J.G. Ballard La forêt de cristal

Le jour, des oiseaux fantastiques volaient à travers la forêt pétrifiée et des crocodiles gemmés étincelaient telles des salamandres héraldiques sur les rives de fleuves cristallins. La nuit, l’homme illuminé courait parmi les arbres, ses bras tournant comme des roues d’or, sa tête une couronne spectrale…

PREMIÈRE PARTIE ÉQUINOXE

I. Le fleuve sombre

Quand le Dr Sanders vit pour la première fois s’ouvrir devant lui l’estuaire du Matarre, ce qui l’impressionna le plus fut l’eau sombre du fleuve. Après bien des retards, le petit vapeur approchait enfin de la ligne des jetées, mais bien qu’il fût déjà 10 heures, la surface de l’eau était encore grise et lourde, teinte des sombres nuances de la végétation croulant sur les rives.

Quand parfois le ciel se couvrait l’eau était presque noire, telle une teinture putrescente. Les entrepôts et les petits hôtels épars constituant Port Matarre, par contraste, brillaient d’un éclat spectral de l’autre côté des sombres houles, comme s’ils eussent été éclairés moins par la lumière solaire que par quelque lanterne à l’intérieur, ainsi que les pavillons d’une nécropole abandonnée bâtie sur une série d’estacades à l’orée de la jungle.

Ce clair-obscur d’aurore sur tout répandu que brisaient de soudaines flèches de lumière intérieure, le Dr Sanders l’avait remarqué pendant la longue attente derrière le bastingage du pont des passagers. Deux heures durant, le bateau était resté au centre de l’estuaire, envoyant de temps en temps un coup de sifflet vers le rivage, sans enthousiasme. N’eût été le vague sentiment d’incertitude que faisait naître l’obscurité régnant sur le fleuve, les quelques passagers eussent été exaspérés. À part une péniche de débarquement militaire française, il ne semblait y avoir aucun autre navire au mouillage le long des jetées. Tout en observant le rivage, le Dr Sanders était presque certain qu’on empêchait délibérément leur bateau d’entrer au port, bien que la raison en fût difficile à déceler. C’était le paquebot régulier de Libreville, avec son chargement hebdomadaire de courrier, de cognac et de pièces détachées pour automobiles. Et il eût fallu au moins le début d’une épidémie pour qu’on consentît à le retarder.

Politiquement, ce coin isolé de la république du Cameroun se remettait lentement d’un coup d’État avorté dix ans auparavant, quand une poignée de rebelles s’étaient emparés des mines de diamants et d’émeraudes de Mont Royal, à 80 kilomètres en amont sur le Matarre. En dépit de la présence de la péniche de débarquement — une mission militaire française dirigeait l’entraînement des troupes locales — la vie dans ce port banal à l’embouchure du fleuve paraissait tout à fait normale. On déchargeait une jeep sous les yeux d’un groupe d’enfants. Des gens se promenaient le long des quais, sous les arcades de la rue principale et quelques outriggers chargés de jarres d’huile de palme non raffinée avançaient lentement sur l’eau sombre vers le marché indigène à l’ouest du port.

Néanmoins, un sentiment de gêne persistait. Intrigué par la faible lumière, le Dr Sanders tourna son attention vers l’intérieur des terres, suivant le fleuve et sa lente boucle vers la droite, au sud-est. Çà et là, une brèche dans la voûte de la forêt marquait le déroulement d’une route, mais à part cela la jungle s’étendait en un manteau plat vert olive jusqu’aux collines de l’intérieur. D’ordinaire, le toit de la forêt eût été blondi par le soleil mais jusqu’à 8 kilomètres à l’intérieur le Dr Sanders ne pouvait voir que les arbres vert sombre s’élevant dans l’air morne comme d’immenses cyprès immobiles, à peine effleurés par de faibles lueurs.

Quelqu’un tambourina avec impatience sur le bastingage, le faisant vibrer sur toute sa longueur et une demi-douzaine de passagers à côté du Dr Sanders remuèrent les pieds, marmonnèrent, levant les yeux vers la timonerie où le commandant regardait la jetée d’un air absent, apparemment impassible malgré le retard.

Le Dr Sanders se tourna vers le père Balthus, qui se tenait à sa gauche à quelques pas.

— Avez-vous remarqué cette lumière ? S’attend-on à une éclipse ? On dirait que le soleil ne se décide pas à briller.

Le prêtre fumait sans arrêt, ses longs doigts écartant la cigarette de sa bouche d’un centimètre après chaque inhalation. Comme Sanders, il ne regardait point le port mais les pentes couvertes de forêts dans l’intérieur. Dans la terne lumière, son visage d’intellectuel semblait fatigué, décharné. Pendant le voyage de trois jours depuis Libreville, il s’était tenu à l’écart, clairement tourmenté par quelque affaire privée et il ne parla à son compagnon de table que lorsqu’il apprit que le Dr Sanders travaillait à la léproserie de Fort Isabelle. Sanders crut comprendre qu’il regagnait sa paroisse de Mont Royal après un mois de vacances studieuses, mais cette explication paraissait un peu trop plausible, et il la répétait plusieurs fois dans les mêmes termes, machinalement, alors qu’il parlait d’ordinaire en hésitant et bégayant. Toutefois, Sanders était parfaitement conscient des dangers d’imputer à autrui les motifs ambigus qu’il avait eus lui-même de venir à Port Matarre.

Et pourtant, au début, le Dr Sanders avait soupçonné le père Balthus de ne pas être un prêtre. Les yeux hantés, les pâles mains de neurasthénique portaient les marques de l’imposteur, c’était peut-être un novice expulsé, espérant encore trouver une sorte de salut dans une soutane empruntée. Cependant, le père Balthus était un authentique prêtre, quels que soient le sens et les limites de ce terme. Le lieutenant, le steward, plusieurs des passagers l’avaient reconnu, l’avaient complimenté sur son retour, et paraissaient généralement accepter son goût de l’isolement.

— Une éclipse ? Le père Balthus jeta sa cigarette dans l’eau sombre. Le navire revenait sur son sillage et les veines d’écume s’enfonçaient dans les profondeurs comme des traînées de salive lumineuse. « Je ne crois pas, docteur. Au maximum, elle ne durerait pas plus de huit minutes. »

Les brusques reflets de lumière sur l’eau, qui s’accrochaient aux angles aigus de sa mâchoire et de ses joues, révélèrent un instant un profil plus dur. Conscient du regard critique de Sanders, le père Balthus reprit la parole après réflexion, pour rassurer le médecin.

— La lumière à Port Matarre est toujours ainsi, lourde, une sorte de pénombre. Connaissez-vous le tableau de Böcklin, « L’Ile des Morts », où les cyprès montent la garde au-dessus d’une falaise percée par un hypogée, tandis qu’un orage plane sur la mer ? il se trouve dans le Kunstmuseum de Bâle, ma ville natale. Il s’arrêta comme les machines du bateau bourdonnaient, reprenaient vie. Nous partons, enfin.

— Dieu merci. Vous auriez dû me prévenir, Balthus.

Le Dr Sanders prit son étui à cigarettes dans sa poche, mais le prêtre en avait déjà placé une dans le creux de sa main avec l’habileté d’un prestidigitateur. Balthus montra le quai de sa cigarette. Un important comité de réception composé de gendarmes et d’employés de la douane attendait le bateau.

— Qu’est-ce que c’est que ces sottises ?

Le Dr Sanders scruta le rivage. Quels que fussent les ennuis personnels du prêtre son manque de charité l’agaçait.

— C’est peut-être pour une question de papiers d’identité, dit-il sèchement comme pour lui-même.

— Il ne s’agit pas des miens, docteur, répliqua le père Balthus en l’observant d’un regard aigu. Et je suis sûr que les vôtres sont en ordre.

Les autres passagers s’éloignaient du bastingage pour descendre chercher leurs bagages. Avec un sourire à Balthus, le Dr Sanders s’excusa et se dirigea vers sa cabine. Il écarta le prêtre de ses pensées — dans une demi-heure, ils auraient disparu chacun de leur côté dans la forêt, vers ce qui les attendait. Sanders tâta sa poche pour voir si son passeport y était, il ne fallait point qu’il l’oubliât dans sa cabine. Le désir de voyager incognito, avec tous les avantages que cela comportait, pourrait bien se manifester d’une manière inattendue.

Comme le Dr Sanders atteignait l’escalier des cabines près de la cheminée il vit l’arrière pont où les passagers de troisième classe rassemblaient leurs paquets et leurs valises. Au centre du pont, en partie entouré d’une tente de toile, se trouvait un grand hydroglisseur à la coque jaune et rouge, qui devait être déchargé à Port Matarre.

Prenant ses aises sur le large banc formant siège derrière la barre du gouvernail, un bras posé sur le pare-brise de verre et chrome, se trouvait un petit homme mince d’environ quarante ans, vêtu d’un léger costume blanc qui mettait en valeur le collier de barbe noire encadrant son visage. Ses cheveux noirs étaient rabattus sur son front osseux et avec ses petits yeux lui donnaient l’air tendu et méfiant. Cet homme, Ventress — son nom était à peu près tout ce que le Dr Sanders avait pu apprendre de lui — avait partagé la cabine du médecin. Depuis Libreville, il avait erré sur le bateau comme un tigre impatient, discutant avec les passagers de l’entrepont et l’équipage, passant de l’humour à un air d’absence morne, et il restait alors seul dans la cabine, regardant par le hublot un petit disque de ciel vide.

Le Dr Sanders avait essayé une fois ou deux de parler avec lui, mais la plupart du temps Ventress l’avait ignoré, gardant pour lui les raisons qu’il avait de venir à Port Matarre. Toutefois le médecin était depuis longtemps endurci, habitué à être évité par ceux qui l’entouraient. Peu après l’embarquement, il y avait eu un léger contretemps, plus embarrassant pour les autres passagers que pour lui. Qui partagerait la cabine du Dr Sanders ? Sa renommée l’avait précédé (ce qui est renommée pour le monde reste notoriété au niveau de l’individu, se dit Sanders, et le contraire était sans aucun doute vrai). On ne put trouver personne pour partager la cabine du directeur adjoint de la léproserie de Fort Isabelle.

Ventress s’était alors présenté. Il avait frappé à la porte du Dr Sanders, valise à la main, lui avait fait un signe de tête.

— Est-ce contagieux ? avait-il simplement demandé.

Après un instant passé à examiner l’individu vêtu de blanc, au visage barbu maigre comme une tête de mort — quelque chose en lui rappelait au médecin qu’il se trouvait en ce monde certaines gens qui pour des raisons personnelles désiraient attraper la maladie — il lui avait répondu.

— La maladie est contagieuse, oui, mais pour sa transmission, il faut des années de contact avec les malades. La période d’incubation peut être de vingt ou trente ans.

— Comme la mort. Bien. Avec un mince sourire, Ventress était entré dans la cabine, avait tendu une main osseuse au médecin. Ce que ne comprennent point nos compagnons de voyage timorés, docteur, avait-il ajouté, c’est qu’en dehors de votre colonie il n’y en a tout simplement qu’une autre plus vaste.

Tandis qu’il observait Ventress étendu dans l’hydroglisseur sur le pont arrière, le Dr Sanders réfléchissait à cette énigmatique présentation. La lumière défaillante planait toujours sur l’estuaire mais le costume blanc de Ventress paraissait en concentrer l’intense éclat caché, tout comme la robe du père Balthus en avait reflété les sombres nuances. Les passagers de troisième se déplaçaient autour de l’hydroglisseur mais Ventress avait l’air de s’en désintéresser, tout autant que de la jetée qui approchait et de son petit groupe de douaniers et de policiers. Il regardait de l’autre côté du bastingage désert, à tribord, l’embouchure du fleuve, les lointaines forêts s’étalant jusqu’à l’horizon embrumé. Ses petits yeux étaient mi-clos, comme pour délibérément confondre ce qu’il voyait avec quelque paysage intérieur.

Sanders avait peu vu Ventress pendant le voyage le long de la côte, mais un soir, dans la cabine, cherchant quelque chose dans le noir, il s’était trompé de valise et avait senti la crosse d’un revolver automatique de gros calibre dépassant d’un étui de cuir. La présence de cette arme avait immédiatement résolu une partie des énigmes qui entouraient la petite silhouette sèche de Ventress.

— Docteur, lança Ventress, avec un signe de main comme pour faire sentir à Sanders qu’il était perdu dans des rêveries, on va boire un verre avant que le bar ne ferme ? Sanders allait refuser quand Ventress lui tourna le dos, lancé sur une autre piste. Cherchez le soleil, docteur, il est là ; vous ne pouvez traverser ces forêts tête baissée.

— Je n’essaierai pas. Descendez-vous à terre ?

— Bien sûr, mais rien ne presse ici, docteur, c’est un paysage hors du temps.

Le Dr Sanders le laissa et se dirigea vers sa cabine. Les trois valises, celle luxueuse de Ventress, en crocodile poli, et ses vieux sacs éraflés, étaient déjà fermées près de la porte. Sanders enleva sa veste, se lava les mains dans le lavabo, les essuya légèrement dans l’espoir que l’odeur âcre du savon le ferait paraître un peu moins un paria pour les officiels qui viendraient examiner les papiers.

Cependant, Sanders ne se rendait que trop bien compte, après quinze ans d’Afrique, que toute chance qu’il eût pu avoir naguère de changer son apparence, l’image de lui qu’il donnait au monde, était depuis longtemps évanouie. Le costume de coton taché par ses travaux, un peu trop étroit pour ses larges épaules, la chemise bleue à raies, la cravate, noire, la tête solide avec ses cheveux gris mal coupés, les traces de barbe, tout cela était les marques involontaires du médecin pour les lépreux, aussi facilement reconnaissables que la bouche ferme malgré sa cicatrice et l’œil scrutateur de Sanders.

Il ouvrit son passeport et compara la photographie prise huit ans auparavant avec son reflet dans le miroir. Au premier coup d’œil, il était à peine reconnaissable. La photo montrait le visage franc, honnête, révélant un engagement moral évident envers les lépreux, d’un homme manifestement heureux de son travail à l’hôpital ; on eût dit le jeune frère plein de dévouement de l’autre, un médecin de campagne un peu lointain, un peu maniaque.

Sanders regarda sa veste déteinte, ses mains calleuses, sachant à quel point cette impression était trompeuse, à quel point il comprenait mieux, sinon ses motifs actuels, au moins ceux de son être plus jeune, et les vraies raisons qui l’avaient poussé à partir pour Fort Isabelle. La date de naissance sur le passeport lui rappelant qu’il avait atteint l’âge de quarante ans, Sanders essaya de se voir dans dix ans, mais déjà les éléments latents qui avaient émergé sur son visage les années précédentes paraissaient avoir perdu de leur force. Ventress avait parlé des forêts du Matarre comme d’un paysage privé de temps et une partie peut-être de leur attrait pour Sanders tenait au fait que là il serait enfin libéré des questions de motivation et d’identité liées à son sentiment du temps et du passé.

Le bateau n’était plus qu’à vingt pieds de la jetée et le Dr Sanders voyait par le hublot les jambes vêtues de kaki du comité de réception. De sa poche il sortit une enveloppe souvent ouverte et en tira une lettre écrite en une encre bleu pâle qui avait presque imprégné le papier mou. Enveloppe et lettre portaient le timbre de la censure et un morceau manquait où, sans doute, s’était trouvée l’adresse, se dit le médecin.

Comme le bateau se heurtait au quai, le Dr Sanders lut pour la dernière fois la lettre à bord.


Mercredi 5 janvier.

Mon cher Edward,

Nous sommes enfin arrivés. La forêt est la plus belle d’Afrique, une maison de joyaux. Je peux à peine trouver les mots pour décrire notre émerveillement chaque matin quand nous regardons les pentes encore à demi voilées par la brume, mais étincelantes comme Sainte-Sophie, où chaque rameau est une demi-sphère constellée de pierreries. À la vérité, Max dit que je deviens excessivement byzantine, je porte mes cheveux dénoués jusqu’à la taille, même à la clinique, et affecte une expression mélancolique, bien qu’en fait mon cœur chante pour la première fois depuis bien des années ! Nous aimerions tous les deux que vous fussiez ici. La clinique est petite, il y a à peu près vingt malades. Par bonheur les gens habitant ces pentes boisées traversent la vie avec une sorte de patience de rêve et considèrent ce que nous faisons pour eux comme travail social plus que thérapeutique. Ils marchent à travers la sombre forêt, couronnés de lumière.

Max vous envoie toute son amitié, comme moi. Nous pensons souvent à vous.

La lumière fait naître en toute chose diamants et saphirs.

Tendrement

Suzanne.


Quand les talons de métal du comité montant à bord martelèrent le pont au-dessus de sa tête, le Dr Sanders relut la dernière ligne de la lettre. Si la préfecture de Libreville ne lui avait pas affirmé officieusement mais nettement que Suzanne Clair et son mari étaient à Port Matarre, il ne l’eût point cru, sa description de la forêt près de la clinique ressemblait si peu à la sombre lumière du fleuve et de la jungle. Personne n’avait pu lui dire où ils se trouvaient exactement ni pourquoi le courrier venant de cette province avait été soudain censuré. Quand Sanders avait insisté, on lui avait rappelé que la correspondance des gens accusés de conduite criminelle était en général censurée, mais cette idée était grotesque en ce qui concernait Suzanne et Max Clair.

Pensant au petit microbiologiste si intelligent et à sa femme, grande et brune avec un front haut et des yeux calmes, le Dr Sanders se remémora leur brusque départ de Fort Isabelle trois mois plus tôt. La liaison de Sanders avec Suzanne avait duré deux ans, et n’avait continué que par son incapacité à y trouver une solution. Il n’avait pu s’engager pleinement et cela avait mis en évidence le fait qu’elle était le foyer de toutes ses incertitudes à Fort Isabelle. Depuis un certain temps, il soupçonnait que ses raisons de travailler à l’hôpital des lépreux n’étaient pas entièrement humanitaires ; il était peut-être plus attiré par l’idée de la lèpre, et ce qu’elle représentait inconsciemment, qu’il ne l’avait cru. La sombre beauté de Suzanne s’était identifiée en son esprit à cet aspect sombre de la psyché et leur aventure était une tentative d’en venir à un accommodement avec lui-même et ses propres motifs ambigus.

À la réflexion, Sanders reconnut qu’à leur départ de l’hôpital il pouvait y avoir une explication beaucoup plus sinistre. Quand la lettre de Suzanne était arrivée avec son étrange et extatique vision de la forêt — dans la lèpre maculeuse les tissus nerveux étaient touchés — il avait décidé de les suivre. Abandonnant son enquête sur la lettre censurée afin de ne point avertir Suzanne de son arrivée, il avait pris un mois de congé et était parti pour Port Matarre.

D’après la description que faisait Suzanne des pentes boisées, il pensait que la clinique devait être aux alentours de Mont Royal, peut-être rattachée à l’une des mines possédées par les Français, avec leurs services de sécurité trop zélés. Cependant, les activités sur la jetée — une demi-douzaine de soldats se déplaçaient autour d’une voiture d’état-major garée là — indiquaient qu’il se tramait quelque chose.

Comme il pliait la lettre de Suzanne, lissant le papier doux comme un pétale, la porte de la cabine s’ouvrit brusquement et le frappa au coude. Ventress entra en s’excusant, fit un signe de tête à Sanders.

— Je vous demande pardon, docteur. Ma valise, la douane est là.

Le Dr Sanders mit la lettre dans sa poche, ennuyé que Ventress l’ait surpris à la relire. Pour une fois Ventress n’eut pas l’air de le remarquer. La main sur la poignée de sa valise, il tendait l’oreille, écoutant les bruits sur le pont au-dessus. Il se demandait certainement ce qu’il allait faire de son revolver. Ils ne s’étaient attendus ni l’un ni l’autre à ce qu’on fouillât leurs bagages.

Décidant de laisser Ventress seul pour qu’il pût faire passer l’arme par le hublot, le Dr Sanders prit ses deux valises.

— Eh bien, au revoir, docteur, fit Ventress en souriant, son visage de plus en plus semblable à une tête de mort sous la barbe. Il tenait la porte ouverte. Cela a été fort intéressant de partager une cabine avec vous, un plaisir, vraiment.

— Et peut-être une sorte de défi, également, monsieur Ventress ? J’espère que toutes vos victoires sont aussi faciles.

— Touché, docteur ! Ventress le salua, fit un signe de main comme Sanders sortait dans le couloir. Rira bien qui rira le dernier ; vous, j’espère. La mort et sa faux, hein ?

Sans se retourner, le Dr Sanders grimpa l’escalier jusqu’au salon, sachant fort bien que Ventress le guettait au seuil de la cabine. Les autres passagers étaient assis dans des fauteuils près du bar, le père Balthus parmi eux. Une discussion prolongée s’établit entre le lieutenant, deux douaniers et un policier. Ils consultèrent la liste des passagers, examinant chacun attentivement comme s’il leur manquait un homme.

Quand le Dr Sanders déposa ses deux valises par terre, il surprit une phrase.

— Aucun journaliste ne débarque.

Un des douaniers lui fit alors signe.

— Docteur Sanders ? demanda-t-il en appuyant sur le nom comme s’il l’espérait faux. De l’université de Libreville ? Il baissa la voix. Du département de physique ? Puis-je voir vos papiers ?

Le Dr Sanders sortit son passeport. À quelques pas de lui, le père Balthus l’observait.

— Mon nom est Sanders, de la léproserie de Fort Isabelle.

Les douaniers s’excusèrent de leur erreur, se jetèrent un coup d’œil et firent une marque à la craie sur les valises du Dr Sanders sans se donner la peine de les ouvrir. Un peu plus tard, il prenait la passerelle, descendait sur la jetée où les soldats indigènes étaient affalés autour de la voiture d’état-major. Le siège à l’arrière était vide, sans doute attendait-il le physicien manquant de l’université de Libreville.

Quand il tendit ses valises à un porteur sur la casquette duquel était inscrit : Hôtel Europe, le Dr Sanders remarqua qu’on fouillait à fond les bagages de ceux qui quittaient Port Matarre. Un groupe de trente ou quarante passagers d’entrepont étaient réunis sur l’embarcadère et la police et les douaniers les fouillaient un à un. La plupart des indigènes transportaient leur literie et la police déroulait les matelas, tâtait le rembourrage.

En face de cette activité, la ville était presque déserte. Les arcades de chaque côté de la rue principale étaient vides et les fenêtres de l’hôtel Europe paraissaient mornes dans l’air sombre, les étroits volets semblables à des couvercles de cercueil. Ici, au centre de la ville, avec les blanches façades fanées, la sombre lumière de la jungle paraissait sur tout répandue. Jetant un regard en arrière sur le fleuve là où il tournait comme un immense serpent et pénétrait dans la forêt, le Dr Sanders sentit qu’il avait aspiré hors de la ville presque toute vie.

Il suivit le portier montant les marches de l’hôtel et vit alors la silhouette en robe noire du père Balthus sous les arcades. Le prêtre marchait rapidement, son petit sac de voyage à la main. Il tourna entre deux colonnes, traversa la rue, puis disparut dans l’ombre des arcades en face de l’hôtel. Sanders l’aperçut encore par intervalles, sa sombre silhouette éclairée par le soleil, encadrée par les colonnes blanches comme par l’obturateur d’un stroboscope défectueux. Puis, sans raison apparente, il retraversa la rue, le bas de sa robe noire fouettant la poussière autour de ses talons. Il passa devant Sanders sans détourner son haut visage, pâle profil à demi oublié de quelqu’un aperçu dans un cauchemar.

— Où va-t-il, demanda-t-il au porteur en le montrant du doigt, le prêtre qui était sur le bateau avec moi ?

— Au séminaire. Les Jésuites sont encore ici.

— Pourquoi, encore ?

Sanders se dirigea vers la porte battante ; au même moment en sortit une jeune Française brune. Son visage reflété dans les panneaux de verre mouvant fut un instant pour Sanders celui de Suzanne Clair. Bien que la jeune femme eût de peu dépassé vingt ans, et qu’elle eût dix ans de moins que Suzanne, elle avait les mêmes hanches larges, le même pas nonchalant, les mêmes yeux gris pensifs. En passant à côté de Sanders, elle murmura : « Pardon », puis lui rendant son regard avec un léger sourire, elle partit dans la direction d’un camion militaire qui faisait marche arrière dans une rue transversale. Sanders la suivit des yeux. Son élégant costume blanc, son allure, paraissaient déplacés dans la terne lumière de Port Matarre.

— Que se passe-t-il ici ? dit Sanders. On a découvert une nouvelle mine de diamants ?

Cela eût expliqué la censure et la fouille à la douane, mais quelque chose dans le haussement d’épaules affecté du portier lui fit penser qu’il se trompait. En outre, les allusions dans la lettre de Suzanne à des diamants et des saphirs eussent été interprétées par le censeur comme une invitation à se joindre, à participer à la moisson.

L’employé, au bureau de l’hôtel, fut tout aussi évasif. À l’irritation de Sanders il insista pour lui montrer le tarif par semaine, malgré ses assurances qu’il partait pour Mont Royal le lendemain.

— Docteur, il n’y a pas de bateau, le service est arrêté, cela vous coûtera moins cher à la semaine. Mais c’est comme vous voulez.

— Bon. Le Dr Sanders signa le registre. Par précaution, il donna pour adresse l’université de Libreville. Il y avait fait plusieurs conférences à la faculté de médecine et on lui ferait suivre son courrier à Fort Isabelle. Cette petite tromperie pourrait être utile par la suite.

— Et le chemin de fer ? demanda-t-il à l’employé. Les autobus ? Il y a certainement un moyen de transport pour Mont Royal.

— Il n’y a pas de voie ferrée. L’employé fit claquer ses doigts. Les diamants, vous savez, docteur, ne sont pas difficiles à transporter. Vous pourrez peut-être vous renseigner, pour les autobus.

Le Dr Sanders observa attentivement le maigre visage à la peau olivâtre de l’homme qui lui parlait. Ses yeux limpides allaient des valises du médecin aux arcades, à la voûte de la forêt surmontant les toits de l’autre côté de la rue.

— Dites-moi pourquoi il fait si sombre à Port Matarre, dit le médecin en posant la plume. Le temps n’est pas couvert et pourtant on peut à peine voir le soleil.

L’employé secoua la tête. Quand il parla, il eut l’air de s’adresser plus à lui-même qu’à Sanders.

— Il ne fait pas sombre, docteur, ce sont les feuilles. Elles prennent des minéraux au sol, cela fait tout paraître sombre tout le temps.

Cette idée paraissait contenir un élément de vérité. Des fenêtres de sa chambre donnant sur les arcades, le Dr Sanders regarda encore la forêt. Les énormes arbres encerclaient le port comme s’ils tentaient de le rejeter dans le fleuve. Dans la rue les ombres avaient leur densité habituelle, sur les talons des quelques personnes qui s’aventuraient sous les arcades, mais la forêt était sans le moindre contraste. Les feuilles exposées au soleil étaient aussi sombres que celles au-dessous ; la forêt entière, eût-on dit, drainait toute la lumière du soleil comme le fleuve avait vidé la ville de vie et de mouvement. Le noir de la voûte, les teintes olive des feuilles plates donnaient à la forêt une sombre lourdeur, accentuée par les atomes de lumière scintillant par instants dans ses galeries aériennes.

Préoccupé, le Dr Sanders faillit ne pas entendre qu’on frappait à sa porte. Il l’ouvrit pour trouver Ventress debout sur le seuil. Avec son costume blanc et son crâne pointu, il paraissait personnifier les couleurs de squelette de la ville déserte.

— Qu’y a-t-il ?

Ventress fit un pas en avant et tendit une enveloppe.

— J’ai trouvé cela dans la cabine après votre départ, docteur, et j’ai pensé qu’il valait mieux vous la rapporter.

Le Dr Sanders prit l’enveloppe, tâta dans sa poche pour trouver la lettre de Suzanne. Dans sa hâte, il l’avait évidemment laissée tomber à terre. Il remit la lettre dans l’enveloppe et fit signe à Ventress d’entrer.

— Merci, je ne m’étais pas rendu compte…

Ventress regarda autour de la pièce. Il avait changé de façon remarquable depuis le débarquement. Ses façons laconiques et négligentes avaient laissé place à une agitation marquée. Son corps compact, tendu, comme si tous les muscles s’opposaient les uns aux autres, contenait une intense énergie nerveuse que Sanders trouva presque gênante. Ses yeux ne s’arrêtaient sur rien, cherchant dans l’alcôve délabrée quelque perspective cachée.

— Puis-je prendre quelque chose en retour, docteur ? Avant que Sanders pût répondre, Ventress s’était dirigé vers la plus grande des deux valises sur la tablette près de l’armoire. Avec un bref signe de tête, il souleva le couvercle. Sous les plis de la robe de chambre, il prit son revolver automatique enveloppé dans sa bretelle de cuir. Avant que le Dr Sanders pût protester, il l’avait glissé dans sa veste.

— Que diable… Le Dr Sanders traversa la chambre, abaissa le couvercle de sa valise. Vous avez un sacré toupet !

Ventress lui fit un pâle sourire, puis passa devant lui pour regagner la porte. Agacé, Sanders le prit par le bras, le souleva presque de terre. Le visage de Ventress se ferma. Agile, il fit un écart, feinta, glissa de côté sur ses petits pieds et s’arracha à Sanders.

Comme le médecin s’avançait vers lui, Ventress parut se demander s’il allait utiliser son revolver, puis leva une main pour apaiser Sanders.

— Sanders, je m’excuse, naturellement. Mais il n’y avait pas d’autre moyen. Essayez de me comprendre, c’était ces idiots à bord que je voulais tromper.

— Ne dites pas de sottises, c’est moi que vous avez exploité…

Ventress secoua énergiquement la tête.

— Vous avez tort, Sanders, je vous assure, je n’ai aucun préjugé contre votre vocation particulière, loin de là. Croyez-moi, docteur, je vous comprends, toute votre…

— Bon, très bien, maintenant, sortez ! Et Sanders ouvrit la porte.

Ventress ne bougea pas. Il avait l’air de tenter de dire quelque chose comme s’il avait conscience d’avoir révélé une faiblesse personnelle de Sanders et voulait faire de son mieux pour réparer. Puis il haussa les épaules et quitta la pièce, ennuyé par l’irritation du médecin.

Après son départ, Sanders s’assit dans le fauteuil, tournant le dos à la fenêtre. La ruse de Ventress l’avait agacé, et pas seulement parce qu’elle affirmait sa conviction que les douaniers éviteraient de se contaminer en touchant ses bagages. Passer le revolver en contrebande sans qu’il l’eût su paraissait symboliser aussi en termes sexuels tous ses motifs cachés pour venir à Port Matarre en quête de Suzanne Clair. Que Ventress, avec sa face de squelette et son complet blanc, eût révélé qu’il était conscient de ses motifs toujours celés n’en était que plus irritant.

Il déjeuna tôt au restaurant de l’hôtel, presque désert. Il n’y avait là que la jeune Française brune, assise seule, écrivant sur un bloc-notes posé à côté de sa salade. Elle jetait de temps en temps un coup d’œil à Sanders, qui fut à nouveau frappé par sa ressemblance avec Suzanne Clair. À cause de ses cheveux aile de corbeau, peut-être, ou de par la lumière étrange de Port Matarre, son visage uni paraissait un peu plus pâle que celui de Suzanne, comme si les deux femmes étaient des cousines, séparées par un sang plus sombre du côté de Suzanne. En regardant la jeune fille, il put presque voir Suzanne à côté d’elle reflétée par quelque miroir à demi masqué dans son esprit.

Quand elle se leva de table, elle fit un signe de tête à Sanders, prit son bloc et sortit dans la rue, s’arrêtant un instant dans le hall au passage.

Après déjeuner, Sanders se mit à la recherche d’une forme de transport pour l’emmener à Mont Royal. Comme le lui avait déclaré l’employé de l’hôtel, il n’y avait pas de voie ferrée jusqu’à la ville minière. Un service d’autobus s’y rendait deux fois par jour, mais était actuellement suspendu. Au dépôt, près des casernes, dans les faubourgs à l’est de la ville, il trouva le bureau de location fermé. Les horaires se détachaient des tableaux d’affichage en plein soleil et quelques indigènes dormaient sur les bancs à l’ombre. Au bout de dix minutes, un contrôleur arriva lentement avec un balai, suçant un morceau de canne à sucre. Il haussa les épaules quand le Dr Sanders lui demanda à quel moment le service recommencerait.

— Demain, ou peut-être après-demain, monsieur. Qui sait ? Le pont s’est effondré.

— Où ?

— À Myanga, à 10 kilomètres de Mont Royal. Le pont a glissé dans un profond ravin. Dangereux, monsieur.

Le Dr Sanders montra du doigt la caserne où l’on chargeait d’approvisionnement et de munitions une demi-douzaine de camions. À côté étaient entassés des rouleaux de barbelés et des éléments de clôture métallique.

— Ils ont l’air de s’apprêter à partir, comment vont-ils passer ?

— Ils réparent le pont, monsieur.

— Avec des barbelés ? Le Dr Sanders hocha la tête, lassé par ces réponses évasives. Que se passe-t-il exactement à Mont Royal ?

— Rien, monsieur, dit rêveusement le contrôleur en suçant sa canne à sucre.

Le Dr Sanders s’éloigna lentement, s’arrêta près des portes de la caserne jusqu’à ce qu’une sentinelle lui fasse signe de partir. De l’autre côté de la route, les sombres gradins des dômes de la forêt s’élevaient très haut comme une immense vague prête à tomber sur la ville déserte. Plus de cent pieds au-dessus de sa tête, les grands rameaux pendaient comme des ailes à demi repliées, les troncs se penchaient vers lui. Le Dr Sanders fut tenté de traverser la rue et de se rapprocher de la forêt, mais il y avait quelque chose de menaçant et d’oppressant dans son silence. Il tourna les talons et repartit vers l’hôtel.

Une heure plus tard, après une enquête infructueuse, il alla à la préfecture de police près du port. Il n’y avait plus guère d’activité autour du bateau, la plupart des passagers étaient à bord. Une grue de chargement balançait l’hydroglisseur au-dessus de la jetée.

Le Dr Sanders alla droit au but et montra la lettre de Suzanne au capitaine africain.

— Peut-être pourriez-vous m’expliquer, capitaine, pourquoi il a été nécessaire de supprimer leur adresse ? Ce sont de vieux amis à moi et je voudrais passer quinze jours de vacances avec eux. Je découvre à présent qu’il n’y a aucun moyen de se rendre à Mont Royal. Une atmosphère de mystère entoure l’endroit.

Le capitaine hocha la tête, médita sur la lettre posée sur son bureau. De temps à autre, il touchait le papier de sa règle d’acier, comme s’il eût examiné les pétales séchés de quelque fleur rare et peut-être vénéneuse.

— Je comprends, docteur, la situation n’est pas facile pour vous.

— Mais pourquoi cette censure ? insista le Dr Sanders. Y a-t-il des troubles politiques ? Un groupe de rebelles s’est-il emparé des mines ? Je suis naturellement inquiet pour la sécurité du docteur et de Mme Clair.

— Je vous assure, docteur, qu’il n’y a aucun trouble politique à Mont Royal, répondit le capitaine en secouant la tête. En fait, il n’y a presque personne là-bas, la plupart des ouvriers sont partis.

— Pourquoi ? J’ai remarqué la même chose ici. La ville est déserte.

Le capitaine se leva, alla vers la fenêtre. Il montra du doigt la sombre lisière de la forêt massée au-dessus des toits du quartier indigène au-delà des entrepôts.

— Voyez-vous la forêt, docteur ? Elle leur fait peur, elle est si noire, si oppressante tout le temps.

Il revint à son bureau, joua avec sa règle. Sanders attendit qu’il se décide à s’expliquer. Confidentiellement, je peux vous dire qu’une nouvelle sorte de maladie des plantes a commencé à se répandre dans la forêt près de Mont Royal.

— Que voulez-vous dire ? l’interrompit Sanders. Une maladie à virus, comme la mosaïque du tabac ?

— Oui, c’est cela, dit le capitaine avec un signe de tête encourageant, bien qu’il n’eût pas l’air de savoir de quoi il parlait. Mais il ne cessait d’observer calmement l’horizon de jungle par la fenêtre. De toute façon, ce n’est point toxique, mais il nous faut prendre des précautions. Des spécialistes vont examiner la forêt et envoyer des échantillons à Libreville. Cela prend du temps, vous comprenez bien. Il lui rendit la lettre de Suzanne. Je vais trouver l’adresse de vos amis. Revenez demain. D’accord ?

— Pourrai-je me rendre à Mont Royal ? L’armée n’a pas interdit l’accès à la région ?

— Non, insista le capitaine, vous êtes tout à fait libre. Il fit des gestes avec ses mains, enfermant des parcelles d’air. Il n’y a que de petites zones touchées, voyez-vous. Ce n’est pas dangereux, vos amis ne craignent rien. Mais nous ne voulons pas que des gens se précipitent là-bas et nous créent des ennuis.

— Depuis combien de temps cela dure-t-il ? demanda Sanders sur le pas de la porte. Il montra la fenêtre. La forêt est très sombre ici.

Le capitaine se gratta le front, eut un instant l’air las et lointain.

— Depuis un an à peu près. Peut-être plus. Au début, personne ne s’est inquiété…

II. L’orchidée de pierre précieuse

Dehors, sur les marches, le Dr Sanders vit la jeune Française qui avait déjeuné à l’hôtel. Elle portait un grand sac et ses lunettes noires n’arrivaient pas à masquer le regard curieux de ses yeux intelligents. Elle observa le Dr Sanders quand il passa à côté d’elle.

— Des nouvelles ?

— À propos de quoi ? fit le médecin en s’arrêtant.

— De l’état d’urgence.

— C’est ainsi qu’ils l’appellent ? Vous avez plus de chance que moi. Je n’avais pas encore entendu ce terme.

La jeune femme ignora ses paroles. Elle regarda Sanders des pieds à la tête comme si elle se demandait qui il pouvait bien être.

— Appelez cela comme vous voudrez, dit-elle enfin avec naturel. Si ce n’est pas encore un état d’urgence, c’est pour bientôt. Elle se rapprocha de Sanders, baissa la voix. Voulez-vous aller à Mont Royal, docteur ?

Sanders descendit les marches, mais la jeune femme le suivit.

— Êtes-vous un agent de la police ? Ou dirigez-vous un service d’autobus clandestin ? Les deux, peut-être ?

— Ni l’un, ni l’autre. Écoutez-moi. Elle l’arrêta quand ils eurent traversé la route menant aux premières boutiques de bibelots qui se succédaient jusqu’aux quais entre les entrepôts. Elle ôta ses lunettes noires et lui fit un franc sourire.

— Je suis désolée d’être indiscrète, l’employé de l’hôtel m’a dit qui vous étiez. Je suis moi aussi en panne ici et j’ai pensé que vous sauriez peut-être quelque chose. Je suis à Port Matarre depuis l’arrivée du dernier bateau.

— Je vous crois. Le Dr Sanders continua d’avancer lentement en regardant les étalages avec leurs objets d’ivoire bon marché, leurs petites statuettes dont le style océanien avait été glané par les sculpteurs indigènes dans les magazines européens. Port Matarre a plus qu’une ressemblance superficielle avec le Purgatoire.

— Dites-moi, êtes-vous ici en voyage officiel ? La jeune femme lui toucha le bras. Elle avait remis ses lunettes de soleil, ce qui lui donnait plus ou moins l’avantage dans cet interrogatoire. Vous avez donné comme adresse l’université de Libreville. Dans le registre de l’hôtel.

— La faculté de médecine, dit Sanders. Si cela peut calmer votre curiosité, je suis ici tout simplement en vacances. Et vous ?

— Je suis journaliste, dit-elle d’une voix plus calme après un coup d’œil à Sanders. Journaliste indépendante, je travaille pour une agence qui vend du matériel aux hebdomadaires illustrés français.

— Journaliste ? Sanders la regarda avec plus d’intérêt. Pendant leur brève conversation il avait évité de la regarder, gêné par ses lunettes qui paraissaient ajouter aux étranges contrastes de lumière et d’ombre de Port Matarre, et par ce qu’elle évoquait de Suzanne Clair. Je n’avais pas compris… Je m’excuse de mon impolitesse, mais je ne suis arrivé à rien aujourd’hui. Pouvez-vous me parler de cet état d’urgence, j’accepte votre mot pour la chose.

La jeune femme montra un bar au coin de la rue.

— Allons là-bas, on sera plus tranquilles. J’ai dérangé la police toute la semaine.

Ils s’installèrent dans un recoin près de la fenêtre et elle se présenta. Louise Péret. Bien que prête à accepter le Dr Sanders comme associé conspirateur, elle garda ses lunettes, masquant en elle quelque retraite sacrée. Son visage caché et son calme parurent à Sanders tout aussi caractéristiques de Port Matarre que l’étrange complet de Ventress, mais il sentait déjà dans les légers mouvements de ses mains vers lui à travers la table qu’elle cherchait un contact entre eux.

— Ils attendent un physicien de l’université, dit-elle. Un certain Dr Tatlin, je crois, bien qu’il soit difficile de vérifier quelque chose ici. J’ai d’abord cru que vous étiez ce Tatlin.

— Un physicien ? Mais cela n’a aucun sens. Selon le capitaine de la police, les zones de la forêt où il se passe quelque chose souffrent d’une nouvelle maladie à virus. Vous avez essayé toute la semaine d’aller à Mont Royal ?

— Pas exactement. Je suis venue ici avec un homme de l’agence, un Américain nommé Anderson. Quand nous sommes descendus de bateau, il est parti pour Mont Royal dans une voiture de louage pour prendre des photographies. Je devais l’attendre ici pour expédier rapidement le papier.

— A-t-il vu quelque chose ?

— Eh bien, il y a quatre jours, je lui ai parlé au téléphone, mais la communication était mauvaise, je pouvais à peine l’entendre. Tout ce qu’il a dit c’est quelques mots sur la forêt pleine de joyaux mais c’était une sorte de plaisanterie, vous savez… elle fit un geste dans l’air.

— Une façon de parler ?

— Exactement. S’il avait vu une nouvelle mine de diamants, il l’aurait dit clairement. De toute façon, le lendemain, la ligne téléphonique ne fonctionnait plus, on est toujours en train d’essayer de la réparer. Même la police ne peut pas téléphoner.

Le Dr Sanders commanda deux cognacs, accepta la cigarette que lui tendait Louise et regarda par la fenêtre les quais le long du fleuve. On finissait de charger le vapeur et les passagers se tenaient appuyés au bastingage, ou assis passivement sur leurs bagages, regardant le pont au-dessous d’eux.

— Il est difficile de savoir s’il faut prendre cela au sérieux, fit Sanders. Il est évident qu’il se passe quelque chose, mais ce pourrait être n’importe quoi.

— Alors pourquoi cette attitude de la police, et les convois de l’armée. Et les douaniers sur le quai ce matin ?

— Des fonctionnaires, dit le Dr Sanders en haussant les épaules. Si le téléphone est coupé ils n’en savent probablement pas plus que nous. Ce que je ne peux comprendre c’est pourquoi vous êtes venue ici, avec cet Américain. D’après ce qu’on en dit, Mont Royal est encore plus mort que Port Matarre.

— Anderson avait entendu dire qu’il y avait des troubles près des mines. Il n’a pas voulu me dire quoi, c’était son enquête à lui. Mais nous savions que l’armée avait envoyé des troupes de réserve. Dites-moi, docteur, allez-vous toujours à Mont Royal ? Voir vos amis ?

— Si je le peux. Il doit bien y avoir un moyen. Après tout, ce n’est qu’à 80 kilomètres, on pourrait presque y aller à pied, en cas de nécessité.

— Pas moi, fit Louise en riant. À ce moment-là, une silhouette en robe noire passa à vive allure devant la fenêtre, se dirigeant vers le marché. Le père Balthus, continua Louise. Sa mission est près de Mont Royal. Je me suis renseignée sur lui aussi. Voilà un compagnon de voyage pour vous.

— J’en doute. Le Dr Sanders regarda le prêtre s’éloigner rapidement, son mince visage levé quand il traversa la rue. Il se tenait épaules redressées, tête droite, mais dans son dos ses mains bougeaient et se tordaient comme douées d’une vie propre. Le père Balthus n’est pas homme à faire un voyage de pénitence, je crois qu’il a d’autres problèmes à l’esprit. Tout de même, c’est une idée. Je crois que je vais avoir une petite conversation avec le bon père. Je vous verrai à l’hôtel, nous pourrions peut-être dîner ensemble ?

— Avec plaisir. Elle lui fit un signe de main quand il sortit et se renfonça dans le coin de la fenêtre, visage immobile, sans expression.


Cent mètres plus loin, le Dr Sanders aperçut le prêtre. Balthus avait atteint les limites du marché indigène, avançait au milieu des premières échoppes, regardant à droite et à gauche comme s’il cherchait quelqu’un. Le Dr Sanders le suivit de loin. Le marché était presque vide et il décida d’observer le prêtre quelques minutes avant de l’aborder. Le père Balthus, son nez mince levé d’un air inquisiteur, scrutait les alentours au-dessus des têtes des femmes indigènes. Sanders apercevait son maigre visage de temps à autre.

Le médecin regardait en passant les échoppes, s’arrêtant pour examiner les statuettes sculptées et les bibelots. L’artisanat local avait pleinement utilisé les déchets des mines de Mont Royal et beaucoup des sculptures de teck et d’ivoire étaient décorées de fragments de calcite et de spath fluor ramassés parmi les détritus et ingénieusement incrustés dans les statuettes pour former des couronnes et des colliers miniature. Beaucoup d’objets sculptés étaient faits de morceaux de jade et d’ambre tachés d’impuretés et les sculpteurs avaient abandonné les images chrétiennes pour fabriquer des idoles accroupies aux abdomens gonflés et aux visages grimaçants.

Sans perdre le père Balthus de vue, le Dr Sanders examina une assez grande statuette d’un dieu africain où deux cristaux de fluorure de calcium figuraient les yeux ; le minéral était phosphorescent à la lumière. Avec un signe de tête à la vendeuse, il lui fit compliment de l’objet. Elle vit là l’occasion de vendre quelque chose, eut un large sourire puis tira un morceau de calicot déteint tendu au fond de la boutique.

— Quelle merveille ! Le Dr Sanders avança la main pour prendre le bibelot qu’elle lui révélait, mais la femme l’en empêcha. Étincelant au soleil, lui était apparu ce qui semblait être une immense orchidée cristalline sculptée dans un minéral pareil à du quartz. La structure de la fleur avait été intégralement reproduite et enchâssée, eût-on dit, dans le cristal, comme si par un tour de prestidigitation on eût mis le spécimen vivant au centre d’un énorme pendentif. Les faces internes du quartz avaient été taillées avec une habileté remarquable si bien qu’une douzaine d’images de l’orchidée étaient réfractées, l’une au-dessus de l’autre, comme à travers un labyrinthe de prismes. Quand le Dr Sanders bougea la main, une fontaine de lumière continue jaillit du bijou.

Le médecin mit la main à sa poche pour prendre son portefeuille et la femme sourit de nouveau, tira un peu plus le rideau pour révéler plusieurs autres objets. Près de l’orchidée se trouvait un rameau et des feuilles sculptés dans une pierre translucide pareille à du jade. Chaque feuille avait été reproduite avec un art raffiné et leurs nervures formaient un pâle lacis sous le cristal. Le rameau et ses sept feuilles fidèlement rendus jusqu’aux bourgeons axillaires et aux faibles nodosités de la tige, paraissaient s’apparenter à l’art d’un joaillier médiéval japonais plus qu’à la grossière et massive sculpture d’Afrique.

À côté du rameau se trouvait un bibelot encore plus bizarre, un champignon d’arbre sculpté ressemblant à une énorme éponge ornée de pierreries. Tout comme les feuilles, il brillait d’une douzaine d’images de lui-même réfractées à travers les faces de la monture qui l’entourait. Le Dr Sanders se pencha et se mit entre le soleil et les bibelots, mais la lumière en eux continua d’étinceler comme si elle venait de quelque source interne.

Avant qu’il eût le temps d’ouvrir son portefeuille, on entendit un cri à une certaine distance. Une dispute avait éclaté près d’une des échoppes. Les marchands couraient dans toutes les directions, une femme se mit à hurler. Au centre de cette scène se tenait le père Balthus, bras levés au-dessus de la tête, tenant quelque chose dans ses mains, robe noire volant comme les ailes d’un oiseau vengeur.

— Attendez-moi ! lança Sanders à la vendeuse, mais elle avait déjà recouvert son étalage et fait glisser le plateau hors de vue parmi les feuilles de palmiers et les paniers de poudre de cacao entassés au fond de la boutique.

Le Dr Sanders la quitta et courut à travers la foule vers le père Balthus. Le prêtre était à présent isolé, entouré par un cercle de curieux. Il tenait dans ses mains levées un grand crucifix sculpté par un artiste du lieu. Il le brandit comme une épée au-dessus de sa tête, l’agita de droite à gauche, comme s’il envoyait des signaux télégraphiques à un pic lointain. Il s’arrêtait de temps en temps, abaissait la sculpture pour l’examiner, le visage tendu, couvert de sueur.

La statuette, plus grossière que l’orchidée-bijou qu’avait vue le Dr Sanders, était sculptée dans une pierre semi-précieuse, jaune pâle, analogue à la chrysolite et le corps étiré du Christ était noyé dans une gaine de quartz prismatique. Quand le prêtre agitait en l’air la statuette, la secouant au paroxysme de la colère, les cristaux semblaient se liquéfier et la lumière en jaillissait comme d’un cierge allumé.

— Balthus !

Le Dr Sanders écarta la foule qui observait le prêtre. Les visages étaient à demi détournés, on guettait l’arrivée de la police, comme si les gens eussent été conscients de leur propre complicité dans le crime de lèse-majesté, quel qu’il fût, que punissait le père Balthus. Le prêtre les ignorait et continuait à secouer la sculpture, puis il l’abaissa et en tâta la surface cristalline.

— Balthus, que diable faites-vous ? commença Sanders, mais le prêtre le repoussa de l’épaule. Faisant tourbillonner le crucifix comme une hélice, occupé uniquement à exorciser le pouvoir qu’il avait sur lui, il regardait sa lumière se perdre en étincelles.

Un des marchands se mit à crier et le Dr Sanders vit un agent de police indigène qui approchait prudemment. La foule se dispersa immédiatement. Haletant après tous ses efforts, le père Balthus laissa une extrémité du crucifix reposer sur le sol. Le tenant toujours comme une épée émoussée, il contempla sa surface terne. La gaine cristalline s’était évanouie dans l’air.

— Répugnant, répugnant, murmura-t-il au Dr Sanders, quand ce dernier le prit par le bras et le poussa à travers les boutiques. Sanders s’arrêta pour lancer la sculpture sur la toile bleue couvrant l’étalage du marchand. La croix, façonnée dans un bois poli, lui parut un bâton de glace. Il tira de son portefeuille un billet de cinq francs, le mit d’autorité dans la main du marchand et poussa le père Balthus devant lui. Le prêtre gardait les yeux fixés sur le ciel et sur la distante forêt au-delà du marché. Parmi les grands rameaux, les feuilles scintillaient par instants de la même lumière crue qui avait jailli de la croix :

— Balthus, mais ne voyez-vous pas… Sanders saisit fermement la main du prêtre quand ils atteignirent le quai. La main pâle était aussi froide que le crucifix. Pour eux, c’était une sorte d’hommage, il n’y avait rien de répugnant, vous avez vu des milliers de croix ornées de pierreries.

Le prêtre eut enfin l’air de le reconnaître. Son visage étroit se tourna vers lui, les yeux l’examinèrent attentivement. Il lui retira sa main.

— Il est évident que vous ne comprenez pas, docteur. Cette croix n’était pas ornée de pierreries !

Le Dr Sanders le regarda partir à grands pas, tête haute, épaules droites, avec un farouche orgueil qui se suffisait à lui-même. Dans son dos, ses mains maigres se tordaient et s’agitaient comme des serpents nerveux.

À la fin de la journée, Louise Péret et le médecin dînèrent ensemble dans l’hôtel désert.

— Je ne sais quels sont les mobiles du bon père, mais je suis sûr que son évêque ne les approuverait pas.

— Vous croyez qu’il a peut-être changé de camp ? demanda Louise.

— C’est aller un peu loin, fit Sanders en riant. Mais je soupçonne que, professionnellement parlant, il tentait de confirmer ses doutes plutôt que les dissiper. Cette croix, au marché, l’a rendu frénétique, il essayait littéralement de la faire périr en la secouant.

— Mais pourquoi ? J’ai vu de ces sculptures indigènes, elles sont belles, mais ce sont des bijoux ordinaires, c’est tout.

— Non, Louise. C’est là toute l’histoire, et comme Balthus le sait, elles n’ont rien d’ordinaire. Il y a quelque chose dans la lumière qu’elles émettent ; je n’ai pas pu en examiner une de près, mais cela semble venir de l’intérieur, non du soleil. Une lumière crue, intense, on peut la voir dans tout Port Matarre.

— Je sais. La main de Louise se posa sur les lunettes noires à côté de son assiette, toujours à sa portée, comme quelque puissant talisman. Par intervalles elle les ouvrait et les refermait. Quand on arrive ici, tout paraît sombre. Puis on regarde la forêt et l’on voit les étoiles brûlant dans les branches. Elle tapa sur les lunettes. C’est pour cela que j’en porte, docteur.

— Vraiment ? Sanders prit les lunettes de soleil et les tint en l’air. Une des paires les plus grosses qu’il eût vues, leur monture avait plusieurs centimètres de haut. Où les avez-vous trouvées ? Elles sont énormes, Louise, elles divisent votre visage en deux.

Louise haussa les épaules et alluma nerveusement une cigarette.

— C’est le 21 mars, docteur, le jour de l’équinoxe.

— L’équinoxe ? Mais oui, bien sûr. Le soleil passe à l’équateur, le jour et la nuit sont d’égale longueur. Sanders réfléchit un instant. Ces divisions, obscurité, lumière, paraissaient se retrouver partout à Fort Matarre. Contraste entre le complet blanc de Ventress et la soutane noire du père Balthus. Entre les arcades blanches et leurs ombres. Le souvenir même qu’il avait de Suzanne Clair, sombre jumelle de la jeune femme qui le regardait de ses yeux francs.

— Au moins, docteur, on peut choisir à présent. Plus rien n’est estompé ni gris. Elle se pencha vers lui. Pourquoi êtes-vous venu à Port Matarre ? Cherchez-vous vraiment à voir vos amis ?

Sanders se détourna de ce regard calme.

— C’est trop difficile à expliquer. Il se demanda s’il allait se confier à elle, puis avec un effort, se reprit. Il se redressa, toucha sa main. Écoutez, demain nous essaierons de louer une voiture ou un bateau. Si nous partageons les frais, nous pourrons rester plus longtemps à Mont Royal.

— Je serais très heureuse de venir avec vous. Mais ne croyez-vous pas que cela puisse être dangereux ?

— Pas pour l’instant. Quoi que pense la police, je suis sûr qu’il ne s’agit pas d’une maladie à virus. Il tâta l’émeraude sur la bague dorée au doigt de Louise. À ma manière, je suis plus ou moins un spécialiste en la matière.

— J’en suis persuadée, docteur, répondit calmement Louise sans bouger la main. J’ai parlé un peu au steward du bateau cet après-midi. Et elle ajouta : La cuisinière de ma tante est une des malades de votre léproserie.

— Louise, ce n’est pas ma léproserie, dit Sanders après un instant d’hésitation. Ne croyez pas qu’il y ait là un engagement de ma part. Comme vous le dites, nous pouvons peut-être choisir nettement à présent.

Ils avaient fini leur café. Sanders se leva et prit le bras de Louise. Sa ressemblance avec Suzanne faisait peut-être qu’il semblait comprendre ses mouvements quand ses hanches et ses épaules touchaient les siennes, comme s’il retrouvait une intimité familière. Louise évita ses yeux, mais son corps resta proche du sien pendant qu’ils avançaient entre les tables.

Ils arrivèrent dans le hall vide. L’employé était endormi, la tête appuyée contre le petit standard téléphonique. À leur gauche les baguettes de cuivre de l’escalier luisaient dans la lumière humide, les molles frondes des palmiers en pot traînaient sur les marches de marbre usées. Tenant toujours le bras de Louise, Sanders traversa vivement l’entrée. À l’ombre de l’arcade, il aperçut les souliers et le pantalon d’un homme appuyé contre une colonne.

— Il est trop tard pour sortir, dit Louise.

Sanders baissa les yeux sur elle, conscient que pour une fois l’inertie des conventions sexuelles et sa propre répugnance à s’engager avec d’autres dans des rapports intimes avaient disparu. En outre, il sentait que cette dernière journée passée à Port Matarre, l’atmosphère ambivalente de la ville déserte, les plaçaient en quelque sorte sur un pivot sous les ombres sombres et claires de l’équinoxe. En ces instants d’équilibre tout acte était possible.

Quand ils atteignirent la porte, Louise retira sa main et entra dans la chambre sombre. Sanders la suivit et ferma la porte. Louise se tourna vers lui et la pâle lumière de l’enseigne au néon au-dessous d’eux illumina un côté de son visage et sa bouche. Comme leurs mains s’effleuraient, Sanders fit tomber ses lunettes à terre, puis il la prit dans ses bras, se libérant pour un instant de Suzanne Clair et de la sombre image de son visage flottant comme une faible lampe devant ses yeux.


Un peu après minuit, Sanders dormait en travers de l’oreiller sur son lit. Il s’éveilla quand Louise toucha son épaule.

— Louise, qu’y a-t-il ? Il entoura sa taille de son bras mais elle se dégagea.

— La fenêtre. Allez à la fenêtre et regardez au sud-est.

— Quoi ? Sanders contempla son visage sérieux. Elle lui fit signe d’aller dans le clair de lune de l’autre côté de la chambre. Bien sûr, Louise.

Elle attendit près du lit tandis qu’il marchait sur le tapis fané, ouvrait les panneaux grillagés. Il leva les yeux vers un ciel plein d’étoiles, vit les constellations d’Orion et du Taureau. Une immense étoile passait devant elles, émettant une énorme couronne de lumière qui éclipsait sur son passage les étoiles de moindre grandeur. Tout d’abord, Sanders ne reconnut pas en elle le satellite Écho. Sa luminosité était dix fois plus forte qu’auparavant, transformant le petit point de lumière qui avait sillonné le ciel nocturne si fidèlement pendant tant d’années en un astre brillant dont l’éclat ne le cédait qu’à celui de la Lune. Il devait être visible dans toute l’Afrique, de la côte libérienne aux rives de la mer Rouge, vaste lanterne aérienne embrasée de la même lumière qu’il avait vue dans les fleurs de pierre précieuse cet après-midi-là.

Il se dit sans y croire que le ballon éclatait peut-être, se désintégrait, formait un nuage d’aluminium, gigantesque miroir. Il observa le satellite jusqu’au moment où il s’enfonça au sud-est. Quand il disparut, la sombre voûte de la jungle scintilla de milliers de points de lumière. À côté du Dr Sanders, le corps blanc de Louise étincelait dans une gaine de diamants et la sombre surface du fleuve au-dessous d’eux luisait, pailletée comme le dos d’un serpent endormi.

III. Le mulâtre sur les passerelles

Dans l’obscurité, les colonnes usées des arcades s’éloignaient vers les limites est de la ville comme de pâles fantômes, surmontés de la silencieuse voûte de la forêt. Sanders sortit de l’hôtel et laissa l’air jouer sur son costume froissé. La faible odeur du parfum de Louise s’attardait sur son visage et ses mains. Il descendit dans la rue et leva les yeux vers sa fenêtre. Troublé par l’image du satellite qui avait traversé la nuit comme un fanal d’alarme, Sanders avait quitté l’étroite chambre d’hôtel à haut plafond et décidé d’aller se promener. Comme il longeait l’arcade en direction du fleuve, passant de temps à autre à côté de la forme recroquevillée d’un indigène endormi dans un rouleau de papier gaufré, il pensait à Louise avec son sourire bref, ses mains nerveuses, ses lunettes de soleil obsessionnelles. Pour la première fois il se sentit convaincu de la complète réalité de Port Matarre. Déjà ses souvenirs de la léproserie et de Suzanne Clair s’estompaient. Son voyage à Port Matarre avait plus ou moins perdu son objet. Il eût été plus sensé de repartir avec Louise à Fort Isabelle et de tenter de refaire sa vie là-bas en s’appuyant sur elle plutôt que sur Suzanne.

Pourtant le besoin de trouver Suzanne Clair dont la présence distante planait au-dessus de la jungle vers Mont Royal comme une planète maléfique demeurait.

Et il sentait que Louise aussi avait d’autres préoccupations. Elle lui avait un peu parlé de l’instabilité de sa vie, une enfance dans une des communautés françaises du Congo, par la suite quelques humiliations pendant la révolte contre le gouvernement central après l’indépendance, quand elle avait été faite prisonnière avec quelques autres journalistes par la gendarmerie mutinée dans la province rebelle du Katanga. Pour Louise, comme pour lui-même, Port Matarre avec sa lumière vaine était une zone neutre, une région de calme plat sur l’équateur africain vers laquelle ils avaient été tous deux attirés. Cependant, rien de ce qu’ils pourraient faire ici, ensemble, ou avec d’autres, n’aurait nécessairement une valeur durable.

Au bout de la rue, en face des lumières de la préfecture de police à moitié vide, Sanders tourna à droite le long du fleuve et se dirigea vers le marché indigène. Le bateau était parti pour Libreville et les principaux quais étaient déserts, on ne voyait que les coques grises de quatre péniches de débarquement liées deux à deux. Au-dessous du marché se trouvait le port indigène, un labyrinthe de petites jetées et de passerelles. Cet étrange bidonville qui avait poussé sur l’eau était fait de quelque deux cents bateaux et radeaux et était occupé la nuit par les marchands des échoppes du marché. Quelques feux brûlaient dans des poêles à pétrole près des gouvernails, éclairant les couchettes sous les toits de rotin. Un ou deux hommes étaient assis sur les passerelles au-dessus des bateaux et jouaient aux dés, à l’extrémité de la première jetée, mais à part cela le cantonnement flottant était silencieux, et la nuit éclipsait son chargement de joyaux.

Le bar où Louise et lui étaient entrés la veille était encore ouvert. Dans l’allée en face de l’entrée deux jeunes Africains en pantalon de toile bleue rôdaient autour d’une auto abandonnée, et l’un d’eux s’assit sur le capot devant le pare-brise. Quand Sanders entra dans le bar, ils l’observèrent avec une indifférence étudiée.

Le bar était presque vide. Au fond, un directeur de plantation européen et son contremaître africain parlaient à deux des marchands métis de la ville. Sanders alla avec son verre de whisky dans l’alcôve près de la fenêtre et regarda de l’autre côté du fleuve, calculant le moment où le satellite ferait sa deuxième apparition.

Il pensait encore aux feuilles gemmées qu’il avait vues dans le marché cet après-midi-là, quand quelqu’un toucha son épaule.

— Docteur Sanders, vous vous couchez tard ?

Sanders tourna la tête et vit Ventress en costume blanc qui se penchait vers lui avec son ironique sourire familier. Il se rappela leur altercation de la veille.

— Non, Ventress, pour moi il est tôt, je suis en avance d’un jour sur vous.

Ventress hocha la tête avec enthousiasme, comme s’il était heureux que Sanders eût pris sur lui l’avantage, si même ce n’était qu’en parole. Bien que debout, il parut à Sanders qu’il avait rapetissé, avec sa veste boutonnée sur son étroite poitrine.

— Parfait, Sanders, parfait. Ventress jeta un coup d’œil aux tables vides. Puis-je m’asseoir avec vous un moment ?

— À vrai dire… Sanders ne fit aucun effort pour être aimable. L’incident du revolver lui rappela l’élément de calcul en tout ce que faisait Ventress. Après les heures qu’il venait de passer avec Louise, la dernière personne qu’il souhaitait auprès de lui était Ventress avec ses manières de fou. Si vous pouviez… continua-t-il.

— Mon cher Sanders, je ne veux pas vous gêner. Je resterai debout. Et il continua à parler ignorant le dos à demi tourné de Sanders. Vous êtes tout à fait sensé, docteur. Les nuits à Port Matarre sont bien plus intéressantes que les journées. N’est-ce pas ?

Sanders regarda autour de lui, ne sachant trop ce que voulait dire Ventress. L’homme qui guettait sous les arcades en face de l’hôtel quand Louise et lui étaient montés aurait pu être Ventress.

— Oui, en un certain sens.

— L’astronomie n’est pas un de vos passe-temps, par hasard ? demanda Ventress en se penchant sur la table avec son sourire moqueur.

— J’ai vu le satellite, si c’est à cela que vous faites allusion. Dites-moi, comment expliquez-vous cette soudaine augmentation de taille et de luminosité ?

— Une grande question, docteur, fit Ventress en hochant la tête sagement. Pour y répondre il me faudrait littéralement, j’en ai peur, tout le temps du monde.

Avant que Sanders pût l’interroger, la porte s’ouvrit et un des jeunes Africains qu’il avait vus près de l’auto entra. Ventress et lui échangèrent un rapide coup d’œil et il ressortit.

Ventress alors s’inclina rapidement devant Sanders et prit sa valise de crocodile dans l’alcôve derrière le médecin. Avant de sortir, il s’arrêta pour lui dire un dernier mot.

— Tout le temps du monde ! Souvenez-vous de cela, docteur.

Se demandant ce que Ventress pouvait bien vouloir cacher derrière ces énigmes, le Dr Sanders finit son whisky. La silhouette blanche de Ventress, valise à la main, disparut dans l’obscurité près des jetées, les deux Africains marchant rapidement en avant de lui.

Sanders lui donna cinq minutes pour partir, présumant que Ventress allait à Mont Royal en bateau, loué ou volé. Il le suivrait bientôt, mais il était content de rester seul à Port Matarre. La présence de Ventress ajoutait en quelque manière un inutile élément de hasard aux dessins déjà confus des arcades et des ombres, comme une partie d’échecs où chaque joueur eût soupçonné qu’il y avait une pièce cachée sur l’échiquier.

Passant près de l’auto abandonnée, Sanders remarqua une certaine agitation au centre du port indigène. La plupart des feux avaient été éteints. On en allumait d’autres en les éventant et les flammes dansaient sur les eaux troublées par les bateaux agités. Les passerelles s’entrecroisant au-dessus des jetées se balançaient sous le poids d’hommes qui couraient. Ils se lançaient contre le garde-fou, se poursuivaient d’un bord à l’autre comme des navettes.

Sanders se rapprocha de l’eau. Il aperçut alors le petit Ventress vêtu de blanc qui se faufilait au milieu des poursuivants comme une araignée prise au piège d’une toile effondrée. Ventress cria quelque chose au jeune homme qui portait sa valise sur la passerelle à dix mètres de lui. Un grand mulâtre aux cheveux coupés ras, vêtu d’une chemise kaki s’élançait vers eux, tenant dans sa main couturée de cicatrices un morceau de tuyau d’arrosage lesté de plomb. Derrière Ventress, l’autre jeune Africain, battu par deux hommes en chemises de coton sombre, gisait par terre sur la passerelle. Des couteaux luisaient dans leurs mains. Le jeune homme réussit à leur donner des coups de pied, et se relevant, fit un bond de côté à travers la passerelle comme un poisson qui se débat quand on va le vider. Il sauta dans un bateau au-dessous, une longue déchirure à la jambe de son pantalon de toile. Tentant d’arrêter de la main le sang qui coulait, il réussit à grimper dans un bateau, atteignit la jetée, puis s’enfuit au milieu des balles de poudre de cacao.

Sur la passerelle au-dessus, Ventress hurla de nouveau. Le jeune garçon portant sa valise la souleva, s’en protégea tandis que le mulâtre lui lançait un coup de tuyau d’incendie sur la tête. Envoyant la valise en l’air devant lui, le jeune homme glissa sous le garde-fou et fut projeté dans la deuxième rangée de bateaux amarrés à la jetée, où il écrasa un toit de rotin. La niche s’effondra dans une mêlée de couvertures et de bidons de pétrole renversés. On vit d’étincelantes lueurs quand une cachette de bijoux cristallins fut exposée aux feux des autres bateaux.

En observant les brillants joyaux reflétés dans les eaux agitées du port tandis que la rangée de bateaux tournait sur ses amarres, Sanders entendit, plus forte que les autres bruits, la détonation. Son revolver automatique en main, Ventress était accroupi sur la passerelle. Il tira de nouveau sur le mulâtre à la matraque, lequel recula jusqu’au quai sur une passerelle de débarquement. Ventress regarda par-dessus son épaule les deux hommes derrière lui, immobiles contre le garde-fou, leurs corps sombres presque invisibles, puis remit son revolver dans l’étui et se laissa tomber de la passerelle sur le pont du bateau au-dessous de lui.

Sans faire attention au propriétaire du bateau, un petit Africain aux cheveux gris qui tentait de rassembler la moisson de feuilles cristallines éparpillée autour de lui dans le fond du bateau, Ventress retourna le toit, fait d’un tréteau couvert d’une couverture. Ses deux aides avaient disparu au milieu des bateaux entre les deux jetées, mais Ventress avait l’air de ne penser qu’à une chose : retrouver sa valise. Il alla d’un bateau à l’autre, soulevant d’un coup de pied les tentes de toiles, tenant en respect de son revolver les occupants. Un sillage de joyaux lumineux le suivait. Les trois hommes sur la passerelle au-dessus de lui baignaient dans l’éclat de cette lumière.

Abandonnant la recherche de sa valise, Ventress se fraya un chemin à travers les marchands. Il grimpa sur la jetée. À son extrémité, un petit canot à moteur était amarré par un seul câble à une pile sciée. Ventress atteignit le bout de la jetée, délia le câble et grimpa dans le bateau. Il s’affaira un moment aux commandes puis le ronflement du moteur couvrit tous les autres bruits. Une seconde plus tard une explosion venant de la soute avant secoua le bateau et un éblouissant geyser s’éleva dans l’air sombre. Rejeté contre le gouvernail, Ventress regarda les flammes brûler les panneaux du pont, devant le pare-brise qui avait volé en éclats. Le canot dériva contre le quai. Ventress retrouva ses esprits et sauta sur le cadre de bois flottant qui servait de passerelle de débarquement.

Écartant les quelques Africains qui observaient la scène du rivage, Sanders grimpa sur la jetée et courut vers Ventress. Choqué par l’explosion, l’homme au complet blanc n’avait pas vu les pâles contours d’un grand yacht immobile sur le fleuve à quelque vingt mètres de la jetée. Debout devant la barre, sur le pont, d’où il avait observé la poursuite sur les passerelles, se tenait un homme aux larges épaules vêtu d’un costume sombre, son long visage à demi caché derrière la flèche blanche d’un mât de radio. Sur le pont au-dessous de lui on apercevait ce qui semblait être le canon-starter d’un club de yachting. Le métal poli luisait dans les lumières. Quand le canot à moteur dériva en flammes près de l’extrémité de la jetée, l’incendie s’apaisa et le yacht et son propriétaire aux aguets s’enfoncèrent de nouveau dans l’obscurité.

Vers le milieu de la jetée, Sanders vit le mulâtre aux cheveux ras se laisser descendre de la passerelle en face de lui. Il avait abandonné sa matraque et une mince lame argentée scintillait dans sa main énorme. Il avança sans bruit derrière Ventress, assis tout engourdi au bord de la jetée, regardant le canot incendié passer vers les hauts-fonds.

— Ventress ! Courant de toutes ses forces Sanders rattrapa le mulâtre, se précipita sur lui et lui fit perdre l’équilibre. Mais il se remit debout avec la vitesse d’un serpent, se retourna et de sa tête rasée frappa Sanders en pleine poitrine. Il se pencha en arrière pour ramasser son couteau, ses yeux blancs allant sans cesse de Ventress au médecin.

À cent mètres sur le rivage une fusée éclairante s’éleva dans l’air au-dessus du port. Sa lumière voilée brûlait, rouge et terne. Une sirène se mit à mugir au-dessus des entrepôts. Un camion de la police s’arrêta au pied de la jetée et ses phares illuminèrent les derniers joyaux cristallins qu’on cachait sous les tentes. Le canot en feu avait de nouveau dérivé vers les supports des passerelles et le bois recouvert de goudron avait pris feu aussitôt, les flammes éclatant le long des poutres sèches.

Sanders envoya un coup de pied au mulâtre puis arracha une pièce de bois à demi détachée de la jetée. Le mulâtre aperçut le camion de la police, saisit son couteau, courut devant Sanders le long de la jetée et plongea tout au bout au milieu des bateaux.

— Ventress ? Sanders s’agenouilla à côté de lui, enleva les cendres qui avaient brûlé le tissu du costume. Pouvez-vous marcher ? La police est là.

Ventress se leva, ses yeux s’éclairèrent, derrière la barbe son petit visage était fermé. Il ne semblait pas se rendre compte de ce qui s’était passé et s’accrocha au bras de Sanders comme un vieillard.

Derrière eux, sur le fleuve, il y eut un grondement étouffé, de l’écume jaillit à l’arrière du yacht et Ventress revint à la vie comme il s’éloignait. Tenant toujours le bras de Sanders, mais pour le guider à présent, il se mit à courir sur la jetée.

— Courbez-vous, docteur, nous ne pouvons rester ici !

Il balançait la tête de droite à gauche en observant la passerelle en feu qui se partagea en deux et s’effondra dans l’eau. Quand ils atteignirent le rivage et passèrent derrière le petit groupe arrêté sur la pente, il se tourna vers Sanders.

— Merci, docteur. Là-bas, j’étais presque hors du temps moi-même.

Avant que Sanders ait pu répondre, Ventress s’élança entre les piles de fûts d’essence, entra dans un des entrepôts. Sanders le suivit et le vit disparaître derrière l’auto abandonnée.

Dans le port, les incendies s’étaient éteints d’eux-mêmes. Les morceaux à demi consumés de la passerelle sifflaient et crachaient de la vapeur dans l’air sombre. La police avançait le long des autres passerelles, avec des machettes, coupant l’une après l’autre les poutres calcinées qui tombaient dans l’eau. Au-dessous, les marchands des échoppes criaient en ramant pour aller mettre leurs bateaux à l’abri.

Sanders revint à pied vers son hôtel, évitant les arcades. Troublés dans leur sommeil, les mendiants s’asseyaient dans leurs couvertures de carton et gémissaient, l’imploraient quand il passait, leurs yeux brillant sur le fond de sombres colonnes.

Louise était retournée dans sa chambre. Sanders éteignit la lumière et s’assit près de la fenêtre dans le fauteuil. Les dernières traces du parfum de Louise se dissolvaient dans l’air quand il vit l’aube se lever sur les lointaines collines de Mont Royal, illuminant les méandres du fleuve comme si elle voulait révéler un passage secret.

IV. Un noyé

Le lendemain matin le corps d’un noyé fut repêché dans le fleuve à Port Matarre. Un peu après dix heures, le Dr Sanders et Louise Péret descendirent au port près du marché indigène dans l’espoir de convaincre un des bateliers de leur faire remonter le fleuve jusqu’à Mont Royal. Le port était presque vide et la plupart des bateaux avaient traversé le Matarre jusqu’aux agglomérations de l’autre rive. Les passerelles démolies par le feu gisaient dans l’eau comme les squelettes de lézards à moitié submergés et un ou deux pêcheurs fouillaient la vase autour d’elles.

Le marché était calme, que ce fût dû à l’incident de la nuit précédente ou que la scène faite par le père Balthus avec sa croix gemmée eût empêché les marchands de bibelots de faire leur apparition.

En dépit du dense éclat de la forêt pendant la nuit, dès le jour la jungle était redevenue morne et sombre comme si le feuillage se rechargeait au soleil. Un sentiment de malaise pénétrant convainquit Sanders de la nécessité de partir pour Mont Royal avec Louise le plus tôt possible. Tout en marchant, il regardait aux alentours, mais il n’y avait pas trace du mulâtre et de ses deux acolytes. Cependant, à en juger par l’importance de l’assaut contre Ventress — sans aucun doute le yacht armé et l’homme qui guettait à la barre avaient joué un rôle dans cette tentative d’assassinat — Sanders était persuadé que les assassins en puissance étaient à présent bien à l’abri des recherches de la police.

Pendant la courte promenade depuis l’hôtel, Sanders s’était à demi attendu à entendre Ventress lui murmurer quelque chose à l’ombre des arcades, mais il ne l’avait point vu en ville. Aussi peu probable que ce fût, la lumière toujours aussi oppressante de Port Matarre convainquit Sanders que l’homme au complet blanc était déjà parti.

Il montra à Louise le fouillis de passerelles endommagées, la coque carbonisée du canot à moteur dans les hauts-fonds et il lui décrivit l’attaque du mulâtre et de ses hommes.

— Il essayait peut-être de voler des bijoux dans les bateaux, suggéra Louise. Ils ne faisaient peut-être que se défendre.

— Non, c’était autre chose, le mulâtre cherchait vraiment à tuer Ventress. Si la police n’était pas arrivée, nous aurions tous les deux fini au fond du fleuve.

— Ç’aurait été horrible ! Louise lui prit le bras, comme si elle était à peine sûre de l’identité physique de Sanders dans le réseau d’incertitudes de Port Matarre. Mais pourquoi s’en prendrait-on à lui ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Vous n’avez rien découvert sur Ventress ?

— Non, je vous suivais la plupart du temps. Je n’ai même pas vu ce petit homme barbu. D’après ce que vous en dites, il est très inquiétant.

Sanders se mit à rire. Il la prit par les épaules le temps de quelques pas.

— Ma chère Louise, vous avez le complexe de Barbe-Bleue comme toutes les femmes. En fait, Ventress n’est pas le moins du monde sinistre. Au contraire il est plutôt vulnérable et assez naïf.

— Comme l’était Barbe-Bleue, j’imagine ?

— Non, pas tout à fait. Mais à cette façon qu’il a de parler par énigmes tout le temps, comme s’il avait peur de révéler ce qu’il y a en lui, je crois qu’il sait quelque chose sur ce processus de cristallisation.

— Mais pourquoi ne vous l’aurait-il pas dit franchement ? Quelle influence cela pourrait-il avoir sur sa situation ?

Sanders s’arrêta, baissa les yeux sur les lunettes de soleil que Louise portait toujours à la main.

— Cela n’a-t-il pas une influence sur nous tous, Louise ? Derrière nous, à Port Matarre, il y a des ombres blanches, tout autant que des noires. Pourquoi ? Dieu seul le sait. Je suis pourtant certain que ce processus ne peut en fait être dangereux physiquement sinon Ventress m’en aurait averti. Au contraire, il m’a plutôt encouragé à aller à Mont Royal.

— Cela lui serait peut-être utile de vous avoir là-bas, fit Louise en haussant les épaules.

— Peut-être. Ils avaient dépassé les jetées principales du port indigène. Sanders s’arrêta de nouveau pour parler aux métis à qui appartenait le petit groupe de bateaux de pêche amarrés le long du rivage. Ils secouèrent la tête quand il parla de Mont Royal et il ne semblait pas qu’on pût avoir confiance en eux.

— Ils refusent, dit-il en rejoignant Louise. Ces bateaux-là ne feraient pas l’affaire de toute façon.

— C’est le ferry, là-bas ? fit Louise en montrant un endroit à cent mètres de là sur le rivage, où une demi-douzaine de gens se tenaient au bord de l’eau près de l’embarcadère. Deux hommes armés de perches dirigeaient dans le port un grand skiff.

Quand Louise et le médecin s’approchèrent, ils virent que les bateliers ramenaient le corps flottant d’un noyé.

Le groupe de spectateurs s’écarta quand le corps, poussé par les deux perches, vint échouer sur les hauts-fonds. Après un instant d’hésitation, un homme s’avança et le tira sur la vase. Tout le monde le regarda tandis que l’eau boueuse ruisselait des vêtements trempés, coulait des joues blêmes et des yeux. — Oh ! Avec un frisson, Louise se détourna, fit quelques pas en arrière, monta en trébuchant sur le rivage jusqu’à l’embarcadère. Le Dr Sanders la laissa partir et se pencha pour examiner le cadavre. C’était celui d’un Européen d’une trentaine d’années, musclé, à la peau de blond. Il ne semblait avoir reçu ni coups ni blessures. À en juger par le cuir déteint de la ceinture et des bottes, il était clair que l’homme était resté dans l’eau quatre ou cinq jours. Et Sanders eut la surprise de constater que la rigor mortis ne s’était pas encore produite. Les articulations et les tissus étaient souples, la peau ferme, presque chaude.

Mais ce qui attira par-dessus tout son attention, cependant, comme celle de tout le groupe de spectateurs, ce fut le bras droit de l’homme. Du coude jusqu’au bout des doigts il était gainé de cristal — ou plus précisément, il était une efflorescence, une masse de cristaux translucides à travers lesquels on pouvait voir les contours prismatiques de la main et des doigts en une douzaine de réfractions multicolores. Cet énorme gantelet de pierreries, semblable à l’armure de couronnement d’un conquistador, séchait au soleil et ses cristaux commençaient à émettre une lumière éclatante, crue.

Le Dr Sanders regarda par-dessus son épaule. Quelqu’un s’était joint au groupe des curieux en haut du rivage. Sa robe noire remontée sous ses épaules courbées comme les ailes d’un énorme vautour, c’était la haute silhouette du père Balthus. Il gardait les yeux fixés sur le bras cristallin du cadavre. Sa bouche était agitée d’un léger tic, comme si quelque blasphématoire requiem pour le mort s’exprimait dans l’inconscient du prêtre. Avec un effort, il tourna les talons et partit vers la ville le long du fleuve.

Le Dr Sanders se releva quand un des bateliers s’avança. Il franchit le cercle des spectateurs et rejoignit Louise Péret.

— C’est Anderson ? L’Américain ? Vous l’avez reconnu ?

— Non, c’est le photographe, Matthieu, fit Louise en secouant la tête. Ils étaient partis ensemble en auto. Elle leva les yeux vers Sanders, le visage décomposé. Son bras ? Que lui est-il arrivé ?

Le Dr Sanders la fit s’éloigner du groupe de gens qui d’en haut regardaient toujours le cadavre tandis que la lumière de pierre précieuse se répandait hors des tissus cristallins. À 50 mètres, le père Balthus passait à vive allure devant le port indigène et les pêcheurs s’écartaient devant lui. Sanders regarda autour de lui, essayant de s’orienter.

— Il est temps de découvrir ce que cela signifie. Il faut absolument se procurer un bateau.

Louise redressa son sac à main, chercha son bloc de sténo et son crayon.

— Edward, je crois qu’il faut que je transmette la nouvelle. J’aimerais aller à Mont Royal avec vous, mais à présent, avec un mort, il ne s’agit plus seulement d’imagination.

— Louise ! Le Dr Sanders lui prit le bras. Il sentait que déjà se dénouait entre eux le lien physique. Les yeux de Louise s’étaient détournés de lui pour aller vers le cadavre sur le rivage, comme si elle comprenait qu’elle avait peu de raisons d’accompagner Sanders à Mont Royal car ses motifs réels pour vouloir remonter le fleuve, sa quête pour mettre fin à tout ce que signifiait pour lui Suzanne Clair le concernaient seul. Pourtant Sanders répugnait à la laisser partir. Aussi fragmentaires que fussent leurs rapports, ils offraient au moins une alternative à Suzanne.

— Louise, si nous ne partons pas ce matin, nous ne partirons jamais. Quand la police aura découvert ce cadavre, elle entourera d’un cordon Mont Royal, et peut-être même Port Matarre. Il hésita, puis ajouta : « Cet homme était dans l’eau depuis quatre jours au moins, probablement entraîné par le courant depuis Mont Royal, et pourtant il n’y a qu’une demi-heure qu’il est mort. »

— Que voulez-vous dire ?

— Exactement ce que j’ai dit. Il était encore chaud. Comprenez-vous maintenant pourquoi nous devons partir pour Mont Royal immédiatement ? Le papier que vous voulez, c’est là-bas que vous le trouverez et vous serez la première à…

Sanders s’arrêta de parler, conscient qu’on écoutait leur conversation. Ils marchaient le long du quai et à leur droite, à vingt pieds, un bateau avançait lentement sur l’eau, suivant leur propre allure. Sanders reconnut l’hydroglisseur jaune et rouge que le vapeur avait transporté à Port Matarre. Debout devant les commandes, une main légèrement posée sur la barre, se tenait un homme à l’air conquérant, au beau visage plaisant. Il observait le Dr Sanders avec une sorte d’aimable curiosité, comme s’il calculait les avantages et les inconvénients qu’il y aurait à se mêler de ses affaires.

Le Dr Sanders fit signe à Louise de s’arrêter. L’homme à la barre stoppa le moteur, l’hydroglisseur dériva, et se rapprocha du rivage. Le Dr Sanders descendit à sa rencontre, laissant Louise sur le quai.

— Vous avez là un bien beau bateau, dit Sanders à l’homme de barre.

L’homme de haute taille eut un geste qui écartait les compliments et fit un aimable sourire.

— Je suis heureux que vous l’appréciiez, docteur. Je vois que vous avez un œil infaillible, et il montra Louise Péret du doigt.

— Mlle Péret est une collègue, les bateaux pour l’instant m’intéressent davantage. Celui-là a voyagé avec moi depuis Libreville.

— Alors vous savez que c’est une bonne machine. Il pourrait vous emmener à Mont Royal en quatre ou cinq heures.

— Ce serait parfait. Le Dr Sanders jeta un coup d’œil à sa montre. Et combien prendriez-vous pour ce voyage, commandant ?

— Aragon. Il prit derrière son oreille un cigare à bout coupé à moitié fumé et fit un geste vers Louise. Pour un, ou pour deux ?

— Docteur, cria Louise, encore indécise, je ne sais pas si…

— Pour deux, dit Sanders, tournant le dos à la jeune femme. Nous voudrions partir aujourd’hui, dans une demi-heure si possible. Combien ?

Ils discutèrent du prix pendant quelques minutes, puis se mirent d’accord. Aragon remit le moteur en marche.

— Je vous retrouverai à la jetée dans une heure, docteur, cria-t-il. Ce sera l’heure de la marée montante et elle nous portera une partie du chemin.

À midi, leurs valises dans la soute derrière le moteur, ils remontaient le fleuve dans l’hydroglisseur. Le Dr Sanders était assis à l’avant à côté d’Aragon, et Louise Péret, ses cheveux noirs flottant au vent de la course, était sur un siège à l’arrière. Comme ils glissaient en remontant avec la marée le fleuve brun, des cercles d’écume luisant derrière eux comme des arcs-en-ciel, Sanders sentit le silence oppressant qui régnait sur Port Matarre s’alléger pour la première fois depuis son arrivée. Les arcades désertes aperçues en se dirigeant vers le centre du fleuve, et la sombre forêt, parurent reculer à l’arrière-plan, séparées de lui par le grondement et la vitesse de l’hydroglisseur. Ils passèrent devant l’embarcadère de la police. Un caporal qui flânait là avec son peloton les regarda glisser dans un sillage d’écume. Le puissant moteur soulevait le bateau au-dessus de l’eau et Aragon penché en avant guettait les bois flottant à la surface.

Il y avait peu d’autres bateaux sur le fleuve. Une ou deux pirogues indigènes à balancier longeaient les rives, à demi cachées par la végétation croulant sur les berges. À deux kilomètres de Port Matarre ils dépassèrent les embarcadères privés des plantations de cacao. Les péniches vides stationnaient solitaires sous les grues arrêtées. De la mauvaise herbe jaillissait entre les rails du chemin de fer à voie étroite et montait à l’assaut des portiques des silos. Partout la forêt s’étalait immobile dans l’air chaud et la vitesse et le poudroiement d’écume autour du bateau paraissaient au Dr Sanders un tour de prestidigitation, un effet dû à l’obturateur tremblant d’une caméra mal réglée.

Une demi-heure plus tard, quand ils atteignirent les limites de la marée, à quelque quinze kilomètres à l’intérieur des terres, Aragon ralentit pour pouvoir observer l’eau plus attentivement. Des troncs d’arbres, de gros morceaux d’écorce flottaient à la dérive. De temps à autre ils rencontraient des épaves d’embarcadères abandonnés arrachés à leurs amarres par le courant. Le fleuve semblait négligé, plein de débris, roulant dans ses flots les ordures des villes et des villages désertés.

— C’est vraiment un bon bateau, commandant. Le Dr Sanders complimenta Aragon pendant que ce dernier changeait les réservoirs à combustible pour garder au bateau son équilibre.

Aragon approuva de la tête, dirigea l’hydroglisseur le long des restes d’une hutte flottante.

— Plus rapide que les vedettes de la police, hein, docteur ?

— Certes. À quoi vous sert-il ? À la contrebande des diamants ?

Aragon tourna la tête, jeta un coup d’œil vif à Sanders. Malgré la réserve de ce dernier, Aragon paraissait avoir déjà jugé son caractère. Il haussa les épaules tristement.

— Je l’espérais, docteur, mais c’est trop tard à présent.

— Pourquoi ?

Aragon leva les yeux vers la sombre forêt drainant toute la lumière de l’air.

— Vous verrez, docteur. Nous serons bientôt arrivés.

— Quand êtes-vous allé pour la dernière fois à Mont Royal, commandant ? fit Sanders, en jetant un coup d’œil à Louise derrière lui. Elle se pencha pour entendre la réponse d’Aragon, en plaquant ses cheveux sur ses joues.

— Il y a cinq semaines. La police a pris mon vieux bateau.

— Savez-vous ce qui se passe là-bas ? A-t-on découvert une nouvelle mine ?

Aragon se mit à rire et dirigea le bateau droit vers une souche sur laquelle était posé un grand oiseau blanc. Il s’envola juste au-dessus de leur tête avec un cri rauque, ses ailes immenses battant l’air comme de lourdes rames.

— Oui, docteur, vous pouvez le dire. Mais pas au sens où vous l’entendez. Et il ajouta avant que Sanders ne pût le questionner davantage : Je n’ai rien vu, vraiment, j’étais sur le fleuve et c’était pendant la nuit.

— Vous avez vu le noyé dans le port ce matin ?

Aragon réfléchit un instant avant de répondre.

— El Dorado, l’homme doré couvert de joyaux dans une armure de diamants. C’est une fin que beaucoup souhaiteraient avoir, docteur.

— Peut-être. C’était un ami de Mlle Péret.

— De Mademoiselle ? Avec une grimace, Aragon se pencha sur le gouvernail.


Un peu après une heure et demie ils étaient presque à mi-chemin de Mont Royal et ils s’arrêtèrent près d’un embarcadère délabré, qui s’enfonçait dans le fleuve au bord d’une plantation abandonnée. Assis sur les poutres pourries, au-dessus de l’eau, ils déjeunèrent de pain et de jambon et burent un café. Rien ne bougeait sur le fleuve ni sur ses rives et il parut à Sanders que toute la région était déserte.

À cause de cela peut-être, la conversation languit entre eux. Aragon était assis à l’écart les yeux fixés sur l’eau qui coulait à ses pieds. L’inclinaison accentuée de son front, son visage maigre aux pommettes saillantes lui avaient donné l’air d’un vrai pirate sur le quai à Port Matarre, mais ici, cerné par la jungle oppressante, il semblait moins sûr de lui, ressemblait davantage à un guide des forêts trop nerveux. Pourquoi avait-il décidé d’emmener Sanders et Louise à Mont Royal ? La raison en était obscure mais Sanders devinait qu’il était attiré vers ce foyer des transformations par des motifs aussi incertains que les siens.

Louise était également pensive. En fumant sa cigarette après leur repas, elle évitait le regard de Sanders. Il décida de la laisser tranquille pour l’instant et se mit à marcher le long de la jetée, se frayant un chemin à travers les planches brisées jusqu’au bord du fleuve. La forêt avait repris possession de la plantation et les rangées d’arbres géants laissaient silencieusement pendre leurs rameaux, sombres falaises s’élevant l’une au-dessus de l’autre.

À une certaine distance, il vit la maison en ruine des planteurs ; des plantes grimpantes s’entrelaçaient sur les poutres de la véranda. Les fougères foisonnaient dans le jardin, montant jusqu’aux portes, jaillissant entre les planches du porche. Évitant cette ruine désolée, Sanders se promena autour du jardin, suivant les dalles pâlies d’un sentier. Il passa à côté du grillage d’un court de tennis couvert de plantes grimpantes et de mousse et se trouva près du bassin vide d’une fontaine ornementale.

Il s’assit sur la balustrade et sortit ses cigarettes. Il regardait la maison quelques minutes plus tard quand il sursauta, se raidit. D’une fenêtre du premier étage encadrée de sombre vigne vierge le guettait une grande femme pâle à la tête et aux épaules couvertes d’une mantille blanche.

Sanders jeta sa cigarette et partit en courant à travers les fougères. Il atteignit le porche, ouvrit d’un coup de pied le panneau poussiéreux de la porte et se dirigea vers le large escalier. Ses chaussures s’enfonçaient à travers les planches de balsa, mais les marches de marbre étaient encore solides. La maison avait été vidée de tous ses meubles. Il traversa le palier du premier étage, alla vers la chambre où il avait vu la femme.

— Louise !

Avec un rire, elle se retourna vers lui, un vieux rideau de dentelle tomba de ses mains sur le sol.

Elle secoua légèrement ses cheveux et sourit à Sanders.

— Vous ai-je fait peur ? J’en serais désolée.

— Louise ! — c’était la chose la plus stupide… Avec un effort, Sanders retrouva son sang-froid, l’instant de la reconnaissance pâlissait. Comment diable êtes-vous montée ici ?

Louise fit le tour de la pièce, regardant les taches claires aux endroits où l’on avait enlevé des tableaux, comme si elle visitait quelque galerie de peinture spectrale.

— J’ai marché, naturellement. Elle se retourna vers lui, ses yeux se firent plus vifs. Qu’y a-t-il ? Je vous ai rappelé quelqu’un ?

— Peut-être, fit Sanders en allant vers elle. Louise, la situation est assez difficile sans qu’on fasse encore des plaisanteries.

— Mais je ne voyais pas là une plaisanterie. Elle lui prit le bras, et son sourire ironique disparut. Edward, je regrette, je n’aurais pas dû…

— Aucune importance. Sanders appuya le visage de la jeune femme contre son épaule, reprenant possession de lui-même grâce à ce contact physique avec Louise. Je vous en prie, Louise, tout cela sera fini quand nous aurons atteint Mont Royal. Avant, je n’avais pas le choix.

— Bien sûr. Elle l’attira loin de la fenêtre. Aragon. Il pourrait nous voir.

Le rideau de dentelle gisait à leurs pieds, la mantille que Sanders avait vue de la fontaine asséchée dans le jardin. Louise, tenant toujours sa main, voulut s’agenouiller sur la dentelle, mais il secoua la tête et d’un coup de pied l’envoya dans un coin.


Un peu plus tard, quand ils descendirent vers l’hydroglisseur, Aragon vint à leur encontre sur la jetée.

— Il faut partir, docteur. Le bateau se voit trop d’ici. Ils patrouillent parfois sur le fleuve.

— Certainement. Combien y a-t-il de soldats dans la région de Mont Royal ?

— Quatre ou cinq cents. Davantage peut-être.

— Un bataillon ? C’est beaucoup, commandant. Il offrit une cigarette à Aragon, Louise marchait devant eux. Cet incident dans le port indigène, la nuit dernière, l’avez-vous vu ?

— Non, je l’ai appris ce matin. Les bateaux des marchands prennent très souvent feu.

— Peut-être. Mais on a attaqué un homme que je connais, un Européen nommé Ventress. Il leva les yeux vers Aragon. Il y avait un grand yacht avec un canon sur le pont. Vous l’avez peut-être vu sur le fleuve ?

Le visage d’Aragon ne révéla rien. Il haussa les épaules.

— Il pourrait appartenir à l’une des compagnies minières. Je n’ai jamais rencontré ce Ventress. Avant que Sanders pût se remettre à marcher, il ajouta : « Souvenez-vous, docteur, que bien des gens à Mont Royal ont intérêt à empêcher qu’on ne pénètre dans la forêt ou qu’on en sorte. »

— Je m’en suis bien rendu compte. À propos, ce noyé dans le port ce matin, quand vous l’avez vu, était-il étendu sur un radeau par hasard ?

Aragon tira lentement une bouffée de sa cigarette, et regarda Sanders avec un certain respect.

— Ce n’est pas mal deviné, docteur.

— Et cette armure de lumière ? Était-il couvert de cristaux de la tête aux pieds ?

Aragon sourit, fit la grimace plutôt, montrant une incisive d’or. Il la toucha de l’index.

— Couvert ? Est-ce le mot qui convient ? Ma dent, c’est l’or même.

— Je saisis. Sanders baissa les yeux sur l’eau brune coulant au pied des poutres polies de la jetée. Louise lui fit un signe de la main. Elle était déjà assise dans le bateau. Mais il était trop préoccupé pour répondre. Voyez-vous, commandant, je me demande si cet homme, il s’appelait Matthieu, était mort au sens absolu du terme, quand vous l’avez vu. Si, disons, il avait été arraché à son radeau par les eaux agitées du port, mais avait cependant pu y rester agrippé d’une main, cela expliquerait bien des choses. Cela pourrait avoir des conséquences très importantes. Vous voyez ce que je veux dire ?

Aragon fumait, observant les crocodiles dans les hauts-fonds sur la rive opposée, puis il jeta sa cigarette à demi fumée dans l’eau.

— Je crois que nous devrions partir pour Mont Royal à présent. Ici, l’armée n’est pas très intelligente.

— Ils ont d’autres préoccupations, mais vous avez sans doute raison. Mlle Péret pense qu’on attend un physicien. Si c’est vrai, il devrait pouvoir prévenir tout autre accident tragique.

— Je me demande, docteur, pourquoi vous avez tellement envie d’aller à Mont Royal ? demanda Aragon, juste avant de partir.

La remarque avait l’air d’être une sorte d’excuse pour des soupçons antérieurs, mais Sanders se mit à rire, sur la défensive. Il haussa les épaules.

— Deux de mes amis les plus chers sont dans la région touchée. Tout comme le confrère américain de Louise. Nous sommes naturellement inquiets à leur sujet. L’armée sera automatiquement tentée d’interdire tout accès à la région en attendant la suite des événements. Ils chargeaient des barbelés et des clôtures à la caserne de Port Matarre hier. Pour ceux qui seraient pris au piège à l’intérieur de ce cordon de troupes, ce serait à peu près comme s’ils se trouvaient gelés dans un glacier.

V. La forêt cristallisée

À huit kilomètres de Mont Royal, le fleuve devint plus étroit, il avait à peine cent mètres de large. Aragon réduisit la vitesse de leur bateau à quelques nœuds, gouvernant entre les îlots de détritus dérivant sur l’eau, et évitant les longues plantes grimpantes retombant des hauts murs de la jungle de part et d’autre du fleuve. Assis à l’avant, le Dr Sanders fouillait des yeux la forêt, mais les grands arbres étaient encore sombres et immobiles.

Ils émergèrent dans une zone plus dégagée où sur la rive droite on avait coupé une partie des broussailles pour faire une petite clairière. Au moment où le Dr Sanders montrait un groupe de bâtiments à l’abandon, un bruit stupéfiant éclata sur la voûte de la forêt comme si l’on avait monté un énorme moteur sur les plus hautes branches. Un instant plus tard un hélicoptère s’élança au-dessus des arbres.

Il disparut rapidement, le bruit se répercutant à travers le feuillage. Les quelques oiseaux autour d’eux voletèrent dans l’obscurité de la forêt et les crocodiles paresseux s’enfoncèrent dans l’eau couleur d’écorce. Quand l’hélicoptère plana de nouveau à quelque quatre cents mètres d’eux, Aragon arrêta le moteur et tourna l’hydroglisseur vers la rive, mais Sanders secoua la tête.

— Autant continuer, commandant. Nous ne pouvons traverser la forêt à pied. Plus haut nous remonterons le fleuve et mieux cela vaudra. Ils continuèrent d’avancer, l’hélicoptère tourna au-dessus d’eux, montant parfois à une hauteur de deux à trois cents mètres comme pour mieux voir le fleuve sinueux, parfois redescendant à 50 mètres d’eux, ses roues touchant presque la surface de l’eau. Puis, brusquement, il fila bruyamment et fit un large circuit au-dessus de la forêt.

Ils atteignirent une boucle du fleuve. Il s’élargissait là pour former un petit port. Un barrage de pontons s’étendait d’une rive à l’autre. Sur la droite, le long des quais, s’élevaient les entrepôts des compagnies minières. Deux péniches de débarquement et plusieurs vedettes militaires étaient amarrées là et des soldats indigènes s’affairaient à décharger du matériel, de l’équipement, des bidons d’essence. Dans la clairière on avait établi un camp militaire important. Les rangées de tentes s’enfonçaient entre les arbres, à demi cachées par les festons gris des mousses. On voyait des piles d’éléments de clôture en métal et des hommes peignaient des lettres noires à la peinture lumineuse.

Sur le barrage de pontons, un sergent français armé d’un porte-voix les héla et leur montra les quais.

— À droite ! À droite ! Un groupe de soldats attendaient près de la jetée, appuyés sur leurs fusils.

Aragon hésita, fit faire une lente spirale au bateau.

— Que faisons-nous à présent, docteur ?

— Il faut entrer dans le port, dit Sanders en haussant les épaules. Nous n’avons aucune raison d’essayer de nous enfuir. Si je veux trouver les Clair, si Louise veut écrire son papier, il faudra bien suivre les directives de l’armée.

Ils approchèrent du quai entre deux péniches de débarquement. Aragon lança le câble aux soldats, puis ils grimpèrent sur le pont de bois et le sergent au porte-voix revint du milieu du barrage.

— Vous avez fait vite, docteur. L’hélicoptère vient juste de vous rattraper. Il montra un petit terrain d’atterrissage près du camp, entre les entrepôts. L’hélicoptère se posait avec un grondement, faisant jaillir une énorme fontaine de poussière.

— Vous saviez que nous venions ? Je croyais que la ligne téléphonique était coupée ?

— Oui, mais nous avons la radio, docteur. Le sergent eut un sourire aimable. Sa bonne humeur détendue contrastait avec la façon dont les militaires traitent habituellement les civils. Pour une fois ce qui se passait dans la forêt proche faisait que les soldats étaient bien heureux de voir des êtres humains, qu’ils fussent ou non en uniforme.

Le sergent salua Louise et Aragon, regarda une feuille de papier.

— Mademoiselle Péret ? Monsieur Aragon ? Voulez-vous venir par ici ? Le capitaine Radek voudrait vous dire un mot, docteur.

— Avec plaisir. Dites-moi, sergent, si vous avez une radio, comment se fait-il que la police de Port Matarre n’ait pas la moindre idée de ce qui se passe ?

Que se passe-t-il, docteur ? C’est une question que bien des gens tentent de résoudre en ce moment. Quant à la police de Port Matarre, nous lui en disons le moins possible pour son propre bien. Nous n’avons pas la moindre envie que circulent toutes sortes de rumeurs.

Ils se dirigèrent vers une grande baraque métallique, le quartier général du bataillon. Le Dr Sanders jeta un regard en arrière sur le fleuve. Deux jeunes soldats marchaient de long en large sur le barrage, de grands filets à papillons à la main, pêchant méthodiquement dans l’eau qui coulait à travers le grillage suspendu aux pontons. Des bateaux amphibies étaient amarrés au quai en amont du barrage, leurs équipages en éveil. Les deux péniches de débarquement étaient enfoncées dans l’eau, surchargées d’énormes caisses et de ballots, choix fait au hasard de meubles et d’appareils ménagers, réfrigérateurs, climatiseurs, ainsi que des pièces détachées et des armoires de bureau.

En arrivant près du terrain d’atterrissage, le Dr Sanders vit que la piste principale consistait en un tronçon de la grand-route de Port-Matarre à Mont Royal. À 800 mètres de là la route avait été coupée par des rangées de fûts d’essence de 250 litres peints de raies blanches et noires. Au-delà, la forêt montait en pente douce jusqu’aux collines bleues de la région des mines. Un peu plus bas, près du fleuve, les toits blancs de la ville brillaient au soleil au-dessus de la jungle.

Deux autres appareils, des monoplans militaires, étaient garés à l’écart de la piste. Les hélices de l’hélicoptère s’étaient arrêtées, inclinées au-dessus des têtes d’un groupe de quatre ou cinq civils sortant en chancelant de la cabine. Quand il atteignit la porte de la baraque le Dr Sanders reconnut la silhouette en robe noire traversant le terrain poussiéreux.

— Edward ! Louise le retint par le bras. Qui est-ce, là-bas ?

— Le prêtre. Balthus. Sanders se tourna vers le sergent qui lui ouvrait la porte. Que fait-il ici ?

Le sergent observa Sanders un instant sans répondre.

— Sa paroisse est ici, docteur. Près de la ville. Il faut bien que nous le laissions passer.

— Bien sûr. Sanders se calma. Sa forte réaction à l’arrivée du prêtre lui fit comprendre à quel point il s’était déjà identifié avec la forêt. Il montra les civils qui vacillaient encore après leur voyage aérien. Et les autres ?

— Des ingénieurs agronomes. Ils sont arrivés à Port Matarre par hydravion ce matin.

— Cela m’a l’air d’une opération de grande envergure. Avez-vous vu la forêt, sergent ?

— Le capitaine Radek vous donnera toutes les explications, fit le sergent en levant la main. Il fit entrer le Dr Sanders dans un couloir, puis ouvrit la porte d’une petite salle d’attente et fit un signe à Louise et à Aragon. Mademoiselle, asseyez-vous, je vous prie. Je vais vous faire apporter du café.

— Mais, sergent, il faut que je… Louise voulait discuter avec le sergent, mais Sanders posa une main sur son épaule.

— Louise, il vaut mieux que vous attendiez ici. Je vais essayer de découvrir tout ce que je peux sur la situation.

— À tout à l’heure, docteur, fit Aragon avec un signe de la main. Je surveille vos valises.


Le capitaine Radek attendait Sanders dans son bureau. Médecin militaire, il était évidemment fort content de voir arriver un confrère dans le voisinage.

— Asseyez-vous, docteur, je suis heureux de vous voir. D’abord, pour vous tranquilliser, permettez-moi de vous apprendre qu’un groupe d’inspection part pour cette région dans une demi-heure et que j’ai tout arrangé pour que vous alliez avec eux.

— Je vous remercie, capitaine. Et Mlle Péret ?

— Je regrette, docteur, c’est impossible. Radek posa ses mains à plat sur le bureau de métal, comme pour tenter de tirer quelque résolution de sa dure surface. C’était un homme de haute taille, mince de stature, avec une certaine faiblesse dans les yeux. Il paraissait fort désireux d’arriver à une entente personnelle avec Sanders, la pression des événements obligeant à se dispenser des préliminaires habituels à l’amitié. Je suis désolé, continua-t-il, mais pour le moment, nous interdisons l’accès de toute cette région aux journalistes. Ce n’est pas moi qui ai pris cette décision, mais je suis sûr que vous la comprendrez. Je devrais peut-être aussi ajouter qu’il y a un certain nombre de choses que je ne puis vous confier, nos opérations dans cette zone, les plans d’évacuation, etc. Mais je serai aussi franc que possible. Le professeur Tatlin est arrivé ce matin directement par avion de Libreville, il est sur les lieux à présent et je suis sûr qu’il sera heureux d’avoir votre opinion.

— Je serai heureux de la donner, mais ce n’est pas exactement ma spécialité.

Radek fit un faible geste de la main, la laissa retomber sur le bureau. Quand il parla, ce fut d’une voix calme, pleine de déférence comme pour épargner les sentiments du médecin.

— Qui sait, docteur ? Il me semble que ce qui se passe là-bas est assez semblable à votre spécialité. En un certain sens, l’une est l’aspect sombre de l’autre. Je pense aux écailles d’argent de la lèpre qui donnent à la maladie son nom. Il se redressa. Dites-moi, avez-vous vu des objets cristallisés ?

— Oui, des fleurs et des feuilles. Sanders décida de ne point faire mention du noyé du matin. Aussi franc et aimable que parût être le jeune médecin militaire, Sanders voulait avant tout arriver dans la jungle. S’ils le soupçonnaient de la plus infime complicité dans la mort de Matthieu, il pourrait fort bien se retrouver retenu par des enquêtes militaires sans fin. Le marché indigène en est plein, continua-t-il, ils les vendent comme bibelots, comme curiosités.

— Cela fait bien un an que cela dure, fit Radek avec un signe de tête. D’abord, c’était des bijoux bon marché, des petites sculptures, des objets sacrés. Récemment, il s’en est fait tout un commerce ici. Les indigènes emportaient des petites sculptures sans valeur dans la zone active, les y laissaient pendant la nuit et revenaient les prendre le lendemain. Malheureusement, une partie des objets, les bijoux en particulier, ont tendance à se dissoudre.

— Le mouvement rapide ? demanda le Dr Sanders. Je l’ai remarqué. C’est un effet curieux, cette décharge de lumière. Déconcertant pour ceux qui porteraient ces bijoux.

— Pour les bijoux, cela avait peu d’importance, fit Radek avec un sourire, mais certains des mineurs indigènes se mirent à utiliser la même technique pour les petits diamants qu’ils emportaient en fraude. Comme vous le savez, les mines de diamants ici ne produisent pas de pierres gemmes et tout le monde fut naturellement très surpris quand des pierres de cette taille commencèrent à apparaître sur le marché. Les actions grimpèrent d’une manière fantastique à la Bourse de Paris. C’est comme cela que tout a débuté. On envoya un homme faire une enquête et il finit dans le fleuve.

— Cela touchait à certains intérêts.

— Oui, intérêts qui existent toujours. Nous ne sommes pas les seuls à vouloir tenir l’affaire secrète. Les mines ici n’ont jamais rapporté de gros profits. Radek parut sur le point de révéler quelque chose puis changea d’avis, conscient peut-être de la réserve de Sanders. Bon, je pense que je puis vous dire, confidentiellement, bien entendu, que ce n’est point la seule région touchée du globe. Actuellement, il existe au moins deux autres zones, l’une dans les Everglades de Floride, l’autre dans les marais du Pripet en Union soviétique. Et naturellement toutes deux sont l’objet de recherches intensives.

— Alors l’effet est déjà compris ?

— Pas du tout. L’équipe soviétique est dirigée par Lysenko. Comme vous pouvez l’imaginer, ils perdent leur temps. Il est persuadé que des mutations non héréditaires sont à l’origine de l’effet et qu’on pourra accroître le rendement des récoltes parce qu’il y a accroissement apparent du poids des tissus. Radek eut un rire las. Je voudrais bien voir un de ces Russes endurcis essayer de mâcher un morceau de ce verre cristallisé.

— Quelle est la théorie de Tatlin ?

— En gros, il est d’accord avec les spécialistes américains. Je lui ai parlé sur les lieux mêmes ce matin. Radek ouvrit un tiroir et en sortit quelque chose qu’il fit glisser sur le bureau vers Sanders. On eût dit du cuir cristallisé, émettant une douce lumière. C’est un morceau d’écorce que je montre à nos visiteurs.

— Merci, mais j’ai vu le satellite hier, fit Sanders en repoussant l’objet vers Radek.

Le capitaine hocha la tête, poussa l’écorce avec sa règle dans le tiroir qu’il referma, évidemment content de ne plus avoir sous les yeux cette pièce à conviction. Il se frotta les mains.

— Le satellite ? Oui, un spectacle impressionnant. Vénus a maintenant deux lampes. Et cela ne s’arrête pas là, apparemment. À l’observatoire du Mont Hubble aux Etats-Unis, ils ont vu l’efflorescence de lointaines galaxies !

Radek fit une pause, et avec un effort visible rassembla son énergie.

— Tatlin croit que cet Effet Hubble, comme on l’appelle est plus proche du cancer que de toute autre chose, et à peu près aussi guérissable. Une prolifération, en fait, de l’identité subatomique de toute matière. Comme si une séquence d’images déplacées mais identiques du même objet étaient produites par réfraction à travers un prisme, mais avec l’élément du temps remplaçant le rôle de la lumière.

On frappa à la porte. Le sergent se montra.

— Le groupe d’inspection est prêt à partir.

— Bien. Radek se leva, prit son képi accroché au mur. Nous allons y jeter un coup d’œil, je suis sûr, docteur, que vous serez impressionné.

Cinq minutes plus tard, le groupe de visiteurs, une douzaine à peu près, partit dans une embarcation amphibie. Le père Balthus n’était pas parmi eux et Sanders se dit qu’il avait dû rejoindre sa mission par la route. Cependant, quand il demanda à Radek pourquoi ils ne prenaient pas la grande route pour aller à Mont Royal, le capitaine lui dit qu’elle était barrée. En réponse à la requête de Sanders, le capitaine s’arrangea pour contacter par téléphone de campagne la clinique où travaillaient Suzanne et Max Clair. Le propriétaire de la mine tout à côté, un Suédo-Américain du nom de Thorensen, leur apprendrait l’arrivée de Sanders et avec un peu de chance, Max pourrait venir l’attendre sur le quai.

Radek ne savait pas où se trouvait Anderson.

— Cependant, expliqua-t-il à Louise avant de s’embarquer, nous avons eu nous-mêmes de grandes difficultés pour prendre des photographies. Les cristaux ont l’air de neige mouillée, et à Paris on est sceptique. Il est peut-être quelque part à attendre de pouvoir faire une photo convaincante.

Quand il s’assit près du conducteur à l’avant de l’embarcation amphibie, le Dr Sanders fit de la main un signe d’adieu à Louise Péret, qui le regardait du quai de l’autre côté du barrage de pontons. Il lui avait promis de revenir la chercher avec Max après avoir visité la forêt, mais Louise avait cependant essayé sans conviction de l’empêcher de partir.

— Edward, attendez que je puisse venir avec vous, c’est trop dangereux pour vous.

— Ma chère, je suis en de bonnes mains, le capitaine veillera à ce que tout se passe bien.

— Il n’y a aucun danger, mademoiselle Péret, la rassura Radek. Je le ramènerai sain et sauf.

— Mais je ne pensais pas à… Elle embrassa Sanders à la hâte et revint auprès d’Aragon assis dans l’hydroglisseur, parlant à deux soldats. La présence du barrage paraissait séparer en deux la forêt, marquer une frontière au-delà de laquelle ils entraient dans un monde où les lois normales de l’univers physique étaient suspendues. Le groupe était un peu déprimé, les officiels et les spécialistes français s’étaient assis à l’arrière comme pour mettre autant de distance que possible entre eux et ce qui les attendait.

Pendant dix minutes ils avancèrent entre les murs verts de la forêt glissant de chaque côté de l’engin. Ils rencontrèrent un convoi de vedettes à moteur reliées les unes aux autres derrière une péniche de débarquement. Toutes étaient pleines à ras bord, les ponts et les toits des cabines chargés de meubles et objets ménagers de toutes sortes, voitures d’enfants, matelas, machines à laver, ballots de linge, si bien qu’il restait à peine quelques centimètres vides au milieu des bateaux. Des enfants belges et français au visage sérieux étaient assis par-dessus le chargement, leur valise sur les genoux. Leurs parents, les traits figés, regardèrent Sanders et ses compagnons quand ils passèrent.

Le dernier bateau les dépassa, traîné à travers l’eau troublée. Sanders se retourna et le suivit des yeux.

— Vous évacuez la ville ? demanda-t-il à Radek.

— Elle était à moitié vide quand nous sommes arrivés. La zone touchée par l’effet se déplace d’un endroit à l’autre, il serait trop dangereux pour eux de rester.

Ils arrivaient à l’extrémité d’une boucle du fleuve, plus large aux abords de Mont Royal, et l’eau en face d’eux était effleurée d’un chatoiement rosé comme si elle reflétait un lointain coucher de soleil ou les flammes d’une conflagration silencieuse. Le ciel cependant restait d’un bleu limpide, vide, sans un nuage. Ils passèrent sous un petit pont et le fleuve s’élargit en un vaste bassin de quatre cents mètres de diamètre.

Ils se penchèrent tous en avant, stupéfaits, retenant leur souffle, les yeux écarquillés devant la longue ligne de jungle en face des bâtiments de bois blanchi de la ville. Le grand arc d’arbres surplombant l’eau paraissait ruisseler, étinceler de myriades de prismes ; leurs troncs et leurs branches gainés de bandes de lumière jaune et carmin teintaient de sang la surface du fleuve comme si toute la scène eût été reproduite en un technicolor trop vif. Sur toute sa longueur le rivage en face d’eux étincelait comme vu à travers un kaléidoscope brouillé, les bandes de couleur empiétant l’une sur l’autre accroissaient la densité de la végétation si bien qu’il était impossible de voir à plus de quelques pieds entre les troncs de la première rangée.

Le ciel était clair, immobile, le soleil brillait sans arrêt sur ce rivage magnétique, mais de temps à autre un souffle de vent ridait le fleuve et la scène éclatait en cascades de couleurs qui partaient en ondes dans l’air autour d’eux. Puis cette coruscation s’atténuait et les images des arbres réapparaissaient, chacun gainé de son armure de lumière avec un feuillage luisant comme s’il eût été chargé de joyaux déliquescents.

Frappé d’étonnement comme ses compagnons, Sanders, ses mains serrant le bastingage, ne pouvait détacher les yeux de ce spectacle. La lumière de cristal tachetait son visage et son costume, transformant le tissu pâle en un brillant palimpseste de couleurs.

Le bateau se dirigea en un grand arc de cercle vers le quai, où l’on chargeait d’équipement un groupe de vedettes. Ils arrivèrent ainsi à quelque vingt mètres des arbres et les hachures de lumière colorée sur leurs vêtements les transformèrent un instant en une troupe d’Arlequins. À cela tout le monde se mit à rire, par soulagement plus que par amusement. Plusieurs bras se tendirent alors vers la rive et ils virent que le processus n’avait pas touché que la végétation.

Des longues aiguilles de ce qui paraissait être de l’eau cristallisée, pointaient à deux ou trois mètres en avant de la berge. Leurs facettes angulaires émettaient une lumière bleue prismatique balayée par le sillage de leur bateau. Les aiguilles se développaient dans l’eau comme des cristaux dans une solution chimique, s’accroissant par addition de matériaux, si bien qu’au long de la berge il y avait une masse agglomérée de lances rhomboïdales semblables aux barbelures d’un récif, assez acérées pour fendre la coque de leur engin.

Tous se mirent à faire des suppositions, seuls le Dr Sanders et Radek restèrent silencieux. Le capitaine contemplait les arbres surplombant le fleuve, recouverts d’un treillis translucide à travers lequel le soleil était reflété en arcs-en-ciel de couleurs primaires. On ne pouvait s’y tromper, tous les arbres étaient encore vivants, feuilles et rameaux pleins de sève. Le Dr Sanders pensait à la lettre de Suzanne Clair. Elle avait écrit : « La forêt est une maison de joyaux. » Pour on ne sait quelle raison, il s’inquiétait moins à présent de trouver une explication prétendue scientifique au phénomène qu’il venait de voir. La beauté du spectacle avait tourné les clés de sa mémoire et des milliers d’images de l’enfance oubliées depuis près de quarante ans emplirent son esprit, évoquant le monde paradisiaque où tout semblait illuminé par cette lumière prismatique si justement décrite par Wordsworth dans ses souvenirs d’enfance. Le rivage magique en face de lui paraissait avoir le même éclat que ce bref printemps.

— Docteur Sanders, fit Radek en lui touchant le coude, il faut partir.

— Oui, oui, bien sûr. Sanders se ressaisit. Les premiers passagers descendaient à terre sur la passerelle à l’arrière.

En s’avançant entre les sièges, le Dr Sanders eut soudain un sursaut de surprise. Il montra un homme barbu en complet blanc franchissant la passerelle.

— Là-bas ! Ventress !

— Docteur. Radek le rejoignait, le regardait avec sollicitude, conscient du choc causé par la forêt. Cela ne va pas ?

— Mais si, mais si. J’ai cru reconnaître quelqu’un. Il observa Ventress qui esquivait le groupe des officiels, descendait sur le quai, tenant bien raide sur ses épaules son crâne osseux. Un faible mouchetage multicolore se voyait encore sur son costume, comme si la lumière de la forêt avait contaminé l’étoffe et commencé le processus. Sans un regard en arrière il disparut entre deux entrepôts, au milieu des sacs de poudre de cacao.

Sanders regardait toujours dans sa direction, incertain d’avoir réellement vu Ventress. La silhouette en complet blanc avait-elle été une sorte d’hallucination déclenchée par la forêt prismatique ? Il semblait impossible que Ventress eût pu monter à bord en contrebande, même en se faisant passer pour un des ingénieurs agronomes. Mais Sanders avait été si troublé à l’idée de voir pour la première fois la forêt qu’il ne s’était point donné la peine d’examiner attentivement les autres passagers.

— Voulez-vous vous reposer, docteur ? demanda Radek. Nous pouvons nous arrêter un instant.

— Si vous voulez. Ils s’arrêtèrent près d’une des bornes d’amarrage de métal. Sanders s’assit pensant toujours à la fuyante personnalité de Ventress, à ce que tout cela signifiait vraiment. Il sentit de nouveau cette confusion qu’avait engendrée l’étrange lumière de Port Matarre, confusion en un certain sens symbolisée par Ventress et son visage cadavérique. Et pourtant, si Ventress avait paru refléter la demi-lumière inégale de la ville, Sanders était sûr qu’ici à Mont Royal, l’homme au complet blanc était enfin dans son domaine.

— Capitaine, dit Sanders sans réfléchir, je n’ai pas été tout à fait franc avec vous.

— Oui, docteur ? Les yeux de Radek l’observaient. Il hocha lentement la tête comme s’il savait déjà ce qu’allait lui dire Sanders.

— Ne vous méprenez point sur mes sentiments. Sanders montra de la main la forêt rayonnant de l’autre côté de l’eau. Je suis heureux que vous soyez là, Radek, avant je ne pensais qu’à moi, j’ai dû quitter Fort Isabelle.

— Je vous comprends, docteur. Radek lui toucha le bras. Il nous faut suivre les autres à présent. En marchant le long du quai, il ajouta à voix basse : « Hors de la forêt, tout semble polarisé, n’est-ce pas ? Divisé en blanc et noir. Attendez d’avoir atteint les arbres, docteur. Et là, toutes choses seront peut-être pour vous conciliables. »

VI. L’accident

Les passagers furent répartis en plusieurs petits groupes, chacun accompagné de deux sous-officiers. Ils passèrent le long d’une file d’autos et de camions que les derniers Européens de la ville utilisaient pour apporter leurs biens jusqu’au quai. Les familles des techniciens français et belges des mines attendaient leur tour patiemment, la police militaire les faisait avancer. Les rues de Mont Royal étaient désertes et toute la population indigène paraissait avoir depuis longtemps disparu dans la forêt. Les maisons se dressaient vides au soleil, volets clos et des soldats faisaient le va-et-vient devant les banques et les magasins fermés. Les rues transversales étaient pleines d’autos abandonnées, le fleuve était la seule voie d’évasion.

En allant au poste de contrôle, la jungle rayonnant à deux cents mètres à leur gauche, ils virent une grande Chrysler aux pare-chocs cabossés tourner dans la rue et venir s’arrêter devant eux. Un homme de haute taille, blond, son veston croisé déboutonné, en descendit. Il reconnut Radek et lui fit signe d’approcher.

— C’est Thorensen, expliqua Radek. Un des propriétaires de mines. On dirait qu’il n’a pas pu prévenir vos amis. Mais il a peut-être des nouvelles.

L’homme, une main sur le capot de la voiture, scrutait les toits environnants. Le col de sa chemise blanche était ouvert, et il se grattait le cou d’un air d’ennui. Bien que d’une stature puissante, il y avait quelque chose de faible, d’égoïste dans son long visage charnu.

— Radek ! hurla-t-il, je n’ai pas toute la journée à perdre. C’est lui, Sanders ? Il fit un signe de tête au médecin.

— Écoutez, je les ai trouvés pour vous, ils sont à l’hôpital de la mission près du vieil hôtel Bourbon. Ils devaient venir ici, lui et sa femme. Mais il a téléphoné il y a dix minutes pour dire que sa femme était partie quelque part et qu’il fallait qu’il aille la chercher.

— Partie quelque part ? dit Sanders. Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Comment le saurais-je ? Thorensen grimpa dans l’auto, enfonça avec effort son grand corps dans le siège comme s’il chargeait un sac de farine. De toute façon, il a dit qu’il serait ici ce soir à 6 heures. Ça va, Radek ?

— Merci, Thorensen, nous serons là.

Thorensen, après un dernier signe de tête, fit marche arrière dans un nuage de poussière. Il partit à vive allure et faillit presque renverser un soldat qui passait.

— Un diamant brut, commenta Sanders. Si l’on peut utiliser cette expression ici. Croyez-vous qu’il ait vraiment téléphoné aux Clair ?

— Probablement, fit Radek avec un haussement d’épaules. On ne peut pas vraiment compter sur Thorensen, mais je lui ai rendu un petit service, des médicaments. Un homme difficile à comprendre, toujours en train de manigancer quelque chose. Mais il nous a été utile. Les autres propriétaires de mines sont partis mais Thorensen a toujours son gros bateau.

Sanders regarda autour de lui, se rappelant l’aventure de Ventress à Port Matarre.

— Un yacht ? Avec un canon décoratif ?

— Décoratif ? Cela ne lui ressemble guère, fit Radek en riant. Je ne me rappelle pas ce bateau. Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Il me semble que je l’ai déjà vu. Que faisons-nous à présent ?

— Rien. L’hôtel Bourbon est à 5 kilomètres d’ici, c’est une vieille ruine, si nous y allons, nous ne serons peut-être pas de retour à temps.

— C’est étrange que Suzanne Clair disparaisse comme cela.

— Elle avait peut-être un malade à voir. Ou croyez-vous que ce soit à cause de votre venue ?

— J’espère que non. Sanders boutonna sa veste. Autant aller jeter un coup d’œil à la forêt en attendant que Max arrive.

Ils suivirent le groupe des visiteurs qui tournait dans une rue latérale. Ils approchèrent de la forêt, bordant la route à quelque quatre cents mètres. La végétation était plus clairsemée, de l’herbe poussait par touffes sur le sol sablonneux. Dans la clairière on avait établi un laboratoire ambulant dans une caravane et un peloton de soldats allaient çà et là, coupaient des fragments d’arbres qu’ils posaient comme des morceaux de vitraux sur une rangée de tables dressées sur des tréteaux. Le corps de la forêt encerclait la ville à l’est, coupant la grand-route vers Port Matarre et le sud.

Les visiteurs se divisèrent en petits groupes de deux ou trois personnes et se mirent à marcher au milieu des fougères de glace s’élevant du sol cassant. La surface sablonneuse paraissait étrangement dure, recuite, et des petites pointes de sable vitrifié dépassaient la croûte neuve.

À quelques mètres de la caravane, deux techniciens faisaient tourner plusieurs des branches gainées de cristaux dans une centrifugeuse. Cela donnait un rayonnement continu tandis que des éclats de lumière s’élançaient hors de l’appareil et disparaissaient dans l’air. Dans toute la zone à l’étude, jusqu’à la barrière qui en limitait le périmètre sous les arbres, les soldats et les visiteurs se retournèrent pour regarder. Quand la centrifugeuse s’arrêta, les techniciens examinèrent la coupe. Au fond était collée une poignée de branches molles aux feuilles décolorées et humides, dépouillées de leurs gaines. Sans faire de commentaires, un des techniciens montra au Dr Sanders et à Radek le réceptacle à liquide au-dessous. Il était vide.

À vingt mètres de la forêt, un hélicoptère s’apprêtait à s’envoler. Ses lourdes lames tournaient comme des faux courbées vers le sol et provoquaient un flamboiement de la végétation qu’elles déplaçaient aux alentours. Avec un brusque mouvement de côté il s’envola laborieusement, se balança en l’air puis fila au-dessus de la voûte des arbres, et les pales battantes avaient peine à le faire s’élever. Les soldats et les officiels en visite s’arrêtèrent pour observer l’éclatante décharge de lumière qu’irradiaient comme un feu de Saint-Elme les pales. Puis, avec un grondement brusque comme le rugissement d’un animal blessé, l’appareil glissa en arrière et plongea, la queue la première, vers les arbres à cent pieds au-dessous, les deux pilotes visibles aux commandes. Des sirènes mugirent là où se trouvaient garées les autos d’état-major autour de la zone d’inspection et il y eut une ruée concertée vers la forêt quand disparut l’hélicoptère.

En courant sur la route, le Dr Sanders sentit son impact avec le sol. Des ondes de lumière vibraient à travers les arbres. La route menait vers le point de chute, et l’on voyait de temps à autre quelques maisons apparaître au bout d’allées désertes.

— Les pales se sont cristallisées pendant qu’il était près des arbres ! hurla Radek en grimpant par-dessus la clôture encerclant la zone. On pouvait voir la déliquescence des cristaux. Espérons que les pilotes sont sains et saufs.

Un sergent leur barra la route, fit signe de reculer à Sanders et aux autres civils groupés le long de la clôture. Radek hurla quelque chose au sergent qui laissa passer Sanders et détacha une demi-douzaine de ses hommes pour les accompagner. Ils coururent devant Sanders et Radek, s’arrêtant tous les vingt mètres pour regarder entre les arbres.


Ils furent bientôt au cœur de la forêt. Ils avaient pénétré dans un monde enchanté. Les arbres de cristal qui les entouraient étaient festonnés d’un treillis de mousses vitrifiées. L’air était nettement plus frais comme si tout eût été gainé de glace, mais un jeu de lumière incessant se déversait à travers la voûte au-dessus de leurs têtes.

Le processus de cristallisation était ici plus avancé. Les clôtures, le long de la route, étaient recouvertes d’une croûte si épaisse qu’elles formaient une palissade continue avec une gelée blanche d’une épaisseur de vingt centimètres sur chaque face. Les quelques maisons entre les arbres étincelaient comme des gâteaux de mariage, leurs toits et leurs cheminées blanches transformés en minarets exotiques, en dômes baroques. Sur une pelouse d’aiguilles de verre émeraude un tricycle d’enfant luisait tel un bijou rare de Fabergé, les roues étoilées comme de brillantes couronnes de jaspe.

Les soldats étaient toujours en avant du Dr Sanders, mais Radek restait en arrière, boitillant, s’arrêtant pour tâter la semelle de ses bottes. Sanders comprenait à présent pourquoi l’on avait fermé la route de Port Matarre. La surface du chemin n’était plus qu’un tapis d’aiguilles, de pointes de verre et de quartz de quinze à vingt centimètres de haut réfléchissant la lumière colorée des feuilles. Les pointes déchirèrent les chaussures de Sanders, le forcèrent à s’avancer sur le côté de la route, s’appuyant des mains aux arbres.

— Sanders ! Revenez, docteur ! Les échos fragiles de la voix de Radek, tel un faible cri dans une grotte souterraine, atteignirent Sanders, mais il continua à avancer en trébuchant sur la route, suivant des yeux les dessins compliqués qui tournaient et s’élargissaient au-dessus de sa tête comme des mandalas de pierres précieuses.

Derrière lui il entendit le ronflement d’un moteur et la Chrysler de Thorensen avança sur la route, ses pneus lourds écrasant la surface de cristal. Au bout de vingt mètres elle s’arrêta, moteur en panne et Thorensen en descendit. Il cria, fit signe à Sanders de revenir sur ses pas ; la route n’était plus à présent qu’un tunnel de lumière jaune et pourpre formé par la voûte de la forêt.

— Revenez ! Une autre vague arrive ! Il regarda autour de lui d’un air égaré, comme cherchant quelqu’un, puis courut derrière les soldats.

Le Dr Sanders vint à côté de la Chrysler. Un changement notable s’était fait dans la forêt. On eût dit le début du crépuscule. Partout les fourreaux glacés qui enveloppaient arbres et végétation étaient devenus plus ternes, plus opaques. Le sol de cristal plus dense, gris, et les aiguilles devenaient des pointes de basalte. Le brillant déploiement de lumière colorée avait disparu et un faible éclat ambré se mouvait entre les arbres, ombrant le sol tout orné de sequins. En même temps, il fit considérablement plus froid. Le Dr Sanders abandonna l’auto et tenta de revenir sur ses pas, le long de la route principale. Radek criait toujours, mais il n’entendait rien. L’air froid l’empêcha d’avancer comme un mur de glace. Sanders remonta le col de son léger costume et revint vers l’auto, se demandant s’il pourrait y trouver un refuge. Le froid devint plus intense, engourdit son visage, ses mains lui parurent sèches, sans chair. Il entendit quelque part le cri sourd de Thorensen. Et il aperçut un soldat courant à travers les arbres gris de glace.

À droite de la route l’obscurité enveloppait la forêt, masquant les silhouettes des arbres, puis brusquement elle s’étendit, balaya la route. Les yeux du Dr Sanders lui firent soudain très mal, et il enleva de la main les cristaux de glace qui s’étaient formés sur ses paupières. Sa vue s’éclaircit et il vit que tout autour de lui se formait une épaisse gelée, accélérant le processus de cristallisation. Les aiguilles sur la route avaient plus de trente centimètres de haut, comme les piquants d’un porc-épic géant et les lacis de mousse entre les arbres étaient plus épais, plus translucides, si bien que les troncs paraissaient être réduits à un fil tacheté. Les feuilles entrecroisées formaient une mosaïque continue.

Les vitres de la voiture étaient couvertes d’une épaisse gelée. Le Dr Sanders saisit la poignée de la portière, mais ses doigts furent comme brûlés par un froid intense.

— Hé, vous, là-bas, venez par ici !

Les échos retentirent dans une allée derrière lui. Il tourna la tête dans l’obscurité de plus en plus épaisse et vit la solide silhouette de Thorensen qui lui faisait des signes, sous le portique d’un manoir proche. La pelouse entre eux semblait appartenir à une zone moins sombre, l’herbe retenait encore son éclatant étincellement liquide comme si cette enclave était intacte, telle une île au cœur d’un cyclone.

Le Dr Sanders se mit à courir dans l’allée jusqu’à la maison. L’air était au moins de dix degrés plus chaud. En arrivant au porche, il chercha du regard Thorensen, mais le propriétaire des mines était reparti dans la forêt. Ne sachant s’il devait le suivre, Sanders observa le mur d’obscurité approchant lentement à travers la pelouse et le feuillage étincelant au-dessus de lui sombrant dans ce linceul. À l’extrémité de l’allée la Chrysler était recouverte à présent d’une épaisse couche de verre gelée et son pare-brise s’épanouissait en mille fleurs de lis de cristal.

Sanders fit rapidement le tour de la maison tandis que la zone de sécurité s’éloignait à travers la forêt. Il traversa les restes d’un jardin potager où des plantes vert émeraude se dressaient autour de lui à hauteur de sa taille comme d’exquises sculptures. Attendant pendant que la zone hésitait puis tournait, s’éloignait, il essaya de rester au centre de son foyer.

Pendant une heure il trébucha à travers la forêt, ayant perdu tout sens d’orientation, poussé de droite à gauche par les murs qui lui bouchaient le passage. Il était entré dans une caverne souterraine sans limites où des rochers de pierres précieuses surgissaient hors de l’obscurité spectrale comme d’énormes plantes marines, où les aigrettes d’herbe formaient de blanches fontaines. Les aiguilles arrivaient presque à hauteur de sa taille et il était forcé de grimper par dessus les tiges à l’aspect fragile.

Il se reposait contre le tronc d’un chêne aux branches fourchues, quand un immense oiseau multicolore jaillit des rameaux au-dessus de sa tête et s’envola avec un cri sauvage, des auréoles de lumière cascadant de ses ailes rouges et jaunes.

Enfin l’orage s’apaisa et une pâle lumière filtra à travers la voûte de vitrail. La forêt fut de nouveau un monde d’arcs-en-ciel et une intense lumière irisée brilla autour de lui. Il prit une route étroite qui serpentait vers une grande maison de style colonial dressée comme un pavillon baroque sur une éminence au centre de la forêt. Métamorphosée par le gel, elle semblait un intact fragment de Versailles ou de Fontainebleau, ses pilastres et ses frises débordant du large toit comme des fontaines sculptées.

Le chemin se rétrécit, évitant la pente qui menait à la maison, mais sa croûte recuite, aux pointes émoussées comme du quartz à demi fondu, offrait une surface plus aisée que les dents de cristal de la pelouse. Cinquante mètres plus loin, le Dr Sanders se trouva en face de ce qui était sans aucun doute un bateau à rames transformé en joyau solidement enchâssé dans la route, une chaîne de lapis-lazuli l’amarrant à la berge. Il comprit alors qu’il marchait sur une petite rivière tributaire du fleuve et qu’un mince filet d’eau coulait encore sous la croûte. Ce mouvement réduit empêchait, on ne savait comment, l’éruption d’aiguilles comme sur le reste du sol de la forêt.

Quand Sanders s’arrêta près du bateau pour en toucher les cristaux couvrant la coque, une énorme créature à quatre pattes à demi enfoncée sous la surface avança en louvoyant à travers la croûte, des morceaux du lacis de cristal collés à son museau et à ses épaules tremblant comme une cuirasse transparente. Sa mâchoire happait silencieusement l’air tandis qu’il s’efforçait d’avancer sur ses pattes tordues, Incapable de grimper à plus de quelques centimètres hors du creux à la forme de son corps qui se remplissait d’un mince filet d’eau. Revêtu de la scintillante lumière jaillissant de son corps, le crocodile ressemblait à une fabuleuse bête héraldique. Ses yeux aveugles avaient été métamorphosés en immenses rubis cristallins. Il fit encore un effort pour venir vers Sanders et le médecin lui donna un coup de pied dans le museau, éparpillant les joyaux humides qui l’étouffaient.

Le laissant retomber dans son immobilité gelée, le Dr Sanders grimpa sur la berge et traversa en boitillant la pelouse jusqu’au manoir, dont les tours féeriques s’élevaient au-dessus des arbres. Bien qu’à bout de souffle et presque épuisé, il eut une étrange prémonition, une espérance, un désir nostalgique, tel un Adam fugitif qui eût trouvé par hasard une porte oubliée du paradis interdit.

À une fenêtre élevée du premier étage, l’homme barbu au complet blanc le guettait, pointant sur lui un fusil de chasse.

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