J’avoue que je perdis mon sang-froid. La sagesse me conseillait pourtant de rester sur place et d’affronter les nouveaux arrivants qui, eux, cela se précisait à chaque seconde, émettaient des cris humains. Mais, après les épreuves de la veille, cet horrible vacarme agissait sur mes nerfs. La terreur de Nova et des autres était passée dans mes veines. Je ne réfléchis pas ; je ne me concertai même pas avec mes compagnons ; je plongeai dans les buissons et pris la fuite moi aussi sur les traces de la jeune fille.
Je parcourus plusieurs centaines de mètres, sans parvenir à la rejoindre, et m’aperçus alors que Levain, seul, m’avait suivi, l’âge du professeur Antelle lui interdisant sans doute pareille course. Il haletait à côté de moi. Nous nous regardâmes, honteux de notre conduite, et j’allais lui proposer de revenir en arrière ou, au moins, d’attendre notre chef, quand d’autres bruits nous firent sursauter.
Pour ceux-là, je ne pouvais faire erreur. C’étaient des coups de feu qui faisaient retentir la jungle : un, deux, trois, puis bien d’autres, à intervalles irréguliers, parfois isolés, parfois deux détonations consécutives rappelant étrangement un doublé de chasseur. On tirait devant nous, sur le chemin pris par les fuyards. Pendant que nous hésitions, la ligne d’où venait le premier vacarme, la ligne des rabatteurs, s’approcha, s’approcha tout près de nous, mettant de nouveau notre cerveau en déroute. Je ne sais pourquoi la fusillade me parut moins redoutable, plus familière que ce tapage de l’enfer. D’instinct, je repris ma course en avant, ayant soin toutefois de me dissimuler dans les buissons et de faire le moins de bruit possible. Mon compagnon me suivit.
Nous arrivâmes ainsi dans la région d’où partaient les détonations. Je ralentis l’allure et m’approchai encore, en rampant presque. Toujours suivi de Levain, je gravis une sorte de butte et m’arrêtai au sommet, haletant. Il n’y avait plus devant moi que quelques arbres et un rideau de broussailles. J’avançai avec précaution ma tête au ras du sol. Là, je restai quelques instants comme assommé, terrassé par une vision hors de proportions avec ma pauvre raison humaine.
Il y avait plusieurs éléments baroques, certains horribles, dans le tableau que j’avais sous les yeux, mais mon attention fut d’abord retenue tout entière par un personnage, immobile à trente pas de moi, qui regardait dans ma direction.
Je faillis pousser un cri de surprise. Oui, malgré ma terreur, malgré le tragique de ma propre position – j’étais pris entre les rabatteurs et les tireurs – la stupéfaction étouffa tout autre sentiment quand je vis cette créature à l’affût, guettant le passage du gibier. Car cet être était un singe, un gorille de belle taille. J’avais beau me répéter que je devenais fou, je ne pouvais nourrir le moindre doute sur son espèce. Mais la rencontre d’un gorille sur la planète Soror ne constituait pas l’extravagance essentielle de l’événement. Celle-ci tenait pour moi à ce que ce singe était correctement habillé, comme un homme de chez nous, et surtout à l’aisance avec laquelle il portait ses vêtements. Ce naturel m’impressionna tout d’abord. A peine eus-je aperçu l’animal qu’il me parut évident qu’il n’était pas du tout déguisé. L’état dans lequel je le voyais était normal, aussi normal pour lui que la nudité pour Nova et ses compagnons.
Il était habillé comme vous et moi, je veux dire comme nous serions habillés si nous participions à une de ces battues, organisées chez nous pour les ambassadeurs ou autres personnages importants, dans nos grandes chasses officielles. Son veston de couleur brune semblait sortir de chez le meilleur tailleur parisien et laissait voir une chemise à gros carreaux, comme en portent nos sportifs. La culotte, légèrement bouffante au-dessus des mollets, se prolongeait par une paire de guêtres. Là s’arrêtait la ressemblance ; au lieu de souliers, il portait de gros gants noirs.
C’était un gorille, vous dis-je ! Du col de la chemise sortait la hideuse tête terminée en pain de sucre, couverte de poils noirs, au nez aplati et aux mâchoires saillantes. Il était là, debout, un peu penché en avant, dans la posture du chasseur à l’affût, serrant un fusil dans ses longues mains. Il se tenait en face de moi, de l’autre côté d’une large trouée pratiquée dans la forêt perpendiculairement à la direction de la battue.
Soudain, il tressaillit. Il avait perçu comme moi un léger bruit dans les buissons, un peu sur ma droite. Il tourna la tête, en même temps qu’il relevait son arme, prêt à épauler. De mon perchoir, j’aperçus le sillage laissé dans la broussaille par un des fuyards, qui courait en aveugle droit devant lui. Je faillis crier pour l’alerter, tant l’intention du singe était évidente. Mais je n’en eus ni le temps ni la force ; déjà, l’homme déboulait comme un chevreuil sur le terrain découvert. Le coup de feu retentit alors qu’il atteignait le milieu du champ de tir. Il fit un saut, s’effondra et resta immobile après quelques convulsions.
Mais je n’observai l’agonie de la victime qu’un peu plus tard, mon attention ayant été encore retenue par le gorille. J’avais suivi l’altération de sa physionomie depuis qu’il était alerté par le bruit, et enregistré un certain nombre de nuances surprenantes : d’abord, la cruauté du chasseur qui guette sa proie et le plaisir fiévreux que lui procure cet exercice ; mais par-dessus tout le caractère humain de son expression. C’était bien là le motif essentiel de mon étonnement : dans la prunelle de cet animal brillait l’étincelle spirituelle que j’avais vainement cherchée chez les hommes de Soror.
La hantise de ma propre position étouffa bientôt ma stupeur première. La détonation me fit porter de nouveau le regard vers la victime et je fus le témoin terrifié de ses derniers soubresauts. Je m’aperçus alors avec épouvante que l’allée qui coupait la forêt était parsemée de corps humains. Il ne m’était plus possible de m’illusionner sur le sens de cette scène. J’apercevais un autre gorille semblable au premier à cent pas de là. J’assistais à une battue – j’y participais aussi, hélas ! – une battue fantastique où les chasseurs, postés à intervalles réguliers, étaient des singes et où le gibier traqué était constitué par des hommes, des femmes comme moi, des hommes et des femmes dont les cadavres nus, troués, tordus en des postures ridicules, ensanglantaient le sol.
Je détournai les yeux de cette horreur insoutenable. Je préférais encore la vue du simple grotesque et regardai de nouveau le gorille qui me barrait la route. Il avait fait un pas de côté, démasquant un autre singe qui se tenait derrière lui, comme un serviteur auprès de son maître. C’était un chimpanzé, un chimpanzé de petite taille, un jeune chimpanzé, me sembla-t-il, mais un chimpanzé, je le jure, vêtu avec moins de recherche que le gorille d’un pantalon et d’une chemise, qui jouait prestement son rôle dans l’organisation méticuleuse que je commençais à découvrir. Le chasseur venait de lui tendre son fusil. Le chimpanzé lui en passa un autre, qu’il tenait à la main. Puis, avec des gestes précis, utilisant les cartouches d’une ceinture qu’il portait autour de la taille et que les rayons de Bételgeuse faisaient étinceler, le petit singe rechargea l’arme. Ensuite, chacun reprit son poste.
Toutes ces impressions m’avaient affecté en quelques instants. J’aurais voulu réfléchir, analyser ces découvertes ; je n’en avais pas le temps. A mon côté, Arthur Levain, glacé de terreur, était incapable de m’apporter un secours quelconque. Le péril croissait à chaque seconde. Les rabatteurs approchaient derrière nous. Leur tapage devenait étourdissant. Nous étions forcés comme des bêtes sauvages, comme ces malheureuses créatures que je voyais encore passer autour de nous. La population de la cité devait être encore plus importante que je ne l’avais soupçonné, car beaucoup d’hommes déboulaient encore sur la piste, pour y trouver une mort affreuse.
Pas tous, cependant. M’efforçant de recouvrer un peu de sang-froid, j’observai du haut de ma butte le comportement des fuyards. Certains, complètement affolés, se précipitaient en écrasant les buissons à grand bruit, donnant ainsi l’alerte aux singes, qui les abattaient à coup sûr. Mais d’autres faisaient preuve de plus de discernement, comme de vieux sangliers, plusieurs fois traqués, qui ont appris de nombreuses ruses. Ceux-là s’approchaient en tapinois, marquaient un temps d’arrêt à la lisière, observaient à travers les feuilles le chasseur le plus proche et attendaient l’instant où son attention était attirée d’un autre côté. Alors, d’un bond, à toute vitesse, ils traversaient l’allée meurtrière. Plusieurs réussirent ainsi à gagner indemnes le taillis d’en face, dans lequel ils disparaissaient.
Il y avait peut-être là une chance de salut. Je fis signe à Levain de m’imiter et me coulai sans bruit jusqu’au dernier fourré avant la piste. Là, je fus envahi par un scrupule saugrenu. Moi, un homme, devais-je vraiment recourir à de telles ruses pour berner un singe ? La seule conduite digne de ma condition n’était-elle pas de me lever, de marcher vers l’animal et de le corriger à coups de bâton ? Le tintamarre grossissant derrière moi réduisit à néant cette folle velléité.
La chasse se terminait dans un vacarme infernal. Les rabatteurs étaient sur nos talons. J’entrevis l’un d’eux émergeant du feuillage. C’était un énorme gorille, qui tapait au hasard avec un gourdin, en hurlant de toute la force de ses poumons. Il me fit une impression encore plus terrible que le chasseur au fusil. Levain se mit à claquer des dents et à trembler de tous ses membres, tandis que je regardais de nouveau devant moi, attendant un instant propice.
Mon malheureux compagnon me sauva inconsciemment la vie par son imprudence. Il avait complètement perdu la raison. Il se leva sans précaution, se mit à courir au hasard et déboucha dans l’allée en plein dans la ligne de tir du chasseur. Il n’alla pas loin. Le coup de feu parut le casser en deux et il s’écroula, ajoutant son cadavre à tous ceux qui jonchaient déjà le sol. Je ne perdis pas de temps à le pleurer – que pouvais-je faire pour lui ? – Je guettai fiévreusement le moment où le gorille allait tendre le fusil à son serviteur. Dès qu’il fit ce geste, je bondis à mon tour et traversai l’allée. Je le vis, comme dans un rêve, se hâter de saisir l’arme, mais j’étais déjà à couvert quand il épaula. J’entendis une exclamation qui ressemblait à un juron, mais je ne perdis pas de temps à méditer sur cette nouvelle bizarrerie.
Je l’avais joué. J’en ressentis une joie singulière, qui fut un baume pour mon humiliation. Je continuai à courir de toutes mes forces, m’éloignant le plus vite possible du carnage. Je n’entendais plus les cris des rabatteurs. J’étais sauvé.
Sauvé ! Je sous-estimais la malignité des singes sur la planète Soror. Je n’avais pas parcouru cent mètres que je butai, tête baissée, dans un obstacle dissimulé sous le feuillage. C’était un filet à larges mailles, tendu au-dessus du sol et muni de grandes poches, dans l’une desquelles je m’enfonçai profondément. Je n’étais pas le seul prisonnier. Le filet barrait une large section de la forêt et une foule de fugitifs, qui avaient échappé au fusil, s’y étaient laissé prendre comme moi. A ma droite et à ma gauche, des soubresauts accompagnés de piaulement furieux témoignaient de leurs efforts pour se libérer.
Une rage folle s’empara de moi quand je me sentis ainsi captif, une rage plus forte que la terreur, me laissant incapable de la moindre réflexion. Je fis exactement le contraire de ce que me conseillait la raison, c’est-à-dire que je me débattais d’une manière parfaitement désordonnée, ce qui eut pour résultat de resserrer les mailles autour de mon corps. Je fus finalement si bien ligoté que je dus me tenir coi, à la merci des singes que j’entendais approcher.
Une terreur mortelle s’empara de moi quand je vis s’avancer leur troupe. Après avoir été témoin de leur cruauté, je pensais qu’ils allaient effectuer un massacre général.
Les chasseurs, tous des gorilles, marchaient en tête. Je remarquai qu’ils avaient abandonné leurs armes, ce qui me donna un peu d’espoir. Derrière eux, venaient les servants et les rabatteurs, parmi lesquels il y avait un nombre à peu près égal de gorilles et de chimpanzés. Les chasseurs paraissaient les maîtres et leurs façons étaient celles d’aristocrates. Ils ne semblaient pas animés de mauvaises intentions et s’interpellaient de la meilleure humeur du monde…
En vérité, je suis si bien accoutumé aujourd’hui aux paradoxes de cette planète que j’ai écrit la phrase précédente sans songer à l’absurdité qu’elle représente. Et pourtant, c’est la vérité ! Les gorilles avaient des airs d’aristocrates. Ils s’interpellaient joyeusement en un langage articulé et leur physionomie exprimait à chaque instant des sentiments humains dont j’avais vainement cherché la trace chez Nova. Hélas ! qu’était-il advenu de Nova ? Je frémis en évoquant l’allée sanglante. Je comprenais maintenant l’émoi que lui avait causé la vue de notre chimpanzé. Il existait certainement une haine farouche entre les deux races. Il suffisait pour s’en convaincre de voir l’attitude des hommes prisonniers, à l’approche des singes. Ils s’agitaient frénétiquement, ruaient des quatre membres, grinçaient des dents, l’écume à la bouche, et mordaient avec rage les cordes du filet.
Sans prendre garde à ce tumulte, les gorilles chasseurs – je me surpris à les appeler des seigneurs – donnaient des ordres à leurs valets. De grands chariots, assez bas, dont la plate-forme était constituée par une cage, furent avancés sur une piste qui se trouvait de l’autre côté du filet. On nous y enfourna, à raison d’une dizaine par chariot, opération qui fut assez longue, car les prisonniers se débattaient avec désespoir. Deux gorilles, les mains recouvertes de gants de cuir pour éviter les morsures, les saisissaient un par un, les dégageaient du piège et les jetaient dans une cage, dont la porte était vite repoussée, tandis qu’un des seigneurs dirigeait l’opération, appuyé avec nonchalance sur une canne.
Quand mon tour vint, je voulus attirer l’attention sur moi en parlant. Mais à peine avais-je ouvert la bouche qu’un des exécutants, prenant sans doute cela pour une menace, m’appliqua avec brutalité son énorme gant sur la face. Je fus bien obligé de me taire et fus jeté comme un ballot dans une cage, en compagnie d’une douzaine d’hommes et de femmes, encore trop agités pour faire attention à moi.
Quand nous fûmes tous embarqués, un des servants vérifia la fermeture des cages et vint rendre compte à son maître. Celui-ci fit un geste de la main, et des ronflements de moteur firent retentir la forêt. Les chariots se mirent en branle, chacun tiré par une sorte de tracteur automobile conduit par un singe. Je distinguai fort bien le chauffeur du véhicule qui suivait le mien. C’était un chimpanzé. Il était vêtu d’un bleu et semblait d’humeur joviale. Il nous adressait parfois des exclamations ironiques et, quand le moteur ralentissait, je pouvais l’entendre fredonner une mélopée au rythme assez mélancolique, dont la musique ne manquait pas d’harmonie.
Cette première étape fut si courte que je n’eus guère le temps de reprendre mes esprits. Après avoir roulé pendant un quart d’heure sur une mauvaise piste, le convoi s’arrêta sur un vaste terre-plein, devant une maison en pierre. C’était l’orée de la forêt ; je distinguai au-delà une plaine couverte de cultures ayant l’aspect de céréales.
La maison, avec son toit en tuile rouge, ses volets verts et des inscriptions inscrites sur un panneau à l’entrée, avait l’apparence d’une auberge. Je compris vite que c’était un rendez-vous de chasse. Les guenons étaient venues y attendre leurs seigneurs, qui arrivaient dans leurs voitures particulières, après avoir suivi un autre chemin que nous. Les dames gorilles étaient assises en cercle dans des fauteuils et papotaient à l’ombre de grands arbres qui ressemblaient à des palmiers. L’une d’elles buvait de temps en temps dans un verre, à l’aide d’une paille.
Dès que les chariots furent rangés, elles s’approchèrent, curieuses de voir les résultats de la chasse et, d’abord, les pièces abattues, que des gorilles, protégés par un long tablier, étaient en train d’extraire de deux grands camions, pour les exposer à l’ombre des arbres.
C’était le glorieux tableau de chasse. Là encore, les singes opéraient avec méthode. Ils plaçaient les cadavres sanglants sur le dos, côte à côte, alignés comme au cordeau. Puis, tandis que les guenons poussaient de petits cris admiratifs, ils s’appliquaient à présenter le gibier d’une manière attrayante. Ils allongeaient les bras le long du corps, ouvraient les mains, la paume en l’air. Ils étiraient les jambes, faisaient jouer des articulations pour enlever au corps son aspect de cadavre, rectifiaient un membre disgracieusement tordu ou bien atténuaient la contraction d’un cou. Ensuite, ils lissaient avec soin les cheveux, particulièrement ceux des femmes, comme certains chasseurs lissent le poil ou la plume de l’animal qu’ils viennent d’abattre.
Je crains de ne pouvoir faire comprendre ce que ce tableau avait pour moi de grotesque et de diabolique. Ai-je assez insisté sur le physique totalement, absolument simiesque de ces singes, mis à part l’expression de leur regard ? Ai-je dit que ces guenons, habillées elles aussi d’une façon sportive, mais avec une grande recherche, se bousculaient pour découvrir les plus belles pièces et se les montraient du doigt en congratulant leurs seigneurs gorilles ? Ai-je dit qu’une d’elles, sortant d’un sac une paire de petits ciseaux, se pencha sur un corps, coupa quelques mèches d’une chevelure brune, en fit une boucle autour de son doigt, puis, bientôt imitée par toutes les autres, la fixa sur son bonnet au moyen d’une épingle ?
L’exposition du tableau était terminée : trois rangées de corps soigneusement disposés, hommes et femmes alternés, celles-ci dardant une ligne de seins dorés vers l’astre monstrueux qui incendiait le ciel. Détournant les yeux avec horreur, j’aperçus un nouveau personnage qui s’avançait, portant une boîte oblongue au bout d’un trépied. C’était un chimpanzé. Je reconnus très vite en lui le photographe qui devait fixer le souvenir de ces exploits cynégétiques pour la postérité simienne. La séance dura plus d’un quart d’heure, les gorilles se faisant d’abord prendre individuellement dans des postures avantageuses, certains posant le pied d’un air triomphant sur une de leurs victimes, puis en groupe compact, chacun passant le bras autour du cou de son voisin. Les guenons eurent ensuite leur tour et prirent des attitudes gracieuses devant ce charnier, avec leur chapeau empanaché bien en évidence.
Il y avait dans cette scène une horreur disproportionnée avec la résistance d’un cerveau normal. Je réussis pendant un certain temps à comprimer le sang qui bouillait dans mes veines, mais quand je distinguai le corps sur lequel une de ces femelles s’était assise pour obtenir un cliché plus sensationnel, quand je reconnus, sur la face de ce cadavre allongé auprès des autres, les traits juvéniles, presque enfantins de mon infortuné compagnon, Arthur Levain, il me fut impossible de me contenir. Et mon émoi explosa encore d’une manière absurde, en harmonie avec le côté grotesque de cette macabre exposition. Je me laissai aller à une hilarité insensée ; j’éclatai de rire.
Je n’avais pas pensé à mes compagnons de cage. J’étais incapable de penser ! Le tumulte déchaîné par mon rire me rappela leur voisinage, aussi dangereux pour moi, sans doute, que celui des singes. Des bras menaçants se tendirent vers moi. Je compris le péril et étouffai mes éclats en enfouissant la tête dans mes bras. Je ne sais pourtant si j’aurais évité d’être étranglé et déchiré si quelques-uns des singes, alertés par le tapage, n’avaient rétabli l’ordre à coups de pique. Un autre incident détourna d’ailleurs bientôt l’attention générale. Une cloche tinta dans l’auberge, annonçant l’heure du déjeuner. Les gorilles se dirigèrent vers la maison par petits groupes, en bavardant gaiement, tandis que le photographe rangeait ses instruments après avoir pris quelques clichés de nos cages.
Nous n’étions cependant pas oubliés, nous, les hommes. Je ne savais le sort que nous destinaient les singes, mais il entrait dans leurs vues de nous soigner. Avant de disparaître dans l’auberge, un des seigneurs donna des instructions à un gorille, qui semblait être un chef d’équipe. Celui-ci revint vers nous, rassembla son monde et, bientôt, les servants nous apportèrent à manger dans des bassines et à boire, dans des seaux. La nourriture consistait en une sorte de pâtée. Je n’avais pas faim, mais j’étais résolu à manger pour conserver mes forces intactes. Je m’approchai d’un des récipients, autour duquel plusieurs prisonniers s’étaient accroupis. Je fis comme eux et tendis une main timide. Ils me regardèrent d’un air hargneux, mais, la nourriture étant abondante, me laissèrent faire. C’était une bouillie épaisse, à base de céréales, qui n’avait pas mauvais goût. J’en avalai quelques poignées sans déplaisir.
Notre menu fut d’ailleurs corsé par la bonne grâce de nos gardiens. La chasse terminée, ces rabatteurs, qui m’avaient tant effrayé, ne se montraient pas méchants, tant que nous nous comportions bien. Ils se promenaient devant les cages et nous lançaient de temps en temps quelques fruits, s’amusant beaucoup de la bousculade que cet envoi ne manquait pas de provoquer. J’assistai même à une scène qui me donna à réfléchir. Une petite fille ayant attrapé un fruit au vol, son voisin se précipita sur elle pour le lui arracher. Le singe, alors, brandit sa pique, la passa entre les barreaux et repoussa l’homme avec brutalité ; puis il mit un deuxième fruit dans la main même de l’enfant. Je connus ainsi que ces créatures étaient accessibles à la pitié.
Quand le repas fut terminé, le chef d’équipe et ses aides entreprirent de modifier la composition du convoi, en transférant certains prisonniers d’une cage dans une autre. Ils semblaient effectuer une sorte de tri, dont le critère m’échappait. Me trouvant finalement placé dans un groupe d’hommes et de femmes de fort belle allure, je m’efforçai de me persuader qu’il s’agissait des sujets les plus remarquables, éprouvant une consolation amère à penser que les singes, au premier coup d’œil, m’avaient jugé digne de figurer parmi une élite.
J’eus la surprise et l’immense joie de reconnaître Nova parmi mes nouveaux compagnons. Elle avait échappé au massacre et j’en remerciai le ciel de Bételgeuse. C’est en songeant à elle surtout que j’avais examiné longuement les victimes, tremblant à chaque instant de découvrir son admirable forme dans le tas de cadavres. J’avais l’impression de retrouver un être cher et, perdant de nouveau la tête, je me précipitai vers elle en lui ouvrant mes bras. C’était pure folie ; mon geste la terrorisa. Avait-elle donc oublié notre intimité de la nuit ? Un physique aussi merveilleux n’était-il animé par aucune âme ? Je me sentis accablé en la voyant se contracter à mon approche, les mains crispées comme pour m’étrangler, ce qu’elle eût probablement fait si j’avais insisté.
Pourtant, comme je m’étais immobilisé, elle se calma assez vite. Elle s’allongea dans un coin de la cage et je l’imitai en soupirant. Tous les autres prisonniers avaient fait de même. Ils paraissaient maintenant las, prostrés et résignés à leur sort.
Au-dehors, les singes préparaient le départ du convoi. Une bâche fut tendue au-dessus de notre cage et rabattue jusqu’à mi-hauteur des parois, laissant passer le jour. Des ordres furent criés ; les moteurs mis en marche. Je me trouvai emporté à grande allure vers une destination inconnue, angoissé à la pensée des nouvelles tribulations qui m’attendaient sur la planète Soror.
J’étais anéanti. Les événements de ces deux journées avaient brisé mon corps et plongé mon esprit dans un désarroi si profond que j’avais été incapable jusqu’alors de déplorer la perte de mes camarades et même de me représenter d’une manière concrète tout ce qu’impliquait pour moi la détérioration de la chaloupe. J’accueillis avec soulagement la pénombre, puis l’isolement dans l’obscurité presque totale qui suivit, car le soir tomba très vite et nous roulâmes toute la nuit. Je m’ingéniais à chercher un sens aux événements dont j’avais été le témoin. J’avais besoin de ce travail intellectuel pour échapper au désespoir qui me guettait, pour me prouver que j’étais un homme, je veux dire un homme de la Terre, une créature raisonnable, habituée à découvrir une explication logique aux caprices en apparence miraculeux de la nature, et non une bête traquée par des singes évolués.
Je repassai dans ma tête toutes mes observations, souvent enregistrées à mon insu. Une impression générale les dominait toutes : ces singes, mâles et femelles, gorilles et chimpanzés, n’étaient en aucune façon ridicules. J’ai déjà mentionné qu’ils ne m’étaient jamais apparus comme des animaux déguisés, comme les singes savants qu’on montre dans nos cirques. Sur Terre, un chapeau sur la tête d’une guenon est un spectacle hilarant pour certains, pour moi pénible. Rien de tel ici. Le chapeau et la tête étaient en harmonie et il n’y avait rien que de très naturel dans tous leurs gestes. La guenon qui buvait dans un verre avec une paille avait l’air d’une dame. Je me rappelai aussi avoir vu un des chasseurs sortir une pipe de sa poche, la bourrer avec méthode et l’allumer. Eh bien, rien dans cet acte n’avait choqué mon instinct, tant ses mouvements étaient routiniers. J’avais eu besoin de réfléchir pour conclure au paradoxe. Je méditai longuement sur ce point et, pour la première fois peut-être depuis ma capture, je déplorai la disparition du professeur Antelle. Sa sagesse et sa science auraient sans doute pu découvrir une explication à ces paradoxes. Qu’était-il devenu ? J’étais certain qu’il ne figurait pas dans le tableau des pièces abattues. Se trouvait-il parmi les prisonniers ? Ce n’était pas impossible ; je ne les avais pas tous vus. Je n’osais espérer qu’il eût réussi à conserver sa liberté.
Avec mes faibles ressources, je tentai d’échafauder une hypothèse qui, en vérité, ne me satisfit pas beaucoup. Peut-être les habitants de cette planète, les êtres civilisés dont nous avions aperçu les villes, peut-être étaient-ils arrivés à dresser des singes de façon à en obtenir un comportement plus ou moins raisonnable ; cela, après une sélection patiente et des efforts portant sur plusieurs générations ? Après tout, sur Terre, certains chimpanzés parviennent à exécuter des tours étonnants. Le fait même qu’ils eussent un langage n’était peut-être pas aussi extravagant que je l’avais cru. Je me rappelais maintenant une discussion sur ce sujet avec un spécialiste. Il m’avait appris que de graves savants passaient une partie de leur existence à essayer de faire parler des primates. Ils prétendaient que rien dans la conformation de ces bêtes ne s’y opposait. Jusqu’alors, tous leurs efforts avaient été vains, mais ils persévéraient, soutenant que le seul obstacle tenait à ce que les singes ne voulaient pas parler. Peut-être, un jour avaient-ils voulu, sur la planète Soror ? Cela permettait à ces habitants hypothétiques de les utiliser pour certaines besognes grossières, comme cette chasse au cours de laquelle j’avais été capturé.
Je me raccrochais avec acharnement à cette explication, répugnant avec épouvante à en imaginer une autre, plus simple, tant il me semblait indispensable pour mon salut qu’il existât sur cette planète de véritables créatures conscientes, c’est-à-dire des hommes, des hommes comme moi, avec lesquels je pourrais m’expliquer.
Des hommes ! A quelle race appartenaient donc les êtres que les singes abattaient et capturaient ? Des peuplades arriérées ? Si cela était, quelle cruauté chez les maîtres de cette planète pour tolérer et peut-être ordonner ces massacres !
Je fus distrait de ces pensées par une forme qui s’approchait de moi en rampant. C’était Nova. Autour de moi, tous les prisonniers s’étaient couchés par groupes sur le plancher. Après quelques hésitations, elle se pelotonna contre moi, comme la veille. J’essayai vainement, encore une fois, de découvrir dans son regard la flamme qui eût donné à son geste la valeur d’un élan amical. Elle détourna la tête et ferma bientôt les yeux. Malgré cela, je fus réconforté par sa simple présence et je finis par m’endormir contre elle, en essayant de ne pas penser au lendemain.
Je réussis à dormir jusqu’au jour, par un réflexe de défense contre des velléités de pensées trop accablantes. Mon sommeil fut cependant coupé de cauchemars fiévreux, où le corps de Nova m’apparaissait comme celui d’un monstrueux serpent enroulé autour du mien. J’ouvris les yeux au matin. Elle était déjà éveillée. Elle s’était un peu écartée de moi et m’observait de son regard éternellement perplexe.
Notre véhicule ralentit et je m’aperçus que nous pénétrions dans une ville. Les prisonniers s’étaient levés et se tenaient accroupis contre les grilles, regardant par-dessous la bâche un spectacle qui semblait réveiller leur émoi de la veille. Je les imitai ; je collai mon visage contre les barreaux et contemplai pour la première fois une cité civilisée de la planète Soror.
Nous roulions dans une rue assez large, bordée de trottoirs. J’examinai anxieusement les passants : c’étaient des singes. Je vis un commerçant, une sorte d’épicier, qui venait de relever le rideau de sa boutique et se retournait avec curiosité pour nous voir passer : c’était un singe. Je tentai de distinguer les passagers et le chauffeur des voitures automobiles qui nous dépassaient : ils étaient habillés à la mode de chez nous et c’étaient des singes.
Mon espoir de découvrir une race humaine civilisée devenait chimérique et je vécus la fin du trajet dans un morne découragement. Notre chariot ralentit encore. Je remarquai alors que le convoi s’était disloqué pendant la nuit, car il ne comportait plus que deux véhicules, les autres ayant dû prendre une autre direction. Après avoir franchi une porte cochère, nous nous arrêtâmes dans une cour. Des singes nous entourèrent aussitôt et s’employèrent à calmer l’agitation grandissante des prisonniers par quelques coups de pique.
La cour était entourée de bâtiments à plusieurs étages, avec des rangées de fenêtres toutes semblables. L’ensemble suggérait un hôpital et cette impression fut confirmée par la venue des nouveaux personnages qui s’avançaient à la rencontre de nos gardiens. Ils portaient tous une blouse blanche et un petit calot, comme des infirmiers : c’étaient des singes.
C’étaient des singes, tous, gorilles et chimpanzés. Ils aidèrent nos gardiens à décharger les chariots. Nous fûmes extraits de la cage, un par un, fourrés dans un grand sac et emmenés à l’intérieur du bâtiment. Je n’opposai aucune résistance et me laissai transporter par deux gros gorilles vêtus de blanc. Pendant plusieurs minutes, j’eus l’impression que nous suivions de longs couloirs et montions des escaliers. Enfin, je fus déposé sans douceur sur le parquet, puis, le sac ouvert, projeté dans une autre cage, fixe cette fois, au plancher recouvert d’une litière de paille et où j’étais seul. Un des gorilles verrouilla la porte avec soin.
La salle où je me trouvais contenait un grand nombre de cages semblables à la mienne, disposées sur deux rangées et donnant sur un long passage. La plupart étaient déjà occupées, certaines par mes compagnons de la razzia, qu’on venait d’amener là, d’autres par des hommes et des femmes qui devaient être prisonniers depuis longtemps. On reconnaissait ceux-ci à une certaine allure résignée. Ils regardaient les arrivants d’un air désabusé, dressant à peine l’oreille quand l’un d’eux poussait des gémissements plaintifs. Je remarquai aussi que les nouveaux étaient placés, comme moi, dans une cellule individuelle, alors que les anciens étaient en général réunis par couple. Passant le nez entre deux barreaux, j’aperçus une cage plus grande au bout du couloir, contenant un grand nombre d’enfants. Contrairement aux adultes, ceux-ci paraissaient très surexcités par l’arrivée de notre fournée. Ils gesticulaient, se bousculaient et faisaient mine de secouer les grilles, en poussant de petits cris, comme de jeunes singes querelleurs.
Les deux gorilles revenaient, portant un autre sac. Mon amie Nova en sortit, et j’eus encore la consolation de la voir placée dans la cage située juste en face de la mienne. Elle protesta contre cette opération à sa manière particulière, tentant de griffer et de mordre. Quand la grille fut refermée, elle se précipita contre les barreaux, essaya de les ébranler, grinçant des dents et poussant des ululements à fendre l’âme. Au bout d’une minute de ce manège, elle m’aperçut, s’immobilisa et haussa un peu le cou comme un animal surpris. Je lui fis un demi-sourire prudent et un petit geste de la main, qu’elle essaya d’imiter avec maladresse, ce qui me remplit le cœur de joie.
Je fus distrait par le retour des deux gorilles en blouse blanche. Le déchargement devait être terminé, car ils ne portaient aucun fardeau ; mais ils poussaient devant eux un chariot chargé de nourriture et de seaux d’eau, qu’ils distribuaient aux prisonniers, ce qui ramena le calme parmi eux.
Ce fut bientôt mon tour. Pendant qu’un des gorilles montait la garde, l’autre pénétra dans ma cage et plaça devant moi une terrine contenant la pâtée, quelques fruits et un seau. J’avais décidé de faire mon possible pour établir un contact avec ces singes, qui paraissaient bien les seuls êtres civilisés et raisonnables de la planète. Celui qui m’apportait à manger n’avait pas l’air méchant. Observant ma tranquillité, il me tapota même l’épaule d’un geste familier. Je le regardai dans les yeux ; puis, portant la main à ma poitrine, je m’inclinai cérémonieusement. Je lus une intense surprise sur son visage, en relevant la tête. Je lui souris alors, mettant toute mon âme dans cette manifestation. Il était près de sortir ; il s’arrêta, interloqué et poussa une exclamation. J’avais enfin réussi à me faire remarquer. Voulant confirmer mon succès en montrant toutes mes capacités, je prononçai assez stupidement la première phrase qui me vint à l’esprit.
« Comment allez-vous ? Je suis un homme de la Terre. J’ai fait un long voyage. »
Le sens n’avait pas d’importance. Il me suffisait de parler pour lui dévoiler ma véritable nature. J’avais certainement atteint mon but. Jamais stupéfaction pareille ne s’inscrivit sur les traits d’un singe. Il en resta le souffle coupé et la bouche ouverte, ainsi que son compagnon. Tous deux commencèrent à mi-voix une conversation rapide, mais le résultat ne fut pas celui que j’escomptais. Après m’avoir dévisagé d’un air soupçonneux, le gorille se recula vivement et sortit de la cage, qu’il referma avec encore plus de soin qu’auparavant. Les deux singes se regardèrent alors un instant, puis éclatèrent d’un énorme éclat de rire. Je devais représenter un phénomène vraiment unique, car ils n’en finissaient pas de s’ébaudir à mes dépens. Ils en avaient les larmes aux yeux et l’un d’eux dut poser la marmite qu’il tenait pour sortir son mouchoir.
Ma désillusion fut telle que j’entrai d’un seul coup dans une épouvantable fureur. Je me mis, moi aussi, à secouer les barreaux, à montrer les dents et à les injurier dans toutes les langues que je connaissais. Quand j’eus épuisé mon répertoire d’invectives, je continuai à hurler des sons indistincts, ce qui eut pour seul résultat de leur faire hausser les épaules.
J’avais tout de même réussi à attirer l’attention sur moi. En s’en allant, ils se retournèrent plusieurs fois pour m’observer. Comme j’avais fini par me calmer, à bout de forces, je vis l’un d’eux sortir un carnet de sa poche et y inscrire quelques notes, après avoir relevé avec soin un signe marqué sur un écriteau au sommet de ma cage, que je supposai être un numéro.
Ils partirent. Un moment agités par ma démonstration, les autres prisonniers s’étaient remis à leur repas. Il n’y avait rien d’autre à faire pour moi : manger et me reposer, en attendant une occasion plus favorable de révéler ma noble essence. J’avalai encore une bouillie de céréales et quelques fruits succulents. En face de moi, Nova s’arrêtait parfois de mâcher pour me lancer des regards furtifs.
On nous laissa tranquilles le reste de la journée. Le soir, après nous avoir servi un autre repas, les gorilles se retirèrent en éteignant les lumières. Je dormis peu cette nuit-là, non à cause de l’inconfort de la cage – la litière était épaisse et formait une couche acceptable – mais je n’en finissais pas d’imaginer des plans pour entrer en communication avec les singes. Je me promis de ne plus me laisser aller à la colère, mais de rechercher avec une patience inlassable toutes les occasions de montrer mon esprit. Les deux gardiens à qui j’avais eu affaire étaient probablement des subalternes bornés, incapables d’interpréter mes initiatives ; mais il devait exister d’autres singes plus cultivés.
Je m’aperçus, dès le lendemain matin, que cet espoir n’était pas vain. J’étais éveillé depuis une heure. La plupart de mes compagnons tournaient sans arrêt dans leur cage, à la manière de certains animaux captifs. Quand je réalisai que je faisais comme eux, depuis déjà un long moment et à mon insu, j’en conçus du dépit et me forçai à m’asseoir devant la grille, en prenant une attitude aussi humaine, aussi pensive que possible. C’est alors que la porte du couloir fut poussée et que je vis entrer un nouveau personnage, accompagné par les deux gardiens. C’était un chimpanzé femelle, et je compris qu’elle occupait un poste important dans l’établissement, à la façon dont les gorilles s’effaçaient devant elle.
Ceux-ci lui avaient certainement fait un rapport sur mon compte car, dès son entrée, la guenon posa une question à l’un d’eux, qui tendit le doigt dans ma direction. Alors, elle se dirigea directement vers ma cage.
Je l’observai avec attention tandis qu’elle s’approchait. Elle était vêtue, elle aussi, d’une blouse blanche, de coupe plus élégante que celle des gorilles, serrée à la taille par une ceinture, et dont les manches courtes révélaient deux longs bras agiles. Ce qui me frappa surtout en elle, ce fut son regard, remarquablement vif et intelligent. J’en augurai du bien pour nos futures relations. Elle me parut très jeune, malgré les rides de sa condition simienne qui encadraient son museau blanc. Elle tenait à la main une serviette de cuir.
Elle s’arrêta devant ma cage et commença à m’examiner, tout en sortant un cahier de sa serviette.
« Bonjour, madame », dis-je en m’inclinant.
J’avais parlé de ma voix la plus douce. La face de la guenon exprima une intense surprise, mais elle conserva son sérieux, imposant même silence, d’un geste autoritaire, aux gorilles qui recommençaient à ricaner.
« Madame ou mademoiselle, continuai-je encouragé, je regrette de vous être présenté dans de telles conditions et dans ce costume. Croyez bien que je n’ai pas l’habitude…»
Je disais encore n’importe quelles bêtises, cherchant seulement des paroles en harmonie avec le ton civil auquel j’avais décidé de me tenir. Quand je me tus, ponctuant mon discours par le plus aimable des sourires, son étonnement se changea en stupeur. Ses yeux clignotèrent plusieurs fois et les rides de son front se plissèrent. Il était évident qu’elle cherchait avec passion la solution d’un difficile problème. Elle me sourit à son tour et j’eus l’intuition qu’elle commençait à soupçonner une partie de la vérité.
Pendant cette scène, les hommes des cages nous observaient sans manifester cette fois la hargne que le son de ma voix provoquait chez eux. Ils donnaient des signes de curiosité. L’un après l’autre, ils cessèrent leur ronde fébrile pour venir coller leur visage contre les barreaux, afin de mieux nous voir. Seule, Nova paraissait furieuse et s’agitait sans cesse.
La guenon sortit un stylo de sa poche et écrivit plusieurs lignes dans son cahier. Puis, relevant la tête et rencontrant encore mon regard anxieux, elle sourit de nouveau. Ceci m’encouragea à faire une autre avance amicale. Je tendis un bras vers elle à travers la grille, la main ouverte. Les gorilles sursautèrent et eurent un mouvement pour s’interposer. Mais la guenon, dont le premier réflexe avait été tout de même de reculer, se reprit, les arrêta d’un mot et, sans cesser de me fixer, avança elle aussi son bras velu, un peu tremblant, vers le mien. Je ne bougeai pas. Elle s’approcha encore et posa sa main aux doigts démesurés sur mon poignet. Je la sentis frémir à ce contact. Je m’appliquai à ne faire aucun mouvement qui pût l’effrayer. Elle me tapota la main, me caressa le bras, puis se tourna vers ses assistants d’un air triomphant.
J’étais haletant d’espoir, de plus en plus convaincu qu’elle commençait à reconnaître ma noble essence. Quand elle parla impérieusement à l’un des gorilles, j’eus la folie d’espérer que ma cage allait être ouverte, avec des excuses. Hélas ! il n’était pas question de cela ! Le gardien fouilla dans sa poche et en sortit un petit objet blanc, qu’il tendit à sa patronne. Celle-ci me le mit elle-même dans la main avec un charmant sourire. C’était un morceau de sucre.
Un morceau de sucre ! Je tombais de si haut, je me sentis d’un coup si découragé devant l’humiliation de cette récompense que je faillis le lui jeter à la face. Je me rappelai juste à temps mes bonnes résolutions et me contraignis à rester calme. Je pris le sucre, m’inclinai et le croquai d’un air aussi intelligent que possible.
Tel fut mon premier contact avec Zira. Zira était le nom de la guenon, comme je l’appris bientôt. Elle était le chef du service où j’avais été amené. Malgré ma déception finale, ses façons me donnaient beaucoup d’espoir et j’avais l’intuition que je parviendrais à entrer en communication avec elle. Elle eut une longue conversation avec les gardiens et il me sembla qu’elle leur donnait des instructions à mon sujet. Ensuite, elle continua sa tournée, inspectant les autres occupants des cages.
Elle examinait avec attention chacun des nouveaux venus et prenait quelques notes, plus succinctes que pour moi. Jamais elle ne se risqua à toucher l’un d’eux. Si elle l’avait fait, je crois que j’aurais été jaloux. Je commençais à ressentir l’orgueil d’être le sujet exceptionnel qui, seul, mérite un traitement privilégié. Quand je la vis s’arrêter devant les enfants et leur lancer, à eux aussi, des morceaux de sucre, j’en éprouvai un violent dépit ; un dépit au moins égal à celui de Nova qui, après avoir montré les dents à la guenon, s’était couchée, de rage, au fond de sa cage et me tournait le dos.
La deuxième journée se passa comme la première. Les singes ne s’occupèrent de nous que pour nous apporter à manger. J’étais de plus en plus perplexe au sujet de ce bizarre établissement quand, le lendemain, commença pour nous une série de tests, dont le souvenir m’humilie aujourd’hui mais qui me procurèrent alors une distraction.
Le premier me parut tout d’abord assez insolite. Un des gardiens s’approcha de moi, tandis que son compère opérait devant une autre cage. Mon gorille gardait une main cachée derrière son dos ; de l’autre, il tenait un sifflet. Il me regarda pour attirer mon attention, porta le sifflet à sa bouche et en tira une succession de sons aigus ; cela, pendant une minute entière. Puis il démasqua son autre main, me montrant avec ostentation une de ces bananes dont j’avais apprécié la saveur et dont tous les hommes se montraient friands. Il tint le fruit devant moi, sans cesser de m’observer.
J’allongeai le bras, mais la banane était hors de portée et le gorille ne s’approchait pas. Il paraissait déçu et semblait désirer un autre geste. Au bout d’un moment, il se lassa, cacha de nouveau le fruit et recommença de siffler. J’étais nerveux, intrigué par ces simagrées et je faillis perdre patience quand il le brandit encore hors de mon atteinte. Je réussis pourtant à rester calme, essayant de deviner ce qu’il attendait de moi, car il avait l’air de plus en plus surpris, comme devant un comportement anormal. Il refit le même manège cinq ou six fois puis, découragé, passa à un autre prisonnier.
J’eus un net sentiment de frustration quand je constatai que celui-ci recevait la banane, lui, dès la première expérience et il en fut de même du suivant. Je surveillai de près l’autre gorille qui se livrait à la même cérémonie dans la rangée d’en face. Comme il en était arrivé à Nova, je ne perdis aucune des réactions de celle-ci. Il siffla, ensuite brandit un fruit comme son camarade. Aussitôt, la jeune fille s’agita, remuant les mâchoires et…
La lumière se fit brusquement dans mon esprit. Nova, la radieuse Nova, s’était mise à saliver abondamment à la vue de cette friandise, comme un chien à qui l’on présente un morceau de sucre. C’était cela qu’attendait le gorille, cela seulement pour aujourd’hui. Il lui abandonna l’objet de sa convoitise et passa à une autre cage.
J’avais compris, vous dis-je, et je n’en étais pas peu fier ! J’avais entrepris autrefois des études de biologie et les travaux de Pavlov n’avaient pas de secrets pour moi. Il s’agissait ici d’expérimenter sur les hommes les réflexes qu’il avait étudiés sur les chiens. Et moi, moi si stupide quelques instants auparavant, maintenant, avec ma raison et ma culture, non seulement je saisissais l’esprit de ce test, mais je prévoyais ceux qui devaient suivre. Pendant plusieurs jours, peut-être, les singes opéreraient ainsi : coups de sifflet, puis présentation d’un aliment favori, celui-ci suscitant la salivation chez le sujet. Après une certaine période, c’est le son du sifflet, seul, qui causerait le même effet. Les hommes auraient acquis des réflexes conditionnés, suivant le jargon scientifique.
Je n’en finissais pas de me féliciter de ma perspicacité et n’eus de cesse que je n’en eusse fait étalage. Comme mon gorille repassait devant moi, ayant fini sa tournée, je cherchai par tous les moyens à attirer son attention. Je tapai sur les barreaux ; je lui montrai ma bouche avec de grands gestes, si bien qu’il daigna recommencer l’expérience. Alors, dès le premier coup de sifflet, et bien avant qu’il eût brandi le fruit, je me mis à saliver, à saliver avec rage, à saliver avec frénésie, à saliver, moi, Ulysse Mérou, comme si ma vie en dépendait, tant j’éprouvais de plaisir à lui prouver mon intelligence.
En vérité, il parut fort décontenancé, appela son compagnon et s’entretint longuement avec lui, comme la veille. Je pouvais suivre le raisonnement simpliste de ces lourdauds : voilà un homme qui n’avait aucun réflexe, un instant auparavant, et qui, tout d’un coup, a acquis des réflexes conditionnés, ce qui demandait avec les autres une durée et une patience considérables ! Je prenais en pitié la faiblesse de leur intellect, qui les empêchait d’attribuer la seule cause possible à ce progrès subit : la conscience. J’étais certain que Zira se fût montrée plus fine.
Cependant, ma sagesse et mon excès de zèle eurent un résultat différent de celui que j’escomptais. Ils s’éloignèrent en négligeant de me donner le fruit, que l’un d’eux croqua lui-même. Ce n’était plus la peine de me récompenser, puisque le but recherché était atteint sans cela.
Ils revinrent le lendemain avec d’autres accessoires. L’un portait une cloche ; l’autre poussait devant lui, monté sur un petit chariot, un appareil qui avait toutes les apparences d’une magnéto. Cette fois, éclairé sur le genre d’expériences auxquelles nous devions être soumis, je compris l’usage qu’ils voulaient faire de ces instruments avant même qu’ils s’en fussent servis.
Ils commencèrent avec le voisin de Nova, un gaillard de haute taille, au regard particulièrement terne, qui s’était approché de la grille et tenait les barreaux à pleines mains, comme nous le faisions tous maintenant au passage des geôliers. Un des gorilles se mit à agiter la cloche, qui rendait un son grave, pendant que l’autre branchait un câble de la magnéto sur la cage. Quand la cloche eut tinté un assez long moment, le deuxième opérateur se mit à tourner la manivelle de l’appareil. L’homme fit un bond en arrière, en poussant des cris plaintifs.
Ils recommencèrent plusieurs fois ce manège sur le même sujet, celui-ci étant incité à revenir se coller contre le fer par l’offre d’un fruit. Le but, je le savais, était de le faire bondir en arrière dès la perception du son de cloche et avant la décharge électrique (encore un réflexe conditionné) mais il ne fut pas atteint ce jour-là, le psychisme de l’homme n’étant pas assez développé pour lui permettre d’établir une relation de cause à effet.
Je les attendais, moi, en ricanant intérieurement, impatient de leur faire sentir la différence entre instinct et intelligence. Au premier son de cloche, je lâchai vivement les barreaux et me reculai vers le milieu de la cage. En même temps, je les dévisageais et souriais narquoisement. Les gorilles froncèrent le sourcil. Ils ne riaient plus du tout de mes façons et, pour la première fois, paraissaient soupçonner que je me moquais d’eux.
Ils allaient tout de même se décider à recommencer l’expérience quand leur attention fut détournée par l’arrivée de nouveaux visiteurs.
Trois personnages s’avançaient dans le passage : Zira, la guenon chimpanzé, et deux autres singes dont l’un était visiblement une haute autorité.
C’était un orang-outan ; le premier de cette espèce que je voyais sur la planète Soror. Il était moins grand que les gorilles et assez voûté. Ses bras étaient relativement plus longs, de sorte qu’il marchait souvent en prenant appui sur ses mains, ce que les autres singes ne faisaient que rarement. Il me donnait ainsi l’impression bizarre de s’aider de deux cannes. La tête ornée de longs poils fauves enfoncée dans les épaules, le visage figé dans un air de méditation pédante, il m’apparut comme un vieux pontife, vénérable et solennel. Son costume tranchait aussi sur celui des autres : une longue redingote noire, dont le revers s’ornait d’une étoile rouge, et un pantalon rayé blanc et noir, le tout assez poussiéreux.
Une guenon chimpanzé de petite taille le suivait, portant une lourde serviette. D’après son attitude, elle devait être sa secrétaire. On ne s’étonne plus, je pense, de me voir signaler à chaque instant des attitudes et des expressions significatives chez ces singes. Je jure que tout être raisonnable eût conclu comme moi, à la vue de ce couple, qu’il s’agissait d’un savant chevronné et de son humble secrétaire. Leur arrivée fut l’occasion pour moi de constater une fois de plus le sens de la hiérarchie qui semblait exister chez les singes. Zira témoignait au grand patron un respect évident. Les deux gorilles se portèrent à sa rencontre dès qu’ils l’aperçurent et le saluèrent très bas. L’orang-outan leur fit un petit signe condescendant de la main.
Ils se dirigèrent tout droit vers ma cage. N’étais-je pas le sujet le plus intéressant du lot ? J’accueillis l’autorité avec mon sourire le plus amical et en lui parlant sur un ton emphatique.
« Cher orang-outan, dis-je, combien je suis heureux d’être enfin en présence d’une créature qui respire la sagesse et l’intelligence ! Je suis sûr que nous allons nous entendre, toi et moi. »
Le cher vieillard avait tressauté au son de ma voix. Il se gratta longuement l’oreille, tandis que son œil soupçonneux inspectait la cage, comme s’il flairait une supercherie. Zira prit alors la parole, son cahier à la main, relisant les notes prises à mon sujet. Elle insistait, mais il était manifeste que l’orang-outan refusait de se laisser convaincre. Il prononça deux ou trois sentences d’allure pompeuse, haussa plusieurs fois les épaules, secoua la tête, puis mit les mains derrière son dos et entreprit une promenade dans le couloir, passant et repassant devant ma cage en me lançant des coups d’œil assez peu bienveillants. Les autres singes attendaient ses décisions dans un silence respectueux.
Un respect apparent tout au moins, et qui me parut peu réel lorsque je surpris un signe furtif d’un gorille à l’autre, sur le sens duquel il était difficile de se tromper : ils se payaient la tête du patron. Ceci, joint au dépit que je ressentais de son attitude à mon égard, m’inspira l’idée de lui jouer une petite scène propre à le convaincre de mon esprit. Je me mis à arpenter la cage en long et en large, imitant son allure, le dos voûté, les mains derrière le dos, les sourcils froncés avec un air de profonde méditation.
Les gorilles s’étouffèrent à force de rire et Zira, elle-même, ne put garder son sérieux. Quant à la secrétaire, elle fut obligée de plonger le museau dans sa serviette pour dissimuler son hilarité. Je me félicitai de ma démonstration, jusqu’au moment où je m’aperçus qu’elle était dangereuse. Remarquant ma mimique, l’orang en conçut un violent dépit et prononça d’une voix sèche quelques paroles sévères qui rétablirent immédiatement l’ordre. Alors, il s’arrêta en face de moi et entreprit de dicter ses observations à sa secrétaire.
Il dictait depuis fort longtemps, ponctuant ses phrases de gestes pompeux. Je commençais à en avoir assez de son aveuglement et résolus de lui donner une nouvelle preuve de mes capacités. Tendant le bras vers lui, je prononçai, en m’appliquant de mon mieux :
« Mi Zaïus. »
J’avais remarqué que tous les subalternes s’adressant à lui commençaient par ces mots. Zaïus, je l’appris par la suite, était le nom du pontife ; mi, un titre honorifique.
Les singes furent médusés. Ils n’avaient plus du tout envie de rire, en particulier Zira, qui me parut extrêmement troublée, surtout lorsque j’ajoutai, en pointant un doigt vers elle : Zira, nom que j’avais également retenu et qui ne pouvait être que le sien. Quant à Zaïus, il fut en proie à une grande nervosité et se remit à arpenter le couloir, secouant de nouveau la tête d’un air incrédule.
Enfin calmé, il donna l’ordre de me faire subir devant lui les tests que l’on m’imposait depuis la veille. Je m’exécutai facilement. Je salivai au premier coup de sifflet. Je bondis en arrière au son de la cloche. Il me fit recommencer dix fois cette dernière opération, dictant à sa secrétaire d’interminables commentaires.
A la fin, j’eus une inspiration. Au moment où le gorille agitait la cloche, je décrochai la pince qui établissait le contact électrique avec ma grille et rejetai le câble à l’extérieur. Alors, je ne lâchai pas les barreaux et restai sur place, pendant que l’autre gardien, qui n’avait pas remarqué mon manège, s’escrimait à tourner la manivelle de la magnéto devenue inoffensive.
J’étais très fier de cette initiative, qui devait être une preuve irréfutable de sagesse pour toute créature raisonnable. En fait, l’attitude de Zira me prouva qu’elle, au moins, était fortement ébranlée. Elle me regarda avec une intensité singulière et son museau blanc se teinta de rose, ce qui, je l’appris plus tard, est un signe d’émoi chez les chimpanzés. Mais il n’y avait rien à faire pour convaincre l’orang-outan. Ce diable de singe se mit de nouveau à hausser les épaules d’une manière très désagréable, et à secouer la tête avec énergie quand Zira lui parla. C’était un savant méthodique ; il ne voulait pas s’en laisser conter. Il donna d’autres instructions aux gorilles et l’on m’infligea un nouveau test, qui était une combinaison des deux premiers.
Je le connaissais aussi. Je l’avais vu pratiquer sur des chiens dans certains laboratoires. Il s’agissait de troubler le sujet, d’introduire de la confusion mentale dans son esprit en combinant deux réflexes. L’un des gorilles lança une série de coups de sifflet, son prometteur de récompense, pendant que l’autre agitait la cloche, qui annonçait une punition. Je me rappelai les conclusions d’un grand savant biologiste à propos d’une expérience semblable : il était possible, disait-il, en abusant ainsi un animal, de provoquer chez lui des désordres émotionnels rappelant d’une manière remarquable la névrose chez l’homme, parfois même de l’amener à la folie, en répétant assez souvent ces manœuvres.
Je me gardai de tomber dans le piège ; mais, tendant ostensiblement l’oreille d’abord vers le sifflet, puis vers la cloche, je m’assis à égale distance des deux, le menton dans la main, dans l’attitude traditionnelle du penseur. Zira ne put s’empêcher de battre des mains. Zaïus sortit un mouchoir de sa poche et s’épongea le front.
Il transpirait, mais rien ne pouvait ébranler son stupide scepticisme. Je le vis bien à sa mine, après la véhémente discussion qu’il eut avec la guenon. Il dicta encore des notes à sa secrétaire, donna des instructions détaillées à Zira, qui les écouta d’un air peu satisfait, et finit par s’en aller après m’avoir lancé un dernier regard grognon.
Zira parla aux gorilles et je compris vite qu’elle leur donnait l’ordre de me laisser en paix, au moins pour le reste de la journée, car ils s’en allèrent avec leur matériel. Alors, restée seule, elle revint vers ma cage et m’examina de nouveau, en silence, pendant une longue minute. Puis, d’elle-même, elle me tendit la patte d’un geste amical. Je la saisis avec émotion, en murmurant doucement son nom. La rougeur qui colora son museau me révéla qu’elle était profondément touchée.
Zaïus revint quelques jours plus tard et sa visite fut le signal d’un bouleversement dans l’ordonnance de la salle. Mais il me faut d’abord conter comment, pendant ce laps de temps, je me distinguai encore aux yeux des singes.
Le lendemain de la première inspection de l’orang-outan, une avalanche de nouveaux tests s’était abattue sur nous ; le premier, à l’occasion du repas. Au lieu de déposer les aliments dans nos cages, comme ils le faisaient d’ordinaire, Zoram et Zanam, les deux gorilles dont j’avais fini par apprendre les noms, les hissèrent au plafond dans des paniers, au moyen d’un système de poulies dont les cages étaient munies. En même temps, ils placèrent quatre cubes en bois, d’assez gros volume, dans chaque cellule. Puis, s’étant reculés, ils nous observèrent.
C’était pitié de voir la mine déconfite de mes compagnons. Ils essayèrent de sauter, mais aucun ne put atteindre le panier. Certains grimpèrent le long des grilles, mais, parvenus au sommet, ils avaient beau étendre le bras, ils ne pouvaient saisir les aliments qui se trouvaient loin des parois. J’étais honteux de la sottise de ces hommes. Moi, est-il besoin de le mentionner, j’avais trouvé du premier coup la solution du problème. Il suffisait d’empiler les quatre cubes l’un sur l’autre, de se hisser sur cet échafaudage et de décrocher le panier. C’est ce que je fis, d’un air détaché qui dissimulait ma fierté. Ce n’était pas génial, mais je fus le seul à me montrer aussi subtil. L’admiration visible de Zoram et de Zanam m’alla droit au cœur.
Je commençai à manger, sans cacher mon dédain pour les autres prisonniers, qui étaient incapables de suivre mon exemple, après avoir été témoins de l’opération. Nova, elle-même, ne put m’imiter ce jour-là, quoique j’eusse recommencé plusieurs fois mon manège à son intention. Elle essaya cependant – elle était certainement une des plus intelligentes du lot. Elle tenta de placer un cube sur un autre, le posa en déséquilibre, fut effrayée par sa chute et alla se réfugier dans un coin. Cette fille, d’une agilité et d’une souplesse remarquables, dont tous les gestes étaient harmonieux, se montrait comme les autres d’une maladresse inconcevable dès qu’il s’agissait de manipuler un objet. Elle apprit pourtant à exécuter le tour au bout de deux jours.
Ce matin-là, j’eus pitié d’elle et lui lançai deux des plus beaux fruits à travers les barreaux. Ce geste me valut une caresse de Zira, qui venait d’entrer. Je fis le gros dos comme un chat sous sa main velue, au grand déplaisir de Nova, que ces démonstrations mettaient en rage et qui se mit aussitôt à s’agiter et à gémir.
Je me distinguai dans bien d’autres épreuves ; mais surtout, écoutant avec attention, je réussis à retenir quelques mots simples du langage simien et à en comprendre le sens. Je m’exerçais à les prononcer quand Zira passait devant ma cage et elle paraissait de plus en plus stupéfaite. J’en étais à ce stade quand eut lieu la nouvelle inspection de Zaïus.
Il était encore escorté de sa secrétaire, mais accompagné aussi d’un autre orang-outan, solennel comme lui, comme lui décoré et qui causait avec lui sur un pied d’égalité. Je supposai qu’il s’agissait d’un confrère, appelé en consultation pour le cas troublant que je représentais. Ils entamèrent une longue discussion devant ma cage, avec Zira qui les avait rejoints. La guenon parla longtemps et avec véhémence. Je savais qu’elle était en train de plaider ma cause, mettant en relief l’acuité exceptionnelle, qu’on ne pouvait plus contester. Son intervention n’eut d’autre résultat que de provoquer un sourire d’incrédulité chez les deux savants.
Je fus encore incité à subir devant eux les tests où je m’étais montré si adroit. Le dernier consistait à ouvrir une boîte fermée par neuf systèmes différents (verrou, goupille, clé, crochet, etc.). Sur Terre, Kinnaman, je crois, avait inventé un appareil semblable pour évaluer le discernement des singes et ce problème était le plus compliqué que certains eussent réussi à résoudre. Il devait en être de même ici, pour les hommes. Je m’en étais tiré à mon honneur, après quelques tâtonnements.
Zira me tendit la boîte elle-même et je compris à son air suppliant qu’elle souhaitait ardemment me voir faire une brillante démonstration, comme si sa propre réputation était engagée dans l’épreuve. Je m’appliquai à la satisfaire et fis jouer les neuf mécanismes en un clin d’œil, sans aucune hésitation. Je ne m’en tins pas là. Je sortis le fruit que contenait la boîte et l’offris galamment à la guenon. Elle l’accepta en rougissant. Ensuite, je fis étalage de toutes mes connaissances et prononçai les quelques mots que j’avais appris, en montrant du doigt les objets correspondants.
Pour le coup, il me paraissait impossible qu’ils pussent avoir encore des doutes sur ma véritable condition. Hélas ! je ne connaissais pas encore l’aveuglement des orangs-outans ! Ils esquissèrent de nouveau ce sourire sceptique qui me mettait en fureur, firent taire Zira et recommencèrent à discuter entre eux. Ils m’avaient écouté comme si j’étais un perroquet. Je sentais qu’ils s’accordaient pour attribuer mes talents à une sorte d’instinct et à un sens aigu de l’imitation. Ils avaient probablement adopté la règle scientifique qu’un savant de chez nous résumait ainsi : « In no case may we interpret an action as the outcome of the exercise of a higher psychical faculty if it can be interpreted as the outcome of one which stands lower in the psychological scale[1]. »
Tel était le sens évident de leur jargon et je commençais à écumer de rage. Peut-être me serais-je laissé aller à quelque éclat, si je n’avais surpris un coup d’œil de Zira. Il apparaissait clairement qu’elle n’était pas d’accord avec eux et se sentait honteuse de les entendre tenir ces propos devant moi.
Son confrère ayant fini par s’en aller, après avoir sans doute émis une opinion catégorique sur mon compte, Zaïus se livra à d’autres exercices. Il fit le tour de la salle, examinant en détail chacun des captifs et donnant de nouvelles instructions à Zira, qui les notait au fur et à mesure. Sa mimique semblait présager de nombreux changements dans l’occupation des cages. Je ne fus pas long à pénétrer son plan et à comprendre le sens des comparaisons manifestes qu’il établissait entre certains caractères de tel homme et ceux de telle femme.
Je ne m’étais pas trompé. Les gorilles exécutaient maintenant les ordres du grand patron, après que Zira les eut transmis. Nous fûmes répartis par couples. Quelles diaboliques épreuves présageait donc cet appariement ? Quelles particularités de la race humaine ces singes désiraient-ils étudier, avec la rage d’expérimentation qui les possédait ? Ma connaissance des laboratoires biologiques m’avait suggéré la réponse : pour un savant qui s’est donné l’instinct et les réflexes comme champ d’investigation, l’instinct sexuel présente un intérêt primordial.
C’était cela ! Ces démons voulaient étudier sur nous, sur moi, qui me trouvais mêlé au troupeau par l’extravagance du destin, les pratiques amoureuses des hommes, les méthodes d’approche du mâle et de la femelle, les façons qu’ils ont de s’accoupler en captivité, pour les comparer peut-être avec des observations antérieures sur les mêmes hommes en liberté. Sans doute aussi désiraient-ils se livrer à des expériences de sélection ?
Dès que j’eus pénétré leur dessein, je me sentis humilié comme je ne l’avais jamais été et je fis le serment de mourir plutôt que de me prêter à ces manœuvres dégradantes. Cependant, ma honte fut réduite dans de notables proportions, je suis obligé de l’avouer, quoique ma résolution restât ferme, quand je vis la femme que la science m’avait assignée comme compagne. C’était Nova. Je fus presque enclin à pardonner sa sottise et son aveuglement au vieil olibrius et je ne protestai d’aucune manière quand Zoram et Zanam, m’ayant empoigné à bras-le-corps, me jetèrent aux pieds de la nymphe du torrent.
Je ne raconterai pas en détail les scènes qui se déroulèrent dans les cages pendant les semaines qui suivirent. Comme je l’avais deviné, les singes s’étaient mis en tête d’étudier le comportement amoureux des humains et ils apportaient à ce travail leur méthode habituelle, notant les moindres circonstances, s’ingéniant à provoquer les rapprochements, intervenant parfois avec leurs piques pour ramener à la raison un sujet récalcitrant.
J’avais commencé moi-même à faire quelques observations, pensant en agrémenter le reportage que je comptais publier lors de mon retour sur la Terre ; mais je me lassai vite, ne trouvant rien de vraiment piquant à noter ; rien, si ce n’est tout de même l’étrange manière dont l’homme faisait sa cour à la femme avant de s’approcher d’elle. Il se livrait à une parade tout à fait semblable à celle qu’exécutent certains oiseaux ; une sorte de danse lente, hésitante, composée de pas en avant, en arrière et de côté. Il se mouvait ainsi suivant un cercle qui allait en se rétrécissant, un cercle dont le centre était occupé par la femme, qui se contentait de tourner sur elle-même sans se déplacer. J’assistai avec intérêt à plusieurs de ces parades, dont le rite essentiel était toujours le même, les détails pouvant varier parfois. Quant à l’accouplement qui concluait ces préliminaires, bien que je fusse un peu éberlué les premières fois d’en être le témoin, j’en arrivai très vite à ne pas lui accorder plus d’attention que les autres prisonniers. Le seul élément surprenant de ces exhibitions était la gravité scientifique avec laquelle les singes les épiaient, sans jamais négliger d’en noter le déroulement dans leur carnet.
Ce fut une autre affaire quand, s’apercevant que je ne me livrais pas à ces ébats – je l’avais juré, rien n’eût pu m’inciter à me donner ainsi en spectacle –, les gorilles se mirent en tête de m’y contraindre par la force et commencèrent à m’asticoter à coups de pique, moi, Ulysse Mérou, moi, un homme créé à l’image de la divinité ! Je me rebiffai avec énergie. Ces brutes ne voulaient rien entendre et je ne sais ce qui serait advenu de moi sans la venue de Zira, à qui ils rapportèrent ma mauvaise volonté.
Elle réfléchit longtemps, puis s’approcha de moi en me regardant de ses beaux yeux intelligents et se mit à me tapoter la nuque en me tenant un langage que j’imaginais ainsi :
« Pauvre petit homme, semblait-elle dire. Que tu es bizarre ! On n’a jamais vu un des tiens se comporter ainsi. Regarde les autres autour de toi. Fais ce qu’on te demande et tu seras récompensé. »
Elle sortit un morceau de sucre de sa poche et me le tendit. J’étais désespéré. Elle aussi me considérait donc comme un animal, un peu plus intelligent que les autres, peut-être. Je secouai la tête d’un air rageur et allai me coucher à un bout de la cage, loin de Nova, qui me regardait d’un œil incompréhensif.
L’affaire en serait sans doute restée là si le vieux Zaïus n’était apparu en cet instant, plus outrecuidant que jamais. Il était venu voir le résultat de ses expériences et il s’informa d’abord de moi, suivant son habitude. Zira fut bien obligée de le mettre au courant de mon caractère récalcitrant. Il parut fort mécontent, se promena pendant une minute les mains derrière le dos, puis donna des ordres impérieux. Zoram et Zanam ouvrirent ma cage, m’enlevèrent Nova et m’amenèrent à sa place une matrone d’âge mur. Ce cuistre de Zaïus, tout imprégné de méthode scientifique, décidait de tenter la même expérience avec un sujet différent.
Ce n’était pas là le pire et je ne pensais même plus à mon triste sort. Je suivais avec des yeux angoissés mon amie Nova. Je la vis avec horreur enfermée dans la cage d’en face, jetée en pâture à un homme aux larges épaules, une sorte de colosse à la poitrine velue, qui se mit aussitôt à danser en rond autour d’elle, commençant avec une ardeur frénétique la curieuse parade d’amour que j’ai décrite.
Dès que je m’aperçus du manège de cette brute, j’oubliai mes sages résolutions. Je perdis l’esprit et me conduisis une fois de plus comme un insensé. En vérité, j’étais littéralement fou de rage. Je hurlai, je ululai, à la manière des hommes de Soror. Je manifestai ma fureur comme eux, en me jetant contre les barreaux, les mordant, bavant, grinçant des dents, me comportant en résumé de la façon la plus bestiale.
Et le plus surprenant dans cet état, ce fut son résultat inattendu. En me voyant agir ainsi, Zaïus sourit. C’était la première marque de bienveillance qu’il m’accordait. Il avait enfin reconnu les manières des hommes et se retrouvait en terrain familier. Sa thèse triomphait. Il était même dans de si bonnes dispositions qu’il consentit, sur une remarque de Zira, à revenir sur ses ordres et à me donner une dernière chance. On m’enleva l’affreuse matrone et Nova me fut rendue, avant que la brute l’eût touchée. Le groupe des singes se recula alors et tous se mirent à m’épier à quelque distance.
Qu’ajouterai-je ? Ces émotions avaient brisé ma résistance. Je sentais que je ne pourrais supporter la vision de ma nymphe livrée à un autre homme. Je me résignai lâchement à la victoire de l’orang-outan, qui riait maintenant de son astuce. J’esquissai un pas de danse timide.
Oui ! moi, un des rois de la création, je commençai à tourner en cercle autour de ma belle. Moi, l’ultime chef-d’œuvre d’une évolution millénaire, devant tous ces singes assemblés qui m’observaient avec avidité, devant un vieil orang-outan qui dictait des notes à sa secrétaire, devant un chimpanzé femelle qui souriait d’un air complaisant, devant deux gorilles ricanants, moi, un homme, invoquant l’excuse de circonstances cosmiques exceptionnelles, bien persuadé en cet instant qu’il existe plus de choses sur les planètes et dans le ciel que n’en a jamais rêvé la philosophie humaine, moi, Ulysse Mérou, j’entamai à la façon des paons, autour de la merveilleuse Nova, la parade de l’amour.