Robert Silverberg En attendant le cataclysme

Il ne restait plus que onze semaines, deux jours, trois heures – à peu de chose près en plus ou en moins – avant le séisme qui devait dévaster la planète, lorsque Morrissey se surprit à douter de son éventualité. Cette étrange pensée l’arrêta net. Il était en train de flâner le long du rivage de l’Océan Anneau, à une demi-douzaine de kilomètres de son chalet, quand elle lui vint à l’esprit. Il se tourna vers son compagnon, un vieux groupil nommé Dinoov qui entrait tout juste dans sa phase postsexuelle, et dit d’une voix bizarre : « Et si la terre ne tremble pas, hein ?

— Elle tremblera, répondit tranquillement l’aborigène.

— Et si les prédictions sont fausses ? »

Le groupil était une petite créature gracieuse à fourrure bleue, lisse et dense, offrant l’attitude fataliste de qui avait survécu à toutes les tempêtes et métamorphoses de l’odyssée reproductrice des groupils. Il se dressa sur ses pattes de derrière, la seule paire qui lui restait désormais, et déclara : « Tu devrais te couvrir la tête quand tu te promènes au soleil au plus fort de son éclat, ami Morrissey. Son flamboiement est mauvais pour l’âme.

— Tu crois que je suis fou, Dinoov ?

— Je crois que tu as les nerfs à vif. »

Morrissey hocha vaguement la tête. Il détourna les yeux et regarda vers l’ouest, par-delà l’océan ensanglanté, plissant les paupières comme s’il essayait d’apercevoir les rives cristallisées par le givre de Grandloin, tout là-bas, de l’autre côté de l’horizon. À quelque cinq cents mètres au large, il distingua le miroitement de taches vert vif à la surface de l’eau – les œufs des ballons en pleine éclosion. Au-dessus de ces traînées aveuglantes flottaient une douzaine de créatures pareilles à des poches de gaz iridescentes, engagées dans les premières sarabandes de leurs danses amoureuses. Le séisme ne ferait rien du tout aux ballons. Quand la surface de Médée se soulèverait, se distordrait, se chiffonnerait, ils dériveraient tout là-haut, se laissant porter par leurs rêves transcendantaux en toute indifférence.

Mais peut-être n’y aura-t-il pas de séisme, se dit Morrissey.

Il caressa cette pensée. Il avait attendu toute sa vie le grand événement apocalyptique qui était censé mettre fin à l’occupation, vieille d’un millier d’années, de Médée par les humains, et à présent, à quelques semaines du séisme, il trouvait un plaisir sauvagement pervers à nier la vérité de ce qu’il savait devoir se produire. Pas de séisme ! Pas de séisme ! La vie continuera, encore et toujours ! Cette idée le fit frissonner. Il éprouva une étrange sensation dans la plante des pieds, comme s’il ne touchait plus le sol.

Morrissey s’imagina lançant un message de joie à tous ceux qui avaient fui le monde condamné : Revenez, tout va bien, il ne s’est rien passé ! Revenez vivre sur Médée !

Et il vit la flotte de grands vaisseaux étincelants en train de faire demi-tour, de regagner la planète, fonçant dans le vide comme de puissants dauphins, miroitant comme des aiguilles dans le ciel pourpre, descendant par centaines pour débarquer les colons disparus à Chong, Enrique, Pellucidar, Port Médée et Madagozar. Des nuées de gens affluant de toute part, des larmes, des embrassades, des rires rauques, des retrouvailles entre vieux amis, les cités rendues à la vie ! Morrissey frissonna. Il ferma les yeux et se prit à bras-le-corps. Cette vision avait une force presque hallucinatoire. Elle lui fit tourner la tête, et sa peau, décolorée et parcheminée par toute une vie passée sous le bombardement d’ultraviolets des soleils jumeaux, devint toute moite. Regagnez vos foyers, regagnez vos foyers ! Le tremblement de terre a été annulé !

Il savoura son rêve. Puis il s’en détacha et laissa son flamboiement s’éteindre dans son esprit.

Il dit au groupil : « Il ne reste plus que onze semaines. Ensuite tout ce qu’il y a sur Médée sera détruit. Pourquoi es-tu si calme, Dinoov ?

— Pourquoi pas ?

— Ça ne te fait donc rien ?

— Et à toi ?

— J’aime cet endroit. Je n’arrive pas à me résoudre à le voir se briser en mille morceaux.

— Alors pourquoi n’es-tu pas parti chez toi, sur Terre, avec les autres ?

— Chez moi ? Chez moi ? C’est ici, chez moi. J’ai des gènes médéens en moi. Mes congénères ont vécu ici pendant un millénaire. Mes arrière-grands-parents sont nés sur Médée comme leurs arrière-grands-parents à eux.

— Les autres pourraient dire la même chose. Pourtant, à l’approche du tremblement de terre, ils sont partis chez eux. Pourquoi es-tu resté ? »

Morrissey, dominant de toute sa hauteur le petit être svelte, resta un moment silencieux. Puis il partit d’un rire sec et dit : « Je n’ai pas pris le large pour la même raison qui te fait te moquer éperdument de l’arrivée d’un séisme meurtrier. De toute façon, on est fichus tous les deux, pas vrai ? Je ne sais rien de la Terre. Ce n’est pas mon monde. Je suis trop vieux pour tout recommencer là-bas. Et toi ? Tu te tiens sur tes dernières pattes, non ? Tes deux matrices ont disparu, tes désirs masculins ont disparu, c’est désormais pour toi le calme plat, le bout du rouleau, hein, Dinoov ? » Morrissey gloussa. « Nous faisons la paire. À attendre la fin tous les deux, comme deux vieilles noix. »

Le groupil étudia Morrissey d’un œil vif, insondable, malicieux. Puis il indiqua, dans la direction d’où venait le vent, une avancée de terre située à quelque trois cents mètres de distance, une éminence sableuse couverte d’une épaisse toison de mousse à outres et de buissons à feuilles jaunes porteurs de cosses en épi. Juste à la pointe du cap, se découpant nettement sur le ciel incandescent, se trouvait un couple de jeunes groupils : une femelle pourvue de six pattes, dont la première portée était encore à venir, et derrière elle, lui agrippant les hanches et se préparant à la monter, un mâle bipède dont, même à cette distance, Morrissey distinguait les mouvements frénétiques, presque désespérés.

« Qu’est-ce qu’ils font ? » demanda Dinoov.

Morrissey haussa les épaules. « Ils s’accouplent.

— Oui. Et quand mettra-t-elle bas ?

— Dans quinze semaines.

— Est-ce qu’ils sont au bout du rouleau ? Est-ce qu’ils sont fichus ? Pourquoi font-ils des petits si la destruction est prochaine ?

— Parce qu’ils ne peuvent pas s’empêcher… »

Dinoov fit taire Morrissey d’un geste de la main. « Je ne posais pas cette question pour avoir une réponse. Pas encore, pas avant que tu n’aies une meilleure compréhension des choses. D’accord ? Tu veux bien ?

— Je ne…

— … comprends pas. Exactement. » Le groupil eut un sourire… de groupil. « Cette promenade t’a fatigué. Allez, viens. Je te raccompagne à ton chalet. »


Ils gravirent d’un pas vif le chemin qui menait du long croissant de sable bleu pâle que formait la plage au sommet du bord de mer, puis marchèrent plus lentement le long de la route, passant devant les chalets de vacances abandonnés pour gagner celui de Morrissey. Tout cela avait été un jour les Dunes d’Argovista, une communauté du littoral pleine d’animation, mais c’était de l’histoire ancienne. Morrissey aurait préféré passer ces derniers jours en des lieux plus sauvages, où la main de l’homme n’avait pas aussi lourdement laissé sa marque sur le paysage naturel, mais il n’osait prendre un tel risque. Même au bout de dix siècles de colonisation, Médée demeurait un monde plein de dangers. Les endroits non conquis étaient restés tels pour de bonnes raisons ; et, vivant seul depuis l’évacuation, il avait besoin de la proximité de quelque agglomération, avec ses réserves de nourriture et de matériel. Il ne pouvait s’offrir le luxe du pittoresque.

D’autant que la nature reprenait rapidement ses droits depuis que la plupart des intrus étaient partis.

Jadis ces rivages tropicaux chauds et humides étaient infestés de toutes sortes de bêtes monstrueuses. Les unes en avaient été chassées par des campagnes d’extermination méthodiques ; les autres, repoussées par les effluves des agglomérations humaines, avaient tout simplement disparu. Mais elles commençaient à réapparaître. Quelques semaines auparavant, Morrissey avait vu un poisson fouisseur toucher le rivage, une gigantesque chose cylindrique couverte d’écailles noires qui, prenant appui sur ses affreuses nageoires recourbées, s’efforçait désespérément de se hisser à terre, allant jusqu’à planter ses crocs dans le sable, mordant le rivage pour avancer. On croyait ces créatures définitivement disparues. Au prix d’un fantastique effort la chose s’était enfouie dans la plage, enterrant ses vingt mètres de long dans le sable azuré, et deux heures plus tard des centaines de rejetons qui s’étaient frayé un chemin à travers l’énorme carcasse avaient commencé à émerger ; minces, pas plus longs que le bras de Morrissey, mais pleins d’une énergie démoniaque, ils avaient dévalé les dunes en se tortillant et plongé dans le ressac. Cette mer redevenait donc un repaire de monstres. Morrissey n’y voyait pas d’inconvénients. La nage ne faisait plus partie de ses récréations.

Il y avait dix ans qu’il vivait seul au bord de l’Océan Anneau dans un petit chalet au toit bas, en forme de V, selon le vieux modèle arcanien qui résistait si magnifiquement aux vents diaboliques de Médée. À l’époque de son mariage, lorsqu’il était un géophysicien qui dressait la carte des lignes de failles, il possédait avec Nadia, Paul et Danielle une maison à la périphérie de Chong, sur Cap Nord, avec vue sur les Grandes Cascades, et il ne venait ici qu’en hiver ; mais Nadia était partie chanter les harmonies cosmiques avec les sereins, les nobles, les incompréhensibles ballons, Danielle avait été surprise dans les Terres Brûlantes au moment du double flamboiement et n’était pas revenue, et Paul, ce bon vieux dur à cuire de Paul, avait été pris de panique à la pensée qu’une petite dizaine d’années le séparait du séisme et, entre le Sombrejour et le Pâlejour de la semaine de Noël, avait fait ses bagages et embarqué à bord d’un vaisseau en partance pour la Terre. Tout cela était arrivé en l’espace de quatre mois, et Morrissey s’était par la suite rendu compte qu’il n’appréciait plus l’air frais de Cap Nord. Il était donc venu aux Dunes d’Argovista pour attendre la fin dans l’humide confort des tropiques, et il était désormais le seul habitant de la communauté en bord de mer. Il avait emporté avec lui des vivo-cubes de Paul, Nadia et Danielle, mais se les faire passer était finalement devenu trop douloureux et il y avait longtemps qu’il ne parlait plus à personne d’autre que Dinoov. À sa connaissance, il était le seul à être resté sur Médée. À l’exception, bien sûr, des groupils et des ballons. Et des poissons fouisseurs, des démons des rochers, des ailes-doigts, des non-tortues et tout ça.

Morrissey et Dinoov restèrent un moment à l’extérieur du chalet à contempler en silence la venue du crépuscule. À travers un ciel de plus en plus sombre que marbraient les traînées vertes et jaunes de l’aurore perpétuelle de Médée, les soleils jumeaux, Phrixus et Helle – simples taches de lumière rouge orangé – se rapprochaient de l’horizon. Dans quelques heures ils auraient disparu, pour projeter leur terne éclat sur les étendues glacées de Grandloin. Il ne pouvait cependant jamais y avoir de vraie nuit sur la face inhabitée de Médée, car l’énorme masse d’Argo, la géante gazeuse rouge dont Médée était la lune, se trouvait à un million de kilomètres de là. Médée, prisonnière de l’étreinte d’Argo, gardait toujours la même face tournée vers sa monumentale supérieure. D’Argo venait la chaleur qui rendait la vie possible sur Médée, ainsi qu’une perpétuelle lumière rougeâtre.

Les étoiles s’allumaient à mesure que les soleils jumeaux se couchaient.

« Regarde, dit Dinoov. Argo a presque mangé les feux blancs. »

Le groupil avait délibérément choisi la terminologie archaïque, celle de l’astronomie populaire ; mais Morrissey comprit ce qu’il voulait dire. Phrixus et Helle n’étaient pas les seuls soleils dans le ciel de Médée. Les deux étoiles naines rouge orangé formaient un système binaire qui était lui-même soumis à l’influence d’un superbe couple d’étoiles bleues, Castor A et B. Bien qu’un millier de fois plus éloignées de Médée que ne l’étaient les rouges orangés, elles étaient parfaitement visibles de jour comme de nuit, tels deux feux glacés. Mais elles étaient présentement en train de s’éclipser derrière le grand disque d’Argo, et bientôt – dans onze semaines, deux jours, une heure, à peu de chose près en plus ou en moins – elles disparaîtraient complètement.

Et comment, alors, pourrait-il ne pas y avoir de séisme ?

Morrissey s’en voulait pour ce qu’il y avait de pathétique folie dans le rêve auquel il s’était laissé aller une heure auparavant. Pas de séisme ? Un miracle à la dernière minute ? Une erreur dans les calculs ? Sûr. Sûr. Si les souhaits étaient des chevaux, les mendigots passeraient leur temps à caracoler. Le tremblement de terre était inévitable. Un jour viendrait où la configuration des deux serait exactement comme ça, avec Phrixus et Helle ici, Castor A et B là, les lunes de Médée, Jason, Thérée et Orphée, là, là et là, Argo continuant d’exercer son irrésistible attraction au-dessus des Terres Brûlantes, et quand les vecteurs célestes seraient correctement alignés, les forces gravitationnelles feraient subir une formidable secousse à l’écorce de Médée.

Cela arrivait tous les sept mille cent soixante ans. Et le temps était proche.

Des siècles auparavant, quand la persistance de certains thèmes apocalyptiques dans le folklore des groupils avait fini par conduire les astronomes de la colonie de Médée à se livrer à quelques calculs à ce propos, personne ne s’était vraiment senti concerné. Apprendre que la fin du monde est pour dans cinq ou six cents ans équivaut à s’entendre dire que l’on est appelé à mourir dans cinquante ou soixante ans : la vie de tous les jours n’en est guère affectée. Plus tard, bien sûr, à l’approche du séisme, les gens avaient commencé à y penser plus sérieusement, et cela avait sans aucun doute été un facteur de récession dans l’économie médéenne au cours du siècle passé. Cependant, la génération de Morrissey avait été la première à adopter une attitude réaliste face à la catastrophe imminente. D’une façon ou d’une autre la colonie millénaire avait fondu en une dizaine d’années.

« Comme tout est calme », observa Morrissey. Il jeta un regard au groupil. « Crois-tu que je suis le dernier, Dinoov ?

— Comment le saurais-je ?

— Ne joue pas à ce petit jeu avec moi. Tes congénères ont des moyens de faire circuler l’information.

Des moyens que nous commencions tout juste à soupçonner. Tu sais bien. »

Le groupil dit d’un ton grave : « Le monde est grand. Il y avait beaucoup de cités humaines. Il est probable que d’autres individus de ton espèce continuent d’y vivre, mais je n’en ai pas l’assurance. Il se peut que tu sois le dernier.

— Je suppose. Il fallait bien qu’il y en ait un.

— Est-ce que ça te fait plaisir de savoir que tu es le dernier ?

— Parce que cela signifie que j’ai plus d’endurance, ou parce que je pense qu’il est bon que la colonie se soit dispersée ?

— Les deux.

— Je ne ressens rien. Que ce soit l’un ou l’autre. Je suis le dernier, si je le suis, parce que je n’ai pas voulu partir. C’est tout. Je suis ici chez moi et j’y reste. Je ne me sens ni plus fier, ni plus brave, ni plus noble d’être resté. J’aimerais bien qu’il n’y ait pas de tremblement de terre à la clé, mais je ne peux rien y faire, et à présent je crois même que je m’en moque.

— Vraiment ? On ne l’aurait pas dit tout à l’heure. »

Morrissey sourit. « Rien ne dure. Nous prétendons construire pour l’éternité, mais le temps passe et tout s’efface ; l’art devient artefacts et le sable devient grès, et puis après ? Il y avait ici un monde autrefois et nous l’avons transformé en une colonie. Et maintenant les colons sont partis et bientôt il n’y aura plus de colonie, et ce sera de nouveau un monde quand le vent aura chassé nos cendres. Et puis après ?

— Tu parles comme un vieillard.

— Je suis vieux. Très vieux. Encore plus vieux que toi.

— Seulement par le nombre des années. Notre vie se déroule plus vite que la vôtre, mais au cours des quelques années qui sont mon lot je suis passé par toutes les phases de mon existence, et la fin serait proche pour moi même si le sol ne devait pas trembler. Mais toi, tu as encore du temps de reste. »

Morrissey haussa les épaules.

Le groupil reprit : « Je sais qu’il y a des vaisseaux prêts à décoller à Port Médée. Prêts à partir sur simple pression d’un bouton.

— Tu en es sûr ? Des vaisseaux prêts à partir ?

— Un grand nombre. Ceux dont on n’a pas eu besoin. Les Ahyas les ont vus et nous en ont parlé.

— Les ballons ? Qu’est-ce qu’ils fabriquaient à Port Médée ?

— Qui comprend les Ahyas ? Ils vont où bon leur semble. Mais ils ont vu les vaisseaux, ami Morrissey. Tu peux encore sauver ta peau.

— Sûr. Je prends un flotteur pour couvrir un millier de kilomètres, je me programme un vaisseau par mes propres moyens pour un voyage de cinquante années-lumière, je me mets en hibernation, je rentre chez moi tout seul et je me réveille sur une planète étrangère où le hasard a voulu que naissent mes lointains ancêtres. Tout ça pour en arriver à quoi ?

— Tu mourras, je pense, quand la terre tremblera.

— Je pense que je mourrai de toute façon, même si la terre ne tremble pas.

— Tôt ou tard. Mais dans ce cas, plutôt tard.

— Si j’avais voulu quitter Médée, je serais parti avec les autres. Il est trop tard à présent.

— Non. Il y a des vaisseaux à Port Médée. Va à Port Médée, mon ami. »

Morrissey garda le silence. Dans la lumière déclinante il s’agenouilla et se mit à arracher de petites touffes de mauvaises herbes qui commençaient à envahir son jardin. Il avait naguère joué les paysagistes en décorant son environnement d’essences exotiques originaires de toutes les régions de Médée, en s’entourant de toutes les merveilles végétales qui étaient capables de survivre aux averses des Terres Humides ; mais maintenant que la fin était proche, les plantes locales revenaient à l’assaut, étouffant ses ravissants arbres-fouets, vignes pleureuses, bannières de feu et compagnie, sans qu’il puisse y faire quoi que ce soit. Il passa quelques minutes à extirper les gluants assassins stolonifères, funestes taches orange sur le fauve du sable, qui se mettaient soudain à pousser jusque sur le pas de la porte.

Puis il dit : « Je crois que je vais m’offrir un voyage, Dinoov. »

Le groupil sursauta. « Tu vas aller à Port Médée ?

— Oui, là et ailleurs. Il y a des années que je n’ai pas quitté les Dunes. Je vais faire le tour de la planète pour lui dire adieu. » Il était lui-même étonné de ce qu’il disait. « Je suis le dernier ici, d’accord ? Et c’est pratiquement ma dernière chance, d’accord ? Et il faut bien le faire, d’accord ? Dire au revoir à Médée. Il faut bien qu’il y ait quelqu’un pour faire une dernière ronde, éteindre les lumières, d’accord ? D’accord. D’accord. D’accord. Et je suis ce quelqu’un.

— Et tu prendras un vaisseau pour rentrer chez toi ?

— Ça ne fait pas partie de mes projets. Je reviendrai ici, Dinoov. Tu peux compter là-dessus. Tu me reverras, juste avant la fin. Je te le promets.

— J’aimerais que tu rentres chez toi. Et que tu sauves ta vie.

— Je rentrerai chez moi. Pour sauver ma vie. Dans onze semaines. À peu de chose près en plus ou en moins. »


Morrissey passa le jour suivant, le Sombrejour, tranquillement – à préparer son voyage, faire ses bagages, à lire et à se promener au bord de la plage dans le rouge miroitement crépusculaire. Pas le moindre signe de vie de Dinoov ni d’aucun autre groupil du voisinage ; en revanche, au milieu de l’après-midi, Morrissey vit passer une centaine de ballons en formation serrée qui se laissaient porter vers la mer. Dans l’obscurité leurs couleurs chatoyantes étaient amorties, mais ils n’en offraient pas moins un superbe spectacle, énormes globes tendus traînant de longs appendices ondulants. Au moment où ils le survolaient, Morrissey les salua et dit à voix basse : « Bon vent, cousins. » Mais, naturellement, les ballons ne firent pas attention à lui.

Dans la soirée, il sortit de son garde-manger un dîner qu’il avait conservé pour une occasion spéciale : des huîtres de Madagozar, un filet de vandaleur et des poivrons tout récemment parvenus à maturité. Il lui restait deux bouteilles de vin vermeil de Palinurus et il en ouvrit une. Il but et mangea jusqu’à dodeliner de la tête sur son assiette ; puis il tituba jusqu’à sa couchette, se programma pour dix heures de sommeil, presque deux fois plus qu’il ne lui en fallait à son âge, et ferma les yeux.

Quand il se réveilla, la matinée du Sombrejour était déjà bien avancée ; les deux soleils n’étaient pas encore visibles mais une lueur rose baignait la crête des collines à l’est. Sautant le petit déjeuner, Morrissey alla en ville et pilla la coopérative. Il remplit un congélateur portable de provisions – de quoi tenir trois mois, vu qu’il n’avait pas la moindre idée de la façon dont il pourrait se ravitailler par ailleurs. Sur l’aire d’atterrissage où les habitants d’Enrique et de Pellucidar garaient leurs flotteurs lorsqu’ils venaient pour le week-end, il récupéra le sien, un modèle 83 aux lignes effilées et à la coque élégamment moirée, mais désormais piqué de rouille faute d’entretien. La réserve d’énergie affichait un potentiel maximal – ce qui n’avait rien de surprenant puisqu’elle était prévue pour durer quatre-vingt-dix ans – mais, pour plus de sécurité, il préleva un bloc auxiliaire sur un flotteur voisin et le coupla au sien. Il y avait des années qu’il n’avait pas volé, mais cela ne le tracassait pas outre mesure : le flotteur répondait aux instructions vocales, et Morrissey doutait d’avoir à recourir aux commandes manuelles.

Tout était prêt au milieu de l’après-midi. Il se glissa dans le siège du pilote et dit au flotteur : « Vérification de tous les systèmes pour un vol longue distance. »

Des voyants clignotèrent sur les tableaux de bord. Un impressionnant échantillon de chorégraphie technologique, même si Morrissey avait oublié ce que signifiait ce ballet de lumières. Il demanda une confirmation verbale, et le flotteur lui répondit avec de graves inflexions de contralto qu’il était prêt à décoller.

« Cap à l’ouest sur cinquante kilomètres à cinq cents mètres d’altitude, puis au nord-nord-est jusqu’à Jane-ville, à l’est vers La Fauconnière, et au sud-ouest pour revenir aux Dunes d’Argovista. Puis, sans atterrir, cap plein nord pour Port Kato par la route la plus directe. Vu ? »

Morrissey attendit le décollage. Rien ne se produisit.

« Eh bien ? dit-il.

— J’attends l’autorisation de la tour de contrôle, répondit le flotteur.

— Considère tous les programmes d’autorisation comme annulés. »

Toujours rien. Morrissey se demanda comment il pourrait bidouiller une annulation de programme. Mais le flotteur ne trouva de toute évidence aucune raison de conclure à un bluff et, un instant plus tard, les signaux de décollage illuminèrent la cabine et un bourdonnement sourd s’éleva à l’arrière. En douceur, le petit véhicule rétracta ses ailerons tout en se mettant en position de départ, et s’élança dans l’air lourd et humide traversé de turbulences.


Il avait décidé de commencer son voyage par un survol rituel des environs immédiats – en principe pour être sûr que son flotteur était encore en état de voler après toutes ces années, mais il se soupçonnait aussi de vouloir se montrer aux groupils du voisinage, leur faire savoir qu’au moins un véhicule humain traversait encore les cieux. Le flotteur semblait bien fonctionner. En quelques minutes il atteignit la plage, survola son propre chalet – c’était le seul dont le jardin n’avait pas été envahi par la brousse – puis se retrouva au-dessus des profondeurs sombres de l’océan travaillé par la marée. Il mit alors le cap au nord vers l’immense port de Janeville, où des navires de plaisance croupissaient dans le bassin en forme de croissant, poussant un peu à l’intérieur des terres jusqu’à un complexe agricole abandonné où les sommets d’imposants gattabangus, lourdement chargés de succulents fruits écarlates, étaient à peine visibles au-dessus du grouillement étrangleur des plantes grimpantes. Puis, via une série de collines sablonneuses embroussaillées, retour vers les Dunes. Le sol offrait un aspect morne et désolé. Il aperçut un grand nombre de groupils qui formaient par endroits de longues colonnes, surtout des femelles à six pattes, éventuellement à quatre, les mâles ouvrant la marche. Curieusement, ils semblaient tous s’éloigner de la côte pour gagner la sécheresse des Terres Brûlantes, comme si quelque migration était en train. Possible. Pour un groupil l’intérieur des terres était plus sacré que la côte, et l’endroit sacré par excellence était le grand pic crénelé du centre que les colons appelaient le mont Olympe ; en raison de sa situation juste au-dessus d’Argo, l’air y était assez chaud pour faire bouillir l’eau et seules les créatures les mieux adaptées pouvaient y survivre. Les groupils mourraient presque aussi vite que les humains dans ce désert calciné, mais peut-être, songea Morrissey, voulaient-ils se trouver aussi près que possible de la montagne sacrée à l’approche du séisme. Le retour cyclique de ce séisme était l’événement central de la cosmologie groupil, après tout – une sorte de millénium, un temps de prodiges.

Il compta cinquante colonnes de groupils migrants. Il se demanda si son ami Dinoov était parmi eux. Il comprit soudain à quel point il avait envie de trouver Dinoov l’attendant aux Dunes d’Argovista au retour de son voyage autour de Médée.

Il lui fallut moins d’une heure pour faire le tour de la région. Quand les Dunes furent de nouveau en vue, le flotteur exécuta une élégante pirouette au-dessus de la ville et fila vers le nord en longeant la côte.


La route que Morrissey avait en tête devait lui faire remonter la côte ouest jusqu’à Arca, traverser les Terres Brûlantes jusqu’à Cap Nord et descendre l’autre côte jusqu’à Madagozar, en zone tropicale, pour le ramener finalement aux Dunes. Ainsi pourrait-il se poser partout où l’humanité avait laissé sa trace sur Médée.

Médée était divisée en deux vastes hémisphères séparés par la ceinture d’eau que formait l’Océan Anneau. Mais Grandloin était un désert glacé qui n’avait jamais connu la chaleur d’Argo, et aucune colonie n’y avait jamais été établie de façon permanente, seulement des centres de recherche, et encore très peu au cours des quatre derniers siècles. Le but originel de la colonie de Médée avait été la recherche scientifique, l’exploration méticuleuse de tout un environnement étranger ; mais naturellement, avec le temps, les buts originels ont tendance à être oubliés. Même sur le continent chaud l’occupation humaine s’était limitée à deux arcs symétriques le long des côtes, dans la bande située entre les tropiques et les latitudes de hautes températures, et à quelques timides incursions à l’intérieur ne dépassant pas quelques centaines de kilomètres. Le haut désert était inhabitable, et rares étaient les humains qui trouvaient hospitalières les Terres Brûlantes limitrophes, quoique les ballons et même certaines tribus de groupils parussent en apprécier le climat. Les humains n’avaient trouvé à s’implanter nulle part ailleurs si ce n’est sur l’Océan Anneau, dans des cités flottantes érigées au milieu des eaux équatoriales gorgées de varech. Mais durant les dix siècles de leur séjour sur Médée les enclaves humaines dispersées un peu partout avaient développé des extensions amibiennes jusqu’à former un tissu pratiquement continu sur des milliers de kilomètres.

À présent, constatait Morrissey, cette bande d’acier de prolifération urbaine était interrompue çà et là par des intrusions de broussailles d’une extrême densité. De grandes taches de végétation orange et jaune avaient commencé à recouvrir autoroutes, aéroports, centres commerciaux, banlieues résidentielles.

Ce que la jungle avait entrepris, songea-t-il, le tremblement de terre l’achèverait.


Le troisième jour Morrissey arriva en vue de l’île d’Hansonia, sombre entaille orange sur le poitrail de la mer, et peu après le flotteur procédait à l’approche de la piste de Port Kato, sur le rivage oriental de la vaste presqu’île. Morrissey essaya d’établir un contact radio mais ne tomba que sur du silence ou des parasites. Il décida de se poser quand même.

Hansonia n’avait jamais compté une forte population humaine. Elle avait dès le départ été réservée à un centre de recherche écologique, car ses étranges formes de vie avaient évolué depuis des milliers d’années complètement à l’écart de la masse continentale, et elle avait en quelque sorte gardé son statut particulier même durant les années d’expansion de Médée.

Quelques véhicules-sol étaient garés sur la piste. Morrissey en trouva un encore alimenté en énergie, et dix minutes plus tard il arrivait à Port Kato.

L’endroit puait la moisissure rouge. Les bâtiments, des huttes en osier à toit de chaume, tombaient en ruine. Des arbres anguleux d’une espèce inconnue de Morrissey poussaient un peu partout, dans les rues, sur les toits, dans les branches d’autres arbres. Un vent frisquet soufflait de Grandloin. Deux groupils, des femelles quadrupèdes, encadrant des petits à six pattes, sortirent nonchalamment d’un entrepôt en ruine et fixèrent sur lui de grands yeux manifestement étonnés. Leur pelage était si bleu qu’il en paraissait noir – l’espèce propre à la presqu’île, différente des groupils du continent.

« Vous êtes de retour ? » demanda l’une. L’accent aussi avait ses particularités.

« Simplement en visite. Y a-t-il des humains par ici ?

— Vous », dit l’autre groupil. Il eut l’impression que les deux femelles se moquaient de lui. « Sol trembler bientôt. Vous savoir ?

— Je sais. »

Elles poussèrent leurs petits du museau et s’éloignèrent sans se presser.

Trois heures durant Morrissey explora la ville, se gardant de se laisser gagner par l’émotion, de laisser la pourriture, la dégradation et la décomposition déteindre sur lui. L’endroit semblait abandonné depuis au moins un demi-siècle. Il ne l’était en fait que depuis cinq ou six ans.

En fin de journée il pénétra dans une petite maison où la ville rencontrait la forêt et y trouva un lecteur de vivo-cubes en état de marche.

Ces cubes étaient d’ingénieuses petites choses. On pouvait s’enregistrer en à peu près une heure – expressions, attitudes, voix, façons de parler. Des scanners identifiaient certains types de réactions psychiques et les codaient dans le cube. Ce que le cube restituait était une imitation plausible de la personne humaine concernée, le meilleur souvenir possible d’un être aimé, d’un ami ou d’un mentor, un fantôme électrique programmé pour absorber des données et modifier son programme de façon à pouvoir soutenir une conversation, poser des questions, bref, passer pour la personne qui avait été encubée. Une âme en boîte, ainsi pouvait se définir cet astucieux dispositif.

Morrissey enfonça le cube dans l’alvéole de lecture. L’écran offrit l’image d’un homme aux lèvres minces, au front haut, au corps maigre et leste. « Je m’appelle Leopold Brannum, dit-il aussitôt. Je suis un spécialiste en xénogénétique. En quelle année sommes-nous ?

— En 97, en automne, dit Morrissey. Dix semaines et des poussières avant le tremblement de terre.

— Et vous, qui êtes-vous ?

— Personne en particulier. Il se trouve que je suis en train de visiter Port Kato et j’ai envie de parler à quelqu’un.

— Alors parlez, fit Brannum. Que se passe-t-il à Port Kato ?

— Rien. C’est sacrément calme par ici. Le désert.

— Toute la ville a été évacuée ?

— Toute la planète, pour autant que je sache. Il ne reste plus que moi, les groupils et les ballons. Quand êtes-vous parti, Brannum ?

— Au cours de l’été 92, dit l’homme dans le cube.

— Je ne comprends pas pourquoi tout le monde s’est sauvé si vite. Il n’y avait pas le moindre risque que le tremblement de terre se produise avant la date prévue.

— Je ne me suis pas sauvé, répondit froidement Brannum. J’ai quitté Port Kato pour continuer mes recherches par d’autres moyens.

— Je ne comprends pas.

— Je suis allé rejoindre les ballons. »

Morrissey retint son souffle. Ces mots lui avaient glacé l’âme.

« Ma femme a fait la même chose, dit-il au bout d’un moment. Peut-être la connaissez-vous à présent. Nadia Dutoit – elle était de Chong à l’origine… »

Le visage de l’écran eut un sourire triste. « Vous ne semblez pas réaliser, dit Brannum, que je ne suis qu’un enregistrement.

— Évidemment. Évidemment.

— Je ne sais pas où est votre femme à présent. Je ne sais même pas où je suis moi-même. Je peux seulement vous dire que, où que nous soyons, c’est dans un endroit où règne une grande paix, une harmonie absolue.

— Oui. Évidemment. » Morrissey se souvenait du terrible jour où Nadia lui avait annoncé qu’elle ne pouvait plus résister à la communion spirituelle des créatures aériennes, qu’elle allait chercher à entrer dans l’esprit collectif des Ahyas. Tout au long de l’histoire de Médée des colons avaient suivi cette voie. Personne ne les avait plus jamais revus. Leur âme, disait-on, était absorbée, et leur corps reposait quelque part sous la glace sèche de Grandloin. Vers la fin, la fréquence de ces désertions s’était multipliée ; chaque mois des milliers de colons s’abandonnaient à l’immersion mystique, quelle que fût sa nature, qu’offraient les ballons. Pour Morrissey c’était là une forme de suicide ; pour Nadia, pour Brannum, pour toute la foule des autres, c’était le chemin qui menait à l’éternelle félicité. Qui avait raison ? Peut-être valait-il mieux entreprendre le voyage incertain dans le vaste esprit des Ahyas que décoller dans la panique pour le monde étranger et impitoyable appelé Terre. « J’espère que vous avez trouvé ce que vous cherchiez, dit Morrissey. J’espère qu’elle aussi a trouvé. »

Il dégagea le cube et s’empressa de partir.

Il prit la direction du nord au-dessus d’une mer striée de brouillard. Sous lui se dressaient les cités flottantes des eaux tropicales, cette splendide tapisserie de radeaux et de péniches. Ce devait être Port Debout, là, en bas, estima-t-il – un fouillis végétal sous lequel s’étendaient les splendeurs croulantes de l’une des plus vastes cités de Médée. Les canaux étaient envahis d’algues. Il n’y avait aucune trace de vie humaine, aussi ne prit-il pas la peine d’atterrir.

Pellucidar, sur la terre ferme, était tout aussi désert. Morrissey y passa quatre jours. Il visita les jardins sous-marins, se régala d’un concert à la célèbre salle des Colonnes, assista au lever des soleils depuis le sommet de la Pyramide de Cristal. Le dernier soir, des grappes de ballons – il y en avait des centaines ! – passèrent dans le ciel. Ils se dirigeaient vers l’océan. Il s’imagina qu’il les entendait l’appeler, que leurs doux murmures soupirants lui disaient : Je suis Nadia. Viens me retrouver. Il est encore temps. Abandonne-toi à nous, mon cher amour. Je suis Nadia.

Était-ce seulement son imagination ? Les Ahyas savaient se montrer séduisants. Ils avaient appelé Nadia, et Nadia avait fini par les rejoindre. Brannum les avait rejoints. Et des milliers de gens avec eux. Et voilà qu’il se sentait attiré à son tour ; c’était bien réel. L’espace d’un instant il fut tenté. Au lieu de périr dans le cataclysme, la vie éternelle – ou quelque chose d’approchant. Qui savait ce qu’offraient exactement les ballons ? Une fusion, une perte de soi, une béatitude transcendantale – ou n’était-ce qu’illusion, folie, appel qui ne menait ceux qui y cédaient qu’à une mort rapide dans les espaces glacés ? Viens avec moi. Viens avec moi. Dans les deux cas, se dit-il, cela signifiait la paix.

Je suis Nadia. Viens me retrouver.

Il garda longtemps les yeux fixés sur les globes miroitants qui flottaient au-dessus de lui, et les chuchotements se transformèrent en grondements dans son esprit.

Puis il secoua la tête. L’union avec l’entité cosmique n’était pas pour lui. Il n’avait pas cherché à fuir Médée jusqu’à présent et ce n’était pas maintenant qu’il allait le faire. Il était lui-même et rien que lui-même, et quand il quitterait le monde il serait toujours lui-même. À ce moment-là, et seulement à ce moment-là, les ballons pourraient avoir son âme. Si elle leur était de quelque utilité.


Il restait neuf semaines et un jour avant le tremblement de terre quand Morrissey atteignit les moiteurs d’Enrique, en plein sur l’équateur. Enrique était célèbre pour son Hôtel Luxe, d’une opulence légendaire. Il prit possession de sa plus belle suite ; personne n’était là pour l’en empêcher. L’air conditionné fonctionnait encore, le bar était bien fourni, les dépendances entretenues quotidiennement par des jardiniers groupils qui semblaient ignorer que leurs employeurs étaient partis. D’obligeants servomécanismes servaient à Morrissey des repas d’une suprême élégance dont chacun lui aurait autrefois coûté un mois de salaire. Lorsqu’il flânait dans les dépendances plongées dans le silence, il songeait combien il aurait été merveilleux de venir ici avec Nadia, Danielle et Paul. Mais cela n’avait plus de sens aujourd’hui, d’être ainsi seul au milieu de tout ce luxe.

Mais était-il seul ? La première nuit, et la suivante, il entendit des rires dans l’obscurité, portés par l’air lourd et parfumé. Les groupils ne riaient pas. Les ballons non plus.

Le matin du troisième jour, alors qu’il se tenait sur sa terrasse au dix-neuvième étage, il aperçut des mouvements dans les bosquets à la lisière de la pelouse. Cinq, six, une douzaine de groupils mâles, monstres de lubricité à deux pattes, rôdaient dans les buissons. Et une forme humaine ! Chair pâle, jambes nues, longs cheveux en désordre ! Elle apparaissait et disparaissait dans le sous-bois en laissant échapper de petits rires nerveux, poursuivie par les groupils.

« Hello ! lança Morrissey. Hé ! Je suis là ! »

Il se rua au rez-de-chaussée et passa le reste de la journée à fouiller les dépendances de l’hôtel. Il lui arrivait d’apercevoir fugitivement des silhouettes nues qui, comme possédées, s’enfuyaient en faisant des sauts et des cabrioles. Il les appela, mais elles n’avaient pas l’air de l’entendre.

Au bureau de l’hôtel, Morrissey trouva le cube du gérant et le brancha. Le gérant était en fait une gérante. Une jeune femme aux cheveux noirs, au regard un peu fou. « Hé, c’est déjà le tremblement de terre ? demanda-t-elle.

— Pas encore.

— Je veux être là pour voir ça. Je veux voir ce sale hôtel tomber en millions de morceaux.

— Où êtes-vous partie ? » demanda Morrissey.

Elle ricana. « Où ça à votre avis ? Dans la brousse.

Pour chasser les groupils. Et être chassée. » Son visage était en feu. « Les vieux gènes recombinés sont encore actifs, savez-vous ? Moi pour les groupils et les groupils pour moi. Pourquoi ne pas vous offrir un peu d’exercice vous aussi ? Qui que vous soyez. »

Morrissey supposa qu’il aurait dû être choqué. Mais son indignation resta des plus timides. Il avait déjà entendu parler de choses dans ce genre. Au cours des dernières années précédant le cataclysme plusieurs sortes de migrations avaient eu lieu. Certains colons optaient pour l’exode vers la Terre, d’autres pour la fusion dans l’âme collective des Ahyas, et d’autres choisissaient tout simplement le retour à l’état sauvage. Pourquoi pas ? Chaque Médéen était désormais un hybride. La souche terrienne de base était colorée de gènes étrangers. Sans doute les colons avaient-ils l’air humains, mais ils étaient en fait métissés de ballon et de groupil. Sans les manipulations génétiques auxquelles il avait été procédé dès le départ, la colonie n’aurait jamais pu survivre ; la vie humaine et les organismes de souche médéenne étant incompatibles, l’épissure génétique avait été le seul moyen de produire une race capable de surmonter cette hostilité biologique naturelle. Aussi, à l’approche de l’heure fatale, combien de colons avaient jeté leurs vêtements par-dessus les moulins et filé dans la jungle pour galoper avec leurs cousins groupils ? Et était-ce vraiment pire, s’interrogea-t-il, que de grimper, en proie à la panique, à bord d’un vaisseau à destination de la Terre ou d’abandonner son individualité pour fusionner avec les ballons ? Qu’importait le genre de fuite que l’on choisissait ? Morrissey, lui, ne voulait pas fuir. Et surtout pas dans la jungle, pour rejoindre les groupils.


Il reprit la direction du nord. À Catamont il entendit le cube du maire lui dire : « Tout le monde a fichu le camp. Quant à moi, je compte partir le Pâlejour prochain. Il ne reste plus rien ici. » À Feuillejaune un biologiste encubé lui parla de la dérivation génétique, de la réversion des gènes étrangers. À Mishigos-lès-Sables, Morrissey ne trouva aucun cube, mais une vingtaine de squelettes gisaient pêle-mêle sur la grand-place centrale. Suicide collectif ? Tuerie dans les dernières heures de la désintégration de la cité ? Il rassembla les os et les enterra dans le sol spongieux et riche en ocre. Cela lui prit toute la journée. Puis il poursuivit sa route de ville en ville, remontant la côte jusqu’à Arca.

Partout où il s’arrêtait, c’était la même histoire – plus d’humains, seulement des ballons et des groupils, les premiers se dirigeant pour la plupart vers la mer, les seconds vers l’intérieur des terres. Il branchait des cubes partout où il en trouvait, mais les personnages ainsi activés n’avaient pas grand-chose de nouveau à lui apprendre. Ils pliaient bagage, disaient-ils ; d’une façon ou d’une autre ils quittaient Médée. À quoi bon rester jusqu’à la fin ? À quoi bon attendre la grande secousse ? On rentrait chez soi, on rejoignait les ballons, on prenait le maquis – dans tous les cas, on débarrassait le plancher.

Tant de cités, songeait Morrissey. Pareil déploiement d’efforts. Nous avons recouvert ce monde. Nous sommes arrivés, avons construit nos petits centres de recherche isolés, nous avons contemplé, émerveillés, ce ciel coruscant, ses deux soleils, toutes ces créatures bizarres. Nous nous sommes transformés en Médéens et avons transformé Médée en une espèce de folle imitation de la Terre. Et durant un millier d’années nous nous sommes déployés le long des côtes partout où la forme de vie que nous représentions pouvait s’établir. Nous avons fini par perdre de vue notre intention première en venant ici, qui était d’apprendre. Mais nous sommes quand même restés. Nous sommes restés, purement et simplement. Nous sommes allés notre chemin. Puis nous avons découvert que tout cela ne débouchait sur rien, que d’un formidable haussement d’épaules ce monde allait se débarrasser de nous, et nous avons eu peur et nous avons fait nos bagages et nous sommes partis. Quelle tristesse. Quelle tristesse et quelle bêtise.

Il resta quelques jours à Arca et obliqua vers l’intérieur des terres, survolant la désolation du désert brûlant qui montait vers le mont Olympe. Plus que sept semaines et un jour avant le tremblement de terre. Au cours du premier millier de kilomètres, il continua d’apercevoir des campements de groupils migrants qui s’enfonçaient lentement dans les Terres Brûlantes. Pourquoi, se demanda-t-il, avaient-ils permis qu’on leur prenne leur monde ? Ils auraient pu se défendre. Au début ils auraient pu nous anéantir en un mois de guérilla. Au lieu de cela, ils nous ont laissés venir, ils nous ont laissés les transformer en animaux familiers, en esclaves, en laquais, pendant que nous pavions les zones les plus fertiles de leur planète, et quoi qu’ils aient pu penser de nous, ils l’ont toujours gardé pour eux. Nous n’avons même pas réussi à savoir par quel nom ils désignent Médée, songea Morrissey. C’est dire à quel point ils se sont peu ouverts à nous. Mais ils ont toléré notre présence ici. Pourquoi ? Pourquoi ?

La région qu’il survolait était une véritable fournaise, un enfer strié de rouge, de jaune et d’orange, où l’on ne voyait plus de groupils. Les dentelures des premiers contreforts de l’Olympe rompaient la monotonie du désert. Il vit la montagne elle-même qui, telle une dent noire, pointait vers l’énorme masse d’Argo en suspens dans la partie inférieure du ciel, l’occupant presque entièrement. Morrissey ne se risqua pas à approcher cette montagne. Elle était sacrée et elle était mortelle. Ses terribles courants thermiques ascendants étaient capables de mettre son flotteur en vrille et de le précipiter au sol comme une mouche sous un coup de tapette ; et il n’était pas tout à fait prêt à mourir.

Il repiqua vers le nord et s’enfonça au cœur aride et désolé du continent en direction de la région polaire. Il arriva en vue de l’Océan Anneau, lové comme un serpent en train d’avaler tout un monde au-delà des rivages polaires, et il fit prendre de l’altitude au flotteur, le propulsant aussi haut que l’autorisaient les normes de sécurité, pour jeter un coup d’œil sur Grandloin, où de blanches rivières de CO2 coulaient dans l’atmosphère tandis que des lacs de gaz froid remplissaient les vallées. Il lui semblait qu’il y avait six mille ans qu’il avait conduit une équipe de géologues dans cette région inhospitalière. De quel sérieux faisaient-ils tous preuve dans leur travail ! À mesurer les lignes de failles, à essayer de découvrir les effets qu’aurait le tremblement de terre dans cette zone. Comme si cela avait quelque importance alors que le destin de la colonie était scellé. Pourquoi s’était-il donné cette peine ? Pour l’amour de la connaissance pure, oui. Que cette quête lui paraissait futile à présent ! Bien sûr, il était alors beaucoup plus jeune. De plusieurs siècles. Cela remontait pratiquement à une autre vie. Morrissey avait prévu de pousser jusqu’à Grandloin, pour dire officiellement adieu au scientifique qu’il avait été, mais il changea d’avis. À quoi bon ? Il avait déjà fait son compte d’adieux.

Il infléchit sa course vers le sud jusqu’à Cap Nord, sur la côte est, contourna le déploiement rougeoyant des Grandes Cascades – une vraie merveille – et se posa sur la piste d’atterrissage de Chong. Plus que six semaines et deux jours avant le cataclysme. Sous ces hautes latitudes les soleils jumeaux étaient pâles et souffreteux, même en ce Jour de Soleil. Le monstrueux Argo lui-même, loin au sud, avait l’air tout rabougri. Morrissey avait oublié l’aspect du ciel nordique au cours de ses dix dernières années sous les tropiques. Et pourtant, pourtant, n’avait-il pas passé trente ans de sa vie à Chong ? Trente ans qui ne paraissaient soudain qu’un instant, maintenant que tout le temps s’effondrait dans le moment présent.

Ses retrouvailles avec Chong furent douloureuses. Trop d’images associées, trop d’appels à la mémoire. Il se força cependant à y rester jusqu’à ce qu’il ait tout vu, le restaurant où Danielle et lui avaient invité Nadia et Paul pour leur mariage commun, la maison de la rue Vladimir où ils avaient vécu, le laboratoire de géophysique, le chalet qu’ils occupaient lorsqu’ils allaient faire du ski en amont des Cascades. Toutes les empreintes de sa vie.

La cité et ses environs étaient complètement déserts. Jour après jour, Morrissey poursuivit son errance, revivant l’époque où il était jeune et Médée encore pleine de vie. Source d’une exaltation générale ! Le cataclysme se produirait fatalement un jour – tout le monde connaissait la date et l’heure – et personne ne s’en souciait en dehors des illuminés et des névrosés, car on était trop occupé à vivre. Et soudain tout le monde s’en soucia, et tout changea.

Morrissey ne se passa pas de cubes à Chong. La cité miroitante, vaste palissade de toits thermiques argentés, n’était pour lui qu’un vaste cube qui lui criait l’histoire de sa vie.

Quand il ne put en supporter davantage, il amorça sa courbe vers le sud en suivant la côte est. Il ne restait plus que quatre semaines et un jour.

Première étape : l’île de la Méditation, la dernière escale pour ceux qui allaient à Grandloin visiter les fantastiques sculptures de glace, toujours en évolution, de Virgil Oddum. Quatre jeunes mariés étaient venus ici, des milliards d’années auparavant, et étaient repartis dans des chenillettes, riant et s’embrassant, voir le seul miracle artistique que Médée avait produit. Morrissey retrouva le chalet où ils avaient séjourné ; il avait terni et son toit était de guingois. Il avait songé à passer la nuit sur l’île, mais il la quitta au bout d’une heure.

Une fois franchis les hauts tropiques, la terre redevint riche et luxuriante. Il vit de nouveau des grappes de ballons qui se laissaient flotter vers l’océan, ainsi que des bandes de groupils qui gagnaient lentement l’intérieur des terres, poussés par il ne savait quelle obligation rituelle à l’approche du tremblement de terre.

Trois semaines, deux jours, cinq heures. À peu de chose près.

Il survola les groupils à basse altitude. Certains s’accouplaient. Voilà qui le stupéfiait – cette persistance face à la calamité. Était-ce seulement l’irrésistible appel biologique qui les faisait agir ainsi ? Quelle chance les jeunes nouvellement engendrés avaient-ils de survivre ? Ne valait-il pas mieux que leurs mères ne soient pas gravides au moment du tremblement de terre ? Ils savaient tous ce qui allait se passer, et ils s’accouplaient quand même. Cela n’avait pas de sens pour Morrissey.

Puis il crut comprendre. Le spectacle de ces groupils en train de s’accoupler lui fit voir les natifs de Médée d’une manière qui, soudain, expliquait tout. Leur patience, leur calme, leur acceptation de tout ce qui leur était arrivé depuis que leur monde était devenu Médée. Bien sûr qu’ils devaient s’accoupler à l’approche de la catastrophe ! Ils avaient attendu le tremblement de terre tout du long, et pour eux ce n’était pas une catastrophe. C’était un moment sacré, une purification, s’avisa-t-il. Il espérait pouvoir en discuter avec Dinoov. Il fut tenté de retourner tout de suite aux Dunes d’Argovista et d’aller trouver le vieux groupil pour lui soumettre la théorie qui venait de surgir en lui. Mais pas encore. Port Médée d’abord.

La côte est avait été colonisée avant l’autre, et son développement présentait une densité toute particulière. Les deux premières colonies – Contact et Médée-ville – s’étaient depuis longtemps fondues pour former cette salissure urbaine qui rayonnait à partir de la troisième ville, Port Médée. Alors qu’il était encore loin au nord, Morrissey pouvait voir la gigantesque péninsule sur laquelle s’étalaient Port Médée et ses faubourgs : la chaleur tropicale s’en élevait en vagues invisibles, secouant de plus en plus son petit flotteur à mesure qu’il se rapprochait de cette horrible étendue de béton.

Dinoov avait raison. Il y avait des vaisseaux en attente à Port Médée – quatre exactement, un gaspillage d’argent qui dépassait l’imagination. Pourquoi ne s’en était-on pas servi au moment de l’exode ? Avaient-ils été mis de côté pour les émigrants qui avaient préféré aller batifoler avec les groupils en rut ou donner leur âme aux ballons ? Il ne le saurait jamais. Il pénétra dans un des vaisseaux et dit : « Répertoire des opérations.

— À votre service, répondit une voix désincarnée.

— Rendez-moi compte de l’état du vaisseau. Êtes-vous prêt à effectuer un voyage vers la Terre ?

— Fin prêt.

— Caissons d’hibernation ?

— Opérationnels. »

Morrissey pesa ses mouvements. C’est si facile, songea-t-il. S’allonger, s’endormir, laisser le vaisseau l’emporter vers la Terre. Si facile, si automatique, si vain.

Au bout d’un moment, il reprit : « Combien de temps vous faut-il pour vous mettre en position départ ?

— Cent soixante minutes une fois l’ordre donné.

— Bon. L’ordre est donné. Entamez la procédure et décollez. Destination : Terre, et le message que je vous donne est le suivant : Médée vous dit adieu. J’ai pensé que ce vaisseau pouvait vous être de quelque utilité. Bien à vous, Daniel F. Morrissey. Deux semaines, un jour et sept heures avant le tremblement de terre.

— Enregistré. Procédure de départ entamée.

— Bon vol », lança Morrissey au vaisseau.

Il pénétra dans le second vaisseau et lui donna les mêmes instructions. Même scénario avec le troisième. Il marqua un temps avant d’entrer dans le dernier, se demandant s’il n’y avait pas d’autres colons qui, en ce moment même, fonçaient désespérément vers Port Médée pour s’embarquer sur un de ces vaisseaux avant la fin de tout. Tant pis pour eux, se dit Morrissey. Ils n’avaient qu’à se décider plus tôt. Il ordonna au quatrième vaisseau de rallier la Terre.

Comme il s’éloignait de l’astroport en direction de la cité, il vit les quatre javelots de lumière s’élever vers le ciel à quelques minutes d’intervalle. Chacun d’eux resta un instant suspendu en l’air, silhouetté sur la masse colossale d’Argo, puis fila dans les cieux tachetés de pointes d’aurore. Dans soixante et un ans ils se poseraient sur une Terre déconcertée par l’absence de tout passager. Encore un grand mystère de l’espace dont se délecteraient les conteurs, songea-t-il. Le Voyage des Vaisseaux Vides.

Rempli d’un curieux sentiment, quelque chose comme celui du devoir accompli, il quitta Port Médée et, suivant la côte, gagna la somptueuse station de Madagozar, où l’élite de Médée venait autrefois se gorger de luxe tropical. Morrissey avait toujours trouvé cet endroit ridicule. Mais il était toujours intact, toujours ronronnant, telle une mécanique de précision. Morrissey s’y offrit des vacances fastueuses. Il pilla les caves à vin des meilleurs hôtels. Il se régala de petits déjeuners à base de caviar de pattes-piques rafraîchi. Il somnola dans la tiédeur du soleil. Il se baigna dans de l’extrait de fleurs de giroflée. Et il ne pensa strictement à rien.

La veille du tremblement de terre il regagna les Dunes d’Argovista.


« Alors comme ça tu as choisi de ne pas rentrer au bercail », observa Dinoov.

Morrissey secoua la tête. « La Terre n’a jamais été mon bercail. Médée l’était. C’est ce bercail que j’ai retrouvé. Et je suis revenu ici parce que cet endroit a été mon ultime bercail. Ça me fait plaisir que tu fasses encore partie du paysage, Dinoov.

— Où aurais-je pu aller ?

— Tous tes congénères sont en train de migrer vers l’intérieur des terres. Je pense que c’est pour être plus près de la montagne sacrée quand la fin arrivera. Exact ?

— Exact.

— Alors pourquoi es-tu resté ?

— Pour moi aussi mon bercail est ici. Il me reste si peu de temps que peu importe où je serai quand la terre tremblera. Mais dis-moi, ami Morrissey, es-tu content de ton voyage ?

— Je le suis.

— Qu’est-ce que tu as vu ? Qu’est-ce que tu as appris ?

— J’ai vu Médée, en entier. Je n’avais pas idée de la part que nous nous étions taillée sur votre monde. À la fin nous couvrions tout ce qui valait la peine d’être couvert, n’est-ce pas ? Et vous n’avez jamais rien dit. Vous vous êtes contentés de laisser faire. »

Le groupil demeura silencieux.

Morrissey reprit : « À présent, je comprends. Vous attendiez tranquillement le tremblement de terre, n’est-ce pas ? Vous le saviez à l’horizon bien avant qu’on se soucie de le repérer. Combien de fois est-ce arrivé depuis que les groupils ont commencé leur évolution sur Médée ? Tous les 7160 ans les groupils se dirigent vers les hautes terres, les ballons se laissent emporter vers Grandloin, la terre tremble et tout tombe en morceaux. Alors les survivants réapparaissent, les flancs déjà pleins d’une nouvelle vie, et rebâtissent. Combien de fois est-ce arrivé dans l’histoire des groupils ? Ainsi vous saviez quand nous sommes arrivés ici, quand nous avons érigé nos villes un peu partout et les avons transformées en cités, quand nous vous avons rassemblés et fait travailler pour nous, quand nous avons mêlé nos gènes aux vôtres et modifié les microbes de l’air ambiant pour nous rendre la vie plus confortable, vous saviez que ce que nous faisions ne durerait pas éternellement, hein ? C’était votre secret, votre consolation cachée, que cela aussi passerait. Hein, Dinoov ? Et effectivement cela appartient désormais au passé. Nous sommes partis et les jeunes groupils s’accouplent joyeusement. Je suis le seul de mon espèce qui reste, à part quelques cinglés qui galopent tout nus dans les bois. »

Une lueur passa dans les yeux du groupil. Amusement ? Mépris ? Pitié ? Qui pouvait lire dans les yeux d’un groupil ?

« Pendant tout ce temps, poursuivit Morrissey, vous ne faisiez tous qu’attendre le tremblement de terre. Exact ? Le tremblement de terre qui remettrait tout en place. Eh bien, le voilà presque sur nous. Et je vais rester ici à l’attendre avec toi. Ce sera ma contribution à l’harmonie entre les espèces. Je serai le sacrifice humain. Je serai la victime expiatoire pour tout ce que nous avons fait ici. Qu’est-ce que tu en dis, Dinoov ? Est-ce que ça te va ?

— J’aurais aimé, dit lentement le groupil, que tu t’embarques sur un de ces vaisseaux pour retourner sur Terre. Ta mort ne me procurera aucun plaisir. »

Morrissey hocha la tête. « Je reviens dans quelques minutes », dit-il, et il entra dans son chalet.

Les cubes de Nadia, Paul et Danielle reposaient à côté de l’écran. Il y avait des années qu’il ne se les était pas passés, mais il les glissa dans les alvéoles de lecture, et les trois personnes qu’il avait le plus aimées au monde apparurent sur l’écran. Elles lui sourirent. Danielle lui adressa un mot gentil, Paul lui cligna de l’œil et Nadia lui souffla un baiser. Morrissey dit : « C’est bientôt la fin. Le tremblement de terre est pour aujourd’hui. Je voulais juste vous dire au revoir, c’est tout. Je voulais juste vous dire que je vous aime et que je serai bientôt avec vous.

— Dan… dit Nadia.

— Non. Pas la peine de dire quoi que ce soit. Je sais que vous n’êtes pas vraiment là de toute façon. Je voulais juste vous revoir. Je suis très heureux comme ça. »

Il retira les cubes de leurs alvéoles. L’écran s’assombrit. Il ramassa les cubes, les emporta dehors et les enterra soigneusement dans le sol humide de son jardin. Le groupil le regarda faire sans curiosité particulière.

« Dinoov ? lança Morrissey. Une dernière question.

— Oui, mon ami ?

— Durant toutes ces années où nous avons habité sur Médée, nous n’avons jamais réussi à apprendre comment vous appeliez votre propre monde. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de le découvrir, mais tout ce qu’on obtenait comme réponse à nos questions, c’était qu’il était tabou ; même quand un groupil acceptait, à force de cajoleries, de nous le dire, un autre groupil nous donnait un nom complètement différent, de sorte qu’on ne l’a jamais su. Je vais te demander une faveur toute spéciale, là, à la fin. Dis-moi comment vous appelez votre monde. S’il te plaît. J’ai besoin de le savoir.

— Nous l’appelons Sanoon, répondit le vieux groupil.

— Sanoon ? Vraiment ?

— Vraiment.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ça veut dire le Monde, tiens. Qu’est-ce que ça pourrait bien vouloir dire d’autre ?

— Sanoon, fit Morrissey. C’est un nom magnifique. »

Plus que trente minutes – à peu de chose près. Au cours de l’heure qui venait de s’écouler, les soleils blancs avaient disparu derrière Argo. Morrissey n’avait pas remarqué cela. Mais il percevait à présent un grondement sourd, puis il sentit d’étranges vibrations dans le sol, comme si quelque chose de puissant bougeait sous ses pieds, prêt à se réveiller. Non loin de la côte de formidables vagues s’élevèrent et déferlèrent. Calmement Morrissey dit : « Je crois que ça y est. » Dans le ciel une douzaine de ballons miroitants se mirent à sautiller en une danse qui avait tout l’air d’une danse de triomphe.

L’atmosphère se fit orageuse et une convulsion secoua le cœur du monde. Dans un moment la pleine puissance du tremblement de terre serait sur eux, la croûte de la planète frémirait, les premières secousses sérieuses déchireraient la terre et la mer se soulèverait, recouvrirait la côte. Morrissey se mit à pleurer, mais non de peur. Il réussit à sourire.

« Le cycle est complet, Dinoov. Des ruines de Médée s’élèvera Sanoon. Ce monde est enfin redevenu vôtre. »


Titre original :

Waiting for the Earthquake

paru dans The Best of Omni SF2,

anthologie composée par Ben Bova et Don Myrus

(Omni, New York, 1981)

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