Finch s’était marié très jeune – il n’avait que vingt-trois ans, et Jennifer était encore plus jeune –, ce qui ne l’empêchait pas d’espérer qu’ils vivraient toujours heureux. Il y avait alors quelques années que le mariage était redevenu à la mode, mais il était quand même inhabituel d’y sacrifier aussi tôt, et amis et parents les avaient mis en garde. Allez vivre un peu dans le monde des grands, disaient-ils. Vous aurez toujours le temps de vous ranger des voitures.
Mais le mariage n’était pas seulement une affaire de mode pour Finch. Depuis son adolescence il se sentait destiné à l’état d’homme marié. Il se voyait comme une des créatures primordiales du Banquet de Platon : un être double qui, pour une raison ou une autre, avait été divisé et ne pouvait être heureux tant qu’il n’aurait pas été réuni avec sa moitié manquante. Il se livra à une quête systématique jusqu’à ce qu’il ait trouvé Jennifer, qui semblait être cette partie de lui-même dont il avait été séparé ; puis il s’empressa de la rattacher solidement à sa personne. Ils s’installèrent dans une pimpante banlieue du Connecticut. Il vendait des terminaux d’ordinateur portatifs pour le compte d’une petite société dynamique spécialisée dans la haute technologie qui avait son siège à Bridgeport, elle travaillait pour une maison d’édition à Greenwich, et ils ne tardèrent pas à avoir une fille qui fut prénommée Samantha et un fils qui fut prénommé Jason. Après quoi Jennifer quitta son travail pour faire du bénévolat au musée local. Leurs parents, qui avaient été de drôles de numéros en leur temps, branchés dope, marches pour la paix et salopage des campus, n’en revenaient pas de la façon dont les choses étaient revenues à leur point de départ en une seule génération.
Finch était souvent sur la route, à faire du démarchage sur un territoire qui s’étendait du Rhode Island au Delaware, et il lui arrivait de se demander s’il y avait une possibilité que Jennifer aille un jour s’amuser avec un amant. Mais cette idée était vraiment trop saugrenue pour avoir un sens à ses yeux. Même lorsqu’il était absent de chez lui trois ou quatre nuits de suite, à dormir dans des motels sinistres du New Jersey ou de la Pennsylvanie, il ne ressentait pas le besoin de s’évader de la tiède sécurité de son mariage et il imaginait qu’il en était de même pour Jennifer. En tant que couple ils formaient un tout, une entité homogène, une unité. Naturellement les transports du début n’étaient plus que de doux souvenirs, mais au refroidissement normal de la passion avait succédé une profonde amitié. Ils étaient ensemble même lorsqu’ils étaient séparés ; un amant aurait été superflu ; Finch se disait que s’il apprenait que Jennifer lui avait été infidèle, il serait moins jaloux que stupéfait.
Et bien sûr il y avait les enfants pour les lier définitivement. Samantha était déjà superbe à sept ans, svelte créature dorée capable de parler aussi bien le français que l’anglais. Elle les remplissait tous les deux d’admiration, et ils étaient immensément fiers de sa précoce élégance. Jason, qui n’avait pas encore six ans, était taillé dans une étoffe différente ; c’était un petit bonhomme terre à terre, dont les jouets étaient faits de microprocesseurs et de diodes clignotantes. Il devait à son père son goût pour la technologie, et Finch voyait en lui une chance de créer ce que lui-même n’avait pas réussi à être : un esprit scientifique véritablement original plutôt qu’un colporteur des inventions d’autrui. Chaque fois qu’il revenait d’une longue tournée, il rapportait des cadeaux à tout son petit monde, un livre ou un enregistrement pour Jennifer, quelque chose de joli pour Samantha et, invariablement, un jeu électronique ou un casse-tête mécanique pour Jason. C’étaient des enfants magnifiques, et Jennifer et lui se félicitaient souvent de leur avoir donné le jour.
Par un pluvieux après-midi d’automne, dans un magasin d’ordinateurs en tout genre de Philadelphie, Finch acheta un merveilleux jouet pour Jason, un petit synthétiseur qui jouait des airs entraînants en réponse à des signaux tapés en code binaire. Non seulement cet appareil développerait les dons musicaux de Jason – et ce côté du cerveau avait lui aussi besoin d’être formé, pensait Finch – mais il affinerait sa capacité de calculer en binaire. Il lui coûta si cher qu’il se sentait coupable et il soulagea sa conscience en se procurant la nouvelle supercassette de Die Meistersinger pour Jennifer et un sweater dans une éblouissante matière pelucheuse pour Samantha ; mais sur le long chemin du retour il ne pensa qu’à Jason en train de créer de joyeuses mélodies à partir d’embrouillaminis de combinaisons binaires.
Jason accepta poliment son jouet sans paraître autrement intéressé. Il regarda Finch lui faire une démonstration de son fonctionnement, et quand ce fut son tour il produisit quelques vagues couinements atonaux. Puis une visite des parents de Jennifer interrompit le cours des choses, et par la suite, remarqua Finch, l’enfant regagna nonchalamment sa chambre sans emporter le synthétiseur avec lui. Voilà qui était décevant, mais Finch se rappela que les gosses de six ans avaient tendance à ne se préoccuper que d’une chose à la fois ; peut-être la préoccupation du moment de Jason était-elle si absorbante que même une nouvelle petite merveille ne pouvait avoir beaucoup de prise sur son attention.
Après dîner, se sentant un peu mortifié, Finch emporta le synthétiseur jusqu’à la chambre de Jason, qu’il trouva penché sur un curieux objet rutilant de la taille d’une grosse bille. Quand il vit entrer son père, le garçonnet poussa subrepticement la chose dans le fouillis de son dessus de table et fit semblant d’être absorbé par sa visionneuse holographique. « Tu as laissé ça dans le salon », dit Finch en lui tendant le synthétiseur. Jason le prit et fit courir obligeamment ses doigts sur les touches, en gentil petit garçon qu’il était, mais il semblait mal à l’aise et impatient. Finch désigna du doigt le petit objet rutilant. « Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Pas grand-chose.
— C’est très joli. Ça t’embête que je regarde ? »
Jason haussa les épaules. Il fit sortir un grincement saccadé du synthétiseur. Finch s’empara de la sphère. Jason parut encore plus agité.
« Qu’est-ce que ça fait ? demanda Finch.
— Tu appuies en différents endroits. Ça change les couleurs. Il faut avoir partout la même couleur.
— Un cube de Rubik, s’exclama Finch. Une vieille idée remise au goût du jour, je suppose. » Il appliqua le bout des doigts sur la sphère et eut la surprise de voir apparaître des couleurs présentant des nuances bizarres, indéfinissables, des couleurs qui allaient et venaient, se mêlaient, changeaient. Et je t’appuie comme ça, et il y avait des rayures ; comme ça, et c’étaient des motifs triangulaires ; comme ça, et la surface de la sphère explosait en taches de couleurs épaisses, brillantes, palpitantes, un peu comme un paysage de Van Gogh. Il n’avait jamais rien vu de pareil. « Où es-tu allé pêcher ça ? demanda-t-il. C’est Jennifer qui te l’a acheté ?
— Non.
— C’est Grandpa Finch qui te l’a envoyé ?
— Non. »
Finch sentit la moutarde lui monter au nez. « Alors qui te l’a donné ? »
L’enfant parut momentanément troublé ; il commença à se tirailler la lèvre inférieure et à se dévisser bizarrement la tête. Puis ses yeux se fixèrent sur le synthétiseur et le Jason d’antan, serein, imperturbable, studieux, refit surface.
« C’est Nort qui me l’a donné, dit-il.
— Nort ?
— Tu sais bien.
— Pas du tout. Qui est Nort ? »
Jason manipulait le synthétiseur, ne tardant pas à attraper le coup, faisant émerger quelque chose qui ressemblait à un air. Il avait exclu Finch de son champ de conscience aussi radicalement que si celui-ci avait été transporté sur Pluton. Finch reprit d’une voix douce. « Tu ne m’as pas répondu. Qui est Nort ?
— Il joue quelquefois avec moi. »
Finch décida de laisser tomber. Jason lui parlerait de Nort le moment venu, estima-t-il. En attendant, le garçonnet s’assurait la maîtrise du synthétiseur à une allure qui faisait plaisir à voir ; inutile de le distraire de ses progrès. Finch reprit la sphère, la caressa de telle façon qu’elle passa par toute une nouvelle série de changements de couleurs, et ne fut pas loin de la faire parvenir à cette nuance uniforme que l’on était apparemment censé obtenir. Mais il commit une erreur et la fit déraper vers un motif géométrique à la Mondrian. Un gadget astucieux, conclut-il. Et il alla retrouver Jennifer pour s’informer des potins locaux. Le mystérieux Nort lui sortit rapidement de l’esprit, et il n’y aurait peut-être pas repensé si Samantha n’avait pas remarqué, au moment où il faisait un détour par sa chambre pour lui dire bonsoir : « Je suis contente que tu sois revenu. Je n’aime pas du tout Nort. J’espère qu’il ne remettra plus les pieds ici. »
Très calmement, Finch répondit : « Ah ! il était encore là ?
— Deux jours, cette fois. Dis-lui de ne pas revenir, tu veux ?
— Je ne sais pas si je peux faire ça. Tu sais qui est Nort, après tout, n’est-ce pas ?
— Bien sûr. C’est le neveu de maman{En français dans le texte (N.d.T.).}. Un neveu est un peu comme un frère, n’est-ce pas{En français dans le texte (N.d.T.).} ?
— Plus ou moins », dit Finch. Il lui déposa un baiser sur la joue. « Je vais voir ce que je peux faire au sujet de Nort, d’accord ? Et s’il revient quand je serai parti, tu me le dis, ma puce. Je ne crois pas que je l’aime moi non plus. Mais n’en disons rien à maman{En français dans le texte (N.d.T.).}, d’accord ? Elle a beaucoup d’affection pour son neveu, tu sais, et ça lui ferait de la peine si elle savait que toi et moi nous ne l’aimons pas. »
Il s’arrêta un instant dans le couloir, pressant son front contre le mur, retenant son souffle. Le neveu de maman. Jennifer n’avait pas de neveux. Finch fut pris de tremblements. Les amants en visite prétendaient généralement être des oncles, s’avisa-t-il. Un neveu ? L’amant de Jennifer ? C’était de la folie, un pur fantasme, un mélodrame issu d’un esprit fatigué. Jennifer n’avait pas d’amants. Finch voyait leur mariage, cette abstraction, comme une chose bien concrète, une bille bien briquée, éclatante, un peu comme le jouet rutilant de Jason, et dans la perfection de cette sphère il n’était nul besoin d’amants, il n’y avait aucune place pour ça. Il découvrirait à sa manière qui était Nort, décida-t-il, mais avant tout il resterait calme. Il se servit un verre et rejoignit Jennifer, l’observant à la dérobée comme s’il cherchait des signes d’adultère sur son front, ses joues. Elle écoutait Die Meistersinger, fredonnant à l’unisson des chœurs les plus enjoués. Quand ils allèrent se coucher, il se tourna vers elle comme il le faisait toujours quand il revenait d’une longue tournée, mais, s’imaginant que quelque chose d’étrange, pareil à un rideau de fer, était descendu entre eux, il fut incapable de la prendre dans ses bras. Le mystérieux Nort faisait comme une barrière dans leur lit. Finch lui caressa sans conviction les seins et les hanches mais n’alla pas plus loin. « Tu dois être très fatigué, murmura Jennifer.
— Pour ça oui. Toute cette pluie… ces files de voiture… »
Elle lui déposa un baiser sur le bout du nez. « Repose-toi bien », dit-elle.
Il eut du mal à s’endormir. Il sentait la présence de Jennifer à quelques centimètres de lui sous la forme d’une vibration qui lui donnait des picotements désagréables dans les doigts et les orteils. Qu’elle pût avoir un amant l’effrayait carrément, car cela signifiait qu’il se faisait des illusions sur leurs rapports, que son évaluation de la réalité était défectueuse. Et il devait admettre qu’il était contrarié à un niveau beaucoup plus simple : un étranger se faufilait dans son lit, ce qu’il considérait comme une insupportable violation de ses droits. Cette réaction le gênait. La jalousie, se dit-il, est un sentiment aussi laid que stupide ; je suis bien au-dessus de ça. Néanmoins, au-dessus de ça ou pas, il ressentait ce qu’il ressentait, et il en éprouvait une vive souffrance.
Il finit par s’endormir, et lorsqu’il se réveilla dans le superbe soleil d’octobre qui filtrait à travers les feuilles incandescentes de l’érable sur lequel donnait leur chambre à coucher, tout semblait revenu à la normale. Jason se servait du synthétiseur, lui faisant jouer quelque chose qui aurait pu passer pour Il était un petit navire. Finch en fut immensément satisfait. À son travail ce jour-là il pensa parfois à Nort, mais sans en éprouver la moindre souffrance – quelqu’un du voisinage, supposait-il, un artiste que Jennifer avait rencontré au musée, peut-être, et qui débarque comme ça pour boire un verre et discuter de connaisseur à connaisseur, très probablement homosexuel, courtois, aimant les enfants, inoffensif. Il était beaucoup plus intéressé par cette curieuse sphère luminescente. Le soir venu il se rendit dans la chambre de Jason pour l’examiner à nouveau. Ingénieux, ce jeu de couleurs, la façon tentante dont les tons s’harmonisaient presque quand la main se refermait dessus, pour éclater ensuite en motifs divers. Il n’avait pas la moindre idée du comment de son fonctionnement. Réaction aux fluctuations de la température de la peau, probablement, ou peut-être même à la pression, bien que la chose fût dure comme une bille. Et qu’est-ce qui engendrait les couleurs changeantes et les projetait à la surface ? Il fut tenté de demander à Jason d’obtenir de Nort une seconde sphère qu’il pourrait essayer de démonter.
Deux semaines plus tard il partait pour trois jours à Boston dans le cadre de sa tournée mensuelle. Les deux premiers se passèrent à peu près bien ; mais le soir du troisième, comme il revenait à son motel après un dîner trop copieusement arrosé en compagnie d’un acheteur travaillant pour le compte d’une chaîne de banques de données à Cambridge, l’image incandescente de Jennifer se mettant au lit avec Nort explosa soudain dans sa tête. Le Nort que Finch inventait était plus âgé que lui, peut-être trente-sept ans, sombre de peau et musclé, avec un corps souple de danseur, plein d’aisance et d’assurance. Finch se mordit la lèvre et essaya de chasser l’odieuse vision, mais elle se faisait de plus en plus nette, de plus en plus consistante, et la douleur qu’elle lui causait le laissait pantois. Il songea sérieusement à reprendre tout de suite le volant, en pleine nuit, pour rentrer chez lui. Mais il se rendit compte que ce serait de la folie.
Il rentra à la date prévue avec les cadeaux habituels, et lorsqu’il donna le sien à Jason – un petit écran sur lequel il pouvait dessiner avec un crayon lumineux – il craignit que l’enfant, encore captivé par quelque objet aussi phénoménal qu’incompréhensible que Nort venait de lui apporter, ne boude son présent. Mais Jason ne souffla mot de Nort et fut instantanément fasciné par l’écran. Finch en éprouva un certain soulagement jusqu’à ce que Samantha le prenne à part, une heure plus tard, pour lui dire : « Il était encore là.
— Nort ?
— Oui. Mardi et marcredi{En français dans le texte (N.d.T.).}.
— Mercredi », corrigea-t-il automatiquement. Le français de Samantha n’était pas encore très sûr ; mais elle n’avait que sept ans. Il détourna la tête pour cacher son expression torturée. Deux nuits encore. Mardi, mercredi. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il était censé faire. Exposer ses soupçons à Jennifer et exiger une explication ? Ils ne s’étaient jamais vraiment disputés. Ravaler sa douleur et s’estimer heureux qu’il y ait quelqu’un ici pour garder sa maison et sa famille pendant qu’il était sur les routes ? Certes. Certes. D’une voix éteinte, il reprit : « Qu’est-ce que font maman et Nort quand il lui rend visite ?
— Ils dînent une fois qu’on est au lit. Et puis ils veillent tard et discutent. Le matin, il nous pose des questions sur l’école et d’autres trucs et essaie d’être gentil avec nous. »
Le matin. Finch grimaça.
Il se força à faire l’amour à Jennifer ce soir-là, de façon qu’elle ne soupçonne pas ses soupçons, mais il était vide de désir et eut le plus grand mal à la pénétrer, ce qui ne fit qu’aggraver les choses. Se sentant elle-même coupable, elle allait vouloir tout prendre sur elle, et cette défaillance inhabituelle d’un mari qui avait passé trois nuits loin d’elle la conduirait probablement à penser qu’il avait fait des frasques à Boston, ce qui l’encouragerait à se donner de façon encore plus flagrante à son amant, ce qui…
Au cours des deux semaines précédant son prochain voyage il pensa constamment à ce qui devait se passer entre Jennifer et Nort pendant qu’il était absent. Il était plein d’appréhension, lointain, irritable et morose ; Jennifer semblait essayer de lui être agréable, mais tout ce qu’elle faisait ne servait strictement à rien, et il était réduit à prétexter des ennuis de travail et des migraines pour éviter d’avoir à lâcher ce qu’il avait réellement en tête. Il ne voulait pas de confrontations avec elle. L’amour qu’il lui portait devait être assez grand pour offrir le champ à un petit adultère discret, et si ce n’était pas le cas, eh bien, il essaierait de changer d’attitude.
Mais comme il roulait vers Hartford sous un ciel gris de novembre, il se mit à imaginer la voiture de Nort en train de se glisser dans le garage, Nort entrant dans la maison, Nort posant les mains sur les seins de Jennifer, Nort l’entraînant vers la chambre à coucher. L’absurde intensité de son obsession l’alarma et le consterna. Mais il ne pouvait contrôler ses sentiments. Arrivé à Hartford, il se présenta à son motel et fit ses trois premières visites dans une sorte d’état second ; il devait avoir l’air très mal en point, car tout le monde se livra à des commentaires sur sa mine ; il but deux verres avant de se rendre à son quatrième rendez-vous, y renonça, l’annula et retourna au motel. Là il prit un autre verre, mangea un hamburger à la cafétéria, et regarda la télévision sans la voir jusqu’à minuit, moment où il se leva brusquement, s’habilla, quitta sa chambre en titubant et reprit sa voiture pour rentrer chez lui. Il savait que c’était de la folie. Il se faufilerait dans la maison, les surprendrait au lit et ils s’assoiraient tous les trois pour discuter. Quant à ce qui se passerait après, il n’en avait pas la moindre idée.
Sur le coup de deux heures du matin, il se gara devant sa maison et vit, non sans une satisfaction perverse, qu’une lampe était allumée dans la chambre à coucher. Étrangement calme, Finch regarda par la fenêtre du garage, mais ne vit que le break de Jennifer à l’intérieur. Ainsi Nort était bien quelqu’un du voisinage, conclut Finch. Un petit coup de fil et il rapplique ici à pinces.
Sans bruit Finch fit jouer le verrou de la porte, tapa son code d’identification sur le clavier de la sonnerie d’alarme, retira ses chaussures et monta à l’étage sur la pointe des pieds. Son cœur battait avec une telle force qu’il se mit à redouter un accident cardiaque. En haut de l’escalier il marqua un temps, paralysé par la honte et l’appréhension. Fiche-leur la paix, se dit-il. C’est incontestablement la chose la plus stupide, la plus imprudente, la plus vaine que tu aies faite de ta vie. Tout tremblant, il n’osait pas aller plus loin.
« Dale ? appela Jennifer de la chambre à coucher. C’est toi, Dale ? Il y a intérêt à ce que ce soit toi !
— C’est moi, oui », croassa-t-il, et il fit irruption dans la chambre.
Elle était seule, assise dans le lit, l’air effrayé et surpris. Finch, secoué de tremblements, le teint terreux, eut malgré tout la présence d’esprit de parcourir la chambre des yeux à la recherche d’une trace de Nort, un bracelet-montre oublié, une chaussette égarée. Rien. Jennifer était nue. Elle dormait ainsi avec lui, mais elle lui avait dit une fois qu’elle portait toujours des pyjamas quand il était en tournée, pour se tenir chaud. Sûr que Nort était encore ici. Personne ne saute d’une fenêtre du premier étage pour échapper à un mari en colère. Dans le placard ? Dans la salle de bains ? Sous le lit ? Finch comprit qu’il avait suscité une farce grotesque.
« Je suis malade, marmonna-t-il. Des vertiges… des accès de fièvre… impossible de rester seul. J’ai grimpé dans la voiture, direction la maison… pour être avec toi… les enfants…
— Dale, qu’est-ce qui se passe ? De quoi tu souffres ? » Elle était aussi tendue et angoissée que lui, mais elle avait l’air de retrouver son calme. Elle sortit du lit – était-ce aux doigts de Nort qu’elle devait ces marques rouges sur ses seins et ses cuisses ? –, enfila son peignoir et s’approcha de lui. « Si tu étais si mal en point, tu n’aurais pas dû essayer de faire tout ce chemin depuis Hartford. Pourquoi n’as-tu pas téléphoné d’abord ? Pourquoi n’as-tu pas essayé de faire appeler un docteur par le motel ? » Il vacilla. Ses jambes étaient comme en béton. Il s’appuya contre elle, ses narines s’efforçant de flairer l’eau de toilette de l’autre ou même l’odeur de sa transpiration, et laissa Jennifer l’allonger sur le lit. Il voulait lui demander où elle avait caché Nort. Mais les mots refusaient de sortir. Elle l’aida à se déshabiller, lui apporta de l’aspirine, monta le thermostat en le voyant trembler si fort et le serra dans ses bras. Le corps de Jennifer était si chaud, si doux et tendre contre le sien, qu’il en eut presque les larmes aux yeux. Il s’abandonna à son étreinte et, à sa grande surprise, ses désirs se ranimèrent et il se fit entreprenant. Elle essaya de le calmer en lui disant qu’il était trop fatigué pour ce genre de chose, mais il n’y eut pas moyen de l’arrêter et il la prit rapidement et avec une énergie inhabituelle. Jennifer répondit à ses coups de reins avec une vigueur qu’il ne lui avait pas connue depuis des mois. Ce doit être parce que Nort a procédé aux préliminaires pour moi, songea-t-il amèrement, et il jouit aussitôt, dans un sanglot, avant de s’effondrer sur la poitrine de Jennifer. Il s’endormit tout de suite, et, le matin venu, tout cela ne paraissait rien de plus qu’un mauvais rêve. Finch insista pour retourner à Hartford et terminer sa tournée, et ne voulut entendre aucune objection de la part de Jennifer. Mais il se rendit d’abord dans la chambre de Samantha et, coupant court à son expression de surprise en voyant son père rentrer si tôt de voyage, lui demanda abruptement si Nort était venu dîner la veille.
« Oui, dit-elle. Il était là quand je suis rentrée de l’école. Il était toujours en haut avec maman ? »
Comme il roulait vers Hartford, redevenu une boule de nerfs, Finch se demanda s’il devait chercher conseil auprès de ses amis, de ses parents, du pasteur du quartier ou d’un thérapeute. Il n’avait jamais rien fait de tel. Sa vie s’était toujours ramenée à une sage progression vers un bonheur plus profond. Le temps d’atteindre le motel, il savait qu’il ne consulterait personne, ne prendrait aucune initiative, se contenterait de voir venir. Il laisserait la balle dans le camp de Jennifer.
Mais elle ne parla de rien, lui non plus, et lorsqu’il rentra de son voyage suivant, un voyage très bref, il trouva Jason en possession d’un autre jouet, un arrangement de fils luisants qui se croisaient et se recroisaient, et semblaient, à un embranchement particulier, disparaître comme par enchantement dans une dimension non répertoriée, ne restant visibles que sous la forme d’une éblouissante palpitation de lumière verte. Oui, avoua l’enfant, Nort lui avait donné ça. Finch sentit monter en lui une colère noire. Il était désormais presque vital pour lui d’en finir d’une manière ou d’une autre avec cette histoire, car elle était en train de le dévorer. Jennifer restait tendre, aimante et extérieurement inchangée. Finch souffrait. Il ne pouvait repousser ses craintes et ses désarrois au-dessous du seuil de la conscience plus d’une heure ou deux d’affilée ; il perdait du poids ; tout le monde avait des remarques à faire sur sa mine de papier mâché. Il s’enfonçait dans les remous silencieux de son existence altérée.
Il rentra encore une fois prématurément d’une tournée, espérant les surprendre ensemble. De nouveau la lumière était allumée dans la chambre à coucher au milieu de la nuit. De nouveau il déboula dedans pour trouver Jennifer troublée mais seule. Il lui expliqua qu’il était ivre et désorienté. « Je crois que je suis en train de me payer comme une dépression », lui dit-il, et cette fois il se fit porter malade et prit une semaine de congé, malgré les vacances de Noël qui approchaient et le mauvais effet que pouvait faire une défection à ce moment-là. Sur un coup de tête il alla passer quatre jours dans les Bermudes avec Jennifer, laissant les enfants à la garde de ses parents, et ce fut pour eux comme une seconde lune de miel, sur fond de palmiers et plage de sable rose. Mais au moment même où ils rentraient chez eux, Nort revint lui remplir la tête. Quelques jours avant Noël il lui fallut se rendre à Pittsburgh pour un congrès, mais il n’avait pas encore quitté l’aéroport qu’il était déjà consumé par la conviction que Nort se trouvait dans sa maison, en train de plaisanter gentiment avec Jason et Samantha. Le visage décomposé, Finch embarqua à bord de son avion, s’enferma dans un bloc de silence durant tout le trajet et, arrivé à Pittsburgh, se fit réserver une place sur le premier vol pour Kennedy. Un peu de neige s’était mise à tomber sur l’aéroport et, au milieu du vaste parking, sa voiture avait un petit air pimpant et original dans son mince manteau blanc. Il arriva chez lui à minuit. Finch se glissa à l’intérieur et gravit l’escalier quatre à quatre. Jennifer était assise dans le lit, nue au moins jusqu’à la taille, ses seins braqués vers lui comme des signaux lumineux, et à côté d’elle, à l’aise et décontracté, les mains croisées derrière la tête, se trouvait un jeune homme mince, nu, d’à peine une trentaine d’années, avec des yeux verts impassibles et d’épais cheveux roux plaqués d’une drôle de façon, comme pour imiter un bonnet.
Finch éprouva une espèce de soulagement. « C’est vous, Nort ?
— Oui. Il est temps, je pense, que nous fassions enfin connaissance, Mr. Dale.
— Mr. Finch. Ou Dale tout court. » Nort avait un léger accent. Finch reprit : « Je ne sais pas quel est le protocole dans ce genre de situation. Je suppose que je devrais être furieux, casser des choses et brandir des menaces. Mais je me sens complètement vide à présent. Ça fait un bon moment que je suis au courant.
— Nous savons, dit Jennifer. Pourquoi serais-tu sans arrêt revenu ici au milieu de la nuit sinon pour nous surprendre ?
— Deux fois, rectifia Nort. Là, c’est la troisième. Cette fois j’ai décidé de rester pour vous parler.
— Vous étiez là les deux autres fois ?
— Absolument. Mais Jennifer ne voulait pas de face à face. Alors quand le détecte-Dale s’est déclenché, j’ai disparu. Vous me suivez ? »
Finch posa un regard las sur sa femme. « Jennifer, qui est ce type et comment il est entré dans nos existences ?
— C’est mon neveu, dit-elle.
— Mais tu n’as pas de…
— … éloigné. Douze générations nous séparent.
— Quoi ?
— Un lointain descendant de ma sœur. Il vient de 2215. Il est ici pour faire des recherches. »
Finch songea aux jouets que Nort avait donnés à Jason. Ses yeux devinrent vitreux.
Nort dit : « J’enquête sur le terrain, vous me suivez ? Je fais des recherches généalogiques. Je rends visite à mes aïeux, je recueille des anecdotes sur la famille. À mon époque c’est très important de connaître l’histoire. J’ai fait beaucoup de voyages, couvrant un grand espace de temps.
— Il a tout mon arbre généalogique, intervint Jennifer. Je n’en ai jamais rien su, mais figure-toi que je descends de Millard Fillmore et Jean-Sébastien Bach, et peut-être de John de Gaunt. »
Finch hocha la tête. « Voilà qui est fascinant.
— Nous n’interférons pas, vous savez, dit Nort. On se déplace comme des espions pour faire nos études ; on évite toute interaction avec les gens du passé par peur des conséquences, bien sûr. Mais là, j’ai dû faire une exception. J’ai été tout de suite captivé par Jennifer.
— Captivé, répéta Finch d’une voix morne.
— Captivé, oui. Nous sommes devenus amants. C’est une sorte d’inceste, j’imagine, mais cela n’est pas très grave en dehors de la ligne maternelle directe, n’est-ce pas ? Mes études en souffrent. À présent je ne viens que dans cette année. Jennifer est une femme merveilleuse. Vous savez ?
— Oui, je sais. » Finch se tourna vers Jennifer. « Je me traîne le cul sur huit États pour fourguer du matériel informatique primitif pendant que tu t’envoies en l’air avec un amant en provenance du XXIIIe siècle. Voilà qui me captive au plus haut point. Tu ne peux pas savoir combien…
— Dale, je t’en prie. Tu sais que je t’aime. Mais… mais… »
Nort parut inquiet. « Vous n’acceptez pas cela ?
— Je n’accepte pas, non, déclara Finch.
— Mais nous sommes à la fin du XXe siècle, à une époque où la coutume du mariage a tendance à tomber en désuétude, et vous êtes des individus raffinés, instruits, d’élite. Il me semblait que la tolérance des échanges sexuels non maritaux était chose largement répandue chez vous. Vous êtes mécontent que j’aime votre femme ?
— Très », dit Finch d’une voix sombre. Il se laissa tomber dans le fauteuil près de la fenêtre et reprit : « Vous savez fichtrement bien garder votre sérieux, Nort. Je suis obligé d’admirer. Tout le long de votre numéro vous avez été très convaincant. Mais je suis crevé, et j’en ai soupé de votre baragoin futuriste. Alors s’il vous plaît, rhabillez-vous, débarrassez le plancher une fois pour toutes et laissez-nous, Jennifer et moi, ramasser ce qui reste de notre mariage. D’accord ? Parce que si je vous reprends ici, il se pourrait que je me livre à quelque violence, ce qui est contraire à ma nature, et je serai forcé de divorcer d’avec Jennifer, ce qui est la dernière chose au monde que j’aie envie de faire, même maintenant.
— Vous doutez que je vienne d’une époque future ?
— Je doute que vous veniez d’une époque future, c’est ça. »
Nort sortit du lit. Finch remarqua autour de sa cuisse un mince ruban de plastique d’une couleur verdâtre qui ne cessait de fluctuer. Il l’effleura et disparut. Et lorsqu’il réapparut un instant plus tard, il se trouvait dans un coin différent de la pièce, tendant un journal plié à Finch. Finch jeta un œil dessus : le New York Times du 16 avril 2037. Le plus important des gros titres tournait autour du voyage du pape Sixtus sur la Lune pour y célébrer les fêtes de Pâques. Finch laissa échapper un petit bruit de gorge et se mit à parcourir les autres colonnes, mais Nort, avec un sourire d’excuse, lui reprit le journal, disparut une nouvelle fois, et réapparut les mains vides, de retour dans le lit. « J’en suis chagriné, dit-il d’une voix douce, mais il m’est rigoureusement interdit de vous laisser examiner le journal en détail. Est-ce que je fais autre chose ? Qu’est-ce qui vous convaincrait de mon authenticité ? »
Finch eut envie d’éclater en sanglots. Il secoua la tête et dit : « Ne vous donnez pas cette peine. Je n’ai pas besoin de savoir. Vous êtes probablement ce que vous affirmez être. Voulez-vous vous en aller à présent ? Allez embêter Millard Fillmore.
— J’aime votre femme.
— Vous avez aimé ma femme. Voilà la formule correcte. C’est fini. Écoutez, je suis une de ces brutes de la fin du XXe siècle, et vous êtes en terrain dangereux. J’ai des armes. Si vous êtes tué au cours d’un de vos déplacements, est-ce que vous resterez mort en 2215 ?
— Dale, arrête de parler comme ça ! s’écria Jennifer.
— Qu’est-ce que tu veux que je dise ? Il débarque ici comme un truc tout droit sorti de Buck Rogers, il saute ma femme chaque fois que j’ai le dos tourné, il perturbe ma fille et aliène mon fils avec ses jouets dingues du futur, et je suis censé…
— Tu n’as pas à le menacer, Dale. Tu te conduis comme un homme tout ce qu’il y a de préhistorique. N’as-tu jamais eu une liaison ?
— Jamais. Pas une seule fois.
— Ces motels…
— Pas une seule fois. Je suppose que toi, en revanche, tu en as eu une flopée.
— Deux avant celle-ci, avoua-t-elle en rougissant un peu. Je croyais que tu savais. On n’est quand même plus en 1906. Deux aventures sans aucune espèce d’importance. »
Finch pensa à cette espèce de sphère lisse qui lui servait de métaphore pour exprimer la perfection de ses relations avec Jennifer. Il pensa à la double entité masculine et féminine du Banquet de Platon. Le visage terreux, les mains tremblantes.
« Cette fois, c’est plus sérieux, Dale, reprit-elle. Je suis folle de Nort. Je t’aime toujours, mais il m’a fait découvrir d’autres aspects de la vie, des choses dont je n’avais jamais rêvé, et je ne parle pas du sexe. Je veux dire, des concepts spirituels, des potentialités humaines, le…
— Très bien, dit Finch. Je n’essaierai pas de rivaliser. Je ne lui tirerai pas dessus, je ne lui enverrai pas mon poing dans la figure, je ne me livrerai à aucun acte barbare. Pourquoi ne pas vous tirer tous les deux en 2215 pour y poursuivre votre liaison ? D’accord ? Allez vous éclater au XXIIIe siècle et fichez-moi la paix. D’accord ? D’accord ? Tous les deux. Fi-chez-moi… »
Nort disparut. Jennifer aussi.
« La paix, acheva Nort dans un souffle. Jennifer ? Jennifer ? Où es-tu ? Hé, je ne parlais pas sérieusement ! Jennifer ! Qu’est-ce que c’est que ce truc de sadique, merde ? Où es-tu ? »
La cruauté de leur jeu le stupéfia. Il attendit qu’ils se rematérialisent dans la pièce comme Nort avec le journal, mais ils n’en firent rien, et comme les minutes passaient il commença à soupçonner qu’ils n’en feraient rien. N’arrivant pas à le croire, hébété, il rôda dans la maison, ouvrant les placards dans lesquels ils étaient susceptibles de se cacher. Pris d’une terreur soudaine, il se précipita dans la chambre de Jason, puis dans celle de Samantha, mais les enfants étaient toujours là, Jason endormi, Samantha réveillée, dérangée par les éclats de voix qu’elle avait entendus. Il la prit dans ses bras et la tint ainsi un long moment, jusqu’à ce que ses yeux s’emplissent de larmes. « Tout va bien, murmura-t-il. Rendors-toi. » Il revint dans la chambre à coucher et resta là jusqu’à l’aube à attendre Jennifer.
Le matin il téléphona à sa boîte pour dire que de graves problèmes familiaux l’avaient obligé à revenir tout de suite de Pittsburgh et qu’il avait besoin d’un congé de durée indéfinie, avec ou sans salaire. Son patron se montra tout à fait compréhensif, nullement sceptique, comme si la voix de Finch traduisait sans ambiguïté son accablement et son désarroi. Il réussit à déposer les enfants à l’école et passa le reste de la matinée près du téléphone, espérant un appel de Jennifer. Mais la journée s’écoula sans un mot de sa part. En fin d’après-midi il appela ses parents pour leur dire que Jennifer était partie quelque part sans crier gare et leur demander s’ils pouvaient arriver assez tôt pour leur petit séjour en famille, car il n’était pas sûr de pouvoir s’occuper seul de tous ces problèmes domestiques. Ils débarquèrent le lendemain et, Dieu merci, posèrent très peu de questions. De leur temps, se dit-il, il devait être monnaie courante que les mariages se brisent à l’improviste.
Jennifer ne revint pas. Il se sentait comme quelqu’un qui se serait vu accorder un seul vœu et en aurait stupidement usé : à présent elle se trouvait dans cet inconcevable futur avec Nort. Était-ce possible ? Tout cela n’était-il pas une sorte de rêve bizarre ? Apparemment non, car le soir de Noël un mot de Jennifer se matérialisa inexplicablement sur la table du salon. Il était daté du 14 octobre 2215. Elle lui souhaitait de bonnes fêtes, l’assurait de son amour et le dissuadait de compter sur son retour. Il y a des moments où il faut savoir suivre son destin, concluait-elle. Je n’avais qu’une fraction de seconde pour prendre ma décision et je l’ai prise. Peut-être que je le regretterai, mais j’ai fait ce que j’avais à faire. Tu me manques, mon chéri. Et tu sais combien Samantha et Jason me manquent aussi. À côté de la missive il y avait un petit paquet avec une carte marquée Joyeux Noël, Nort. Il contenait une minuscule boule de cristal qui, lorsqu’il y colla l’œil, lui montra ce qui ressemblait à un paysage antarctique, avec bourrasque en pleine action et manchots en train de se promener tranquillement sur un bout de banquise. Il la reposa et, lorsqu’il la reprit, voilà que s’y déployaient les Pyramides au milieu d’un grouillement de touristes. Finch la lança contre le mur ; elle s’ouvrit en deux et se transforma en fumée. Il regretta aussitôt son geste.
La période des fêtes lui fut un supplice encore plus pénible que d’habitude, mais ses parents furent d’un immense secours, et ses amis, une fois mis au fait du départ de Jennifer, ne lui ménagèrent pas leur soutien. Il ne fut presque jamais seul de toute la semaine, et il soupçonnait qu’il ne lui aurait pas été difficile de trouver également de la compagnie pour la nuit, mais, bien sûr, c’était hors de question. La disparition de Jennifer laissait les enfants perplexes mais, s’ils furent quelque temps désorientés, ils ne tardèrent pas à s’adapter, ce que Finch eut un certain mal à avaler. Il engagea une gouvernante début janvier et, dans une espèce d’état somnambulique, reprit son travail. En raison des changements intervenus dans sa famille, la société lui épargna les circuits trop excentriques, de façon qu’il n’ait à passer aucune nuit loin de chez lui.
Au début du printemps il commença à admettre que Jennifer avait bel et bien fait un saut dans le futur avec son amant. Des petits mots d’elle lui arrivaient de temps en temps, toujours affectueux, avec des pensées pour les enfants et des rappels concernant la cuve à mazout (à faire remplir) ou les voitures (à faire réviser). Elle lui disait qu’elle vivait des moments formidables mais que sa présence lui manquait terriblement. Il n’était jamais question d’un éventuel retour. De temps en temps, aussi, apparaissaient de petits cadeaux – gadgets, jouets, babioles du futur. Peut-être étaient-ils destinés à Jason, mais Finch les gardait pour lui, les entassant dans son bureau où il les examinait la nuit, à la fois admiratif et intimidé. Il avait toujours aimé les gadgets – ordinateurs, télécommandes, vidéo-bracelets et autres petites merveilles – mais ceux-ci lui paraissaient des miracles plutôt que des gadgets, et il cessa de douter que Nort fût ce qu’il avait dit être. Finch espérait voir arriver une autre bille de cristal, mais ce fut en vain. En revanche il reçut quelque chose qui permettait, semblait-il, d’écouter la musique des sphères, un autre appareil qui pouvait être programmé pour lui donner les rêves qu’il voulait, et un autre qui déployait des champs de couleurs d’une sérénité quasi surnaturelle.
Quand arriva l’été, il se laissa embarquer avec une surprenante facilité dans une idylle avec Estelle, la conseillère en relations publiques de la société, et cela l’amena jusqu’à la fin de l’automne. Elle se dégagea alors en douceur de cette liaison, mais il avait réappris à rencontrer et conquérir des femmes, et il passa une joyeuse vie de célibataire durant les mois qui suivirent. Le premier anniversaire de la disparition de Jennifer passa. Ses petits mots et les cadeaux de Nort s’espacèrent, puis il n’y en eut plus du tout. Désormais il s’y entendait assez bien pour ce qui était de faire marcher une famille sans femme, mais il n’avait jamais perdu cette vieille vision de lui-même qui faisait de sa personne un homme fondamentalement marié, la moitié d’un couple, et, s’étant fait à l’idée que Jennifer ne reviendrait jamais, il déposa une demande de divorce et obtint satisfaction sans contestation aucune. Ce fut le plus étrange de tout : le fait de savoir qu’il n’était plus marié à Jennifer. Il chercha une nouvelle épouse avec l’application et le sérieux qui le caractérisaient et, en moins de six mois, en trouva une. Elle s’appelait Sharon et elle était affectueuse, jolie, assez semblable à Jennifer finalement, même si ses intérêts la portaient plutôt vers le théâtre et la poésie que vers la musique et la peinture. Elle avait connu un mariage malheureux juste après la fac et avait un petit garçon de quatre ans, Joshua, remarquablement éveillé. Joshua s’entendit parfaitement avec Jason et Samantha, ceux-ci acceptèrent Sharon sans problème – Jennifer n’était plus pour eux qu’un souvenir brumeux – et tout semblait s’être arrangé pour le mieux. Il arrivait parfois à Finch d’appeler Sharon « Jennifer » quand ils faisaient l’amour, mais elle se montrait très compréhensive à ce sujet. Il lui arrivait aussi de se réveiller en sursaut, inondé de sueur, se demandant où avait bien pu s’égarer sa seule véritable épouse, sa moitié manquante ; mais chaque fois que cela se produisait, Sharon le serrait dans ses bras jusqu’à ce qu’il ait repris pied dans la réalité. Il obtint de l’avancement dans sa société, alors en pleine expansion, et resta svelte et agile passé la quarantaine. Samantha et Jason réussirent fort bien dans la vie eux aussi : Jason fréquenta l’institut de technologie de Californie, entra dans une société de la Côte ouest et inventa un appareil à concentrer l’information qui fit de lui un milliardaire coté en bourse à l’âge de vingt-deux ans ; Samantha gagna en taille, en éclat et même en beauté, continua de s’intéresser au français, donna de superbes traductions de Rabelais et de Ronsard et épousa l’ambassadeur de France. Naturellement, Finch vit de moins en moins ses enfants une fois ceux-ci parvenus à l’âge adulte, mais ils venaient régulièrement passer Noël en famille. Ils étaient avec lui l’après-midi où, vingt-trois ans après sa disparition, Jennifer réapparut.
Tout d’abord, Finch ne la reconnut pas. Voilà qu’il avait soudain en face de lui, là, dans le salon, une belle jeune femme, mince, la poitrine épanouie, la trentaine, des cheveux dorés plaqués en ondulations serrées, le corps moulé dans une espèce de cotte de mailles. Elle battit des paupières, regarda autour d’elle et faillit s’étrangler quand elle vit Finch, la cinquantaine bien sonnée et faisant assez jeune pour son âge.
« Dale ? » dit-elle d’une voix incertaine.
Il laissa échapper son verre par terre. « Non, fit-il. Ce n’est pas possible. Dieu du ciel, qu’est-ce que tu fais ici ?
— Il fallait que je revienne. Oh Dale, ce n’est pas la bonne année, hein ? Je voulais revoir les enfants !
— Ils sont là, dit-il avec froideur. Regarde.
— Où… quel… »
Jason était là avec Samantha, ainsi que Joshua et quelques amis ; et Jennifer ne reconnaissait manifestement pas les siens. Finch pointa un doigt. Ce jeune homme râblé, carré d’épaules, au regard myope de fort en thème, c’était Jason. Cette jeune femme élancée, d’une beauté renversante, c’était Samantha. La splendide contenance de Jennifer parut voler en éclats. Elle était toute tremblante, au bord des larmes. « Je voulais revoir les enfants, souffla-t-elle. Ils étaient si petits – il avait six ans, elle en avait sept – Ô Dale, j’ai mal réglé le compteur ! J’ai tout gâché, n’est-ce pas ? »
Samantha, toujours aussi vive, fut la seule à comprendre en dehors de Finch. Elle se dirigea vers sa mère et la dévisagea comme si Jennifer était une intruse débarquée d’une autre planète. Finch avait entendu dire que Samantha se servait souvent de sa beauté comme d’une arme, mais il ne l’avait jamais vue à l’œuvre. Jennifer parut se ratatiner devant la jeune femme distinguée, éblouissante, qu’elle avait contribué à créer. D’une voix légèrement voilée, Samantha laissa tomber : « Tu n’as plus ta place ici, tu sais. Nous sommes en train de vivre un moment heureux et nous n’avons pas besoin de toi, nous ne voulons pas de toi. Veux-tu t’en aller, je te prie ?
— Attends », marmonna Finch.
Trop tard. Jennifer, le rouge aux joues, désemparée, hocha la tête et dit à Samantha : « Je suis absolument désolée. Je suis désolée pour tout. » Elle se précipita hors de la pièce. Finch la poursuivit jusque dans le couloir, mais bien sûr elle avait disparu. La figure blême, Finch revint sur ses pas. Il se tourna vers Sharon, qui souriait tout en plissant le front. Il ne lui avait jamais dit, ni à elle ni à qui que ce fût, ce qu’il était exactement advenu de sa première femme.
« Qui était-ce ? demanda aimablement Sharon. Une de tes petites amies, Dale ? » Il n’y avait aucune jalousie dans sa voix. Seulement une légère curiosité.
« Non… non, rien de semblable…
— Je me demande comment elle est entrée. C’est comme si elle avait jailli du néant. Bizarre. Pourquoi a-t-elle filé comme ça ?
— Elle n’avait pas sa place ici », dit Finch d’une voix enrouée. Il se versa un autre verre. « Elle s’est trompée d’endroit et de moment. » Il lança un coup d’œil à sa fille, qui arborait un air de triomphe. Quel pouvoir elle avait, quelle force ! Tout de même, il commençait à regretter que Samantha ait éconduit Jennifer aussi vite. D’une main tremblante, il leva son verre. « Joyeux Noël, tout le monde ! Joyeux Noël, joyeux Noël ! »
Par la suite, durant quelques années, il se surprit à se demander, lorsque approchaient les fêtes de Noël, si Jennifer ferait une autre apparition, tel un fantôme du passé matrimonial revenant régulièrement faire ses petits tours. S’était-elle lassée de Nort et de son siècle ? Avait-elle la nostalgie de tout ce qu’elle avait abandonné ? Bien qu’il n’y eût plus de place pour elle dans la vie de Finch, il ne lui gardait aucune rancune après tout ce temps ; il lui venait presque des envies d’aller lui parler un peu, de savoir ce qu’elle était devenue, cette femme qui avait jadis fait partie de lui. Mais elle ne revint jamais. Peut-être passait-elle les fêtes avec Millard Fillmore désormais. Ou à chanter des chants de Noël au coin du feu en compagnie de son arrière-arrière-arrière-grand-papa Jean Sébastien Bach.
Titre original :
Jennifer’s Lover
paru dans Penthouse,
mai 1982